Ghjacumu Thiers
Le balcon
Traduit du corse par Anne-Laure Thiers
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In a stessa cullizzione Austina, Pierre-Joseph Ferrali, 2017 Chì ùn sia fattu di guai, Marceddu Jureczek, 2017 U balcone, Ghjacumu Thiers, 2016 Le petit soldat, Jacques Fusina, 2015 La cour des chats, Jacques Thiers, trad. Anne-Laure Thiers, 2015 Fintantu chì l’erba crescerà, Pierre-Joseph Ferrali, 2014, Prix des lecteurs 2015 – CTC I misgi, Ghjacumu Thiers, 2013, Prix des lecteurs 2014 – CTC Ieiettu, Guidu Benigni, 2013 L’Ortu di e mo brame, Ghjuvan Battistu Giacomoni, 2011 Ombre di guerra, Jean-Yves Acquaviva, 2011
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1. Du pareil au même…
Trente-trois, trente-quatre, trente-cinq… Trente-six ? Tiens, tiens, mais qu’est-ce qui lui prend ce matin, à celle-là ? Normalement, elle fait invariablement la même chose tous les jours. Dix heures : elle sort de la chambre et vient dans la salle commune. Habillée comme pour une sortie : le sac, les gants et tout le reste. Elle part sur la droite… Trente-cinq pas, et pas un de plus ! Ensuite, de là, elle tourne et en fait trente-cinq autres dans le sens opposé. Ce manège dure de dix à quinze minutes, et puis plus rien. Elle rentre dans sa chambre et, quand elle revient, tout a changé. Elle a laissé le sac et les gants et s’est mise en pantoufles. Tu parles d’une sortie ! Elle n’a pas été bien longue ! L’autre, mademoiselle Signorini, ne compte rien du tout et dès qu’elle apparaît, la voilà qui se précipite en direction de la porte de sortie. Elle s’arrête tout près, se retourne et nous fait signe de la main comme si elle s’en allait. Mais la porte est fermée. Tout le monde le sait bien mais mademoiselle Signorini essaie quand même et, selon les jours, il 7
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peut lui arriver de refaire ces gestes une dizaine de fois. Parmi la vingtaine de pensionnaires de notre étage, il doit y avoir mademoiselle Signorini et une ou deux autres personnes qui tentent d’ouvrir pour se sauver. Tous les autres n’y pensent même pas. Pas de serrure. La porte se bloque automatiquement et on la débloque en composant le code. Le code n’est connu que des deux aides-infirmières qui s’occupent de nous. Mélodie et Joëlle seulement. La seule pensionnaire à le connaître, ce n’est pas pour me vanter, mais c’est moi. J’ai toujours eu le sens de l’observation : en voyant deux personnes qui se parlaient, même de loin, seulement en observant le mouvement de leurs lèvres, alors que j’étais encore toute petite, j’ai toujours su deviner ce qu’elles se disaient. Voilà pourquoi j’ai su ce fameux code dès le lendemain de mon entrée dans cette maison. La bataille de Marignan ! 1515 ! Il faut préciser que 1515 c’était l’ancien, car le code actuel est 1755. C’est Mélodie qui a décidé de le changer. Mélodie veut qu’on l’appelle Meludia. Donc, je l’appelle Meludia, mais dans ma tête c’est Mélodie et c’est bien Mélodie qui lui restera. Tout ça, le prénom et même le code de la porte, il paraît que c’est à cause du type avec qui elle est. C’est un homme qui fait de la politique. Un autonomiste. Il paraît que 1755 est une date historique importante. Tout s’explique. Il suffit d’un peu de réflexion, sans trop se fier à tout ce qui semble clair et net, immédiatement compréhensible. En fait, je ne crois pas que ce soit plus compliqué ici qu’ailleurs même si, plus d’une fois, c’est l’impression qu’on a. Mais il vaut toujours mieux observer, bien écouter tout en faisant comme si on ne remarquait rien. Ou comme si on avait les 8
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idées un peu confuses. De cette manière les gens se méfient moins et on apprend davantage de choses. Je ne veux pas faire celle qui sait tout mais, bien que j’en connaisse un bout je fais semblant de ne rien savoir du tout. J’ai quitté U Matticciu pour avoir un peu de paix et c’est bien ce que j’ai trouvé après tant d’années de peines, d’angoisse et de tourments. Vous pouvez donc imaginer si je me fiche des codes et de tout le reste…
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2. Proust
Elle comme toutes les autres. Toutes les mêmes. Qu’elles me laissent tranquille ! Bien sûr que j’ai reconnu la fille de Gnigninu ! Comment pouvais-je ne pas la reconnaître ? Mais j’ai fait comme j’ai décidé de faire avec eux. Je fais comme si je ne reconnaissais plus personne, comme si sans avoir perdu la tête j’étais malgré tout un peu dérangée. Ce n’est pas si difficile que ça ; il m’a suffi de jeter un coup d’œil autour de moi, car il ne manque pas de modèles à imiter. Depuis le mois de mars, cela fait cinq mois que je suis ici et, chaque jour qui passe, je me dis que j’ai été bien bête de ne pas être venue plus tôt ! Une lettre de Pierre, après tant d’années ! Qu’Antonia puisse lâcher une telle énormité, cela m’étonne d’elle !… Ou alors il y a quelqu’un d’autre qui la pousse, un faux jeton qui l’envoie et qui tient à rester dans l’ombre… Au village, les hypocrites, ce n’est pas ce qui manque. Mais pour qui me prennent-ils ? La dernière lettre de Pierre que j’ai reçue était datée du 4 septembre 1928, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, et voilà que, 11
