JA 3075 DU 15 AU 21 DECEMBRE 2019 INTER BELGIQUE

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ALGÉRIE

NIGER État de choc

TEBBOUNE : LES DÉFFIS D’UN PRÉSIDENT

GABON Enfin la relance ? Spécial 38 pages

BELGIQUEAFRIQUE

Réunion de famille 8 pages

HEBDOMADAIRE INTERNATIONAL NO 3075 DU 15 AU 21 DÉCEMBRE 2019

Il est considéré comme le dauphin d’Alassane Ouattara. Si le président s’abstient de briguer un nouveau mandat, le Premier ministre sera sans doute le candidat du RHDP en 2020. Quel bilan dresse-t-il de son action ? Quel est son programme ? Comment juge-t-il les possibles adversaires ? Interview exclusive.

CÔTE D’IVOIRE

Amadou Gon Coulibaly

« Nous allons gagner la présidentielle! » .

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France 3,80 € Algérie 290 DA Allemagne 4,80 € Autriche 4,80 € Belgique 3,80 € Canada 6,50 $ CAN Espagne 4,30 € Éthiopie 67 Br Grèce 4,80 € Guadeloupe 4,60 € Guyane 5,80 € Italie 4,30 € Luxembourg 4,80 € Maroc 25 DH Martinique 4,60 € Mayotte 4,60 € Norvège 48 NK Pays-Bas 5 € Portugal cont. 4,30 € RD Congo 5 $ US Réunion 4,60 € Royaume-Uni 3,60 £ Suisse 7 FS Tunisie 4 DT USA 6,90 $ US Zone CFA 2000 F CFA ISSN 1950-1285

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INTERNATIONAL

52 Interview Bernard Quintin, chef de cabinet du ministre belge des Affaires étrangères

BELGIQUE-AFRIQUE

Réunion de famille


54 Économie Les affaires reprennent en Afrique

56 Questions à… Jacques Évrard, directeur de la CBL

58 Maritime Quand un royaume drague un continent

Bruxelles veut profiter de l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi pour apaiser ses relations avec Kinshasa, son principal partenaire africain. Et, au-delà, réaffirmer sa présence économique et diplomatique sur l’ensemble du continent.

Félix et Denise Tshisekedi ont été reçus par le roi Philippe et la reine Mathilde à Bruxelles, le 17 septembre.

OLIVIER CASLIN

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epuis le 30 novembre, la Belgique a un nouveau chef de la diplomatie. Philippe Goffin a succédé à la tête du ministère des Affaires étrangères et de la Défense à Didier Reynders, devenu commissaire européen à la Justice. Député d’une circonscription de Liège depuis 2010, ce Wallon de 52 ans est loin de présenter les états de service de son prédécesseur, ministre de la région wallonne puis ministre fédéral depuis deux décennies et chargé des Affaires étrangères depuis 2011. Mais ce n’est pas à sa maîtrise des dossiers internationaux qu’il doit d’avoir été désigné, « plutôt aux grands équilibres qui régissent la scène politique du pays », explique un fin connaisseur du sérail belge. Son mandat risque d’être aussi court que celui de sa Première ministre, Sophie Wilmès. Celle-ci gère les affaires courantes depuis le départ de Charles Michel, le 27 octobre, à la présidence du Conseil européen, et jusqu’à la composition d’un gouvernement de coalition, attendu depuis les législatives de mai. « Philippe Goffin peut être là pour quelques semaines, quelques mois… », reprend notre observateur. Quelle que soit la durée de sa mission, il inscrira ses pas dans ceux de son prédécesseur. Au nom de la continuité de l’État, mais plus encore au nom des intérêts de celui-ci, au moment où il retrouve, ces derniers mois, des relations apaisées avec son principal partenaire en Afrique, la République démocratique du Congo.

FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI/ISOPIX/SIPA

Tapis rouge pour le nouveau président congolais

Bruxelles et Kinshasa n’en sont pas encore à danser le cha-cha-cha, mais l’élection de Félix Tshisekedi à la présidence à la fin de 2018 semble avoir considérablement réchauffé l’ambiance. La presse belge a évoqué une « famille à nouveau réunie » lors de la visite officielle du chef d’État congolais à Bruxelles, à la mi-septembre. Pendant quatre jours, la Belgique lui a déroulé le tapis rouge. Le roi Philippe l’a reçu en audience après les honneurs militaires de sa garde. Le patronat belge a mis les petits plats dans les grands pour l’inviter à prendre la parole. Même la diaspora, qui lui est parfois si hostile, a réservé un bon accueil à celui qui a longtemps vécu à Bruxelles. De quoi conforter la diplomatie belge dans la ligne adoptée ces derniers mois sous l’impulsion de Didier Reynders. D’abord réticent face au processus électoral congolais, le ministre s’était ensuite montré méfiant quant aux résultats électoraux, avant de s’incliner face à l’accueil qu’a accordé l’Union africaine, et plus généralement l’Afrique, au président élu. Bruxelles rêve désormais de renouer des liens avec son ancienne colonie et semble pour cela prêt à lui accorder sa

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Internationnal BELGIQUE-AFRIQUE

confiance. Au point d’imaginer rouvrir les différents volets de sa coopération, y compris militaire, avec la RD Congo, selon la logique des « trois D », pour diplomatie, défense et développement, chère aux Affaires étrangères belges (lire p. 52) et déjà appliquée au Sahel. Le concept a encore été développé selon une approche de plus en plus intégrée, nommée « comprehensive approach », « entre trois mondes qui ne partagent pas toujours le même logiciel », selon une source au ministère. Avec cette stratégie, la Belgique « espère montrer qu’elle n’est pas totalement absente du continent », persifle un diplomate étranger en poste à Bruxelles. « Plutôt qu’elle y est bien présente », préfère affirmer Bernard Quintin, le chef de cabinet du ministre. En mutualisant ses forces et ses compétences, le royaume cherche à maintenir son influence, réelle sur le continent, dans les limites de ses capacités économiques et militaires. Il n’hésite pas non plus à jouer la carte du multilatéralisme, avec les États-Unis, les Nations unies, mais surtout l’Union européenne, pour peser à l’international. « La diplomatie belge n’est pas soluble dans la diplomatie européenne, mais il existe des synergies certaines sur de nombreux dossiers », précise Bernard Quintin. Notamment sur la question migratoire, largement présente dans les débats lors des législatives de mai, remportées par la droite flamande. « La composition du prochain gouvernement aura évidemment une incidence sur la politique migratoire suivie par le pays », confirme notre expert des arcanes du pouvoir. Et, par-delà la Méditerranée, sur son agenda africain.

AVEC LA RD CONGO, LA BELGIQUE VEUT SUIVRE SA LOGIQUE DES « TROIS D » : DIPLOMATIE, DÉFENSE ET DÉVELOPPEMENT.

Sur le mur s’alignent les noms des 1 508 Belges morts pendant la conquête du Congo entre 1876 et 1908. Un mémorial figé dans le temps qu’un jeu d’ombres et de lumières vient désormais troubler. Lorsque le soleil brille, d’autres patronymes viennent se refléter sur la paroi. Ceux des sept Congolais morts pendant l’Exposition universelle de Bruxelles en 1897. Avec cette œuvre, l’artiste congolais Freddy Tsimba a voulu rendre hommage aux millions de ses compatriotes morts dans l’indifférence. Les cinq ans de rénovation du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren, rebaptisé AfricaMuseum, ont permis au lieu de revisiter son passé. « Il était sans doute l’un des derniers musées coloniaux au monde, souligne Guido Gryseels, son directeur général. Le

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YVES HERMAN/REUTERS

À Tervuren, l’AfricaMuseum change de ton

Après cinq ans de travaux, le musée apporte un autre regard sur l’Afrique.

bâtiment était truffé de références coloniales, les expositions n’avaient guère évolué depuis les années 1950 et continuaient de projeter l’image d’une Belgique dotée d’une mission civilisatrice. Cela en devenait gênant. » Un pavillon tout en verre a émergé aux côtés du bâtiment historique. Les galeries d’exposition ont été réaménagées, et dans une salle à l’entrée sont stockées q u e l q u e s s c u l p t u re s ,

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héritées de l’époque du roi Léopold II, « qui n’ont plus leur place dans le musée ».

