DÉCEMBRE 2021
GABON 2023, C’EST DÉJÀ DEMAIN
SPÉCIAL 30 PAGES
NO 3107 – DÉCEMBRE 2021
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RD CONGO Tshisekedi compte ses forces MAROC-UE Le grand reset ?
Covid-19, crise économique, coups d’État… L’année qui s’achève n’incite guère à l’optimisme. Pourtant, de bonnes nouvelles émergent grâce à la détermination de quelques-uns, qui se battent pour une Afrique plus moderne, plus juste, innovante et fière d’elle-même. Portraits de ces pionniers qui, chacun dans son domaine, tirent le continent vers le haut.
Édition IA
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SPÉCIAL 20 PAGES
Algérie 420 DA • Allemagne 9 € • Belgique 9 € Canada 12,99 $CAN • Espagne 9 € • France 7,90 € Grèce 9 € • DOM 9 € • Italie 9 € • Maroc 50 MAD Mauritanie 200 MRU • Pays-Bas 9,20 € • Portugal 9 € RD Congo 10 USD • Suisse 15 CHF • Tunisie 8 TDN TOM 1 000 XPF • Zone CFA 4 800 F CFA • ISSN 1950-1285
UNE AUTRE IDÉE DE L’AFRIQUE
M 01936 - 3107 - F: 7,90 E - RD
JEUNE AFRIQUE N O 3 1 07
CÔTE D’IVOIRE Pourquoi Laurent Gbagbo redescend dans l’arène
INTERNATIONAL
TURQUIE-AFRIQUE
Success-story acte 3 Les 17 et 18 décembre, Recep Tayyip Erdogan recevra les dirigeants du continent à l’occasion d’un troisième grand sommet, à Istanbul. Objectif : resserrer les liens politiques et commerciaux, patiemment tissés depuis vingt ans. JOSÉPHINE DEDET
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TURKISH PRESIDENCY/MURAT CETIN/ANADOLU AGENCY VIA AFP
Le président turc entouré (de g. à dr.) de ses homologues togolais Faure Essozimna Gnassingbé, burkinabè Roch Marc Christian Kaboré, et libérien George Weah, à Lomé, le 19 octobre.
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Que se sont-ils dit, et pourquoi rientils de si bon cœur ? Une photo prise le 19 octobre à Lomé, sur laquelle on voit Recep Tayyip Erdogan, rarement souriant en public, s’esclaffer avec son hôte Faure Essozimna Gnassingbé et leurs pairs libérien George Weah et burkinabè Roch Marc Christian Kaboré, en dit long sur la relation, décontractée et fluide, qu’entretient le président turc avec l’Afrique. Certes, une évidente complicité a dû se nouer entre Weah, l’ancien Ballon d’or, et Erdogan, qui faillit faire carrière dans le foot (fan de Franz Beckenbauer, il évolua dans un club semi-professionnel d’Istanbul). Mais le temps a fait son œuvre et, en vingt ans de pouvoir, le chef de l’État turc est devenu un bon connaisseur du continent. Dans le sillage d’un ancien ministre des Affaires étrangères, le libéral Ismail Cem, il a été le premier dirigeant de son pays à s’être intéressé à l’Afrique. Et le seul à avoir joint l’acte à la parole, faisant du continent son terrain de prédilection au point de s’y rendre trente-huit fois et de visiter vingt-huit pays. Seule la pandémie de Covid-19 a temporairement mis un frein à ses voyages. Ceux-ci ont repris à la mi-octobre avec une tournée au Nigeria, en Angola et au Togo. Dans la foulée, le 3e Forum d’économie et d’affaires s’est tenu du 21 au 22 octobre à Istanbul. Lui succédera, dans la même ville, les 17 et 18 décembre, le 3e Sommet TurquieAfrique, où sont attendus de nombreux dirigeants du continent. Il y sera question de lutte antiterroriste, des crises libyenne et somalienne, des coups d’État au Mali, en Guinée et au Soudan, du conflit au Tigré, mais aussi des échanges commerciaux, universitaires ou touristiques avec le continent, tous en plein essor.
