L'île des fées albiana

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Ouvrage publiĂŠ avec le concours de la CollectivitĂŠ territoriale de Corse


Sommaire Corse – L’île des fées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 A Fata di l’Ulmetu • La Fée d’Ulmetu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 La Fée de Brandu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 La Fée du lac de Crenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 La Fée de l’Urtolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 La Fée du Monte Cintu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 La Fée du Rizzanesi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 La reine des fées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 Biancafiore. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 Les Fées de Paomia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 La Fée du Fiumorbu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 L’incantu di l’acula • L’enchantement de l’aigle . . . . . . . . . . . . 88 Supplique pour les fées insulaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105



CorseL’île des fées

Sur l’île de Corse, durant des millénaires, c’est la tradition orale qui a accompagné chaque être tout au long de sa vie, façonnant la langue, signifiant les origines, irriguant les rêves du présent et de l’avenir. Au fil des générations, ce mode de transmission unique a concerné autant les grands récits légendaires, connus dans toute l’île, que les anecdotes, la poésie, la musique, les contes ou les micro-traditions propres à chaque région. Dans ce grand corpus, les liens entre récits légendaires et lieux spécifiques sont nombreux. De ce fait, certains paysages, marqués de signes secrets, invisibles au non-initié, conservent, aujourd’hui encore, une étrange puissance vibratoire, une grande force émotionnelle. Ces lieux de l’ancien monde, parfois considérés comme sacrés, voient souvent leurs territoires délimités par des bornes (pierres dressées ou menhirs, demeures hantées, ponts, gués, cascades) qui font référence à des

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croyances, rites ou pratiques cultuelles désormais oubliés du plus grand nombre. Parmi ces sites, certains sont reliés à une présence traditionnelle et effective des fati, les fées, qui habitent principalement les sources, les rivières, les cascades, les lacs et les fleuves mais que l’on peut rencontrer aussi au cœur de quelques profondes forêts où de mystérieuses portes s’ouvrent sur d’autres mondes… Ce livre propose de découvrir les merveilleuses aventures de ces gracieuses magiciennes et, pour ceux qui le souhaitent, de partir à la découverte de quelques-uns de leurs territoires enchantés. Ainsi, et pour une fois, ce sont les jeunes lecteurs qui pourront emmener leurs parents à la recherche des fées insulaires. C’est Frédéric Ortoli qui, le premier, a recueilli nombre de contes populaires insulaires. Les collectages qu’il a notamment pratiqués dans sa région du Rizzanesi ont été réunis dans son livre Les contes populaires de l’île de Corse paru en 1883. Étant originaire de l’Ulmetu (Olmeto), j’ai aussi entendu, dans ma très petite enfance, quelques-uns de ces récits qui m’ont toujours fasciné et que j’ai voulu, à mon tour, partager. Cet ouvrage se veut hommage à la mémoire de tous ceux qui, en Corse et à l’instar de Frédéric Ortoli, ont su préserver « l’héritage » ancien et le transmettre aux nouvelles générations.

Sur la trace des fati (fate)

J.-B. Frédéric Ortoli, dans son célèbre ouvrage, présente ainsi les fées insulaires : « La croyance aux fées est très répandue dans tous les villages de la Corse. En général, on leur fait habiter des grottes profondes et dangereuses où personne ne peut pénétrer. Mais, quelquefois aussi, c’est sur les bords d’un lac charmant, perché sur le sommet d’une haute montagne, qu’elles établissent leur demeure. De temps en temps, les fées sortent déguisées et se promènent dans les campagnes. Elles prennent les traits de personnes connues et se plaisent à causer avec les paysans. On les voit aussi, lorsque

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« Elles prennent les traits de personnes connues »… En septembre 1839, Prosper Mérimée parle de la fille de Colomba Carabelli (inspiratrice de l’héroïne de sa nouvelle intitulée Colomba) à l’un de ses amis parisiens : « On la nomme la fée Morgana et elle est vraiment fée car j’en suis ensorcelé… » Le célèbre inspecteur des Monuments historiques était, lors de son séjour sur l’île, tombé fou amoureux de cette farouche et très belle jeune fille que sa communauté considérait il est vrai comme un être particulièrement magique.

le temps est beau, venir faire leur lessive à l’entrée de leur grotte. Malheur à elles si le sommeil les surprend ! Celui qui s’emparerait d’une fée, croyant sa fortune faite, ne la laisserait pas partir pour tout au monde. Aussi se tiennentelles le plus souvent au milieu des rivières, afin de pouvoir disparaître aussitôt si quelque passant tentait de les surprendre. »

Pour tous les observateurs qui ont eu la chance et le bonheur de l’apercevoir un jour, la fée corse, a fata, est toujours d’une grande beauté. L’un d’entre eux, A.-F. Bartoli, dans Diana Colonna, mœurs de la Corse (1885), indique même que « ses membres nus sont couverts d’une mousse épaisse et que son abondante chevelure est coiffée en longues nattes retombant gracieusement sur ses épaules ».

