Justification de la Révolution de Corse

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DISSERTATION PRÉLIMINAIRE DE L’ANTIJUSTIFICATEUR AUTOUR DE L’HISTOIRE DE LA CORSE DE FILIPPINI Cf. Avertissement de lecture, p. 39.

Comme Filippini est l’Achille du Justificateur pour étayer sa thèse – il est la seule autorité dont il se sert pour nous attaquer et nous gagner – nous jugeons à propos d’avertir les lecteurs que l’archidiacre de Mariana, Anton Pietro Filippini, est un auteur corse qui, au xvie siècle, écrivit grossièrement en langue vulgaire, l’histoire de sa patrie, en treize livres, imprimée à Tournon, dans l’imprimerie de Claudio Michaeli, éditeur de l’Université en 1594, in 4°, en 560 pages, sans la dédicace 1. Dès le début de son œuvre, il reconnaît naïvement qu’il ne savait rien de l’art d’écrire des histoires. De fait, cette œuvre est remplie d’anachronismes, de fables, de fariboles et d’inepties, si mal présentées et si mal exprimées qu’on ne peut rien lire de pire. En somme, c’est une œuvre presque entièrement ornée de figures à la grotesque et de monstres à la chinoise ; elle contient des récits très barbares et très cruels, des meurtres, des trahisons, des félonies et des révoltes, capables de soulever d’horreur ceux qui ne sont pas habitués à respirer l’air de ces régions-là : pour tout dire, c’est un très solennel bric-à-brac2. Elle est, en outre, devenue tellement rare que toutes nos recherches se seraient avérées vaines si un chevalier très noble et très savant ne nous l’avait transmise par la poste d’une lointaine contrée.

Les Novateurs, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’un livre des Saintes Écritures s’oppose à leurs

erreurs, le nient pour sortir d’embarras. L’Adversaire, non content de nier l’autorité de Filippini, a composé pour le discréditer, même après l’avoir loué, la présente dissertation. La démarche est hardie et insolente, mais nécessaire pour détruire un témoignage dérangeant. Le Justificateur s’est beaucoup servi de l’autorité de Filippini, mais il est faux de dire qu’il n’a utilisé qu’elle seule : même sans elle, l’Adversaire aurait été vaincu. Filippini n’a pas écrit dans une langue élégante

1. Il existe une seconde édition de l’avocat G.C. Gregori parue en 1878 et une traduction d’A.M. Graziani, parue chez Piazzola en 1996. Nous donnons les références aux citations de Filippini à partir de l’édition de Gregori. 2. Il nous faut reconnaître que cette vision de la Storia de Filippini est assez proche de la vérité pour un lecteur moderne !.


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et polie, mais il a écrit en restant fidèle et proche de la vérité ; ce sont les qualités que l’on exige principalement d’un historien, les premières ne servant que d’ornements. Si les Belles lettres, au siècle de Filippini, ne fleurissaient pas à Gênes surtout quand on voit l’Histoire de Merello 3, écrite encore plus grossièrement que la sienne, comment alors pouvaient-elles fleurir en Corse où ni les magistrats, ni les évêques, les uns et les autres génois, n’avaient encore pensé à y ériger un séminaire ou une école ? Mais son œuvre, dit-on, est ornée de figures à la grotesque. Pas autant peut-être que la critique de l’Attaquant : les monstres à la chinoise de l’accusé ne surprendront pas autant que les récits méchants de l’Accusateur. À ce genre se rapportent les passages où il affirme que l’on ne peut rien lire de pire que l’œuvre de Filippini, que c’est un fatras, un marécage, qu’elle est remplie de fables, de fariboles et d’inepties. Comme si un fabuleux récit qu’il emprunte comme tel aux auteurs anciens pouvait causer à son autorité, ce préjudice que n’apportent pas à l’autorité des premiers astres de l’histoire, les fables, les fariboles, les inepties qu’ils racontent. Mais, elle est pleine d’anachronismes, précise-t-il. Si l’on y rencontre deux ou trois anachronismes, ils n’occupent pas toute l’œuvre et ne la discréditent pas du tout. Diodore4, et après lui Calvisio font régner Ninus5 en Assyrie en l’an du monde 1718. Hérodote6 et après lui Usserio7 font régner ce même Ninus en 2738. Voilà un anachronisme de plus de mille ans dans lequel les uns ou les autres sont tombés. Alors, si une erreur aussi avérée et patente, comme tant d’autres du même genre, n’enlève ni à Hérodote ni à Diodore la gloire de faire partie des historiens les plus célèbres, si cela n’enlève pas à Usserio l’honneur de faire partie des chronologistes les plus fameux, l’Adversaire peut-il enlever tout crédit à Filippini pour être tombé dans quelques anachronismes sur un sujet aussi peu clair que l’origine des royaumes de Corse, dont aucun érudit ne se sortirait de manière plus heureuse ? Il n’existe peut-être aucune nation en Europe, dit Jaussin8, dont l’histoire soit plus embrouillée et obscure que celle des Corses. Elle contient des récits tellement barbares, etc. Mais qu’a donc à faire une telle sortie pour notre propos ? Quel est l’historien qui ne fasse, à l’occasion, cette sorte de récits ? La barbarie et la cruauté ne discréditent pas ceux qui les racontent mais ceux qui les commettent. C’est ainsi. Mais c’est justement pour discréditer la Nation que l’Adversaire a fait cette sortie, avec cet art qui manque à Filippini et qui surabonde en lui. Néanmoins, l’Adversaire aurait dû avoir honte de faire cette sortie si auparavant il avait jeté un coup d’œil à l’histoire de sa ville ; ses propres historiens 9 racontent des énormités et des scandales tels qu’ils l’auraient soulevé d’une horreur beaucoup plus grande que ceux des Corses. Il aurait éprouvé une honte encore beaucoup plus grande s’il avait observé que Filippini rendait les Génois et non pas les Corses coupables de la majeure partie de toutes ces cruautés, de ces actes de barbarie et de ces trahisons et de ces massacres. 

Mais afin que les personnes qui n’ont pas accès à cette œuvre, étant donné sa rareté, ne puissent croire que nous avons beaucoup exagéré notre description, en voici quelques exemples à partir desquels elles verront d’un trait si nous avons dit ou non la vérité.

3. 4. 5. 6. 7.

Le Merelli devait, en fait, être Michele Merello. Diodore de Sicile, Histoire universelle en 7 volumes, livre 2. Ninus est roi des Perses. Selon Hérodote, il régna environ 200 ans après Moïse, soit vers 1237 av. J.-C. Hérodote, Histoires. Jacobus Usserio (1580-1656), Britannicarum ecclesiarum antiquitates, 1687. (1580-1656), chronologiste anglais. 8. Jaussin était un officier français qui relata la première intervention française à laquelle il participa, sous la conduite de de Boissieu, puis de Maillebois. 9. Casoni, Storia, p. 9, 20, 319.


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Dans le livre 2, Filippini 10 propose l’étymologie du mot « Corse » et rapporte que, « dans les temps anciens, l’île se nommait Cyrnos du nom d’un fils d’Hercule qui passa par là. Ensuite, une femme, qui avait pour nom Corsica, arriva en Ligurie à la recherche d’un taureau ; ce taureau traversa la mer à la nage jusqu’à l’île. La femme se lança à sa poursuite. Ces parents, dans l’ignorance de tout cela, la suivirent jusque dans cet endroit. Lorsqu’ils la retrouvèrent dans des prés opulents, charmée par la beauté de cette île, ils décidèrent d’y rester. Par conséquent, l’ancien nom tomba dans l’oubli et ils appelèrent cette île « Corsica » autant en mémoire de leur fille qu’en mémoire de sa course11. »

L’on voudrait bien savoir en quoi l’Adversaire peut critiquer Filippini à propos de telles

étymologies car il n’en est responsable que dans la mesure où il rapporte les opinions diverses des écrivains anciens. Parlent de la première étymologie Volterrano, Strabon12, Pline13, Ptolémée14, Fabio Pittore, Rabano, Mercator15, Porcacchi16 et beaucoup d’autres, parmi lesquels Ottaviano Sauli17, un auteur génois, qui chanta : Elle est appelée Cyrnos à cause de Cyrno, le fils d’Hercule. De la seconde, parlent Stefano, Eustache, Cluerio, Ganduccio18, Cario19, Priscien20, Salluste21, Isidore22, Rutilius23, Porcacchi, Foglietta24, Bizaro, Casoni. Pour l’honneur des trois derniers qui sont génois, l’Attaquant pouvait passer sur le récit de Filippini. L’Adversaire tait la troisième étymologie, la plus vraisemblable, soit pour ne pas en imputer l’honneur à Filippini, soit par hâte de passer à la quatrième qui convient mieux à sa nature. 

