MINT #19

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Été 2O2O - Gratuit

À table avec Slimane Dazi 96 Voyager avec Charles Fréger 28 Récit d’un festin pour un 46 Redécouvrir Paris 114


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Journalistes

Photographes

HÉLÈNE ROCCO est journaliste

TIPHAINE CARO est architecte de

lifestyle. Amoureuse des voyages, elle est aussi accro à la bonne cuisine et donnerait sa mère pour du fromage de brebis.

formation. Elle collectionne les vieux appareils-photos et aime saisir les moments du quotidien à l’argentique. → www.tiphainec.com

Rédactrice en chef DÉBORAH PHAM deborah@magazine-mint.fr

Directrice artistique NOÉMIE CÉDILLE → www.noemiecedille.fr

ANOUCHKA CROCQFER est journaliste chez Mint Magazine. Passée dans les colonnes de L’Express Styles, du Parisien et de Néon, elle arpente les rues de la capitale à la recherche des nouvelles tendances lifestyle.

PARIS SE QUEMA est un studio créatif

→ www.paris-se-quema.com

quentin@magazine-mint.fr

JULIE GERBET est slasheuse indépendante dans l’univers du manger, tantôt journaliste (Grazia), chroniqueuse (Le Fooding), auteure, cuisinière des fois et surtout podcasteuse (À Poêle).

CHLOÉ GASSIAN met en scène des natures mortes et de l’humain à travers un regard insolite. Elle aime créer des narrations dans ses séries où elle explore la beauté dans l’étrange.

Graphiste

fondé par Anaïs et Nicolas en 2014. Tour à tour set designers, photographes, graphistes et scénographes, leur mot d’ordre est d’être des couteaux-suisses.

→ www.chloegassian.com IRÈNE VERLAQUE est journaliste. Elle raconte des histoires dans Télérama, Le Temps, L’Obs, et ailleurs. Entre deux voyages, elle se plait à regarder de vieux films à des heures indues. LAURIANE GEPNER est journaliste.

Quand elle ne se pose pas dix mille questions sur le sens de la vie ou la composition de son prochain repas, elle voyage, mange et écrit. Parfois pour Mint ou Le Figaro, parfois pour d’autres mais sans jamais bouder son plaisir. MAGALI PERRUCHINI est journaliste

et auteure du livre Nouveaux Artisans paru chez Eyrolles. Dans cet ouvrage, elle dresse le portrait de cette nouvelle génération d’entrepreneurs : boulanger, coutelier, brasseur ou plombier. → lesmainsbaladeuses.com

Responsable du développement QUENTIN GUÉRIOT

AGATHE BOUDIN → www.agatheboudin.com

Couverture CHARLES FRÉGER

PIERRE LUCET-PENATO est photographe. Les backstages des défilés et les cuisines des têtes toquées sont ses terrains de jeu favoris. Il travaille avec M Le Magazine ou encore Le Fooding. → www.pierrelucetpenato.com

Contact contact@magazine-mint.fr → www.magazine-mint.fr

Impression

Illustrateur•trice•s JULIE BROUANT s’inspire des arts populaires et d’images anciennes en y ajoutant une touche contemporaine, pour créer un univers coloré mettant en scène nature et personnages. → www.juliebrouant.com MARIA FRADE est illustratrice et directrice artistique. Née à Lisbonne elle réside aujourd’hui à Paris. Ses illustrations se composent de formes simples et colorées. → www.instagram.com/maria_frade

Mentions légales ISSN : en cours. Dépôt légal à parution. Le magazine décline toute responsabilité quant aux sujets et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés pour tous pays. Aucun élément de cette revue ne peut être reproduit ni transmis d’aucune manière ni d’aucun moyen que ce soient, sans l’autorisation écrite des auteurs.

Distribution

Dans une ville où les publications gratuites fusent à tout-va sans jamais vraiment savoir où elles atterriront, Le Crieur se propose aujourd’hui de jouer les aiguilleurs.

Publicité KAMATE RÉGIE dolivier@kamateregie.com

Nous accompagnons le développement d’acteurs qui portent un nouveau regard sur le jeu media et sur la ville.


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Édito Par Déborah Pham

Ce numéro pour le moins particulier, nous l’avons tricoté avec les moyens du bord en télétravail et souvent en pyjama. Malgré le climat peu propice, nous avons cherché à y insuffler de la poésie mais aussi à donner relief et mouvement à une période de lenteur forcée. Ainsi, nous avons imaginé avec nos consœurs de My Little Paris les déambulations parisiennes qui rythmeront notre été. D’ailleurs, ce n’est autre que l’artiste et chanteuse Lou Doillon qui nous parlera de ses adresses favorites dans son quartier du 11e arrondissement. Nous voyagerons aussi aux côtés de Charles Fréger qui nous éclairera sur les différentes communautés qu’il a photographiées. D’autres étapes vous attendent dans ce numéro 19, alors explorez et voyagez.

édito


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Sommaire Le bon goût 8 Voyager à travers l’œil de Charles Fréger 28 société

Lexie Smith, panem nostrum 40 la story

Un resto solo 46 se taper…

À Paris chez Antoinette Poisson 50 rencontre

Rester chez soi 58 portfolio

Tabula Rasa 66 société


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sommaire

Moko Hirayama, Omar Koreitem, Mia et Aly 76 family food

Les nouvelles traiteures 80 rencontre

Le jour où j’ai vécu ma pire expérience au resto 92 le jour où…

À table avec Slimane Dazi 96 à table

Emotional Eating 108 mode

Paris retrouvé 114 destination

Bonnes adresses 124


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le bon goût

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Textes Anouchka Crocqfer

Tendances

Love handle vase Blossomy déco

Liberté, égalité, féminité, telle pourrait être la devise de la joaillière française Anissa Kermiche qui a plus d’un tour dans son sac. Après avoir dévoilé ses bijoux empruntant l’esthétique de statues antiques, ses créatures féminines exposent désormais leur volupté sous la forme de céramiques. Modelés à la main, ses « pot-potins » et ses bustes aux courbes généreuses parés de motifs floraux font aussi bien office de vase que d’œuvre décorative à part entière. Le plus, l’intégralité des ventes de ces derniers est reversée à trois associations caritatives anglaises dans le cadre de la lutte contre le covid-19. → Collection Blossomy, à partir de 400 € — www.anissakermiche.com


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Inabo

le bon goût

mo d e

Permission de pantoufler librement à la maison. On troque nos bonnes vieilles charentaises pour les slippers de la marque suédoise Inabo dont les créateurs ont à cœur de chouchouter nos petits petons. Confectionné à la main dans une usine familiale au Portugal, chaque soulier possède une semelle intérieure en daim ainsi qu’une semelle extérieure en cuir pour un confort optimal. Côté design, on opte pour la vitalité du daim couleur safran ou pour la sophistication d’un cuir brillant, il y a de quoi trouver chaussure à son pied. → Slippers Inabo, à partir de 189 € — www.inabo.se

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Habiter en vacances l i v re

De la plénitude du désert andalou à la péninsule verdoyante du Yucatan en passant par les montagnes rocheuses du Colorado, on s’envole aux quatre coins du monde à la découverte de chefsd’œuvre architecturaux. À travers une série de photographies et de textes descriptifs, l’ouvrage Habiter en vacances nous invite à faire le tour du propriétaire d’une cinquantaine d’habitations posées à fleur d’eau, à flanc de montagne ou nichées au cœur de la forêt. → Habiter en vacances, éditions Phaidon, 39,95 € — www.phaidon.com


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Ruinart s’invite à la Grande Épicerie Ruinart fait peau neuve en habillant ses cuvées d’un packaging écologique entièrement recyclable à découvrir du 15 septembre au 15 octobre prochain à la Grande Épicerie Rive Gauche dans un espace interactif dédié. R, R Vintage, Rosé, Blanc de Blancs, chaque cru se pare désormais d’un étui ultra léger confectionné à partir de fibres de bois naturelles provenant de forêts européennes durables. Inspirés des crayères classées au patrimoine de l’UNESCO, ces derniers disposent d’un alliage permettant de préserver les arômes et la finesse des bulles en toute occasion. On trinque ? → Ruinart à la Grande Épicerie Rive Gauche — 38 Rue de Sèvres, 75007 Paris — Du 15 septembre au 15 octobre 2020 — www.ruinart.com

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food


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Confinement,

Décryptag e

le fait maison Nous avons été nombreux, pendant le confinement, à raviver la flamme entre notre gazinière et notre estomac. Cloîtrés mais loin d’être à court d’idées, le fait-maison s’est vite imposé comme une nécessité. Mais au-delà de la simple alimentation, le passage aux fourneaux a été, pour les gourmets l’occasion, de peaufiner leurs recettes et de s’adonner aux plaisirs de repas partagés. Texte Anouchka Crocqfer On ne compte plus le nombre de recettes qui fleurissent sur les réseaux sociaux, nous invitant à explorer nos talents et à poster nos aventures culinaires — ratés compris. Shirley Garrier et Mathieu Zouhairi, photographes connus sous le nom de The Social Food sont de ceux-là. « On a vu naître un phénomène incroyable, la cuisine était partout. Nous sommes revenus à un besoin primaire et basique qui nous a tous rassemblés » constate le couple qui a trouvé dans cette activité une manière d’être productif sans sortir de la maison. « Les personnes n’avaient pas d’autre distraction, se sont recentrés sur eux-mêmes, et sur ce qui est essentiel. C’est une bonne chose de mesurer l’importance d’un acte si banal ». Le temps étant devenu notre allié, ce sont aussi nos habitudes en matière de consommation qui ont évoluées vers plus d’aliments frais et locaux — limitation des déplacements oblige. Ainsi, Mathieu ne jure plus que par l’épicerie en bas de chez lui qui propose des produits en circuit court.

Même son de cloche du côté d’Alice Moireau, mannequin passionnée de gastronomie excellant dans l’art de table, confinée dans sa maison familiale du Loiret. « Tous les deux jours j’écumais les commerces de bouche et les marchés à vélo. On y fait de belles trouvailles, comme les asperges blanches de la région qui sont incroyables », dit-elle. Aussi, on se souvient tous de nos ruées vers l’œuf, attestation en main, espérant trouver les ingrédients nécessaires à la préparation du cake au citron qui nous a fait de l’œil sur Instagram. Manque de pot, le quartier hébergeait visiblement des centaines d’apprentis de l’école Ferrandi. Place à la débrouillardise et les fonds de placards. « Pour une mayonnaise, j’ai dû me résoudre à remplacer les blancs d’œufs par de l’aquafaba, l’eau des pois-chiches. Résultat : ma sauce se tenait bien, avec une texture aérienne sympa ». Ces astuces et détournements d’ingrédients, aussi simples soient-ils, sont toujours ceux qui confèrent à nos plats ce savoureux goût de victoire que seul le « fait-maison » sait nous procurer.


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le bon goĂťt

Dans la cuisine parisienne de Shirley Garrier et Mathieu Zouhairi, le duo de The Social Food.

Alice Moireau confinĂŠe dans sa maison familiale du Loiret.

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Margot Le Carpentier et ses recettes de cocktails.

Loin des yeux, près du ventre, les recettes familiales ont largement contribué à adoucir nos soirées de confinement. Alice a, pour sa part, mis la main sur les carnets de recettes de sa maman griffonnées lors de dîners entre amis. « Elle y notait tout, des amusebouches au dessert en passant par la date, et le nom des convives ». Sa madeleine de Proust, les beignets d’acacia, la ramenant au souvenir de cueillette familiale et l’effervescence du dimanche matin en cuisine avant de passer à table. Si « la bonne cuisine, c’est le souvenir » comme l’écrivait Georges Simenon, on a parfois lamentablement échoué à la préparation des plats de nos adresses favorites dont le nom suffit à nous émoustiller. Pour The Social Food, rappelant la crise sans précédent vécue par les restaurants, les sushis n’auront jamais la même saveur qu’à la table d’un restaurant. « La mise en place de la vente à emporter et la livraison à domicile leur

a permis de rebondir, mais cela ne remplacera jamais ni l’ambiance ni l’âme d’un restaurant ». Margot Le Carpentier - créatrice du bar Combat à Paris dont les recettes de cocktails ont égayé nos apéros en visio - le confesse, ses pizzas maison n’ont pas réussi à détrôner celles d’un bon resto italien. « Le confinement a eu un impact sur mon alimentation mais cela se terminera certainement quand les restaurants reprendront leur activité, tout comme moi », lâche-t-elle. « Ces deux mois ont été intenses, une source de stress énorme. Je pense en particulier aux mamans souvent seules aux fourneaux pour les trois repas quotidiens, avec tout le reste de la charge mentale à la maison », une réalité à ne pas oublier. • → The Social Food — @thesocialfood → Alice Moireau — @alicemoireau → Margot Le Carpentier — @margot.combat



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Do it yourself

SĂŠlection, set design et photos

Paris se quema



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Voyager à travers l’œil de Charles Fréger

Texte IrèneVerlaque Photos Charles Fréger

Le Japon, l’Amérique latine, la Louisiane, l’Irlande, la Bretagne… Depuis une vingtaine d’années, Charles Fréger parcourt le globe à la recherche de communautés à photographier en séries. C’est en tirant le portrait à des marins en escale à Rouen, alors qu’il était encore étudiant aux Beaux-Arts, qu’il s’est découvert cet intérêt pour le groupe et l’uniforme, deux aspects caractéristiques de son travail. « Je suis entré dans la photographie en étant influencé par la peinture, explique le quadragénaire. À l’époque je peignais des séries et quand j’ai commencé à photographier, le côté uniforme était évident. Il y a quelque chose qui s’est greffé sur l’uniformité, comme si l’uniformité d’un projet artistique venait de l’uniformité d’un milieu. »


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Des majorettes aux sages-femmes, en passant par les appelés de la marine nationale finlandaise, Charles Fréger a photographié des groupes au profil varié, qui ont notamment pour point commun leur pérennité visuelle. « Un légionnaire et un sumo portent des tenues qui évoluent relativement peu. Ça me plaît que mes photos faites en 2000 puissent être regardées à côté de celles prises en 2020 ». Rapidement, ce fils de paysans du Berry s’aventure dans les confins du monde pour immortaliser d’autres types de groupes, explorer d’autres types de folklores. C’est ainsi qu’il photographie en 2010, après deux ans de négociation avec le Ministère de la défense indien, le régiment sikh de l’État du Jarkland, dont les uniformes illustrent à la fois le rapport de force et la cohabitation entre tradition ancestrale indigène et tradition coloniale ; il consacre aussi plusieurs séries aux mascarades au Japon, en Europe, et dans tout le continent américain, qui capturent le syncrétisme des cultures et rites païens. « Quand j’arrive quelque part, j’observe les gens s’habiller, je regarde comment ils s’adoubent, comment ils rentrent dans leur peau. Quand ils revêtent leur costume, ils adoptent une gestuelle spécifique. » Fréger dresse des inventaires d’une valeur documentaire, quasi anthropologique,

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qui donnent à voir une vérité, une identité. Par le cadrage et les poses de ses modèles, le photographe instaure une certaine distance, et pourtant ses séries parviennent à transporter quiconque les regarde à l’orée de mondes tantôt exotiques, tantôt familiers. Après deux mois de confinement et de nombreuses escapades empêchées par une pandémie mondiale, ce bref portfolio, qui balaie deux décennies de travail, nous transporte du vestiaire d’une piscine normande aux plages d’une île aux esprits japonaise, dans un bled irlandais, et jusqu’à quelques 130 km d’Acapulco. De quoi attiser nos envies d’ailleurs.


