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Una vita strapazzata
Ghjuvann’Andrìa Culioli est né le 10 février 1884 à Chera (commune de Sotta) dans une branche de la grande constellation familiale des Culioli de Chera dont l’histoire illustre l’occupation humaine des régions du sud du Sud de la Corse au cours des trois derniers siècles. Il avait un demi-frère et trois sœurs ; Paulina, une petite sœur née deux ans après lui, est morte à l’âge de cinq ans.
Les Anciens Selon A Mimoria di l’Antichi, notamment le premier récit, intitulé A Casa di Maria Francesca, les Culioli étaient capraghji, « chevriers », sur les crêtes au-dessus de Sorbollano, dans de vastes espaces que Ghjuvann’ Andrìa désigne par le toponyme U Bruscaghju. Au XVIIe siècle, ils ont commencé à se sédentariser dans le lieu-dit I Sapareddi, hameau de la commune de Bonifacio, tout en continuant à pratiquer la transhumance. Séduits par ces « belles terres », ces « lieux fertiles », beddi tarri, loca manzi, ils ont commencé à enclore des champs, à développer la céréaliculture et l’arboriculture. Ils greffaient leurs arbres, notamment les oliviers, et cultivaient les vignes (qui furent dévastées par le phylloxéra après 1860). En 1767, pour une raison inconnue, une aïeule élevée au rang de mythe, une veuve prénommée Maria Francesca, avait quitté I Sapareddi pour venir à pied avec ses quatre fils dans le site voisin de Chera, extérieur au territoire de Bonifacio. Lorsqu’elle y arriva, le curé itinérant lui conseilla de construire sa maison sur un promontoire, non loin d’une source abondante. Trois des fils de la veuve ont fondé 11
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une famille et le prénom de chaque épouse a permis de désigner les lignées dont sont issus tous les Culioli de Chera : I Marii, « Les [descendants de] Maria », I Grisgioli, « Les [descendants de] Grisgiola », I Tiresi, « Les [descendants de] Tiresa ». Cet usage exceptionnel de transmission du prénom d’une aïeule pour différencier une lignée des autres ayant le même patronyme semble contrevenir au rapport « transcendance masculine/immanence féminine1 » pour correspondre à l’un de ces traits de matriarcat qui se mêlent parfois aux marqueurs d’une société patriarcale.
Les parents Le père, Dumenicu dit Minichettu, né à Chera en 1854, appartenait à la lignée des Tiresi. Doté d’un regard magnétique, il était très grand, il mesurait deux mètres. Il se déplaçait toujours avec la corde en bandoulière pour attraper et guider les bovins. Il assumait les gros travaux des champs : essartage, essouchage, débroussaillage, labours, semailles, moissons, vendanges, etc. Il a été l’un des derniers habitants de Chera à continuer de greffer les arbres. Il chassait, il pêchait, comme le fera son fils. Il faisait aussi un peu de commerce : après les moissons, avec l’argent de la vente du blé, il allait acheter des tissus chez Jean Simoni à Porto-Vecchio et il les revendait ensuite dans sa maison de Chera. La mère, Santa, dite Santina, née en 1851, était une Maïsetti originaire de San Gavinu di Carbini et de Poghju d’Ulmu. Elle était veuve d’un Giorgi de Carabona, village de montagne au-dessous de San Gavinu. Comme les autres femmes du village, et bien d’autres femmes encore en Corse et à travers le monde, Zia Santina prodiguait les soins aux enfants, s’occupait des animaux domestiques, faisait la cuisine, la lessive et le repassage, filait, cousait, pétrissait le pain et le cuisait dans le petit four intérieur ou bien dans le four extérieur, au lieu-dit U Labirintu « Le Labyrinthe », avec d’autres femmes du village. Elle participait aux travaux des champs, pour le ramassage des olives, la moisson, les vendanges, etc. Elle pratiquait aussi, à ses heures, la divination de l’occhji, dont elle a transmis le secret à Maria Dumenica, ma grand-mère. Il lui arrivait d’être appelée pour chanter la lamentation funèbre au chevet de tel(le) défunt(e), comme me l’a confirmé discrètement Ghjuvann’Andrìa : « Ié, abbaddataia2 ! » .
1. Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. 2. Mathée Giacomo-Marcellesi, Ibid., p. 15.
