Cour des chats

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La cour des chats

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Ghjacumu Thiers

La cour des chats Roman

Traduit du corse par Anne-Laure Thiers

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Le cri

J’ai compris tout de suite qu’il s’était passé quelque chose. À cause de l’odeur. C’était l’émotion. L’émotion, c’était Loulou qui s’était jeté en bas. Je ne le savais pas. Je pouvais le deviner, mais sur le coup je n’y ai pas pensé. En fait, sur le moment, je n’ai rien compris. Je n’ai entendu que le bruit, et puis il y a eu l’odeur. Moi, chez madame Fuglioli, on me laisse toujours là le matin, l’après-midi assez souvent et même la nuit si l’occasion se présente. Tout dépend si c’est Mémé Rosa qui me garde ou si ce sont les autres qui doivent me garder. Si c’est Mémé Rosa, il arrive un moment où on entend sonner à la porte. Madame Fuglioli va ouvrir, dit qu’elle comprend que Mémé Rosa ait un empêchement. D’ailleurs pas d’importance, et même je suis une compagnie pour elle : je suis une gentille petite fille, calme et raisonnable, qui dort bien et qui ne lui réclame jamais rien. Ils peuvent donc être tranquilles et faire ce qu’ils ont à faire. Madame Fuglioli est la mère de Mémé Rosa, mais entre la mère et la fille c’est comme la nuit 7

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et le jour. Ma Mémé Rosa est fine, intelligente et spirituelle, elle a la peau lisse comme la peau veloutée d’un fruit alors que la vieille est vraiment ordinaire. Gentille, ah ! pour ça, il n’y a pas à redire, mais ordinaire. Ça me déplaît de penser ça parce qu’il suffirait de peu, je le sens, pour que je l’aime autant que j’aime Mémé Rosa. Dans ces momentslà, je m’en veux et je me traite d’ingrate mais c’est plus fort que moi. C’est une femme grasse et mal attifée. Elle a l’air d’un épouvantail. Elle pue l’oignon pas frais. Alors que moi, les femmes qui me plaisent sont celles qui savent s’entretenir. Et en plus, si elles sentent bon, alors j’en suis folle, je les adore comme c’est pas possible et elles peuvent me demander n’importe quoi. Manger des carottes, des pommes frites ou des vermicelles dans une soupe si claire qu’on dirait de l’eau… Si elles sentent le parfum des riches, je suis… comment dire ? Épatée ! Fascinée ! Comme devant les dames de la Traverse. Alors que madame Fuglioli, plus d’une fois, elle se laisse aller. Certaines fois, elle le fait exprès pour se soulager si elle pense être seule, mais d’autres fois, ça lui échappe. Il suffit qu’elle se baisse pour prendre un vêtement quelconque dans la bassine et qu’elle veuille le suspendre sur l’étendoir. Le simple geste de lever les bras et ça part. Elle n’y fait même pas attention et ne se préoccupe pas de savoir si quelqu’un a entendu. C’est comme si c’était naturel. Elle se laisse aller et ça lui semble normal. Ça pue tellement que ça empeste. Quand elle a une émotion, elle ne sait pas se retenir, elle se fait tout de suite dessus et je ne vous raconte 8

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pas alors la puanteur. Ça empeste, l’émotion, ça pue. Il y a de quoi se sauver. Alors, à cause de l’odeur, j’ai compris qu’un malheur était arrivé. Quand elle est sous le coup d’une émotion forte, madame Fuglioli ne peut pas se retenir. Elle était devant moi parce qu’elle me cachait la vue, mais je ne pouvais rester longtemps comme ça, derrière elle. Je me suis retirée à l’intérieur et je suis restée assise sur les tomettes écaillées de la cuisine. Ils se penchaient tous et je les voyais de dos et de temps en temps l’un d’entre eux parlait plus fort que les autres. Il attendait des nouvelles. Avec un peu d’habitude on apprend comment font les grands. D’abord ce sont des cris, des hurlements, des sanglots. Ensuite un instant de silence. Mais ça ne dure pas. D’abord c’est des « Mon Dieu, mon Dieu, ça alors ! » de stupeur sincère et justifiée et ensuite commencent les questions. Qui c’est ? Qui ce n’est pas ? Qu’est-ce qu’il a voulu faire là ? Il n’allait pas bien ? Il y avait un problème ? C’est comme ça que j’ai appris que le mort était notre cousin Loulou et que toute notre famille était en deuil. Il y avait eu ce cri. Interminable. Et désespéré. Jamais je n’aurais cru qu’elle pouvait crier ainsi, madame Fuglioli. Un cri de bête blessée à mort. Une chose que j’ai remarquée, c’est que si elle crie c’est parce que quelqu’un s’est jeté. Madame Fuglioli ne fait pas de différence, peu importe la personne. Parent comme Loulou ou étranger, elle crie de la même manière. 9

