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Dans ces différents types de relations, le berger ne jouissait pas d’une bonne image et en général des qualificatifs péjoratifs circulaient couramment. « U pasturone » ou encore « u pasturacciu » repérés fréquemment dans les contes, les chansons, suffisaient pour le désigner avec le poids des défauts ou d’autres insuffisances - et distinguer ainsi une classe sociale à part. Il était admis, notamment par les gens de la ville devenant de plus en plus nombreux, et même si certains d’entre eux étaient issus du milieu pastoral, que le berger illustrait parfaitement l’ignorance et le manque de savoir-vivre. À l’école même, des expressions restées célèbres en disent long sur la considération du personnel enseignant pour les enfants de bergers qui éprouvaient des difficultés à assimiler le savoir scolaire « Quant’è i vostri babbi, ne saperete sempre » (vous en saurez toujours autant que vos parents). Et ce ne sont pas les rares témoignages - sous la plume du poète G.S. Versini (u Buscaghjolu) ou par la magique voix de Carlu Rocchi dans « U pastore » présentant avec lucidité tous les attributs du métier au milieu des années cinquante - qui auront permis d’adoucir l’image du berger. Toutefois, le rôle des Corses de l’extérieur a probablement permis de rehausser l’image de cette activité non seulement parce que les bergers représentaient d’importants débouchés pour les produits de l’élevage (on peut mentionner l’exportation importante de fromages de Calinzana et du Niolu pour les Corses de Marseille), mais aussi par le discours et les marques d’attachement qui donnaient de plus en plus de valeur à l’élevage pastoral. La vie pastorale qui évoluait avec sa dynamique propre et relativement en marge des chan-
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1, 2, 3, 4, et 5. Références omniprésentes au pastoralisme dans divers documents destinés au public et à la promotion de la Corse.
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gements rapides que la plupart des Corses adoptaient demeurait aux yeux de ceux-ci comme une boîte noire, un monde à part qui ne leur était pourtant pas complètement étranger ; au contraire l’éloignement physique en renforçait les liens moraux : les coutumes, les savoirs, les chants représentaient un ensemble de caractéristiques qui conféraient au monde pastoral, une identité, un « bout de quelque chose », auquel de nombreux Corses aimaient à se rattacher.
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1. A fattoghja. 2 et 3. U tinellu (seau de traite). 4. Berger tressant une fattoghja.
Piazzile arrembatu Piazzile spinu ja allisciata à monte o tegh allevatu è s’h quì in pace fatata u an m l’omu à la hà zuccatu chì di sapere ’hè murata ogni petra ch u vistu I verani l’han cù u celu pà m nasce è ca quistu à u versu di l’a giatu d’un pelu ch’ùn hà sdus esù Cristu di poi chì Ghj so vangelu ci hà spartu lu tante veghje Nù i silenzi di tt’albore nù i frisgi di tu u s’arreghje im quandi u sint pastore ci hà amparatu e è à leghje à vede, à sent valore i sensi d’ogni
In piazzile Pierre-Mathieu Santucci
Casgile ciattu nù i bassi si coglie l’aria falcona u tinellaghju à trè passi cusì fieru a si ragiona più in dà, avvinta di sassi, a mandria mancu si stona U palu à ellu solu s’arricoglie a sapianza tinelle cochje è paghjolu appese cum’è speranza pè chì u stazzu muntagnolu ùn cambii mai l’usanza Piazzile fattu à straquera pè tene u mondu in manu rinasce à l’amuntagnera cù capre, Turcu è Fasgianu, è a si piglia in preghera tempu ch’elli si ne vanu Petru Santucci
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La chèvre corse : approche génétique et mise en pratique Paul Franceschi La chèvre est sans doute l’espèce domestique dont la présence est la plus anciennement attestée en Corse (Vigne, 1983) et c’est indubitablement celle qui a le plus contribué à forger l’identité et l’image même de la société pastorale insulaire.
L
a chèvre est sans doute l’espèce domestique dont la présence est la plus anciennement attestée en Corse (Vigne, 1983) et c’est indubitablement celle qui a le plus contribué à forger l’identité et l’image même de la société pastorale insulaire. L’élevage de la chèvre en Corse est historiquement et culturellement associé à un élevage extensif intimement lié à la vie des régions montagnardes de l’île. Il a marqué profondément la société corse aussi bien dans les systèmes de production des communautés villageoises que dans l’image même que celles-ci donneront d’elles, dans l’île et au dehors. Le berger corse est ainsi indissociable du pilone, manteau de poil de chèvre ; comme les fune, cordes tressées avec les poils de ces mêmes animaux, sont le symbole de la solidité et de la longévité, témoignage de la pérennité des gens et des choses. L’élevage caprin domine ainsi, jusqu’à une époque récente, le paysage économique et sociologique d’une Corse encore pastorale. Sur la foi des différentes descriptions qui nous sont parvenues, l’élevage de la chèvre corse présente une étonnante constance. Valorisant la strate arbustive qui domine le paysage végétal de l’île, elle concurrence même en effectif la brebis jusqu’au début du xxe siècle. La conduite extensive des troupeaux et la génétique des animaux vont dans le même sens : le mode d’élevage est intimement corrélé aux caractéristiques génétiques de la race (gènes à effets visibles* ou polymor-
phismes biochimiques*), qu’il s’agisse du contrôle des animaux sur l’investita* ou des critères d’ordre purement productif. La Corse présente ainsi aujourd’hui un diptyque sans doute unique en France : l’association d’une race à la rusticité remarquable et d’un système d’élevage auquel elle est fondamentalement adaptée.
Un profil génétique original La chèvre corse est représentative aujourd’hui de ce qu’on pourrait considérer comme un des premiers stades de la domestication. L’origine des premiers animaux importés par l’homme est inconnue mais il est vraisemblable d’envisager un scénario de peuplement méditerranéen par vagues successives à partir d’un foyer de domestication puis de différenciation moyen-oriental. Ainsi, à partir de méthodes de distances génétiques basées sur des critères morphologiques et la phanéroptique*, Lauvergne et al. (1988) regroupent un certain nombre de « populations traditionnelles » et de races caprines locales : ce type d’analyse rapproche ainsi la chèvre corse et la Sakhar bulgare de la chèvre sarde et de certaines races espagnoles et provençales1. 1. Cette comparaison génétique prend en compte un certain nombre de caractères variables : longueur de l’oreille, type de cornage, présence/ absence de pendeloques et de barbiche, longueur du poil, patron de
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Si l’on exclut quelques caractères quasiment monomorphes*, vraisemblablement fixés par la sélection humaine, la population caprine corse actuelle nous donne une assez bonne idée de ce qu’étaient les premiers troupeaux de chèvres en libre parcours après, vraisemblablement, une phase d’élevage beaucoup plus contrôlée2. Dans un contexte aussi particulier, il n’est pas étonnant de constater que les différents travaux scientifiques concernant l’espèce et ses caractéristiques génétiques mettent en exergue une étroite relation entre la structure génétique de la population et le mode d’exploitation pastoral qui s’y rattache. L’idée générale est celle de la mise en œuvre par les éleveurs d’une sélection visant à assurer essentiellement l’unité et la « maniabilité » du troupeau, son rapport au berger et au territoire. On y observera donc une prépondérance des critères d’ordre comportemental sur ceux à caractère strictement « productif ». Si l’on y ajoute un échange de reproducteurs entre éleveurs basé sur les liens sociaux voire des considérations esthétiques, l’originalité du système semble évidente.