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Les liens de la fratrie Bartolu, Barthelemy, était le premier enfant de Zia Santina, né de sa première union ; après le remariage de sa mère, il a été élevé par ses grands-parents paternels, à San Gavinu, mais il a été plus tard en bonne entente avec son demi-frère et ses demi-sœurs. Ghjuvann’ Andrìa a tenu à transmettre son prénom, en deuxième position, à son propre fils Paulu, né en 1921 : il associait ainsi le prénom d’une petite sœur défunte à celui de son demi-frère, afin d’exprimer l’étroitesse du lien familial, d’autant que le fils de Bartolu, Jean-Baptiste, était mort à la guerre de 14-18, à l’âge de 22 ans. Quand Bartolu est mort à son tour à Paris en 1940, peu de temps après sa femme, sa fille, Blanche, qui était handicapée à la suite d’une chute, aurait brusquement retrouvé l’usage de ses jambes en apprenant le décès de son père ! Pendant la guerre, elle a beaucoup souffert des privations, à Paris. Son cousin, Paul Martinelli, officier d’artillerie, était venu d’Alger en 1943 pour participer à la défense antiaérienne à Ajaccio puis à Bastia, et il avait ensuite débarqué à Fréjus, le 15 août 1944, afin de remonter par la route des Alpes pour participer à la libération de Paris. Il est venu voir Blanche, accompagné de l’autre cousin, Paul Bartolu. Mais Blanche était brusquement décédée dans la nuit et la police, la considérant comme « sans famille », était en train de poser les scellés sur la porte de l’appartement. En ces temps où la police avait bien des mauvaises actions à se reprocher, c’est la formule « En temps de guerre, l’armée prévaut sur la police ! » et la menace d’un escadron qui permirent à Paul d’entrer et de donner à sa cousine la sépulture à laquelle elle avait droit3. Battistina, l’aînée des enfants de Zi’Minichettu et Zia Santina, a épousé un Culioli de Chera, Don Ghjacumu, dit Tureddu, selon le surnom I Tureddi, attribué à cette branche des Culioli de la lignée des Marii. Ce surnom était motivé peut-être par l’apparence des hommes, à la stature de demi de mêlée, ou par le fait qu’ils avaient conservé l’activité des ancêtres consistant à pratiquer l’émasculation des taurillons (tureddi) par capivultura, « sans les faire saigner » précisaient-ils, pour en faire de paisibles bœufs aptes aux labours. Leurs enfants étaient Francescu, Zia Battistina et sa fille Maria montrent l’Orriu di Chera Maria, Duminico’, Catalina qui a épousé à Dominique Marcellesi de leurs index pointés, mais Paulu Ferracci de Conti, Don Ghjuvanni Maria est cachée derrière Dominique.
3. Jean-Mathieu Martinelli, le fils de Paul, âgé de dix ans à l’époque, m’a donné ces précisions dont je le remercie. Plusieurs variantes sur la mort de Blanche circulent encore dans la famille.
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qui a épousé Ghjasippina Ferracci, la sœur de Paulu, et enfin le benjamin, Jean, dit Chjucu, qui est parti comme marin. Chjucu avait pensé rejoindre les CRS mais Zi Tureddu a entamé une grève de la faim, enfermé dans sa chambre avec son vieux fusil, disant qu’il ne voulait pas que son fils aille « frapper ceux qui n’ont fait de mal à personne », minà à quiddi ch’ùn hani fattu mal’ à nimmu. Maria, la troisième fille, a épousé Antonu, dit Antunacciu 4, un parent de Sapareddi qui était parti comme facteur à Beaucaire : ils ont vécu dans cette ville avec leur fils Jean, qui a fait souche là-bas, mais a gardé des liens étroits avec la famille de Chera et des Sapareddi. Maria Dumenica, née à Poghju d’Ulmu le 11 mars 1881, s’est mariée le 9 janvier 1906 à Purgu, avec Matteu, un Martinelli de la branche des Palloni dont la mère, Maria, appartenait à une famille Serra, d’Aquadilici. Elle a dû assumer bientôt les charges de mère de famille avec deux très jeunes belles-sœurs qui étaient encore à la maison, les tâches du foyer et des alentours ainsi que les travaux des champs. Pendant plusieurs années, Zia Santina a aidé Maria Dumenica en lui lavant le linge grâce à un échange qui répondait au rituel suivant : Maria Dumenica montait les draps et le linge sales à travers le sentier abrupt dit A Stritta di Martinettu qui reliait Purgu à la route de Chera, et elle retrouvait sa mère sur le replat, au lieu-dit Contrafasgiana. La mère réceptionnait le linge et le lavait à la fontaine de Chera, car à Purgu il n’y avait que des sources un peu éloignées du hameau et pas encore de lavoir. Elle rendait le linge propre et repassé selon l’itinéraire inverse, et elle repartait avec un nouveau paquet à laver ! Maria est née le 6 octobre 1906, Paulu le 6 mai 1908, Santa en 1910, Dumenicu en 1912. Ces deux derniers enfants sont morts en 1919 dans l’épidémie de « grippe espagnole », d’abord le petit Dumenicu à Sorbollano, emporté en trois jours, puis Santa à Purgu, quelques semaines plus tard. Leur père, Matteu, n’était pas encore revenu de la guerre qu’il avait faite à Verdun puis aux Dardanelles, et Maria Dumenica n’a pu connaître le lieu précis où étaient enterrés ses enfants. Elle pensait que leur mort avait été favorisée par l’humidité et l’insalubrité de la cave où elle passait l’été, dans une maison que l’on disait construite en son temps par le maître maçon mythique 5, Masciu Maternatu 6. Comme elle ne
4. Il faut préciser que le sufixe -acciu n’a pas nécessairement de valeur péjorative, mais permet d’exprimer une valeur approximative ou de différencier deux homonymes comme c’est sans doute le cas pour cette personne. 5. La légende de ce maître-maçon correspond à un thème présent dans toute l’aire balkanique, comme la légende roumaine de « Clément, le Maître maçon ». J’en ai recueilli une version corse à Sorbollano, en 1978, auprès de ma grand-tante, Anne-Marie Filippi, née Martinelli, publiée in Mathée GiacomoMarcellesi, Contra Salvatica. Légendes et contes du Sud de la Corse suivis des Chansons de J.A. Culioli, éd. bilingue, préface de Fernand Ettori, Aix-en-Provence, Edisud, 1989, p. 44-47. 6. Masciu « maître » est un appellatif qui correspond à la prononciation, en Toscane et dans l’aire linguistique italique centro-méridionale, de maestro. (cf. Cortelazzo-Zolli, Dizionario etimologico della lingua italiana). Il y a homonymie avec le terme masciu « garçon », « mâle », qui correspond à maschio, du mot
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La sœur de Ghjuvann’Andrìa, Maria-Dumenica avec son mari Matteu Martinelli, le jour de l’an 1957, dans la maison de Paul et Antoinette Martinelli à Porto-Vecchio (cliché Paul Martinelli).