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A fata, la fée, est toujours jeune, svelte et fraîche. Jamais sa splendeur ne s’altère et elle est immortelle. Au fil des siècles, dans toutes les régions de l’île, on lui attribue bien des prodiges. Compatissante et charitable, sa bienveillance se manifeste par des dons essentiels dont celui, particulier, de l’eau, source de vie. C’est ainsi que seraient nés, par pure féerie, bien des lacs et étangs insulaires. Le plus souvent, au dire des témoins qui ont eu le privilège de les rencontrer, les fées des fontaines et des cours d’eau ressemblent aux mythologiques Naïades, sœurs des célèbres Sirènes. Naïades et Sirènes étaient les filles de Phorcos, ce dieu marin légendaire, enfant de Neptune et de la nymphe Thosée, qui fut un temps roi de Corse. Ce souverain, qui aurait succédé à Hercule ou à l’un des fils de ce dernier sur le trône de l’île de Beauté, fut également le père de la terrible Méduse et de ses deux sœurs, les Gorgones Sthéno et Euryale, toujours représentées avec un horrible rictus et une chevelure ébouriffée, constituée par d’innombrables serpents entrelacés. Dans son ouvrage intitulé Le folklore magique de la Corse, Roccu Multedo évoque ainsi les fées insulaires : « Malgré leur beauté, les fées, même les bonnes, comme devait l’être la “fata Mammana” connue dans le Boziu, devaient avoir quelque chose d’inquiétant à en juger par le verbe “infatamassi” qui, dans le Cap, veut dire s’inquiéter. […] Chilina, ou Ghilina, mise à part, on ne connaît pas d’autres noms de fées corses. Un auteur du Casacconi en fait la fée Ghislaine, mais il semble plutôt s’agir d’une fée florentine, Aquilina, “devenue Chelina à Pise, et Fata Colina dans la Basilicata”. Dans le canton de San Lurenzu, elle est connue sous le nom de “Chilina”. […]» Prete Gentili a conté l’histoire de mon troisième grand-père qui passait pour avoir “scontru e fate” (rencontré les fées). Maire d’un village des environs, il s’était retiré “ind’e Valle”, une de ses propriétés de la plaine d’Alistru. C’est là que les fées lui auraient demandé, selon la règle, de formuler trois souhaits et il aurait répondu : “Du pain, avec de


la misgiscia [viande de chèvre boucanée] ma vie durant (fin’che campu) et le salut de mon âme (a salvazion’ di l’anima) !” Ce dernier souhait est encore en usage, le jour de l’an, dans le canton de Soccia, bien qu’il tende à disparaître. J’ai eu le bonheur de rencontrer quelqu’un qui a lui aussi rencontré les fées. Il s’agit de l’abbé Paul Filippi (Gregale). Voici un extrait de ses poèmes (U Ballu di e fate)1 : Simu le fate Di la furesta… È pediscalze Simu più sgualtre

Nous sommes les fées De la forêt… Étant pieds nus, Nous sommes plus agiles

Per fà le salte È girandulà…

Pour faire des sauts Et vagabonder…

Dolce la notte Nisunu sorte. Chiose le porte, Si pò ballà.

Douce est la nuit, Personne ne sort. Toutes portes closes, L’on peut danser.

Ungu è mi sfungu, Fungu di bungu. In un’oretta Eo partu e ghiungu.

Je m’oins et je m’étire, Champignon de ruche. En une petite heure Je pars et j’arrive. »

Les fées cousines sardes En Sardaigne, la tradition présente les janas (fées)comme des femmes très belles et de petite taille qui vivent dans les Domus de Janas ou « maison de fées ». Ces demeures féeriques sont en réalité de très anciens monuments préhistoriques, souvent considérés comme lieux de culte et de sépulture. Les janas sardes possèdent des pouvoirs magiques et ne sortent que la nuit pour ne pas exposer leur peau très claire à la lumière solaire qu’elles craignent par-dessus tout. Mais il leur arrive parfois, et en certaines circonstances particulières, de devenir elles-mêmes luminescentes. Ces petites fées seraient les protectrices attitrées d’un fabuleux trésor gardé par des monstres hideux, les muscas maceddas, qui ont une tête de mouton, des dents pointues, un seul œil au milieu du front, des petites ailes et un dard empoisonné. Pour d’autres observateurs, les janas sont vêtues de rouge et disposent d’une paire d’ailes irisées qui ressemblent à celles des papillons. Elles peuvent être riches ou pauvres. La plupart du temps, les nanties s’occupent à tisser, sur leur métier d’or, de somptueuses étoffes. Les misérables, elles, habitent les forêts, portent des haillons et se nourrissent de baies sauvages.

1. Cette poésie a été mise en musique par le groupe Caramusa qui a enregistré la chanson sur son album Viaghju, édité par Ricordu en 1987.


C’era una volta, tanti seculi fà, un pastoru chjamatu Ghjuvanni. Avia u so caseddu sotta l’Ulmetu, ‘ssu beddu paesu chì supraneghja a pianura di Bàraci, vicinu à Prubià. È ‘ssu pastoru era tristu par via di a sicchina. Ùn piuvia più dipoi mesi è mesi. L’arba di a pianura paria brusgiata comu padda seca è l’animali s’indibulianu. Hè cusi chì, tutti i ghjorni, Ghjuvanni, u pinseru adossu, divia purtà di più in più luntanu i so pecuri pà fali manghjà.

Una mani, alora che u soli lampa i so primi raghji sopr’à i cresti di Vighjaneddu, Ghjuvanni si trova vicinu à u fiumiceddu quasgi seccu chi dà u so nomu à i lochi : u Bàraci. È sta mani, a biddezza nurmali di u spettaculu hè piuttostu strana… Di sicuru, ci hè sempri u listessu paisaghju magnificu : a pianura chi si sdrughjii in a rena di a piaghja è, un pocu piu luntanu, u mari chi pari un lavu d’arghjenti lìquidu. Mà ci hè qualcosa in piu… È Ghjuvanni ùn ha mai vistu affari simuli… L’acqua di u fiumiceddu ha sparitu sott’à una fanga calda, spessa è chì fumicheghja… Curiosu è pinsirosu, u pastori s’avvicina è vedi, à mezz’a ‘ssa fanga, una dona anziana chi pari imbistiata… Iddu chì cunosci bè à so ghjenti, ùn l’ha mai vista, nè in’ i paesi di u circondu nè pa’ ‘ssi lochi… Cacciendu i so zocculi, Ghjuvanni briona : « Aspitetti chi vengu à purtavi aiutu… » È u pastoru si lampa… Ma a so suspresa hè tamanta… L’acqua di u fiumicceddu, nurmalamenti fresca, hè divintata calda è a fanga dinò… « Chì sarà ‘ssu miraculu » pensa Ghjuvanni chì s’avviccina di a vecchja dona, fin’ avali zitt’è mùtta… « Avali ci semu… piddetti a me mani è stringhjiti forti… 12