1
Depuis une trentaine d’années, un certain nombre d’études se sont attachées à décrire la race caprine corse et son système d’élevage (Ravis-Giordani, 1983 ; Santucci, 1991). Bien qu’encore incomplète, la caractérisation génétique de la chèvre insulaire nous a fourni un certain nombre d’informations importantes. La première, chronologiquement parlant, a révélé, à travers une variabilité de coloration remarquable (Lauvergne et Howell, 1978 ; Franceschi et Santucci, 1988), l’existence d’un système d’élevage original, n’obéissant pas aux modèles de sélection « classiques », et d’une nomenclature hiérarchisée spécifique des animaux. La langue corse se montre en ce domaine riche et précise, mettant en évidence l’importance de la robe de l’animal dans la conduite du troupeau et révélant aussi un certain nombre de relations entre
coloration, nature et altération des pigments, absence/présence de panachure irrégulière 2. La première phase de domestication a pu modeler assez rapidement les animaux qui y étaient soumis. Les effets de cette sélection ont généré, avec une réduction de la taille des animaux, une variabilité phénotypique* (en particulier de coloration) très importante
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génétique et pratiques langagières (Franceschi et Santucci, 1988 ; 2004). D’autres travaux plus récents, ont mis en évidence, par les techniques de la génétique moléculaire, l’originalité et la permanence des populations caprines insulaires et, par là même, celles des pratiques pastorales. Les travaux de Hughes et al. (2012) comparent l’ADN mitochondrial des chèvres de l’île des xiie et xiiie siècles à celui des animaux actuels. Les résultats démontrent que la diversité génétique, ici analysée à travers l’étude d’haplotypes*, est très comparable dans les échantillons des différentes périodes, et que la majorité de ces haplotypes (60 %) sont propres à la Corse. Même s’il est encore difficile, de répondre à toutes les questions que ce type d’études suggère3 – et entre autres l’importance relative de l’effet fondateur* et de la dérive* dans la structure génétique de la population –, les implications de ces travaux sont claires : le système d’élevage extensif des bergers corses et leur conduite du troupeau semblent rester inchangés dans la durée et maintiennent, dans le cadre d’une sélection bien particulière, la variabilité et l’identité génétiques des animaux. Les mêmes remarques valent pour les gènes liés à la production laitière et en particulier ceux qui contrôlent les différentes caséines*. Caractérisé par un taux protéique et butyreux important, le lait de la chèvre corse, bien que relativement peu abondant, s’avère particulièrement adapté à la transformation fromagère. Il semble là aussi évident qu’une sélection ne privilégiant pas la quantité de lait produite mais plutôt la recherche de l’homogénéité comportementale des animaux soit le facteur prépondérant du maintien des qualités propres de la race caprine corse.
La coloration chez la chèvre corse La coloration des caprins est régie par un certain nombre de gènes, ou locus*, qui jouent chacun un rôle bien précis dans la distribution et l’intensité des 3. Des régions aux mêmes caractéristiques pastorales que la Corse peuvent présenter des « paysages » génétiques voisins : une étude menée en Sardaigne sur différentes races caprines actuellement en exploitation nous donne des résultats comparables quant à la variabilité génétique de la race locale (Piras et al., 2012).
couleurs. Ces gènes se retrouvent chez la plupart des grandes familles de Mammifères : on peut parler ainsi de principe d’homologie (Searle, 1968). Les principaux locus intervenant dans les phénomènes de coloration4 des caprins sont précisés par Lauvergne (1990). Sans entrer dans le détail, on peut dire que le locus Agouti (A) fixe le patron de coloration, c’est à dire la distribution spatiale des différents pigments qui colorent le pelage (l’eumélanine, à l’origine du noir et des bruns, et la phæomélanine, qui donne le roux). Le locus Brown (B) est lui responsable de la nature de l’eumélanine présente dans les poils de l’animal (pigment noir, brun, brun clair…). D’autres gènes (D, E, Rn, S…) contrôlent la dilution, l’extension des plages pigmentées, le mélange des poils colorés (rouan) ou encore les panachures*. Cette liste de locus intervenant dans la coloration des caprins est loin d’être exhaustive, en particulier en ce qui concerne les divers dessins où le blanc intervient, mais elle permet d’appréhender le mécanisme génétique général responsable de l’apparence des animaux. Le premier travail de recherche sur la coloration de la chèvre corse a été réalisé par Lauvergne et Howell (1978) qui mettent en évidence une série de nouveaux allèles pour l’espèce, en particulier au locus Agouti. Les troupeaux insulaires offrent en fait une variabilité de coloration très importante avec la quasi-totalité des allèles connus aux différents locus exposés plus haut. Les tableaux suivants (Franceschi et Santucci, 1988 ; 2004) donnent les pourcentages des principaux patrons de coloration gouvernés par le locus Agouti (tableau I) et ceux des différentes mélanines au locus B (tableau II) dans un large échantillon du troupeau insulaire. On entend par patron le schéma général de répartition des couleurs sur l’animal : couleur eumélanique uniforme (en langue corse : nera, rossa, fala…) ; joue rouge (merlata) ; type poitevine à ventre clair, noir et feu (chjarasgiata, silga) ; blaireau ou chamoisé (masche-
1. Troupeau de chèvres montrant la variété des robes.
2
PATRONS eumelanique (Ae)
144 (26,7)
joue rouge (Arc)
58 (10,7)
t
noir et feu (A )
81 (15,0) tl
noir et feu/ventre clair (A )
26 (4,8)
blaireau/sauvage (Ab/A+)
108 (20,0)
ant. mant (Am)
61 (11,3)
pm
post. mant. (A )
17 (3,2)
phæomelanique (Ap)
30 (5,5)
illisible/blanc
15 (2,8)
2. Tableau I. Fréquences phénotypiques des principaux patrons de coloration en race caprine corse au locus Agouti (entre parenthèses les symboles alléliques). 3
PIGMENT (MÉLANINE)
nb (%)
noir
299 (60,4)
brun
172 (34,7)
brun clair 4. La coloration ne concerne pas uniquement le manteau (poils) mais également la couleur de la peau et des yeux. Les mêmes gènes peuvent être responsables de l’apparition de certains troubles physiologiques
nb (%)
24 (4,9)
3. Tableau II. Pourcentage des différents patrons mélaniques au locus B.
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rata, muvrata) ; ant. mant. = avant mantelé (lotina) ; post. mant. = postérieur mantelé (collata) ; phæomelanique = roux ou feu (ceria) ; blanc (bianca). Les pourcentages observés ici sont en fait susceptibles de varier sensiblement d’un élevage à l’autre, mais on retrouve toujours une majorité de livrées eumélaniques uniformes, “noir et feu” ou blaireau/chamoisé (type Alpine). Très peu d’animaux sont uniformément blancs : au début du xixe siècle, selon les Archives départementales de la Corse, une enquête préfectorale sur le cheptel caprin conclut à l’impossibilité de constituer un troupeau de 50 chèvres blanches. Les diverses panachures concernent environ 50 % des animaux. Il faut ajouter qu’à côté de ces colorations extrêmement variables, la chèvre corse possède toute une série de caractères quasiment fixés, c’est-àdire présents chez la grande majorité des individus : femelles cornues (type ibex), oreilles dressées, présence
de barbiche et, surtout, poil long. Ce dernier caractère, associé à la prédominance des patrons eumélaniques uniformes (surtout de couleur sombre) est également présent chez d’autres races caprines et sans doute essentiellement lié à d’anciennes utilisations du poil des animaux. Prélevé lors de la tonte il servait à confectionner des piloni (gros « manteaux » de bergers), parfois d’autres parties de l’habillement, et de longues cordes tressées, les fune, matériel indispensable aux innombrables transports muletiers qui ont longtemps sillonné l’île. Si, en fait, la conservation de la variabilité des robes des animaux semble découler du système d’élevage mis en place par les bergers, ceux-ci peuvent donc aussi intervenir directement dans la fixation de certains caractères d’intérêt économique. Il faut enfin tenir compte des préférences esthétiques de l’éleveur, qui peuvent influer parfois fortement – surtout dans les cas d’allèles dominants* – sur la variabilité phénotypique inter-troupeaux.