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Comme elle crierait elle-même avant de s’écraser sur le sol, si elle avait sauté. Moi j’ai dû l’entendre crier seulement quatre ou cinq fois, parce que je suis petite, mais il paraît que dans notre cour, on entend souvent des cris de ce genre. Des personnes qui se jettent dans le vide. Plaf ! En général, on ne cherche pas si celui qui tombe a sauté exprès ou s’il lui est arrivé un accident. Il paraît que c’est le destin des cours de nos villes, avec ces grands bâtiments si hauts et ces terrasses dangereuses. Le fait est que madame Fuglioli, une fois où je l’ai entendue crier, c’était pour un ouvrier arabe qui travaillait en face, chez les Deretton. Ils faisaient refaire la façade de tout l’étage qui était à eux et qu’ils donnaient en location à quelques jeunes gens des villages des alentours qui venaient suivre les cours au lycée de septembre à juin. Toujours est-il que le type a voulu prendre un seau plein de ciment, le poids a fait bouger l’ensemble de l’échafaudage et il est tombé entre le mur et la planche sur laquelle il travaillait. Par réflexe, au lieu de lâcher le seau qui l’attirait vers le bas, il en a serré un peu plus l’anse et le poids l’a lui-même entraîné vers le sol encore plus vite. Ces choses ne se commandent pas, mais il semble qu’il y ait comme un ordre dicté par les réflexes et qui vous fait choisir de suivre le seau usé plutôt que de le laisser partir. C’est pour ça que si vous tombez en suivant le seau, vous êtes une victime et tout le monde vous plaindra, alors que si vous restez sur l’échafaudage, vous aurez gaspillé du ciment pour rien. Et à ce moment-là, vous êtes coupable. 10

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Et encore davantage si vous êtes un ouvrier et que le patron, à ce que l’on dit, vous paie même trop pour le peu que vous faites. D’autant plus que vous arrivez Dieu sait d’où et que le patron vous fait la charité de vous faire travailler sans demander si vous êtes en règle ou non. Et donc dans ces cas-là, nous choisirions toujours d’être victimes pour éviter tout soupçon de culpabilité. Le fait est qu’il est tombé sur le toit d’une boutique car l’atelier du cordonnier donne sur la cour. C’est ce qui l’a sauvé : le toit, en tôle ondulée, a amorti la chute puis il s’est effondré sous le poids. Le cri de madame Fuglioli et le fracas sur le toit ont mis toute la cour en émoi. Le cordonnier a dit qu’il n’y était pour rien, le propriétaire de la maison encore moins. Quant à l’entrepreneur, on raconte qu’on l’a surpris au moment même où il s’apprêtait à recouvrir le blessé sous un tas de sable et de gravier avec sa pelle mécanique. Mais ça, moi je suis certaine que c’est un mensonge. C’est une rumeur que des personnes malveillantes avaient fait courir pour se venger de l’entrepreneur et lui faire du tort en l’accusant d’avoir voulu enterrer un ouvrier non déclaré. C’était certainement un de ces concurrents qui, pour décrocher le marché sur telle ou telle construction, ne connaissent plus, à ce qu’il paraît, ni parents ni amis. Ils ne se gênent pas non plus pour raconter des mensonges. Après quelque temps, les mauvaises langues se sont tues. Il n’en reste pas moins qu’Abdelkader l’a vraiment échappé belle. Il s’est cassé les reins mais pour le reste il s’en est bien sorti. Les travaux se sont poursuivis comme s’il ne s’était rien passé. 11