Il déclare aussi ne pas vouloir passer sous silence cette opinion selon laquelle « l’île était habitée, dans les temps anciens, par des gens qui se déplaçaient en course sur mer, en raison

10. Filippini, livre 2, p. 9. La citation est textuelle, ce qui atteste que Giustiniani a bien le livre sous les yeux. 11. La course qu’elle fit pour rattraper le taureau. 12. Strabon qui vécut au premier siècle après Jésus-Christ, écrivit dans son commentaire de la 9e églogue de Virgile, sur l’origine du nom de la Corse 13. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 3, 6. 14. Ptolémée (vers 90-vers 168), astronome et astrologue, vécut à Alexandrie. Il présente une carte de la Corse dans sa Géographie, accompagnée d’une discussion sur l’île. 15. Gerardus Mercator (1512-1594), géographe et cartographe. Il inventa un système de projection pour reproduire fidèlement les contours du monde. Il est l’auteur de la première carte fidèle pour l’époque de la Corse, parue sous son nom véritable, Gérard de Crémer ou Gérard Krémer, en 1595, reproduite et diffusée largement en 1630. Comme géographe, il a également donné son point de vue sur l’origine du nom de l’île. 16. Tomaso Porcacchi, Descrittione dell’isola di Corsica, 1576, Venise, où l’on peut voir une carte de la Corse accompagnée d’un commentaire. 17. Ottaviano Sauli est l’auteur d’un Opus anagrammaticum publié en 1646. Les Sauli étaient une famille patricienne de Gênes qui donna trois doges à la ville et, au xviiie siècle, un saint, Alexandre Sauli. 18. Odoardo Ganduccio est un historiographe génois de l’époque de Casoni. 19. Cario ou Carion écrivit une Chronique publiée en Allemagne en 1531. 20. Priscien de Césarée est un grammairien latin du vie siècle qui écrivit les Institutiones grammaticae. 21. Salluste, Histoire, 86, 5 22. Isidore de Séville (vers 570-636), Étymologies, 13, 6 23. Rutilius Namatianus, De reditu suo, livre 1. 24. Uberto Foglietta (1518-1581), historien génois, Historie di Genoua, traduction en langue vulgaire du latin.


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même de sa position géographique. Ainsi, elle fut appelée Corsica ce qui signifiait qu’elle était la maison ou le lieu de résidence des corsaires. » Alléguant l’autorité de Strabon25, il conclut que la principale occupation des anciens habitants de la Corse, c’était le vol et que leur férocité dépassait celle des bêtes qui se trouvaient sur l’île. Il déclare que, après leur victoire sur les Corses, les Romains les emmenèrent à Rome où les insulaires donnèrent à voir un spectacle étonnant tant leur apparence était sauvage et tant leur comportement les apparentait aux bêtes.

Cette étymologie et le passage de Strabon ne servent pas le but recherché qui est de discréditer

Filippini, mais ils accréditent plutôt son extrême sincérité. Peu importe, ils servent à discréditer la nation et rien ne tient plus à cœur l’Adversaire. Mais pour toutes ces raisons, ce dernier n’atteint pas son but 1° parce que, même si les dires de Strabon étaient vrais, les mœurs grossières des gens qui habitaient l’île, voilà deux mille ans, n’affectent en rien la réputation des habitants de ces derniers siècles. Quels sont donc les pays qui n’ont pas eu pour premiers habitants des barbares et des sauvages ? Athènes qui fut le guide de la civilisation, l’école des sciences et des arts et le séminaire des héros eut aussi, pour premiers habitants, des sauvages qui se nourrissaient de glands, au point qu’ils attribuèrent la divinité à Céres qui leur avait enseigné l’usage du pain. Les mœurs en Italie n’étaient pas moins grossières. Caton 26 écrit que le fondateur de Gênes trouva les habitants de cette région nus et de mœurs sauvages. 2° Parce que tout ce que dit Strabon 27 ne peut pas être vrai non seulement en raison de l’étymologie de son nom – on l’appelle Strabon parce qu’il voit trouble – mais surtout pour la raison suivante : les Romains, en l’espace de 96 années, envoyèrent huit expéditions de consuls ou de prêteurs pour soumettre la Corse. La première, en l’an de Rome 491, commandée par le consul L. Cornelius Scipion 28 ; la deuxième en l’an 528 : l’historien ne nomme pas le commandant de cette expédition. La troisième, en 534, sous C. Metellus, la cinquième, en 567, sous les ordres d’Attilius, le commandant, la sixième, en 569. Tite-Live 29 en parle en ces termes : En Corse, on s’est battu contre les Corses. M. Pinarius en tua environ deux mille au cours de la bataille ; acculés à la défaite, ils donnèrent des otages et cent mille livres de cire. La septième, en 575, sous le consul M. Torquatus. La huitième expédition, en 577, à propos de laquelle TiteLive 30 écrivit : C. Cicerejus, commandant en Corse, après avoir réuni les enseignes, combattit 7 000 Corses. Il fit plus de 1 700 prisonniers. Le commandant avait prié Minerve lors de ce combat à l’autel de Junon. On fit enfin la paix avec les Corses qui la demandaient, après qu’ils eussent payé deux mille livres de cire. » Alors, si à cette époque-là, les Corses purent par leur intrépidité et leur valeur soutenir huit guerres et résister, durant 96 années, à la puissance romaine, au moment où cette dernière semait la terreur et la désolation en Europe, en Asie et en Afrique, après avoir déjà soumis une grande partie du monde, peut-on faire confiance à la description de Strabon, si opposée à l’idée que nous en donne cette hardiesse si noble et si glorieuse dont, peut-être, aucune autre nation ne peut se vanter ? Ne doit-on pas plutôt dire que Strabon, Sénèque31 et ceux qui les suivirent, écrivirent poussés par la passion ou par la prévention ? C’est, en effet, le sentiment de Juste Lipse32 et de monsieur Jaussin. Le premier

25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32.

Strabon, Geographia, 5, 2-7 dans Filippini, livre 2, p. 10 Tite-Live, ab urbe condita, 18 Strabon, Geographia, 5, 2. Tite-Live, ab urbe condita, livre 17 ; Pline, livre 3, cap. 5 Tite-Live, ab urbe condita., livre 40. Tite-Live, Ab urbe condita, 42, 7. Cf. Sénèque, Consolatio ad Helviam ou l’épigramme Ad Corsicam Juste Lipse né dans le Brabant en 1547 et mort à Louvain en 1606, fut un éminent philologue et


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oppose à Strabon et à Sénèque, Diodore33 qui, louant la justice et l’humanité des anciens Corses, affirme que, plus que « tous les autres barbares, ils vivent avec justice et pratiquent l’humanité les uns envers les autres. » Par conséquent, après avoir comparé les textes des uns et des autres, Juste Lipse conclut qu’ils sont difficilement conciliables si ce n’est pour des raisons de calomnie ou d’ignorance. Monsieur Jaussin34, dans ses Mémoires sur la Corse, écrit : « Les uns ont écrit, mûs par la passion contre les Corses et ils ont été mal informés et injustement prévenus ». À la page 61, il ajoute : « De nombreux écrivains, emplis de passion, ont saisi ce prétexte pour frustrer les insulaires de leurs prérogatives ». 

Nous ne parlons pas de l’autre vague étymologie, rapportée par Filippini à la page 4435, selon laquelle l’île tient son nom de Corso, le neveu d’Enée qui, après avoir enlevé la nièce de Didon appelée Sica, forma de son nom uni au sien celui de Corsica afin de désigner le lieu où il s’était réfugié. Nous ne parlons pas non plus des vingt-quatre rois, successeurs de Corso qu’il mentionne à la page 45, afin de ne pas retenir plus longuement le lecteur par de pareilles fadaises.