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Le secret de cette success-story repose en premier lieu sur le pragmatisme de la diplomatie turque, qui, souvent critiquée quand elle s’exerce sous d’autres latitudes, a trouvé son meilleur terrain d’expression en Afrique. Exempte de tout discours moralisateur à l’égard des dirigeants africains, elle joue, au besoin, sur la fibre anticolonialiste et/ou le registre de la fraternité musulmane. Second pilier de ce succès : la synergie entre les acteurs qui portent l’étendard de la Turquie. Les fers de lance d’Ankara sur le continent? Les ambassades, qui ne cessent d’y éclore (43 aujourd’hui), et Turkish Airlines, qui dessert 60 villes africaines.
Règne chatoyant
La Tika (l’Agence de coopération et de développement) possède 22 bureaux en Afrique. Au sein des organisations Deik, Müsiad ou Tüsiad, les patrons font preuve d’une activité incessante. Qu’il s’agisse des conglomérats ou des PME, la force de frappe des sociétés turques est devenue redoutable, et, en vingt ans, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l’Afrique a presque quintuplé. Le soft power, lui, se déploie tous azimuts avec comme tête de pont les écoles de la fondation Maarif, qui forment 17 500 élèves sur le continent, et huit centres culturels Yunus Emre (le dernier a été inauguré à Abuja par Emine Erdogan, la première dame). Confinement sanitaire oblige, de nouveaux modes de communication ont vu le jour : visioconférences entre hommes d’affaires, cours de turc en ligne, etc. Derrière leur petit écran ou sur le Net, les Africains sont abreuvés de séries turques, allant de l’évocation du règne chatoyant de Soliman le Magnifique au combat très contemporain des agents secrets de Teskilat (« L’Organisation ») contre des ennemis tapis dans le désert syrien ou les palaces émiratis. L’occasion d’exposer un arsenal varié made in Turkey : roquettes, blindés et, bien sûr, les fameux drones qui ont fait leurs preuves sur les théâtres libyen, syrien ou azerbaïdjanais. Un message reçu cinq sur cinq dans les capitales africaines. En août, à Istanbul, des dizaines de ministres africains se sont pressés au salon
Idef, vitrine annuelle d’une industrie militaire turque en pleine expansion. L’heure est également aux accords de coopération militaire en Afrique. Le plus connu reste celui signé avec la Libye en 2019, qui a conduit la Turquie à déjouer l’offensive du maréchal Haftar contre le gouvernement de Tripoli et à s’imposer comme un acteur majeur dans le conflit. Sa présence en Libye est néanmoins controversée : lors du sommet de Paris, le 12 novembre, la communauté internationale a exigé « le retrait de toutes les forces étrangères, y compris les mercenaires » – Ankara estimant pour sa part que ses troupes, venues à la demande du gouvernement de Tripoli, « ne peuvent pas être mises sur le même plan que les mercenaires emmenés par d’autres pays ». En Somalie, les Turcs entraînent 1 500 hommes de l’armée nationale, après avoir établi en 2017, à Mogadiscio, leur unique base militaire en Afrique. Fait nouveau – qui ne réjouit pas la France –, la Turquie est sortie de ses places fortes de la Corne de l’Afrique (Éthiopie, Somalie, Soudan) pour faire cap vers l’ouest. En 2018, Ankara a fait don de 5 millions de dollars à la
Les Turcs sortent de leurs places fortes de la Corne de l’Afrique pour faire cap vers l’ouest. force antiterroriste du G5 Sahel. En septembre 2020, Mevlüt Çavusoglu, le ministre des Affaires étrangères, a été le premier haut responsable étranger à rencontrer à Bamako les putschistes qui avaient renversé Ibrahim Boubacar Keïta. Enfin, en octobre dernier, le Nigérian Muhammadu Buhari puis le Tchadien Mahamat Idriss Déby Itno – reçu sous les ors du palais présidentiel de Külliye – se sont vu proposer « une amélioration de la coopération en matière de défense et de lutte antiterroriste ». Autant de faits et d’initiatives qui démontrent qu’Ankara n’est pas près de s’arrêter en si bon chemin dans sa conquête des marchés et des cœurs.