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Génétique de la coloration et langage pastoral L’importance de la morphologie et de la coloration des animaux domestiques est connue depuis longtemps et a été utilisée de différentes manières dans différents systèmes d’élevage (Bonnemaire et Jest, 1976 ; Benge-Commenge, 1977 ; Laurans, 1990). Quelques considérations rapides sur les élevages pastoraux corses, montrent que les données de structure (taille et superficie), le mode de conduite des troupeaux (libre sur parcours, monte non dirigée) et les données biologiques (animal laitier, comportement grégaire, variété des couleurs et des patrons), nécessitent l’instauration d’un mode de communication entre le berger et la chèvre, facilité par les différences morphologiques et de coloration des animaux. Cette relation privilégiée s’exprime particulièrement lors de la traite et de l’allaitement des chevreaux (Ravis-Giordani, 1983)5. En dehors du fait qu’elle constitue une richesse évidente de la langue, il semble que la manière de nommer les chèvres dans les élevages corses révèle chez le berger une connaissance certaine, même si elle est empirique, du déterminisme génétique en jeu : l’importance accordée aux patrons contrôlés par le locus Agouti, ou considérés comme tels, conforte cette affirmation. Il n’est pas question ici d’engager une discussion, au demeurant difficile, sur la validité scientifique de la nomenclature utilisée par les chevriers corses mais il est toutefois possible, en analysant leur vocabulaire du point de vue du généticien, de dégager quelques points importants : • le berger a visiblement identifié la majorité des patrons de coloration (c’est-à-dire la répartition des couleurs) contrôlés par les allèles du locus Agouti : ils sont toujours énoncés en premier. La nature de l’eumélanine, contrôlée elle par le locus B, forme la 2e partie du nom. On aura par exemple collata nera, ou lotina rossa. Les rapports de codominance*,
5. À chaque allaitement, le berger donne le chevreau à sa mère en le lui présentant et en appelant celle-ci par son nom.
encore mal connus, entre les différents allèles au locus A peuvent compliquer ce principe de base. Les termes employés pour désigner des chèvres présentant, en particulier au niveau de la tête et du cou, des répartitions mélaniques complexes, reflètent sans doute les interactions entre différents allèles de la série Agouti. On aura dans ce cas toute une série de termes s’appliquant à des patrons de coloration qu’on pourrait qualifier d’intermédiaires (ochjata, camulata…). Dans les cas complexes de codominance6, c’est le patron le plus évident qui donne son nom à l’animal : par exemple collata nera (arrière mantelé) pour une chèvre noire à l’arrière présen-
6. Dans les cas de codominance, on a des patrons plus difficiles à « lire » : chaque allèle s’exprime en partie. La lecture de ces phénotypes est difficile et les modalités d’expression des allèles à ce locus mal connues (cf. à ce sujet le travail sur la brebis corse de Lauvergne et Adalsteinsson, 1976)
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tant les marques caractéristiques du type blaireau à l’avant. • les taches blanches, sous le contrôle du locus S ou d’autres locus, occupent une place prépondérante dans la dénomination de l’animal : la partie blanche de la chèvre donnera toujours la 1re partie du nom, la couleur de la mélanine la 2e. On dira ainsi stellata rossa pour une chèvre brune avec une tache blanche sur le front. Il faut noter cependant que ce principe de base ne tient plus si le berger identifie dans la disposition des panachures un patron caractéristique de la série Agouti : celui-ci sera alors énoncé en premier. On dira ainsi lotina nera facciata et non facciata lotina nera, comme on aurait pu s’y attendre en vertu des règles de la hiérarchie des couleurs déjà exposées. Dans ce cas bien précis, le berger semble avoir parfaitement assimilé la différence entre le blanc « classique » de la panachure et celui que produit souvent la dilution du roux (phæomélanine) sous l’action d’un autre gène. • dans le cas de l’action des locus de dilution et d’extension, surtout s’ils sont associés à des allèles de panachure ou à d’autres locus responsables de dessins blancs, les dénominations sont beaucoup plus difficiles à analyser. Les chevriers utilisent dans ces cas un vocabulaire imagé basé sur les comparaisons : par exemple grisgia, cinnerata ou argentella, pour définir plusieurs nuances de gris, ou toute la nomenclature déjà détaillée portant sur les dessins blancs. Une confusion peut également exister pour certains patrons difficiles à attribuer à tel ou tel locus : la « panachure », ou énoncée comme telle, caractéristique de mosciata (gris sur le museau, les oreilles et la queue) pourrait en fait être due à un allèle de la série Agouti. La construction du nom attribué à chaque chèvre du troupeau est donc ici prise comme révélateur et analysée du point de vue du généticien. La réalité des choses est encore plus complexe dans la mesure où la dénomination de tel ou tel animal peut faire appel à son appartenance familiale (notion de reghja*), à une anomalie morphologique, un trait de caractère, un événement marquant. L’existence d’un tel patrimoine linguis-
tique, à condition de le maintenir, laisse évidemment entrevoir des possibilités d’utilisation multiples (identification généalogique des animaux, utilisation en génétique, enseignement agricole). Il va sans dire que la pérennité de l’élevage caprin en général est bien le préalable à toute considération sur ce sujet.
Un parallèle avec la brebis… On pourrait étendre sans peine à l’espèce ovine une grande partie de ce qui a été dit sur la chèvre. La brebis occupe les zones de pacage littorales et la strate herbacée des vallées d’accès au piémont. Moins montagnarde que la chèvre, même si elle occupe comme elle les plus hautes estives, elle demande au berger, de par son comportement, un suivi moins éprouvant et un savoir faire différent7. Elle présente, à l’instar de la chèvre, une diversité de coloration remarquable. Lauvergne et Adalsteinsson (1976) décrivent ainsi un certain nombre de patrons de coloration originaux. Avec les moutons islandais et la race relique de l’île de Soay, elle représente un des jalons du processus de domestication en Europe occidentale. Comme chez la chèvre, le système d’élevage a joué à plein son rôle dans la préservation de la variabilité génétique. A quelques exceptions près, la brebis présente les mêmes colorations que la chèvre8. Certains termes peuvent changer d’une espèce à l’autre : on parlera ainsi d’une brebis muglia alors qu’une chèvre sera qualifiée de grisgia. Ces différences de terminologie existent aussi pour les vaches ou le porc. Les dénominations des couleurs de la robe diffèrent d’une espèce à l’autre : fiamma (roux/feu) ou brunu, spanu (brun) pour les bovins ou les ânes, rossu (roux) chez le porc… Chez le chien, le patron « noir et feu » correspondra à filicatu… Les différences peuvent également concerner les panachures : pediatu ou carceratu (pieds 7. « Pecure à reghjone è capre à patrone » résume l'appréciation que les bergers eux-mêmes portent sur les deux « métiers ». Nombre d'entre eux commencent comme éleveurs de chèvres et, l'âge se faisant sentir, se convertissent en pecuraghji. 8. On note en particulier l'absence des types mantelés (collata et lotina) très fréquents chez les chèvres.