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Série WATER-POLO, 2000 « WATER-POLO, c’est une naissance, ça fait partie de mes premières séries. Ce sont des photos qui ont été prises quand j’étais encore étudiant aux Beaux Arts, à 20 km de chez moi en Normandie, dans un vestiaire de water-polo, avec un temps très limité. On faisait sortir les nageurs qui venaient de s’entraîner, ils passaient devant moi 2 ou 3 minutes et repartaient dans l’eau. Cette série traduit une économie de tout : de temps, de vêtements, et de moyens, à l’image de mon économie de photographe à l’époque où je n’avais pas grand chose… Ça reste une série marquante. WATER-POLO fait toujours écho à WILDER MANN. Ce sont deux extrémités de mon travail. WATER-POLO c’est la peinture flamande, le rapport à la temporalité avec l’eau qui ruisselle sur le corps, c’est la fragilité… c’est ce qu’il y a de plus empathique dans ma photographie. On y retrouve aussi la frontalité vis-à-vis du portrait d’identité, dont je me suis graduellement échappé. Je viens d’une photographie qui se veut identitaire mais j’ai ensuite pensé et compris que l’identité passait aussi par des contours, une silhouette, et pas seulement par l’idée de regarder quelqu’un frontalement. On a instauré par le bertillonnage (un système d’identification de criminels nommé après Alphonse Bertillon) l’idée que le portrait d’identité était un portrait frontal et que c’était ça qui représentait l’identité. Mais l’identité se passe bien ailleurs en fait. »

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Scot guard, UK série EMPIRE, 2004-2007 « J’ai photographié l’ensemble des gardes républicaines, royales, princières et pontificales d’Europe, à travers 16 pays et principautés. C’est une série qui a presque une forme d’inventaire de groupe, du costume, de l’uniforme. Cette photo du Scot guard est l’une des premières où je me suis intéressé au portrait de dos. Comme si le portrait n’en était plus un et devenait une silhouette. J’avais commencé ce projet avec les grenadiers de la garde anglaise, qui portent ces grandes toques en peau d’ours. Je me suis demandé pourquoi certaines peaux d’animaux et plumes étaient utilisées, comment il était possible que des représentations protocolaires aient gardé des marques du 18e et du 19e, comme la peau de tigre. Il y a cette idée que, sur un champ de bataille, on impressionnait son ennemi en portant des signes animaux. Vue de loin, la toque en peau d’ours dégageait une certaine agressivité, quelque chose d’impressionnant, et peut-être une forme de protection, mais en réalité ces toques n’ont rien de pratique. Alors qu’il y a parfois des éléments dans les uniformes qui sont strictement pratiques : la queue de cheval sur un casque de cuirassier par exemple, ce n’est pas pour faire joli, c’est pour éviter de se faire décapiter par un coup de sabre. Il y a des éléments pour protéger, d’autres pour impressionner. »


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Wren Boy, Dingle, Ireland série WILDER MANN, depuis 2010

« Wren, en anglais, ça signifie roitelet. En Irlande, on dit que le roitelet est le premier oiseau qui se met à chanter quand les jours commencent à grandir. Il y a une tradition selon laquelle, le jour de la Saint Stephen, le 26 décembre, des adolescents revêtaient un costume particulier et allaient de maison en maison avec un roitelet, dans une cage ou bien mort au bout d’un bâton. On les appelait les « wren boys », et c’est resté. Maintenant ils prennent généralement l’aspect d’un homme de paille, car ce matériau représente souvent l’animal dans les célébrations masquées. Le fait d’entrer dans la maison avec un animal n’est pas gratuit, c’est parce que l’animal amène la fertilité, mais c’est aussi presque une inspection morale, pour vérifier que tout se passe bien. Ce sont des choses qui manquent absolument dans la culture contemporaine urbaine, mais qui se retrouvent dans les campagnes irlandaises japonaises, françaises… Ces coutumes avaient une utilité collective : prendre soin les uns des autres. »

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FÂMÂ, Île d’Ishigaki, Okinawa, Japon, de la série YOKAINOSHIMA, 2015 « Au Japon, les divinités et les êtres surnaturels sont omniprésents. Les dieux japonais ne sont pas comme nos dieux européens, ça n’a pas du tout la même signification morale. Eux viennent transmettre un message à la population, en lien avec le respect de la communauté et des anciens, le bonheur, et une certaine superstition. Il y a beaucoup de rites masqués pour les invoquer, et célébrer le cycle de la vie et des saisons. Sur l’île d’Ishigaki, au sud-ouest du Japon, il y a une danse des morts où deux hommes portent des masques de bois qui représentent les fantômes d’un homme et d’une femme (les anciens), et puis des femmes (celles de la photo ci-contre) viennent danser autour des fantômes. Elles portent elles-mêmes des lunettes de soleil parce qu’elles sont fantomatiques. C’est pas pour le style, hein. C’est pour cacher le visage. Quand elles sont arrivées avec leurs lunettes de soleil, de vieilles lunettes en plus, ça avait vraiment quelque chose de très particulier… »


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Apache de Marquelia, Guerrero, Mexique, série CIMARRON, 2013-2015 « CIMARRON, c’est un travail sur les mascarades afrodescendantes dans les Amériques. Afro-descendantes, ça ne veut pas dire que c’est strictement lié à des descendants d’esclaves, mais elles ont à voir avec la présence d’esclaves dans ces régions. Pour ce travail, il a fallu sonder pour savoir où il y avait eu des esclaves africains, quel était leur travail et comment ils ont côtoyé les autres populations. Selon la région dans laquelle on se situe, on représente l’esclave noir d’une certaine façon, et tous ces moments violents de domination sont joués dans des danses qui viennent d’une sorte de syncrétisme. Ce sont souvent des danses liées à des coutumes européennes, comme Noël ou Pâques, et transposées, à l’époque, par les esclaves eux-mêmes dans d’autres choses. Les danses sont habitées par d’autres croyances. C’est étrange parce qu’en fait ce sont très souvent des populations qui se regardent et se représentent, comment les Indiens représentent les esclaves africains, comment les esclaves africains représentent les Indiens ou les blancs et puis comment tous jouent les rapports de force entre chacune des populations. À Guerrero, ce sont surtout des gens métissés, plutôt indiens, qui représentent d’une certaine manière une autre tribu en se grimant en noir, avec un mélange de la mélasse et du charbon broyé. » •

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Lexie Smith, panem nostrum Texte Anouchka Crocqfer Photos Lexie Smith


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la story

Elle travaille la farine et l’eau comme un céramiste travaillerait l’argile ou le grès. De ses sculptures de pain, l’artiste et boulangère américaine Lexie Smith a fait un manifeste. Bien plus qu’un aliment, cette immémoriale alliance d’eau, de fruits de la terre, d’air et de feu, devient en temps de crise, le parfait baromètre de nos sociétés.

Notre pain de ce jour, c’est celui de Lexie Smith. Dans une courte vidéo à l’esthétique onirique, l’artiste américaine nous convie à son office divin à l’issue duquel farine, eau et levain feront corps. Ses gestes de pétrissage se font vifs puis délicats. On est comme captivés par leur irrépressible sensualité, et la beauté de cette boule prenant forme sous ses doigts avant d’être malmenée à nouveau, modelée, incisée, puis enfournée. Ce rituel, de nombreux confinés du monde entier l’ont intégré à leur quotidien pendant la période de confinement imposée, transformant leur cuisine en fournil à domicile. Lexie n’aura pas attendu une pandémie pour s’y mettre, elle avait tout juste vingt ans lorsqu’elle a commencé à en faire son gagne-pain. « C’était une véritable obsession. Un jour on m’a proposé de participer à une exposition collective. Au lieu de présenter un médium artistique traditionnel sur lequel j’avais pu travailler auparavant, j’ai préparé

une douzaine de miches que j’ai coupées et disposées sur une table afin d’observer la réaction du public. Est-ce qu’ils allaient oser en manger, à quel moment s’autoriseraient-ils à céder, qu’en diraient-ils entre eux ensuite… la tension était vive. Rien de ce que j’avais créé jusqu’alors n’avait eu autant d’impact sur une audience. En me penchant sur l’origine du pain pour en faire une carte interactive répertoriant les différentes spécialités par région, mon intérêt s’est rapidement tourné sur ce qu’il dit de nos sociétés, de notre système alimentaire, de notre rapport au pouvoir et à la terre aussi » se remémore-t-elle. Si ce dernier dispose d’une forte symbolique dans le religieux, force est d’admettre qu’il se fait aussi la synthèse parfaite de nos quatre éléments. L’eau, la terre, l’air et le feu. C’est ainsi qu’en 2015 nait son projet artistique qu’elle baptisera Bread on Earth — littéralement pain sur Terre.



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la société story


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Sur son site et son compte Instagram du même nom, nous suivons les expérimentations de la new-yorkaise exposant ses magmas de sarrasin et de seigle tout droit sortis du four qu’on entendrait presque chanter. Quand ses créations n’empruntent pas l’esthétique des ondulations de son serpent albinos, ses sculptures de gluten aux courbes organiques se muent en masques africains, en bougeoirs, ou encore en crackers aux motifs et aux textures saisissantes, dues à l’utilisation de différentes farines dont elle n’hésite pas à partager les secrets. Lorsqu’on lui demande quelle est sa recette préférée : « les flat breads au levain composés de farine complète, de yaourt, d’huile d’olive ou de ghee (beurre clarifié) cuit à la flamme ». Hallah, matzah, paratha, focaccia, baguette… Toutes ces spécialités qu’elle s’approprie, réinterprète et partage se font le baromètre de nos différentes cultures explique-t-elle. « Le pain est bien plus qu’un aliment. À travers ses ingrédients, sa préparation, sa distribution et sa consommation, il s’avère être un bon indicateur de richesse. D’un pays à un autre, observons l’évolution de ses teintes, de ses formes, de ses méthodes de cuisson. Tous ces paramètres liés à son lieu de production le rendent à la fois unique et universel. » Si l’Homme a cassé la croûte pour la première fois il y a 14 000 ans au MoyenOrient, ce dernier se faisait déjà un plaisir de le partager à l’occasion de célébration avec ses compagnons — du latin campanionem, signifiant celui avec qui l’on partage le pain. C’est ce que rappelle très justement Lexie vivant actuellement entre son domicile dans le Queens et une ferme en agriculture régénératrice dans l’Hudson Valley, produisant de la nourriture distribuée

exclusivement aux personnes précaires et aux communautés marginalisées de New York. Peu de temps après l’annonce du confinement aux États-Unis, dans un même élan de solidarité, la jeune femme s’est lancée dans l’envoi de kits de démarrage pour cultiver son propre levain aux quatre coins du monde gratuitement. « Je souhaitais aider les personnes à être le plus autosuffisant possible, à développer à leur tour une relation intime au pain » dit-elle. Se fournir local, s’affranchir de la grande distribution afin d’être moins touché par l’évolution du marché, telle est l’idée qu’elle souhaite faire germer dans nos esprits à l’image de son levain, à nourrir et à chérir quotidiennement. Cette précieuse pâte blanche conférant au pain une odeur, une densité ainsi qu’un croustillant sans pareil a elle aussi sa propre mythologie dans l’imaginaire collectif. « Les gens semblent apprécier l’idée d’avoir entre leurs mains cette famille de micro-organismes avec laquelle on apprend à composer, et vouée à devenir quelque chose de plus grand qu’eux. En ces temps d’incertitude cela fait sens » analyse-t-elle en rappelant avec ironie la vague du sans-gluten déferlant sur les productions boulangères largement diversifiées ces dernières années. « Pour beaucoup, le pain est un aliment de base. En manger n’a jamais été un choix pour eux mais une nécessité, c’est une réalité qui perdure. Les options étant amoindries dues à la période de crise, on observe un regain d’intérêt pour des choses incarnant la stabilité et la sécurité, le pain, indéniablement, est de celles-ci ». De quoi alimenter notre réflexion. • → Lexie Smith — @smyth_myth, @bread_on_earth — www.bread-on.earth



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se taper…

SE TAPER UN RESTO SOLO Récit d’un festin pour un

Texte Lauriane Gepner Illustration Julie Brouant

Lorsque j’ai commencé à écrire ce billet, la seule difficulté dans le projet d’aller se restaurer seul hors de chez soi était de dépasser ses démons. Par ordre d’apparition : la flemme, l’ego, le regard de l’autre. En un mot, tout ce qui peut affaiblir cette volonté de sortir seul pour satisfaire dignement son goût du goût. Mais tout ça, c’était pré-Covid.