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DIPLOMATIE
Quinze femmes d’influence Plus nombreuses que leurs homologues françaises ou américaines, elles représentent leur pays à Pretoria, Ouagadougou, Kigali, Accra, Libreville ou Alger… Portrait de six de ces ambassadrices de choc. JOSÉPHINE DEDET
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utour de Nur Sagman, la directrice générale Afrique au ministère des Affaires étrangères, elles sont quinze. Quinze femmes à la tête de quinze des quarante-trois ambassades que compte la Turquie sur le continent. Quelques-unes ont déjà été en poste en Afrique. La plupart la découvrent. Toutes s’y sentent à l’aise, accueillies avec une chaleur et une générosité qui leur rappellent celles de leur patrie. Yaprak Alp (Éthiopie et UA), Nilgün Erdem Ari (Burkina), Serap Ataay (Burundi), Meltem Büyükkarakas (Botswana), Sebnem Cenk (Guinée équatoriale), Istem
Circiroglu (Zambie-Malawi), Burcu Çevik (Rwanda), Esra Demir (Togo), Özlem Gülsün Ergün (Ghana), Sibel Erkan (Sierra Leone), Mahinur Özdemir Göktas (Algérie), Aysegül Kandas (Afrique du Sud), Nilüfer Erdem Kaygisiz (Gabon), Yonca Özçeri (Côte d’Ivoire) et Berin Makbule Turun (Namibie) ne se contentent pas d’avoir les yeux rivés sur des objectifs économiques. Elles lisent des auteurs du continent, s’engagent dans des associations locales et rêvent de voir les peuples faire plus ample connaissance, par le biais du tourisme, de l’éducation et des échanges culturels. Portrait de six d’entre elles.
Abidjan, où elle est arrivée en janvier 2019, est le premier poste africain de cette diplomate « multilatéraliste », spécialiste des droits de l’homme. « La Côte d’Ivoire est un pays fascinant, à l’économie dynamique, où les femmes sont bien représentées au gouvernement et dans les milieux d’affaires », dit cette randonneuse, qui soutient des associations féminines locales. Sa priorité : favoriser les interactions entre les entreprises privées et entre les ressortissants des deux pays. Trois cents Ivoiriens étudient actuellement en Turquie. Environ 500 Turcs vivent en Côte d’Ivoire, et, sur place, les entreprises turques emploient plus de 1 000 Ivoiriens. « Nos présidents ont des relations très chaleureuses, se réjouit Yonca Özçeri. Il y a sept vols hebdomadaires de Turkish Airlines, notre commerce bilatéral est en plein essor depuis deux ans, la Côte d’Ivoire est notre premier partenaire en Afrique subsaharienne francophone. Et je vois de belles perspectives dans le domaine de l’ameublement, de l’énergie et de l’agro-industrie. »
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YONCA ÖZÇERI (Côte d’Ivoire)
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ESRA DEMIR (Togo)
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Esra Demir est une femme heureuse. En avril, elle ouvre la première ambassade de Turquie au Togo alors qu’Ankara et Lomé sont en pleine idylle : il y a eu, en quelques mois, cinq visites ministérielles de haut niveau et, surtout, celle du président Erdogan, en octobre. Parfaite francophone formée à Galatasaray, Esra Demir connaît bien le continent. « Mon premier poste a été Dakar, il y a trente ans. Depuis Ankara, il fallait passer par Istanbul et Paris avant d’y arriver. Cela revêtait une certaine poésie », s’amuse cette « nomade dans l’âme », pour qui « la meilleure partie d’un voyage est d’être sur la route ». « J’avais, ajoute-t-elle, gardé un souvenir magnifique de l’Afrique, aussi ai-je été comblée lorsqu’on m’a nommée ambassadrice en Côte d’Ivoire, en 2014. » Avec le Togo, de nouveaux défis l’attendent : « Faire venir Turkish Airlines, développer les investissements, qui sont très faibles. Il y a beaucoup à faire dans l’agroalimentaire, le BTP, le recyclage des déchets… » Tout un programme pour la réalisation duquel cette adepte des travaux manuels compte mettre la main à la pâte.