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blancs), nasatu ou cappusgiu (face blanche) suivant l’espèce. Bien que théoriquement plus récente dans le paysage de la domestication corse, la brebis n’en revêt pas moins un intérêt extrême : elle présente, dans l’île, un « double » sauvage, le mouflon, animal à la fois mythique et symbolique, image d’une Corse montagnarde et rebelle et également révélateur de l’histoire d’un peuplement humain aux origines encore mal connues. Sans ancêtre local possible, le mouflon de Corse (Ovis orientalis musimon) serait le descendant marronné* des premiers ovins semi-domestiqués importés par les premiers habitants de l’île9. On retrouve le même phénomène en 9. Si l'on se réfère aux dates établies par Lanfranchi et Weiss (1978) pour des restes osseux d'ovins découverts à Araguina-Sennola (Bonifacio), l'arrivée de ces premiers animaux proto-domestiques remonterait au milieu du viie millénaire av. J.-C., ce qui poserait de manière encore plus aiguë la question de l'origine des hommes et des animaux de ces premiers peuplements.
Sardaigne et à Chypre. À partir de l’étude des populations ovines, la génétique conforte, en ce qui concerne la Sardaigne et la Corse, l’hypothèse d’une occupation humaine commune : les brebis des deux îles – au demeurant fort semblables morphologiquement à l’origine – partagent avec le mouflon corso-sarde, un variant hémoglobinique* (Hb I) que l’on retrouve avec la même fréquence dans leurs populations respectives (Serreri et al., 1998). Nous aurions ainsi, à défaut d’une précision sur leur origine, la mise en évidence d’une filiation directe entre une race domestique et son ancêtre sauvage. Leur richesse génétique et l’originalité de leur système d’élevage confèrent ainsi aux animaux domestiques corses un statut tout à fait particulier : s’ils ont préservé un réservoir de gènes « rustiques » éminemment précieux, ils constituent surtout, de par leur existence actuelle, la clé de lecture des archives de la domestication en Méditerranée occidentale.
Glossaire Allèle dominant : allèle qui s’exprime toujours dans le phénotype lorsqu’il est présent. Les allèles représentent différentes formes d’un même gène. Chez les Mammifères et la plupart des organismes supérieurs chaque gène est représenté par deux allèles, identiques ou différents.
Effet fondateur : désigne l’importance des individus à l’origine d’une population (par exemple insulaire) dans les caractéristiques génétiques de cette population.
Caséines : protéines du lait constituant l’essentiel du fromage, elles sont contrôlées par quatre gènes (αI, αII, β et κ-Cn) et à l’origine des phénomènes de coagulation lors du caillage.
Haplotype : séquence d’une partie d’un simple brin d’ADN.
Codominance : c’est le cas où deux allèles différents du même gène s’expriment tous les deux. Dérive génétique : c’est un phénomène caractéristique des petites populations et qui affecte les fréquences des différents allèles en présence.
Gène à effet visible : gène contrôlant des caractères morphologiques apparents (coloration, longueur du poil, cornage…).
Investita : territoire plus ou moins étendu utilisé par le troupeau. Locus : emplacement précis occupé par un gène sur un chromosome. Marronnage : phénomène de retour à l’état sauvage pour des animaux domestiques. Monomorphe : présent sous une seule forme (un seul allèle pour un gène, par exemple). Panachures : dessins blancs (ou taches).
Phanéroptique : étude des caractères à effets visibles. Phénotype : ensemble des caractères d’un individu. C’est l’expression de l’ensemble des gènes (le génotype) soumise aux contraintes du milieu. Polymorphisme biochimique : variabilité génétique essentiellement protéinique analysable par différentes techniques (électrophorèse, séquençage de protéines ou de l’ADN lui-même…). Reghja : sous-ensemble du troupeau hiérarchisé, formé de femelles apparentées sur plusieurs générations, sous la direction d’une « meneuse » (capireghja) Variant hémoglobinique : allèle responsable de la production d’une hémoglobine différente de l’hémoglobine standard.
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Coloration et nom des chèvres en élevage pastoral corse Essai de transcription des savoirs.
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n Corse, l’élevage pastoral a su conserver dans l’expression de ses liens à la Nature et à ses produits, un certain nombre de ses caractéristiques – races locales productives ; pratiques de conduite des troupeaux, de sélection des animaux et de transformation fromagère, etc. – qui font état de savoirs spécifiques.
Ces savoirs, « empiriques », propres aux sociétés rurales, sont mobilisés dans les actes techniques de tous les jours pour réaliser des activités ou des métiers fortement dictés par des situations géographiques souvent contraignantes (ressource fourragère saisonnée par exemple). La dénomination des animaux, toujours en vigueur dans la majorité des élevages ovins/caprins, est particulièrement intéressante pour illustrer ces propos. Elle est d’ailleurs connue dans les communautés pastorales et, dans le bassin méditerranéen, elle repose sur des principes communs. La nature et le ton des couleurs, leurs dispositions sur la robe déterminent le nom de l’animal. De plus, à chaque espèce domestique correspond une nomenclature spécifique. Il importe de rappeler que dans l’état actuel des connaissances, la présence de la chèvre est attestée en Corse depuis le Néolithique ancien et que son élevage a marqué profondément la société corse aussi bien dans les systèmes de production des communautés monta-
Pierre-Mathieu Santucci & Paul Franceschi
gnardes que dans l’image même que celles-ci donneront d’elles, dans l’île et au dehors.
Savoirs et pratiques Des considérations rapides sur les élevages pastoraux corses, montrent que les données de structure – taille importante du troupeau (en moyenne 150 chèvres) et du territoire de pâturage (300 ha), mode de conduite des troupeaux (libre sur parcours, monte libre, traite manuelle sans contention), données biologiques (animal laitier, comportement grégaire, variétés des couleurs) – rendent nécessaire l’instauration d’un mode d’identification de l’animal, voire de communication entre le berger et la chèvre comme le signalait déjà G. Ravis- Giordani (1983). Le berger est amené à s’adresser à une chèvre, par la voix, accompagnée fréquemment d’une gestuelle (main levée vers elle), en particulier au moment de la traite, de la mise-bas, et surtout lors de la période d’allaitement des chevreaux. En effet, après la mise-bas, les jeunes sont séparés de leurs mères : ils vivent, nuit et jour, dans un local adapté (sercone ou chjostru) et ils ne rencontrent leurs mères que le temps de la tétée jusqu’à l’âge d’être abattus vers 45 jours. À chaque séquence d’allaitement, le berger donne le chevreau à la mère en l’appelant et en le lui présentant1. À l’annonce de son nom, 1. Cette pratique concerne les deux premières semaines de la vie
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la chèvre marque la réception par un mouvement de la tête, un léger bêlement, voire quelques pas en direction du berger. Quant à la traite, toujours manuelle dans la majorité des élevages, elle se fait dans la chèvrerie (ou dans un parc) « à vue »2 puisque le berger connaît individuellement chaque animal. Enfin, quelques observations de comportement en ces moments de communion, confirment que chaque chèvre connaît son nom qui est aussi connu des autres chèvres.
mobilisation ordonnée de paramètres, avec d’abord ceux relatifs aux patrons de coloration (disposition, localisation et étendue des couleurs), puis ceux qui se réfèrent à des signes anatomiques facilement visibles comme la forme des cornes par exemple. De ce fait, le nom de l’animal respecte une nomenclature reconnue par les bergers qui maîtrisent ce savoir et qui s’applique également aux autres animaux domestiques : brebis, vaches, porcs.
