La Corse, au siècle des Lumières Le xviiie siècle est, de façon incontestée, le « grand siècle des Corses » : celui qui a vu naître Pascal Paoli, en 1725, et Napoléon Bonaparte, en 1769. Mais l’abondance justifiée de la littérature concernant ces deux personnalités hors du commun ne doit pas, ne serait-ce que pour mieux les comprendre, sous-estimer le mouvement général de la société, c’est-àdire les quatre générations d’hommes et de femmes, qui ont traversé ce siècle, en Corse ou en relation avec la Corse. Car ce siècle est en même temps, du point de vue européen, pour ne pas dire universel (c’est celui de l’indépendance des États-Unis d’Amérique), le siècle des Lumières. Et ces dernières éclairent l’histoire de l’île, avant même 1730. Il est peu fréquent dans l’histoire européenne d’observer la force du contraste entre l’obscurité dans laquelle la Corse est tenue depuis presque toujours et, en tout cas, depuis plus d’un siècle et demi, et l’intérêt souvent passionné qu’elle suscite, dès le début des années 1730 : jusque-là qui savait, en dehors de quelques marins, diplomates ou érudits, où se trouvait la Corse, qui vivait sur son sol et comment, ce qu’elle comportait en son sein ? Comme tous les historiens l’ont observé, les premières cartes de l’île ne se multiplient précisément qu’à partir du début des années 1730. Il est vrai que la nation corse – au sens premier, les natifs de l’île, dans leur majorité – entame alors une guerre de 40 ans, pour s’affranchir de la « tyrannie génoise », et fait de cette succession d’insurrections, la première révolution des Lumières, mais en même temps la plus méconnue, selon le mot du regretté Fernand Ettori. Dès lors, les grandes puissances (l’Empire, l’Espagne, la France, l’Angleterre ou le Piémont) se disputent pour savoir à qui la Corse doit, ou le plus souvent, ne doit pas appartenir, en même temps que les plus grands esprits du temps (Diderot, Voltaire, Rousseau, évidemment en désaccord) s’interrogent et se disputent de leur côté sur le véritable laboratoire des idées nouvelles qu’offre l’île pendant 40 ans et au-delà. Du reste, aucune coïncidence entre ces deux types d’intérêt soudainement suscité par la Corse, mais une cause commune : c’est que les Corses, et notamment leurs théologiens réunis à Orezza en mars 1731, ont inventé tout à la fois le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le concept moderne de nation ! Ceci explique pourquoi avec les Éditions Albiana nous avons souhaité créer une collection dédiée à une connaissance plus complète et parfois inédite du xviiie siècle corse. Pour cela, nous avons choisi une double entrée : l’une, la présentation d’essais contemporains ou de documents plus anciens, parfois inédits, du moins en langue française ; l’autre, la publication des actes des Rencontres historiques d’Île-Rousse, qui, au mois de juin de chaque année, réunissent méthodiquement les meilleurs spécialistes français ou étrangers pour débattre de chacune des phases de cette histoire révolutionnaire, à commencer par la trop méconnue période pré-paoline. Dominique Taddei Directeur de la collection
L’EUROPE ENTRE GUERRE ET PAIX Lucien Bély Université Paris-Sorbonne
LA SITUATION EN EUROPE AU DÉBUT DES ANNÉES 1730 Des incertitudes dynastiques font planer des inquiétudes sur l’avenir de l’Europe. L’Espagne ne renonce pas à l’Italie – elle a abandonné la Sicile sous la pression de la France et de l’Angleterre. La reine Élisabeth Farnèse incarne cette volonté1 : elle apporte ses droits sur la succession de Parme et de Florence. Son fils Don Carlos a pu obtenir ainsi le duché de Parme et s’y installer en 1732, tout en se faisant reconnaître comme héritier de Florence2. Cela ne suffit pas. N’oublions pas que les Corses ont proposé la souveraineté de l’île à Don Carlos et Camillo Doria, qui a intercepté un de leurs mémoires, transmet cette information à Gênes, comme l’ont rappelé Évelyne Luciani et Dominique Taddei3. Ce rapprochement entre les révoltés corses et une grande puissance correspond à un réflexe naturel dans les relations internationales. L’Empereur a une autorité sur le nord de l’Italie comme chef du Saint-Empire et, comme souverain d’Autriche, il a obtenu le Milanais, Mantoue, le royaume de Naples et celui de Sicile. Pour lui, se pose la question de sa succession car il n’a que des filles. Conformément à sa Pragmatique Sanction, il veut laisser ses domaines héréditaires à sa fille aînée, Marie-Thérèse, aux dépens de ses nièces, filles de son frère aîné, le défunt Joseph Ier, l’une ayant épousé l’Électeur de Bavière, l’autre l’Électeur de Saxe. Il veut aussi préparer un mariage entre Marie-Thérèse et le duc de Lorraine, François-Étienne, de façon à ce que celui-ci puisse obtenir la couronne impériale, mais la France ne peut accepter cette 1. María de los Angeles Pérez Samper, Isabel de Farnesio, Barcelone, 2003 ; Gigliola Fragnito (sous la direction de), Elisabetta Farnese, principessa di Parma e regina di Spagna, Rome, 2009. 2. Sur la situation de la cour d’Espagne, on peut se reporter à Sevilla y Corte. Las artes y el lustro real (1729-1733), sous la direction de Nicolás Morales et Fernando Quiles García, Madrid, 2010. 3. Évelyne Luciani et Dominique Taddei, Les pères fondateurs de la nation corse (1729-1733), Ajaccio, 2009.