Seule des quinze ambassadrices à ne pas être diplomate de carrière et à être voilée, Mahinur Özdemir, regard mordoré et toute de mauve vêtue, cultive sa singularité. « Je suis née et j’ai grandi à Bruxelles, dans le quartier de Schaerbeek, où mes parents étaient commerçants. Mon grand-père était arrivé dans les années 1960, je suis de la troisième génération. J’ai toujours été proche des habitants des cités et me suis intéressée aux questions sociales au point d’entrer en politique. » Élue municipale à l’âge de 23 ans, en 2006, puis au Parlement régional de Bruxelles trois ans plus tard, elle a quitté tous ses mandats en 2019. « Ambassadrice à Alger depuis janvier 2020, je suis ce que l’on appelle une nomination politique, précise-t-elle sans détour. Venir du monde politique m’aide beaucoup dans mes actuelles fonctions. Je suis très sensible au quotidien des 33 000 Turcs qui vivent en Algérie. Je rencontre aussi les citoyens algériens, je m’implique dans la vie associative. En dehors de cela, je m’occupe de mes enfants, qui ont 6 ans et 8 ans, et je fais du sport : course à pied, tennis, yoga. » Au nombre des réalisations dont elle est fière : la résurrection de la Commission économique mixte, au point mort depuis 2012, qui s’est réunie le 11 novembre. Parmi les projets en bonne voie, l’ouverture d’un consulat à Oran. La création d’une école turque est aussi à l’étude. De leur côté, 600 Algériens ont pu aller étudier en Turquie ces dernières années grâce à des bourses de l’organisme public YTB. « On n’a pas cessé de donner des visas pendant la crise sanitaire », souligne la diplomate, qui dit bénéficier grandement, dans son travail, de l’excellence des relations entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, qui se téléphonent souvent, et directement sur leurs portables.
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MAHINUR ÖZDEMIR GÖKTAS (Algérie)
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Elle vient de terminer la lecture d’Au bout du silence, de Laurent Owondo, et de se ressourcer dans une forêt au nord de Libreville, « le paradis sur Terre ». Après avoir été première conseillère à l’ambassade à Tunis lors du Printemps arabe, Nilüfer Kaygisiz a été nommée à Libreville en janvier 2020. Afin de contourner la suspension des vols de Turkish Airlines due à la pandémie, elle a organisé de nombreuses visioconférences entre hommes d’affaires turcs et gabonais. « La logistique, la gestion des déchets, la pêche, le bois, le BTP et le tourisme suscitent l’intérêt des investisseurs turcs », indique cette femme élégante, qui compte favoriser les échanges commerciaux (déjà passés de 24 à 72 millions de dollars en dix ans). « Entre nos présidents, les relations sont spontanées et se sont encore renforcées, en janvier, quand notre bateau, le Mozart, après avoir été pris d’assaut par des pirates, a fini par accoster à Port-Gentil. Les Gabonais nous ont fourni une assistance exemplaire en ces circonstances dramatiques, assurant la sécurité du navire et les soins aux rescapés. Nous ne l’oublierons pas. »