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– Mi chjamu Damicella è ti ringraziu pà a to buntà, o Ghjuvà… » Tandu, u pastoru, stunatu di più in più, ùn si po ritena… « Ùn vi cunoscu micca… Comu sapeti u me nomu è chì fetti qui ? – Aghju fattu un longu viaghju par vedati… Lagami ripiddà u me soffiu è ti spigaraghju tuttu… » Tinendula pa’ a mani pa’ cacciàla di a fanga spessa, Ghjuvanni si poni tanti quistioni : ci saria una rilazioni trà ‘ssa nova surghjenti d’acqua calda è ‘ssa donna vecchja chì si chiama – parini foli – Damicella ? Quali hè ‘ssa donna strana è chì veni à fà qui ? È a so voci ? hè piuttostu quidda di una ghjuvanetta… Ghjunti fora di a fanga, Ghjuvanni è Damicella si lentanu i mani. À u listessu mumentu, a vecchja si cambia in una bedda ghjuvanetta… Incù i so occhji turchini è maio, i so capeddi neri è u so vistitu tuttu riccamatu d’oru, Damicella portà bè u so nome… Ghjuvanni, sturdulitu, stà nè cotu nè crudu… Ùn sà più chì pinsà è li veni ancu a pappadda adossu… « Ùn hai micca paura, caru Ghjuvà… dici tandu Damicella… Sogu una fata è so parecchji tempi chè ti vegu pinsirosu di ‘ssa longa sicchina… Mi sogu infangata pà vede a to riazzioni… Curaghjosu, ti s’hè lampatu pa’ salvami… Eccu a prova di a to cumpassioni… Avarè una bedda ricumpènsa… » Di u so dittu stesu, Damicella punta l’acqua è a fanga chi trimulèghjani è fumichèghjani… « Ti voddu aiutà… S’hè statu bravu è eiu, avali, sogu cuntenta… Aghju chjamatu, dà u cori prufondu di a tarra, una surghjenti d’acqua calda chi farà prò à l’animali è à l’omi. À l’animali, darà una arba savurita è ricca di fiori… À l’omi, rigalarà a pussibilità di curà parecchji malanni comu i malativi di i pulmoni o di a pedda… ‘Ss’ acqua calda hè una ufferta maiò par tè, pa’ i to fiddoli è i fiddoli di i to fiddoli… Feti tutti attinzioni à tenala bè, pulita è sempri sana… Un ghjornu, sarà a voscia richezza maiò… Avali, mi ni vogu… Teni u sicretu è un dì nudd’ à nimu… Forza ci rividaremu… Aveddacci, o Ghjuvà… »


Dopu à avè parlatu cusi, a fata Damicella fendu un beddu surrisu, s’ingutuppa in u so vistitu riccamatu è sparisci d’un colpu… A u listessu tempu, a surghjenti duventa più putenti è l’acqua nova, calda è fumicosa, sbocca di più in più… U pastoru, sempri sturdulitu, si rimetti à pinsà… « Aghju scuntratu una fata… Chì m’ha fattu un beddu rigalu… Ma ùn possu di nudda à nimu chì sariu presu pa’ un scemu… Diciaraghju chì a surghjenti hè nata stà notti è cusi saraghju in paci… » Alora, alzendu i mani à u celu, Ghjuvanni manda, di voci forta, un ultimu missaghju : « Ti ringraziu, o bedda fata… Ùn ti fà micca pinseri, tinaraghju bè u to sicretu è nimu ùn cunisciarà a verità… Chi ‘ss’acqua nova sia sempri pa’ no u simbulu di a putenza di a noscia mamma a Natura è di l’abbundenza di u so amori… Ti ringraziu o bonna fata… » Dopu à u so addiu pienu à imuzioni, Ghjuvanni hè vultatu incù i so pècuri à u so caseddu. U lindumani, l’arba prumissa, verdi è zeppa, c’era in ogni locu, è u pastoru, cuntentu, ridia. È cusi chi oghji, in più di i so paisaghji magnìfichi, di i so piaghji è di u so oliu d’alivu rinumatu, l’Ulmetu prupone à tutti, paisani è frusteri, a so richezza naturali maiò : l’acqua di Bàraci, rigalu di una fata è surghjenti di benistà. Un veru incantu pa’ chì ni sà prufità…

La Fée d’ Ulmetu

Il était une fois, il y a des siècles de cela, un berger nommé Ghjuvanni qui vivait dans une maisonnette non loin d’Ulmetu, ce beau village qui surplombe la plaine de Bàraci, près de Propriano. Et ce berger était triste à cause de la sécheresse. Il ne pleuvait plus depuis des mois. L’herbe de la plaine semblait brûlée comme de la paille sèche et les animaux s’affaiblissaient. C’est ainsi que tous les jours, Ghjuvanni, accablé de souci, devait emmener ses brebis de plus en plus loin afin de les faire manger.