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solution. N’oublions pas que Gênes a eu recours aux forces autrichiennes pour venir à bout de l’insurrection en Corse. Depuis 1726, l’Autriche est liée à la Russie par une alliance qui se révèle durable. Ainsi, les deux puissances qui songent alors à la Corse sont l’Espagne et l’Autriche qui luttent pour le contrôle de l’Italie. Malgré les tensions entre Vienne et Madrid, le duc de Liria, ambassadeur d’Espagne, signe un nouvel accord austro-espagnol à Vienne le 22 juillet 1731 qui permet à Don Carlos de s’installer à Parme. Comme le traité de Vienne du 16 mars 1731 renforce l’alliance traditionnelle entre Londres et Vienne, il isole complètement la France. Ainsi, s’impose une nouvelle donne géopolitique. La Méditerranée occidentale n’est plus dominée par les Espagnols et leurs alliés, les Génois4. Le Piémont-Savoie a obtenu la Sardaigne et le roi regarde toujours du côté du Milanais. La France entretient ses relations commerciales avec le Levant dont dépend la prospérité des provinces méridionales. L’Angleterre est présente en Méditerranée grâce à Gibraltar que l’Espagne ne se résigne pas à lui abandonner et grâce à Minorque. Les régences barbaresques (Alger, Tunis, Tripoli) continuent à menacer les circulations maritimes, mais la course chrétienne sait bien y répondre. La Corse se trouve donc au centre des ambitions européennes, mais nul n’ose vraiment contester à Gênes son autorité par crainte de l’intervention d’une autre puissance. La puissance française qui a eu longtemps au xvie et au xviie siècle le désir de contrôler la péninsule italienne, peut désormais regarder du côté de la Méditerranée, en jouant des rivalités qui s’y expriment.
UNE GUERRE POUR ROMPRE L’ISOLEMENT DE LA FRANCE Le jeune Louis XV5 laisse gouverner son précepteur, le cardinal de Fleury, qui veut une politique de paix6. Le cardinal s’appuie sur Chauvelin, le garde des sceaux, qui dirige aussi les affaires étrangères et demeure fidèle à l’hostilité traditionnelle de la France à l’égard de l’Autriche. Le ministre est sensible à l’isolement de la France7. Toute la réflexion de Chauvelin s’engage de plus en plus dans une attitude déterminée qui aboutit à la guerre de succession de Pologne. Dans un mémoire préparé pour le conseil du roi par Chauvelin, le 28 avril 1733, le garde des sceaux montre que la guerre, jusqu’alors une hypothèse, aurait pu tout aussi bien éclater à propos de Don Carlos, mais aussi de 4. Antoine-Marie Graziani, Histoire de Gênes, Paris, Fayard, 2009. 5. Michel Antoine, Louis XV, Paris, 1989. 6. Paul Vaucher, Robert Walpole et la politique de Fleury, Paris, 1924 et A. M. Wilson, French Foreign Policy during the Administration of Cardinal Fleury, Cambridge, Mass., 1936. 7. Déjà en février 1731, un mémoire a dénoncé la prudence trop grande de la diplomatie française : « Il faut ici remarquer que ce qui occasionne la sécurité et la trahison des Anglais, et ce qui indispose le Roy d’Espagne personnellement contre M. le Cardinal, c’est la persuasion que Son Éminence et le ministère craignent jusqu’aux apparences de la guerre… » Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris, Mémoires et documents France 503, Mémoire du 20 février 1731, fol. 4 v°.
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l’extinction de la branche de Neubourg, du mariage de la fille aînée de l’Empereur ou de l’élection d’un roi des Romains. Elle semble comme inéluctable. En tout cas, il ne faut pas que le conflit soit dirigé contre la Pragmatique, chère à l’Empereur Charles VI. La mort du roi Auguste de Pologne sert aisément de prétexte : « … cet événement change totalement la manière de présenter les affaires et les résolutions, et l’on peut s’en servir pour ôter beaucoup d’amis à l’empereur8. » L’isolement de la France doit évoluer en système : il faut encourager les divisions intérieures en Angleterre, négocier avec Turin, éviter un rapprochement entre l’Espagne et l’Empereur, former entre Saxe et Bavière « une liaison et un concert dont la France étant le centre et le roi le médiateur, on pût diriger les opérations9. » Chauvelin souligne le sentiment de l’Europe : « L’habitude que, depuis la mort de Louis XIV, on a prise de ne plus craindre la France, ou l’intérêt que l’on a de ne pas paraître l’appréhender fait regarder en apparence notre déclaration comme une démarche de pure ostentation10 ». Il faut prouver le contraire. Chauvelin voit volontiers aux origines de la crise une coalition secrète entre la Prusse, la Russie et l’Autriche, un « système de la Cour de Vienne11 », ce qui situe là la responsabilité du conflit. Une telle interprétation doit servir à écarter les puissances du nord d’un engagement du côté de l’Empereur. La question cruciale reste l’attitude de l’Angleterre, liée à l’Empereur. Chauvelin envisage soit la neutralité de cette puissance, mais elle lui paraît illusoire, soit une attaque contre elle12. Chauvelin juge la guerre comme un « grand engagement », mais indispensable « pour relever notre considération dans l’Europe » et nécessaire « par les hauteurs de la Cour de Vienne et la connaissance de ses projets ambitieux ». Il la considère aussi « utile pour faire diversion à l’esprit de liberté qui s’établit dans une nation dont il faut que la vivacité soit occupée d’un côté ou d’un autre13 ». Une main anonyme a ajouté en marge « Ici le Président Chauvelin a en vue les affaires du Parlement de Paris de l’année précédente 173214 ». Il ferait donc le pari de la guerre contre la « liberté » ou contre les oppositions intérieures. Rarement, la lucidité ne s’engage aussi loin pour considérer la guerre comme un moyen de mobiliser les esprits, de museler les oppositions, de brider la liberté.