Polémiques

« Nous avons voulu faire un musée qui parle aussi de l’Afrique contemporaine », poursuit le directeur. Ainsi, la salle Afropéa est consacrée aux diasporas. Mais ces travaux ont aussi suscité des polémiques, notamment chez les Congolais de Belgique. « Certains

estiment qu’il aurait fallu garder le musée tel qu’il était et en construire un nouveau à côté, détaille Guido Gryseels. D’autres réclament que, au-delà des consultations, un partage du pouvoir dans les décisions leur soit donné. » Se pose aussi la question de la restitution des œuvres d’art. « Il n’est pas normal que la plus grande collection d’art africain se trouve en Europe, et je pense qu’une restitution d’œuvres emblématiques est nécessaire, admet Guido Gryseels. Mais, pour le moment, les pays sont plutôt en demande d’aide pour améliorer leur capacité de stockage et de conservation. » Des collaborations ont été engagées avec les musées de Kinshasa et de Dakar. Et des collections rwandaises sont en train d’être numérisées. MARJORIE CESSAC


COMMUNIQUÉ

AVIS D’EXPERT

AWEX Tél. : (+32) 2 421 82 11 Email : info@awex.be www.awex.be

AWEX – AFRIQUE : Un partenariat « gagnant-gagnant » . Parlez-nous de l’AWEX , de sa vision et de sa stratégie en Afrique. L’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers est un organisme public de promotion des produits wallons dans le monde et d’attraction des investissements étrangers en Wallonie (partie francophone de la Belgique). Cette structure dispose d’un large réseau de conseillers économiques et commerciaux prospectant sur une multitude de territoires, assurant une veille économique et encadrant les entreprises belges à l’étranger. La Belgique est animée d’un intérêt spécifique et historique à l’égard des marchés africains, d’autant plus que la réputation de ses investisseurs y est particulièrement positive. Concrètement, en Afrique, l’AWEX organise des actions, des pavillons belges lors de grandes foires et salons. Elle accompagne notamment les entreprises belges (wallonnes) sur des marchés qui offrent de belles perspectives, des « marchés cibles ». Ainsi, en 2015, l’AWEX a mené 6 actions spécifiques en Afrique du Sud et en 2018, elle a choisi le Maroc pour y organiser une mission économique conduite par SAR la Princesse Astrid, une mission qui réunissait près de 500 participants, des hommes et femmes d’affaires pour la grande majorité.

Quels sont les plus grands succès de l’AWEX ? D’une manière générale, notre approche consiste à offrir aux entreprises wallonnes un maximum d’opportunités commerciales et à valoriser au mieux le rôle de porte d’entrée de certains pays d’Afrique (Maroc, Côte d’Ivoire, Sénégal, Kenya, Tanzanie, Afrique du Sud, sans oublier nos partenaires historiques le Rwanda et la République démocratique du Congo). Ce positionnement (qui ne néglige aucun marché africain) a notamment permis d’engranger un certain nombre de résultats concrets. À titre d’exemple, on retiendra la mise en place de partenariats stratégiques dans le domaine des énergies renouvelables et de l’efficience énergétique au Maroc et au Rwanda, notamment. Ou encore la signature de plusieurs contrats importants en Côte d’Ivoire dans le secteur de l’eau et du traitement des déchets, deux domaines dans lesquels l’expertise wallonne est particulièrement adaptée aux besoins de l’Afrique subsaharienne. Sans oublier tous les autres secteurs d’activités (santé, infrastructures, agro-industrie, logistique…) dans lesquels la Wallonie dispose d’une renommée mondiale. Ces différentes « success stories » démontrent que la qualité et l’excellence « Made in Belgium » ont encore de beaux jours en Afrique

Dominique Delattre, Directeur Afrique , Proche & Moyen Orient

et ce, malgré la concurrence particulièrement forte, pour ne pas dire agressive, des produits et services provenant du continent asiatique. L’Awex est-elle un outil dans le cadre de la coopération belgo-africaine ? Oui car l’AWEX s’efforce notamment de mettre en place des partenariats entre institutions publiques, comme en Tunisie avec le CEPEX, dans le but de développer un maximum de synergies mutuellement bénéfiques. Ces synergies doivent notamment avoir pour objectif l’émergence en Afrique d’un entreprenariat et d’un secteur privé pourvoyeur d’emplois et créateurs d’activité économique. C’est pourquoi, à travers ses nombreuses actions sur le terrain, l’AWEX encourage les entreprises wallonnes à mettre en place des partenariats «gagnant-gagnant» qui permettent aux entreprises et populations locales d’acquérir des savoirs et des techniques de grande qualité.