Cette étymologie incertaine a été rapportée par Paul Diacre36, par Leandro Alberti37, par Giovanni

della Grossa, par Aurelio Sorba38 et par Guillaume de Blou. Filippini ne mérite pas de blâmes, mais plutôt des louanges car, lorsqu’il rapporte ces opinions diverses, il se justifie par ces mots : Quiconque lira ces choses, croira ce qui lui convient le mieux. Mais c’est une fadaise, réplique l’Adversaire. Ne serait-ce pas une chose plus civile, plus juste et plus méthodique de faire un procès avant de donner un verdict ? Cette fadaise est-elle plus invraisemblable que celle de Manetone39 qui donne 65 984 années de longévité au royaume d’Égypte ou que celle d’Ovide40 lorsqu’il affirme que les Arcadiens étaient déjà sur terre avant que la lune n’apparût dans le ciel ou encore que celle des historiens génois qui attribuent la fondation de leur ville au patriarche Noé ? 

Mais un Œdipe ou un Sphynx ne suffiraient pas à dénouer l’enchevêtrement de fils que nous allons vous proposer maintenant. Filippini, non content d’entasser de si belles choses, poursuit41 : Les Romains occupèrent donc la Corse jusqu’aux années 600 de notre ère, c’est-à-dire

33. 34. 35. 36. 37. 38. 39.

40. 41.

humaniste. Stoïcien, il écrivit de nombreuses œuvres en latin dont une biographie de Sénèque et un De constantia. Au livre 5 de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, la Corse est décrite comme un pays dont la société est idéale. Jaussin, t. 1, p. 37 Filippini, livre 2, p. 16. Paul Diacre (vers 720-799) est un moine bénédictin, érudit, historien d’origine lombarde. Leandro Alberti (1479-1552) est un dominicain de Bologna dont l’œuvre majeure, la Descrizione d’Italia, parue en 1550, comporte des remarques topographiques et archéologiques. Aurelio Sorba a laissé des descriptions d’Ajaccio au Moyen Âge et un opuscule sur les dîmes dans la première moitié du xviie siècle. Manetone, vécut trois siècles avant Jésus-Christ. C’était un prêtre égyptien du culte de Sérapis, durant le règne de Ptolémée I. Il écrivit une œuvre d’historien en grec où puisa particulièrement Eusèbe de Césarée. Le critique objectif constate que, dans son œuvre, la durée des règnes des princes égyptiens des trente dynasties qui auraient gouverné l’Égypte y est souvent surestimée et couvrirait 5 000 ans. Ovide, Fastes 2, vers 289 et suiv. Filippini, livre 2, p. 27. C’est encore une citation textuelle.


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d’abord sous la République, puis, d’une part, sous l’Empire et, d’autre part, sous l’Église. En ce temps-là, se mettait à fleurir la secte mahométane. Un disciple de Mahomet qui se nommait Haly, passa dans l’île de Corse avec un compagnon qui s’appelait Lanza Ancisa, un homme étonnant de force, d’origine espagnole. Ces deux-là, l’un par son éloquence, à savoir par la prédication et l’autre par les armes, firent tant et si bien qu’ils chassèrent les Romains, se rendirent maîtres de la Corse et la convertirent entièrement à la foi mahométane42. Le Saint-Siège, avant l’an 600, n’a jamais prétendu avoir eu le domaine éminent sur la Corse. Quant à Mahomet, il n’est apparu sur la scène du monde qu’en l’an 622 et l’Espagne ne fut envahie par les Maures qu’après l’an 700. Par conséquent, Haly, cité par Filippini, ne pouvait pas être un disciple de cet imposteur, ni l’auteur de la perversion des Corses.

Nous reconnaissons que Filippini a commis de nombreuses erreurs concernant les dates, mais quel est l’historien qui n’en commette pas lorsqu’il traite de l’origine des empires et que lui manquent les lumières opportunes ? Combien d’erreurs d’historiens et de critiques autour des dates et des personnes des Rois de la Chine, d’Égypte, d’Assyrie, des Mèdes, de Tyr, de Sicione, de Sparte et de tant d’autres pays ? Nous aurions pris le parti de l’Attaquant si, au lieu de jouer au Sphynx, il avait joué à la manière d’œdipe. Mais ses efforts visent à nous jeter dans l’embarras et non pas à nous en libérer. Néanmoins pour renforcer le crédit de notre historien, il nous suffit de prouver que les faits qu’il nous raconte sont vrais sur le fond et nous allons nous employer à le démontrer. Le Saint-Siège, bien avant l’an 60043, a pu prétendre à la souveraineté sur la Corse parce que, en 313, elle lui fut donnée par Constantin le Grand, comme cela apparaît dans le Décret de Gratien chez Isidore, Ivone, Fozio44 et d’autres. Mahomet n’est apparu sur la scène du monde qu’en l’an 622 et les Maures n’envahirent pas l’Espagne avant 711, c’est parfaitement vrai, mais cela ne prouve rien contre Filippini. En ces temps, dit-il, fleurissait la secte mahométane qui envoya dans l’île de Corse, Haly. En ces temps ne signifie pas, selon l’interprétation tordue de l’Adversaire, l’an 600 tout rond, mais dans le cours dudit siècle. Quant à l’Espagnol Lanza Ancisa, pourquoi n’aurait-il pas pu être le compagnon d’Haly, avant que l’Espagne ne fût envahie par les Maures ? Si le Génovésat n’a jamais été envahi par les Turcs, peut-on dire pour autant qu’il n’y a pas eu de nombreux Génois affiliés à cette secte ? Mais même si Filippini s’est trompé à propos des dates, il ne s’est pas trompé sur la substance des faits, car il est avéré que les Sarrasins s’emparèrent en tout ou partie de la Corse autour de 650 et qu’ils y dominèrent durant un siècle et demi environ. Si l’Adversaire ne veut pas nous croire, qu’il 42. Cet épisode est cité quasiment dans les mêmes termes dans l’Histoire du mahométisme concernant la vie et le caractère du prophète arabe, p. 92, chap. 2. L’auteur le situe en 810. 43. Il était de fait accepté que le pape eût le domaine éminent sur la Corse depuis ce qu’il est convenu d’appeler la donation de Constantin. On peut actuellement réfuter l’existence de cette donation de Constantin (313), mais pour nos prêtres et pour les historiens de leur siècle cette donation était peu discutable. Puis, Pépin le Bref, pour s’imposer sur le trône des Francs à la place des rois mérovingiens, avait besoin de l’onction papale. En reconnaissance de cette dernière, il promit au pape Étienne II de lui donner les terres qu’il reprendrait aux Lombards, dont la Corse. C’est ce qu’on appelle la donation de Quierey (754). Il existe une mention du Liber pontificalis, au chapitre Vita Hadriani, qui s’applique au renouvellement de la donation que devait faire, en 774, Charlemagne. Louis le Pieux, devenu empereur d’Occident, confirma cette donation ainsi qu’Otton en 962. Pour nos auteurs, il est clair que cette succession de documents avérait la donation et les droits du pape sur la Corse. 44. Fozio de Constantinople, dit le Grand (820-893), est connu pour avoir été un homme de vaste culture, expert de la patristique, bibliographe et patriarche byzantin reconnu par le pape Jean VIII (872-852).


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croie au moins les historiens génois dont voici les noms et les textes : Agostino Giustiniani 45 : Gênes fut gouvernée par des comtes l’espace de cent ans. L’un d’entre eux qui portait le nom d’Adhémar, autour des années 806, vint en Corse avec le peuple génois et chassa les Sarrasins. Uberto Foglietta 46 : Adhémar fut le premier comte à qui Pépin donna la tâche d’aller en Italie pour s’opposer à la poussée des Sarrasins qui occupaient deux îles, celle de Corse et celle de Sardaigne et cet acte illustre après avoir expulsé les Sarrasins de Corse… Pier Battista Burgo 47 : C’est un fait fermement établi sur la foi d’historiens et d’autres que, au temps de Charlemagne, les Sarrasins furent chassés de l’île en 806, par Adhémar, un comte de Gênes. Pietro Giustiniani 48 : Le premier desquels nommé Adhémar chassa les Sarrasins hors de Corse avec son armée puissante. L’Adversaire qui se prend pour un colosse de science ne devrait pas ignorer ce que disent les historiens de sa nationalité. Qu’il ne nous accuse cependant pas de mauvaise foi (avec cet homme il faut parer les coups de loin) si nous avons tronqué le texte où il est ajouté que la Corse, libérée par Adhémar, resta assujettie aux Génois, car nous ferons voir plus loin, lorsqu’il se vantera de cette acquisition, combien la chose est fausse et sans fondement. 