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« La conversation entre toi et toi-même peut enfin s’engager, rythmée par les effluves de la cuisine, le cliquetis des couverts, l’écho de l’atmosphère. »

L’espace d’un temps, celui de la lecture de ces lignes, j’aimerais que tu t’imagines dans le monde d’avant. Le monde d’après, laissons-le libre de nous surprendre. Mais celui d’avant, c’est-à-dire pas celui du confinement, de la vie entre parenthèses, de la moindre sortie non-vitale remise à on ne sait plus quand. Un jour, dans le monde d’avant, tu prends par exemple la décision d’aller dîner sans autre compagnie que celle de ton ventre. Vous êtes à la fête, lui et toi, vous vous y voyez déjà. Mais que dit ta tête ? Elle commence à montrer quelques réserves alors que tu es sur le pas de la porte. Ne l’écoute pas, va. Avance et pardonne ta tête, au passage : l’acte de manger est social depuis la nuit des temps. A l’entrée du resto, en te voyant un peu gêné.e, on te gratifiera peut-être d’un « bonsoir… ? » Tu répondras, comme pris.e de court, la main dans le sac : « Euh, oui, je… une table pour un, enfin pour moi » en déroulant maladroitement les phalanges de l’index de la main gauche pour te faire comprendre. En même temps, ta voix se fera si petite qu’elle se fondra dans l’air. Ne cherche pas la raison de cette brutale chute de confiance. C’est encore ta tête, et avec elle la société, et par extension les idées bien ancrées, qui réalisent ce travail de sape. Peut-être parce que dans « manger seul », on entend inconsciemment « sans quelqu’un ». Et le spectre terrifiant de la solitude apparaît, cette solitude des sans amis, sans famille, sans amoureux.se, sans personne. La clique des « sans ». Les anglophones ont tout compris. Chez eux, « manger seul » se traduit plus joyeusement par « Dining solo ». Ça sonne plein d’élan, assumé. Une grande, belle


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bravade à la solitude et à l’injonction du repas comme vecteur obligatoire de lien à l’autre. En parlant de langue étrangère, il en est une qui fait encore mieux que l’anglais : la langue coréenne. Le mot « honbap » y désigne le fait de manger seul. Un mot récent, créé à partir de « Hon » (seul) et « bap » (la nourriture, le plat). Si la pratique était encore inacceptable il y a peu, elle est aujourd’hui entrée dans les mœurs modernes. Et la création de ce mot en atteste, prouvant au passage que la société reconnaît cette nouvelle pratique. Une application qui recense les lieux où manger seul en Corée du Sud a même été créée. Nom de code ? Honbabin’s Dinner. Fin de notre tour du monde. Te voilà au restaurant et passée l’entrée, passée la gêne, tu t’es installé.e . Je parie un bon dîner que tu auras choisi le comptoir. Qui pourrait t’en vouloir ? Au resto, le comptoir est la meilleure invention qui soit après l’ouverture des cuisines : d’ailleurs, les deux vont très bien ensemble et sont les grands copains du mangeur solitaire. Du comptoir, on a droit au spectacle, on peut choisir de poser son regard dans son assiette ou de le promener sur les cuisiniers et on est peut-être même unis secrètement à son voisin par les liens sacrés et invisibles du « club des mangeurs solitaires ». L’expression n’est pas de moi (crois-moi, je le regrette) mais tirée du génial podcast belge « Salade Tout », animé par les journalistes Axelle Minne et Elisabeth Debourse. Au début de cet épisode, elles inventent ce fameux club des mangeurs solitaires où chacun, façon réunion des AA, décrit son expérience du manger seul. Il y a les traumatisés de la cantine, ceux qui n’ont toujours pas digéré le premier repas bricolé le soir de l’emménagement dans un premier studio… Et à un moment, cette question

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se taper…

pertinente soulevée par Axelle Minne : « Je me demande quand même si on est vraiment seul quand on mange seul.e ? Je sais pas vous mais moi j’ai la fourchette dans une main, le téléphone dans l’autre, parfois je cale un livre sous mon coude ou sur le bord de l’assiette ». Avouons-le, elle a raison. C’est valable chez soi ; encore plus au resto où la tentation est grande de tromper son monde (et les dîneurs dont on craint le jugement) en se plongeant dans son téléphone. Dîner seul dehors, c’est agréable. Assumer… ça viendra. Commence par revenir au réel : l’assiette devant toi, la cuisine que tu as choisi ce soir, ce ramen dont tu peux t’éclabousser sans aucun commentaire, ce dessert que tu ne vas pas partager… Ils le méritent bien. Sinon, tu ne serais pas là. Ce n’est pas le hasard qui t’a propulsé seul à ce comptoir mais une décision, une envie, un instinct quelque chose qu’il serait déloyal de vouloir trahir. Il s’agirait maintenant d’arrêter de se dérober, d’accepter ce face-à-face. Mieux encore, de goûter au plaisir de manger seul. Tu verras, de la gêne à la joie, il n’y a qu’une fourchette. Redresse-toi, lâche ton portable, ton livre, ta peur du vide, tout ce qui peut diluer ce plaisir. La conversation entre toi et toi-même peut enfin s’engager, rythmée par les effluves de la cuisine, le cliquetis des couverts, l’écho de l’atmosphère. Et cette dernière bouchée, tu sais, la meilleure, celle qu’on laisse parfois par une bizarre politesse quand on partage son plat… Cette dernière bouchée, elle est pour toi. •


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Ă€ Paris, chez Antoinette Poisson

Texte Magali Perruchini Photos Anne-Charlotte Moulard


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rencontre

Chez Antoinette Poisson est une de ces adresses parisiennes confidentielles que l’on se murmure au creux de l’oreille entre initiés, entre amoureux de l’artisanat et des belles choses. C’est au 12 rue Saint-Sabin qu’un duo de restaurateurs du patrimoine redonne vie, depuis 2012, à la dominoterie. Après avoir connu un âge d’or au 18e siècle, cette technique d’impression était, peu à peu, tombée dans l’oubli. Acte 1 de la séduction. En passant la porte du numéro 12 se dévoile une cour pavée qui dérobe ses charmes aux piétons trop pressés. L’acte 2 se joue en pénétrant dans la boutique – récemment aménagée – qui offre des airs de campagne. Les grandes baies d’orangerie ouvrent sur l’acte 3, là où se déroule toute l’action : l’atelier d’impression et de mise en couleur. Entracte avec Jean-Baptiste Martin et Vincent Farelly, co-fondateurs et directeurs artistiques de la marque.


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Mint Vous êtes les détenteurs d’un savoir-faire quasiment unique en France pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la « dominoterie » ? Jean-Baptiste C'est l’impression d’une feuille de papier à la planche à partir de plaques gravées d’un motif. Ces feuilles, d’un format de 35 x 45 centimètres, sont ensuite mises en couleur à main levée ou à l’aide de pochoirs. Elles sont élaborées à partir de fibres textiles – des draps en lin ou

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rencontre

en chanvre – comme cela se faisait à l’époque avant l’utilisation de la fibre de bois. Vincent C’est une technique qui remonte au 18e siècle. Le papier dominoté est l’ancêtre du papier peint. Il faudra attendre le début du 19e siècle pour voir l’invention du papier en continu. Ils servaient ainsi à habiller les murs, à recouvrir de petits objets décoratifs, à orner l’intérieur de coffres ou d’armoires… On les trouve aussi sur les livres, en guise de couverture d’attente ou de pages de garde.


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Concrètement, quel est son processus de fabrication ? J.B. On encre un rouleau que l’on applique sur la plaque de métal où le motif est gravé en relief. On humidifie la feuille de papier que l’on place à l’extrémité de la presse et sur laquelle on dépose la plaque recouverte de peinture. Puis, manuellement, on actionne la presse pour que le motif se transfère sur le papier. Il est ensuite mis à sécher. L’étape finale est la mise en couleur au pinceau : ce que l’on appelle le « pinceautage ».

Quels motifs sont représentés ? V. Il y a deux grandes tendances : de petits motifs géométriques répétitifs, ou des motifs plus volumineux d’inspiration florale. Puisque nous sommes issus de l’univers du patrimoine et des musées, nous rééditons des motifs historiques qui peuvent également faire partie de notre collection particulière d’archives.

Quelle est la part de créativité dans votre artisanat ? J.B. Comme le disait Vincent, nous faisons renaître des motifs ayant existés mais notre travail consiste également à en créer de nouveaux. Tout en respectant l’esprit

du 18e nous les revisitons avec notre propre style. Le siècle des Lumières a été très riche d’inspirations venant de tous les continents, ce qui nous offre un répertoire de motifs infinis ! Redonner vie à un savoir-faire disparu depuis trois siècles en pleine ère industrielle, n’était-ce pas un pari un peu fou ? Comment avez-vous été reçus dans l’univers de la déco, et qui sont vos clients ? V. Ce défi nous a motivés, nous étions

restaurateurs de patrimoine depuis plusieurs années déjà et nous arrivions à la croisée des chemins. C’est sur un chantier de restauration que nous avons redécouvert le papier dominoté. De cette émotion ressentie, nous avons eu envie de la partager et de la faire naître chez d’autres… J.B. Il y a beaucoup d’engouement auprès des professionnels de la décoration. Le caractère unique et imparfait de chaque feuille de papier, du fait de son processus manuel, donne une fois posé au mur une vibration particulière. Cette trace de la main, ce caractère unique, c’est ce qui attire autant les professionnels que les particuliers qui font appel à notre artisanat.


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« C’est sur un chantier de restauration que nous avons redécouvert le papier dominoté. De cette émotion ressentie, nous avons eu envie de la partager et de la faire naître chez d’autres… »

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Votre atelier de production est un véritable voyage dans le temps avec cette presse à imprimer, ces étendoirs, ces fioles de peinture. Où avez-vous puisé l’inspiration pour imaginer ce lieu ? V. Le décor est inspiré des planches

dessinées au 18e représentant le métier de dominotier présentes dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. On y voit des papiers imprimés qui sèchent sur des cordes et la mise en couleur au pochoir s’opérer sur une grande table de métier. Notre passion pour les objets chinés nous a conduite à nous entourer uniquement de mobilier ancien. Pour autant, le sol en béton ciré nous ancre bien au 19e siècle. En parlant de 19e, comment arrivez-vous, en partant de votre cœur de savoir-faire, à vous inscrire dans la modernité ? J.B. Tout d’abord, en revisitant des

motifs 18 siècle avec notre propre style. Ensuite, à partir d’une sélection de motifs créés pour notre collection de papiers dominotés, nous les déclinons en papiers peints au mètre et en tissus. Nous proposons une gamme de papeterie mais aussi, plus récemment, une ligne de foulards et d’étoles.

Qu’une si belle maison de mode ait été séduite par notre univers et notre style est évidemment une magnifique reconnaissance de notre travail et de notre savoir-faire. Des projets pour ces prochains mois ?

e

Au-delà de votre artisanat, vous êtes maintenant reconnus comme créatifs. Vous avez entre autres dessiné pour Diptyque, Ladurée, ainsi que Gucci… V. Effectivement, le bureau de style de Gucci

a repéré notre univers et nous a commandé des dessins exclusifs pour leur collection croisière de 2018 comprenant du prêt-à-porter et des accessoires pour la maison.

V. Plein ! Mais que nous ne pouvons dévoiler

à ce jour. Je peux dire que nous avons mis en place une collaboration avec une grande enseigne qui sera dévoilée au grand public à la rentrée et qui lui fera découvrir toute l’inventivité des motifs du 17e. J.B. Et un second gros projet qui nous

emmène sur un terrain inconnu, inspiré de la vie de Madame de Pompadour, née Jeanne-Antoinette Poisson, dont la période de vie correspond à l’âge d’or du papier dominoté et à qui notre nom de marque rend hommage. Rendez-vous le 15 octobre pour savoir ce que nous élaborons depuis un an en secret… • → Antoinette Poisson, 12 Rue St Sabin, 75011 Paris


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portfolio

Rester chez soi Inspirée du livre Chez soi de la journaliste et autrice Mona Chollet, cette série photo interroge notre rapport à la maison. Nous avons demandé à des photographes de nous transmettre leur libre interprétation de leur cocon pendant cette période inédite de confinement.