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Le blessé grave a fait je ne sais combien de mois d’hôpital. Madame Fuglioli lui a amené deux ou trois fois des frappe faites maison. Nous avons été surpris d’apprendre que, quand il est sorti, sa première visite a été pour elle. Il a souffert comme un chien mais il a quand même grimpé les cinq étages pour lui dire bonjour. Il n’avait pas trop la manière quand il a posé sur la table un paquet enveloppé dans du papier journal. Il lui a dit que c’était un geste pour la remercier. Madame Fuglioli a dit qu’il ne fallait pas se déranger mais il a insisté en disant que jamais il n’oublierait son cri. Au départ, nous avons pensé qu’il prenait un mot pour l’autre, vu qu’il ne maîtrisait pas parfaitement notre langue. Mais comme il insistait et répétait les mêmes choses à propos du cri, nous avons laissé tomber et changé de sujet de conversation. Ce n’est que lorsqu’il est parti que nous avons tout compris. Madame Fuglioli a ouvert le paquet d’Abdelkader. Son cadeau était de ceux comme on en voit peu tant ils sont kitsch. Une espèce de petit vase en verre coloré rouge et vert qui représentait un poisson grossier qui ressemblait parfaitement à un mérou pas frais. Mais madame Fuglioli en a été émue aux larmes. Quelqu’un a dit ce qu’il fallait à ce momentlà : c’est vrai que c’est le geste et l’intention qui comptent. Un autre a dit qu’il ne savait pas s’expliquer cet Arabe, mais quand même on voyait bien qu’il avait bon cœur. C’est alors que la maman de Mémé a raconté que pendant ses visites à l’hôpital, Abdelkader l’avait remerciée en lui embrassant les mains. Il expliquait que, pendant sa chute du dernier étage, il avait pensé qu’il y avait tant 12

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de compassion, tellement d’amour dans le cri de la mère de Mémé qu’il avait presque été content, que cela ne lui faisait presque plus rien de mourir puisqu’il y avait une âme qui l’aimait au point de pousser un cri aussi plein de pitié, aussi humain. C’était la première fois de sa vie que quelqu’un lui témoignait un tel intérêt. C’est alors que madame Fuglioli a eu un sanglot étranglé dans la voix et nous a avoué qu’Abdelkader, en partant, l’avait appelée « Maman ». Mémé et tous ceux qui l’ont entendue raconter cet épisode, tout le monde a alors éclaté de rire mais je ne vois pas pourquoi. Il n’y avait vraiment pas de quoi rire ou bien c’est moi qui ne comprends rien aux choses de la vie. Quand Loulou s’est jeté, je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu. Nous, les petits, ils nous laissent toujours de côté. S’il y a quelque chose de plaisant ou d’amusant, ce n’est jamais le moment car c’est toujours l’heure de faire autre chose : manger, boire, dormir, et puis aussi maintenant, depuis peu, il faut même se brosser les dents ! S’il se produit un accident ou un événement triste, c’est encore pire ! Ils prennent prétexte que nous sommes trop jeunes et ils ne nous disent rien. J’ai mis un bon moment à comprendre que les miettes, c’est nous. À force de réfléchir, j’ai compris que quand les grands disent aux autres de se taire parce qu’il y a des miettes, eh bien, l’expression désigne les enfants quand ils sont petits. S’il se passe quoi que ce soit dans le voisinage, ils nous bouchent les oreilles. Et quand il y a quelque chose à voir, 13