8. Ibidem, Mémoires et documents 403, Mémoire pour le Conseil du roi par M. le Garde des Sceaux Chauvelin, le 28 avril 1733, (fol. 113-126), ici fol. 114v°. 9. Ibidem, fol. 114 r°. 10. Ibidem, fol. 116 r° et v°. 11. Ibidem, fol. 117 v°. 12. Il n’hésite pas quant à lui à envisager une « révolution » en s’inspirant de l’exemple du cardinal de Richelieu, cela sous-entend une audacieuse interprétation historique. La neutralisation des Pays-Bas autrichiens prive la France d’un champ d’opérations et indique clairement à l’Empereur que l’offensive aura lieu en Allemagne. En réalité, contre l’avis de Chauvelin, la prudence de Fleury évite sans doute l’entrée en guerre de l’Angleterre, en imposant cette neutralité des Pays-Bas autrichiens. 13. Arch. Aff. étr., Paris, Mémoires et documents 403, Mémoire pour le Conseil du roi par M. le Garde des Sceaux Chauvelin, le 28 avril 1733, fol. 124 v° – 125 r°. 14. Ibidem, fol. 125 r°.
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LA GUERRE DE SUCCESSION DE POLOGNE : DEUX FAISCEAUX D’ALLIANCES Auguste de Saxe, roi de Pologne, depuis longtemps, désire que son fils soit son successeur sur le trône électif de Pologne. Il a fait voyager le prince électoral Frédéric-Auguste et préparé, de longue main, sa conversion au catholicisme, en mettant près de lui un jésuite, Salerni, qui, après la conversion en 1717, obtient comme récompense le chapeau de cardinal. Mais les puissances européennes ne sont pas forcément favorables à cette hérédité dans la maison de Wettin, et la noblesse polonaise s’y montre hostile15. À la mort d’Auguste (1er février 1733), l’ambassadeur de France, Monti, réussit à réconcilier les Potocki et les Czartoryski qui choisissent Stanislas Leszczynski comme candidat commun16. Ce noble polonais a été placé sur le trône de Pologne par Charles XII de Suède à la place de l’Électeur de Saxe, puis a dû s’enfuir. Sa fille a épousé le roi Louis XV en 1725. Le primat de Pologne, un Potocki, peut exclure tout étranger de l’élection, donc tout rival de Stanislas (24 mai 1733). Bientôt il apparaît que Fréderic-Auguste de Saxe compte s’opposer au Polonais. Le Saxon convainc l’Empereur Charles VI, en garantissant la Pragmatique que la maison de Saxe a refusé de reconnaître. Charles VI compte s’appuyer sur la Saxe contre les ambitions nouvelles de la Bavière dans sa propre succession. La Russie ne veut pas soutenir un Polonais qui a été installé par Charles XII et emporté dans sa débâcle17. Le pape déclare que le serment sur l’exclusion ne lie pas ceux qui l’ont prêté. En France, un parti puissant appuie la candidature de Stanislas : Chauvelin souhaite avoir un allié oriental pour la France et l’opinion publique un vrai roi comme beau-père de Louis XV. Le 17 mars 1733, Louis XV fait une déclaration par laquelle il veut maintenir libre l’élection en Pologne. Le diplomate Chavigny demande une audience à George II qui s’engage sur le fait qu’aucune troupe impériale ne franchira la frontière polonaise, mais qui ne peut rien face à la tsarine. Cette promesse semble avoir un effet puisque l’Empereur retire ses troupes de Silésie, mais elles sont aussitôt remplacées, à la suite du traité avec la Saxe, par 15. La preuve en fut donnée en 1726 lorsque la Courlande se donna au fils bâtard d’Auguste et d’Aurore de Koenigsmarck, Maurice de Saxe : la Diète de Lithuanie, à Grodno, demanda d’intégrer la Courlande à la République polonaise, mais ne voulut pas reconnaître le futur maréchal de France comme duc de Courlande. 16. La question était de savoir si une élection était nécessaire ou si une simple acclamation était suffisante, puisque Stanislas avait déjà été élu autrefois. Monti avait reçu des instructions précises pour éviter les mésaventures du temps de l’abbé de Polignac. Il fallait être patient pour préparer des traités avec les différents palatinats, de façon à dépasser les promesses financières des autres candidats. S’il ne fallait pas tout donner avant l’élection, il fallait néanmoins verser des avances pour convaincre les électeurs. Monti espérait avoir l’appui de la Suède, puisque Stanislas avait été une créature de Charles XII, mais le comte de Horn n’intervint pas. 17. L’Électeur de Saxe s’engagea à renoncer aux prétentions polonaises sur la Livonie, à soutenir en Courlande le favori d’Anna Ivanovna, Biren. En effet la dynastie des Kettler allait s’éteindre et la Courlande devait revenir à la Pologne (ce fut en effet Biren qui fut élu duc en juillet 1737).
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des soldats saxons. L’Empereur Charles VI et la Russie d’Anna Ivanovna soutiennent donc l’Électeur de Saxe contre le candidat de la France. Le 12 septembre 1733, 12 000 votants sur le champ de Wola proclament roi Stanislas qui est arrivé en Pologne. Une armée russe de 30 000 hommes s’avance pour soutenir la minorité favorable au Saxon, réfugiée de l’autre côté de la Vistule, à Praga. Dès l’arrivée des Russes, 3 000 votants acclament le nom d’Auguste III. Devant la menace russe, Stanislas s’enfuit à Dantzig et attend l’aide française car Louis XV, pour favoriser son beau-père, déclare la guerre à l’Empereur, le 10 octobre 1733. Fleury a obtenu l’alliance du Piémont-Sardaigne et du nouveau roi Charles-Emmanuel (26 septembre 1733) – avec promesse d’échanger la Savoie contre le Milanais que Français et Piémontais doivent conquérir ensemble. La diplomatie française s’allie à la Bavière (novembre). Le marquis de Fénelon réussit à obtenir la neutralité des Provinces-Unies, suscitant la colère des Anglais. Enfin, Louis XV signa le traité de l’Escorial avec l’Espagne, le 7 novembre 1733, avec une garantie pour assurer Gibraltar à l’Espagne et à Don Carlos toute conquête en Italie : c’est un premier « pacte de famille ». Les privilèges commerciaux qu’ont les marchands anglais en Espagne doivent aller aux Français. En Angleterre, George II est plutôt favorable à un engagement anglais du côté de l’Empereur car il souhaite montrer ses talents militaires et il a le soutien des Secrétaires d’État, Harrington et le duc de Newcastle. Mais Walpole, dix ans plus tôt, a déjà affirmé : « Ma politique est de rester libre de tout engagement ». Il craint toujours une offensive des Stuart contre la dynastie de Hanovre, il juge la guerre défavorable au commerce et pense qu’elle pèsera sur l’impôt. Bien sûr, l’Angleterre a promis qu’elle ne s’opposerait pas à la candidature de Stanislas, mais elle craint toujours un développement de la guerre. Les puissances maritimes, Angleterre et Hollande, se posent donc en médiatrices. Chavigny ne peut apporter que des « spéculations » avant une déclaration rassurante de Walpole du 12 mai 1734. Cette attitude ambiguë explique les scrupules de Fleury qui abandonne Stanislas à son sort. Le 27 novembre 1733, le traité de neutralité avec la Hollande est signé à propos des Pays-Bas et de Luxembourg, ce qui rassure les puissances maritimes. L’offensive aura donc lieu en Allemagne. L’année précédente, Berwick a indiqué qu’en cas de guerre, il faut faire le siège de Philippsbourg et il a demandé à D’Asfeld de préparer un corps d’ingénieurs pour un siège important.
