La corse de Jean-Antoine Nau

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Tournant de la Marine La Corse de John-Antoine Nau

Textes établis, présentés et annotés par Eugène F.-X. Gherardi Contribution de Marie Ferranti

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Cet ouvrage a reçu le soutien de l’UMR CNRS 6240 LISA et de l’Università di Corsica Pasquale Paoli

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À la mémoire de mon père

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Il voyagea beaucoup ; né en Amérique, il parcourut les Antilles, habita Malaga, les Canaries, les Baléares, la Corse, le Midi de la France, l’Algérie. Il ne venait que rarement à Paris. L’auteur de ces lignes le vit une fois au Salon des indépendants. C’était un homme brun, déjà poivre et sel, grand, vêtu de noir, très correct. On eût dit un notaire parisien ou quelque riche industriel. C’était un poète, un poète nostalgique, un poète au cerveau plein de soleil, le poète des mirages… John-Antoine Nau, qui fut le premier à avoir le prix Goncourt, était avant tout un poète. Il avait pour Paris une sorte d’éloignement dont il ne songeait pas à se défendre. Il avait en outre pour la réclame un mépris caractéristique. Aussi fut-il celui des écrivains lauréats des Goncourt qui profita le moins de la publicité que ce prix procure. Guillaume Apollinaire, 1918

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Ceci n’est pas une préface En filant cette métaphore, imitée de celle de Magritte, on pourrait continuer d’affirmer : ceci n’est pas une préface ni un avant-propos ni rien. Ainsi le livre d’Eugène Gherardi est un mystère, rejoignant en cela le sujet qui l’occupe : ce fameux John-Antoine Nau dont Matisse, d’un trait de fusain précis et simple, a brossé le portrait et dont le personnage, plus encore que la poésie, arrêta l’attention du grand Guillaume Apollinaire. Ce n’est pas rien. Pourtant, le vrai sujet n’est pas l’œuvre, mais l’auteur. En ce sens, la biographie n’est pas non plus une véritable biographie, mais la fascination d’une vie et la tentative d’en exprimer à la fois la trace et l’empreinte qu’elles ont laissées dans l’esprit de l’auteur : Eugène Gherardi. Le glissement s’opère dès l’incipit où l’aveu de l’attrait pour le genre – la biographie – disparaît derrière la fascination pour Nau et se substitue à elle poussant Eugène à dépasser le renoncement à écrire. Il semblait, en effet, menacé par le fameux syndrome de Bartleby évoqué par Vila-Matas dont l’origine se trouve dans l’apathie du célèbre scribe de Melville. De grands écrivains furent affligés de ce syndrome : le goût d’écrire dont la violence se transforme bientôt en impossibilité puis en dégoût de l’écriture et enfin en renoncement définitif. Il n’est qu’à citer Juan Rulfo. Auteur d’un seul roman – Pedro Páramo – et d’un seul recueil de nouvelles – Le Llano en flammes – qui connurent un succès mondial, il renonça à l’écriture pour se consacrer, entre

autres, à la photographie. Quand on lui demandait pourquoi il avait cessé d’écrire, Rulfo répondait invariablement : « Parce que l’oncle Cerestino qui me racontait les histoires est mort. » Mais je m’éloigne de mon sujet. Le dégoût de l’éditeur pour les préfaces – dégoût avéré et notoire – m’enchante. Il est le signe d’un instinct sûr et d’un homme de caractère qui ne veut pas s’embarrasser d’artifices. Ce goût péremptoire ne repose pas sur rien, Borges en évoque la raison essentielle : « La préface, la plupart du temps, hélas ! ressemble à un discours de fin de banquet ou à une oraison funèbre ». Gageons que l’auteur de Fictions aura misé sur autre chose, explicité plus loin : « Une préface, quand elle est réussie, n’est pas une manière de toast ; c’est une forme latérale de la critique. » Aussi commit-il ce Livre de préfaces qui est une somme de celles qu’il a écrites entre 1923 et 1970. Que l’on nous permette humblement de reprendre cette audace borgésienne pour nous affranchir de cet interdit – justifié – de l’éditeur. Il jugera si l’on doit être censuré, ou pas. N’ayant pas écrit une véritable préface, j’échapperai peut-être à ses foudres : il feindra de ne pas me lire, admirant ma discrète politesse, laissant filer l’entorse aux règlements qui me fera rejoindre la collection étrangement nommée « Les oubliés » à laquelle certains livres sont attachés. Il n’en demeure pas moins que j’écris en douce, craignant le caviardage définitif et le travail inutile, car, comme chacun sait, les écrivains sont paresseux.

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Revenons au sujet car j’ai la sale manie de tourner autour. Du reste, John-Antoine Nau est un personnage borgésien par excellence. Ne nous dit-on pas que ces livres sont introuvables ? Lui-même a-t-il vraiment existé ? En tout cas, il porte un faux nom, un nom de plume, son patronyme véritable étant Eugène-Léon-Édouard Torquet. Cela sent sa province. Or, notre homme rêve de grand large. Le portrait de Matisse en témoigne. Celui-là n’était pas un rêveur et comme Manet peignait ce qu’il voyait. Si Nau a tant intéressé Eugène, c’est qu’il porte en lui tous les thèmes non seulement qui occupent son époque, mais la nôtre : la question de l’identité, du colonialisme, de la langue. Et enfin, tel un palimpseste, on voit apparaître à la fois le goût de la solitude, le refus des honneurs, et une attirance pour la reconnaissance de ses contemporains – la gloire serait un terme excessif. Ce rapport un peu névrotique à la notoriété, cet orgueil curieux ne nous sont pas inconnus. Souvent, cela gâche les talents qui ne veulent pas se faire reconnaître, ou se sentent avilis s’ils le sont. En Corse, ils sont légion à ne pas avoir voulu tenir les promesses que laissaient percer en eux les premières espérances. Ainsi Nau a-t-il la particularité d’être méconnu et d’avoir obtenu le premier prix Goncourt. « John-Antoine Nau, qui fut le premier à avoir le prix Goncourt, était avant tout un poète. Il avait pour Paris une sorte d’éloignement dont il ne songeait pas à se défendre. Il avait en outre pour la réclame un mépris caractéristique.