Hiérarchie des critères et arborescence
Enfin, d’autres noms se rapportent à la généalogie, au caractère de l’animal ou à des évènements particuliers. Dans ce cas, le nom n’est plus en rapport direct avec la robe de l’animal, il s’inscrit davantage dans le quotidien de chaque éleveur et il relève de l’usage personnel.
Dans la formation du nom de la chèvre, nous avons identifié une pratique dominante qui repose sur la du chevreau et quand cet apprentissage est bien rôdé et que lien très fort mère-jeune, est créé, elle peut prendre une autre forme, moins contraignante pour le berger : lâcher des chevreaux dans le troupeau en bergerie, la nuit seulement. 2. En élevage pastoral, traire "à vue" signifie que les chèvres sont libres dans le parc et que le berger trait l’une après l’autre sans aucune forme de contention, contrairement aux brebis, moins dociles, qui sont serrées dans un parc spécifique, très étroit.
1. Chèvres corses en estive.
À partir de ces trois registres, couleur, anatomie, généalogie et divers dont le premier est largement dominant, découlent une gamme très large de noms du fait des combinaisons possibles entre couleurs, entre couleurs et signes anatomiques, entre signes anatomiques et particularités de l’animal, etc.
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Patrons de coloration Couleur unie de l’animal Dans ce cas, la couleur détermine le nom qui sera simple, le plus souvent imagé mais toujours référé à la couleur de la robe : une chèvre à la robe noire, peut être nommée tout simplement nera mais sera préférentiellement appelée curbina (de corbu, corbeau qui symbolise la couleur noire) ou murina (de mora, qui renvoie tout autant à la couleur noire). De même, on enregistre pour d’autres robes unies, culomba (blanche), plutôt que bianca, ceria (fauve), rossa (brune), rughjina (rouille) vaglia (bai), cinnerata (grise), etc. Pour qualifier les différents tons d’une couleur, le nom peut être composé sans que cela soit une règle : citons gris foncé grisgia bughja, alors qu’un gris clair donnera argentella (voire cinnerata pour un autre ton de gris), un blanc dégradé donnera farinella (voire sbiancata ou farinata), un fauve clair fala, un roux sombre, murtirossa. Ainsi, la couleur génère le nom qui peut être qualifié de racinaire dans la mesure où il ouvre la possibilité à des dérivés qui, sans affecter le sens originel pour autant, permettent de nommer différemment des chèvres aux robes proches ou analogues. Par exemple, selon la couleur de robe : • Noire, curbina (nom racinaire) et ses dérivés curbuccia, curbachjina, curbone, curbulana ; ou nera et ses dérivés nerina, nerachjola, neretta, neriola, etc. • Blanche, culomba et culumbella, culumbina, culumbuccia ou bianca et bianchina, bianchisgiola, bianchetta, bianculella, etc. • Rousse, rossa et rossachjina, russella, russuccia… • Roux-Feu, ceria et ceriola, ceriuccia… • Grise, grisgia et grisgetta, girisgina… ou cinnerata et cinnerella, cinnerina… • Fauve-clair, fala et faletta, falella, falone… • Roux-sombre, murtirossa et murtinella… • Rouille, rughjina et rughjinella…
Précisons que le nom imagé de l’animal et ses dérivés relèvent de l’imagination du berger qui s’appuie non seulement sur la couleur mais aussi sur la taille de l’animal, la morphologie, élargissant ainsi la gamme des noms possibles. Enfin, toujours dans le domaine de la coloration unie, la référence à d’autres animaux présentant des tons de colorations spécifiques ou même à des plantes enrichit la liste des noms. Nous observons ainsi, par exemple, falchetta (faucon), pernicina (perdrix), vulpina (renard), castagnola (châtaigne), etc.
3. Boucs en montagne, deux animaux redevenus sauvages : secteur du « glacier » de Bussu.
Deux couleurs Le nom racinaire sera obligatoirement composé, toutefois, les dérivés sont souvent simples ; interviennent alors la disposition des couleurs et leur localisation en des parties anatomiques précises. Le nom obéit à une règle de base qui repose sur une double hiérarchie : la hiérarchie des couleurs et la hiérarchie anatomique. - La hiérarchie des couleurs mentionne dans l’ordre le blanc ou le roux, puis le noir ou le brun. Le blanc (ou le roux) compose la première partie du nom qui n’est pas en rapport avec cette couleur mais avec sa localisation. L’autre couleur donne la seconde partie du nom. Cette règle s’explique probablement par le fait que les combinaisons de coloration entre le blanc (ou le roux) et les autres couleurs sont génétiquement les plus nombreuses. Par exemple, la disposition du blanc à l’avant et du noir ou du brun à l’arrière donnent collata nera ou collata rossa, avec ses dérivés, cullachjina nera, cullatuccia nera, etc. Ces mêmes couleurs, disposées différemment, noir ou brun à l’avant du corps et blanc à l’arrière donneront des noms différents lotina nera ou lotina rossa, avec une série de dérivés (lotinella nera, par exemple). Rappelons ici que ce sont l’emplacement et l’étendue du blanc (ou du roux, ou du gris) qui fixent le nom bien que cette couleur n’y soit pas mentionnée dans le nom lui-même. La combinaison deux à deux du blanc et du noir, du roux, du gris donne des constructions analogues mais
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s’il s’agit du noir et du roux (ou du noir et du gris), les appellations sont en général différentes. Par exemple, pour une chèvre noire à l’avant et rousse à l’arrière le berger utilisera préférentiellement ruviata (avec dérivés possibles : ruviola, ruviazzina) que lotina, comme c’était le cas avec du noir et du blanc. - La hiérarchie anatomique présente dans l’ordre la tête, le tronc et les membres. Le principe du nom obéit à la même règle que précédemment (partie anatomique + couleur de la robe) et toujours selon la hiérarchie des couleurs. • La tête est prédominante ; cela semble logique dans la mesure où, d’une part, les parties anatomiques, sièges potentiels de combinaisons de colorations, sont nombreuses (chanfrein, museau, joues, yeux, oreilles, nez, lèvres) et, d’autre part, la tête focalise l’attention sur la bête. Cette pratique recèle probablement une forme de « personnalisation » de l’animal. La tête joue donc un rôle primordial dans la définition du nom dès lors qu’elle présente des particularités de coloration. • Sur la tête, les couleurs, principalement blanc, roux et gris, peuvent être des points individualisés ou regroupés, des tâches, des filets très localisés. • À l’œil, points autour de l’oeil : ochjata. Deux filets blancs qui partent de la base des cornes vers les narines : chjarasgiata s’ils sont parallèles, cavestrata s’ils se croisent. Par exemple : ochjata grisgia (chèvre grise présentant deux points blancs autour des yeux), chjarasgiata nera (chèvre à la robe noire avec deux filets blancs sur le front séparés depuis la base des cornes). • sur le chanfrein, une tâche : facciata ; un filet : nasigliata • sur les joues, tâches : merlata. Trait : silga. Par exemple, merlata nera : robe noire avec une tâche blanche ou rousse sur les joues. • sur le museau, mosciata, muscietta, muscinella… • sur les narines, nasata, nasina… • sur le front, stellata, stellina, stegliola… • autour de la bouche, buchisgiata… • nombreuses tâches, filicata.
Pour une couleur unie de la tête, le principe consiste à lire cette couleur en référence au reste de la robe. D’une couleur foncée de la tête qui se démarque du reste, on dira qu’elle est mascherata (mascherata bughja, avec les dérivés mascherella, mascheratuccia…) ou camulata (camulella) si la même couleur s’étend davantage. Enfin, d’une robe foncée qui part en dégradé de la tête, on enregistre des noms comme muvrata, muvrella, muvrarella, etc.