LES CAMPAGNES MILITAIRES Les troupes françaises mettent le siège devant Philippsbourg : elles contrôlent la contrée et peuvent se regrouper en quatre heures. Berwick et D’Asfeld ouvrent la tranchée et préparent l’assaut. Mais Berwick qui étudie le système défensif ennemi, est décapité par un boulet (12 juin 1734). Le marquis d’Asfeld18 prend le commandement, comme le plus 18. Fils d’anobli, Claude-François Bidal d’Asfeld, était un disciple de Vauban. Il avait secondé Berwick en Espagne, avait bien administré le royaume de Valence, avait eu la Toison d’Or et le titre de marquis, était entré dans les conseils de la Polysynodie et avait dirigé les fortifications.
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ancien lieutenant-général. Une crue imprévue du Rhin dérange le siège car la forteresse se dresse au milieu d’un marais, mais elle capitule finalement le 18 juillet 1734. D’Asfeld est fait maréchal. Une intervention française en Lombardie paralyse l’armée autrichienne : Villars traverse le Mont-Cenis, rallie les Sardes à Verceil, s’empare de Novare et de Pavie, entre à Milan le 3 novembre et livre la Lombardie au roi de Sardaigne. Louis XV le nomma maréchal général comme l’a été Turenne, mais, octogénaire, Villars demande à être rappelé et meurt à Turin. Les forces impériales sont aussi vaincues à Parme le 29 juin. L’armée sarde, trop lente, n’a guère secondé ses alliés, mais Charles-Emmanuel a montré sa valeur. Après une journée défavorable à Quistello, la victoire de Guastalla est une honorable revanche. Surtout, des opérations spectaculaires ont lieu au sud de la péninsule. Le 10 mai, Don Carlos fait dans Naples son entrée triomphale. Le 15 mai, il publie le décret d’Aranjuez du 30 avril, par lequel Philippe V fait de Don Carlos le roi de Naples, qui cesse ainsi, à la grande satisfaction des populations, d’être un royaume dépendant de l’Espagne ou de l’Autriche. Sous le commandement de Montemar, l’armée espagnole écrase à Bitonto, près de Bari, les soldats de Charles VI. Gaëte se rend le 6 août et, lorsque Capoue cède en novembre 1734, presque tout le royaume de Naples se trouve aux mains des Bourbons. Une flotte gagne la Sicile et le 29 août Montemar y débarque, et toute la Sicile se rallie à Don Carlos. Au cours de ces opérations, le roi de Sardaigne est très méfiant à l’égard de ses alliés dont le seul souci serait de protéger les opérations de Don Carlos. La Cour de Madrid montre la même méfiance à l’égard de l’allié savoyard. Les troupes espagnoles ont abandonné l’Italie du nord et Parme pour faire la conquête des Deux-Siciles, affaiblissant ainsi les forces francosardes. De plus, la crainte demeure permanente de négociations secrètes entre l’Autriche et l’Espagne – pour un mariage – ou entre la Savoie et l’Autriche pour un accommodement dans le nord de l’Italie. La diplomatie française ne parvint pas à susciter une intervention de la Suède – qui avait trop perdu dans les opérations continentales – ou de la Turquie – embarrassée dans un conflit avec la Perse. Fleury est hostile à toute opération en Pologne, car il craint qu’une intervention dans la Baltique ne mette fin à la neutralité des puissances maritimes et il n’a donné son accord à l’aventure polonaise qu’avec bien des réticences. Les Russes, commandés par Münnich, mettent le siège en février 1734 devant Dantzig, dont les habitants sont favorables à Stanislas19. La Pologne n’a pas d’armée et les forces fidèles à Stanislas ne comptent guère que 10 000 hommes20. Malgré l’intervention héroïque du 19. Münnich était né en 1683 à Oldenbourg, mais il avait fait son éducation militaire en France, où il avait étudié les fortifications. Il passa ensuite au service du prince Eugène et fut laissé pour mort à la bataille de Denain : il fut secouru par Fénelon. Il entra ensuite au service de Pierre le Grand et participa aux travaux du Lac Ladoga. 20. Monti leva un régiment de dragons et commandait. Le roi de Prusse laissa les boulets et les munitions des Saxons traverser son Électorat et l’artillerie russe arriver par le port de Pillau qui lui appartenait. Cela permit aux assiégeants de soumettre Dantzig à de terribles bombardements. Les combats autour