Aussi fut-il celui des écrivains lauréats des Goncourt qui profita le moins de la publicité que ce prix procure. » Ces mots sont d’Apollinaire. Nau est donc un savant mélange de paradoxes. Un de ceux-ci et non des moindres : il essaye de s’extraire des préjugés raciaux de ses contemporains, y parvenant quelquefois, mais pas toujours. Cependant, dans le contexte de l’époque, cela reste remarquable. Sans doute doit-il à sa vie américaine – il grandit à San Francisco – cette tolérance, encore rare chez les Européens. Mais enfin, ce qui intéresse au plus haut point Eugène, c’est le séjour de Nau en Corse. Il souligne que ce grand voyageur s’installe pour un temps extraordinairement long à Porto-Vecchio ou dans sa région. Il y passe sept ans. Je ne vais pas vous raconter l’histoire que vous allez lire, mais je voudrais citer cette phrase qui laisse songeur : « Ce qui est dégoûtant, c’est que je ne fais aucun progrès en corse ; mais c’est quelquefois bien agréable de ne pas savoir la langue d’un pays. » Vivre parmi des êtres qu’on ne comprend pas et le savoir sans aucune ambiguïté est un avantage certain pour un écrivain. Il faut cependant noter au passage la volonté de Nau d’apprendre le corse qu’il considère comme une langue, signe d’une ouverture d’esprit auquel certains ne sont pas encore parvenus de nos jours. De ce personnage complexe, intègre, talentueux qui participa à ce grand mouvement des écrivains voyageurs du début du XXe siècle, que reste-t-il ? La postérité n’a pas retenu grand-chose. C’est injuste, comme souvent, et Eugène a bien fait de vouloir raviver la mémoire de Nau.

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CECI N’EST PAS UNE PRÉFACE

Il y aurait encore mille choses à dire et que je ne dirai pas. Vous les découvrirez. Ce livre a la particularité de rendre publiques des lettres jusqu’ici inédites. Elles témoignent toutes de la grande humanité de Nau, de son attachement à rendre service aux petites gens de son entourage. Cette solidarité ne devait pas être pour déplaire aux Corses dont c’était le mode courant de procéder. Ces échanges épistolaires offrent une intimité précieuse avec l’auteur et dévoilent une part méconnue de sa psychologie. Enfin, s’il est une chose qu’il ne faut pas oublier de dire, c’est combien Eugène Gherardi a rendu passionnant le récit de la vie de ce grand voyageur. Il nous l’a rendu

familier, sympathique et, surtout, il a démontré avec brio combien certaines préoccupations sont encore d’actualité. Cette pérennité est garante d’une littérature de qualité. Il reste à dire aussi que cette évocation d’une Corse ancestrale et de ses mœurs révèle sans doute une nostalgie de l’enfance du biographe lui-même. Je tiens que de ce regret de l’enfance naissent les plus beaux récits. Ils sont doubles ici. Car Nau ne s’est jamais remis de la sienne. Une sorte de raccourci d’un temps retrouvé à travers l’œuvre poétique, romanesque et épistolaire d’un écrivain de passage sur nos terres afin que sa mémoire ne soit pas tout à fait perdue. Il entre une esthétique dans cette recherche d’Eugène dont je me sens proche, c’est pourquoi j’ai accepté d’enthousiasme d’écrire ce texte que l’on classera comme l’on voudra. Marie Ferranti

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Ces ondes poétiques ont une telle pureté… 1 Disons-le d’emblée, le désir d’écrire sur la vie de ce poète et écrivain singulier que fut John-Antoine Nau m’habite depuis quelques années. Si ce projet – sans cesse remis à des jours meilleurs – franchit aujourd’hui le cap de la publication, c’est que j’ai dû faire mon deuil de la biographie parfaite et de la biographie tout court. Ceci n’est donc pas une biographie, tout au plus quelques éléments destinés à éclairer quelques textes (lettres, poèmes, nouvelles et extraits de roman) de l’auteur. Écrire la biographie d’un écrivain comme d’ailleurs de tout autre individu tient souvent de la gageure, de l’exercice périlleux, d’un défi qui n’est jamais complètement gagné. Comment retracer une vie que l’on n’a pas vécue ? Comment saisir ce qui en a fait l’originalité dans ses moindres replis ? Pour peu que l’on y réfléchisse un instant, toute biographie est nécessairement et par nature fragmentaire et n’est jamais définitive. En cela, je ne suis pas loin de partager le sentiment exprimé par Patrick Modiano, lequel exposait, dans son discours prononcé à Stockholm, le 7 décembre 2014, à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature, les raisons pour lesquelles il sortait toujours insatisfait de la lecture d’une biographie d’écrivain. Écoutons-le : « J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts,