Léa Boeglin « Le quotidien n’était plus vraiment quotidien. Les jours ennuyeux sont devenus intéressants. J’ai appris à me laisser exister dans cet espace, à re.définir une ambiance inspirante, un lieu qui me ressemble. À habiter / habiller cet espace, à l’image de mon monde intérieur. Finalement, il s’agit de ré-appropriation d’un endroit qui m’avait échappé quelques temps. »


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portfolio

Fabien Voileau « Qui vit content de rien possède toute chose. » — Nicolas Boileau


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Stéphanie Davilma « Lorsque les ombres du jardin viennent danser sur notre table, que le soleil irradie toute la pièce au lever du jour, l’on sait que le printemps s’installe. Cette douce intrusion dans notre intérieur nous a rappelé l’urgence d’observer cette saison, de la sentir, de la savourer pour qu’elle ne nous soit pas volée. Dans ce qui est devenu notre refuge, l’intérieur a commencé à se confondre avec l’extérieur. Les portes sont restées grandes ouvertes et les feuilles cassées par le vent volaient jusqu’au sol du salon. Ce printemps était différent, mais il était bien vivant. »


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société


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portfolio

Ludovic Balay « Ma présence au centre de cet endroit n’était plus impersonnelle, je l’habitais et il m’invitait tout à coup à découvrir des choses auxquelles je devenais sensible. Quelque part, les lieux dégageaient une certaine forme de poésie qui n’allait pas durer. Il était précieux pour moi de l’inscrire quelque part. »


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Tabula rasa

Texte Déborah Pham Photos Septime, Le Saint Sébastien, Holybelly

Le 14 mars 2020, Édouard Philippe annonçait de nouvelles mesures afin de limiter la propagation du coronavirus Covid-19. Ainsi, le Premier Ministre demanda la fermeture des restaurants, cafés et tout autres commerces jugés « non essentiels ». Deux mois se sont écoulés, nous faisons le bilan. Comment se sont organisés les restaurateurs durant le confinement et comment imaginer la suite ? Spécialistes, restaurateurs et cuisiniers analysent l’onde de choc.


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La sidération puis la contre-attaque Nicolas Alary et Sarah Mouchot sont installés à la table du restaurant Faggio pour dîner. Un bref moment d’accalmie dans leurs vies rythmées par les services dans leur restaurant Holybelly. La nouvelle tombe, ils sont stupéfaits : « On s’est pris ça comme un coup de massue. On parlait déjà beaucoup du virus mais nous sommes tombés dans le panneau en pensant que ce n’était qu’une grippe. On sortait à peine du mouvement des gilets jaunes et des grèves, on a cru à un emballement médiatique. Jamais on n’aurait imaginé fermer… » Les lumières sont éteintes et le rideau métallique fermé. Bien que le gouvernement annonce deux semaines de confinement, personne n’est dupe. Ceux qui ne comptent pas leurs heures et passent d’un coup de feu à l’autre sont contraints de lever le pied. Les chefs et restaurateurs déjà actifs sur les réseaux sociaux se mettent à partager leurs recettes et même à cuisiner des repas pour ceux qui en ont besoin grâce au concours d’associations solidaires. Ainsi, ils retrouvent peu à peu le chemin de leurs cuisines et découvrent les nouvelles contraintes qui, pour un temps, accompagneront leur métier. On pense notamment aux gants en latex ou aux masques à porter durant la confection des repas, entre les feux et les fours qui tournent à plein régime. Comment sentir et goûter les plats ? Sans parler du travail en salle : si l’on compte deux masques par employé, multiplié par le nombre de jours travaillés, quelles entreprises seront en mesure de les fournir ? Peu à peu les groupes de conversation se créent entre confrères et consœurs. Ils y partagent leurs conseils mais aussi

leurs angoisses liées au changement de paradigme ainsi qu'aux mesures annoncées par le gouvernement, aux indemnités et aux assurances. Nicolas Alary raconte : « Puisque le gouvernement distillait les informations au compte-goutte, on écoutait les avis de chacun concernant les négociations avec les bailleurs, les conseils d’un avocat ou d’un expert-comptable… Deux groupes se détachaient : ceux qui pensaient qu’il valait mieux attendre et ceux qui souhaitaient retrouver leur activité au plus vite. Nous sommes toujours fermés, le gouvernement nous a donné les moyens de rester chez nous et le jour où le chômage partiel sera remis en cause, ce sera différent. Chaque restaurant a son individualité, certains sont 6 ou 8 dans leur équipe, nous sommes 32… » Celui qui accueillait près de 500 clients par jour chaque week-end demeure sidéré : « Tout ça me fait réaliser à quel point nous avions de la chance, j’ai beaucoup de nostalgie pour la restauration d’avant et beaucoup d’appréhension pour le monde d’après. En cuisine, ça ira même si on sait que dans ce cadre de travail, la distanciation sociale est impossible. Au service, j’ai peur d’y perdre en discussion et en partage. Avec les masques, la distance et les séparations en plexiglas, toute l’expérience risque d’être chamboulée. Je n’ai pas hâte, j’essaye de rester optimiste mais je ne suis pas excité à cette idée. Comme beaucoup j’ai un sentiment de flottement et de résignation, qu’est-ce qu’on peut faire sinon attendre ? Nous ferons le nécessaire pour l’entreprise mais pas à n’importe quel prix. On peut essayer de changer jusqu’à un point mais il faut qu’on continue à s’amuser et à aimer ce qu’on fait. Et je peux déjà affirmer que les dark kitchens c’est pas mon truc. »


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Théo Pourriat et Bertrand Grébaut, chez Septime.

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Le Saint SĂŠbastien, Paris 11e.


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« Sur place ou à emporter ? » Le couperet est tombé, il faudra patienter jusqu’en été pour s’attabler. Pendant ce temps, le flou demeure à l’aune des réouvertures après Covid-19 : quid de l’éloignement des tables, du nombre de clients autorisé dans l’établissement, des plats à partager ? En attendant les charges tombent : loyer, électricité, salaires, … Presque à l’unisson, les restaurateurs retroussent leurs manches et lancent des formules à emporter ou en livraison avec toutes les contraintes que cela comporte. Daniela Lavadenz et Thomas Deck du restaurant Le Saint Sébastien racontent : « Pour commencer, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup d’emballages ce qui représente un budget supplémentaire pour les restos, sans parler de l’empreinte carbone… Les habitants des grandes villes ont l’habitude de commander des repas et d’être livré en 20 minutes. La plupart des restaurants qui se sont lancés sur ce créneau demande aux clients de commander 24h à l’avance. Hormis Septime, qui parviendra à séduire les clients avec cette méthode ? » Sans parler de l’expérience client, qu’en reste-t-il ? « Elle est bouleversée ! Au restaurant, on accompagne les clients, c’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi ce métier. On se dit même qu’il y a des gens qui pourraient détester notre resto sans y avoir jamais mis les pieds, parce qu’ils auront raté une cuisson ! » Bienvenue dans une nouvelle ère où le soin apporté à l’emballage et à la présentation peut se substituer à la bienveillance du personnel en salle. Nicolas Alary n’envisage pas pour le moment de proposer de carte à emporter : « Les clients veulent retrouver nos plats phares et ces formats voyagent mal…

On a peur de décevoir en faisant tout dans la hâte et la qualité reste notre priorité. Il y a aussi un aspect écologique qui nous gêne beaucoup. Pour bien faire, il faudrait séparer les éléments… C’est un vrai problème d’imaginer des centaines d’emballages qui auraient une courte durée de vie. Nous sommes dans un nœud idéologique, financier et logistique. » Les chefs et les restaurateurs ne sont pas les seuls à potasser sur le futur de leur métier. Nous avons conversé avec Andrea Petrini, à la fois journaliste, auteur, créateur d’événements invraisemblables, ou tout simplement comme le dit le magazine Vogue Italy : « The God of Food ». Il explique : « Il faut relancer la machine des restaurants car il y a une urgence sanitaire et économique. Se faire livrer un repas de chef, c’est un service qu’on se fait à soi-même pour ne pas broyer du noir. Il y a 30 ans, on allait chez Carrefour où on trouvait le canard du chef Senderens et chez Casino il y avait les plats des frères Troisgros… »


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« Installer des cloisons ce n’est plus rentable… Il faut imaginer un modèle avec plus de services et d’autres horaires. Les restaurants doivent rester des lieux de vie. »

L’exemple du chef Bertrand Grébaut et son associé, le sommelier Théo Pourriat, est parlant. Sont disponibles à la vente sur le site « Septime à la maison » : le menu de la semaine en version classique ou végétarienne avec les indications pour réchauffer et assembler les plats, le granola au pain fumé comme dans leur maison d’hôtes D’une île, le tarama de Clamato, et une sélection de vins, comme à la Cave Septime. Andrea commente : « De cette façon, Bertrand ne fait pas que revisiter sa cuisine, il réinvente et réécrit l’histoire de Septime, c’est pratiquement de la curation. » Pendant ce temps à Menton, le chef Mauro Colagreco jardine et vend ses produits aux clients, une autre manière de faire circuler l’idée de son restaurant. À Lille, Florent Ladeyn a transformé son estaminet en épicerie où l’on trouve des fruits, des légumes, du pain, du miel et des œufs. Tout y est vendu à prix coûtant, l’idée n’étant pas de marger mais de contribuer à la survie des producteurs particulièrement impactés par cette crise.

L’heure de revoir sa copie Jusqu’à présent les restaurants fonctionnaient sur le même modus operandi : et si les professionnels imaginaient l’avenir de leurs établissements différemment ? À Andrea de répondre : « Ceux qui ne faisaient qu’un service vont devoir se remettre en question, s’il faut séparer les tables et installer des cloisons ce n’est plus rentable… Il faut imaginer un modèle avec plus de services et d’autres horaires. Les restaurants doivent rester des lieux de vie, on peut impliquer les gens du service autrement en vendant des produits par exemple… On pourrait penser à d’autres révolutions comme faire sauter le menu unique et le remplacer par une carte succincte qui changerait chaque jour. Chaque cuisinier remettrait son titre en jeu, en sortant de sa zone de confort. Ce qui pourrait résoudre le problème de starification des chefs. » L’idée ne s’arrête pas là, Andrea souhaite croire que le client sera roi : « Quand on retournera


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Les repas à emporter chez Septime ont de l'allure.


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Le restaurant Holybelly qui n'a jamais ĂŠtĂŠ aussi vide.


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au restaurant, on sera des miraculés qui n’ont pas été emportés par la pandémie. Désormais, je verrai la vie différemment et je ne vais plus me laisser faire : je n’ai plus envie de réserver un dîner le 1er janvier pour ne m’attabler qu’en septembre, et j’ai encore moins envie de le payer d’avance ! Je ne sais plus de quoi demain sera fait, alors ne me demandez pas de savoir ce que je voudrai dans six mois. Je ne veux pas d’un film écrit des semaines à l’avance, je ne veux pas vivre la même chose que les autres quelques jours plus tôt. Je vais imaginer l’exemple le plus absurde mais si je vois un turbot en croûte de sel avec une émulsion de géranium mais que le turbot, je ne veux pas le manger en croûte de sel et encore moins avec cette émulsion, pourquoi ne pas me faire autre chose ? Merde, dans les clubs de jazz il y a 100 ans on demandait aux musiciens : « Tiens, joue-moi ça », il y avait une réelle implication du client ! »

constamment. Dans le monde de demain, il ne sera plus possible d’avoir autant de restaurants avec les charges fixes qui nous incombe, ça demanderait des milliers de plats à produire en livraison. C’est triste mais les nourritures qui voyagent le mieux sont celles produites par les grandes chaînes comme Papa Joe’s, Domino’s pizza, ou Taco Bell, des chaînes dans lesquelles la nourriture est à peine manipulée. C’est ce qu’il y a de plus simple à produire et à livrer par les temps qui courent et ça me déprime. » Malgré ces craintes, il y a fort à parier que partout dans le monde, les gens n’auront qu’une hâte : retrouver les restaurants et leurs équipes. Que ces établissements resteront des formats sûrs où se rendre puisque des protocoles sanitaires y seront mis en place. Nous aurons toujours besoin des restaurants pour nous rencontrer, nous retrouver, rire et tomber amoureux. Gageons que ce n’est pas la fin, mais la transition vers le renouveau. •

Outre les « destination restaurants », c’està-dire ceux qui jouissent d’une clientèle majoritairement touristique grâce au rayonnement de leur chef à l’international comme Alain Passard, Bertrand Grébaut ou Iñaki Aizpitarte, il y a aussi la grande brasserie du 7e arrondissement parisien, le petit bistrot du Marais ou encore le café du coin de la rue qui risquent d’en pâtir. Cet été, nous savons que nous allons devoir nous adapter et travailler entre nous. Outre-Atlantique, le chef américain David Chang anime le podcast Too Small to Fail qui analyse la situation post Covid-19. Dans l’un des premiers épisodes, le chef conclut non sans mélancolie : « Je sais que je ne veux plus me faire surprendre ainsi, je veux être préparé à n’importe quel scénario possible et c’est ce à quoi je pense

→ Septime, 80 Rue de Charonne, 75011 Paris → Holybelly, 5 Rue Lucien Sampaix, 75010 Paris → Le Saint Sébastien, 42 Rue Saint-Sébastien, 75011 Paris



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Family food

Moko Hirayama, Omar Koreitem, Mia et Aly Texte Julie Gerbet Photos Pierre Lucet-Penato

Chez Moko et Omar, le couple a la tête de Mokonuts et Mokoloco, la cuisine occupe une place centrale autant dans leur vie professionnelle que personnelle. Comme ils disent : « au restaurant, c’est la cuisine d’Omar et le four de Moko, tandis qu’à la maison, c’est vraiment le terrain de Moko ! » Un patrimoine aux multiples influences dont nous avons discuté tout en cuisinant à huit mains, dans l’intimité de leur appartement familial. Voici la recette des biscuits à l’huile d’olive.