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comte de Plélo, ambassadeur de France au Danemark21, Stanislas n’a plus pour secours que de s’évader, ce qu’il fait, non sans danger, en s’habillant en paysan (27 juin 1734) et Dantzig capitule le 9 juillet 173422. Il y a là, sans déclaration de guerre, sans véritable engagement de la France, un affrontement entre des forces de la Russie et des soldats français autour de Plélo. Stanislas, dont la tête est mise à prix, réussit à trouver refuge, sous la protection de Frédéric-Guillaume Ier, à Koenigsberg. En effet le roi de Prusse, pourtant menacé par ses voisins, choisit de secourir le fuyard. Les puissances maritimes ont proposé leur médiation qui est acceptée. La France déclare ne rien vouloir pour elle-même, mais ne veut pas présenter des demandes au nom de ses alliés. L’Empereur présente les siennes en juin 1734. L’Espagne s’impatiente et ne veut pas d’une paix générale qui avantagerait la Sardaigne : elle est prête à une paix particulière. Elle souhaite des sécurités réelles, comme la possession de Mantoue, et des sécurités morales, comme le mariage d’une archiduchesse avec Don Carlos. En octobre 1734, les États-généraux des Provinces-unies se déclarent favorables à une réconciliation entre Vienne et Madrid. Des négociations anglo-espagnoles ont lieu, à Madrid comme à Londres. Dès février 1734, des bruits ont circulé dans la capitale anglaise, selon lesquels la France aurait la Lorraine, et Don Carlos, Naples et la Sicile. Mais ni Walpole, ni Chavigny ne prennent le risque d’évoquer la Lorraine. Quelles sont les réactions européennes face aux événements ? À la fin de 1734, Walpole peut se vanter à la reine Caroline que si 50 000 hommes ont été engagés en Europe, en une seule année, pas un n’est anglais. L’Empereur a demandé de l’aide au cabinet britannique et George II y est favorable, mais Walpole est d’un avis contraire. Lorsque Charles VI menace de donner sa seconde fille à Don Carlos, l’ambassadeur anglais a répondu que son roi n’y fera pas d’objection. En même temps, l’Angleterre qui redoute une action franco-espagnole contre Gibraltar, signe des traités avec le Danemark et avec la Russie. de la cité furent souvent meurtriers pour les Russes eux-mêmes, ainsi le 9 mai 1734, l’attaque de Münnich contre le Hagelsberg fut un sanglant échec. 21. Pour ne pas abandonner tout à fait le beau-père de Louis XV, une escadre fut envoyée dans la Baltique sous le commandement de Lamotte de La Peirouze. On laissait croire à la venue de Duguay-Trouin. Quelques vaisseaux parurent en face de Dantzig : des troupes débarquèrent, constatèrent les dangers de la situation, puis reprirent le chemin de Copenhague. Le comte de Plélo, à Copenhague, réchauffa les énergies et se porta au secours de la ville assiégée. Il avait écrit à Louis XV : « Vous ne nous reverrez que victorieux ou si nous restons, ce sera du moins d’une manière digne de vrais Français et de fidèles sujets de Votre Majesté (19 mai 1734)… » Les bataillons et des volontaires, après avoir débarqué près de Dantzig, s’installèrent au fort de Weichselmünde. Ils se firent massacrer en attaquant les retranchements russes. Parmi les morts, se trouvait, le comte de Plélo. À la reine de France, qui approuvait le courage de Plélo, Fleury aurait répondu : « Savez-vous, Madame, qu’il hasarde sa vie ou sa fortune ? » Le 22 juin, les derniers secours français, réfugiés dans l’île de Fahrwasser, capitulaient et furent envoyés à Cronstadt comme prisonniers de guerre. Le 24 juin, le fort de Weichselmünde se rendait. 22. L’ambassadeur de France, le marquis de Monti, les proches de Stanislas, Solignac et D’Andlau furent considérés comme prisonniers de guerre et Monti ne fut plus tard libéré que sur l’intervention de l’Empereur.
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L’ambassadeur français à Constantinople, le marquis de Villeneuve, tente de mobiliser la Sublime Porte, mais aussi le khan de Crimée. Bonneval Pacha, l’ancien compagnon d’Eugène de Savoie, se montre favorable à une opération pour aider Stanislas en intervenant au sud de la Pologne. Mais Fleury ne pousse guère cette négociation. Des agents plus ou moins secrets tentent d’infléchir l’attitude de la tsarine de Russie et celle de son ministre des Affaires étrangères, Ostermann. Finalement la seule véritable réponse est l’envoi, sous les ordres de Lacy, de 16 000 hommes : détachés des armées en Pologne, ils viennent renforcer les troupes autrichiennes en Allemagne en exécution du traité austro-russe de Vienne (6 août 1726) et de la convention de Varsovie (19 août 1733). C’est la première intervention russe au cœur de l’Europe.