Un matin, alors que le soleil illumine de ses premiers rayons les crêtes de Viggianello, Ghjuvanni se trouve près du petit fleuve presque à sec qui donne son nom à la plaine : le Bàraci. Et ce matin, la beauté habituelle des lieux est plutôt étrange…

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Bien sûr, il y a toujours le même paysage magnifique : la prairie qui va se fondre dans le sable de la plage et, un peu plus loin, la mer qui ressemble à un lac d’argent en fusion. Mais il y a quelque chose en plus… Et Ghjuvanni n’a jamais rien vu de pareil… L’eau du petit fleuve a disparu sous une boue chaude, épaisse et qui fume… Curieux et pensif, le berger s’avance et voit, au milieu de cette boue, une femme âgée qui paraît embêtée… Lui qui connaît bien sa communauté, il ne l’a jamais vue, ni dans les villages des alentours, ni dans la région… Enlevant ses gros souliers cloutés, Ghjuvanni crie : « Attendez, je viens vous porter secours… » Et le berger s’élance. Mais sa surprise est immense… L’eau du petit fleuve, normalement fraîche, est devenue chaude tout comme la boue… Quel est ce miracle pense alors Ghjuvanni qui s’approche de la vieille femme restée muette jusque-là… « Voilà, nous y sommes… Prenez ma main et serrez fort… – Je me nomme Demoiselle et te remercie de ta bonté, cher Ghjuvanni… » Le berger, de plus en plus étonné, ne peut alors se retenir… « Je ne vous connais pas… Comment connaissezvous mon nom et que faites-vous ici ? – J’ai fait un long voyage pour te voir… Laissemoi reprendre mon souffle et je t’expliquerai tout… » En la tenant par la main pour la dégager de la boue épaisse, Ghjuvanni se pose de nombreuses questions : il y aurait une relation entre cette nouvelle source d’eau chaude et cette vieille dame qui s’appelle – on dirait une plaisanterie – demoiselle ? Qui est cette femme étrange et que vient-elle faire ici ? Et sa voix ? C’est plutôt celle d’une jeune fille… Sortis de la boue, Ghjuvanni et Demoiselle se lâchent les mains. Au même instant, la vieille dame se transforme brusquement en une superbe jeune fille… Avec ses grands yeux bleus, ses cheveux noirs et son vêtement brodé d’or, Demoiselle porte bien son nom… Ghjuvanni, tout étourdi, se retrouve interloqué, ébahi comme « ni cru, ni cuit ». Il ne sait plus quoi penser et l’angoisse commence à envahir son cœur. « N’aie pas peur cher Ghjuvanni, dit alors Demoiselle… Je suis une fée et cela fait quelque temps que je te vois soucieux à cause de cette longue sécheresse… Je me suis mise au milieu de la boue pour voir ta réaction… Courageux, tu es venu à mon secours… Voici la preuve de ta compassion… Tu auras donc une belle récompense… » De son doigt tendu, Demoiselle pointe l’eau et la boue qui tremblotent et fument…


« Je veux t’aider… Tu as été gentil et moi, maintenant, je suis ravie… J’ai appelé, du cœur profond de la terre, une source d’eau chaude qui fera du bien aux animaux comme aux hommes. Aux animaux, la source donnera une herbe savoureuse et riche en fleurs de toutes sortes. Aux hommes, elle offrira la possibilité de soigner diverses affections comme les maladies des poumons ou de la peau. Cette eau est un grand cadeau pour toi, pour tes enfants et les enfants de tes enfants… Fais attention à bien la conserver, propre et toujours saine… Un jour, elle représentera votre grande richesse… Maintenant, je m’en vais. Garde le secret et ne dis rien à personne. Peut-être nous reverrons-nous… Au revoir Ghjuvanni… » Juste après avoir parlé ainsi, la fée Demoiselle, avec un beau sourire, s’enveloppe dans son vêtement brodé et disparaît subitement… Au même instant, la source devient plus puissante et la nouvelle eau, chaude et fumante, jaillit de plus en plus. Le berger, toujours comme étourdi, se remet à penser… J’ai rencontré une fée… Qui m’a fait un beau cadeau… Mais je ne peux rien dire à personne car on me prendrait pour un fou… Je dirai que la source a jailli seule cette nuit et comme cela je serai en paix… Alors, levant les mains vers le ciel, Ghjuvanni, d’une voix forte, envoie un dernier message : « Je te remercie, ô belle fée… N’aie crainte, je garderai le secret et personne ne saura la vérité. Que cette eau nouvelle soit toujours pour nous le symbole de la puissance de notre mère la Nature et de l’abondance de son amour. Je te remercie, ô bonne fée… » Après son adieu plein d’émotion, Ghjuvanni retourna vers sa maisonnette avec ses brebis. Le lendemain, l’herbe promise, verte et drue, couvrait les alentours et le berger, content, riait. C’est ainsi qu’aujourd’hui, en plus de ses paysages magnifiques, de ses plages et de son huile d’olive renommée, Ulmetu offre à tous, résidents locaux et visiteurs de passage, sa grande richesse naturelle : l’eau thermale de Bàraci, cadeau d’une fée et source de bien-être. Un véritable enchantement pour ceux qui savent en profiter…


Promenade

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ituée sur le territoire de la commune d’Ulmetu, à l’entrée nord de la ville de Propriano, dans le golfe du Valincu, la grande plage de Bàraci offre de superbes points de vue sur l’horizon marin, les villages voisins et les montagnes proches. C’est ici que la petite rivière qui donne son nom au site rejoint la mer après avoir traversé une plaine où travaillent encore agriculteurs et éleveurs.

De part et d’autre du chemin qui mène au rivage, le sable est colonisé par de nombreuses espèces, avec, entre autres, la maredda ou immortelle d’Italie, l’avolgu marinu ou liseron des sables, la ticulina d’arena ou luzerne des dunes, la soda spinosa ou soude épineuse, le cardu marinu, panicaut de mer et le lattone ou euphorbe. Après avoir exploré ce site naturel de toute beauté, où l’on trouve toujours des coquillages de toutes sortes et en quantité, une visite de la proche station thermale de Bàraci s’impose. Les sources qui alimentent cette dernière sont connues depuis l’époque romaine.