à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants, et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain, et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même, et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite1. » S’il ne s’agit pas ici de donner à lire la biographie de John-Antoine Nau, il ne s’agit pas non plus de céder à l’analyse froide de son œuvre littéraire. La « mort de l’auteur » et la disparition de l’histoire littéraire dans la seconde moitié du XXe siècle auront remis en question et la nature du texte et le statut de l’écrivain. Voulant rompre avec les fausses évidences, la religion structuraliste a peutêtre conduit la théorie dans une « impasse ». « Le malaise dans la théorisation s’accompagne en effet d’un refus de voir disparaître la personne de l’auteur, y compris chez ceux qui en avaient voté la mort2. » À tout le moins, d’une part, j’ai voulu tirer de l’oubli un poète et un écrivain injustement oublié et d’autre part montrer combien le sort fait à une œuvre, plongée dans une sorte de purgatoire, est immérité. 1. Patrick Modiano, Discours à l’Académie suédoise, Paris, Gallimard, 2015, p. 21. 2. Sur le sujet, voir Joël Loehr, Jacques Poirier (dir.), Retour à l’auteur, Reims, éditions et presses universitaires de Reims, 2015, p. 10.

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Aujourd’hui, les ouvrages de John-Antoine Nau sont devenus presque introuvables et je ne connais pas de bibliothèques qui possèdent dans sa totalité son œuvre publiée.

2 Pour qui ne prise ni les honneurs ni l’exposition médiatique, la vie de John-Antoine Nau offre quelque raison d’espérer. L’humilité est chez Nau une règle de vie. Le roman familial, singulier, est sans doute pour beaucoup dans cette soif de voyages et le choix de la littérature. Eugène-Léon-Édouard Torquet, qui ne s’appelle pas encore John-Antoine Nau, voit le jour à San Francisco, le 19 novembre 1860. Il est baptisé à Notre-Dame-desVictoires, l’église française de San Francisco, édifice tout neuf puisque construit en 1856 sur le modèle de NotreDame de Fourvière à Lyon. C’est dans cette église que ses parents, Paul Torquet et Sophie Petibeau, s’étaient mariés le 27 février 1858. Avant Eugène, Paul Torquet et son épouse avaient eu un premier enfant, Louis, né en janvier 1859 et mort en bas âge. Deux autres frères arrivèrent au foyer des Torquet : Jules, né en août 1862, mort à l’âge de trois ans et demi, et Charles, né le 6 mai 1864. Ce dernier, littérateur et traducteur de Dostoïevski en français, vécut jusqu’en avril 1938. Il faut élargir le compas chronologique et embrasser une période longue pour comprendre ce que John-Antoine Nau doit à ses ancêtres de la lignée paternelle. Le père d’Eugène, Paul Pierre Noël Adrien Torquet naquit le 10 juin 1827 à Bolbec, localité de Haute-Normandie. Il était le fils de Jean Pierre Nicolas Torquet, lieutenant de vaisseau, puis marchand libraire, et de Louise-Désirée, née en 1799, fille

de Charles-Antoine Le Forsonney (1776-1825) qui avait fait la course aux Anglais dans la mer des Caraïbes avant de participer comme enseigne de vaisseau à bord du Swiftsure, navire de guerre anglais saisi par les Français, à l’expédition de Saint-Domingue, de 1801 à 1803. Louise-Désirée avait été adoptée par Jean Noël Ambroise Maillard, commis principal de marine au Havre. Après la disparition de son père, Paul Torquet, avait quitté l’Europe et rejoint la Haute-Californie mexicaine vers 1845, quelques mois avant que les États-Unis ne livrent une guerre contre le Mexique et n’annexent ce vaste territoire de la Alta California. Les manuels d’histoire oublient trop souvent qu’au mitan du XIXe siècle, avant la Cession mexicaine de la Californie aux États-Unis d’Amérique, les Français convoitaient cet immense territoire, délaissé par le Mexique. En 1840, l’explorateur et naturaliste Eugène Duflot de Mofras y avait conduit une importante mission scientifique. En Californie, Paul Torquet se constitua rapidement une petite fortune comme ingénieur et actionnaire. Il était secrétaire de la Société française de bienfaisance mutuelle, première société d’assurance mutuelle des ÉtatsUnis, et dirigeait dans le quartier de South of Market une société qui exportait des pièces de mécanique et construisait des machines à vapeur. Ces ateliers furent dévastés par un violent incendie en 1863. L’année suivante, le 27 août, le typhus devait emporter Paul Torquet dans la tombe. La foule assista aux obsèques de cet homme apprécié de tous. Dans son édition du 30 août 1864, le Daily Alta California rendit un bel hommage à Paul Torquet, français de naissance

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et citoyen américain depuis sa naturalisation en date du 6 novembre 1860.

moving except in the plain parallels of what he believed to be

Paul Torquet was the son of a Captain in the French Navy,

His death is a loss to the community. There is buried with him a

and was born at Bolbec, near Havre de Grace. His father

larger amount of practical experience in the mechanical interests

instructed him in the elements of a mathematical education

of this State than is centered probably in any single surviving

until his fourteenth year, from which time he was left to push

mind, which is the greater loss as his fund of information was

his own way in life. He chose the profession of a civil engineer,

with ready cheerfulness placed at the disposition of any enquirer

which he studied and practiced as a subordinate in Scotland for

without reference to any pecuniary profit.