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voulait plus y vivre, sa sœur, Zia Battistina et le mari de celle-ci, Zi’Jacumu Tureddu, l’ont aidée à acquérir une « cave-bergerie », sur le versant ensoleillé au-dessous de Sorbollano, appelé A Contra, qui domine A Nuva, vallée fertile. La blessure de la perte des deux enfants ne s’est jamais cicatrisée, malgré la naissance de Jeanne-Toussainte en 1920 et de Félicia en 1924. Zia Santina s’est s’éteinte à la fin de l’année 1926. Entre Chera et Purgu fonctionnait l’entraide dans les moments difficiles et pour les grands travaux des champs. Jusqu’aux années cinquante, les cousins et les cousines de Chera ont participé à Purgu aux moissons, aux vendanges, à la récolte des olives, au démasclage du liège, etc. On voyait aussi apparaître, majestueux sur sa monture, le grand-oncle que nous appelions Zi’Juvann’Andrìa. Le sentier qui reliait Purgu à Contrafasgiana en passant par Martinettu est celui que nous empruntions enfants, Alexandre et moi, avec Félicia pour passer une journée à Chera, puis tous seuls, pour un séjour plus ou moins long, à Chera et même à Sapareddi, privilège le plus souvent réservé à Alexandre qui allait à la pêche avec Saveriu. En quittant Purgu, nous passions devant la plus ancienne maison du hameau habitée par Zi Paulu Martinelli, de la branche des Cappetti, ancien et très rude marin qui nous interpellait en ces termes : Ch’ et’ andà à chera’n Chera 7 ? Nous étions ainsi inconsciemment familiarisés avec le double sens du mot Chera, correspondant à la fois au nom du village et au verbe ancien chera « demander », symbole du retour aux sources familiales de notre grand-mère maternelle. J’attribuais aux origines « chéraises » de notre grand-mère sa haute taille majestueuse, le voile de nostalgie sur son visage et aussi quelques particularités lexicales qui différenciaient son parler de celui de notre grand-père, comme le terme bunetta au lieu de stacca pour désigner la poche8. Elle avait une façon poétique de narrer, en relatant certains événements importants dont elle évoquait longuement les circonstances, l’heure, le lieu, le climat, etc., avant d’en venir au fait principal.
Le village de Chera dans la commune de Sotta La commune de Sotta, créée en 18539, a comporté successivement 660 habitants en 1856 et 1519 en 1926, dernière année de mandat de Jean-Baptiste Martinelli, latin masculu (m), de même signification. (cf. Gaffiot Félix, Dictionnaire latin-français, Paris Hachette, 1934). 7. « Qu’est-ce que vous allez chercher, à Chera ? ». 8. Cf. infra, commentaire de « a bunetta ». 9. La commune de Sotta a été créée par le décret-loi du 23 avril 1853 qui a « distrait » a piaghja di San Martinu, « la plaine de Saint-Martin », des communes de montagne de Serra-di-Scopamène et Sorbollano.
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maire depuis 1901. Autour du bourg de Sotta, la population était répartie en vingtneufhameaux et villages, i pasciala ou quartiera10 avec 247 maisons et 273 ménages. Parmi la cinquantaine de patronymes attestés, les plus fréquents étaient : Milleliri, 204 ; Serra, 184 ; Filippi, 125 ; Culioli, 117 ; Pacini, 77 ; Salvini, 77 ; Pietri, 74 ; Comiti, 71 ; Stefani, 50 ; Martinelli, 47, etc.11 Le village de Chera était un des plus importants et des plus structurés de la commune. Le patronyme était Culioli. Dans l’église de Santa Lucìa, Ghjuvann’ chantait a tenore, et parfois seul, les chants grégoriens et les chants polyphoniques religieux comme le Stabat Mater. Il aimait à parler du rôle non négligeable qu’il jouait au sein du conseil de fabrique, U Cunsiliu di Fabbrica qui gérait les problèmes de l’église.