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En 1881, au moment du captage des eaux, on trouva pendant les travaux plusieurs ex-voto, sortes de médailles de grande taille, aux effigies de l’empereur romain Hadrien et de l’impératrice Etruscilla, en reconnaissance des guérisons obtenues. Deux ans plus tard, un premier arrêté autorise l’exploitation du site à titre public. En 1928, la jeune « station » de Bàraci est dotée d’un « établissement thermal » pourvu de tout le « confort moderne » et d’un « grand hôtel palace » qui fermera ses portes dans les années quatre-vingt. En 1992, la commune d’Ulmetu rachète le domaine. C’est elle qui en poursuit l’exploitation aujourd’hui. Dans les bassins comme dans les cabines particulières de l’établissement désormais rénové, l’eau sulfureuse, qui possède de nombreuses qualités thérapeutiques, est délivrée à une température constante de 42°. Ses indications principales concernent la rhumatologie, la traumatologie, la dermatologie, ainsi que les affections des voies respiratoires supérieures. La route menant à la station thermale continue vers l’intérieur des terres et conduit, au bout de quelques kilomètres, au village d’Ulmetu qui surplombe la plaine. Ce gros bourg, réputé, hier comme aujourd’hui, pour sa production d’huile d’olive, possède un magnifique

patrimoine bâti et a su conserver caractère et authenticité. Au cœur du village, en empruntant les étroites venelles dallées, la découverte des vieux quartiers médiévaux s’apparente à un émouvant voyage dans le temps.

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Il y a bien des siècles, une fée nommée Chiara avait élu domicile à Brandu, dans le Cap Corse. Elle résidait dans la grotte de Marmuraghja, une vaste et profonde cavité, aux parois entièrement décorées de cristaux translucides, de stalagmites et autres stalactites. Chiara, qui pouvait changer d’apparence selon son humeur et ses occupations, voyageait souvent dans toute la région et même beaucoup plus loin. Ainsi, de temps en temps, il lui arrivait de franchir la mer Tyrrhénienne pour aller, au-delà des îles de l’archipel toscan, rendre visite à ses cousines de la terre ferme, les fées italiennes. Pour se déplacer, Chiara, qui appréciait la tranquillité nocturne, aimait se transformer en chauve-souris… La plupart du temps, elle attendait donc la nuit pour aller et venir à sa guise, mais il lui arrivait aussi de voleter le jour. C’est ainsi qu’elle pouvait se tenir au courant de tout ce qui se passait sur son domaine…

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Dans la montagne surplombant les hameaux de Brandu, trois frères, très pauvres, habitaient une vieille maisonnette à demi ruinée. Pour vivre, ils ramassaient de la neige en hiver qu’ils stockaient dans de petites constructions rondes en pierres sèches. Là, bien isolée, tassée, comprimée, la neige se changeait peu à peu en glace. La belle saison revenue, les trois frères taillaient cette glace en morceaux et descendaient jusqu’à la côte pour la vendre dans les marines. Lassés de cet épuisant labeur comme de leur vie misérable, Orlandu et Francescu, les aînés, voulaient, par tous les moyens, améliorer leur sort. Souvent, ils s’emportaient et pestaient contre le cruel destin et la chance qui, disaient-ils, ne les avaient jamais favorisés. En colère, ils devenaient violents et, quelquefois, s’en prenaient même


à leur jeune frère Màriu, gentil et rêveur, qu’ils accablaient de pénibles corvées. Un jour qu’il bêchait leur petit champ, Màriu découvrit un vieux coffret rempli de dizaines de pièces d’or… Fou de joie, il se précipita immédiatement au-devant de ses frères en leur montrant le fabuleux trésor qui garantissait leur fortune à tous les trois. Mais les deux plus grands étaient sournois et s’emparèrent tout de suite du coffret. Puis, en partant vers leur maisonnette pour y compter les pièces, ils demandèrent à Màriu d’aller à la fontaine chercher de l’eau fraîche pour célébrer l’événement. Le jeune frère, méfiant, fit semblant d’obéir. Après avoir fait quelques mètres, il se cacha derrière un gros buisson de bruyère puis il revint en arrière et, à pas de chat, suivit ses deux grands frères. Comme Orlandu et Francescu voulaient le trésor pour eux seuls, ils ne tardèrent pas à imaginer, à voix basse, le malheureux accident qui les débarrasserait de leur cadet. Cette troisième part du trésor ne devait pas leur échapper… Il suffisait de faire disparaître Màriu dans un trou… Et la montagne n’en manquait pas… Les deux aînés décidèrent d’agir sans attendre pour pouvoir profiter plus vite de leur or. Màriu avait pu suivre la conversation. Après avoir compris ce qui l’attendait, il préféra alors prendre le maquis et grimpa en courant se cacher vers les sommets. Là, recroquevillé dans un petit

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abri-sous-roche, seul et triste, il passa la nuit à pleurer. Le lendemain matin, alors qu’il reprenait le chemin de la maisonnette, persuadé que ses deux frères étaient déjà partis dépenser l’or en ville, il rencontra une vieille dame qui semblait l’attendre, assise sur un rocher. Elle salua Màriu gentiment, lui demanda de lui raconter son histoire puis l’invita à la suivre jusqu’à une grotte où, avait-elle dit, il pourrait se cacher pendant quelques jours. Le jeune vendeur de glace accepta et se mit à l’abri.