the plain truth3. […]

some years. Arriving in California in 1850, being then in his twenty-third year, he first employed himself in agriculture, and subsequently, for a short time opened with a fellow voyager, a gunsmith shop in San Francisco. […] Paul Torquet was a man of varied information. He was a good linguist and mathematician, was well read in mechanics and kindred arts, and above the average in general reading ; of quick apprehension, and possessed of a systematic memory, which enabled him so to classify and arrange his knowledge, as to refer to and produce what he knew, when it was required, with clearness and promptitude — of patient unwearying industry, he stood with scarcely an interval of rest, at his desk in the same office, drawing, planning, and estimating, for twelve years — a generation in the past of California ; of calm and equable temperament, he was capable of enthusiasm, not the less strong because it was undemonstrative ; unselfish, unassuming, unsuspicious, his instincts were those of a gentleman in the worthiest acceptation of the term, and above all, he was a man of guileness, persistent, simple integrity of thought and action, to whom no unjust or unfair idea seemed to occur. His mind appeared to be either so constituted, or so disciplined, as to be incapable of

De toute évidence, cette disparition avait bouleversé l’équilibre familial. De la mort de son père, Eugène restera inconsolable. Comment pouvait-il en être autrement ? De nombreuses lettres, gorgées d’un chagrin qui a l’élégance de ne jamais trop se dévoiler, en portent témoignage. 3. « Paul Torquet était le fils d’un capitaine de la marine française. Il est né à Bolbec près de Havre de Grace [Le rédacteur de l’article commet une erreur en faisant naître Paul Torquet au Havre de Grace dans l’État du Maryland, aux États-Unis d’Amérique.]. Son père lui enseigne les notions de mathématique comme instruction jusqu’à ses quatorze ans, après quoi il lui est possible de tracer lui-même son chemin de vie. Il choisit la profession d’ingénieur civil qu’il étudie et qu’il exerce en tant qu’employé en Écosse pendant quelques années. Lorsqu’il arrive en Californie en 1850, alors qu’il est dans sa vingt-troisième année, il travaille d’abord dans l’agriculture, à la suite de quoi il ouvre avec un compagnon de voyage une armurerie à San Francisco pendant une courte période. Faisant preuve d’éclectisme, Paul Torquet était doué pour les langues et n’était pas dénué de talent pour la mécanique et les domaines apparentés. Il se situait au-dessus de la moyenne par sa capacité de lecture et d’appréhension rapide d’une situation. Il possédait une mémoire instantanée qui lui a permis d’organiser ses connaissances et de s’y référer pour produire ce qu’il connaissait lorsque c’était demandé avec clarté et promptitude. […] Son décès est une perte pour la communauté. Avec lui, c’est un capital important d’expérience pratique en matière de mécanique qui quitte cet État et qui n’est probablement rassemblé dans un seul et même esprit, ce qui représente la plus grande perte tant il était disposé à diffuser son fonds de connaissances à quiconque le lui demandait sans le moindre avantage pécuniaire. »

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Eugène passa donc les premières années de sa vie dans un pays neuf, marqué par la conquête de l’Ouest et la ruée vers l’or. Un pays qui attirait à lui des milliers d’immigrants venus chercher fortune. Quelques décennies après sa naissance, l’ancienne ville espagnole de San Francisco s’offrait encore au regard de Victor Segalen en 1902, autre grand écrivain voyageur, comme « cosmopolite, ville jeune, toute en puissance, en progrès, très tourmentée4 ». Du poids de cette enfance américaine, il ne parviendra à se délester qu’en voyageant tout au long de son existence, tentant ainsi de retrouver son paradis perdu. Tour à tour qualifié de « Voyageur du vaste monde5 » ou d’homme de « la superbe solitude6 »… Curieuse existence que celle de cet éternel errant qui passera d’un continent à l’autre. Même si son père et sa mère étaient français de vieilles souches artésiennes, bretonnes et normandes, Eugène restera toute sa vie citoyen des États-Unis d’Amérique encore qu’il prendra un malin plaisir à brouiller les cartes de ses identités multiples tout au long de son existence.

3 À la mort de son mari, Sophie Torquet revient en France avec ses enfants.

4. Victor Segalen, Journal des îles, Papeete-Tahiti, Les Éditions du Pacifique, 1978, p. 29. 5. Pierre Camo, « Exotisme », 18° Latitude Sud. Cahier de littérature et d’art des pays de langue française de l’Océan indien, Tananarive, Madagascar, mars 1924, n° 4, p. 8. 6. Tony Tavo, « L’or victorieux », La Semaine politique et littéraire de Paris, 15 décembre 1912, n° 23, p. 13.

Eugène a sept ans. La famille s’installe au Havre, ville portuaire d’où sont originaires une partie des ancêtres, et qui avait été depuis le XVIIIe siècle une porte vers l’Amérique. Ville d’armateurs, de négociants, ville prospère d’où s’embarquent les émigrants pour le Nouveau Monde. C’était du Havre que le marquis de Lafayette avait quitté l’Europe en 1779 pour aller porter secours aux Insurgents d’Amérique. C’était encore du Havre que Tocqueville avait fait voile pour les États-Unis d’Amérique en 1831. Pendant sept ans, Eugène fréquente l’école et le lycée comme externe. Si l’on en juge par le nombre de fois où son nom apparaît dans le palmarès des prix et des accessits, on peut le classer parmi les bons élèves. Il montre de bonnes dispositions pour l’écriture littéraire et écrit ses premiers vers à neuf ans7. Il a quatorze ans quand sa mère décide de quitter Le Havre pour rejoindre Paris. Eugène est scolarisé en qualité d’interne au collège Rollin. Jusqu’à sa mort, il conservera un souvenir désastreux des années d’internat à Rollin. À dix-neuf ans, il décroche le baccalauréat. On ne saurait affronter l’existence d’un meilleur pied. Le jeune homme semble se chercher et, pendant deux ans, il fréquente les milieux littéraires de Montmartre et du Quartier latin. Il se mêle aux Hydropathes et collabore au Chat Noir. C’est à cette époque qu’il se choisit un nom de poète et écrivain : John-Antoine Nau. Quelle est l’origine de ce pseudonyme ? En catalan, « nau » signifie quelque chose comme l’amour pur de la mer et de l’errance. On pourrait

7. Paul Fort, Louis Mandin, Histoire de la poésie française depuis 1850, Paris, Flammarion, 1927, p. 286.

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peut-être y voir aussi un hommage au poète haïtien Ignace Nau (1808-1845). Qui sait ? Sur un registre plus intime, plus familial, il utilisera également et jusqu’à la fin de sa vie, bien que moins fréquemment, le nom de « Gino » qui était le surnom que lui donnait sa mère8.