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Une exception à la règle de la construction du nom (site + couleur de la robe) concerne la couleur uniforme et intégrale de la tête pour le noir, le roux ou le gris sur robe blanche. Dans ce cas, le nom, simple, intègre simultanément la couleur et sa localisation : capinera (chèvre blanche à la tête noire) capirossa ou capigrisgia. Précisons encore ici la richesse des dérivés à partir d’une racine, merlata par exemple : on aura ainsi merlata rossa (robe brune) ou merlata bughja (robe sombre) et ses dérivés merlachjola, merlatella, merlachjina, merlatuccia, merlachjone… Cette diversité lexicale permet de nommer des animaux différemment même s’ils ont des robes très proches. Comme nous l’avons signalé précédemment, le nom racinaire est toujours composé, mais dans la pratique, lorsque le berger appelle l’animal, il est souvent prononcé en élidant les dernières syllabes (merlata nera deviendra merlatané). Les dérivés quant à eux sont toujours simples (comme merlachjola). Il existe d’autres parties pour lesquelles le blanc donne le nom : • les pattes : calzerata (calzetta, calzatella) par exemple calzerata rossa désignera une chèvre à la robe rousse unie avec du blanc au niveau des pattes.
ment par son emplacement (dans l’ordre, arrière et front) et la couleur noire majoritaire est seule précisée dans la deuxième partie du nom. La même explication vaut pour cinta nera stellata, où le blanc est présent au niveau de la ceinture et du front sous forme de tâches nettes, et pour bien d’autres cas de figures : chjarasgiata nera ruppulata, nasata rossa calzerata, etc.
4. Chèvres sur parcours. Au premier plan, l’emplacement du blanc autour des yeux permet de donner le nom spécifique : chjarasgiata nera.
Plusieurs couleurs Dans le cas de plusieurs couleurs, le nom fait état de ce mélange : frisgiata (frisgiulina, frisgiulata, frisgetta) ou variata, voire pichjinata, pichjinella, sans en mentionner une spécifiquement. Ici, l’étendue d’une couleur n’a pas grande importance dans la composition du nom dès lors qu’elle est non majoritaire, diffuse et associée à d’autres.
Particularités anatomiques Elles concernent les cornes, les pampilles, la barbiche, les oreilles, les yeux, la longueur du poil, la conformation de l’animal et le port de la tête. Dans ce cas également, les dérivés sont nombreux : 4
• l’épaule : spallisgiata (spallisgiata nera ; la robe est noire avec une tâche blanche à l’épaule) • la queue : punticodana, codana, codanella… • le ventre : ventrisgiata • le flanc : fianculella • le dos (filet sur l’échine : canapata, canapella ; tâche en forme de selle : sellina, segliola ; ceinture : cinta, curghjulata, curghjulella…) • la croupe : ruppulata (ruppulella) Enfin, compte tenu de la répétitivité des combinaisons de couleurs, une possibilité supplémentaire existe dès lors qu’une couleur (principalement le blanc) est présente distinctement en deux parties anatomiques précises. Le nom comportera alors trois éléments ; par exemple, pour une chèvre lotinanera facciata le blanc dicte la première et la dernière partie du nom, unique-
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• forme des cornes : dressées pinzutella ; étalées palmulina ; recourbées coppata ; recourbées du même côté ; ciacca et dérivé ciachetta ; recourbées de manière inégale comme une corne collée à l’oreille ghjerba et dérivé, ghjirbetta • absence de cornes : motina, mutinella • dissymétrie des cornes : strambetta • longueur de la barbiche : berbina, barbetta, barbiola • longueur des pampilles : pindinella, pinduccia • protubérance de la lèvre : labretta, labrina • oreilles courtes : mucca ou musgia • touffe de poils à la base des cornes : ciuffula, ciuffetta, ciuffuluta • longueur du poil : long piluta, pilutella, court pelirasina, razzicata, razzichella • couleur bleue des yeux : lucciula.
Généalogie Les pratiques du choix des jeunes femelles pour le renouvellement du troupeau, reposent sur des critères précis que le berger tient à pérenniser au mieux (qualités laitières et maternelles, grégarité, régularité de la production, etc.). De ce fait, des familles de chèvres (reghja3) sont fréquentes. Les noms des femelles se transmettent alors aux descendants qui peuvent cependant, présenter des variations de colorations, héritées du père. Dans ce cas, il est possible de relever des dérivés, qui ne reflètent plus réellement la robe de l’animal et qui font davantage référence au nom racinaire ; par exemple, les descendantes de ruviata grisgia pourront s’appeler ruviola, ruviana, ruviatella, ruviatina, ruviazzina, etc. Ceci peut être constaté pour des noms sans rapport avec la coloration de la robe ; par exemple, falchetta est un nom qui rappelle le faucon pour sa couleur et
3. Reghja désigne une famille, descendance mère-fille, regroupant jusqu’à sept ou huit chèvres qui restent relativement soudées entre elles (déplacement, couchage) dans le temps.
sa grâce et les descendantes de cette chèvre pourront s’appeler falcuccia, falchina… même si au demeurant elles pourraient être nommées d’après les patrons de coloration. Le berger mobilisera également d’autres critères pour attribuer le nom et constituer un registre à vocation plus personnelle. Ainsi, le recours au « caractère » de l’animal est fréquent surtout lorsque celui-ci fait état d’un comportement distinctif (agressif, solitaire, sauvage). On notera des noms comme battaglia, altiera, svetica, salvatichella, furesta… De même, le nom traduira les mauvaises performances de production de la chèvre (niveau laitier, irrégularité des périodes de lactation et des mise-bas, mauvaises qualités maternelles.). Des faits marquants pour l’éleveur, tels les conditions de naissance de l’animal (jour, lieu, etc.) ou des évènements d’ordre privé sont également mais dans une très faible mesure, à l’origine de certains noms. Une chèvre née au maquis par exemple, pourra s’appeler machjaghjola ou ribella, une autre restée longtemps en dehors du troupeau tepparina.
Intérêts de l’usage du nom en élevage pastoral L’usage du nom facilite certaines tâches d’élevage telle que la traite, la tétée des chevreaux, l’approche de l’animal par le berger, etc. Il décrit également l’animal à l’occasion d’une discussion entre pairs dont le sujet peut être la disparition momentanée d’un animal, ce qui est fréquent en estive. Dans ce cas, le berger parlera d’abord de la classe d’âge4, puis de la robe de l’animal, et enfin de la marque à l’oreille (segnu5), mode personnel d’indiquer la propriété.
4. Chaque classe d’âge porte un nom spécifique : de 0 à 6 mois, zighina ; de 6 à 18 mois turriccia/annechja ; de 18 à 30 mois, bima ; à trois ans, trima ; chèvre adulte, maiò. 5. Le segnu correspond à une entaille pratiquée sur une ou deux oreilles, entailles identiques ou pas, discrètes mais visibles. C’est la marque de la propriété du troupeau.
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Génétique de la coloration et langage pastoral Il est connu que des relations existent entre génétique et coloration des animaux. Des travaux, sur plusieurs espèces y font référence et montrent le rôle des gènes (allèles) dans l’origine et la répartition des couleurs. Il est intéressant de noter que la manière de nommer les chèvres dans les élevages corses révèle une certaine connaissance des principes de la génétiques de la part du berger, même si celle ci est empirique. En adoptant le nom selon la hiérarchie des couleurs, la dénomination est conforme aux rôles hiérarchisés des gènes dans le contrôle de la répartition des couleurs. La règle respecte la majorité des patrons de coloration, c’est-à-dire la répartition des couleurs contrôlée par certains allèles. Cette pratique de la construction du nom souligne surtout la finesse des rapports entre homme et animal
afin de rendre plus efficient l’exercice des différentes tâches dans la conduite d’un troupeau.