International BELGIQUE-AFRIQUE

Diplomatie

Bernard Quintin

« Nous comptons rouvrir notre coopération militaire avec la RD Congo » Propos recueillis par OLIVIER CASLIN JeuneAfrique:PhilippeGoffinaéténommé ministre des Affaires étrangères et de la Défense de la Belgique le 30 novembre. Quelle est sa feuille de route? Bernard Quintin : Le gouvernement

actuel a été mis en place pour gérer les affaires courantes. Le temps qu’un gouvernement de plein exercice soit nommé, il a pour mission de poursuivre la politique engagée. C’est le cas pour l’Afrique, qui tient une place très singulière en Belgique. Qu’a représenté la visite officielle du président de la RD Congo, Félix Tshisekedi, en septembre, à Bruxelles?

Cette visite concrétise une nouvelle dynamique entre les deux pays, symbolisée par une reprise graduelle de leur relation sur différents aspects. Elle fait naître de nombreux espoirs en Belgique. Sans être ingénue, celle-ci compte rouvrir certains volets de sa coopération avec la RD Congo, en phase, bien sûr, avec les évolutions constatées dans le pays. Au niveau diplomatique, les liens ont été rétablis, et, sur le plan militaire, les discussions sont déjà engagées entre les états-majors pour une reprise de notre assistance, de manière graduelle, j’insiste sur ce dernier terme.

La période de tensions qui a caractérisé les relations entre la Belgique et la RD Congo durant les dernières années de la présidence Kabila est donc terminée?

Ces tensions n’avaient rien de personnel, mais étaient liées à des difficultés existantes entre les deux pays. La mauvaise

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Chef de cabinet du ministre belge des Affaires étrangères et de la Défense, envoyé spécial pour les Grands Lacs

gouvernance était devenue insupportable. Peut-être avons-nous été un peu trop vifs, mais notre discours, sur la question des droits de l’homme, par exemple, n’était pas très différent de ceuxtenusparles ONG ou la société civile congolaise. Maintenant, oui, l’arrivée de Félix Tshisekedi semble inaugurer un renouveau diplomatique. Notre principal objectif dans la région est d’aider le nouveau président à travailler pour le bien de son pays et de ses populations. Quelles sont les zones prioritaires en Afrique pour la Belgique?

En dehors de notre relation traditionnelle avec les pays d’Afrique centrale, nous concentrons notre attention sur le pourtour méditerranéen, au Maroc, bien sûr, mais aussi en Tunisie et en Égypte, ainsi que sur le Sahel, pour participer à sa stabilité et limiter le risque migratoire. Nous y travaillons selon l’approche 3D [diplomatie, défense et développement], suivie par le ministère depuis plusieurs années et que nous avons affinée suivant le concept de « comprehensive approach », selon lequel on considère que tout est lié. L’organisme public de la coopération belge, Enabel, est ainsi, depuis début 2018, logé au sein de nos ambassades et placé sous la responsabilité de l’ambassadeur. Est-ce qu’une révision de la « doctrine Rwanda », c’est-à-dire pas d’unités combattantes envoyées dans les anciennes colonies, est envisageable?

Il n’y a pas de débat aujourd’hui sur cette question en Belgique. Mais elle est appelée à évoluer, notamment à la suite des accords de coopération militaire attendus avec la RD Congo. La Belgique est déjà présente sur le terrain dans le cadre d’opérations internationales comme la Minusma [la mission des Nations unies au Mali], pour de la logistique ou de la formation. Nous devons aussi tenir compte des capacités de notre armée.


Pour l’Afrique de demain Des chantiers iconiques, réalisés par BESIX

EGYPTE GRAND MUSEE EGYPTIEN

Le Grand Musée Égyptien est le plus grand édifice construit par l’homme dans le pays depuis les pyramides. Il accueillera plus de 100.000 œuvres, illustrant la richesse de l’histoire égyptienne. BESIX et Orascom réalisent l’ensemble des travaux de construction du bâtiment.

CAMEROUN BARRAGE DE NACHTIGAL

Financé par EDF(I) S.A., la SFI, l’Etat du Cameroun, Africa 50 et STOA, les installations de Nachtigal produiront 420 MW et augmenteront d’un tiers la production nationale d’électricité. BESIX est en charge, en association, de la conception et de la construction du barrage, du canal d’amenée, des prises d’eau et des travaux de génie civil de la centrale.

