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Quand art et mode se retrouvent : Louis Vuitton x Yayoi Kusama
L’ART DE LA MODE YAYOI KUSAMA
PASS ION POIS Texte Soline Delos Photos Corentin Leroux
Dans le cadre d’une collaboration exceptionnelle, l’artiste plasticienne japonaise Yayoi Kusama, impératrice de l’art infini, marque de son empreinte unique l’univers de Louis Vuitton. Il s’agit d’un pas de deux vertigineux et pop en deux actes*, qui réaffirme avec force la relation entre mode et art.
Trench-coat, sac Onthego MM avec imprimé Infinity Dots, mocassins Academy avec détails en métal 3D argenté, le tout magazine ELLELouis Vuitton x Yayoi Kusama. 87
À gauche : manteau avec imprimé Painted Dots, pantalon cargo avec imprimé monogramme et Painted Dots, sac à dos Christopher MM avec imprimé Infinity Dots, baskets LV Trainer, le tout Louis Vuitton x Yayoi Kusama.
À droite : veste avec imprimé Infinity Dots, top court en maille sans manches, minijupe, sac à main en cuir Twist PM avec imprimé Infinity Dots, bottines Shake, le tout Louis Vuitton x Yayoi Kusama.
Yayoi Kusama, 93 ans, n’a pas usurpé son statut d’artiste culte. Son look enfantin et iconique – légendaire perruque rouge et robes choisies avec soin pour refléter ses créations –, semblant tout droit surgi des pages d’un conte de fées hallucinogène, lui vaut d’être idolâtrée autant que respectée pour son travail. Ce dernier fait en effet régulièrement l’objet d’expositions dans les plus prestigieux musées du monde entier. Yayoi Kusama est connue pour ses installations truffées de pois, ses ondulations organiques et ses miroirs répétés à l’infini entraînant les spectateurs dans un voyage vertigineux. Dernier fait d’armes de la bien nommée Princesse aux petits pois ? Une collaboration XXL avec la marque Louis Vuitton. Tout a commencé par une malle que l’artiste a décorée de ses emblématiques pois, qu’elle a ensuite présentée au malletier dans le cadre de leur première collaboration. C’était en 2012. Véritable chef-d’œuvre, la proposition de l’artiste japonaise a suscité chez Vuitton le désir de repousser encore plus loin les limites de l’expertise artisanale de la maison. L’idée est née de travailler main dans la main avec la créatrice, lui laissant cette fois carte blanche pour qu’elle puisse insuffler son génie à tous les produits de la marque : sacs, mode féminine et masculine, chaussures, lunettes de soleil, bijoux et même parfums, dont certains se nichent dans une mini-malle qui semble directement inspirée de celle imaginée par la créatrice. Cette collaboration exubérante et décalée se déclinera en deux actes, d’abord début janvier, puis le 31 mars, dans des environnements immersifs créés par l’artiste elle-même à l’occasion d’une mise en abyme. La collection reprend la quasi-totalité des symboles chers à Yayoi Kusama, y compris ses pois peints, ses boules miroitantes, ses fleurs psychédéliques et ses Réseaux d’infini, au cœur d’une rétrospective présentée sous le prisme de la mode qui voit les pois occuper fièrement le devant de la scène.