Ghjuvann’Andrìa : l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte Ghjuvann’Andrìa Culioli parle de son enfance dans le récit consacré à celleci du chapitre intitulé A Mimoria parsunali. Il dit avìa i versi « j’étais gâté » mais le terme versi « gâteries », « caprices », évoque déjà, dans un deuxième sens, l’activité de prédilection à laquelle il s’adonnera bientôt, « faire des vers » ! La pauvreté des conditions d’existence suggère la relativité des « gâteries » dont il a pu bénéficier, mais il est certain qu’il avait un statut de masciu solu, « fils unique », qui le faisait passer pour « riche » aux yeux de ses petits camarades ! Il était en effet le seul garçon de Zi’Minichettu et de Zia Santina. Pendant que ses sœurs ramassaient les olives, il préférait les regarder faire du haut d’un arbre en s’exerçant à composer des chansons, tout en écoutant les oiseaux ! Ghjuvann’Andrìa a témoigné très tôt de dons exceptionnels de chanteur et d’acteur. À l’église, le curé l’appelait pour chanter seul face à l’assistance des fidèles. À l’école, l’instituteur le mettait à contribution pour jouer des saynètes devant les autres écoliers. Ses rédactions en français étaient appréciées mais la discipline de l’école n’était pas du tout à son goût, de sorte qu’il était souvent durement sanctionné. Il quitte l’école à quatorze ans, l’année où il aurait pu passer le certificat d’études, et il travaille désormais aux champs avec son père. Sa sœur Maria Dumenica, comme tant d’autres filles, n’a pas eu le choix : après avoir pendant un an fréquenté l’école, elle a été contrainte par son père de la quitter, à son grand regret et aussi celui de l’instituteur et du curé ! L’adolescent a acquis désormais le statut de « jeune adulte » et c’est dans ces années-là qu’il a composé sa première chanson, U Buiatteri, dans laquelle il se 10. Acquadilici, Astretu (L’), Baldaravita, Burivuli, Canavaghja, Cancaraccia (A), Canni (I), Chera, Ciumbulara, Cardetu, Coghja (A), Cuò, Ghjaddina Varghja, Mola (A), Muscatoghju, Pallaiolu, Pastiddosu, Petra Longa Filippi, Petra Longa Salvini, Purgu, Rachinu (U), Salva di Levu, Scaledda (A), Stangatu (U), Vacca (A), Valavu, Usciolu, Zucaledda (A). 11. Ces données ont été établies à partir de divers documents par le généalogiste Xavier-Antoine Giorgi qui a fait un travail semblable sur d’autres localités du Sartenais (cf. Marie-Rose Ferracci, in Corse-Matin).
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rebelle contre la rudesse de sa nouvelle vie. Par ailleurs, son sens de l’observation, de la satire et de la caricature est déjà affirmé comme en témoigne la petite comédie, A bunetta, composée aussi, semble-t-il, pendant cette période. Outre les travaux des champs et les représentations festives, il va à la chasse, il participe aux battues, a caccia mossa, ainsi qu’à maintes virées avec d’autres jeunes gens du village. Les facéties sont de mise et il reconnaît que certaines sont parfois cruelles. Ainsi, quand un de leurs amis, après avoir été malade, les rejoint encore convalescent, ils se moquent de lui en l’interrogeant comme s’il était un mort revenant de l’autre monde, dans une sorte d’inversion du voyage aux Enfers de Dante : Qual’ c’era di Chera culà ? Di i nosci, à qual ha’vistu 12 ? Une autre fois, certains s’amusent aux dépens d’un veuf prénommé Ghjuvanni, qui passait chaque soir devant la tombe de sa femme et la saluait ainsi : Bona ser’ O Rusì 13 ! Ce soir-là, une voix d’outre-tombe lui répondit : Bona ser’ O’Juvà ! et le pauvre veuf n’osa plus venir saluer sa femme au crépuscule. Une brève expérience d’apprenti cordonnier à Saparelli, chez Ghjacumaccionu Culioli, est discrètement évoquée dans le Chjamm’e rispondi : U Martedd’ e a tinadda, entre évocation d’un désagréable souvenir personnel et allusion au supplice du Christ. Ghjacumaccionu14, cordonnier, et son frère Natali, forgeron, avaient étudié chez les moines du couvent de Bonifacio15 où ils avaient lu des ouvrages de la littérature italienne ancienne, dont assurément I Reali di Francia, peut-être l’Orlando furioso et ils se plaisaient à les raconter à la veillée ou parfois en travaillant. Ghjuvann’Andrìa aimait écouter ces récits qui ont peut-être contribué à développer son imagination et ses dons poétiques ! Un mariage précoce intervient à quinze ans, avec une jeune fille de son âge (« ils n’avaient pas trente ans à eux deux ! »). Celle-ci meurt en couches. Le pauvre bébé, a tinta criatura, n’a cessé de protester à grands cris pendant plusieurs jours, avant de rejoindre sa mère.