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Moko : C’est ma cuisine là (rires). Omar : Parfois elle ne me laisse pas entrer. Je lui dis : « je peux t’aider, je peux faire la plonge pendant que tu cuisines » mais elle me répond : « non non, ça me dérange ! » Moko : Moi, je fais la plonge en cuisinant… Omar : Elle me chasse ! « Quand les filles étaient petites, Omar travaillait le soir. Nous n’avions pas encore notre restaurant et sans vraiment le planifier, j’ai commencé à cuisiner avec beaucoup d’influences japonaises. Je me suis inspirée de la cuisine à la fois traditionnelle et moderne de ma mère japonaise, c’est cet héritage que je transmets aujourd’hui à mes filles. Elles aiment le dashi, le poisson cru plutôt que cuit, l’huile de sésame, la sauce soja, les algues… Ce sont des goûts auxquels elles ont été habituées. Un principe très important chez nous : on mange ensemble. Il n’y a pas d’heure de repas pour les enfants et d’heure de repas pour les adultes ! D’ailleurs, Mokonuts est né de cette envie d’équilibrer vie professionnelle et vie familiale. Nous savions que le restaurant devait être à proximité de la maison. Les filles viennent tous les jours après l’école. Ça reste très contraignant, mais nous avons réussi à trouver une sorte d’équilibre. Quand elles en ont envie, elles cuisinent avec nous. Elles ont même commencé à écrire leur propre cahier de recettes, avec des choses qu’elles savent faire toutes seules ! Quand elles étaient plus jeunes, on les laissait faire : des fois ce n’était pas assez sucré, ou trop salé, on se retrouvait avec des brins de cerfeuil entiers dans le gâteau mais maintenant elles commencent à comprendre

et c’est tout à fait mangeable ! Cette idée de biscuits est née quand les filles étaient toutes petites : je cherchais une recette facile à faire avec elles, sans œuf car elles adorent manger la pâte crue, et qui ne soit pas trop sucrée… J’ai trouvé cette base de biscuits à l’huile dans un livre japonais et je l’ai retravaillée. Depuis, on les fait souvent. J’aime leur côté évolutif et versatile. Les ingrédients et les formes évoluent avec l’âge : on peut mélanger les farines, faire des ronds, utiliser des emporte-pièces élaborés ou tracer des lettres au couteau… Cette année, nous avons fait pas mal de sandwichs avec en garnissant les biscuits de confiture ou de pâte à tartiner. » • → Mokonuts, 5, rue Saint-Bernard, 75011 Paris → Mokoloco, 74, rue de Charonne, 75011 Paris


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Biscuits à l’huile d’olive Pour une quinzaine de biscuits

Préparation

- 120 g de farine (blé ou moitié blé, moitié sarrasin, seigle, maïs…) - 1 pincée de sel - 30 g de sirop d’érable (ou de sucre) - 30 g d’huile d’olive - 30 g d’eau ou de lait si utilisation de sucre - Facultatif : 2/3 g de levure chimique

Mélanger la farine avec le sel et le sucre, ajouter l’huile d’olive et sabler du bout des doigts. Pour une consistance plus croquante, mettre un peu de levure chimique et continuer à sabler. Si vous utilisez plutôt du sirop d’érable à la place du sucre, ajoutez-le. Ajouter l’eau ou le lait et former une boule. Etaler sur une épaisseur de 5 mm environ, puis couper avec des emporte-pièces ou des verres. Avec une fourchette, on peut faire des dessins sur les sablés avant de les enfourner. Faire cuire au four pendant 10 minutes à 170°C. Manger tel quel ou à moitié trempé dans du chocolat ou encore en sandwich avec de la pâte à tartiner, de la confiture, ou de la glace…


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Les nouvelles traiteures

Alix Lacloche, Charlotte Sitbon et Julia Tatem passent Ă table


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Plébiscité par les femmes, le métier de traiteur a balayé les buffets standardisés pour laisser place à des banquets spectaculaires. Devenues traiteures, Alix Lacloche, Charlotte Sitbon, fondatrice de Balbosté et Julia Tatem, fondatrice de Tatem, imaginent des dîners pour le monde du luxe, défendant une démarche aussi bien artistique que culinaire. Rencontre avec ces trois prêtresses du bon goût.

Texte Hélène Rocco Photos Roxane Lagache,

Alix Lacloche, Charlotte Sitbon

Très présent dans la littérature et au cinéma, le banquet alimente bien des fantasmes. En son temps, Dali, organisait des dîners mondains restés dans la légende. Avec son épouse, il offrait à leurs convives des tables recouvertes de mets exubérants parmi lesquels une « montagne d’écrevisses sanguinolentes », des sorbets au vieux champagne ou des pièces de bœuf géantes. De véritables œuvres d’art dont il a retranscrit les recettes dans l’ouvrage Les Dîners de Gala, paru en 1971 et récemment réédité chez Taschen. Et puis, au fil du temps, le banquet assuré par des traiteurs a été taxé de ringard. Amuse-gueules mollassons, verrines à outrance et pièce montée kitsch semblaient laisser place à une certaine uniformisation des repas de fêtes.

Au milieu des années 2010, portée par l’ère du beau et du mieux-manger, la profession a pourtant réussi à se réinventer. Instagram pousse les cuisiniers à viser le meilleur afin de gagner des abonnés. Et si les traiteurs sont de plus en plus demandés, c’est sans doute parce que les clients souhaitent une ultrapersonnalisation de leurs événements. Une expérience qui dépasse le simple dîner assis. Sollicitées par le monde du luxe, de plus en plus de cheffes fatiguées du machisme des brigades, de scénographes et d’artistes de tout bord ont fait le pari d’installations aussi spectaculaires que délicieuses lors de défilés ou de dîners privés.


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« Je crée souvent des totems sur mes tables pour mettre en avant du radicchio ou du gingembre confit par exemple. J’aime l’accumulation de fruits de saison, de fleurs, comme à la table d’un roi. » — Alix Lacloche


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Ériger la nourriture en totem En France, Alix Lacloche a été l’une des premières à s’engager dans cette voie dès 2012. Née à Paris dans une famille de fines gueules, la jeune Franco-Américaine apprend à cuisiner après le bac. Elle enchaîne les grandes maisons et se forme à l’Institut Vatel. Il lui manque quelque chose : « J’avais besoin d’un rapport intellectuel à la bouffe » se souvient-elle. Elle décroche un stage à l’Académie américaine de Rome, où la cheffe Alice Waters, papesse californienne du mouvement slow food, encadre un projet au sein de l’Académie et régale les résidents de spécialités de saison. Alix Lacloche y passe les trois mois les plus beaux de sa vie : « Je pouvais enfin allier bouffe et culture. » À l’issue du stage, elle suit la cheffe à San Francisco puis travaille pour Amaryll Schwertner au Boulettes Larder. De retour à Paris, la cuisinière trouve sa place chez Verjus avant de collaborer avec Daniel Casanova (La Tête dans les Olives).

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Il y a huit ans, bouillonnant d’idées et par soif d’indépendance, la cuisinière devient traiteure. Son but ? « Faire saliver les gens ». Pour la manufacture de bougies Cire Trudon, Alix imagine par exemple une montagne de pommes de terres. Les dîners qu’elle organise marient plats simples - comme les galettes indiennes appelées papadoums - et des pièces plus recherchées et sculpturales. Son sens inné de la mise en scène lui permet de décrocher de plus en plus de contrats, notamment pour Chanel, Isabelle Marant, Louis Vuitton et Colette. En 2019, l’agence d’événementiel Petit Ami lui demande un coup de main sur la scénographie du défilé Jacquemus qui prend la forme d’un petitdéjeuner français. « Ils avaient besoin de vaisselle et j’adore chiner. Il fallait imaginer une nature morte en lien avec le sud de la France. J’ai cherché de la poterie et comme la composition d’un petit-déjeuner est assez simple, j’y ai ajouté un fromage géant. » Sur la longue table de ferme trônent ce jour-là, du chocolat chaud


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fumant, d’épaisses tranches de pain du Petit Grain (Paris, 20e) et une flopée de croissants au beurre. En pleine fashion week, ce défilé d’un genre nouveau crée l’événement : Alix propose aux invités une expérience gustative et visuelle mémorable. La jeune femme a un style bien à elle : « J’aime ce qui est industriel comme la vaisselle en inox qu’on trouve pour trois fois rien dans les supermarchés indiens. Je mêle ça à des objets artisanaux achetés sur Le Bon Coin, et je crée souvent des totems sur mes tables pour mettre en avant du radicchio ou du gingembre confit par exemple. J’aime l’accumulation de fruits de saison, de fleurs, comme à la table d’un roi. » Se donner corps et âme Charlotte Sitbon, fondatrice de Balbosté, a marché dans le sillage d’Alix Lacloche quelques années plus tard. Issue d’une famille de joailliers, Charlotte a des souvenirs de belles tablées chez ses grandsmères. « Chez Mamie Esther, je pouvais débarquer à 14h en sachant qu’il y aurait toujours sur la table une shakshuka ou un plat de Chabbat. C’était très humble et généreux. » Cette attache aux grands repas marqueront plus tard son travail de traiteure. Mais avant d’embrasser cette carrière, Charlotte étudie la communication visuelle à l’Académie Charpentier. Pendant son temps libre, elle développe une addiction aux rouleaux de printemps : « On m’appelait Madame Rouleau, je faisais même des soirées à thèmes. » Diplômée, Charlotte occupe des postes de directrice artistique à Montréal avant de rentrer à Paris puis de tout plaquer pour lancer Balbosté en 2016. Si elle a choisi ce nom, c’est parce qu’en yiddish, « baleboste » signifie « femme forte », à l’image d’une mère qui rassemble.

Devenue traiteure, Charlotte fait des rouleaux de printemps sa marque de fabrique et lance un compte Instagram. Pendant un an, elle vogue solo avant de chercher une partenaire pour développer la carte. Elle rencontre Sayaka Kaneko, cuisinière d’origine japonaise sur Instagram, l’entente est immédiate. « Sayaka m’a donné un second souffle alors que j’envisageais de tout arrêter. On a échangé nos ADN : elle s’y connait vraiment en fermentation, en végétal, j’ai apporté le côté graphique. » Rapidement, elles sont engagées comme traiteures par Tara Jarmon, La Mer et Chanel. Outre les rouleaux de saison, le duo prépare des blinis trois couleurs, des cristaux comestibles aux huiles essentielles et des mochis pâtissiers qui rencontrent un franc succès. « Mais derrière nos créations raffinées, il y a une montagne d’efforts. Au début, on portait des kilos de vaisselle, même pendant ma grossesse. En faisant le service nous-même, on a réalisé à quel point ce métier n’était pas valorisé, particulièrement dans le monde du luxe. Aujourd’hui, on a des gros bras qui nous aident et on est reconnaissantes. » À l’automne dernier, Balbosté a conçu un banquet pour le lancement de la collection Maison Matisse. « Pour évoquer les coupes de fruits chères au peintre, on a créé des baos salés en trompe-l’œil, à base de colorants naturels comme une réduction de carotte pour imiter une orange avec une feuille de curry. » Les coupes, elles, ont été fabriquées par la céramiste Lorette Brol. Dès que possible, Charlotte et Sayaka aiment collaborer avec d’autres artistes lors des événements.


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« Il y a une montagne d’efforts invisibles. Au début, on portait des kilos de vaisselle, même pendant ma grossesse. En faisant le service nous-même, on a réalisé à quel point ce métier n’était pas valorisé, particulièrement dans le luxe » — Charlotte Sitbon

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« Des minéraux peuvent me donner des idées de taillage pour un dessert. Je suis sensible au volume et à la texture : j’envoie des planches d’inspiration à mes clients. » — Julia Tatem


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Régaler les invités Julia Tatem ne pensait pas non plus devenir un jour traiteure. Diplômée de l’école de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne, elle travaille comme styliste photo après ses études tout en occupant des postes dans la restauration pour arrondir les fins de mois. En 2018, Arnaud Lacombe, l’un des fondateurs du groupe Savoir Vivre notamment à la tête des restaurants Vivant et Déviant, cherche un traiteur pour les privatisations du club Hôtel Bourbon, rue des Petites-Écuries (Paris, 10e). « Je me suis aperçue que le métier conjuguait les compétences que j’avais acquises et j’ai monté ma société. » Elle devient rapidement traiteure indépendante dans l’événementiel et apprécie l’exercice du banquet parce qu’il implique de la scénographie autour d’un thème donné et une conception esthétique des plats. « J’aime travailler pour le monde de la mode et j’évite les mariages parce qu’il y a beaucoup d’affect, ce serait périlleux. » Elle collabore ainsi avec Chanel - pour qui elle revisite le kebab avec de la souris d’agneau -, Hermès et Vans. Pour créer des menus, l’ex-styliste fait beaucoup de recherches iconographiques : « Des minéraux peuvent me donner des idées de taillage pour un dessert. Je suis sensible au volume et à la texture : j’envoie des planches d’inspiration à mes clients. » Parce que le métier implique de penser un événement dans sa globalité, la traiteure détourne des objets. Coquillages et portebouteille sont ainsi transformés en support à couverts. À l’heure où l’image est au centre de l’attention, Julia s’est associée à la photographe Roxane Lagache pour capturer ses banquets au flash.

Mordue de pâtes de fruits colorées et de desserts épicés - la ganache glacée chocolat, piment, cardamome est sa spécialité - Julia puise aussi beaucoup de recettes dans le répertoire de sa mère, d’origine kabyle. « J’aime préparer des boulettes de semoule à la menthe et des galettes kesra (des pains de semoule au sumac) : une cuisine familiale et simple. » Autre produit phare de ses banquets : la terrine en gelée, bien plus technique. « J’ai demandé à plusieurs de chefs des tuyaux et je me suis entraînée. La gelée, il faut le refaire plusieurs fois, le temps que ça se tienne, que ce soit bon. » Car, comme Alix Lacloche et Charlotte Sitbon, au-delà de la beauté d’un dîner, Julia Tatem a un seul objectif : régaler les convives.