Filippini poursuit et dit que, en 166 ans, les Maures eurent en Corse cinq rois dont le dernier fut Nugulone, contemporain de Charlemagne 49 ; en même temps, le comte Ugo Colonna50, Guido Savelli et Amondo51 Nasica52 devinrent les chefs des révoltés contre le pape Léon III ; ils continuèrent à guerroyer longuement contre Étienne IV, mais ensuite, par crainte de Charlemagne, ils se repentirent. Le pape leur concéda son pardon à condition d’aller libérer la Corse du joug des Maures53. Il est sûr que les chefs des révoltés contre le pape Léon III étaient Pasquale Primicerio et Campulo Saccellario54, mais aucun historien de cette époque ne mentionne le comte Ugo, ni Guido Savelli, ni Amondo Nasica. En outre, le pape Étienne IV55 n’eut aucune opposition durant son pontificat et même plus, lors de son diaconat au Saint-Siège, il s’était acquis l’affection de tout le clergé et du peuple romain dans son ensemble. 45. 46. 47. 48. 49. 50.

51. 52. 53. 54. 55.

Agostino Giustiniani (1470-1536), Storia di Genova, livre 2, p. 34 Uberto Foglietta, livre 1, p. 13. Pier Battista Burgo, c. 55, p. 55. Pietro Giustiniani (1490-1576), Historia, livre 1, p. 9. Charlemagne aida les insulaires à se libérer du fils Abdel de Nugulone après que ce dernier avait été tué d’un coup de lance dans la gorge. Ugo Colonna est une figure fondamentale et emblématique de l’histoire de la Corse qui aurait vécu vers la fin du viiie et au début du ixe siècle. Prince romain, comte ou marquis pour certains historiens, ayant mené en 816 la riconquista de l’île sur les Maures, d’après les chroniques et la tradition insulaires, il est présenté comme l’héroïque fondateur de la dynastie cinarchese des comtes de Corse. Filippini, livre 2, p. 28. Ugo Colonna aurait récompensé ses fidèles compagnons en donnant une partie de la Balagne à Guido Savelli et tout le bassin du Golo à Amondo Nasica Filippini, livre 2, p. 28. Il y eut, en effet, un complot des grandes familles romaines, mené par Charlemagne contre Léon III qui aboutit à un attentat contre le pape. Pasquale et Campulo étaient des partisans de l’empereur. Dès que ce dernier mourut, Léon III s’empressa de les faire tuer. Étienne IV fut pape du 12 juin 816 jusqu’à sa mort, le 24 janvier 817. On comprend qu’en un laps de temps aussi réduit, il n’ait pas eu beaucoup d’opposition, alors que Léon III eut l’un des plus longs pontificats de l’époque (795-816).


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Tout de suite après sa consécration, il vint en France où il rencontra les nombreux Romains, bannis pour les énormes fautes qu’ils avaient commises contre l’Église romaine et contre son prédécesseur Léon. Poussé par sa très grande clémence et son extrême charité, il les fit tous revenir à Rome. En outre, Étienne IV fut élu en 816, soit deux années après la mort de Charlemagne. Par conséquent, le comte Ugo et ses compagnons n’avaient rien à craindre de cet empereur ; ainsi au cours du pontificat d’Étienne IV et durant les années suivantes, on ne trouve pas trace des défaites des Maures en Corse, dont parle Filippini. En revanche, en 807, selon Eginhard56, dans les Annales des Francs, Charlemagne qui comptait alors la Corse dans son empire, y envoya une flotte commandée par Burckardt, son connétable, pour la défendre contre les Maures qui, depuis quelques années, avaient coutume de venir d’Espagne et de s’y livrer au pillage. Dans un port de l’île, Burckardt leur infligea une défaite : après en avoir tué un grand nombre, il prit treize de leurs bateaux, laissant fuir les autres. En 813, les Maures d’Espagne, corsaires de profession, envahirent la Corse. Ils emmenèrent avec eux un grand nombre de ses malheureux habitants, mais Ermingard, comte d’Empuries ou de l’Ampurdano en Catalogne, s’était mis aux aguets en dessous de l’île de Majorque avec ses bateaux. Sur le chemin du retour des bandits, il les assaillit et leur prit huit navires à bord desquels il trouva plus de cinq cents Corses qu’on emmenait en esclavage. Alors, si les Maures faisaient de telles incursions en Corse, comment se pouvait-il faire que Nugulone, le successeur de quatre rois, y régnât et que les Corses fussent devenus depuis bien longtemps des mahométans convertis par Haly57 ?

En vérité, l’Adversaire a trouvé ici un crochet où nous attacher mais il est bien dommage qu’il

soit trop faible pour supporter le poids qu’il voudrait fixer à ce crochet. Filippini, nous l’avouons, s’est trompé en disant qu’Ugo Colonna était le chef des révoltés contre Léon III, car Anasthase dit que c’était Pasquale et Campulo. Il s’est trompé en disant que les révoltés continuèrent à guerroyer contre Étienne IV que certains disent cinquième du nom et que, par crainte de Charlemagne, ils se repentirent de cette entreprise. En effet, Étienne IV ou V, durant son bref pontificat, n’eut pas à gérer de conflit et ne fut élu qu’après la mort de Charlemagne. Il ne s’ensuit pas pour autant que les récits de Filippini, pour mauvais qu’ils soient à propos des occurrences factuelles, ne sont pas fondés dans leur substance. Si Ugo n’a pas été le chef des révoltés, il n’est pas invraisemblable de croire qu’il fût l’un de leurs compagnons parce que la sédition contre Léon III fut déclarée par les partisans d’Adrien Ier, son prédécesseur, dont Ugo était le neveu. Comme les révoltés furent exilés en France et renvoyés à Rome par Étienne IV ou V, successeur de Léon, il est vraisemblable qu’il y avait parmi eux et à leur tête, Ugo Colonna. Ce même pape l’envoya avec Guido Savelli et Amondo Nasica, cette année-là, se battre en Corse contre les Maures ; cela eut probablement lieu en 816.

56. Eginhard, Annales des Francs. 57. L’évêque Giustiniani rétablit l’une des erreurs de chronologie de la Storia de Filippini qui en commet bien d’autres dans son histoire. Il pointe l’erreur pour démontrer le manque de fiabilité de ce témoin produit par Salvini, mais la rigueur historique n’est pas à proprement parler le but de la Giustificazione. Cette dernière a le mérite de proposer une histoire « moderne » de la Corse au public du xviiie, aussi partisane soit-elle, car hormis Filippini et quelques rares autres historiens, l’île manque cruellement de repères historiques sur ses origines.


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Cela ne s’oppose pas aux expéditions faites, quelques années avant, par Charlemagne ou par Pépin, son fils, roi d’Italie, car les commandants de ces dernières expéditions battirent certes les Sarrasins sur mer, mais ne les attaquèrent pas sur terre à ce que l’on peut lire. Il est également confirmé par monsieur Jaussin 58, outre les preuves apportées ci-dessus, que les Sarrasins, en ce temps-là, dominaient l’île : « Quelques auteurs croient, écrit le Français, que les Sarrasins avaient donné le titre de Royaume à ce pays (à la Corse) au temps où ils y étaient installés. Certes, les rois maures y eurent des palais et des mosquées. L’on voit encore près de la ville d’Ajaccio, au-dessus de la route qui longe le bord de mer, des monuments anciens dont on suppose qu’ils ont servi de sépultures à ces souverains et aux grands de leur Cour. Ils sont formés de voûtes et soutenus par des colonnes de pierre. On y a trouvé des urnes funéraires en terre cuite, etc. »

En 828 également, comme nous le lisons dans les Annales des Francs 59, l’empereur Louis le Pieux 60 donna à Boniface II, comte de Lucca 61, la charge de défendre l’île de Corse contre les incursions des Sarrasins. Quant à Anastase le bibliothécaire 62, dans sa Vie de saint Léon, il raconte que, en 852, des milliers de Corses, pour fuir les fréquentes incursions des barbares, s’exilèrent à Rome et que le pape leur attribua des terrains à cultiver dans la ville de Porto. Cela est un signe de plus que les Maures n’étaient pas alors les maîtres de la Corse.