4 Au sortir de ses études parisiennes, John-Antoine Nau ressent l’appel du large. Il aurait pu faire siens les mots d’Isabelle Eberhardt, sorte de double féminin que le destin aurait d’ailleurs pu mettre sur son chemin en Afrique du Nord : « Au-delà de toutes les mers, il est un continent ; au bout de chaque voyage, il est un port ou un naufrage… » À vingt et un ans, John-Antoine s’engage d’abord comme pilotin sur un voilier puis comme aide-commissaire aux vivres sur le transatlantique La France. C’est à cette époque de sa vie qu’il effectue plusieurs voyages aux Antilles, spécialement à Haïti mais également à la Martinique. Jean Royère note que « cette partie de la planète devint désormais le phare de ses nostalgies et le terme de comparaison dont il se servit ensuite pour estimer tous les autres pays où il devait faire escale dans ses « errances » continuelles9 ». En 1883, de retour d’Haïti, de la Martinique et de New York, il fait une halte de quelques mois dans le

8. Bernard Delvaille, Essai sur Valery Larbaud, Paris, Seghers, 1963, p. 195. 9. Jean Royère, « Préface », John-Antoine Nau, Lettres exotiques. Paris, Les Marges, éd. Marcel Seheur, coll. de la Petite Ourse, 1933, p. 18.

Calvados, à Port-en-Bessin. Par la suite, il gagne Asnières où il rencontre celle qui deviendra sa femme, Henriette Dieudonné, qu’il aima avec passion et qui l’accompagnera sa vie durant. John-Antoine Nau affublera de mille sobriquets affectueux son épouse, sa compagne fidèle et attentionnée, la surnommant tour à tour « Mimi-Puss », « Yeyette » ou « Yette » dans ses lettres et ses poèmes. En 1885, John-Antoine Nau se marie et c’est en octobre de la même année que le couple effectue à la Martinique son voyage de noces et songe même à s’y fixer définitivement. Il semble que les années n’aient point érodé cet amour. On saisit parfaitement que, pour l’écrivain, il est doux de trouver quelqu’un avec qui partager ses joies et ses peines, de côtoyer une âme sœur avec qui se réjouir ou s’épancher au sujet de ce que la vie nous offre de bon ou de mauvais. À bien regarder dans quels termes il évoque son épouse dans ses lettres, John-Antoine Nau était, probablement sans le savoir, un adepte de la philia, l’amitié, c’est-à-dire, ici, l’amitié maritale dont parle Montaigne dans ses Essais10. Comme s’il lui fallait sans cesse renouer les fils de l’enfance, l’envie du voyage ne s’apaise pas avec l’âge. Bien au contraire, elle se fait plus vive, plus intense. John-Antoine Nau ne peut envisager de vivre replié sur son quant-à-soi hexagonal. Il a l’obsession du grand air, du large ! En compagnie de son épouse, John-Antoine Nau retourne provisoirement en Martinique, puis revient en France où il séjourne tour à tour à Rouen, Saint-Raphaël, Piriac (Vendée), les Sables-d’Olonne, Kermingham 10. Montaigne, Essais, livre III, chapitre IX, Œuvres complètes. Texte établi et annoté par Robert Barral. En collaboration avec Pierre Michel, Paris, Seuil, coll. L’intégrale, 1967, p. 393.

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(Bretagne), Saint-Cast, Fleury-sur-Andelle (Eure), Le Lavandou, Pontoise, Carteret. Puis, il reprend son périple de découvertes en Méditerranée : Malaga, Majorque, Barcelone, Ténériffe, Puerto de la Cruz, Santa Cruz, La Palma, San Juan del Puerto en Andalousie, Alger, Saint-Tropez, la Corse où il demeure sept ans, ce qui est son record. Comme le souligne Dominique Braga, l’existence de Nau « ne devait être qu’une suite continuelle de voyages, de séjours dans les endroits du monde les plus divers, où notre poète ne réussit jamais à stationner longtemps car il avait horreur du confort sédentaire, « coquillagesque »11. » En mars 1886, les époux reviennent en France pour un séjour de quelques mois mais qui fut sans retour vers les Antilles. L’auteur entame sa vie d’errance. À la fin de l’année 1886, le couple est à Rouen puis rejoint Saint-Raphaël. D’une certaine manière, John-Antoine Nau appartient à la famille d’esprit qui rassemble les écrivains voyageurs comme Pierre Loti ou Victor Segalen. Ils ne sont pas nombreux, les écrivains et autres lettrés dont la vie se lit comme un roman. John-Antoine Nau est de cette espèce rare de voyageurs qui ne peuvent ou ne veulent se fixer nulle part.