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Se réinventer Et puis la crise sanitaire a débarqué, bouleversant l’ordre du monde et rendant impossible les grands événements. Nos trois interlocutrices peinent à croire à un retour à la normale avant 2021. Par chance, Charlotte et Sayaka avaient déjà prévu l’ouverture d’une boutique-atelier cet été, au 26 rue de l’Échiquier (Paris, 10e) : « On souhaite s’ouvrir au grand public. Sayaka adore transmettre et animera des ateliers sur la fermentation ou les colorants naturels. Notre site Internet permettra aussi de vendre nos produits. » Julia, elle, a cuisiné pour ses voisins pendant le confinement et réfléchit à lancer un e-shop où commander des desserts pour des petites réceptions. Elle espère bientôt pouvoir retravailler sur l’idée de dîners à thème, en duo avec Maud Zilnyk, à la tête d’un cabinet de conseil en développement durable et alimentation. « À partir d’un livre, on prépare un dîner chez des gens. J’aimerais décliner ce principe dans un lieu comme la Folie Barbizon - une résidence d’artistes et maison d’hôtes, ndlr. » En juillet, elle cuisinera d’ailleurs des spécialités végétales dans ce lieu inspirant pendant une retraite de yoga. Confinée, Alix a, quant à elle, eu le réflexe de préparer des bentos pour une quarantaine de sans-abris chaque jour : « Au début, j’ai envisagé le confinement comme la pause dont j’avais besoin alors que je bossais comme une malade. Et puis ça m’a mené à de nouvelles considérations : comment recommencer à nourrir des gens

aisés après ça ? Il faut inventer de nouveaux paradigmes. » La vente à emporter ne l’intéresse pas : elle préfère vivre « comme une souris » quelques mois pour se donner le temps. « Je veux faire des choses de mes mains, je fais des sacs, travaille le bois, les vieux tissus : la création d’objets m’aide, ça me nourrit et peut-être qu’à la rentrée je proposerais un méli-mélo de tout ça, qui sait. » Il y a fort à parier que la créativité de ces trois traiteures renommées leur permettra de négocier ce virage en douceur. • → Alix Lacloche, @alixlacloche — alixlacloche.com → Balbosté, @balboste_paris — balboste.com → Julia Tatem, @tatem_tatem — tatemcatering.com


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Le jour où j’ai vécu ma pire expérience au resto Illustration Maria Frade Texte Eva Sauvage

Quelle est ta pire expérience au resto ? On me pose souvent cette question depuis que j’exerce ce métier au nom péremptoire de « critique gastronomique ». Pourtant c’est toujours disposée à être charmée que je réserve un couvert dans un restaurant et je me souviens de beaucoup plus de moments de grâce que de repas catastrophiques. Lorsqu’ils adviennent, je tente de les refouler au plus vite, consciente de la difficulté du métier de restaurateur et des possibles aléas en cuisine le jour de ma venue anonyme. Mais il y a un souvenir qui me reste en mémoire et que je livre ici tout cru : ce jour où, sans conteste, j’ai fait le pire repas de ma vie.


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Pourtant, sur le papier les choses commençaient bien : une adresse qui avait eu une étoile au Michelin il y a quelques années, recommandée par un type qui a déroulé du câble, un collègue au palais affûté par des milliards de mastications attentives. Un midi d’été, dans une ville dont je ne veux pas me rappeler le nom, je me présente donc devant cette enseigne qui promet une cuisine « élaborée, sensible, exigeante ». Un programme alléchant, vite entaché par ma première impression : une devanture standardisée sans doute achetée sur www.devantures.com, une salle à manger maniant les codes du tout-venant semi-gastronomique, jonchée de sculptures mi arty-mi hardcore, qui évoque puissamment un hall de Novotel (animé par une playlist d’Ibis Budget) … Alignés contre les tables, des fauteuils en faux cuir crème au dossier surdimensionné (2m50 à vue de nez) attendent mon séant. Et puis après tout, pourquoi pas : je ne suis pas venue pour bouffer les sièges. À mon entrée dans la salle vide, un serveur barbu, au sourire tombé du lit, me dirige vers une table gribouillée de taches jaunes et rouges, non apte aux épileptiques. En réalité, des chemins de table en plastique comme postillonnés par un Pollock du dimanche en descente de vodka-Suze. Le serveur me présente les menus. J’opte pour celui en 4 services plutôt qu’en 3 ; la déontologie du goûteur professionnel prime toujours sur le mauvais pressentiment. Quand soudain, en me retirant la carte, le serveur me gratifie d’un « c’est parti, bon voyage… ». Aïe… Je me demande alors si j’ai bien fait mes rappels de vaccins, quel est le décalage horaire à destination… Je me dis surtout que j’aurais dû prendre le menu en 3 services. Le déjeuner s’annonce longuet.

Premier envoi : les amuse-bouches. Une soupe froide de courgettes servie dans un tube à essai dont la texture et la mise en scène tiennent de l’expérience de laboratoire sur muqueuses reptiliennes ; des macarons noirs et brillants à la fadeur non identifiée et une cuillère garnie d’un cube gélatineux dont le contact avec la langue rappelle les périodes les plus sombres de notre histoire. Le moléculaire qui dérape en mollard-culaire. J’ai bien dû avoir une entrée mais ma mémoire l’a soigneusement néantisée (quelque chose avec de la tomate ?) et sa description nous ralentirait dans notre bref récit, dont la pièce maîtresse s’apprête à arriver sur la table : « un mi-cuit de thon, jus de tomate et boulgour bariolé ». Mon barbu rigolard, prolixe en métaphores, me promet « un feu d’artifice en bouche », tout en laissant planer un suspens trop étiré. Pas fâchée avec la pyrotechnie, j’attends de voir le spectacle, et je ne suis pas déçue : au milieu d’un pot-de-chambre en verre usurpant le nom d’assiette, pourvu d’une sorte de promontoire au centre, trône une tranche de bonite maronnasse revenue d’outre-thon, avec la ferme intention d’y retourner le plus vite possible. Autour de la chose, une douve pleine de boulgour pailleté de légumes en julienne. Je me dis que ça ressemble vraiment à une pissotière, l’urine en moins. Quand mon artilleur en chef m’interpelle : « et la touche finale : un jus de tomate jaune de Marmande », avant de déverser un abondant liquide jaunâtre sur le boulgour qui boit la chose façon litière à hamster. Voilà, le tableau est complet… et le fou rire pas loin. Luttant contre les évocations diurétiques de mon esprit retors, je goûte l’animal mort qui vient de faire une tentative de suicide sous mes yeux en se jetant dans le boulgour


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« Au milieu d’un pot-de-chambre en verre usurpant le nom d’assiette, pourvu d’une sorte de promontoire au centre, trône une tranche de bonite maronnasse revenue d’outre-thon, avec la ferme intention d’y retourner le plus vite possible. »

mouillé du haut de son promontoire : je le goûte et le thon est surgelé à cœur. Pas froid mais glacé, cristallisé au centre, mal décongelé. Je le fais remarquer poliment à mon interlocuteur qui me rétorque, outré « mais madame, c’est un mi-cuit » … Ah, d’accord, au temps pour moi, j’avais plutôt l’impression que c’était un mi-gelé… Je pousse tout cela à l’aide d’un blanc de l’Hérault, mon seul véritable allié dans cette mésaventure, et j’attends que le dessert arrive pour pouvoir partir en courant. Après tant d’incompatibilités entre mon appétit et cette cuisine, je me dis quand même que quelque chose de bon doit advenir, que le Cosmos va nous réconcilier (un peu) dans un dernier envoi sucré. Que le quiproquo gustatif ne peut pas durer éternellement. « Ils ne vont quand même pas me sortir les verrines en dessert », me dis-je, pleine d’un espoir craintif… C’est alors que, poussant un chariot couvert d’éprouvettes et de ramequins, le serveur

arrive à ma hauteur et me lâche un sonore « et maintenant, l’assortiment de verrines ! » en prenant un air théâtral. Je vois alors atterrir sur l’aérodrome de mon assiette une escadrille de vaisseaux aliens et de soucoupes venues de très loin, occupées par des masses de matière noire, rose, bleue, verte, mauve… Des substances que j’explore du bout de ma cuillère, avec lesquelles je tente d’établir un contact et que je porte fébrilement à mes lèvres humaines, trop humaines. Du mou, du mou, du pétillant, du mou, du trop sucré, du sphérifié, du mou… Comme si les dents étaient superflues pour absorber ces desserts qui, par effet de régression soudaine, me rappellent les yeux de monstres méchants dans Bioman et le mutagène des Tortues Ninja. Dorothée, vole à ma rescousse… Je termine le fond de mon verre pour me nettoyer de tous ces gélifiants. Je demande l’addition, elle aussi dure à avaler : 50€ le déjeuner, sans le vin… Un repas « verrines bad trip », jusqu’au bout… •


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À TABLE AVEC SLIMANE DAZI Texte Déborah Pham Photos Tiphaine Caro

C’était une de ces journées du mois de mai où l’on pensait encore que l’été ne nous avait pas oubliés. L’acteur et écrivain Slimane Dazi nous donnait rendez-vous dans la boutique de son ami Alexandros Rallis, sourceur de produits chez Profil Grec. La rue de Savies, dans le 20e arrondissement de Paris était déserte, un peu comme une ville du sud à l’heure de la sieste. Celui qui a été découvert dans le film Un Prophète et semble avoir eu plusieurs vies nous parle du Paris d’avant, du cinéma qu’il chérit, de ses nombreux métiers et de bonne chère, évidemment…


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Mint J’ai entendu dire que tu habitais le quartier autrefois ? Slimane Dazi J’ai habité ici pendant 7 ans,

au 49bis rue des Cascades. Je suis né en banlieue à Nanterre, j'ai grandi Cachan puis je suis arrivé aux Abbesses au début des années 90. Il y avait une ambiance toute particulière avec les cafés populaires qu’on a perdus. Il en reste quelques-uns dans des recoins du 20e… Les bobos ont pris racine ici mais ils se sont adaptés et mélangés. Qui sont les bobos ?

Je suis un bobo. Un bobo c’est quelqu’un qui a les moyens de choisir où il va manger, où il va habiter et où il va partir en vacances. C’est vrai qu’il y aurait beaucoup à dire sur la métamorphose des quartiers populaires…

Personne ne voulait vivre aux Abbesses jusque dans les années 80. C’était un quartier ouvrier et populaire. Parfois même de voyous, faut pas oublier que c’est le quartier de la bande à Bono. J’ai bien connu la fin des années 70 et le début des années 80, je connaissais les mecs du coin. C’était pas des lascars mais fallait pas les faire chier, ils étaient chez eux. C’est l’attitude que leur avaient légués les anciens voyous corses, siciliens, ou algériens d’après-guerre. Et à cette époque il y avait une forte culture des artistes qui se mélangent à la voyoucratie et à la bourgeoisie. Cet esprit-là existait encore quand j’y étais.

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Tu faisais quoi comme boulot à l’époque ?

J’étais chauffeur de grande remise puis j’ai aussi fait de la ventouse dans les sociétés de mon frangin, il s’agit de réservation d’emplacements pour les sociétés de tournage de films. C’est comme ça que tu es entré dans le monde du cinéma ?

Je suis un accident dans ce métier. C’est le réalisateur Rachid Djaïdani qui m’a repéré aux soirées de mes frangins. J’ai deux frères qui ont le label Big Cheese Records, à fond dans la funk et la soul. Je le voyais régulièrement parce que je faisais pas mal la sécurité pour ces soirées car on considérait que je savais parler aux jeunes des quartiers. Rachid aimait ma ganache, il aimait ma gueule. Un jour il a proposé d’écrire un film sur nos histoires, il en avait marre que des gens qui viennent d’ailleurs racontent nos histoires à nous. Un peu comme La Haine qui raconte la banlieue à travers le prisme d’un bourgeois. La même année sortait Hexagone de Malik Chibane qui est resté deux jours en salle. Ce film parlait réellement des banlieues. La Haine est une accumulation d’effets de style, de clips très bien réalisés. Mais il n’y a aucune étude sociologique sur les banlieues, rien. Un film comme Thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef parle vraiment des banlieues, comme Céline parle des quartiers quand il était médecin dans les villes de banlieue, sa vision de l’organisation de la société chez les ouvriers est d’une véracité… Il ne raconte rien et tu vois tout. Il n’explique rien, mais tout est dit.


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En parlant de films engagés, tu es aussi l’auteur d’Indigène de la nation, un livre éminemment politique…

Ce livre c’est mon histoire. Mes questionnements concernant l’absurdité autour de mon identité. Indigène de la nation est non seulement un acte politique, mais aussi un hurlement de colère. Je suis né en France en 1960 à Nanterre, donc en métropole, et je me retrouve encore avec une carte de résidence. Je n’ai pas le droit de vote et je ne suis pas français. Ce qui a généré cette colère et ce travail d’écriture, c’est mon travail d’acteur. Aujourd’hui je suis sollicité dans pas mal de pays dont les Etats-Unis, autant dire que cette situation complique souvent mes déplacements professionnels. Tu es rentré la semaine dernière d’un tournage de plus de trente jours aux côtés de Tony Gatlif qui s’est passé en Camargue, c’était comment ?