 Il est très vrai que les Maures n’étaient pas alors les maîtres de la Corse parce qu’ils en avaient

été chassés par Ugo. Ils ne cessèrent cependant d’y revenir ou pour la conquérir ou pour la piller. En vérification du premier motif, monsieur Jaussin63 écrit : Les Sarrasins débarquèrent une nouvelle fois en Corse en 823, mais selon certains auteurs, ils en furent chassés, la même année, par les seigneurs Colonna. Ils débarquèrent une autre fois en Corse en 827, comme en attestent Flavio64 Biondo et Carlo65 : Nugulone, dernier roi des Maures, avait été chassé quelques années avant par Ugo ; il fut tué par le comte Bianco, fils d’Ugo. Pour le second motif, les Turcs continuèrent à faire des incursions en Corse durant de nombreux siècles à tel point qu’ils rendirent nécessaire l’évacuation des villages maritimes ou leur fortification. Dans la seule région de Girolata, il y a une extension de terre de trente milles et plus de longueur qui était occupée par sept pièves : maintenant, on n’y voit plus qu’une campagne rase et des ruines. La raison en est la suivante : en 852, plus de quatre mille familles abandonnèrent leurs propres toits pour aller peupler la ville de Porto.

58. Jaussin, op. cit., t. 1, p. 45 59. Cf. Eginhard, Annales des Francs. 60. Louis le Pieux ou le débonnaire (778-840) est le fils de Charlemagne qui devint Empereur d’Occident en 813. 61. Boniface II (vers 791-879), marquis de Toscane, mena une expédition contre Carthage et défendit la Corse contre les Sarrasins où il acquit le titre de Tutor Corsicae. Ayant irrité Lothaire Ier en libérant Judith de Bavière, l’épouse de Louis le Pieux, il fut obligé de se réfugier en France, auprès de ce Prince. 62. Anasthase le bibliothécaire, Vie de saint Léon. Il relate un événement qu’il a personnellement vécu car il est né vers 815 et mort vers 880. 63. Jaussin, op. cit., t. 1, p. 47. 64. Flavio Biondo (vers 1388-1463), Decadem ad ducem Genne, 2. 65. Carlo, Historiis de Regno Italiae, livre 4.


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Quant à Boniface66 que l’Adversaire dit comte de Lucca, Tarcagnotta en parle tout autrement ainsi que Platina67, Sansovino68, le chevalier Buonfiglio, Sigonio69, Marisoto, Tommaso Faselo et Remigio le Florentin70. Tous s’accordent pour le nommer comte de Corse et pour dire que son expédition fut très glorieuse. Voici ce qu’en écrit Tommaso Faselo71 et Remigio, son traducteur : « Au cours de l’année 827, les Sarrasins assaillirent la Sicile dont les populations se recommandaient à leurs princes chrétiens, mais ces derniers se perdaient en discussions. Alors, Boniface, comte de Corse, un homme de grande valeur et d’une grande habileté, décida d’apporter son secours aux Siciliens. Avec l’aide de Bertaccio son frère et de certains comtes de Toscane, il prépara une armée pour passer en Afrique avec les dispositions d’esprit qui étaient celles d’Agatocle et de Scipion au moment de passer en Lybie. Il voulait porter la guerre de Sicile en Afrique afin que les Sarrasins, alertés par la guerre dans leur propre patrie, cessassent de malmener celle des autres et se portassent au secours de la leur. Quand Boniface arriva en Afrique, il détruisit d’abord Utique et Carthage. Ce que voyant, les Sarrasins se portèrent contre lui les armes à la main ; ils se battirent et furent défaits. Quatre fois, les Sarrasins reformèrent leur armée et, quatre fois, le comte engagea la bataille contre eux, entre Utique et Carthage, et fit de nombreux morts parmi eux. Pour cette raison le roi des Maures fut contraint d’appeler les Sarrasins de Sicile à son secours. Ainsi, ils abandonnèrent la Sicile et Palerme presque entièrement détruits et s’en retournèrent chez eux. Boniface ayant réalisé son projet, s’en revint victorieux en Corse. » Tous les autres auteurs disent la même chose, mais notre Adversaire répudie tous les auteurs qui font quelque honneur à la Corse. 

Par conséquent, on peut légitimement conclure que toutes les entreprises et les victoires des champions de Filippini n’étaient que des récits fabuleux. Cela transparaît encore dans les mots suivants de Filippini72 : « Il y eut à cette époque, en France, la trahison de Gano di Maganza73 qui entraîna la mort des barons de Charlemagne. Pour cela, il reçut la peine qu’il méritait : ses parents furent expulsés de France. C’est pourquoi, un neveu de Gano, dit Ganelon, embarqua avec de nombreux membres de son lignage sur des navires pour tenter sa chance ailleurs. Il échoua en Corse tandis que la guerre entre le comte Ugo et les Maures qui étaient restés dans l’île, battait son plein. En suivant les côtes, il arriva à Palo di Covasina où, pour effacer de son nom la tache d’infâmie, il trompa la garde et prit la terre de Covasina la nuit même où il débarqua. Cette terre était grande et peuplée. Il la donna au comte Ugo et, par la suite, il l’aida dans la guerre dont nous avons parlé plus haut, avec une énergie telle que le comte Ugo éteignit à tout jamais la loi des Maures dans l’île qu’il réduisit à obéissance. Cette guerre dura trente-six ans. » 66. Boniface II, comte de Lucca, né vers 791 et mort en 879, défendit la Corse contre les Sarrasins. 67. Platina est un célèbre historien mort en 1481, auteur d’un Vitae pontificum, paru à Venise en 1479. 68. Francesco Sansovino, né à Rome en 1521 et mort à Venise en 1586 est un érudit et un historien. Il laisse une œuvre où la littérature et l’histoire de l’art flirtent avec la politique et l’histoire, ce qui atteste d’une pensée eclectique. 69. Carlo Sigonio (1520-1584) est considéré comme le père des historiens. Il a accumulé l’une des plus grandes bibliothèques historiques de son temps et écrit une œuvre non moins considérable. 70. Remigio Nannini (vers 1521-1581) est connu sous ce nom de Remigio fiorentino. C’est un dominicain et un éminent homme de lettres puisqu’il est considéré comme l’un des meilleurs poètes latins de son temps. Il a laissé une œuvre importante. 71. Tommaso Faselo, Storie di Sicilia, dec.2, p. 378, col. 2 qui eut Remigio pour traducteur. 72. Filippini, livre 2, p. 34. 73. Gano di Maganza ou Ganelon est la figure du traître dans la Chanson de Roland.


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Quel est celui qui ne voit pas que ce récit est complètement romancé et emprunté aux guerres des paladins de France et à celle dont Roland est le héros dans le poème de l’Arioste 74 ? Papirio Massone, suivi par le cardinal Baronio75, est d’avis que les romanciers français, puis les romanciers italiens formèrent le nom de Gano à partir de Ganelon, le nom de l’archevêque de Sens qui fut l’un des traîtres les plus perfides du roi Charles le Chauve76 : Gano, dans les romans, représente toujours un perfide ou un traître. Assurément Muratori 77, dans les Annales d’Italie pour l’année 859, remarque qu’on appelle aussi Gano, Ganelon dans des romans. On ne doit pas mépriser une telle hypothèse, mais Gano, dans les romans, est issu d’une lignée de Magonzesi, à savoir de gens de Magonza, cité qui a toujours été présentée comme traîtresse à la maison royale de France. En outre, ce Gano est un séculier et n’est pas archevêque à l’époque de Charles le Chauve, mais à celle de Charlemagne. Si on ne doit pas mépriser cette hypothèse chez Muratori, il ne faudrait pas non plus mépriser celle selon laquelle Filippini aurait tiré nombre de ses récits des romans.