Les deux frères aînés, eux, n’avaient pas quitté Brandu et avaient repris les recherches pour éliminer définitivement leur cadet. En chemin, ils croisèrent la vieille dame à qui ils demandèrent si elle avait vu le jeune homme. Elle répondit que oui et que celui-ci se cachait dans une grotte. Puis elle leur montra la cachette. Orlandu et Francescu s’y engouffrèrent sans hésiter mais, à peine entrés, la grotte se referma sur eux et une pluie de pièces d’or, tombée du plafond, les recouvrit jusqu’à ce que mort s’ensuive…


Tranquillement, la vieille dame s’en alla ensuite rejoindre Màriu qu’elle avait installé dans une autre cavité naturelle, située non loin de là. Parvenue devant l’entrée, elle l’appela et il sortit pour la rejoindre. Quelle ne fut pas alors sa surprise ! Il avait bien reconnu la voix de la vieille dame mais devant lui se tenait une charmante jeune fille, vêtue d’une somptueuse robe noire brodée de fils d’argent. « Tu ne me reconnais pas… C’est moi, lui ditelle en riant aux éclats… Eh oui, c’est bien moi la vieille dame… Sache que je suis Chiara la fée, et que je peux prendre bien des apparences… J’ai été émue par tes sanglots dans la montagne et j’ai écouté la plainte sincère de ton cœur… Tiens, reprends le coffret que tu as trouvé… Tes deux frères l’ont laissé avant de partir pour la ville… Je les ai vus sur le chemin et ils m’ont demandé de te le remettre… Tu vois, tout s’arrange… Tu peux rentrer chez toi maintenant, tu n’as plus rien à craindre… » Màriu, ébahi, n’en revenait pas… En si peu de temps, il avait vécu de telles péripéties… Il avait rencontré Chiara, la grande magicienne et ses deux frères, au fond, n’étaient pas si méchants… Il pouvait espérer une meilleure existence maintenant… Il était si heureux… La fée, qui n’avait rien dit du sort tragique d’Orlandu et Francescu, demanda à Màriu de conserver le secret absolu sur leur rencontre. Ensuite, elle lui dit au revoir et disparut instantanément dans un tourbillon de brume irisée. Enchanté, le jeune vendeur de glace regarda un moment le coffret rempli de pièces d’or qui luisaient sous la caresse du soleil puis se mit en route pour regagner sa maisonnette en sautillant de joie… Malgré la lumière, une chauve-souris voletait au-dessus de lui... Chiara, la Fée de Brandu avait fait justice…  24



Promenade

S

ur la côte est du Cap Corse, à moins de 10 km de Bastia, la commune de Brandu, qui compte plusieurs hameaux et marines, est traversée par la route littorale D 80 qui relie Santa Maria di Lota au sud et Siscu au nord. Du lieu-dit Marmoraghja – où se dresse un bâtiment dont la façade est ornée de l’indication « Glacières de Brandu » – il est possible de rejoindre une étrange grotte, demeure légendaire de la fée… Toutefois, l’accès à cette grotte étant très réglementé, il convient, pour pouvoir espérer la visiter, de se rapprocher obligatoirement du Comité de spéléologie de Haute-Corse. Celui-ci a signé, en juin 2001, une convention avec le propriétaire actuel afin d’étudier la cavité naturelle et d’en assurer la protection. Les grottes de Brandu – il y en a plusieurs, reliées entre elles, qui forment un

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ensemble continu – ont été découvertes en 1841 par le commandant Philippe Ferdinandi, héritier d’une riche famille du village, lors de travaux effectués sur sa propriété. Précurseur en la matière (au niveau national), ce dernier eut ensuite l’idée de les faire visiter aux amis qu’il recevait dans sa propriété. Le commandant fit ainsi aménager une promenade souterraine qui permettait d’explorer les entrailles de la terre. Assez rapidement, le circuit des grottes fut ensuite ouvert au public et cette exploitation commerciale se poursuivit jusqu’au premier conflit mondial (1914-1918). Après la Grande Guerre, laissé à l’abandon, le site fut, malheureusement, largement vandalisé. Aujourd’hui, les animateurs-initiateurs fédéraux de l’association bastiaise I Topi pinnuti (les chauves-souris), qui en ont la charge, organisent des visites.


I topi pinnuti La Corse abrite vingt espèces de chauvessouris sur les trente présentes en Europe. Le Groupe Chiroptères Corse travaille depuis plus de dix ans sur un inventaire de ces espèces dont certaines fréquentent les grottes comme celle de Brandu. Celle-ci, avec ses stalactites et ses cristaux, ses chauves-souris et son ambiance mystérieuse compose un fascinant décor, réellement digne d’une fée… Contact : I Topi Pinnuti « Les chauvessouris » (club de spéléologie et de canyonisme) : Bât. A8 Les Logis de Montesoro 20600 Bastia. Tél. : 04 95 32 68 16. À lire : Les chauves-souris de Corse, ouvrage réalisé par le Groupe Chiroptères Corse et paru aux éditions Albiana en 2011.

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D’après « Saute en mon sac » de J.-B. Frédéric Ortoli

Dans lla h D haute vallée llé d du Li Liamone vivaient, i i il y a bien longtemps, un père veuf et ses douze enfants. La famine commençant à sévir dans ce pays, le pauvre père dit à ses fils : « Mes enfants, je n’ai plus de pain à vous donner. Partez explorer le monde et peut-être trouverezvous le moyen de gagner votre vie. » À ces paroles, le plus petit frère qui était boiteux, se mit à pleurer et dit : « Je suis infirme, comment ferai-je pour gagner ma vie ? » Son père alors lui répondit : « Sèche tes larmes mon cher enfant, ne pleure plus, tes frères t’emmèneront avec eux et, s’ils peuvent trouver un morceau de pain, je suis sûr que tu en auras aussi. » Le lendemain, les douze frères partirent après avoir bien promis de ne jamais se quitter. Toutefois, après quelques jours de marche, l’aîné annonça aux dix autres le sort qu’il réservait au benjamin : « Notre petit Francescu nous gêne. Laissons-le sur la route, un passant charitable en aura peut-être pitié. » Ainsi fut fait. Les méchants frères abandonnèrent Francescu le boiteux et continuèrent leur chemin en demandant l’aumône à tous les gens qu’ils rencontraient. Ils atteignirent ainsi Bonifacio. Là, trouvant une barque amarrée sur la côte, ils s’en emparèrent aussitôt, car ils voulaient passer en Sardaigne où, croyaient-ils, la famine était moins grande. Mais au milieu du détroit des Bouches, une si grande tempête se leva que la barque 29