Je joue le rôle de Ulysse, un manadier (éleveur de troupeaux de chevaux et de taureaux, ndlr). C’est l’un des rôles principaux, je joue un type qui récupère des jeunes en passe de devenir majeurs ayant eu pas mal de démêlés avec la justice. Le sursis peut se transformer en ferme et je suis donc leur dernier recours. Ulysse n’essaie pas de les guider mais de leur apprendre le métier de gardian, très vite on se rend compte qu’au contact des animaux, les jeunes redeviennent innocents, leur rage n’existe plus. Tout ça c’est aussi l’histoire de Tony Gatlif. Il y a un jeune, dont le rôle est tenu par David Murgia, avec qui Ulysse tisse des liens, c’est quelqu’un en quête d’identité qui a une colère qu’il n’arrive pas à contenir face à l’injustice, quelle qu’elle soit. Il devient utra-violent. Toute l’histoire se construit

autour de leur rencontre, des chevaux et bien évidemment la Camargue qui est le personnage principal. Tu connaissais un peu le territoire ?

Je ne connaissais pas mais aujourd’hui je suis un vrai gardian : je sais monter à cheval, je sais faire le tri des taureaux. Dis-toi que je parle même le provençal dans le film. Quitter un rôle doit être difficile quand tu t’imprègnes à ce point, non ?

Oui, je suis encore entre deux eaux, je ne suis pas encore redescendu. C’est super dur de revenir à la vraie vie. Ce rôle est très fort et il faut vite que je recommence un autre film pour pouvoir sortir du personnage d’Ulysse. Le provençal ça me reste (il déclame un texte, ndlr), et il suffit que je boive deux bons canons pour que tout me revienne parfaitement ! Comment en es-tu venu à t’intéresser au vin ?

En buvant. Puis j’ai découvert le vin nature par le biais de Kamel Tabti le patron du Grand Huit chez qui j’étais client. On était voisins des Abbesses, c’est un mec du 18e… Kamel était aussi un client de La Mascotte, j’aimais bien y aller à l’époque. C’était un petit bar où tout le monde se mélangeait, les parents, les voyous, les artistes. Kamel je l’ai rencontré vers 2008, on buvait des coups puis quand il a créé Le Grand Huit en 2009, c’est devenu ma cantine. J’y allais tout le temps, j’y ai ramené mes potes du show-biz qui avaient un peu de blé. Des auteurs, des réalisateurs, des comédiens, des chefs opérateurs. Des gens qui aiment bien manger et bien boire.


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« Ce que j’aime plus que tout, c’est les bouibouis où ça sent bon la mama qui fait la cuisine. J’essaye d’aller là où il y a le peuple, c’est comme ça que j’aime voyager et découvrir. »


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Quels sont les vins que tu aimes bien ?

J’aime beaucoup les vins du Jura. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus digeste, de plus goûtu… Qu’est-ce que tu veux de plus ? Comme les vins de Philippe Bornard qui m'a présenté tout le monde dans la région... Je pense aussi à Fabrice Dodane et bien évidemment à ceux de Ganevat. J’aime aussi les vins du Beaujolais comme ceux de Kéké Descombes. Est-ce que tu as un lien fort avec la cuisine ?

Oui mais je ne cuisine pas, on a toujours cuisiné pour moi. Ma mère devait cuisiner pour une famille nombreuse donc elle faisait surtout une cuisine traditionnelle algéro-berbère ou des plats de pauvres. Par exemple, des frites mélangées avec des œufs, c’est super bon. Étant un grand amateur de cuisine grecque, est-ce que tu vois des similitudes avec la cuisine de ta mère ?

Bien-sûr, une façon de faire assez simple avec des produits méditerranéens comme l’huile d’olive, les courgettes, les aubergines, les tomates, la salade… « Qui mange salade, jamais malade ». Mon père était berger quand il avait 9-10 ans au début des années 30. Quand il partait travailler, il avait juste un bout de pain que sa mère avait fait dans un four en pierre, un oignon, une tomate et c’est tout. Pas de sel, rien. Il n’avait pas grand chose et il regardait ses brebis toute la journée. Quand il nous raconte ça, c’est comme écouter un poème.

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T’as l’impression qu’il mangeait chez Ducasse quand il te parle de ces instants simples qui le rendaient heureux. Et finalement c’est ce que tu aimes aussi, la cuisine simple…

Pour te dire la vérité je suis assez chauvin mais la cuisine grecque j’adore ça. Ce que j’aime plus que tout, c’est les bouibouis où ça sent bon la mama qui fait la cuisine. J’essaye d’aller là où il y a le peuple, c’est comme ça que j’aime voyager et découvrir. Tu as dû te régaler à Arles d’ailleurs !

J’ai mangé au Gibolin pendant 4 mois, c’était ma cantine. Le restaurant est tenu par Brigitte Cazalas et Luc Desrousseaux. C’est très très fin côté cuisine. À Paris j’ai mes habitudes au Baratin… J’ai non seulement un faible pour la cuisine de Raquel mais aussi pour le personnage de Pinuche. On partage la même passion pour la musique et la littérature, même si on n’est pas toujours d’accord ! Ce que j’aime c’est m’asseoir au comptoir et discuter avec lui. J’aime bien aller dans les endroits où je connais les gens mais il faut que l’assiette suive ! Alexandros Rallis verse une généreuse rasade d’huile d’olive Profil Grec sur des morceaux de pain qu’il saupoudre de flocons de piment séché.

On dirait qu’il est l’heure de passer aux choses sérieuses. Bon ap’ ! • → Profil Grec, 7 Rue de Savies, 75020 Paris


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société

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Des souvenirs ils en ont plein l’assiette. La tchoutchouka à l’algérienne de maman pour l’un, les albondigas de Mamie pour l’autre… Ensemble, Djelissa Latini, designer graphique et Robert Mendoza, chef du Saint Sébastien, ont créé Emotional Eating. “Le nom se réfère à l’idée de supprimer les émotions négatives en mangeant”, expliquent-t-ils. Au menu de ce projet culinaire concocté avec amour à retrouver sur Instagram, une myriade de recettes héritées de proches, inspirées d’émois gastronomiques, d’une humeur, le tout illustré de photos et d’anecdotes aux petits oignons. → Emotional Eating, @_emotional_eating_

DA & Photos Chloé Gassian / Style Sophie Aprile / Coiffure et maquillage Margot Moine / Modèles Djelissa Latini et Robert Mendoza / Réalisé à La Montgolfière, Paris 10e

Emotional eating


Djelissa : Chemise VANS, jean’s LEE, sneakers NEW BALANCE, bague VIBE HARSLØF Rob : Veste MAISON STANDARDS, polo AIGLE, pantalon UNIQLO, sneakers SANDRO, casquette THE NORTH FACE


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Rob : Tablier MAISON STANDARDS, T-shirt PATAGONIA, casquette AIGLE


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Djelissa : Robe et jupe UNIQLO x MARIMEKKO, sandales THE NORTH FACE, bague et bracelet VIBE HARSLØF

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À GAUCHE Djelissa : Robe et slides Y-3, bracelet et bagues VIBE HARSLØF Rob : Polo UNIQLO, short MONKI, chaussettes et sneakers VANS À DROITE Djelissa : Combinaison CORALIE MARABELLE, slides Y-3, bague et bracelet VIBE HARSLØF

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Paris retrouvé

Textes avec l’aimable

collaboration de My Little Paris

Mais dis-donc, t’as changé, non ? Tes rues sont plus tranquilles, tes habitants plus calmes, tes parcs plus sauvages… Cet été, Paris retrouve son esprit de village. On redécouvre ses placettes arborées, ses guinguettes sur les quais, ses terrasses improvisées. Allégée de ses touristes et remplie de vélos, la capitale sera une destination estivale pour Français déconfinés. Chez My Little Paris, on a fait le plein d’adresses fraîches de saison, mais on en profite aussi pour retrouver nos premiers amours, au pied du plus vieil arbre de Paris ou sur un banc public. On a mis un peu de tout ça dans les pages de Mint. Cet été, Paris est à vous.


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Sous le soleil

À l’ombre

Bien planquée

Banc public

Square sage

→ Caché, 23 Villa Riberolle, 75020 Paris

→ Croisement de la rue SaintVincent et de la rue de la Bonne, 75018 Paris

→ Square René Viviani, 75005 Paris

Tapie au fond d’une impasse, c’est exactement le genre d'adresse qui mérite de traverser tout Paris. Parce qu'une ancienne imprimerie sous verrière où l'on peut bruncher avec le soleil en plein pif, ça ne se trouve pas à tous les coins de rue. Et sa toute nouvelle terrasse arborée donne encore plus envie de venir jouer à cache-cache.

D'abord grimper 450 marches. Puis se hisser sur les épaules de Montmartre, contourner le Sacré-Cœur sur la droite, longer un parc. Vous y êtes : sur votre droite, une rue pavée qui mène vers des vignes. Sur votre gauche, un petit jardin. Derrière vous, un brin de vue sur Paris. Et juste en face, le Sacré-Cœur.

Terrasse à palmiers

Banc (en) public

→ Cali Sisters, 17 rue Notre Dame des Victoires, 75002 Paris

→ www.c-o-n-t-a-c-t.fr

Installez-vous sur cette table

là-bas, sous le gros palmier, avec un Flat white (espresso + lait végétal), enfilez vos lunettes de soleil… On s’y croirait non ? Juste sous le soleil de Malibu, chez Cali Sisters, nouvelle cantine californi-cool qui devait ouvrir en mars et qui compte bien se rattraper cet été.

Ici, pas de pigeon tyran, pas de touriste kodakant, et pas d'amoureux se bécotant. Parce que ce banc, il est en représentation. C'est le plus petit théâtre du moment : 2 comédiens, 1 banc et 8 spectateurs munis d'écouteurs, et assistant à bonne distance à une pièce jouée en extérieur. Ça s'appelle C.O.N.T.A.C.T et ça va durer tout l'été.

Il habite Paris depuis 419 ans. Il en a vu défiler des premiers baisers, des confidences éhontées, des amours écorchées. C’est le plus vieil arbre de Paris, un robinier planté en 1601. On se cale à l’ombre de son feuillage avec sa lecture de plage et on lui confie ses rêveries.

Balade chlorophylle → Parc de la Poudrerie, Allée Eugène Burlot, 93410 Vaujours

Bye bye les klaxons et les couloirs de bus : montez sur un vélo pour un aller direct Stalingrad -> Airpurdelaforêt en 52 minutes. Vous voyez les pistes cyclables qui longent le canal de l'Ourq ? C’est facile, toujours tout droit. Au fil de l'eau, vous croisez péniches, canaux et canards, vous traversez le parc de la Villette, et vous débarquez au Centre National de Danse de Pantin. Soif ? Arrêtez-vous 5 min plus loin à la guinguette


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La terrasse du Wanderlust Street Food, au bord de la Seine, Paris 13e.

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Romain Ricard

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Marin Montagut devant sa boutique, Paris 6e.


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des Grandes Serres de Pantin. On continue sur le chemin de halage et on croise le parc de la Bergère, la ville de Bondy, des joueurs de pétanque, des kayakeurs, des fous de barbecue, des hangars plus ou moins désaffectés. Puis des arbres, des arbres et bientôt… Le Parc de la Poudrerie,137 hectares de chlorophylle, à se rouler dans l’herbe.

Boulevard Méditerranée → Médiathèque Françoise Sagan, 8 Rue Léon Schwartzenberg, 75010 Paris

La deuxième plus grande médiathèque de Paris, dans un jardin méditerranéen rempli de palmiers, sur l’emplacement d’une prison qui a accueilli le Marquis de Sade et Mata Hari, le tout à deux secondes et demie du boulevard Magenta. Il faut connaître pour la trouver mais après, on a envie d’y passer l’été. Apporter un livre, écouter le silence et ne plus bouger.

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Paris en boutique

Les pieds dans l’eau

Cabinet de curiosités

Guinguette active

→ 48 rue Madame, 75006 Paris

→ Port de Javel Bas, 75015 Paris

Si Paris ouvrait une boutique, elle s'installerait illico chez Marin Montagut. Elle s'allongerait sur sa méridienne et elle n'en bougerait plus. L'artiste parisien a ouvert mi-juin son cabinet de curiosités, rempli d'objets touchants : vaisselle en verre soufflé parsemée de mots doux, foulards en soie qui révèlent les courbes de la butte Montmartre, livres secrets. Complètement suranné. Complètement charmant.

Des transats impatients, des ateliers yoga, des massages, un marché des créateurs, un potager partagé, des ateliers recyclerie… La liste des activités que propose La Javelle, une péniche très inspirée, est looooongue. Mais le soir, c’est toujours bal costumé (ohé ohé).

Tenue de déconfinement → 20 rue d’Hauteville, 75010 Paris

Les foulards ont des couleurs de Méditerranée, les cravates se parent de rayures marines, les noeud pap' paradent en seersucker, même les masques de rigueur se détendent en toile de Jouy. Le vestiaire masculin va prendre un coup de frais chez Cinabre, la boutique d’accessoires made in Loir-etCher, qui attendait la fin des réu Zoom en pyj’ pour prendre sa revanche.

Fast-good → 32 quai d’Austerlitz, 75013 Paris

Plus question d'être collés-serrés avec des Spritz et des voisins. C’est au nouveau Wanderlust Street Food qu'on passera l’été. 1500 m2 de tablées et d'allées pour circuler. Avec Alexia Duchêne dans la cabine de pilotage pour la popote et une vue permanente sur le ciel de Paris, c’est la grande terrasse sur Seine qu’il nous fallait. Pour être avec les uns et les autres sans être les uns sur les autres.


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Sur les pas de Lou Doillon à Paris Texte Anouchka Crocqfer Photo Cameron Maccool

Parisienne, elle l’est, indéniablement. De sa plus tendre enfance à sa vie d’adulte passée sous le regard bienveillant du Génie de la Bastille, l’artiste Lou Doillon nous parle de Paris, sa ville enfin retrouvée. Après avoir adouci nos après-midis de confinement via son compte Instagram en musique et en poésie, elle partage avec nous ses états d’âmes, ainsi que ses adresses capitales.