L’on voudrait entendre chez l’Adversaire une raison positive pour laquelle il dit que le récit de

Ganelon est romancé. En effet, s’il n’est contredit par personne, quel fondement ou quel droit a-til pour le discréditer ? Mais quoi qu’il en soit de tout cela qui est sans importance, l’impudence suprême, c’est de dire que les exploits des champions de Filippini sont des fables et d’ajouter que l’expédition d’Ugo Colonna en Corse est inventée et irréelle. Est-il possible, ô bon père, que vous n’ayez ni scrupule ni honte à nier, contra conscientiam, l’existence de tant de familles et de tant de seigneurs, descendants du comte Ugo qui existent actuellement en Corse, tenus pour tels par tout le Royaume, par une foule d’auteurs, par la République elle-même et par vous aussi, toutes les fois dont vous en avez parlé ? Voilà les extravagances auxquelles un mauvais engagement réduit un méchant homme. L’Adversaire a eu besoin de peu de mots pour nier une vérité aussi sûre ; à nous, il nous en faut beaucoup pour la prouver ; mais comme cette explication nous détournerait trop du sujet, pour ne pas couper le fil de nos observations, nous la laissons de côté pour l’instant, en nous réservant d’en parler à la fin de l’ouvrage. 

Puis, il poursuit en faisant un énorme anachronisme 78 : « Les choses étant telles, il advint, tandis que tous les princes chrétiens et particulièrement le roi Guy de Jérusalem 79 menaient une guerre très périlleuse contre le sultan Saladin 80 de Babylone, que Saladin prît la Terre sainte au grand dam et à la grande honte de tous les princes chrétiens ; Guy fut fait prisonnier. Ces succès encouragèrent le roi de Tunisie et celui de Bône à porter secours au malchanceux Nugulone, leur parent, auquel ils donnèrent dix-sept navires et fustes pour ses 74. Arioste, Orlando Furioso. 75. Baronio, Annales ecclésiastiques. 76. Charles le Chauve (823-877) roi de Francie occidentale, fils de Louis le Pieux et de Judith. L’explication du nom Ganelon nous paraît bien confuse. Muratori, cité ensuite, dit les choses beaucoup plus simplement : Gano se nomme Ganelon en France. 77. Muratori, Annales d’Italie. 78. Filippini, livre 2, p. 38. 79. Guy de Lusignan fut roi de Jérusalem de 1186 à 1192. 80. Saladin (1138-1193) est à ce moment-là engagé dans la seconde croisade : il conquerra Jérusalem.


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entreprises en Corse. » Si on tenait ce récit pour vrai, Nugulone aurait vécu quatre cents ans et plus, à savoir tout le temps qui s’écoula entre l’époque de Charlemagne où Filippini introduit Nugulone vivant [dans son récit] et celle de Guy, roi de Jérusalem qui, en 1187, fut fait prisonnier par Saladin.

L’anachronisme est certain. Filippini était peu versé en chronologie. Cependant l’erreur qui consiste à rendre le roi Nugulone contemporain du roi Guy ne contredit pas le retour de celuici dans l’île, comme en attestent, nous l’avons vu, les autres auteurs. Cela ne porte pas non plus préjudice à l’autorité de l’historien. En effet, lorsqu’il se glisse des erreurs dans une histoire, l’on ne doit pas pour autant tenir pour faux le fond du récit. Tel est l’enseignement de Grotius 81 : « Que si, à cause d’une infime circonstance sur laquelle on n’était pas d’accord, on perdait confiance en des livres entiers, il ne faudrait plus croire en aucun livre, surtout les livres d’historiens ; pour cette raison, l’autorité de Polybius, d’Halicarnasse, de Tite-Live et de Plutarque où l’on trouve de telles erreurs, demeure intacte en ce qui concerne l’ensemble de leurs œuvres. » Langlet a la même opinion. 

Il écrit, en outre, dans le même livre : « Mais les sept petits enfants du comte Arrigo, des êtres maladroits et sans expérience, furent capturés. Les Tralavetani, poussés par une folie furieuse, les noyèrent comme des poulets sous un pont, raison pour laquelle ce pont s’appelle le pont des poulets. On dit qu’à ce moment, mille années après Jésus-Christ, on entendit miraculeusement à travers toute l’île une voix qui disait : « le comte Arrigo est mort ; la Corse ira de mal en pis. »

La voix que l’on entendit dans les airs à la mort du comte Arrigo – plût au ciel qu’elle n’eût pas été vraie – et le mugissement des veaux dont nous allons parler, sont deux prodiges que l’Adversaire peut ne pas croire s’il le désire, mais il ne peut en nier la possibilité, s’il ne nie pas l’existence d’un Être Suprême qui, lorsqu’il le veut, agit au-dessus de la nature. Des auteurs très sérieux racontent des prodiges encore plus extraordinaires sans perdre le crédit que notre critique indiscret s’efforce d’enlever à Filippini. Un esprit carré suspend son adhésion à cette sorte de récit, sans le croire comme le superstitieux, ou sans le nier comme l’entêté. Les novateurs, en choisissant cette dernière voie, ont ouvert la route à ceux qui veulent nier les véritables miracles de l’Écriture Sainte. Il n’en faudrait pas beaucoup pour faire tomber notre Adversaire dans la même erreur. Il suffirait que le Ciel en fasse un en faveur des Corses. 

Il 82 attribue aux évêques et à l’évêché de Sagone ce que saint Grégoire le Grand 83, dans quelques-unes de ses lettres, écrit à propos des évêques et de l’évêché de Salonique 81. Hugo Grotius (1583-1645) est un enfant prodige qui entre à l’Université de Leyde à 11 ans. Ayant vécu à l’époque de la Guerre de Quatre-vingts ans entre l’Espagne et les Pays-Bas et de la Guerre de trente ans, entre les nations européeennes, catholiques et protestantes, il est profondément marqué par les questions de conflits entre les nations et entre les religions. Il est lui-même un calviniste modéré et entretient de nombreux contacts avec les catholiques à la recherche de la réunification des Églises. En 1625, il publie son De jure belli ac pacis où il présente sa théorie de la guerre juste et prétend que toutes les nations sont liées par les principes du droit naturel. Si Salvini lui-même ne cite pas Grotius dans sa Giustificazione parce qu’il sentait le soufre de l’hérésie, il nous faut remarquer que Buonfigliolo Guelfucci, tout comme le chanoine Natali, n’hésite pas à le citer assez longuement. 82. Filippini, livre 2, p. 56. 83. Grégoire le Grand (540-604), pape de 590 à 604 et docteur de l’Église, l’un des personnages les plus


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en Dalmatie ; il présente ce pape écrivant à Pierre, l’évêque d’Alexandrie qui passait en Corse pour consacrer l’église et le baptistère à Nigeuno. Il ignore que la lettre du saint est adressée à Pierre, l’évêque d’Aleria, qu’elle lui est écrite comme à un habitant de l’île et qu’Alexandrie en Lombardie fut bâtie presque six siècles après, c’est-à-dire en l’an 1168.

Cette erreur n’est pas propre à Filippini mais elle se rencontre en de nombreux traités, anciens et modernes dans lesquels, au lieu d’Aleria et de Salona, l’on trouve écrit Alexandria et Sagona. Le père Vitali84 le remarqua avant l’Adversaire. 