MAROC | TOUR MOHAMMED VI

BESIX et TGCC construisent la Tour Mohammed VI, d’une hauteur de 250 mètres, conforme aux standards internationaux les plus élevés. Financé par Groupe FinanceCom et dessiné par les architectes Rafael de la Hoz et Hakim Benjelloun, l’ouvrage s’inscrit dans le programme « Rabat Ville Lumière, Capitale Marocaine de la Culture ».

CÔTE D’IVOIRE | EAU POTABLE

L’usine de traitement d’eau de La Mé, l’une des plus importantes d’Afrique de l’Ouest, renforcera l’alimentation en eau potable de la ville d’Abidjan. Pour PFO Africa, BESIX réalise l’ensemble des travaux de génie civil, dont ceux des sites de l’usine et de la prise d’eau.

BESIX réalise des chantiers de classe mondiale dans les domaines de la gestion de l’eau et des déchets, du bâtiment, des infrastructures ou encore des travaux maritimes. Parmi ses réalisations figure notamment la Burj Khalifa de Dubaï, la plus haute tour du monde. En savoir plus : www.besix.com Nos opportunités d’emploi : www.besix.com/fr/careers


Internationnal BELGIQUE-AFRIQUE

Économie

Les affaires reprennent Entre les missions économiques de plus en plus fréquentes et le recentrage de son aide au développement, le royaume et ses entreprises font plus que jamais de l’Afrique leur priorité. MARJORIE CESSAC, envoyée spéciale à Bruxelles

’était la plus grande mission économique jamais organisée », a salué la princesse Astrid de Belgique, la sœur du roi Philippe, en clôture de son voyage au Maroc, à la fin de novembre 2018. Bien sûr, la mission en Chine qui s’est achevée le mois dernier a attiré davantage d’entrepreneurs, mais ils étaient près de 400 à avoir fait le déplacement à Casablanca. C’est que l’Afrique fait plus que jamais partie des priorités du royaume. « Le continent figure systématiquement depuis trois ans à l’agenda des missions princières », confirme Guillaume de Bassompierre, attaché économique de l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex) en Côte d’Ivoire et représentant des régions Flandre et Bruxelles-Capitale dans le pays. Depuis 2013, l’Afrique du Sud, l’Angola et la Côte d’Ivoire ont également accueilli ce type de missions. L’an prochain, ce sera au tour du Sénégal, où la région de Bruxelles vient d’ouvrir un poste d’attaché commercial. Pour la Côte d’Ivoire, en 2017, « pas moins de 235 entreprises avaient fait le déplacement, se souvient Guillaume de Bassompierre. Dans la foulée, des groupes d’ingénierie comme Tractebel et John Cockerill (ex-CMI) s’y étaient installés. On a aussi vu des initiatives intéressantes émerger, comme celle de Puratos, fournisseur mondial de chocolat, qui a commencé à faire de la transformation de cacao dans le pays ». « En Afrique, les missions bi- ou trirégionales ont vraiment du sens, car on joue sur la complémentarité dans les secteurs en fournissant un large éventail de solutions », reconnaît Bénédicte Wilders, conseillère stratégique pour l’agence de

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développement hub.brussels. De fait, les régions flamande, wallonne et bruxelloise cultivent chacune leurs spécificités. Bruxelles-Capitale est axée sur les services, qui comptent pour 90 % de son PIB et 50 % de ses exportations. « Dans les 40 % restants, il y a une part de services exportables, par exemple dans le juridique et la traduction, mais aussi dans les énergies renouvelables ou l’écoconstruction. La région se positionne de plus en plus sur la transition écologique, explique Bénédicte Wilders. Le bureau d’architectes A2M, spécialisé dans ce domaine, a ainsi déjà conçu deux de nos ambassades, l’une à Rabat, l’autre à Kinshasa, ce qui lui permet d’être présent dans ces deux pays. » Le principal groupe de construction belge, Besix, a entamé l’édification de l’une des plus hautes tours d’Afrique au Maroc, la Bank of Africa Tower.