Mint Quel est ton attachement à la ville ? Lou Doillon C’est une « petite » capitale, grande comme un mouchoir de poche. Un musée en plein air, qui avance et garde les empreintes du temps, des événements. Des quartiers qui se racontent, par le nom des rues, des écoles, des statues ; une ville qui s’apprend, toujours une plaque qui fait le lien, une explication des personnes derrière les noms des rues… Paris est un personnage à part entière. Je n’y suis jamais

seule, toujours avec elle. Une ville femme, protégée par des symboles essentiellement féminins, par Sainte Geneviève, par NotreDame, par la tour Eiffel, par ses statues de femmes, partout dans la ville, qui encerclent les places, qui les gardent. Quelle serait ta journée idéale à Paris ?

Une journée où je n’ai rien à faire, où je peux marcher, flâner, me perdre et me retrouver. J’aime parcourir cette ville à pied ou à vélo. Me perdre chez les libraires, dans les cours


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cachées, dans les jardins de la ville. J’aime la voir, voir les gens qui la traverse, les bords de Seine, les terrasses. Chercher en l’air, les balcons cachés, les toits, les cheminées. Je trouve des solutions, des chansons, en marchant, et c’est la meilleure ville pour le faire. Un quartier que tu aimes par dessus tout ?

J’aime le 11e arrondissement, j’y habite depuis une vingtaine d’années près du marché d’Aligre, mon préféré à Paris. J’aime partir de chez moi, et couper Paris en deux, suivants les quais, jusqu’a la place de la Concorde. Rive gauche ou rive droite, ça dépend de l’humeur de la ville. Il y a un dynamisme dans le 11e qui est très singulier. Une mixité autour du plaisir de la vie, de la bouffe, de la musique, de l'artisanat et de la picole ! As-tu quelques adresses à nous recommander ?

Mokonuts, un mini spot pour café et déjeuner japonais/libanais délicieux, Clamato pour ses fruits de mer, Le Siffleur de Ballons pour ses vins natures et ses tapas, Waly-Fay pour ses assiettes sénégalaises, Maison Pos pour ses légumes, le libraire Page 189 et bien d’autres encore… Un coin de nature à (re) découvrir ?

J’aime les guinguettes du bord de Marne, pour une bière et des frites, au printemps ; la place des Vosges quand il pleut, le Jardin des Plantes en hiver et le Bois de Vincennes en été.

L’endroit idéal pour un déjeuner en plein air ?

La merveille des pique-niques en bord de Seine. Qu’est-ce-qui t'a le plus manqué pendant le confinement ?

La ville comme je la connais, envahie. Paris m’a manquée, je suis restée chez moi, en fond de cour dans le 11e, je n’arrive toujours pas à m’en défaire. Elle commence à reprendre ses marques, et donc bientôt, je pourrais la laisser pour mieux y revenir. J’ai ressenti la grande différence entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis. On ne vit pas le déconfinement pareil. Je pense que nous sommes encore un peu sous le choc. Il y a eu un moment magique, peut-être en 4/5 semaines de confinement. Ceux qui y étaient avaient l’impression que la ville fusionnait avec la nature. Entendre les clochers, les oiseaux, les mouettes… C’était tout de même assez incroyable et paisible. • LES ADRESSES DE LOU DOILLON À PARIS : → Marché d’Aligre, rue d'Aligre et, Place d'Aligre, 75012 Paris → Mokonuts, 5 rue Saint-Bernard, 75011 Paris → Clamato, 80 rue de Charonne, 75011 Paris → Le Siffleur de Ballons, 34 rue de Cîteaux, 75012 Paris → Waly-Fay, 6 rue Godefroy Cavaignac, 75011 Paris → Maison Pos, 90 rue de Charonne, 75011 Paris → Page 189, 189 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75011 Paris


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BONNES ADRESSES

Pour célébrer Paris dans ce numéro un peu spécial, nous avons demandé à quelques connaisseurs émérites de nous raconter quels étaient les restaurants qui leur manquaient le plus. Entre anecdotes, cuisine et habitudes, petit tour d’horizon des lieux qui font Paris. Textes

Déborah Pham


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Magnus Nilsson Ancien chef du restaurant Faviken et directeur de MAD Academy Je ne suis allé chez Bruno Verjus qu’une fois, c’est quelqu’un que je connaissais d’une vie antérieure, de l’époque où j’étais chef à Faviken et où il était critique culinaire. C’est l’un des premiers à être venu en 2010. J’ai appris par le biais d’un ami qu’il allait ouvrir son restaurant et je me suis dit « Oh non, quelle mauvaise idée… » Beaucoup s’y sont essayés mais peu de gens extérieurs au milieu rencontrent un succès sans avoir jamais travaillé dans un restaurant, c’est un métier à la fois complexe et risqué. Mais cette fois j’ai eu tort. J’y suis allé il y a un an et demi et j’ai découvert un lieu tout à fait unique. Bruno fait les choses comme il le sent et selon ses goûts. Personne ne lui a appris et il y a presque chez lui un côté anti-système. En regardant autour de moi, je voyais que les autres clients étaient contents d’être là et que, pour beaucoup, ce n’était pas leur première fois. Ce qui m’a marqué, c’est que j’ai eu le sentiment que le chef cuisinait pour moi, ce qui rendait l’expérience unique. C’est une sensation que j’ai de moins en moins quand je vais au restaurant car il me semble parfois que les chefs cuisinent pour eux, les médias ou Instagram. Certains semblent davantage dans une compétition et ne font plus ce métier pour nourrir et faire plaisir.

Bruno Verjus fait ce qu’il aime et ce qu’il veut, on sent qu’il n’a nul besoin d’impressionner, il n’a de souhait que de contenter le client. De manière générale, les produits en France sont très bons mais on les retrouve dans d’autres adresses. Chez Table, on fait la différence entre ce qui est exceptionnel et ce qui ne l’est pas et peu de restaurants peuvent se targuer de faire la distinction.

TABLE 3 rue de Prague 75012 Paris


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Nicolas Clerc Fondateur du café Télescope (Paris) biance. Parfois je me dis qu’ils pourraient me donner des cacahuètes, au final j’y vais pour les voir.

Élise Toïdé

Le Baratin est le resto qui me manque le plus. Tu termines ta journée, tu tournes un peu en rond et t’as pas envie de cuisiner mais t’as envie de te faire du bien. Et donc tu montes à Pyrénées et tu arrives au Baratin. J’y vais seul car c’est mon plaisir : à la fin de la journée après avoir travaillé au café, je réalise que j’ai vu plein de monde alors avoir des conversations, c’est parfois trop. Pinuche, qui est en salle, est assez taiseux pour qu’on soit bien juste tous les deux quand je m’assieds au comptoir. En principe, j’y vais pas trop tard pour avoir de la place et parce que je me convaincs que je vais partir tôt, et à chaque fois ça ne rate pas, je pars beaucoup trop tard. Parmi les plats que j’aime, je pense à la cervelle, c’est quelque chose que tu ne fais pas chez toi, et même si tu le faisais chez toi ça ne serait pas aussi bon. Raquel fait ça avec un beurre citronné et des petites pommes de terre vapeur… La texture, le goût, tout est merveilleux. Je n’ai jamais commandé de vin là-bas, il faut laisser faire ! Mon rituel est bien huilé : j’arrive, je prends un canon puis je commande deux entrées et un plat, toujours. Un jour, j’ai fait deux entrées et un rognon, j’ai vu un rognon entier repartir en cuisine car le client n’aimait pas… J’ai donc mangé son plat. J’ai fait des records de n’importe quoi au Baratin,

la cuisine est hors-normes mais c’est surtout l’ambiance. Parfois je me dis qu’ils pourraient me donner des cacahuètes, au final j’y vais pour les voir.

LE BARATIN 3 rue Jouye-Rouve 75020 Paris


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Ava Mees List Sommelière du restaurant Noma (Copenhague) Pouvoir m’attabler dans un restaurant à Paris sonne comme un rêve éveillé, tout comme le simple fait de pouvoir rentrer à Paris. Après quelques années passées là-bas, cette ville est devenue ma seconde maison juste derrière Amsterdam. Je ne peux que me délecter à l’idée de me promener sous les colonnes du Palais Royal, prendre un café à Téléscope ou rouler à vélo tandis que les bus me klaxonnent. Mais qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un repas du dimanche chez Clamato. J’ai envie d’en découdre avec un énorme et généreux plateau d’huîtres depuis des mois maintenant. Et zut, je vais même commander des bulots bien que je ne comprenne jamais leur intérêt (autant avaler une cuillère de mayonnaise toute seule selon moi). Bref, j’aime arriver là-bas sur les coups de 16h30, quand la moitié de l’équipe est en pause, que la lumière décline joliment et qu’une place est tout de suite disponible. Ah, quel plaisir. Bien-sûr Septime est fantastique, mais j’aime tellement cette cuisine merveilleuse, les murs peints en vert, le jardin verdoyant dans la cour intérieure, m’asseoir au coin du bar dans l’entrée, parler aux gens qui passent, partager des assiettes, recommander nos favorites, la sélection musicale dans les toilettes, les fleurs sur le rebord de la fenêtre et tout le reste. J’ai aimé chaque visite, de la première en 2014, accompagnée

de mon copain de l’époque et d’une affreuse gueule de bois, en passant par la fois où j’y ai amené mon père, jusqu’à mon dernier passage accompagnée de cinq italiens. Bien-sûr, un repas chez Clamato va de pair avec une fin de soirée à la Cave Septime. J’aime y croiser par hasard une foule de gens que je connais une bouteille de gamay à la main. Bref, un rêve éveillé.

CLAMATO 80 rue de Charonne 75011 Paris


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Margaret Lam aka @little_meg_siu_meg Food Traveler Mon choix peut paraître très prévisible mais je pense à L’Arpège. J’y suis allée 27 fois en tout, il m’est même arrivé d’y aller 2 ou 3 fois lors d’un séjour à Paris, une fois n’est jamais assez ! La première fois que je m'y suis rendue, j’ai senti que j’aimais bien ce restaurant. La seconde fois, j’ai pensé que c’était mon restaurant favori à Paris et plus j’y allais, plus je l’aimais. C’est finalement devenu mon restaurant préféré au monde. Vous savez, parfois, il y a des restaurants qu’on adore et qui, pour une raison ou une autre, finissent par perdre leur

étincelle… Un peu comme dans un mariage ! L’Arpège me fait ressentir de l’amour à chaque fois, voilà pourquoi notre histoire dure depuis des années ! Vous ne pouvez pas trouver une autre personne capable de faire ce qu’il fait, nulle part ailleurs dans le monde. C’est extrêmement séduisant. Outre l’exécution des plats, ce sont les idées, les associations, l’originalité… Il y a beaucoup de plats parfaitement exécutés qui sont ennuyeux et je n’en veux plus. L’Arpège n’innove pas, il n’y a pas eu de percées innovantes. C’est plus des moments où l’on se dit « pourquoi je n’y ai pas pensé avant ? » car ils arrivent à présenter des ingrédients qu’on connaît et qu’on utilise souvent sous un jour différent. Je pense à la pomme de terre fumée avec les cèpes et le vin jaune ou au minestrone avec les palourdes et l’anguille fumée. Il y a aussi ce que le chef appelle « les chimères », avec l’association spectaculaire de deux viandes comme l’agneau et le pigeon, c’est du génie.

L’ARPÈGE 84 rue de Varenne 75007 Paris


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Raphaële Marchal Journaliste food

Je suis tombée amoureuse de Garance en deux fois. J’y suis allée pour la première fois il y a six ans avec un ami d’enfance, c’était une invitation et j’étais fière comme un coq car je débutais dans ce métier. J’étais contente de venir dans un restaurant gastronomique et étoilé. Ça a été un des plus beaux dîners de ma vie. J’avais adoré le restaurateur, Guillaume Muller qui était autrefois sommelier chez Alain Passard. Ce que j’aime chez Garance, c’est que le restaurant n’est pas incarné par un chef mais par Guillaume. Souvent le chef est un peu la star dans les restos. D’ailleurs ici, il n’y a pas de star. J’y suis retournée il y a deux ans pour qu’il me raconte un peu l’histoire de sa ferme dans le Limousin et j’y ai refait un des plus beaux repas de ma vie. À cette occasion, il me raconte que son chef de l’époque, Alexis Bijaoui, trouvait choquant de jeter toutes les barquettes en plastique contenant les herbes aromatiques. Guillaume se souvient que sa famille a une ferme dans le Limousin et leur propose de prendre toute la production s’ils se remettent à l’exploiter pour Garance. Ainsi, il se retrouve avec du miel, des herbes, des fruits, des légumes et même de la viande. Guillaume n’en fait pas un axe de communication, il est humble.

D’ailleurs aujourd’hui le resto accueille des notables fortunés, a une étoile au Guide Michelin et continue malgré tout à se faire tout petit. J’ai été particulièrement marquée par deux plats, j’y ai mangé une moussette, une sorte de petit crabe à la chair fine et légèrement sucrée, avec du radis noir et de la livèche… C’était fou. Il y a aussi sa brioche feuilletée toute beurrée qu’il sert à l’apéro, c’est bon à crever. Dans l’ensemble, la cuisine est très végétale et d’un coup t’as une grosse côte de bœuf qui s’invite à table. Chez Guillaume, un céleri ou une pièce de viande sont considérés à même échelle, sont aussi jolis l’un que l’autre et doivent être sublimés de la plus belle manière. Et pour accompagner tout ça, des vins magnifiques… J’ai hâte d’y retourner.

GARANCE 34 rue Saint-Dominique 75007 Paris


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