YAPRAK ALP (Éthiopie et Union africaine) Même en visioconférence, on ressent l’incroyable énergie de cette brune au débit rapide et au français impeccable. Fille de diplomate, elle a toujours voyagé. « J’adore le trekking, le ski, la lecture. Après avoir été représentante adjointe de la Turquie à la mission permanente de l’ONU à Genève, j’ai la joie et l’honneur d’être, depuis septembre 2018, ambassadrice de mon pays en Éthiopie et de le représenter auprès de l’UA, enchaîne-t-elle. Changer de continent stimule les cellules grises, permet de renouveler les approches et les idées. » Un poste sensible : alors que les rebelles Tigréens se rapprochent d’Addis-Abeba, Ankara confirme son soutien au Premier ministre, Abiy Ahmed, au nom de l’intégrité territoriale du pays. Avec 3 500 ressortissants sur place, la Turquie est très présente en Éthiopie sur le plan économique, et très active auprès de l’UA, dont elle est devenue « partenaire stratégique » en 2008. Parmi les missions de Yaprak Alp : le suivi des préparatifs du sommet Turquie-Afrique de décembre, en liaison avec l’UA et avec Can Incesu, ex-ambassadeur au Congo, qui est chargé de l’organisation de cet événement. De quoi mettre en ébullition ses cellules grises…
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À ce poste important, Aysegül Kandas a succédé, en octobre, à une autre femme, Elif Ülgen. Après des études en sciences politiques à l’université (anglophone) Bogazici d’Istanbul, puis à l’université de Washington (à Seattle), cette collectionneuse de diplômes, qui a pour hobby la sculpture, a obtenu un quatrième master, en psychologie, son autre passion. Elle n’aura pas la tâche facile dans cette Afrique du Sud avec laquelle la Turquie n’a pas signé d’accord de libre-échange. Ses priorités ? « Améliorer les relations économiques, qui sont en deçà de ce qu’elles devraient être, et encourager le tourisme. On est éloigné géographiquement, mais on doit se rapprocher culturellement. J’ai la chance de bénéficier de tous les instruments pour cela : Turkish Airlines, un centre culturel Yunus Emre, un bureau de la Tika (agence de développement) et du Müsiad (patronat), qui compte 600 membres. » La coopération universitaire, bien engagée par sa prédécesseuse, va se poursuivre. En janvier 2022, une école turque de la fondation Maarif ouvrira ses portes à Johannesburg. L’accent sera mis sur la qualité afin de contrer l’influence de s onze établissements appar tenant à l’organisation d e Fe t h u l l a h Gülen, que les Turcs accusent d ’ a v o i r fomenté le coup d’État de 2016.
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MINASSE WONDIMU HAILU/ANADOLU AGENCY VIA AFP
AYSEGÜL KANDAS (Afrique du Sud)
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NILÜFER ERDEM KAYGISIZ (Gabon)
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ÉCONOMIE
Expansion tous azimuts Qu’il s’agisse des grands groupes ou des PME, les sociétés turques sont de plus en plus présentes sur le marché africain. Construction, énergie, agroalimentaire, défense… Peu de secteurs leur échappent.
MURAT KULA/ANADOLU AGENCY VIA AFP
JOSÉPHINE DEDET
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Troisième Forum d’économie et d’affaires Turquie-Afrique, à Istanbul, le 22 octobre, en présence d’Emine Erdogan et de Denise Tshisekedi, premières dames de Turquie et de RD Congo (au centre, vêtues de rouge).