LES PREMIÈRES NÉGOCIATIONS Fleury a accepté de s’engager dans une négociation à La Haye où il envoie un neveu de Bossuet, Jeannel, et ces discussions ont lieu sans la participation des diplomates officiels, Chavigny à Londres, Fénelon à La Haye. On demande la Pologne pour Stanislas, l’Italie pour Don Carlos et le roi de Sardaigne, et on exige que la Lorraine échappe au futur empereur. Le cardinal va plus loin puisqu’il passe par l’ambassadeur anglais Waldegrave pour correspondre avec Walpole, sans en informer Chauvelin. Fleury cède beaucoup, abandonnant à l’Empereur Parme, Plaisance et la Toscane, ne demandant que la frontière du Tessin pour le Piémont et acceptant l’abdication de Stanislas (décembre 1734). Puis il fait mine de se reprendre sous l’influence de Chauvelin. Et la négociation s’interrompt. En fait Fleury joue ce jeu de la faiblesse pour éviter, à tout prix, l’entrée en guerre des puissances maritimes, tout en gardant l’alliance bien fragile avec l’Espagne. Il veut que l’amitié avec Horace Walpole, le frère du premier ministre anglais, et le ton de la confidence soient une couverture pour cette politique qui rencontrait les desseins des Walpole. L’Angleterre a toujours l’initiative diplomatique. Chauvelin rédige une Convention de préliminaires, approuvée le 1er février 1735. Le 28 février 1735, les puissances maritimes proposent un plan de pacification. Les propositions secrètes sont publiées à Vienne et ont été annoncées par George II en plein parlement, dans le discours du trône. L’Empereur doit reconnaître à Don Carlos Naples et la Sicile, mais obtiendra Parme, Plaisance, et la Toscane à la mort de Jean-Gaston de Médicis. Charles-Emmanuel de Savoie n’obtiendra que quelques places du Milanais. Pour sauver la face, Stanislas est censé renoncer « librement et volontairement à la couronne de Pologne ». Mais il est encore trop tôt pour faire accepter de telles conditions qui, en France, blessent l’orgueil national. Fleury a-t-il accepté ces concessions ? En tout cas, Horace Walpole vient rencontrer Fleury à Issy, 1er avril 1735, et le 6 mai 1735, le plan est rejeté. Pourtant le dialogue continue. Le 7 juin 1735, Waldegrave évoque l’échange possible de la Lorraine contre la Toscane. Mais la négociation s’ébauche du côté de Vienne. Or les
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Anglais en sont informés par les bons offices d’un commis français, François de Bussy. Il a été chargé d’affaires à Vienne (1728-1733) et commence une belle carrière dans le département des Affaires étrangères. Ce fut lui qui informe Waldegrave que La Baune est parti pour Vienne. Eugène de Savoie parvient à arrêter les soldats de Louis XV, mais, en Italie, les défaites s’accumulent : Messine et Syracuse sont prises, le comte de Koenigsegg se retire vers le Tyrol, La Mirandole se rend aux Espagnols, Mantoue est bloquée. Fleury a tenté d’ouvrir des négociations avec l’Empereur23, mais la cour de Vienne demande que Chauvelin, considéré comme trop belliciste, ne participe pas à la négociation. Le cardinal envoie La Baune, gentilhomme ordinaire du roi, à Vienne : l’envoyé français rencontre, au couvent des Espagnols-Blancs, dans les faubourgs de Vienne, le comte de Sinzendorf, ministre des Affaires étrangères, et surtout le référendaire Bartenstein qui a toute la confiance de l’Empereur. Il faut parler de la succession de l’Empereur et évoquer le sort de la Lorraine, sujets bien délicats. Depuis longtemps déjà, l’Europe attend le mariage du duc François de Lorraine et de Marie-Thérèse d’Autriche. L’envoyé français répète les exigences françaises : jamais un prince souverain, presque à l’intérieur du royaume, ne deviendra Empereur, d’autant plus que, pour le duché de Bar, il est vassal du roi de France. Dès 1733, la régente de Lorraine a dit au comte de Belle-Isle que les Lorrains voudraient savoir si le duché irait au prince Charles, frère du duc, ou au roi Louis XV. Le roi de Prusse, très tôt, a suggéré que Stanislas pourrait recevoir les duchés et l’idée a fait son chemin – la reine de France, Marie, y est favorable. La Baune formule nettement cette demande. Le 3 octobre 1735 les préliminaires sont signés. Stanislas sera reconnu comme roi de Pologne, grâce à l’intervention de l’Empereur, puis renoncera à son trône : ainsi la reine de France sera bien la fille d’un roi. Stanislas obtiendra le duché de Bar mais devra attendre pour celui de Lorraine que François III ait succédé aux Médicis en Toscane – les duchés lorrains reviendront, après Stanislas, à la reine Marie et à sa descendance. Laissé longtemps dans l’incertitude, Stanislas – qui a rencontré à Koenigsberg le Kronprinz de Prusse, Frédéric – apprend, à la fin de 1735, son sort. Le 27 janvier 1736, il abdique à Koenigsberg. En Italie, le général Khewenhüller débloque Mantoue, arguant que la trêve ne concerne que Louis XV et Charles VI, et non pas Philippe V et Charles-Emmanuel. Le Barrois n’est pas livré à Stanislas sous prétexte de délimiter les frontières entre les deux duchés.
23. Par l’intermédiaire de Choiseul-Stainville et par le truchement du duc de Lorraine qui avait fait la sourde oreille. Selon Fleury, il y aurait eu des ouvertures par quatre voies différentes : le Prétendant Stuart par son agent O’Brien, le nonce à Bruxelles, le pape lui-même, et un comte allemand. Au début de l’année 1735, Fleury avait envoyé un message traditionnel à l’Empereur qui avait répondu vaguement. Puis, semble-t-il, Fleury envoya un message à Vienne par le baron de Nierodt, intendant du jeune comte de Wied en mai 1735. Vers le 12 ou 13 juillet, un émissaire remit à Fleury un billet sans signature qui indiquait que les agents autrichiens étaient prêts à discuter.
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LE MARIAGE DE MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE Fleury accepte ces délais parce qu’il veut esquisser un rapprochement franco-autrichien et parce qu’il souhaite la réunion d’un congrès pour donner plus de solennité à un accord européen. Or, la Savoie exprime son mécontentement de n’obtenir que des miettes et Élisabeth Farnèse n’admet pas d’avoir à rendre Parme, Plaisance et à abandonner la Toscane. Lestang, puis La Porte du Theil, premier commis des Affaires étrangères, négocient à Vienne – il s’agit d’obtenir la cession immédiate de la Lorraine – et Schmerling arrive à Paris. François de Lorraine qui, semble-t-il, n’a pas été averti des conditions de l’armistice entre Vienne et Versailles, tente de protester et d’intéresser les puissances maritimes. Mais son mariage se prépare et il doit céder. Il considère, non sans raison, qu’en attendant la Toscane, il ne sera plus qu’un particulier et que sa situation d’époux de l’archiduchesse n’est pas forcément enviable. Si un fils naît à son beau-père Charles VI, Marie-Thérèse sera écartée ; si celle-ci meurt avant son père, François ne gouvernera que jusqu’à la majorité de ses propres enfants ; si Charles VI perd sa femme, il pourra avoir des enfants d’un second lit. Dans tous ces cas, il aura fait l’immense sacrifice de la Lorraine. En Lorraine, les habitants et la Régente n’acceptent pas de gaieté de cœur cette cession : François veut examiner, avec le chef de ses conseils, Richecourt, « les moyens de sauver ses sujets ou tout au moins d’adoucir leur malheur ». Néanmoins, le 12 février 1736, le couple est béni et c’est l’occasion de grandes réjouissances en Lorraine. Les négociations continuent pour réorganiser l’Europe jusqu’en 1739. Quelles leçons tirer de ce conflit ? La guerre a été courte, mais elle frappe l’Allemagne, l’Italie et la Pologne. Celui pour qui la guerre a éclaté, Stanislas, ne reste pas au centre du conflit et quitte la scène, ne recevant pas de soutien décisif. La Russie s’affirme comme une puissance, avec laquelle il faut compter, et elle peut intervenir militairement en Europe occidentale. Les puissances maritimes ont conservé leur neutralité, ce qui empêche la guerre de s’étendre et de durer. Les ambitions d’Élisabeth Farnèse pour ses fils ont permis à la puissance espagnole de s’installer de nouveau solidement dans la péninsule italienne.