7. La diversité des robes permet aussi un repérage aisé des animaux sur parcours.
Toutefois, aujourd’hui la question de sa pérennité, à l’échelon local, se pose. Il est indéniable qu’avec la nécessaire évolution des élevages cette pratique ancestrale se heurte à des contraintes qui rendent son usage aléatoire, voire incertain (identification numérique, contrôle des performances, suivi vaccinal, etc.). Pour autant, sa transmission et son apprentissage sont du domaine du possible. L’existence d’un patrimoine langagier aussi précis laisse entrevoir des possibilités d’utilisations à différentes finalités : tout d’abord, opérationnelles (identification des animaux, suivis des productions et des généalogies); ensuite sur des aspects immatériels mais tout aussi importants, tels la confortation des spécificités de cet élevage en termes d’identité, de rapports entre homme-animal-milieu. Enfin, en vue d’investigations comparatives à d’autres régions pastorales de la même aire linguistique, pour l’approfondissement théorique des interactions entre génétique et coloration.
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CASGI È FURMAGLI
Chèvres à l’estive sous le lac du Rotondu.
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Introduction générale Jean-Michel Sorba
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omme la plupart des productions locales, la production fromagère fermière a été longtemps dans une situation de non définition. L’implantation en Corse à la fin du xixe siècle des industriels de roquefort n’a pas été sans influence sur les productions fromagères locales. Cette situation a laissé le champ libre à toutes sortes d’inventions, ainsi a-t-on vu apparaître des dénominations fantaisistes utilisant les attributs des productions locales et l’image de la Corse basée sur des représentations éloignées de la réalité. Avec la redécouverte du patrimoine fromager de l’ile, les producteurs fermiers avec le soutien de techniciens se sont alors engagés dans un processus de caractérisation de leurs productions. Les processus engagés ont montré que la caractérisation ne permettait pas de définir convenablement les diverses productions et notamment de juger de la typicité d’un produit. Les productions sont insérées dans des systèmes de référence alimentaire de la communauté locale, elles ont ainsi des dimensions multiples qui ne peuvent se résumer à une simple énumération de caractéristiques physiques et gustatives en référence à une norme.
Bastia U casgiu calinzanincu Calvi
U casgiu niulincu
Corti
U casgiu venachese U casgiu bastelicacciu Aiacciu
Porti Vechju
U casgiu sartinesu
Sartè
1. Les berceaux de production et leurs projections littorales principales.
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Les grands principes de la fabrication fromagère Érick Casalta
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n Corse, comme dans de nombreuses régions méditerranéennes, l’élevage ovin et caprin est orienté vers la transformation fromagère.
Le lait des brebis de race corse et des chèvres de population corse est généralement riche en matière grasse et protéique.
Le fromage est un aliment fermenté, obtenu grâce à l’action de nombreux micro-organismes que l’on peut classer en bactéries, levures et moisissures.
Ceci est le résultat d’une sélection empirique mais voulue des animaux par les bergers durant des siècles. Aujourd’hui, en élevage ovin, cette sélection est organisée par la profession et basée sur des critères scientifiques.
L’élaboration du fromage repose à l’origine sur la nécessité de conserver un aliment périssable, le lait, et en particulier ses nutriments, les protéines et la matière grasse essentiellement. En effet, le lait est un aliment complet (il contient tous les nutriments indispensables à la croissance du jeune mammifère) mais ne se conserve que quelques heures après la traite s’il ne subit pas un traitement thermique approprié (pasteurisation ou stérilisation). Par contre, le fromage se conserve plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ce mode de conservation est basé sur l’acidification produite par les bactéries lactiques qui empêche les micro-organismes d’altération de se développer et qui réduit le risque de présence de germes potentiellement pathogènes. Cette acidification est associée à la coagulation du lait par la présure. Au cours de l’égouttage qui suit la coagulation, le lactosérum ou petit lait se sépare du caillé. La teneur en eau est ainsi abaissée ce qui contribue à une meilleure conservation. Celle-ci est également favorisée par le sel ajouté pendant la fabrication.
Cette richesse confère au lait une très bonne aptitude à la fabrication fromagère, avec un rendement élevé. Autrefois, les bergers faisaient pâturer leur troupeau en plaine durant l’hiver. Au printemps, ils montaient dans les villages de moyenne altitude. Puis au début de l’été ils transhumaient en estive dans la haute vallée. À la fin de l’été, ils redescendaient au village pour quelques semaines avant de regagner la plaine. Avec ce système de transhumance, étant donné la différence d’alimentation des animaux, le goût des fromages d’été fabriqués en montagne se distinguait de celui des fromages fabriqués en hiver et au printemps. Aujourd’hui, de nombreux bergers se sont sédentarisés et le nombre d’éleveurs qui pratiquent la transhumance a beaucoup diminué.
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L’élaboration du fromage La préparation du lait Une des spécificités de la transformation fromagère artisanale en Corse repose sur le fait que la matière première lait subit très peu de traitements technologiques avant d’être caillé. En effet, le lait est cru et l’absence de traitement thermique comme la pasteurisation garantit que l’ensemble des enzymes, des vitamines du lait et de la microflore ne sont pas détruites par le chauffage. Par ailleurs, le lait ne subit pas de standardisation. Par conséquent, l’intégrité de la matière première est respectée, ce qui fait que la totalité de ses composants est présente lors de la transformation. Ainsi, la diversité des enzymes et de la microflore sont un atout pour le développement des caractéristiques sensorielles typiques du fromage et les vitamines contribuent à sa valeur nutritionnelle. Les seuls traitements appliqués sont une filtration après chaque traite pour éliminer les impuretés, le refroidissement et la réfrigération du lait de la traite du soir dans le but d’éviter un développement de la microflore d’altération. Pour élaborer son fromage, le fromager utilise la plupart du temps le mélange de la traite du matin même avec celle de la traite de la veille au soir. Le mélange est placé dans la cuve de fabrication. À noter qu’en période de début et fin de lactation des chèvres et des brebis, le lait provient de l’unique traite quotidienne des animaux. La fabrication a lieu le matin, après la traite. La fabrication se déroule ensuite en quatre étapes principales, indiquées dans le schéma n° 1 : le caillage, le décaillage-égouttage, le salage et l’affinage.
Le caillage Le caillage des fromages repose sur l’association de la présure et des bactéries lactiques. Le mélange des deux traites est placé dans une cuve dont la taille varie selon le volume de lait à cailler.
Le lait de la traite du matin étant tiède et celui de la veille au soir étant refroidi, le mélange va être à une température intermédiaire. Selon le fromage fabriqué, le fromager pourra réchauffer ou non ce mélange. Autrefois, peu de fromagers chauffaient leur lait ; aujourd’hui, cette pratique s’est répandue, ce qui favorise l’activité microbienne et celle de la présure.
LAIT CRU ENTIER DE BREBIS OU DE CHEVRE Présure, éventuellement ferments lactiques CAILLAGE
L’emprésurage
GEL
Une fois le lait à la température souhaitée, le fromager ajoute la présure.