Les diasporas sollicitées

Grâce au port d’Anvers, la Flandre se distingue tout particulièrement dans le secteur portuaire, aussi bien dans la logistique que dans les activités connexes comme le dragage (lire p. 58), la construction de grues ou de câbles. En janvier 2018, le port d’Anvers s’est d’ailleurs vu confier la gestion de celui de Cotonou par les autorités béninoises pour une durée de dix ans. « Du fait de son statut semi-public, l’entité flamande a su rassurer les Béninois, sans doute moins enclins à une réelle privatisation », indique un proche du dossier. La Wallonie, enfin, affiche elle aussi des compétences historiques, notamment dans le domaine de l’eau. La Société wallonne des eaux (SWDE) intervient depuis dix ans au Bénin et gère des projets en RD Congo et en Guinée. Les PME issues de la région francophone travaillent dans les

À CHAQUE RÉGION SA SPÉCIALITÉ. LES FLANDRES SE DISTINGUENT DANS LE SECTEUR PORTUAIRE. LA WALLONIE, ELLE, DANS LE DOMAINE DE L’EAU.


DIRK WAEM/BELGA/AFP

domaines de la santé animale, de l’agroindustrie ou de l’industrie avicole. Outre ces initiatives privées, Enabel, l’agence fédérale belge de développement, a opéré ces deux dernières années un recentrage sur le continent africain, où se trouvent quinze de ses dix-neuf pays partenaires. Au rang des priorités figurent la coopération avec les pays fragiles, au Sahel en particulier, mais aussi la transition numérique et le développement du secteur privé local. Enabel va notamment former des experts marocains en informatique dont la moitié viendra travailler en

Belgique par le biais d’un accord avec le patronat flamand. L’agence s’est également donné pour mission d’inciter les investisseurs à miser sur l’Afrique. Une initiative en particulier vise à inciter les Marocains vivant en Belgique à investir dans leur pays d’origine. « Nous avons la volonté d’améliorer le climat d’investissement en faveur du privé au Bénin, au Sénégal, en Guinée, au Rwanda et au Burkina Faso », précise Jean Van Wetter, le directeur général d’Enabel, citant en exemple « la mise en place de zones franches au Sénégal ».

Les représentants de près de 400 entreprises belges et de nombreux responsables politiques ont accompagné la princesse Astrid de Belgique (au centre) dans sa mission économique au Maroc. Ici à Casablanca, le 28 novembre 2018.

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Internationnal BELGIQUE-AFRIQUE

Jacques Évrard

Directeur de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture belgo-luxembourgeoise (CBL)

« Ce n’est plus la Belgique de papa » Qui sont les actuels fleurons industriels belges en Afrique dans la tradition de l’ancienne Société générale de Belgique (SGB) ? Pendant longtemps, la politique industrielle belge a reposé, au-delà du charbon, de la sidérurgie et des industries de transformation, sur la Société générale de Belgique. Celle-ci était présente dans tous les secteurs. Avec le phénomène de la régionalisation, la SGB a été abandonnée et revendue par pièces à des acteurs étrangers. Par exemple, dans le transport maritime, ce que le groupe Bolloré détient hors d’Afrique francophone provient principalement du rachat des activités de l’ancienne Compagnie maritime belge, filiale de la SGB. De ce fait, la Belgique n’a plus vraiment de multi­ nationales. Les régions mettent aujourd’hui en avant des entreprises davantage ancrées dans leur terroir. Dans quels domaines opèrent aujourd’hui les entreprises belges ? Elles ont principalement des spécialités de niche, dans les transports, la manutention ou la logistique portuaire. Ces entreprises sont souvent discrètes mais dynamiques. Dans le domaine du dragage, où l’on 56

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ne recense que quatre sociétés importantes dans le monde, deux sont belges (lire p. 58). On compte aussi des acteurs de la logistique capables de concurrencer Bolloré, comme les groupes anversois Comexas et Polytra. Le gantois Sea Invest s’est installé sur le port ivoirien de San Pedro et le port d’Anvers gère celui de Cotonou. Des sociétés aux profils très variés existent en parallèle. La flamande Frisomat propose des entrepôts clé en main, et la wallonne John Cockerill (ex-CMI) s’est spécialisée dans les ateliers de précision. Le groupe Lhoist produit de la chaux et des minéraux, pendant