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ils nous mettent les mains sur les yeux. C’est pour ça que je me méfie toujours… Les grands, je ne sais pas si c’est la même chose ailleurs, mais chez nous, ce sont de vrais dangers. Ils vous bouchent la vue, oui, ils vous bouchent la vie. Je me suis approchée en rampant, mais il y avait la panse de madame Fuglioli au milieu et elle me cachait toute la scène. Dommage car l’appartement de madame Fuglioli est au dernier étage et de là-haut, normalement, le regard peut descendre fouiller partout, dans chaque chambre de ceux qui habitent ici et qui ont une fenêtre qui donne sur la cour. Donc elle était devant et je n’ai rien pu voir. Ensuite, quand j’ai pu passer, il n’y avait plus rien à voir. Le pâtissier a son four juste en face de l’endroit où s’est écrasé Loulou. Alors il n’a pas mis longtemps à tirer le tuyau pour faire couler de l’eau en abondance et il a nettoyé toute la scène. J’ai donc dû imaginer ce qu’il s’était passé en vrai. Entre une bribe attrapée ici et la phrase que la Bavarde n’a pu garder pour elle, j’ai pu reconstituer le fil du drame, tel qu’il avait pu se produire ici, dans la cour du 35 de la Traverse, là où débouchent les terrasses de quatre bâtiments. Pour deux d’entre eux, on y entre par la rue de l’Opéra et pour les deux autres, numéros 35 et 37, ils donnent vraiment sur la Traverse. Le pauvre type tombé ici est mon cousin Loulou, élevé à Paris et qui était revenu vivre au pays, une fois son diplôme de docteur en médecine en poche. Il était jeune et il avait commencé une spécialité, les maladies comme le tétanos, il me semble, mais je n’en suis pas certaine. Ce qui est sûr, c’est 14

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que s’il avait fait médecine, c’était parce que son père le voulait, mais lui non. Il était intelligent et ce qu’il étudiait lui plaisait, il était capable de faire une belle carrière comme docteur, mais il n’avait qu’une chose en tête : rentrer au pays et s’installer comme berger, agriculteur, cultivateur. Un métier qui lui permettrait d’être en contact très étroit avec la terre, les animaux, les plantes, les fruits, les ruisseaux, les trous d’eau et tout ce qui va avec. Loulou était le plus jeune des fils de mon oncle Pierre-Marie. Celui qui habite Paris et il paraît qu’il y vit bien, ce qui fait hocher la tête à madame Fuglioli et ma Mémé Rosa, avec l’air de deux personnes qui en auraient à raconter, mais qui préfèrent garder le silence et qui pensent à un fils et à un frère qui a des souliers qui brillent tant. Un jour, le truc des chaussures, je veux le comprendre. Je veux comprendre pourquoi, madame Fuglioli et Mémé Rosa, j’ai l’impression qu’elles seraient plus contentes si elles luisaient moins les chaussures de l’oncle Pierre-Marie… On dit que Loulou avait été très déçu par la vie au village, et que sur la fin, il n’a plus pu la supporter. Il est monté et il s’est jeté du cinquième étage, l’appartement de famille qui se trouve juste en face de la terrasse de madame Fuglioli. Il paraît qu’il était vraiment désespéré puisqu’il a fait, comme les gens disent dans la rue, « le Saut à l’aveuglette ». Il semble que cela arrive souvent, chez les grands, qu’une personne qui a espéré et désiré quelque chose de tout son cœur, qui finalement n’arrive pas à obtenir ce qu’elle souhaitait, ne peut plus alors supporter cet état de fait et préfère 15

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en finir. Ici, dans notre quartier, il est d’usage de se jeter en bas. On saute de la terrasse car les immeubles sont hauts. Mais si c’est quelqu’un de la Marine, du Nouveau-Port ou même de la VieilleVille, alors il se jette dans la mer, au bout de la jetée. C’est un fait qui, s’il est vérifié, fait vraiment peur de devenir, comme ils disent, une grande personne. Parce qu’alors, à quoi bon grandir si c’est pour être faible comme un petit enfant ? Mon cousin Loulou avait vraiment toujours voulu vivre au village. Ses parents habitaient Paris et l’envoyaient passer ici un mois pour les grandes vacances et puis à la fin, tous les ans, il faisait la comédie parce qu’il ne voulait plus repartir. Cela a duré ainsi jusqu’à l’âge de vingt ans, et il a abandonné alors la belle situation que son père, tonton Pierre-Marie, l’avait obligé à trouver à force de trimer nuit et jour pour devenir docteur. Il lui a obéi et, une fois qu’il a réussi, il a tout laissé tomber et un beau jour de printemps, il a débarqué au village et a lancé, tournant le dos à la mer et regardant droit vers la montagne, comme dans une sorte de défi : « Loulou est mort ! Voici Luigi le berger ! » À partir de ce moment où il a débarqué dans notre famille, à la maison, ils en parlaient avec le sourire aux lèvres. Un sourire de tendresse. Comme quand nous disons quelque chose, nous les petits. Cela fait rire les grands qui ne nous prennent pas au sérieux. Moi, ça m’énerve quand ils font comme ça parce que, ensuite, quand on dit quelque chose, même s’il ne s’agit de rien d’important, il y a 16