5 En Californie, Eugène avait grandi dans une famille où la vie semblait facile mais où le bien-être n’avait pas éteint le goût de la culture. Il y avait reçu une éducation catholique, foi à laquelle il restera attaché tout au long de 11. Dominique Braga, « Un précurseur du cosmopolitisme : John-Antoine Nau », L’Europe nouvelle, 20 octobre 1923, n° 42, p. 1351-1352.

son existence et sur laquelle il n’est sans doute pas inutile de s’arrêter tant elle marque la personnalité d’Eugène. Il assiste à la messe, communie, récite son chapelet. Un comportement somme toute ordinaire pour un catholique pratiquant. Foi pieuse et fervente qui éclaire son existence et sur laquelle on peut gloser. Réfractaire à la vie mondaine, adepte du vivre-libre et sans attaches, il aurait pu devenir une sorte de révolutionnaire anarchiste. Il aurait pu faire partie des témoins de la foi que le Seigneur Jésus suscite de siècle en siècle pour actualiser et réaffirmer la Bonne Nouvelle. D’une certaine manière, à sa façon, il sera un témoin un peu à la manière franciscaine. Rompre avec une certaine mondanité. Ce qu’il aimait dans la figure du Christ, c’est son adéquation avec le réel pour s’humaniser et se donner aux autres. Une foi ardente aussi. Nau aurait pu dire avec saint Irénée de Lyon : « La gloire de Dieu, c’est un homme pleinement vivant. » John-Antoine Nau sera tout sauf une âme tiède et résignée. Il est tout à la fois un révolté et un sage. Duc in altum ! Avance au large ! Une belle devise pour lui qui était invité, sur la parole du Christ, à quitter le rivage. Le premier conflit mondial semble avoir renforcé en lui un sentiment religieux qui prend une coloration mystique. Nau se montre attentif au moindre signe. Dans une lettre à Jean Royère12, il note : « J’ai reçu une lettre du bon curé Suzzoni qui voit des miracles dans son église : l’hostie a

12. Jean Royère (Aix-en-Provence, 1871-1956). Poète symboliste, critique littéraire, fondateur et rédacteur en chef de La Phalange, revue créée en juin 1906. Royère était un familier de Valery Larbaud et d’André Gide. Il fut l’ami le plus proche de John-Antoine Nau et son exécuteur testamentaire.

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saigné une vingtaine de fois, devant lui, et même devant des parpaillots qui n’en croyaient pas leurs yeux. L’évêque a ordonné une enquête canonique. Suzzoni me promet de me tenir au courant de ce qui se passera. Je suis un peu inquiet. Quel est le sens de ce prodige ? Des choses pareilles vues par des gens sincères me tourmentent toujours beaucoup. Je ne suis pas incrédule du tout. Ce qui m’arrive est peut-être encore plus honteux. J’ai bêtement, et enfantinement, la frousse13 ! » Lors de son long séjour en Corse, John-Antoine Nau avait tissé de solides liens d’amitié avec Sauveur Suzzoni, curé de Sari-di-Porto-Vecchio de 1911 à 1924. Après la mort de l’écrivain, le prêtre dévoilera la dimension mystique de son ami disparu : « Ma grande affection pour Gino, si profonde et si sincère, voudrait bien inventer de jolies phrases pour s’y épanouir comme une fleur ou comme la rosée dont parle saint François ; de plus, j’aurais le devoir, comme prêtre et ayant vécu pendant sept ans dans l’intimité du grand poète, de parler de son mysticisme, seul côté qui puisse rendre compréhensible son œuvre admirable ; mais ce n’est pas mon métier d’écrire, et, forcément, la timidité et l’inexpérience glacent ma plume. […] Toutefois, je vous autorise à dire de ma part que j’ai vécu assez longtemps dans l’intimité de John-Antoine Nau, pour témoigner hautement que notre admirable poète était un mystique profondément épris de l’idéal religieux. Catholique très convaincu, cet auteur étrange ne peut être compris que si l’on a été mis au courant de sa vie intime. […] C’est avec son cœur qu’il pensait et écrivait. Son âme, extrêmement sensible, 13. John-Antoine Nau à Jean Royère [sans date, mais probablement Ajaccio, 1916]. Coll. part.

était fortement impressionnée par la laideur morale de la plupart des hommes pourtant créatures de Dieu et faites à son image ! Aussi, les romans de Nau ne sont-ils qu’ironie et sarcasme. Ses peintures sont poussées au noir. Mais par ce réalisme pessimiste et amer, notre ami n’exprimait, en somme, qu’une sorte de mysticisme a contrario, ainsi que vous l’avez si heureusement dit, mon cher Royère. Nau était un mystique, mais il l’ignorait, tant son humilité était sincère et profonde. Cette humilité, même, était le côté le plus haut, le plus pur, angélique vraiment, de sa sensibilité. Il se savait, il se sentait pécheur ; s’en effrayait et s’appliquait sincèrement à se corriger, à se rendre meilleur. Du premier instant où je fis la connaissance de l’auteur de Force ennemie et des Poèmes mystiques (sic), jusqu’au jour où il quitta notre triste planète, j’affirme que la vie de Gino fut une ascension vers Dieu. Il me parlait souvent de ses sentiments religieux ; sans s’en douter, il était un « apôtre ». En voici un exemple. Dans la plupart de nos paroisses de la Corse, la foi, du côté des hommes, est presque toujours entachée de respect humain… d’un respect humain imbécile ! Ainsi nos villageois corses (des temps actuels) n’osent pas s’agenouiller dans l’église pendant les cérémonies ; que dis-je ? ils rougissent même d’incliner la tête au moment où le Saint-Sacrement est élevé au-dessus d’eux pour les bénir ! Or, un soir du mois de juin – c’était en 1913 – mes braves paroissiens – peu courageux dans la démonstration de leur foi – subirent un choc violent mais salutaire en voyant l’illustre romancier, le poète sublime et délicat, demeurer à genoux durant toute une longue cérémonie religieuse, puis baisser humblement la tête en se signant avec dévotion, tandis que j’élevais l’ostensoir pour donner