que le constructeur Van Hool vend ses bus en Algérie et qu’une filiale de l’opérateur de télécoms Proximus contribue à équiper l’Afrique en 5G. Vous avez assisté à la venue, en septembre, du président congolais, Félix Tshisekedi, en Belgique. Faut-il s’attendre à une vraie réouverture sur le plan économique ? Notre relation amour-haine avec la RD Congo nous a conduit à diversifier notre présence sur le continent pour des raisons politiques. Cette réouverture va prendre du temps. Mais c’est vrai que nous avons l’avantage de très bien connaître le pays et que nous avons une grande expertise à offrir, notamment au sujet de l’infrastructure de navigation sur le fleuve Congo. En Belgique, les jeunes entrepreneurs ont une nouvelle approche du pays. Ce n’est plus la « Belgique de papa » mais la volonté de nouer des vrais partenariats stratégiques qui domine.

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Propos recueillis à Bruxelles par MARJORIE CESSAC

L’approche des entreprises membres de votre chambre de commerce est-elle en train d’évoluer à l’égard de l’Afrique ? Oui, et nous aimerions d’ailleurs développer des missions davantage axées sur l’investissement que des missions où les sociétés participantes ont juste quelque chose à vendre. Une évolution en ce sens est en cours.


COMMUNIQUÉ

AVIS D’EXPERT

Flanders Investment & Trade Tél. : +32 2 504 87 58 Email : johan.malin@fitagency.be flandersinvestmentandtrade.com

Les exportateurs flamands ciblent l’Afrique subsaharienne.

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andis que l’économie mon-

diale a connu une année

mouvementée, un seul continent semble tirer son épingle du jeu :

l’Afrique. L’Afrique subsaharienne, en particulier, affiche des chiffres de croissance spectaculaires. Une perspective qui n’a pas échappé aux exportateurs flamands.

De quels points d’action s’agit-il concrètement ? Cela va de l’organisation de diverses actions et événements à l’extension de notre réseau sur le terrain, en passant par la communication d’une image réaliste des affaires en Afrique. Le fil conducteur : la coopération. Nous cherchons des synergies avec le monde acadé-

L’organisation belge qui soutient les start-up technologiques note actuellement un intérêt croissant pour des actions au Ghana, au Nigeria, au Rwanda et au Kenya entre autres. Quels sont les signes de l’intérêt croissant de la Flandre ? Dans le passé, nous ne recevions que des questions concernant l’Afrique du Nord et l’Afrique du Sud. Les 49 pays d’Afrique subsaharienne constituaient une zone de survol. Mais cela a changé. A noter qu’il s’agit toujours d’une région où un encadrement compétent est capital. C’est pourquoi le FIT a élaboré dès 2015 une stratégie pour l’Afrique. Un projet qui tourne à présent à plein régime.

mique, les fédérations professionnelles et les institutions financières internationales, entre autres. Quels actions et événements le FIT organisera-t-il en 2020 ? Nous prévoyons plusieurs voyages d’affaires de groupe vers des destinations subsahariennes comme le Rwanda, l’Ethiopie et la Côte d’Ivoire. Est également programmée une mission économique belge qui se rendra au Sénégal sous la conduite de la princesse Astrid. Enfin, nous organisons de nombreuses participations à des salons en Afrique.

Johan Malin, Project manager institutions financières internationales au sein de Flanders Investment & Trade (FIT).

Quels sont généralement les secteurs les plus prometteurs pour l’exportation vers l’Afrique subsaharienne ? Johan Malin : « L’agriculture, la logistique, l’alimentation et le secteur médical sont prédominants. En outre, des thèmes plus écologiques, tels que les énergies renouvelables, la gestion des déchets et la purification de l’eau font l’objet d’une attention croissante. Mais ce que moins de gens savent, c’est que les TIC sont aussi en plein essor sur le continent africain : de la fintech à l’e-health. Quel est pour vous l’atout majeur ? Nous ne sommes qu’à la veille de la croissance économique en Afrique subsaharienne. Alors que dans d’autres destinations d’exportation, des acteurs internationaux se concurrencent pour chaque petit marché, tout reste à faire dans de grandes parties de l’Afrique. Le potentiel y est tout simplement beaucoup plus grand qu’ailleurs.


International BELGIQUE-AFRIQUE Le Cristóbal Colón peut aspirer jusqu’à 78 000 tonnes de sédiments.