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toujours le risque que l’on se moque de nous. C’est ça qui est râlant, quand vous voulez dire quelque chose et que la manière dont on vous écoute vous fait comprendre que vous serez compris ou pas du tout. Alors les premiers temps où Loulou est arrivé et qu’il a voulu s’installer comme berger, personne n’y croyait, mais tout le monde est allé dans son sens. C’est souvent comme ça chez nous. Pas par méchanceté mais pour ne pas déplaire. Ils pensent bien faire. Ils vous aident, même s’ils pensent vraiment que vous faites une folie. En tout cas, Loulou parlait pendant des heures et des heures de ses projets, de son plan, de ses démarches à la chambre d’agriculture, auprès du syndicat de l’agriculture, de toutes les Directions susceptibles de l’aider à réaliser ce qu’il avait pensé et planifié. Selon ce que nous avons pu comprendre, il y a eu beaucoup d’hypocrites dans ces contacts. En fait personne ne lui a jamais dit qu’il allait échouer. Bien au contraire, ils l’ont encouragé comme rarement on a pu le faire : « Vous avez raison jeune homme ! Notre région a besoin de personnes comme vous. Ah, si vous étiez un millier, il suffirait d’un millier… et ce serait tout l’intérieur de la montagne qui revivrait ! Alors que ceux qui ne s’enfuient pas, et qui deviennent fonctionnaires, en dehors du bord de mer, il y a peu d’espoir d’en voir s’installer. – Pourtant il suffirait de jeter un œil sur les journaux d’économie pour se rendre compte que non seulement cela permettrait de vivre, mais même de bien vivre, ajoutait un autre avant de conclure, d’un air désolé, que ce n’était pas comme 17

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ça par le passé, quand les jeunes étaient sérieux et que le travail ne faisait pas peur à la société tout entière. – C’est pour ça que Luigi le berger, il faut le remercier, l’aider et fêter son retour au pays, intervenait un autre qui s’était immiscé dans la discussion. – Demain matin, je dois voir le maire pour une affaire que je dois traiter avec lui. Une histoire délicate, à régler entre personnes de bonne volonté. Alors, peut-être, il n’est pas impossible que, si cela se présente, je lui en touche deux mots. – Ça ne peut pas faire de mal, ça non, parce que bouger la chambre ou encore la direction départementale ne se fera pas sans mal. – Il n’y a pas de petit profit et ce qui est pris n’est plus à prendre… » J’ai beau tourner et virer, je pense que mon cousin Loulou n’a pas eu de chance, ça, c’est sûr, mais je pense aussi qu’ils l’ont laissé tomber au moment où il aurait eu le plus besoin d’être conseillé et guidé. Même les fous savent que, quand vous êtes dans le commerce, si vous ne savez pas vous y prendre comme il faut, vous ne mettrez pas longtemps à faire faillite et, en peu de temps, vous irez vous écraser le museau sur la réalité ! Eh bien lui, pas du tout, il s’est jeté tête en avant quand il a commencé à vouloir faire du fromage de chèvre, puis il a continué avec le cédrat et la noisette sans ouvrir les yeux. Il se demandait, le pauvre, comment il se pouvait que toutes ces marchandises qu’il avait peiné à produire en réunissant toutes les conditions requises pouvaient lui rester sur les bras 18