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o r s q u e Re c e p Tay y i p Erdogan foula le sol africain pour la première fois, en 2005, en Éthiopie, il n’y avait que trois entreprises turques dans ce pays. Elles sont aujourd’hui 225. « Le bouche-à-oreille a fonctionné. Les Turcs sont appréciés, car ils ne se contentent pas de faire du business, mais investissent et s’établissent ici », résume Yaprak Alp, l’ambassadrice de Turquie à Addis-Abeba, qui précise que ces sociétés emploient 20 000 personnes dans des secteurs variés : textile, chaussures, câbles électriques, jus de fruits… Même dynamisme dans l’ouest de l’Afrique, en Algérie, où plus de 1 300 entreprises turques sont actives, entre autres, dans la sidérurgie (groupe Tosyali), le textile (Tayal), les produits d’hygiène (Hayat Kimya), l’énergie (accord entre Botas et Sonatrach). En l’espace de vingt ans, la Turquie est devenue une puissance qui compte sur le continent. Le volume de ses échanges commerciaux avec l’Afrique, qui représentaient 5,4 milliards de dollars en 2003, s’élève aujourd’hui à 25,3 milliards. C’est peu comparé aux 180 milliards de dollars d’échanges de la Chine avec l’Afrique, mais les progrès sont constants. Durant la même période, les exportations d’Ankara à destination du continent sont passées de 2 à 15 milliards de dollars, et ses importations depuis l’Afrique de 3 à 10 milliards de dollars. Ces dernières portent pour l’essentiel sur des produits bruts (hydrocarbures, produits alimentaires et miniers). Si moins de 10 % du total des exportations de la Turquie est dirigé vers l’Afrique, loin derrière l’Europe (56 %) et l’Asie (26 %), la 17e puissance économique mondiale a bien l’intention de se tailler une place plus importante sur le marché africain. Reste une inconnue : les difficultés économiques qu’elle traverse aujourd’hui pourraient freiner, au moins temporairement, certains projets ou investissements, déjà différés en raison de la crise sanitaire planétaire. Il n’empêche : pour l’heure, tous les secteurs sont quadrillés par des conglomérats très offensifs, auxquels s’ajoute une pléiade de PME, qui n’hésitent pas à prendre des risques
techniques et financiers. La clé du succès ? Habileté commerciale, qualité des produits, prix raisonnables et, surtout, rapidité d’exécution et respect des délais. Autre caractéristique : la Turquie élargit son périmètre géographique. D’abord essentiellement implantée dans la Corne de l’Afrique (Éthiopie, Somalie, Soudan), elle se tourne résolument vers l’Afrique de l’Ouest et lorgne avec insistance l’Afrique australe. L’Égypte, avec qui les relations politiques sont pourtant difficiles, reste son premier partenaire commercial en Afrique, avec un volume d’échanges de 4,8 milliards de dollars, et l’Algérie le deuxième, avec 3,8 milliards. Il y a ensuite des États dont le potentiel – en particulier en
La clé de la réussite? Prise de risques, habileté commerciale, qualité des produits et, surtout, respect des délais. matière de coopération énergétique – est encore sous-exploité, comme le Nigeria (754 millions de dollars) et l’Angola (176 millions). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la dernière tournée présidentielle, à la mi-octobre, leur était destinée.
Reconstruction
Et puis il y a tous les autres pays avec lesquels les échanges s’envolent. C’est le cas de la Côte d’Ivoire : 630 millions de dollars en 2020 (+ 67 % en deux ans); du Rwanda : 81 millions (contre 35 millions en 2019) ; ou du Burkina : 72 millions pour les neuf premiers mois de 2021 (+ 65 % par rapport à 2020). Les États théâtres de conflits n’échappent pas à cette tendance. En Somalie, dont elle soutient la reconstruction depuis 2011, la Turquie a remporté de nombreux marchés. En Libye, les entreprises turques (qui avaient dû partir en 2011, laissant pour 19 milliards de dollars de projets inachevés) reprennent hardiment JEUNE AFRIQUE – N° 3107 – DECEMBRE 2021
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INTERNATIONAL TURQUIE-AFRIQUE l’Afrique du Sud, fournit 100 % de l’électricité de la Guinée-Bissau, 80 % de celle de la Sierra Leone et 15 % de celle du Sénégal. Sans surprise, le textile reste une valeur sûre pour la Turquie, dont les entreprises concurrencent les producteurs tunisiens ou marocains – au point que Rabat a obtenu, en mai, un rééquilibrage de l’accord de libreéchange signé avec Ankara, qui lui était défavorable.