Quand un royaume drague un continent OLIVIER CASLIN

ans le sillage de son navire-amiral, le port d’Anvers, c’est tout le secteur maritime belge qui s’engouffre vers un marché africain où il reste tant à faire en matière d’infrastructures portuaires. C’est le cas des compagnies Deme et Jan De Nul, qui, après avoir protégé les côtes flamandes, aménagé les ports et creusé les canaux qui irriguent le Benelux, ont fait profiter le monde de leur savoir-faire en matière de dragage et de génie civil. Au point de compter aujourd’hui parmi les quatre grands acteurs internationaux d’un secteur très spécifique qui contribue largement à dessiner l’environnement économique de l’Afrique.

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Deme remue mer et terre

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n bientôt cent cinquante ans d’existence, le groupe Dredging, Environmental and Marine Engineering (Deme) est passé des canaux de Bruges à la construction de l’un des plus grands projets urbains du monde, celui d’Eko Atlantic, au Nigeria. Il s’agit ni plus ni moins de gagner 800 ha sur la mer pour construire une ville nouvelle capable d’accueillir 200 000 personnes dans la banlieue de Lagos. Un défi à la hauteur des prouesses déjà réalisées par Deme partout dans le monde. Présente dès 1903 en Argentine, la vénérable compagnie attend la fin des années 1980 pour débarquer en Afrique. Elle drague alors l’embouchure du fleuve Congo, à Boma et à Matadi, avant de conquérir le reste du continent. Notamment le Nigeria, « aujourd’hui notre principal client en Afrique », précise Steven Poppe, le directeur régional de Deme.

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Conscient du potentiel offert par le continent dans ses différents métiers – offshore pétrolier et gazier, ingénierie maritime et civile et, depuis peu, offshore éolien –, Deme quadrille le marché grâce à quatre sièges régionaux, en Angola, au Ghana, au Mozambique et au Nigeria. Avant une éventuelle implantation en Afrique de l’Est, « où la concurrence chinoise est plus forte », reprend Steven Poppe. Le groupe belge a bien assez à faire ailleurs sur le continent. Entre la protection des côtes ghanéennes et nigérianes, les dragages en cours à Suez (Égypte) et à Durban (Afrique du Sud), et l’extension des terminaux de Tanger Med, au Maroc, l’Afrique représente 18 % du 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires réalisé par Deme en 2018 sur ses activités maritimes. En attendant d’installer au large les premières fermes éoliennes.

JAN DE NUL

Maritime

Jan De Nul s’occupe de tout

C

hez les De Nul, le génie, qu’il soit civil ou maritime, c’est de famille. Lancée en 1938 par Jan De Nul, la société, aujourd’hui dirigée par ses fils, Jan Pieter et Dirk, est devenue l’un des leaders mondiaux du dragage maritime. À l’origine une entreprise de construction, Jan De Nul ne s’est intéressée à ce secteur qu’au début des années 1980. Le dragage maritime représente aujourd’hui les trois quarts de son chiffre d’affaires, estimé à 1,7 milliard d’euros en 2018. En 1973, pour son premier projet hors d’Europe, le groupe effectue un chantier en Libye. Après avoir étendu ses activités au monde entier – il a notamment pris part à la construction du nouvel aéroport de Hong Kong –, il investit à nouveau l’Afrique, où ses dragues géantes, comme le Cristóbal Colón, capable d’aspirer jusqu’à 78 000 tonnes, font des merveilles. Jan De Nul a attaqué le continent par la face Nord (Égypte et Libye), avant de se tourner vers l’Ouest et sa côte si friable. Du Maroc à la RD Congo, le groupe multiplie les contrats dans le dragage et le remblayage, l’assainissement des terrains et la construction d’infrastructures. « L’Afrique est un vaste chantier », confirme Hans Cami, directeur du développement pour l’Afrique. Le continent ne contribue encore qu’à hauteur de 7 % dans les résultats de Jan De Nul, mais l’opérateur dispose de sa propre stratégie pour accélérer les commandes. « Conception, construction et financement, nous sommes en mesure de gérer l’ensemble d’un projet », explique Hans Cami. Comme c’est le cas à Takoradi, au Ghana, où l’entreprise participe financièrement aux travaux avant de se rembourser grâce à la mise en concession des nouvelles installations. Un modèle qu’elle compte bien développer ailleurs en Afrique.


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