12. « Qui y avait-il de Chera là-bas ? Des nôtres, qui as-tu vu ? ». 13. « Bonsoir, Rosine ! » 14. On retrouve dans ce prénom le suffixe – acciu, comme précédemment dans Antunacciu. Il n’a pas de valeur péjorative (comme souvent en italien d’ailleurs !) mais seulement une fonction de dérivation pour la création d’un nouveau prénom, afin de distinguer les uns des autres les cousins de même patronyme et même prénom. 15. Antoine-Laurent Serpentini, Bonifacio, une ville génoise aux Temps modernes, Ajaccio, La Marge, 1995. Dans sa préface, Emmanuel Leroy-Ladurie signale l’importance de l’implantation religieuse et notamment « les inévitables couvents de moines mendiants, deux couvents de Franciscains, un seul de Dominicains », p. 9.
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Le service militaire et la Première Guerre mondiale Le jeune homme commence à s’intéresser à la vie politique. Dans les récits de sa jeunesse, il évoque l’époque où les notables de Chera, qu’il appelait i nutari, i sgiò, incitaient les électeurs du village, une centaine environ, à voter pour Emmanuel Arene16, dit « le roi de la Corse », ou pour Casabianca ou pour un certain Fifinu. En âge de remplir les obligations militaires, Ghjuvann’Andrìa effectue son service à Alger et dans les douars. Avec une centaine de Corses, il a été embarqué d’abord à Bastia, destination Marseille, puis, après une nuit à la caserne, sur un bateau qui les dépose à Alger, à neuf heures du soir. La ville l’éblouit dans le cadre de sa vallée qu’il évoque de manière suggestive. Il apprécie particulièrement la beauté de ce continent qu’il appelle « la sœur africaine ». Il a épousé Maria, la fille de Ghjacumaccionu : Dumenicu naît le 12 avril 1912, pendant le service militaire de son père, puis Battistina naîtra le 17 octobre 1917 alors qu’il est à la guerre. Elle avait un frère jumeau qui est mort peu après la naissance. Ghjuvann’Andrìa avait été mobilisé dès 1914 et il a fait toute la guerre dans l’Est et le Nord de la France ; les Vosges, la Lorraine, l’Aisne. À son retour en 1918, il dit en débarquant à Bastia, en touchant le sol de Corse : L’aghju calcicata 17 ! Il avait enfin foulé la terre de Corse, comme il foulait le raisin lors des vendanges : il reprenait ainsi un contact physique avec elle, cette terre de Corse dont il avait eu tant la nostalgie pendant toutes ces années ! Il retrouve une Corse appauvrie, moulins silencieux, champs à l’abandon, malgré le courage des femmes et des enfants. En 1919, alors que certains des combattants ne sont pas encore rentrés, sévit l’épidémie de grippe dite « espagnole », sans doute une variété de grippe aviaire qui frappe surtout les enfants, peut-être parce qu’ils sont davantage en contact avec la volaille. Beaucoup sont emportés en quelques jours, ici comme ailleurs à travers l’Europe. Ghjuvann’Andrìa est revenu, alors qu’une vingtaine de milliers de combattants corses ont laissé leur vie sur les « champs d’honneur », y compris à cause d’une sorte d’acharnement à aggraver les conditions de recrutement, pour ces Français de la périphérie : encadrement des régiments africains envoyés en première ligne, mépris pour les règles d’exemption notamment à l’égard des pères de plus de trois enfants, etc. Dans la commune de Sotta, quarante-sept mobilisés sont tués au combat, dont quatorze Culioli de Chera et sept Stefani de Mola dont trois frères : les deux sœurs de ces derniers n’auront droit à aucune aide et survivront seulement grâce au maigre revenu tiré de la vente des paniers d’osier pour les vendanges qu’elles tressaient à longueur de journée.
16. Emmanuel Arène (1856, Ajaccio -1908, Fayet près de Chamonix). Journaliste et homme politique, ami de Gambetta et de Jules Ferry, député sénateur de la Corse de 1881 à 1908 dans la mouvance des « républicains opportunistes », in Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse, Paris, Larousse, 1982. 17. « Je l’ai foulée ! ».