LA SITUATION NOUVELLE DE LA FRANCE VUE PAR CHAUVELIN Dans un texte approuvé par le roi en son conseil du 19 octobre 173624, Chauvelin décrit la situation après la guerre qui, selon lui, se termine « dès son commencement ». Il indique : « L’affaire de Pologne a été l’occasion de la guerre ; son objet était d’abaisser la puissance autrichienne, de lui fermer les portes de l’Italie et de limiter son pouvoir dans 24. Arch. Aff. étr., Paris, Mémoires et documents France 418, fol. 218-234, « Vues sur les affaires générales », en marge « approuvées par le roi en son conseil le 19 octobre », 19 octobre 1736, et aussi « par M. de Chauvelin, ministre des Affaires étrangères ». Toutes les citations qui suivent viennent de ce document.
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l’Empire. ». Si le succès semble moindre qu’espéré, Chauvelin en attribue la faute à l’Espagne, « un allié infidèle prêt à tout moment à nous sacrifier à des vues particulières et à nous faire perdre tout le fruit de nos succès constants et heureux ». Il note aussi qu’il faut craindre « la jalousie de l’Angleterre et de la Hollande », mais qu’elle aurait été impuissante si les alliés de la France étaient restés unis. Pour la puissance impériale, elle a souffert du coût de la guerre, elle a néanmoins vu l’Électeur de Saxe sur le trône de Pologne, elle regarde la Lorraine « comme un bien qui ne lui appartenait pas », elle fera tout pour rentrer dans les royaumes de Naples et de Sicile. Néanmoins, l’Autriche sera satisfaite de ses acquis en Italie – Parme et Plaisance, ainsi que de l’attribution de la Toscane au duc de Lorraine : « devenue, par là, maîtresse des deux rives du Pô, elle se juge beaucoup plus en sûreté en Italie, et plus en état de s’y maintenir, tant qu’elle ne serait pas attaquée et battue à la fois des deux côtés du Pô. » Chauvelin se félicite de l’indéniable succès de la France : « … nous ne pouvons que nous applaudir, et d’être parvenus à la paix et de l’avoir faite aussi avantageuse. Malgré toutes les traverses que nous avons essuyées, nous avons su profiter d’un seul moment qui n’aurait pu se retrouver si nous l’avions laissé échapper. » Chauvelin se demande si les relations avec Vienne ont changé : « Nous ne pouvons encore connaître si, dans le fond, cette paix nous aura attiré l’amitié de la cour de Vienne […] Peut-être continuera-t-elle à se regarder comme notre rivale. » Les alliés de la France seraient « intérieurement mécontents », car ils auraient moins obtenu que ce qu’ils espéraient. Selon Chauvelin, les puissances maritimes s’attribuent auprès de l’Empereur le mérite d’avoir forcé la France à reconnaître la Pragmatique Sanction et la maison de Bavière se regarde « comme sacrifiée ». Il en arrive à cette terrible maxime : « Nous n’avons point d’amis solides dans notre propre famille. Et les autres puissances n’offrent à notre vue aucunes alliances sur lesquelles nous puissions compter. » De là, Chauvelin propose une politique nouvelle pour la France : « Dans ces circonstances le meilleur parti qu’il semble donc que la France pourrait prendre serait que, se regardant désormais pour ainsi dire comme isolée, elle établît sa propre grandeur par son administration intérieure et par la sagesse de sa politique et qu’elle songeât à se faire respecter sans se faire craindre ». Ainsi s’affirme ce dialogue de la politique intérieure et la politique extérieure, comme une constante depuis le xviie siècle, la réforme, donc le mouvement ou le progrès dans la société, ayant besoin de la paix, la guerre ayant besoin de l’ordre et de l’obéissance. La vision de Chauvelin se fait à son tour historique : « Le royaume pour s’accroître et se former une frontière s’est épuisé lui-même par de longues guerres » et il ajoute : « La France sous le feu roi a été en quelque manière comme les enfants qui maigrissent d’autant plus qu’ils croissent plus rapidement. » Et le texte continue : « Il est question d’aider au tempérament à se fortifier. L’intérieur de la France a besoin de réparation, les campagnes sont pauvres, les provinces dépeuplées, les revenus onéreux au peuple, les dépenses sont excessives, et passent actuellement les revenus. Un État ainsi constitué doit fuir les engagements, dont les suites peuvent être grandes, et ceux qui le gouvernent doivent donner tous leurs soins à ménager des ressources pour les cas imprévus et forcés. » Le ministre considère la guerre de succession de Pologne comme un conflit à l’économie : « Trois campagnes, quoique soutenues par les moyens les moins onéreux, dont il y ait jamais eu d’exemple, nous ont prouvé qu’une plus