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et il était obligé en fin de compte de tout jeter et de les donner aux bêtes. Par conséquent, il a tout essayé : fromage, farine de châtaignes, charcuterie, cédrat, noisettes et vin pour finalement finir tête en avant – plaf ! – dans la cour… Ce n’est pas pour trouver à redire mais tout le monde sait que si vous voulez faire de l’argent ou simplement gagner votre vie, si vous espérez le faire avec ces choses-là, vous n’êtes pas près de vous en sortir ! Alors que lui, le pauvre, il a pris pour argent comptant tout ce qu’on lui racontait, soit l’été quand il venait en vacances et qu’il sentait combien il était bon de vivre au village, soit quand il restait bouche bée à avaler tous les discours qui disent combien la terre de l’île offre de ressources abondantes mais que, pour diverses raisons ou à cause de circonstances défavorables, l’ensemble de la population n’a jamais vraiment mises à profit. Oui, il a tout essayé et, finalement, il y en a même qui laissent entendre que s’il n’avait pas sauté de lui-même, il n’aurait pas mis longtemps avant de finir comme finissent tous ceux qui ont essayé de monter leur entreprise et de lui donner une véritable dimension économique et même avec un peu d’ambition. Avec la fabrication du miel, il lui semblait vraiment avoir trouvé un secteur d’activité qui correspondait à son rêve. Il s’était donné du mal et, en relation avec des connaissances de son père bien placées sur Paris, il avait finalement déniché un client très important. Un de ceux qui ont les poches blindées, comme disaient les vieux retraités sur la Place tout en l’arpentant de haut en bas et commentant l’actualité dans tous ses détails. Le 19

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bruit courait que ce client était un de ces puissants hommes d’affaires qui cherchait un produit typique à importer à Los Angeles où il était le patron d’une foule de restaurants de luxe dont la carte proposait de venir goûter les spécialités gastronomiques du monde entier. Et voilà, on raconte qu’entre tant de merveilles à s’en lécher les doigts que le grand Biswith goûtait avec une moue de client difficile sur l’enfilade de petits plats qu’on lui présentait l’un après l’autre, l’homme s’était brusquement figé, ému par la saveur puissante et le parfum exquis. Il avait goûté une autre fois une larme de ce miel d’un or foncé au bout d’une petite cuillère en argent que lui tendait son fidèle secrétaire. Il avait opiné du chef en signe d’approbation avant de s’informer aussitôt de toutes les conditions matérielles habituelles. En particulier pour savoir si la quantité de la production pourrait suffire à servir la chaîne de ses restaurants aux ÉtatsUnis. Une fois l’information obtenue, il n’avait pas hésité longtemps. Il avait donné l’ordre de réserver toute la récolte faite par ce producteur étranger et de lui demander l’exclusivité pour les cinq années à venir, à condition qu’il en produise chaque année vingt fois plus si l’on voulait bien réaliser le rapport production-besoin-demande. Il n’y avait pas à hésiter. C’était comme ça ou rien et dès que Loulou avait appris l’affaire, il avait crié victoire et pendant tout le temps où il avait préparé cette commande bénie des dieux, il avait connu, d’après ce qu’il s’en dit, les mois les plus heureux de toute sa vie. Tout s’était déroulé sans accroc et il paraît que du miel comme celui-là, jamais, au grand jamais personne n’en avait goûté. 20

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L’intégralité de la commande avait été préparée selon les conditions fixées, puis transportée sur le port pour être chargée le lendemain matin sur un bateau en partance pour Marseille puis de là, amenée sans tarder en Amérique. Loulou et son équipe avaient voulu marquer le coup et célébrer cette première impulsion de son entreprise. On n’avait pas vu souvent de fête comme celle-là et tous les gens importants de la ville s’étaient fait un honneur d’y prendre part. Tout s’était terminé avec des toasts pleins de faste en l’honneur du « Divin ». C’était l’appellation donnée à ce produit noble et fin. C’est dans la nuit que le malheur s’était produit. Un énorme incendie s’était déclaré et avait détruit en très peu de temps la cargaison de dizaines de petites caisses entassées en attendant d’être montées à bord et rangées pour le transport. L’odeur du miel brûlé étouffait toute cette partie de la ville et les éclats de verre éparpillés dans tout le port se mirent à briller avec les premiers rayons du soleil. Les petits pots du « Divin » avaient explosé et s’étaient répandus partout en paillettes. Loulou avait accouru. Il avait poussé un seul cri avant de disparaître immédiatement et il n’y avait pas eu moyen de savoir où il était passé. Jusqu’à la nuit tombée, quand on a entendu ce fracas dans la cour et qu’on l’a trouvé, alors que ce n’était plus qu’un tas de chair disloqué et sanguinolent. Maintenant qu’est arrivé ce malheur, des fois je me demande ce que son père Pierre-Marie a bien pu devenir, lui qui n’avait à la bouche que la capitale et les gens bien. 21