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Il a connu, comme des millions d’autres, l’horreur des champs de bataille, que connaîtront à leur tour, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec d’autres technologies, ses fils, Dumenicu et Paulu Bartolu ainsi que le frère de Zia Lucìa, Micheli mort à trente-huit ans dans les combats autour de Saint-Brieuc. En 1978, Dumenicu, à qui nous étions venus présenter nos vœux pour le Jour de l’an, nous raconta son épique tentative d’évasion sur le Lac de Constance, avec quelques compagnons de détention, dans la nuit du Jour de l’an, justement, pendant que leurs gardiens allemands réveillonnaient ! Dans l’enfer des tranchées, il écrivait à sa sœur Maria Dumenica une lettre dont les deux premiers vers sont restés dans la mémoire familiale : Cara surella, Ti scrivu da ssa tranchée oscura …18 Les massacres de Saint-Dié lui inspirent un chant terrible, sur l’air du Dies Irae, où il évoque le bruit des explosions des obus, l’embrasement des maisons, les hurlements des victimes. De ce texte aussi, seuls les deux premiers vers ont été mémorisés : À Saint-Dié Di guardia mi truvaia …19 Il parlera plus tard des souffrances des blessés, des cris déchirants des Corses appelant leur mère : O Mà ! O Mà ! Sur le front, il connaît cependant des moments de répit. Il exerce alors ses dons d’humoriste, notamment à l’égard de compatriotes qu’il a retrouvés là-bas comme I setti Marcuccia, sept Sottais qui répondaient au même prénom, Marcucciu, et qui avaient été regroupés dans un même régiment. Il compose aussi une chanson pour une Madeleine du village de Saint Blaise, une Madelon comme celle de la chanson, qui servait à boire dans l’auberge où le conscrit arrivait avec son lourd paquetage : […] chargé comme un chameau J’aperçois Madeleine à travers le carreau ! … J’ai vu des filles hautaines et fières, Mais pas plus belles que Madeleine ! […]
18 . « Chère sœur, Je t’écris de cette tranchée obscure […] ». 19. « À Saint Dié/Je me trouvais de garde [ ] ».
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Il lui arrivait d’évoquer l’ampleur de la répression contre les soldats qui, tels les fusillés de Craonne en 1917, renâclaient à monter au front ou refusaient d’obéir à des ordres imbéciles émanant d’officiers qui envoyaient leurs hommes à la boucherie. A-t-il appris alors le chant avec lequel il m’a accueillie par un après-midi d’été de 1966 ? J’arrivais à pied à Chera, le magnétophone Radio-Star à l’épaule (je n’ai pu m’équiper du plus performant UHER qu’en 1969) et il m’attendait comme d’habitude, debout, un peu en retrait à l’angle de la maison. Il a entonné en me voyant l’hymne aux soldats du 17e, ce régiment qui, en 1907, avait refusé de tirer sur les ouvriers-vignerons en grève : Salut ! Salut à vous Braves soldats du 17e ! Salut, braves pioupious, Chacun vous admire Et vous aime ! Salut, braves pioupious ! C’est là un des aspects qui montrent la complexité de la personnalité de Ghjuvann’ Andrìa. Ainsi, la chanson de L’Orriu se termine sur le thème du sacrifice « pour l’honneur et pour le droit », alors que la chanson I Quartiera, composée bien plus tard, évoque « les tristes idées » sur lesquels sont morts les quarante-six Sottais.
L’entre-deux-guerres Le retour du front coïncide, pour Ghjuvann’ Andrìa, avec le décès de son épouse Maria. Il épouse alors en troisièmes noces une jeune fille de San Gavinu di Carbini, Lucia Nicoli, née en 1889 20. Paul-Barthelemy, Paulu-Bartolu, est né le 19 octobre 1921, Marie-Toussainte, Santina, le 26 novembre 1926 et Gavinu, Guy, en 1931. Un autre frère, Gavinu, né en 1923, avait été tué accidentellement en 1930, à l’âge de sept ans. Gavinu et Santina étaient encore couchés, après le départ de leurs parents descendus travailler à Poghju d’Ulmu avec Paulu Bartolu, tandis que la sœur aînée, Battistina, était allée chercher de l’eau. Santina se souvient encore avec beaucoup d’émotion de cette tragédie : Gavinu lui lisait un livre d’images et, lorsqu’il a été mortellement frappé à la tempe par un petit camarade qui voulait jouer avec un fusil, elle a été elle-même blessée à la poitrine par les éclats de chevrotine. L’aîné de tous les enfants, Dumenicu, a raconté comment la nouvelle lui est parvenue alors
20 . Une partie de la famille de Zìa Lucìa a émigré en Sardaigne, de sorte qu’elle était, au début du troisième millénaire, la tante du jeune maire de Santa Teresa di Gallura, Giovanni Antonio Nicoli !