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la bénédiction. La dernière lettre que m’écrivit notre grand ami était empreinte de la piété la plus sincère. Tout au haut de la page, à gauche, il avait inscrit les initiales de Jésus, Marie et Joseph surmontées d’une petite croix. Gino avait-il à ce moment le pressentiment de sa fin prochaine ? Dans tous les cas, malgré les assurances du « sorcier spécialiste » qui avait examiné son mal, il ne se sentait pas à l’aise et m’exprimait sa crainte d’un réel danger pour sa santé. Et il avait raison. En effet, dix jours après cette lettre si touchante, je reçus la vôtre, cher ami, m’annonçant la cruelle nouvelle… Nau était mort, c’est-à-dire il avait activé son ascension mystique. Votre lettre, outre l’annonce fatale, contenait la consolante assurance que Gino, dans la pleine lucidité de son esprit, avait formellement réclamé le prêtre pour se confesser et mourir dans la communion de son Dieu14. » À sa mort, en Bretagne, John-Antoine Nau laissa treize derniers vers inachevés d’un Saint Antoine de Padoue15 auquel il travaillait et que Jean Royère publia dans l’édition posthume des Poèmes triviaux et mystiques.

6 Le lundi 21 décembre 1903, John-Antoine Nau passe presque à la postérité. C’est avec le roman Force ennemie qu’il devient le premier lauréat du jury Goncourt. Sous la présidence 14. Sauveur Suzzoni, « Lettre sur le mysticisme de Nau » (Sari-di-PortoVecchio, le 22 décembre 1921), in Jean Royère, Clartés sur la poésie, Paris, A. Messein, 1925, p. 221-224. 15. John-Antoine Nau, Poèmes triviaux et mystiques, Paris, Albert Messein, 1924, p. 123-124.

de Joris-Karl Huysmans, le jury Goncourt se réunit au restaurant Champeaux, place de la Bourse. Nau avait pour concurrents principaux Paul Léautaud, Henri Barbusse et Henri Duvernois. Le Journal des débats rend compte du vote : « Ni le livre ni l’auteur n’étaient encore célèbres. M. J.-A. Nau est d’ailleurs le contraire du gendelettre et l’homme de France qui recherche le moins les avantages de la publicité16. » S’il n’entreprend aucune démarche afin d’obtenir le prix, il ne se montre pas non plus insensible à l’honneur qui lui est fait. Ainsi, quelques jours avant que le jury ne se réunisse pour délibérer, John-Antoine Nau fait part de ses sentiments à Félix Fénéon : « Mon cher ami, Vous êtes bien gentil de me tenir au courant des péripéties de la grande lutte qui doit se terminer par la remise d’un caleçon d’honneur à l’un des jeunes et par conséquent sympathiques concurrents. J’ai l’air de blaguer mais je vous assure que j’ai connu tous ces temps-ci de petits frissons très désagréables. C’est d’un côté la possibilité d’imprimer à peu près tout ce que je voudrai désormais, – de l’autre la perspective de recommencer à embêter tout le monde pour glisser de vagues topos dans la neuvième page des journaux qui en ont généralement huit. Cela me plonge dans des abîmes de frousse si j’ose employer ce vocable élégant. Combien j’aurais mieux fait de me faire naturaliser français depuis longtemps et d’aller encombrer de mes vers et proses les revues de Madagascar ou d’Indochine où j’aurais eu l’air de quelque chose ! Je regrette presque qu’on ait fait attention à 16. Dominique Bodin, « Force ennemie de John-Antoine Nau : les dessous du premier prix Goncourt », L’Œil bleu, revue de littérature XIXe-XXe siècles, octobre 2011, n° 13, p. 6.

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mon bouquin qui ne méritait pas cet honneur. Le prochain remettra tout en place en prouvant que si j’ai fait une fois quelque chose de propre, ce n’était pas exprès (oh ! c’était sans la moindre préméditation !) et qu’il y a en moi un assez joli fond de crétinisme. Ce qui n’empêche pas que je ferai un nez comme une trompe de fourmilier ou pangolin (ainsi s’expriment les articles d’histoire naturelle des cahiers à un sou pour gosses) quand je verrai qu’on m’aura, fort justement du reste, blackboulé. Je suis bien capable après cela de devenir très vaniteux et d’être à tous les instants de ma vie, le « Môssieu » qui aura failli avoir le prix. Ce me sera peut-être une très douce consolation et je regarderai, sans doute, de haut les tristes personnages qui auront tout banalement eu un succès quelconque. Et je finirai par voir l’influence des « Sociétés secrètes » dans l’affaire17 […] » Si le roman reçoit un bel accueil, la critique ne versera jamais de l’eau bénite sur l’œuvre de Nau. Force ennemie est un texte à part, rappelant par sa puissance de sidération Le Horla de Maupassant et Un beau-frère de Malot. Avec beaucoup d’esprit et d’humour, Force ennemie narre l’histoire d’un homme enfermé dans un asile d’aliénés. Mais ce fou, homme cultivé et poète à ses heures, n’est pas aussi fou que veut le faire croire le parent éloigné qui l’a fait enfermer en raison d’une jalousie. Le héros, une sorte de poète maudit frappé d’amnésie, habité par une « force ennemie », un extraterrestre désincarné qui lui fait accomplir des actes insensés18, tombe amoureux d’une fille,