À la page 6585, il dit, et Giovanni della Grossa l’écrit aussi bien que cela ne me semble pas très vraisemblable, « que dans l’année qui suivit, on alla fouiller la sépulture d’Orso Alemanno pour voir s’il restait quelque chose de son corps car on le prenait vraiment pour un diable de l’enfer. Il en sortit une mouche qui, avec le temps, évolua tellement qu’au bout de dix ans, elle devint aussi grosse qu’un bœuf. Elle tuait tous les gens qui s’approchaient d’elle avec son dard cruel, mais aussi avec son souffle fétide ; en effet, la puanteur qui sortait de ses poumons abominables était si grande que là où le vent la portait, elle anéantissait même les forêts. Les hommes qui avaient leurs maisons dans des grottes lointaines en mouraient. Pour cette raison qui est plus facile à réaliser à plusieurs, ils tuèrent avec l’aide d’un médecin pisan cet animal pestifère. Ce dernier en réchappa avec quelques-uns, mais comme il oublia de s’oindre de certains liquides rares dont on lui avait imposé l’onction pendant une année, il mourut aussi. C’est pourquoi Freto devint presque désert ; les Bonifaciens avec d’autres voisins firent une telle guerre à ceux qui avaient survécu qu’ils durent abandonner la région ; il n’y resta plus aucune ferme habitée à l’exception de celle de Conca. Cette histoire de la mouche paraît incroyable à un esprit sain et elle l’est pour moi aussi. Néanmoins, aujourd’hui encore où l’on trouve des ossements humains dans les montagnes et dans les grottes isolées au milieu des rochers escarpés proches d’ici, les habitants croient et tiennent pour absolument certain que ces ossements sont ceux des hommes morts de la mouche. »

Filippini qui rapporte l’histoire de la mouche, prise dans le manuscrit de Giovanni della Grossa, auteur des trois premiers livres de sa Storia, la trouve invraisemblable et prodigieuse. Tout honnête homme louera sa bonne foi et son bon jugement. L’Adversaire ne le remarque pas. Il faut donc dire que son désir de discréditer Filippini lui a troublé l’esprit au point de prendre les mouches pour des éléphants. 

Dans le même livre 86, il poursuit 87 : « Après sa victoire, Giudice della Rocca 88 devenu fou de cruauté fit arracher les yeux de tous les morts et, après les avoir mis en salaison

84. 85. 86. 87. 88.

importants du christianisme. Vitali, Santuario di Corsica. Filippini, livre 2, p. 65. Filippini, livre 2, p. 23. Filippini, livre 2, p. 133. Giudice della Rocca (1213-1304) fait partie de la famille des Amondaschi. Son père assassiné, sa mère empoisonnée, il partit à Pise. De 1219 à 1245, nous ignorons ce que fut sa vie. Il revint en 1245 en Corse, envoyé par les Pisans comme juge de Corse, après l’avoir fait « comte de Cinarca ».


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dans des barils, il les envoya à Gênes pour faire comprendre aux Génois qu’il ne relâcherait les prisonniers que s’ils envoyaient leurs épouses en Corse. » Et 89 « on dit que, lors de ce passage en Balagne, il se passa un fait très étonnant. Giudice chevauchait au milieu de ses gens lorsqu’il rencontra un troupeau de vaches ; beaucoup de veaux se détachèrent de leurs mères et coururent en un groupe mugissant à la rencontre de Giudice. À cette vue, il fit venir le pasteur et lui demanda comment il traitait ses veaux. Il lui répondit qu’il les gardait attachés un certain temps pour profiter de leur lait. Alors, Giudice lui donna l’ordre suivant pour l’avenir : il ne devait prélever qu’une partie du lait pour que les veaux n’eussent pas à en pâtir. Dès qu’il eut émis cet ordre, les veaux, jouant entre eux, firent quasiment mine de le remercier et s’éloignèrent joyeusement. Aujourd’hui encore, on obéit en partie à cet ordre dans ces contrées. »

L’histoire des yeux salés dans des barils est si vraie que la critique la plus sévère n’y trouvera rien à redire : la cruauté n’est pas le fait de Filippini qui la blâme, mais de Giudice qui s’en rendit coupable en réponse à une noire infidélité, comme on peut le lire dans la Giustificazione, § 176. 

Il faudrait transcrire presque toute l’œuvre si on voulait faire récolte de pareilles antiennes et d’autres. Filippini s’excuse, il est vrai, d’avoir rapporté des choses aussi vaines et prodigieuses dans son histoire, en disant qu’il n’avait pu trouver un auteur qui traitât des choses anciennes de la Corse. Mais il est facile de lui répondre que, s’il savait que c’était des fables, il n’aurait pas dû remplir la majeure partie de son œuvre de telles bagatelles qui l’exposaient au ridicule auprès des personnes pourvues de bon sens et de clairvoyance. Il valait mieux ensevelir ces récits dans l’oubli qu’en remplir de nombreux livres, comme le fit précisément Filippini qui reconnaît, par ailleurs, n’être l’auteur que des quatre derniers livres parmi les treize que comporte son œuvre. Mais il est bon d’entendre ce qu’il écrit, au début du livre 2 90, après avoir parlé de l’ignorance de ses anciens nationaux91 : « Il s’ensuit de tout cela que, outre d’autres inconvénients, en suivant la trace de ces hommes, d’époque en époque, d’ignorance en ignorance, on ne trouve pas, comme dans toutes les autres nations, au cours de tous ces siècles où la Corse a été habitée, de sources vraies et sûres (je dis cela avec une très grande douleur) qui traitent du commencement du peuplement ou du début des choses anciennes qui sont advenues dans l’île. Il n’y a, au temps de nos pères et de nos aïeux, même si personne ne connaît l’origine de ses écrits, que le sire Giovanni della Grossa92 pour narrer, assez grossièrement, le début du peuplement de

89. 90. 91. 92.

Il fut reconnu seigneur éminent de toute la Corse à la veduta della Canonica de Mariana, en 1264. Il maintint la paix dans l’île durant 22 ans. En 1286, la discorde s’installa entre Giudice et Giovanninello de Loreto. En 1290, Giovanninello et ses partisans durent s’enfuir à Gênes. S’ensuivit une période de calme, mais en 1298, les troubles reprirent : Guglielmo Cortinco, gendre et partisan de Giovanninello attaqua les terres de Giudice. Ce dernier vaincu fut livré aux Génois en 1300 par son fils bâtard Salnese. Giudice mourut à Gênes dans la prison de Malapaga, en 1304. Filippini, livre 2, p. 134. Toutes ces citations sont des citations textuelles. Filippini, livre 2, p. 5 Nationaux, ici au sens de compatriotes. Filippini retranscrit, dans les premiers livres de sa Storia, l’histoire d’après Giovanni della Grossa.


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cette île et beaucoup d’autres choses anciennes. Elles nous ont semblé plus proches des fables des poètes que d’histoires véridiques. » Voilà dans quels marécages l’auteur de la Giustificazione a pêché les rares faits qu’il signale pour mettre en valeur sa patrie et la conduite des Génois. Souvent aussi il omet de mentionner le nom de Filippini qu’il a coutume de résumer pour faire croire à ses rebelles qu’il a puisé à des sources limpides le venin dont il les abreuve. Mais il n’a pas du tout imité la modestie de Filippini qui avoue sincèrement dans plusieurs passages de son œuvre qu’il savait à peine l’italien ; il le dit en termes particulièrement clairs à la fin de sa dédicace à Alfonso Ornano93 : « Je ne vais certes pas faire profession d’historien car je sais moi-même combien j’ai peu d’aptitudes en ce domaine et combien mon œuvre est peu digne de paraître à la vue d’esprits aussi géniaux et élevés que celui de votre Excellence : en fait, ma production littéraire est naturelle car elle n’a subi l’influence d’aucune belles lettres à l’exception des lettres vulgaires 94. » Et au livre 295, il poursuit : « C’est la raison pour laquelle j’ai longtemps hésité à voler du temps à mes nombreuses occupations 96 pour noter les choses qui m’arrivaient quotidiennement bien que, sans érudition littéraire, à l’exception des lettres vulgaires, je me trouve n’avoir pas eu un meilleur père que les autres. Je me demandais si, sous le couvert de mon ignorance, je devais les laisser au fond d’un éternel oubli. » Nous espérons que personne ne croira que, parce que nous avons présenté ces longues citations de Filippini, nous avons eu l’intention de causer un préjudice au Général de la nation97 corse que nous estimons grandement. Cette nation nous est connue par la respectabilité, la valeur,

93.

94.

95. 96. 97.