fut brisée contre des écueils et que les onze frères se noyèrent.  Accablé de douleur et de fatigue, Francescu le boiteux s’était endormi sur le bord de la route, à l’endroit même où il avait été abandonné. Une fée avait tout vu. Désirant aider le malheureux infirme, elle profita de son sommeil pour lui redresser la jambe. Puis, prenant la figure d’une femme très âgée, elle s’assit près de lui, sur un lourd fagot de bois, comme pour se reposer. En s’éveillant, Francescu fut très étonné de pouvoir marcher comme tout le monde. Apercevant la vieille femme à ses côtés, il lui demanda : « Bonjour madame, savez-vous s’il est passé par ici un grand médecin ? – Pourquoi poses-tu cette question mon ami ? » répondit la fée. Surpris, Francescu rajouta : « C’est que pendant mon sommeil, il m’a guéri la jambe et que je voudrais le remercier de sa bonté. » La fée se mit à rire puis avoua : « Vraiment ? Eh bien, ce médecin c’est moi ! J’ai ici quelques herbes que seule je connais et je n’ai eu qu’à t’en frotter la jambe malade pour qu’elle soit aussitôt complètement rétablie. » Francescu ne put contenir sa joie. Il sauta au cou de la vieille femme et l’embrassa affectueusement. Puis, pour lui prouver sa reconnaissance, il voulut porter son fagot. Mais ô surprise ! Au lieu de la vieille femme, il vit alors devant lui la plus belle jeune fille qu’il soit possible d’imaginer. Elle était resplendissante. Une longue chevelure blonde lui couvrait les épaules. Sa robe était de soie bleue brodée d’or et ses petits souliers disparaissaient sous deux grandes étoiles de pierres précieuses. Plein d’admiration, Francescu tomba à ses pieds mais la fée lui dit : « Lève-toi, je suis heureuse de voir que tu n’es pas un ingrat. Forme deux souhaits et je les exaucerai aussitôt, car je suis Belluccia, la Fée du lac de Crenu. » Le jeune homme réfléchit un moment, puis il répondit : « Je désirerais un sac dans lequel pourrait entrer à l’instant tout ce que je voudrais. – Je te l’accorde ; tu as encore un souhait. – Je demande ensuite un bâton qui fasse toutes mes volontés. – C’est bien, le voilà… » Et Belluccia disparut en laissant aux pieds de Francescu un sac et un bâton. 30


Heureux de ce qui venait de lui arriver, le jeune homme voulut essayer son sac et son bâton. Comme il avait faim, il s’écria : « Qu’une perdrix rôtie entre dans mon sac ! » À l’instant même il fut exaucé. Fou de joie, Francescu demanda encore du pain, du vin et tout ce qu’il fallait pour faire un superbe repas. Après cela, il continua sa route…  Durant de longues années, poussé par une insatiable curiosité, il visita l’île entière, profitant avec bonheur des cadeaux magiques de la fée. Il parcourut ainsi les rivages, les campagnes, les vallées et même les montagnes. Partout, il se montrait généreux avec tous ceux et celles qu’il rencontrait. Ce grand voyage lui permit de découvrir de superbes paysages et d’en apprendre beaucoup sur lui-même comme sur les autres. Après cela, Francescu voulut retourner dans son village où son père devait être très malheureux. Sur la route, il rencontra un grand garçon qui se tordait les mains de désespoir. Il lui dit : « Eh bien ! jeune homme, ta profession est-elle de faire des grimaces ? Et, dans ce cas, combien les vends-tu à la douzaine ? – Je n’ai pas envie de rire, mon bon monsieur, répondit le garçon triste… – Et pourquoi donc ? – Mon père, notre unique soutien, est tombé du haut d’un châtaignier et s’est cassé le bras. J’ai vite couru à la ville chercher un médecin, mais, nous sachant pauvres, celui-ci n’a pas voulu se déranger. – Ce n’est que cela ? Calme-toi mon ami… » Mais l’enfant continuait à pleurer. « Calme-toi, te dis-je, ajouta Francescu… Ton père ne sera pas privé de médecin. Comment s’appelle celui que tu es allé chercher ? – Le docteur Pancraziu. – Eh bien ! Docteur Pancraziu, où que tu sois, saute maintenant dans mon sac ! » Et aussitôt le médecin fut précipité dans le sac merveilleux. Puis, suivant l’ordre de son maître Francescu, le bâton entra dans la danse… Mais les cris du docteur bastonné épouvantèrent le garçon qui voulut s’enfuir. Francescu donna l’ordre de s’arrêter de frapper à son bâton et s’adressa au médecin prisonnier du sac.

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« Monsieur le savant, je vous donne un petit instant pour que vous vous frottiez les membres, car vous ne sortirez de ce sac que complètement rossé de coups. – Miséricorde ! Et qu’ai-je fait pour mériter un pareil châtiment ? – Et tu oses me le demander, misérable ! Ne reconnais-tu donc plus cet enfant ? – Grâce ! Grâce ! J’implore votre pitié… – Tu n’as pas eu pitié des autres, je serai sans pitié pour toi ; bâton frappe ! » Et le méchant médecin, épouvanté, se remit à hurler. Alors Francescu ordonna : « Bâton, arrête-toi ! » Puis il ajouta : « Monsieur le médecin, me promettez-vous de soigner le père de ce malheureux, si je vous laisse sortir ? – Oui, oui ; soins, remèdes, argent, je lui donnerai tout ! répondit Pancraziu tout tremblant. – Eh bien ! Sortez ! » Le docteur sortit alors du sac magique mais il pouvait à peine tenir sur ses jambes tant il était