MURAT CETIN MUHURDAR/TURKISH PRESIDENTIAL PRESS SERVICE/AFP
Parmi les acheteurs de drones turcs, le Maroc, la Tunisie et l’Éthiopie. Qui seront bientôt rejoints par le Niger.
Recep Tayyip Erdogan (à g.) avec le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, à Alger, le 26 janvier 2020.
pied, profitant de la proximité des autorités d’Ankara avec le gouvernement de Tripoli. Reste « le cas » de l’Afrique du Sud, un gros marché peu exploité (1,46 milliard de dollars d’échanges) et difficile d’accès, au point que la Turquie y accusait en 2020 un déficit commercial de plus de 300 millions de dollars. Pretoria réclame en effet la création de coentreprises et l’augmentation des investissements locaux. Le textile est soumis à des taxes dissuasives, et les exportations de ciment sont limitées, ce qui entrave l’essor des compagnies turques de BTP : elles ne sont que trois sur place. Une singularité, tant la construction est un secteur leader pour la Turquie.
Concessions aéroportuaires
Palais des congrès, centres commerciaux, hôpitaux, hôtels, stades, aéroports, routes, centrales électriques… Toutes ces infrastructures fleurissent sur le continent, signées
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par des compagnies telles que Limak, Rönesans, Mapa, Summa ou Yenigün, laquelle vient de livrer le luxueux stade Japoma, à Douala. Cette fièvre édificatrice concerne aussi les mosquées, comme en témoignent celles construites au Soudan, à Djibouti ou à Bamako. À Accra, une fondation turque a même financé une réplique de la Mosquée bleue, d’Istanbul. Plusieurs groupes détiennent par ailleurs des concessions aéroportuaires, comme TAV, en Tunisie (Monastir et Hammamet), Summa, à Niamey, ou le tandem Limak-Summa, à Dakar (aéroport Blaise-Diagne). Albayrak, lui, a obtenu la concession du port de Mogadiscio et d’une partie de celui de Conakry. Les Turcs ont également construit ou font fonctionner des centrales électriques, à tourbe ou solaire (Çalik, au Sénégal ; Hakan Enerji, au Rwanda ; Desiba, au Gabon…). Avec ses navires-centrales, Karpowership, qui vient de signer un accord avec
D’autres secteurs élargissent la palette turque : les mines, l’agroalimentaire et les machines agricoles, la santé, le tourisme, et l’armement. Car, s’il est un nouveau secteur d’exportations vers lequel tous les yeux se tournent, c’est bien celui de la défense, où sept sociétés turques se sont hissées en peu de temps parmi les cent premières au monde. La Tunisie, le Maroc, l’Éthiopie, et bientôt le Niger, font partie des acheteurs des drones des firmes TAI ou Bayraktar; le Burkina, qui a déjà acquis des véhicules Cobra, de la société Otokar, a commandé du matériel de déminage à la firme publique Afsat ; le Kenya recevra en 2022 des blindés Hizir, de l’entreprise privée Katmerciler. Reste la compagnie reine : Turkish Airlines, qui, bien qu’affectée par la crise sanitaire, compte bientôt retrouver un rythme normal. Avant la pandémie, elle assurait pas moins de trente-cinq vols hebdomadaires avec l’Algérie, sept avec la Côte d’Ivoire, le Gabon ou le Burkina, cinq avec l’Afrique du Sud… Le Togo attend la finalisation d’un accord pour sa desserte, et les ambassadeurs turcs des rares États africains où « TA » n’a pas encore déployé ses ailes espèrent ardemment sa venue tant celle-ci est source d’expansion des relations commerciales, touristiques et, tout simplement, humaines.