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qu’il moissonnait à Lezza, à la hauteur de la plage de Santa’Julia, de l’autre côté de la route nationale qui relie Porto-Vecchio à Bonifacio : Ghje’ er’ à sigà u’ranu’n Lezza 21 ! Les obsèques de l’enfant se sont déroulées dans l’église Santa Lucìa, à Chera, et le père a chanté lui-même le De Profundis dans un climat d’émotion collective d’une telle intensité qu’elle a profondément marqué les personnes présentes et même les personnes absentes, qui à force d’en avoir entendu parler avaient fini par être persuadées qu’elles y avaient assisté ! Après la Première Guerre mondiale, Ghjuvann’Andrìa a repris les durs travaux des champs. Mais il aime aussi les distractions. Avec ses compagnons du village, plus tard avec ses fils et aussi ses neveux, il aime aller à la chasse dans le maquis et les forêts de la plaine et aussi dans la montagne, dans la forêt de Carbini et de San Gavino, autour du village de sa mère. Il participe activement aux joutes politiques qui animaient la vie de la commune de Sotta et celles du canton de Porto-Vecchio, comme il avait déjà commencé à le faire avant la guerre. Déjà, en 1912, il avait pris parti pour le docteur Camille de Rocca Serra qui a succédé au docteur Balesi. Célestin Caïtucoli, l’adversaire, a été la malheureuse cible de sa redoutable verve satirique : Cilestinu lu Calvesi, Scalzu’n pantalon’di fresi 22, […] Purtivecchju l’ha cumenciu, Purtivecchju l’ha finitu, Purtivecchju n’hè la tomba Di lu tintu, lu mischinu 23 ! Dans une autre strufetta, Ghjuvann’Andrìa glorifie le rôle « médical » attribué à la ville de Porto-Vecchio, puisque les moustiques, innombrables dans cette région de paludisme et de malaria, y sont moins nombreux que les électeurs : Purtivecchju midicala C’hè più vota ch’e zinzala 24 ! 21. « Moi, j’étais en train de moissonner à Lezza ! ». 22. Le terme fresi désigne un tissu grossier de laine de brebis ou de laine de chèvre, utilisé pour les vêtements par les Anciens, puis seulement pour les couvertures, i cuparti di fresi. 23. « Célestin de (la région de) Calvesi/Pieds nus et en pantalon de fresi,/ Porto-Vecchio l’a attaqué,/ Porto-Vecchio l’a terminé,/Porto-Vecchio est la tombe/De ce malheureux, cet infortuné ! ». 24. « Porto-Vecchio médicale/Il y a plus de votes que de moustiques ! ».
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En 1925, il intervient de même dans la joute électorale qui à Lévie, oppose Louis-Ferdinand Rocca Serra au commandant de Peretti della Rocca : V’erati miss’ à cantari, Ch’era’jornu di timpesta, U’jornu d’alizioni ! Vulìati falà la sciarpa Nu stradonu, ndé Pinciconu, Ma Luigi Rocca Serra L’aia missa nu cascionu E par essa più sicuru L’aia miss’ a sarratura 25 ! À Sotta, il soutenait le maire Martinelli, Ghjumbattistu, pour lequel il avait beaucoup d’estime et à qui il était apparenté car Ghjumbattistu et son frère Francescu avaient épousé deux sœurs Culioli de Sapareddi. Il personnifie la mairie de Sotta, il lui rend hommage comme à une dame : Cara Signora Mirrìa, La sciarpa l’éti tuccata, Di tutta ssa cumpagnìa Ni seti ringraziata ! No’, li vostr’elettori, Vi faremmu sempr’onori 26! Il est très déçu lorsqu’en 1936, à la faveur d’une « coalition », le maire est supplanté par un concurrent qui résidait au Maroc où il était fonctionnaire. C’est avec beaucoup d’émotion qu’il a raconté comment quelqu’un est arrivé à Chera, très tard dans la soirée, en disant : hani fattu l’arranghjamentu, hani fattu l’unioni ! Ils avaient fait « l’arrangement », « l’union », pour être sûrs d’avoir la peau de Ghjumbattistu Martinelli ! C’est de cette période que datent les trois complaintes de la mairie de Sotta : Lamentu 1 : Di matrimoniu sò ghjà vinti dui anni, Lamentu 2 : Vinti sett’anni di pienu gudimentu et Lamentu 3 : Cantà vurrìa.
25. « Vous vous êtes mis à chanter/Le jour de la tempête/Car le jour de la tempête/Était jour d’élections !/ Vous vouliez faire descendre l’écharpe/Sur la route, chez Pinciconu/Mais Louis Rocca Serra/l’avait mise dans un coffre/Et pour plus de sûreté,/Il lui avait posé une serrure ! ». 26. « Chère Madame la Mairie,/Vous avez gagné l’écharpe/Et par toute cette compagnie/Vous êtes remerciée !/Nous, vos électeurs,/Nous vous ferons toujours honneur ! ».