Pour comprendre l’obsession de l’artiste pour ces éléments visuels, il faut remonter à son enfance, au cours de laquelle elle a été confrontée pour la première fois au monde de la mode. Née en 1929 dans un Japon très traditionaliste, Yayoi Kusama est hantée dès son plus jeune âge par des hallucinations. À dix ans, après avoir aperçu un motif de fleurs rouges sur une nappe, celui-ci s’est instantanément gravé sur sa rétine, apparaissant ensuite partout où son regard se posait – d’abord sur le plafond, puis sur les murs et le sol, et finalement sur son propre corps. Les fleurs rouges ont explosé pour donner naissance à des gouttes, devenues à leur tour des pois. Ceux-là mêmes qui constellent maintenant ses créations, ses sculptures molles, ses peintures et les murs de ses installations, au point d’engloutir le spectateur dans la répétition infinie du même motif. Une façon pour l’artiste de reprendre possession d’un monde qu’elle ne maîtrise pas. L’art s’affirme alors comme seul moyen viable de guérir ses blessures mentales. À 28 ans, Yayoi Kusama part tenter sa chance aux États-Unis. Une fois installée à New York, elle multiplie les performances sauvages, érigées au rang d’audacieux brûlots sociaux. Un happening défraie tout spécialement la chronique, lorsque des danseurs nus aux corps peinturlurés de pois descendent dans la rue en brandissant des pancartes pour exprimer son opposition à la guerre et défendre la libération sexuelle. C’est pendant son séjour à Manhattan qu’elle décide pour la première fois d’utiliser les vêtements pour exprimer son art, elle qui confectionnait ses propres tenues depuis l’adolescence. Elle crée sa propre marque éponyme, Kusama Fashion, annonçant son lancement par un communiqué de presse provocateur : « Pourquoi ressembler aux autres ? Défiez l’ordre établi ! Vous n’avez donc pas de personnalité ? Exprimez-la ! »
« À l’époque, la mode et l’art étaient deux sphères totalement distinctes, mais je me suis toujours moquée de cette dichotomie », confiera-t-elle plus tard. « La mode me permettait d’explorer de nouveaux univers. » Sa collection inaugurale est un feu d’artifice de pantalons à pois et robes psychédéliques qu’elle porte elle-même lors de ses performances iconoclastes. À pied d’œuvre dans son loft de Greenwich, elle dessine, coupe, coud et assemble, entourée de professionnels de l’industrie qui l’aident à commercialiser plusieurs collections où les textiles sont autant de toiles donnant corps à son Manifeste de l’oblitération de 1960, dans lequel elle déclarait : « Ma vie n’est qu’un point, perdu parmi des milliers d’autres. » Petit à petit, son style gagne en audace. Elle se met à concevoir des vêtements à partir de matériaux transparents ou pourvus de trous stratégiquement placés laissant entrevoir les seins, organes génitaux ou fesses de la personne qui les porte. L’onde de choc
YAYOI KUSAMA A REÇU CARTE BLANCHE POUR INSUFFLER SON GÉNIE À TOUS LES PRODUITS DE LA MARQUE
Bob réversible en coton avec imprimé et broderie Infinity Dots, veste avec imprimé Multicolor Dots, sac Petite Malle avec imprimé Painted Dots, bottines Silhouette avec imprimé Painted Dots, le tout Louis magazine Vuitton x Yayoi Kusama. ELLE 91
À gauche: casquette en coton avec imprimé Infinity Dots, top court sans manches en tricot, top bustier en cuir, mini-jupe en cuir, sac à main Capucines MM avec imprimé Painted Dots, bottines Silhouette avec imprimé Painted Dots, le tout Louis Vuitton x Yayoi Kusama.
Au milieu: top sans manches en maille, pantalon en denim Carrot, sac à main Alma BB avec imprimé Painted Dots, baskets LV Archlight avec imprimé Painted Dots, le tout Louis Vuitton x Yayoi Kusama.
À droite: doudoune avec imprimé monogramme et Painted Dots, pantalon de jogging, sac Keepall 25 avec imprimé Painted Dots, baskets LV Trainer, le tout Louis Vuitton x Yayoi Kusama.
suscitée par son œuvre se répand dans l’Amérique puritaine. Pourtant, mentalement épuisée par ses obsessions, l’artiste finit par rentrer au Japon en 1973, et se fait admettre dans un hôpital psychiatrique quatre ans plus tard. C’est là qu’elle a trouvé le lieu sûr dont elle avait besoin pour continuer à travailler frénétiquement chaque jour depuis son atelier situé à quelques kilomètres de l’institution. Aujourd’hui, elle continue à croire au pouvoir symbolique de l’art, utilisant la répétition infinie des motifs comme vecteur d’harmonie et de paix.