Della Grossa est né dans un village éponyme voisin de Sartène, en 1378. Pier Antonio de’Monteggiani de Vescovato prend la suite de Della Grossa pour raconter la période de 1464 à 1525, puis le chroniqueur Marc’Antonio Ceccaldi de Vescovato lui aussi, pour les événements survenus en Corse de 1525 à 1559. Filippini assume personnellement l’étude de l’histoire jusqu’en 1594. Alphonse d’Ornano est né à Bastelica en 1548 et mort à Bordeaux en 1610. C’est le fils de Sampiero Corso (1498-1567), capitaine puis colonel au service d’Henri II et de Vannina Ornano (1516-1563). Il passe sa jeunesse en France avec sa mère Vannina. En 1566, il arrive en Corse pour aider son père dans son combat contre les Génois. En 1567, il est avec son père lorsque ce dernier tombe dans une embuscade tendue par les Génois avec la complicité des cousins de son épouse Vannina, assassinée en 1563 par son mari pour l’avoir trahi, et d’un de ses lieutenants du nom de Vittolo. Telle est la raison pour laquelle ce nom devint le mot commun employé pour signifier le traître, en langue corse. Sampiero meurt. Âgé alors de 18 ans, Alfonso Ornano, après avoir été proclamé chef, reprend la lutte commencée par son père. Au bout de deux ans, la campagne tourne court. Alfonso cherche à négocier une paix avec Gênes pour se retirer en France avec ses compagnons. En 1569, aidé par cette dernière, il quitte l’île avec 300 de ses fidèles pour servir la couronne où, en 1595, il est élevé à la dignité de maréchal de France par Henri IV. Filippini, préface, livre I, p. CXLVII. Giustiniani trahit la pensée de Filippini. Ce dernier dit effectivement qu’il n’a pas la prétention d’être un homme de lettres, les hommes de lettres s’exprimant alors en latin, mais qu’il connaît bien la langue vulgaire, c’est-à-dire l’italien. Ce n’est assurément pas ce que dit l’évêque quelques lignes plus haut : non sapeva appena il volgar italiano. La seconde citation confirme la première. Filippini, livre 2, p. 6 Filippini était l’archidiacre de Mariana. Pascal Paoli auquel est dédiée la Giustificazione


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J U S T I F I C A T I O N D E L A R É V O L U T I O N D E C O R S E D E D O N G R E G O R I O S A LV I N I

la science et la piété de nombre de Corses qui sont tels en raison de leur constante loyauté, malgré les dommages infinis que leur ont infligés les rebelles, loyauté qu’ils ont toujours manifestée envers la Sérénissime République de Gênes, leur souveraine. À partir des textes de Filippini que nous avons rapportés, on peut s’interroger sur sa manière de penser et d’écrire ainsi que sur la confiance qu’un homme de bon sens peut accorder à ses récits imbéciles. Cependant, nous nous servirons souvent de son autorité parce que ce texte étant le fondement principal et unique98 sur lequel le Justificateur installe sa grande machine, nous estimons qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour l’abattre que de lui retourner le témoignage qu’il a trouvé chez Filippini, car c’est en effet un axiome très commun chez les juristes de dire qu’il n’y a pas de plus grande preuve que ce que l’on confesse de sa propre bouche99.

Tout le procès qu’il fait aux récits extraordinaires de Filippini se réduit à celui de la voix entendue dans les airs, à l’histoire de la mouche et au mugissement des veaux, trois récits où l’auteur n’a d’autre rôle que de les avoir transcrits d’un auteur ancien, en prenant la précaution d’en signaler l’invraisemblance. Quelle animosité vous pousse à dire, père Momo, qu’il a rempli nombre de livres de bagatelles ? Avec quel front rendez-vous mérite à votre modération lorsque vous passez sous silence tant d’autres de ses litanies qui ne sont pas plus des litanies que celles que vous avez choisies dans son œuvre pour le discréditer ? Avec quelle conscience baptisez-vous de faux, d’affabulateur et d’ignorant, un auteur que tant de monde, comme nous allons le voir maintenant, considère comme vrai, sûr et sincère. Avec quelle conscience encore, déclarez-vous que son œuvre est écrite à la grotesque, qu’elle est un marécage, un fatras rempli de fables, de fariboles, d’inepties, la pire des œuvres en somme, alors qu’elle a été portée aux nues par de nombreux écrivains très sages ? Il eut mieux valu, dites-vous, enfouir dans l’oubli tous ces récits. Mon père, non, cela n’eut pas mieux valu. Un historien fidèle doit exposer tout ce qu’il reçoit de l’Antiquité pourvu qu’il expose le vrai pour vrai et le douteux pour douteux. Hérodote, Diodore, Dionigi et Tite-Live ne sont-ils pas considérés comme les premiers astres de l’histoire, malgré le grand nombre de prodiges et de récits fabuleux qu’ils ont rapportés ? C’est parfaitement vrai, mais il est vrai aussi que, si ces premiers astres avaient écrit quelque vérité désagréable à la cause de notre Adversaire, le temple de la renommée où les a placés la république des lettrés ne serait pas un asile suffisant pour les sauver de sa mauvaise langue. Mais voyons comment l’autorité de tous les auteurs qui ont parlé de Filippini s’accorde avec les raisons qui ont justifié le crédit de cet historien pour le malheur de l’Adversaire. Monsieur de Chevrière l’a comblé de louanges ainsi que le père Moneta dans les vers qui se lisent en exergue de son œuvre, et messieurs Canari et Colonna dans leurs œuvres inédites. Mais laissons de côté ceux qui, pour être soit des amis soit des compatriotes, pourraient paraître partiaux, et limitons-nous à un Français et à un Toscan : tous deux étant étrangers, ils ne peuvent être suspects ainsi que deux Génois qui, comme tels, sont des témoins au-dessus de tout soupçon. Or, voici comment ils écrivent Monsieur Jaussin 100 : « Anton Pietro Filippini a accouché d’une histoire de la Corse ; c’est un auteur auquel nous pouvons accorder toute notre confiance. Le père Salvatore Vitali 101 dit : Celui à qui nous devons 98. Salvini et ses amis manquaient cruellement de livres riches en références historiques concernant l’histoire de la Corse. Comme Filippini était le plus connu des historiens de l’époque et quasiment l’unique, il était normal que la Giustificazione en portât témoignage. En outre, la Storia était rare aux dires de Giustiniani lui-même, ce qui rendait les citations textuelles encore plus précieuses. 99. Phrase latine devenue proverbiale : nulla maior probatio quam proprii oris confessio. 100. Jaussin, op. cit., t. 1, p. 37. 101. Salvatore Vitali, Santuario di Corsica, p. 18 et 35


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accorder notre confiance, c’est Filippini qui est un écrivain de la vérité. Et à la page 35, il ajoute : Il est celui qui a écrit mieux que tous les autres. » Le père Agostino Oldoino 102 écrit : Anton Filippino, natif de Sardaigne, riche en savoir, en sagesse et en tant d’autres vertus, l’année 1594, écrivit la chronique de son pays en langue italienne et Raffaele Soprani 103 : « Anton Pietro Filippini… sans point s’éloigner de la vérité et de manière dépassionnée, écrivit la chronique complète de cette île, dépassant en cela tous ceux, anciens ou modernes, qui avaient tenté une telle entreprise. C’est la raison pour laquelle au jour d’aujourd’hui son souvenir reste très célèbre et son nom perdurera éternellement à travers son œuvre. » À tous ces auteurs, on peut ajouter Langlet qui compte Filippini parmi les historiens les plus véridiques et les plus dignes de foi et Michel Giustiniani 104 qui, dans son Index du Concile de Trente, cite plusieurs fois Filippini comme un historien autorisé et classique. Ainsi vont louant Filippini tous les auteurs qui ont parlé de lui ; si, malgré tous ces glorieux témoignages, l’Adversaire s’est fatigué à le discréditer, en en parlant de lui de façon si méchante et si méprisante, peut-il attester pour lui-même d’un grand capital d’honnêteté, de rectitude et de loyauté ? 

102. Agostino Oldoino, Athenaeum ligusticum seu syllabus scriptorum ligurum, 1680, Pérouse p. 56. 103. Rafaele Soprani (1612-1672), Li scrittori della Liguria e particolarmente della Marittima, Genova, p. 44. 104. Michele Giustiniani, Indice del Concilio di Trento.


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