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Après la Deuxième Guerre mondiale Quatre ans après la libération advenue en Corse en septembre 1943, la dynastie Rocca Serra est revenue aux affaires à Porto-Vecchio. Jean-Paul, en tant que médecin, avait participé à l’entraide internationale mise en place à la fin de la guerre : il a été élu député-maire. On l’appelle le « Renard argenté », à cause de son sens de la stratégie politique et de ses cheveux blancs, mais aussi le « roi de la Corse du Sud », comme Emmanuel Arène était appelé le « roi de la Corse ». Ghjuvann’Andrìa s’inscrit alors dans cette mouvance, il joue le rôle d’agent électoral, il accompagne le candidat en maintes expéditions, tel le troubadour aux côtés du seigneur ! Il est de toutes les campagnes. Sa seule présence suffit à honorer le candidat et il aime apparaître à ses côtés pour l’Evviva, au balcon du Palais Lantivy, à Ajaccio ! Il se complaît à chanter, raconter, plaisanter, chanter et chanter encore, inlassablement, comme il le dit dans cette strophe où la forme verbale du conditionnel en -rìa, caractéristique du Sud de la Corse, suggère le rire : Più cant’ e più cantarìa In rimm’ e in puisìa Parlà di l’ingannarìa Di Ghjuvanni Gallarìa Chi l’hani miss’ à la lìa Lu sucorsu di Suffìa […] 27 Ailleurs, c’est l’assonance en -icca qui assure la rime de la chanson satirique dont est la cible un personnage surnommé Pistulicca : Pistulicca Chi si licca, Cunsiglieri nu hè micca` Ma no un n’avemu sicca, E rampampan e tradillulera E rampampan e tradillulà 28 ! Ces deux derniers vers correspondent à la formule qui clôt généralement les chansons électorales.
27 . « Plus je chante et plus je chanterais/En rime et en poésie/Pour parler des tromperies/de Ghjuvanni Gallarìa/On lui a confisqué/la subvention de Suffìa […] ». […] ». « Gallarìa » est le pseudonyme d’un Porto-Vecchiais. 28. « Il y a Pistulicca/qui se lèche/Il n’est pas conseiller/Mais nous n’en avons cure/Et Rampampan et tradillulera/Et Rampampan et tradilulla ».
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Ghjuvann’Andrìa avec son fils aîné Dominique et une petite fille de celui-ci.
En cette deuxième moitié des années cinquante, la renommée du Barbutu di Chera est désormais acquise. Il se rend dans les fêtes populaires auxquelles il est invité à travers la Corse, au-delà de l’Alta Rocca, « voituré » par ses fils et parfois par les aînés de ses neveux Marcellesi qui viennent le chercher à Chera et l’accompagnent, Jean-Baptiste et Christiane à Ajaccio et Piana en 1957, puis Dominique à Evisa, en août 1958. Son fils Guy l’accompagne en 1959 à Calacuccia (où ils occupent la somptueuse chambre prévue pour l’évêque !) et il l’amène ensuite régulièrement sur les autres lieux de fêtes et de joutes poétiques. Il avait été invité à Marseille par la Sottaise, l’Amicale des Corses de Sotta pour laquelle il a composé I Quartiera. Il entonne ses propres chansons dont certaines étaient déjà composées depuis longtemps, et d’autres l’ont été ponctuellement pour chacune de ces circonstances publiques. Dans diverses joutes poétiques, i chjamm’e rispondi, il affronte d’autres improvisateurs. Il chante parfois avec des groupes comme A Mannella. Quand il n’est pas invité, il arrive que des admirateurs l’encouragent à occuper la place qu’ils estiment lui revenir, par exemple à Bavella, pour l’inauguration de la statue de la « Reine des neiges » ! Toujours joyeux drille, il lui arrive plus d’une fois de rentrer à Chera seulement au petit matin ou de s’absenter pour une période plus ou moins longue, sans nécessairement en informer sa femme. En 1962, alors qu’il était parti à Sotta chez le coiffeur, Zia Lucia l’a attendu en vain, elle ne l’a vu revenir ni le soir ni le lendemain. 25
INTRODUCTION
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Ghjuvann’Andrìa avec Zia Lucia à l’arrière-plan, juillet 1968 (Cliché Dina Marcellesi).
Guy et Jeanne racontent qu’ils l’attendaient à Chera, aux côtés de Zia Lucìa, et le surlendemain de son départ, ils ont entendu à la radio le présentateur de RadioMarseille qui annonçait « Jean-André Culioli », et celui-ci qui entonnait ses chansons avec sa verve et sa puissance habituelle ! Un télégramme finit par arriver, formulé en ces termes : « Chérais arrive par le Quéré 29 » ! C’est la dimension rabelaisienne de sa personnalité qui se révèle au cours de ces sorties agrémentées de joyeuses ripailles. Quand il rentrait au petit matin et que Zia Lucìa émettait quelque remarque, il répétait en français, d’un ton docte, cette phrase qui impressionnait beaucoup sa fille Santina : « Raisonnons d’abord ! », comme s’il s’agissait d’opposer son rationalisme aux reproches de son épouse ! Mais en rentrant à l’aube, il lui arrivait d’aller travailler aux champs. Partout il s’impose par sa gaîté, sa drôlerie, sa verve infatigable, son sens du comique, son esprit de répartie, sa redoutable aptitude à la satire et à la caricature, dès que la circonstance le suggère. Le journaliste Paul Silvani a raconté, au lendemain d’une fête de Luddareddu, à Porto-Vecchio, qu’après le récital de Patricia
29. Le navire Commandant-Quéré assurait alors la liaison entre le continent et Ajaccio.
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