17. John-Antoine Nau à Félix Fénéon, Saint-Tropez, 21 novembre 1903. Bibliothèque de l’Institut de France, fonds Madeleine et Francis Ambrière, Ms 8191. 18. Dominique Bodin, art. cit., p. 6.

elle aussi enfermée à l’asile, et en laquelle il croit avoir trouvé son idéal. Force ennemie s’inscrit pleinement dans cette veine du « roman d’asile », texte qui oscille entre fantastique et science-fiction19. L’Asile devient un espace idéal pour, comme l’écrit Maupassant dans son article « Le fantastique », « rôder autour du surnaturel plutôt que d’y pénétrer20 ». Force ennemie compte parmi les livres les plus étranges qui puissent se trouver. Toutefois, la critique n’est pas entièrement acquise à l’auteur. Ainsi, Adolphe Brisson note : « Qu’est-ce que la Force ennemie ? C’est un roman qui n’eût pas déplu à Edmond de Goncourt, car il est d’une psychologie un peu maladive et d’une forme assez originale. Il appartient à cette catégorie d’ouvrages qui sont plus ou moins directement inspirés d’Edgar Poe. Le fantastique s’y mêle à la vérité, le cauchemar à la vie réelle, dans une proportion indécise qui trouble le lecteur. Il ne peut discerner exactement où on le mène ; si l’auteur est, ou non, de bonne foi. Il s’agite dans une sorte de rêve. C’est là, proprement, l’impression de la folie. Le roman de M. Nau est l’histoire d’un fou, écrite par un fou ; il m’a rappelé L’Inconnu, ce livre curieux et puissant qui fut le premier succès de Paul Hervieu. M. Nau s’en est probablement inspiré. Et je suppose aussi qu’il a dû se nourrir des Américains, des Anglais, de Wells, de Bret Harte, de Mark Twain ; il leur emprunte cette verve à froid

19. Sur le sujet, on lira Aude Fauvel, « La voix des fous. Hector Malot et les « romans d’asile » », Romantisme, 2008, n° 141, p. 51-64. 20. Guy de Maupassant, « Le fantastique », Le Gaulois, 7 octobre 1883. Cité par Julie Froudière, Littérature et aliénisme : poétique romanesque de l’Asile (1870-1914). Thèse de doctorat en littératures comparées, sous la dir. du professeur Françoise Susini-Anastopoulos, Nancy, Université de Nancy 2, 2010, p. 92-93.

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et « pince-sans-rire » qui caractérise l’humour anglo-saxon. […] M. John Nau est un écrivain de talent. Mais je ne crois pas que la voie où il s’est engagé le conduise très loin. La Force ennemie est un de ces livres qui ne se recommencent pas. Attendons le prochain ouvrage du jeune lauréat, et souhaitons qu’il réalise pleinement les espérances que son premier nous fait concevoir21. » Joris-Karl Huysmans semble avoir pesé de toute son influence pour faire de John-Antoine Nau, cet inconnu, le premier des lauréats du prix Goncourt. Écoutons-le relater le déroulé de la délibération : « Les discussions commencent très-vives pour le prix de 5 000 F que nous devons donner, le mois prochain, au meilleur roman de l’année. Une partie de l’Académie, les Daudet, les Margueritte, les Bourges ne voient là-dedans qu’une affaire de camaraderie et veulent nommer Mauclair, leur ami, qui a fait un roman absurde. Geffroy, Descaves, moi voulons donner le prix au volume de cet inconnu dont je vous ai parlé ! Je ne sais si nous aurons le dessus. C’est curieux, comme il est difficile de faire un peu de justice22 ! »

21. Adolphe Brisson, « Revue des livres », Les annales politiques et littéraires, 3 janvier 1904, n° 1071, tome 42, p. 12-13. 22. Lettre de Joris-Karl Huysmans à Arij Prins, Paris 18 9bre 1903. JorisKarl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, publiées et annotées par Louis Gillet, Genève, Librairie Droz, 1977, p. 377-379.

7 Dès ses premières armes en littérature, il semble que les thèmes de l’amour et du voyage soient présents dans l’œuvre de John-Antoine Nau. En 1897, il compose et publie Au Seuil de l’Espoir, un long poème qui est bien accueilli par la critique. Dans la Revue Blanche, Gustave Kahn note : « M. John-Antoine Nau n’a point de prétention au roman, et son livre se présente sans explications préalables d’aucune sorte. Un poète qui a aimé une femme belle et intelligente, un poète que les hasards de la vie ont fait marin, se rappelle et évoque, autour de sa première maîtresse, les errantes amours de sa vie d’escales, et les confronte, et cherche tout ce qu’il y eut en tous ces caprices et ces amourettes de traces de son plus profond sentiment23. » D’autres recueils de poèmes sont publiés : Hiers bleus (1903), Vers la fée Viviane (1908), En suivant les goélands (1914). Après la mort de John-Antoine Nau, beaucoup d’inédits attendront que Jean Royère, l’ami qu’il appelle « son vieux frangin » et qui sera son exécuteur testamentaire, les rassemble dans un volume intitulé Poèmes triviaux et mystiques (1924). Enfin, c’est le peintre Henri Matisse, ami de Nau, qui illustre le recueil des Poésies antillaises (1972).

23. Cité par Catulle Mendès, Rapport à M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, précédé de réflexions sur la personnalité de l’esprit poétique de France, suivi d’un Dictionnaire bibliographique et critique et d’une nomenclature chronologique de la plupart des poètes français du XIXe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 217.

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