Son désir de diffuser son message à grande échelle demeure plus solide que jamais. À propos de sa collaboration avec Louis Vuitton, elle a déclaré : « J’y vois une opportunité de partager ma pensée et mon esthétique avec le plus grand nombre. » Pour garantir le succès de ce partenariat, Louis Vuitton a travaillé étroitement avec l’entourage de l’artiste, faisant valider les desiderata par Yayoi Kusama. Il s’agissait de déterminer les teintes parfaites, exactement les mêmes que celles utilisées par la plasticienne elle-même – parfois, pas moins de dix tentatives ont été nécessaires pour reproduire le bleu Kusama ! Sans parler des pois, qui devaient être placés avec une précision chirurgicale – une minutie qui ne diffère en rien de celle dont fait preuve la marque pour disposer ses monogrammes. Reproduire la texture et la brillance des peintures à pois de l’artiste sur les sacs et les pochettes représentait pour la marque un défi de taille. Tout comme le sertissage à la main de chacune des demi-sphères qui ornent les sacs Capucine et Cannes, ainsi que les blousons de motard et les robes métalliques de la gamme futuriste Metal dots. Une gamme qui rappelle l’une des actions les plus tonitruantes de l’artiste. En 1966, en réponse à sa non-invitation à la Biennale de Venise, elle a déversé un millier de boules miroitantes dans les canaux de la Sérénissime, baptisant son œuvre « Le Jardin de Narcisse ». Yayoi Kusama a même commencé à vendre les boules 2 dollars pièce aux passants, mais la police a rapidement mis un terme à ce spectacle ! Son audace, cependant, a payé : 27 ans plus tard, après avoir rencontré un énorme succès public à la fin des années 80, elle a représenté son pays à l’exposition la plus prestigieuse du monde de l’art, devenant du même coup la toute première femme à exposer en solo dans le pavillon du Japon. Aujourd’hui, l’art et la mode font plus que jamais bon ménage. Ce mariage d’amour – et de raison – n’a cessé de se consolider depuis l’aube du nouveau millénaire. Mais si on remonte aux premiers coups de génie de Stephan Sprouse, Murakami et Richard Prince, tous invités par Marc Jacobs à revisiter le monogramme, les liens entre les artistes et la planète mode ne datent pas d’hier. Chez Vuitton, les collaborations artistiques ont débuté il y a près d’un siècle lorsque l’esthète Gaston-Louis Vuitton, petit-fils du fondateur, a commencé à commander des œuvres destinées à décorer les boutiques Louis Vuitton. Mais le véritable précurseur en la matière n’est autre que le couturier Paul Poiret, quelques années auparavant. Picasso a même invité en 1916 l’écrivaine et collectionneuse Gertrude Stein à le rejoindre dans le show-room du maître couturier. C’était une adresse bien connue des stylistes de l’époque, qui regorgeait de créations avant-gardistes. Paul Poiret avait pour ambition de jeter des ponts entre le monde de l’art et celui de la mode. Il compte parmi les tout premiers couturiers à collaborer avec des artistes comme Robert Delaunay, André Derain, Brancusi, Picasso et Raoul Dufy. Sa jeune admiratrice, Elsa Schiaparelli, a quant à elle conçu des vêtements pour ses amis surréalistes, et notamment pour les artistes comme Dali, avec qui elle a travaillé pour créer le chapeau-chaussure et la cultissime robe homard. Ses créations ont été encensées par la presse de l’époque et en 1932, le « New Yorker » n’hésita pas à affirmer qu’« une robe Schiaparelli est une véritable peinture moderne ».
Quelques années plus tard, le fervent amateur d’art et collectionneur Yves Saint Laurent a commencé à s’inspirer de tableaux emblématiques, on pense à sa robe Mondrian de 1965 – qui a contribué à propulser l’artiste néerlandais sur la scène mondiale –, sa blouse Romane, une interprétation de la toile éponyme de Henri Matisse, et ses éblouissantes vestes brodées par la Maison Lesage dans les années 80, qu’il a ornées de sa propre version des Tournesols et Iris de Van Gogh. À la même époque, Jean-Charles de Castelbajac a invité ses amis artistes Hervé Di Rosa, Gérard Garouste, Jean-Charles Blais et Ben à peindre directement sur des tuniques blanches, créant ainsi un art prêt-à-porter. Excellente nouvelle pour toutes et tous : la nouvelle collaboration entre Yayoi Kusama et Louis Vuitton inaugure un nouveau chapitre de ce pas de deux créatif et vertigineux.
« MA VIE N'EST QU'UN POINT, PERDU PARMI DES MILLIERS D'AUTRES »
YAYOI KUSAMA
*L’acte 1 a été dévoilé le 1er janvier 2023 en Chine et au Japon, puis dans le monde entier le 6 janvier. L’acte 2 sera dévoilé le 31 mars.
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NIC HARTLEY