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moulu de coups. Francescu l’obligea pourtant à marcher pour aller faire sa visite. Arrivé au village, le docteur fit de son mieux pour soigner le malade. Francescu, rassuré, continua alors sa route ayant grande hâte de revoir son vieux père. Après quelques jours de marche, il arriva dans son pays où la famine faisait d’horribles ravages. Aussitôt, Francescu établit une auberge où chacun pouvait se restaurer gratuitement. En effet, son sac lui donnait toujours les mets les plus succulents et les vins les plus exquis. Il les partagea avec les gens qui l’entouraient aussi longtemps que la disette dura. L’abondance revenue, Francescu ne voulut plus rien donner, de crainte d’encourager les paresseux et de rendre ainsi un mauvais service aux habitants.  Vous croyez tous que Francescu était heureux, n’est-ce pas ? Eh bien vous vous trompez ! Il était au contraire très malheureux de ne pas revoir ses frères, car il ne leur en voulait plus de leur mauvaise action contre lui. Francescu avait dit onze fois : « Ghjuvanni, mon frère, saute dans mon sac ! Paulu, mon frère, saute dans mon sac ! » Il avait appelé ainsi tous ses frères. Et chaque fois, hélas ! Il ne trouvait dans son sac qu’un tas d’ossements à demi rongés. Il n’y avait donc plus de doute, ses frères étaient morts et cela le rendait bien triste. Le père de Francescu mourut à son tour et luimême devint très vieux. Avant sa dernière heure pourtant, il voulut revoir une fois encore Belluccia, la bonne Fée du lac de Crenu. Il se mit en route et arriva à l’endroit même où il l’avait rencontrée pour la première fois. Là, il attendit ; mais elle n’apparut point. Il supplia la bonne reine de se montrer encore une fois, mais sa demande resta vaine. Et pourtant, il ne voulait pas mourir sans avoir revu sa bonne fée. Au même moment, la mort vint à passer. Grande, maigre, elle tenait un drapeau noir d’une

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main et de l’autre une faux tranchante. Arrivée près de Francescu, elle lui dit : « Eh bien vieillard ! Es-tu fatigué de la vie ? As-tu assez parcouru les montagnes et les vallées ? N’est-il pas temps que tu fasses comme tout le monde et que tu viennes avec moi te reposer… ? – Ô mort ! reprit le vieux Francescu, je te bénis. Oui, j’ai assez vu le monde et tout ce qu’il contient, je suis rassasié de toutes choses ; mais, avant de me livrer à toi, j’ai besoin de dire adieu à une personne qui m’est chère. Donne-moi un jour de temps. – Vieillard, es-tu prêt ? Fais ta prière et songe à me suivre maintenant… – Je t’en supplie, une demi-journée seulement… implora Francescu… – Non, répondit la Mort. – Une heure, au moins ? – Pas un instant ! – Eh bien, puisque tu es si cruelle, saute en mon sac ! » ordonna alors Francescu. La mort frémit, tous ses os s’entrechoquèrent, mais elle fut obligée d’obéir. Au même instant, Belluccia apparut à Francescu, aussi resplendissante et aussi jeune que la première fois. La reconnaissant, le vieillard tomba à ses pieds. Mais la fée lui dit : « Tu n’as pas abusé du pouvoir que je t’avais donné ; ton sac et ton bâton ne t’ont servi qu’à faire le bien, je veux t’en récompenser. Que désires-tu ? – Je ne désire plus rien. – Veux-tu être un chef… Veux-tu être un roi ? – Merci bonne fée, je ne désire plus rien. – Vieillard, veux-tu la richesse, la santé, la jeunesse ? – Non, je veux seulement que la Corse soit heureuse. – Cela arrivera un jour », reprit Belluccia la fée et aussitôt elle disparut. Le bon Francescu alluma alors un grand feu, réchauffa un instant ses membres glacés, puis, après avoir délivré la mort, jeta dans le brasier son sac et son bâton, de peur que les autres n’en fassent mauvais usage. Ensuite, il s’assit contre une grosse pierre, ferma les yeux et se laissa glisser doucement dans le sommeil éternel, certain que la fée, un jour, tiendrait sa promesse. La mort n’eut même pas à se servir de sa faux. Elle l’emporta ainsi, endormi à tout jamais, tranquille et serein, par-delà le temps et l’espace infini. Francescu partit alors pour un nouveau et mystérieux voyage… 34

 


Promenade

S

itué dans le canton des DeuxSorru, tel un joyau blotti au cœur de son écrin vert, le lac de Crenu est unique en son genre. C’est le seul plan d’eau naturel insulaire à offrir un somptueux décor forestier, vraiment digne des fées…

Un peu plus haut, le chemin se faufile ensuite dans un joli bois de pins où s’épanouissent, près des ruisseaux et des coussinets de mousses, la grassette corse, plante dite carnivore car elle se nourrit d’insectes qu’elle capture en les engluant.

On peut partir à la découverte de ce lac d’origine glaciaire, au choix, depuis les villages de Soccia ou Ortu.

Après une rapide descente, voici enfin le lac… À 1 350 m d’altitude, entouré d’une belle forêt de pins làrici, bordé de pelouses tourbeuses, il offre un spectacle enchanteur.

Depuis Soccia, il faut suivre la route qui mène à la mini-centrale puis s’arrêter au niveau du parking dominé par une grande croix. De là, un sentier balisé en jaune grimpe, traverse d’abord une châtaigneraie puis serpente à découvert, entre buissons d’immortelles et touffes de genévriers nains. Cette section de la marche d’approche permet d’admirer quelques superbes plantes endémiques : le thym corse ou erba barona, très odorant ; la digitale pourpre ou erba digitale ; l’épiaire corse ou erba ditale, qui pousse dans les rocailles ; l’hellébore corse ou nocca et la fougère ou filetta.

Et ce miroir liquide compte une autre particularité : en été, ses eaux scintillantes se parent des somptueuses fleurs roses et blanches de nénuphars introduits ici il y a quelques dizaines d’années. La vision du lac, ainsi décoré, est tout simplement fascinante et magique de beauté. En somme, un domaine naturel sublime, palais idéal pour une fée…


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