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INTERVIEW
Serdar Çam « Un tiers de notre action est consacré à l’Afrique. » L’Agence turque de coopération et de développement (Tika) compte 22 bureaux sur le continent et multiplie les projets. Entretien avec son ministre de tutelle.
mobilisé les plus gros budgets. Mais certaines, sans représenter des montants élevés, contiennent une forte charge émotionnelle. Au Ghana, nos médecins ont appareillé une quarantaine d’enfants profondément sourds. Ils peuvent aujourd’hui parler, et sont scolarisés. À Mogadiscio, nous avons construit et faisons fonctionner l’hôpital le plus grand (200 lits) et le plus moderne du continent.
PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE DEDET
Jeune Afrique : Quels sont les objectifs de la Tika en Afrique ? Serdar Çam : Partager nos valeurs et notre expérience, faire bénéficier les pays du continent de nos succès économiques. Nous avons surmonté de nombreuses difficultés et beaucoup appris ces quarante dernières années. Nous avons aussi aidé les pays turcophones d’Asie centrale après l’effondrement de l’URSS. Nos capacités étaient néanmoins limitées. Mais, depuis que Recep Tayyip Erdogan a accédé au pouvoir, en 2002, la Tika est devenue un acteur important de l’aide au développement. Sa caractéristique : soutenir les économies fragiles, sans marchandage ni contreparties. Quels sont vos domaines d’action? Nous avons lancé des milliers de programmes dans tous les secteurs : éducation, santé, agriculture, industrie, développement durable, aide aux mères et aux enfants, promotion des femmes… Chaque année, 5 000 experts turcs, dont un tiers
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TIKA
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ngénieur chimiste diplômé de la prestigieuse université Odtü (Ankara) et docteur en management (université de Boston), Serdar Çam a présidé la Tika de 2011 à 2019. Aujourd’hui vice-ministre de la Culture et du Tourisme, il chapeaute plusieurs organismes liés au soft power turc, dont la Tika, qui depuis sa création, en 1992, a conduit plus de 30 000 projets dans 170 pays. L’agence compte 850 employés et 62 bureaux, dont 22 en Afrique.
en Afrique, sont engagés dans des actions de formation. De quel budget disposez-vous ? Il varie en fonction des besoins. Lors de la 4e Conférence de l’ONU sur les pays les moins avancés, qui a eu lieu à Istanbul en 2011, la Turquie s’était engagée à fournir 2 milliards de dollars sur dix ans à ces 48 États, dont 35 sont africains. Elle a tenu sa promesse. Aujourd’hui, un tiers de notre action est consacré à l’Afrique. Quelle est votre approche ? Elle consiste à demander aux pays quels sont leurs besoins et à leur donner ce qu’ils jugent nécessaire. Et cela, ils le savent mieux que nous. Avez-vous des pays cibles ? Nous veillons à être actifs partout. Dans les pays où nous n’avons pas de bureau, nous agissons depuis notre siège, à Ankara, ou depuis notre bureau régional le plus proche. Quelles sont vos plus grandes réussites ? Je pourrais évoquer celles qui ont
Quelles différences présentezvous avec les autres agences de développement ? Sur le plan technique, il y en a peu. C’est notre approche politique qui est différente. Nous ne faisons pas comme certains États dont les banques prêtent de l’argent à des pays et qui, lorsque ces derniers ne peuvent plus rembourser, prennent le contrôle de pans entiers de leur économie. Votre aide n’est pas forcément désintéressée… Bien sûr, toute action positive suscite l’amitié. Nos échanges avec certains pays ont été décuplés sans que nous ayons rien calculé. Lors d’une visite du président Erdogan en Afrique du Sud, un homme d’affaires m’a demandé au déjeuner : « Quelles sont vos attentes en Somalie ? » « Voir cesser la mortalité infantile », lui ai-je répondu. La première dame, Emine Erdogan, avait tenu dans ses bras un bébé, qui est mort peu après – les médecins du président n’avaient pu le sauver. Cela nous avait beaucoup remués. Nous aurions pu ouvrir notre premier bureau au Mozambique, qui possède les deuxièmes réserves de gaz du continent, mais non : nous aidons les plus pauvres et voulons montrer qu’on peut réussir à aider des États faillis.
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