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Tonton Pierre-Marie vit à Paris et il se dit qu’il y vit bien. Il est dirigeant d’une grosse affaire qui a un nom compliqué à retenir ; une fabrique de meubles pour les personnes qui ont de l’argent. Une fois il a envoyé une lettre avec une photo sur laquelle il figurait au milieu d’une foule d’employés. Il faut voir le sourire de contentement qu’il a. Il brille comme brillent ses chaussures noires bien lustrées. Je me demande s’il peut toujours rire comme ça maintenant que son fils s’est balancé. Madame Fuglioli, sa sœur, sortait souvent cette photo de la poche et la regardait longtemps avec amour et elle disait que, s’il était content, alors elle aussi était heureuse. Mais quand quelqu’un évoquait la richesse de notre oncle, madame Fuglioli et Mémé Rosa approuvaient en hochant la tête. Et puis, si l’on insistait, elles trouvaient toujours quelque chose à faire dans la cuisine ou dans la chambre et elles passaient dans la pièce d’à côté en disant avec un sourire qu’elles n’avaient pas trop envie de se réjouir. L’une ou l’autre répétait alors la même phrase : « À Paris, dans le grand monde, prête-moi deux sous ! » Si vous lui demandiez de rappeler qui étaient ses connaissances parmi les gens bien à Paris, tonton Pierre-Marie, après bien des tours et des détours, en revenait toujours à la même personne qui l’avait vraiment marqué. C’était un comte, un marquis ou quelque chose comme ça, je ne sais plus au juste comment on les appelle. Un jour, pendant les premiers mois où il venait de débarquer dans la capitale, son patron l’avait envoyé livrer une commande de vêtements fins et de meubles exquis. 22

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Le jeune homme était sous le charme dans l’entrée de l’hôtel particulier de ce seigneur parisien d’une ancienne famille apparentée à des rois, princes et empereurs. Bien entendu, les livreurs ne traitent jamais directement avec ces gens si nobles, mais ce jour-là, allez savoir pourquoi, le richard rencontra notre oncle qui ne savait pas s’il devait partir ou rester, hébété et enchanté dans cet hôtel où tout irradiait lumière et clarté, de la suspension illuminée au sourire qu’esquissait le petit personnel nombreux qui se démenait pour le service du maître de la maison. Le comte avait une barbe comme le dictait la mode d’alors, épaisse et pointue, une barbe impériale, et une paire de moustaches impériales elles aussi. Elles brillaient comme tout le reste autour. Il avait sur la tête un petit béret de velours noir enfoncé sur une chevelure dont il faisait revenir deux grosses mèches vers l’avant, de part et d’autre du visage. Il était élancé, le regard fier et la voix forte, mais douce. Il portait, en raison de l’heure matinale, une robe de chambre très longue, liée avec des brandebourgs à fils d’or, qui le faisait paraître encore plus grand. C’est alors, allez savoir pourquoi, qu’il s’est mis à bavarder et a demandé à tonton Pierre-Marie de le suivre dans la salle de bains où il est entré, lui-même suivi par son domestique qui lui portait en grande pompe son nécessaire de toilette. Il s’était assis devant un miroir immense et son serviteur se mit à lui barbouiller le visage avec un blaireau et du savon. Le comte parlait, et pendant que le domestique le savonnait, notre oncle Pierre-Marie, muet, restait planté là. 23