DÉCAILLAGE-ÉGOUTTAGE
La présure contient l’enzyme chymosine qui va attaquer une protéine du lait, la caséine kappa. Lorsque cette protéine est coupée en deux par hydrolyse, l’ensemble des autres caséines coagule. Le résultat est la transformation du lait liquide en un gel, un réseau protéique.
CAILLE Lactosérum Sel SALAGE
Jusqu’aux années 1960, la présure, u caghju, était fabriquée avec la caillette de chevreaux (dernière poche de l’estomac des ruminants). Aujourd’hui, la plupart des fromagers emploie de la présure de veau commerciale sous forme liquide. L’avantage de la présure artisanale est qu’elle contient une diversité d’enzymes qui vont influer sur le goût du fromage, alors que la présure commerciale est purifiée et contient uniquement la chymosine (Fici, 2004). Les bactéries lactiques présentes de façon naturelle dans le lait (la microflore indigène) et celles éventuellement rajoutées par le fromager sous forme de ferments lactiques au moment de l’emprésurage, vont ensuite commencer à acidifier lentement et progressivement le lait caillé en transformant le sucre du lait, le lactose, en acide lactique. Cette acidification, qui se déroule sur plusieurs jours, va provoquer un resserrement des mailles du réseau protéique et favoriser l’égouttage. Si l’acidification est insuffisante, le caillé ne s’égoutte pas correctement. Dans cette situation, des bactéries d’altération peuvent alors se développer et entraîner des problèmes de qualité (gonflements, etc.). Traditionnellement, la fabrication du fromage se faisait sans ajout de ferments. Aujourd’hui, certains ensemencent le lait
FROMAGE FRAIS AFFINAGE
FROMAGE AFFINÉ 1
1. Schéma général de la fabrication fromagère.
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avec des ferments, pour renforcer l’action de la microflore naturelle.
il ne doit pas briser les grains, sous peine d’une baisse du rendement.
L’action de la présure et des bactéries lactiques est également favorisée par une température d’environ 20°C dans la pièce de fabrication.
Ensuite, on procède au moulage. Traditionnellement, le fromager utilisait un outil en bois, u coppulu (Prost et al, 1989). Aujourd’hui, il emploie une petite casserole ou une louche. Les grains de caillé sont placés dans des moules tronconiques ou cylindriques, selon le type de fromage. Autrefois les moules était en jonc tressé. Aujourd’hui, ils sont pour la plupart en matière plastique ou métalliques.
Les fromages corses sont des caillés mixtes à prédominance présure, ce qui signifie que l’action de la présure y est prépondérante et l’acidification qui vient après la coagulation est relativement limitée.
Le décaillage-égouttage Lorsque le gel est devenu suffisamment ferme sous l’action de la présure, le fromager va procéder au décaillage ou division du gel en petites particules appelées aussi grains.
Les moules sont disposés sur une table d’égouttage, traditionnellement en bois rainuré. Aujourd’hui elle
2. Opération de décaillage au moyen d’une lyre.
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Mais avant de réaliser cette opération, le fromager doit estimer la fermeté du gel. En effet, si le gel n’est pas suffisamment ferme, il y aura des pertes de fines dans le sérum et le rendement fromager sera faible. Pour estimer la consistance du gel, le fromager peut faire le test de la boutonnière. En appuyant sur la surface du gel avec un doigt, une cassure franche, similaire à l’ouverture d’une boutonnière, indique une fermeté suffisante. Il peut aussi estimer la consistance du gel avec l’outil utilisé pour décailler. Traditionnellement, c’est un outil en bois (a rùmpula) (Prost et al ; 1989). Actuellement, de nombreux fromagers utilisent un tranche-caillé métallique, la lyre. L’outil est placé de façon verticale dans le caillé. S’il ne change pas de position, le gel est jugé suffisamment ferme pour être cassé. La taille des grains varie selon le fromage. Plus les grains seront fins, plus le caillé s’égouttera. À l’inverse, plus le grain sera gros, plus il aura tendance à retenir du lactosérum. Le fromager laisse ensuite reposer le contenu de la cuve pendant quelques minutes de façon à ce que le sérum commence à se séparer des grains de caillé. Il peut ensuite faire un brassage pour accélérer l’égouttage et empêcher les grains de caillé de se ressouder spontanément. Le brassage doit être relativement doux, car
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est en alliage de métaux. Elle est légèrement inclinée de façon à permettre l’écoulement du petit lait qui est recueilli dans un bidon placé au pied de la table. Le fromager remplit le moule en plusieurs fois de façon à combler le volume libéré progressivement par l’écoulement du sérum. À noter que plus le caillé acidifie sous l’action des bactéries lactiques, plus l’égouttage sera poussé.
Le salage Le salage va jouer directement sur le développement microbien à l’intérieur et en surface du fromage. En effet, la croissance de la plupart des micro-organismes présents dans le fromage est ralentie par le sel, celui-ci piégeant une partie de l’eau qui n’est plus disponible pour les micro-organismes. Par contre, ceux qui résistent au sel vont pouvoir continuer à se développer. Le sel, en attirant l’eau, sert aussi à réaliser un complément d’égouttage. Enfin, il va relever le goût du fromage. Deux modes de salage sont pratiqués pour les fromages traditionnels en Corse : à sec pour la plupart des fromages et en saumure pour u sartinesu. Par son savoir-faire, le fromager va jouer sur plusieurs facteurs pour que le formage absorbe la quantité souhaitée de sel. En salage à sec, il va s’appuyer sur la quantité déposée sur chaque fromage. En saumurage, il va jouer sur la charge en sel de la saumure, sur la température et la durée de saumurage. Plus la température est basse, plus la pénétration du sel sera lente.
L’affinage C’est la dernière étape de l’élaboration du fromage. C’est aussi la plus importante pour le développement de ses propriétés sensorielles. C’est en effet pendant cette phase que le fromage va acquérir sa consistance, son odeur, son goût et ses arômes. Le développement de ces caractéristiques est dû à l’action des enzymes, qui permettent la transformation des composés du lait en molécules porteuses de goûts
et d’arômes. Pour cette raison, l’affinage est aussi appelé maturation biologique. Dans un fromage en début d’affinage, les enzymes proviennent du lait, de la présure et de la microflore. Ces dernières jouent le rôle le plus important, surtout dans les fromages au lait cru. En effet, au cours de l’affinage, le fromage est le siège d’une succession de microflores, chacune d’entre elles atteignant plusieurs millions de germes par gramme de fromage. Par exemple, la population de lactocoques, germes responsables de l’acidification, atteint 100 millions de cellules par gramme. La durée de l’affinage des fromages corses varie de quelques jours à plusieurs mois.
Les laits de chèvre et de brebis à l’état cru : deux atouts des fromages corses Dans un fromage au lait cru, les micro-organismes de la flore naturelle ne sont pas détruits. De même, certaines enzymes sont présentes alors qu’elles sont inactivées dans les produits au lait pasteurisé. De ce fait, ces agents biologiques seront présents, surtout pendant l’affinage, pour développer le goût, l’arôme, l’odeur et la consistance typique du fromage. Pour cette raison les fromages au lait cru en général et les fromages corses en particulier sont davantage typés que ceux au lait pasteurisé. De plus, dans les fromages au lait cru, certaines vitamines sensibles à la chaleur ne sont pas détruites d’où une meilleure qualité nutritionnelle par rapport aux fromages au lait pasteurisé. Par ailleurs, les globules de matière grasse des laits de chèvre et de brebis étant plus petits que ceux du lait de vache, les enzymes les hydrolysent plus facilement. En outre, les laits de chèvre et de brebis présentent une proportion d’acides gras à courte chaîne plus importante que le lait de vache.
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