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longue guerre était impraticable sans augmenter les dettes déjà exorbitantes de l’État. » Suit alors un étonnant programme de politique intérieure, où une des préoccupations est de forcer les officiers à s’instruire, ce qui annonce l’un des soucis du siècle à travers ses écoles militaires : « Comme nous ne devons plus conquérir, nous n’avons pas besoin d’un si grand nombre de troupes, rendons a la campagne le plus d’habitants que nous pourrons ; ce sera un bien en soi, et nous diminuerons d’autant les dépenses publiques. Mais ce qui en sera conservé, il faut l’accoutumer à la discipline ; entretenons les troupes dans l’habitude des images de la guerre ; surtout forçons par toutes sortes de moyens les officiers à s’instruire. L’on a éprouvé combien il y en avait peu capables de conduire les troupes ; si nous n’avons point d’officiers généraux sur lesquels nous puissions compter d’une certaine façon, il est nécessaire de tâcher d’en former, et pour cela on doit profiter de toutes les occasions de guerre qui pourront naître en Europe pour y envoyer des officiers d’espérance, et capables de profiter de ce qu’ils auront vu. Dans les guerres qui se sont déclarées entre l’Empereur et le Turc, l’on a vu nombre d’officiers aller montrer leur valeur, et apprendre la guerre dans les armées étrangères. Quand il n’y aurait que six, ou huit jeunes officiers, même généraux, que l’on avancerait comme s’ils avoient servi, ne serait-ce pas toujours un grand bien ? En effet si l’on ne trouve pas le moyen que des officiers puissent se former, et si l’on a une paix un peu longue (et il l’a faut souhaiter telle) il n’y aura plus d’officiers généraux tandis que ceux qui deviendront nos ennemis, en auront élevé. » Cette réflexion vient prolonger de façon constructive l’inquiétude marquée en 1733 quant à la situation intérieure de la France. » Louis XV a retrouvé une liberté d’action : « Grâce à la saine politique qui nous conduit, le roi, sans être exposé au reproche d’avoir manqué aux traités faits, même pendant sa minorité, se trouve affranchi de tous les embarras que les alliés que l’on lui avait donnés se croyaient en droit de lui former ». Ainsi la France doit être « une Puissance qui ne veut point se mêler des affaires d’autrui, mais qui en même temps veut toujours avoir les yeux bien ouverts pour ne rien souffrir qui puisse changer, ou altérer le système, et l’équilibre fixé par les dernières conditions de paix. » La France avait des « alliés naturels » : les rois d’Espagne, des Deux-Siciles, de Sardaigne et l’Électeur de Bavière « quand même il n’y aurait pas de traités avec eux », mais « cette amitié qui est si naturelle en elle-même, ne nous aveuglera point et ne nous fera donner les mains a aucuns projets trop ambitieux ». Les traités ne doivent pas faire négliger l’amitié et les « liens du sang ». La France doit éteindre les débuts d’incendie et nous retrouvons ce souci de police internationale qui s’affirme depuis les traités d’Utrecht : « L’intérêt que nous avons à prévenir tout changement, ou inversement de l’équilibre, doit nous rendre attentif à ceux des projets de nos voisins que nous savons qui pourraient produire ce mauvais effet en Europe… » Chauvelin propose d’utiliser une diplomatie secrète : « On y peut réussir mieux et avec beaucoup moins d’inconvénient par des mesures secrètes et de l’argent donné a propos ; ce qu’il ne faut pas épargner pour de pareils objets n’est jamais à comparer à ce qu’il en coûte pour remédier au mal quand il est fait. » Les réflexions de Chauvelin tournent autour du rôle de la France. Le ministre regarde vers le modèle de Louis XIV ou de Richelieu, donc vers une défense agressive et une présence
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vigoureuse. Il regrette une politique trop timorée héritée de la minorité du roi, redoute la dépendance à l’égard des Anglais, cherche les moyens d’une diplomatie active, mais secrète. Chauvelin se plaint finalement d’un paradoxe : l’Europe s’est habituée à la politique de faiblesse de la France, mais redoute toujours assez sa puissance et envisage des coalitions contre elle. Il rencontre une difficulté majeure, que Louis XIV a rencontrée aussi : comment déterminer l’ennemi de la France, et s’il écarte l’Espagne, Chauvelin ne regarde vers Vienne qu’avec inquiétude, et finalement la guerre nécessaire, inévitable, se révèle aussi précaire et incertaine. Chez Chauvelin, le goût des constructions complexes affleure, et cet esprit de système, relevé par Michel Antoine, s’impose comme un trait constant de la diplomatie française pour tout le xviiie siècle. Il se trouve encore fortifié par la continuité chez les hommes au service des affaires étrangères de Torcy à Vergennes. Le ministre reste attentif aux données dynastiques, à cet écheveau complexe où les ambitions italiennes d’Élisabeth Farnèse, la défense de la Pragmatique par l’Empereur Charles VI, les hésitations des prétendants, Saxe ou Bavière, sont à prendre en compte. L’Europe des rois conserve ses vieilles règles, finalement assez claires, et s’affronte autour de ces liens de famille, ces structures élémentaires de la parenté européenne, qui dépendent du passé et organisent l’avenir. Avec Chauvelin, nous retrouvons l’écriture du pouvoir qui utilise des réflexions écrites pour exercer ce pouvoir et pour le maintenir. Il s’agit de séduire le cardinal, le conseil du roi, emporter une décision, de proposer une action pour le futur proche et de donner une cohérence à l’histoire en train de s’écrire et de se construire. Chauvelin considère la guerre comme un instrument de la puissance, qu’il faut utiliser à bon escient et de façon ponctuelle et limitée. Il englobe la puissance et les conflits dans un système d’alliances qui doit protéger la France, mais aussi encadrer et orienter l’évolution historique. François-Étienne de Lorraine fait traîner la cession de son duché jusqu’au 13 février 1737. Dès qu’il a cet acte, Fleury fait renvoyer Chauvelin. Fleury a réussi à rester le symbole d’une politique de paix, tout en faisant la guerre : selon Frédéric de Prusse, si Chauvelin lui a escamoté la guerre, Fleury lui escamote la paix.