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Tout en parlant, le comte commença à racler ses joues avec un rasoir au manche d’ivoire… « Mais dis, Pierre-Marie, qu’est-ce que tu veux nous faire avaler ? Il y a quelque chose qui ne colle pas dans ce que tu racontes, avait lâché alors tante Madeleine ! Un homme riche qui se rase lui-même, c’est la première fois que je l’entends, celle-là ! Allons, allons, les riches, à Paris tu en as fréquenté autant qu’on en trouve dans les portails d’ici ! – Mais pourquoi j’use ma salive avec vous ?! » triompha mon oncle Pierre-Marie et l’on voyait à l’expression de son visage qu’il s’attendait à cette critique. « Il y a quelque chose qu’il faut que tu apprennes ! C’est que les riches, les vrais, ceux dont les anciens remontent au temps des Saintes Croisades, n’ont jamais exposé leur gorge à la merci d’un autre qu’eux-mêmes. Il y avait des traîtres, bien sûr, et il n’en manque pas aujourd’hui non plus. Ensuite, c’est devenu une tradition, un article du code de l’élégance des seigneurs. Alors, s’il te plaît, la prochaine fois, fais-moi la différence entre les services ordinaires et les fonctions des domestiques dans une authentique maison de la Noblesse. Fais bien la différence entre le service de la barbe et la question de l’habillement. Pour s’habiller, le comte étendit les bras de cette manière et le valet de pied commença sa tâche. Le col pointu de la chemise immaculée vint serrer et envelopper le visage comme l’emballage fin d’un bouquet, et la cravate de soie, toute prête avec son épingle d’or surmontée d’un diamant pur et discret, vint compléter la partie haute du vêtement. 24

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– Où est passé le couteau avec le manche noir ? Qui a descendu les ordures hier soir ? avait interrompu tante Madeleine qui était en train de faire la vaisselle. C’était pour elle le prétexte pour couper court à la conversation car elle connaissait son frère ! Elle avait peur qu’il n’allonge la sauce et ne plus en finir. Les adultes l’avaient regardée avec reconnaissance car ils connaissaient tous le bavardage de notre oncle. – Si vous le laissez faire, il ne s’arrête jamais plus ! dit toujours madame Fuglioli. – Mon Dieu, il est bavard comme une pie ! ajoute souvent Jean Pazari, quand il est à la maison chez nous et qu’il n’arrive pas à en placer une. – Moi je me demande pourquoi ils ont besoin de se la raconter comme ça ! » a dit Maximin, avec son air de sage qui est toujours assis, dit peu de chose mais n’en pense pas moins. Je ne sais pas s’ils feraient la même chose aujourd’hui que son fils Loulou est mort, mais je me rappelle que ça a été leur réaction. Moi, je n’ai pas mis longtemps à comprendre que dans la cour il n’y a plus personne qui ait de la considération pour tonton Pierre-Marie. Ça n’a rien à voir avec l’affection. Encore moins depuis que ce drame l’a frappé. C’est qu’il passe pour quelqu’un de vaniteux, tonton Pierre-Marie, et la vanité, dans la cour, dans la rue et dans la ville entière, c’est quelque chose qui dévalorise les gens. J’ai des difficultés à me l’expliquer, mais les grands sont capables d’aimer réellement quelqu’un, mais sans avoir aucune considération pour lui. S’ils voient ou s’il 25

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leur semble que cette personne veut passer pour autre chose que ce qu’elle est – plus forte, plus riche, plus connue –, alors ils peuvent continuer à l’aimer mais c’en est fini de tout le reste. Alors depuis le drame de Loulou, chacun a montré à son père, l’oncle Pierre-Marie, combien on le chérissait et combien on avait pour lui de compassion et de solidarité, mais pour le reste, les gens n’ont pas bougé d’un pouce. Une seule chose a changé : c’est vrai qu’il n’y a plus eu le même entrain pour se moquer de lui et de l’air supérieur qu’il a toujours voulu se donner depuis qu’il était allé habiter, comme il le dit, dans la capitale. « Une capitale bien capiteuse », avait dit Maximin une fois, et comme ça, la messe fut dite et le costume taillé pour tonton Pierre-Marie.

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