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quarante-sept ans après, celle-là vient me raconter qu’il m’a écrit ! Donc, pour l’instant le mieux à faire est d’attendre car, si on sait la moindre chose, dans cette maison tout passe par la direction et il ne faut pas se fier à qui que ce soit d’autre. C’est ce que nous a dit et répété madame Poli-Arnesini, la directrice… Ce n’est pas pour dire mais, à moi, elle m’a fait bonne impression. Mais tous les autres, qu’ils m’oublient ! car moi, je ne cherche personne. Elle est bien bonne, Antonia Filettoni, mais elle n’a qu’à me laisser tranquille elle aussi ! Ici, je me sens bien parce que je me tiens comme il faut et on ne m’entend pas. Je reste à l’endroit où on me met et je ne fais aucune difficulté ! Ce n’est pas le cas d’autres personnes qui sont toujours en train de rouspéter ! Il leur manque toujours une chose ou l’autre et elles ne sont jamais satisfaites. Tantôt il fait trop chaud, tantôt trop froid, ou elles n’ont pas eu leur café, ou on ne les a pas changées… bref, jamais contentes, ces dames de la haute… Figurez-vous si elles ont eu la vie facile quand elles étaient là-bas… chez elles comme elles disent… Chez elles… Malheureuses… Dans leur trou, enfumées dans ces taudis qui puent le moisi et le renfermé. C’est pour cela que je suis bien ici et que je m’en contente. J’ai de quoi boire et manger, les filles s’occupent de nous et il ne faut pas demander l’impossible. Nous avons le nécessaire et, si l’on va chercher, on a même le superflu. C’est pourquoi on doit reconnaître ce qui est et, tout à l’heure, je n’aurais pas dû parler comme je l’ai fait à cette petite sotte de Julie. Bon ! D’accord, j’ai eu tort, mais c’était plus fort que moi. Je n’ai 12
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pas pu me retenir et elle a immédiatement pris mal ce que je lui ai dit, bien qu’elle n’ait pas compris tout de suite pourquoi elle se sentait fâchée. Je crois que c’était à cause de mon air plus que des mots eux-mêmes. On me l’a toujours reproché depuis mon enfance. On dit que j’ai l’air impertinente. La sale vieille de Venerosa me le disait sans cesse, dès que nous nous trouvions seule à seule : « Tu as l’air d’une effrontée et je me demande ce qu’il a bien pu trouver chez toi d’agréable, effrontée que tu es ! » Ce que Pierre m’a trouvé ? Quelle bêtise chez cette sale vieille ! Alors un jour, j’ai perdu patience et je lui ai dit ce que c’était ! Depuis ce jour, la SainteNitouche ne m’a plus adressé un seul mot… C’est pourquoi aujourd’hui je m’efforce d’afficher un autre air, et même de sourire. Avec Julie, l’aide qui s’occupe de cet étage, j’ai tenté de me retenir, et de me taire comme je fais d’habitude, mais c’était plus fort que moi. Je n’ai pas pu m’en empêcher, c’est sorti tout seul. Julie et sa camarade Mélodie sont de braves filles mais, par moments, à les entendre parler, on comprend bien qu’elles sont bien allées à l’école, mais aussi que plus d’une fois elles en ont oublié le chemin… Toujours est-il que quand Julie m’a demandé si je voulais la madeleine, je lui sors aussitôt, sans réfléchir : « Celle de Proust ? » À l’instant même où je prononçais ces mots, j’ai compris que j’avais fait une bêtise et qu’à un moment ou à un autre la jeune femme le prendrait de travers. Sur le moment elle n’a rien manifesté et j’ai même constaté qu’elle n’avait rien compris à ma plaisanterie puisqu’elle avait gardé sur ses lèvres le sourire qu’elles affichent toujours lorsqu’elles s’adressent à nous. J’ai vu qu’elle n’avait 13
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pas compris mon jeu de mots : elle s’est arrêtée tout net pour se tourner, stupéfaite, vers l’autre aide : « Mais qu’est-ce qu’elle me chante madame Fulleoni ! J’ai bien compris ? Qu’est-ce qui lui prend à me répondre en disant “Allez, va-t’en, pristu” ? Pourquoi aujourd’hui parle-t-elle si mal, elle qu’on n’entend jamais ? – Je n’en sais rien. » C’est ce qu’elle a répondu, Mélodie. Depuis que je suis en pension ici, je ne l’ai jamais vue ni entendue prendre position pour rien ni personne. Malgré sa jeunesse, elle a compris qu’on est d’autant plus gagnant qu’on est moins bavard. J’ai compris ce matin qu’on avait expliqué à Julie mon astuce et qu’elle s’en est vexée. Je l’ai vu à la tête qu’elle me fait. Quand Julie se fâche, on connaît le prix à payer. Une loi non écrite, mais une loi quand même. Peu importe, mais malgré tout je suis contrariée parce que ces petites-là sont un peu bêtes bien sûr, mais au fond pas méchantes du tout. C’est de ma faute, mais ça va leur passer. Le fond est bon et dans deux jours elles ne s’en souviendront même plus. Une journée entière sans café ni canistrellu est une chose supportable. Je mangerai un morceau de pain de plus que d’habitude et aussi la mandarine que laisse toujours madame Stilettini, ma voisine de table qui est assise à ma droite à midi et au souper. Aux repas, elle ne mange guère et en dehors des repas encore moins. Elle désespère sa famille. J’ai entendu une fois sa nièce à l’occasion de son anniversaire : elle avait fait une belle génoise garnie d’un glaçage coloré et ornée de bonbons. Comme la vieille ne voulait même pas y goûter, la femme s’est laissée emporter : « Je te souhaite de chier autant que tu manges et que ça te reste en travers ! » 14
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Elle s’en est aussitôt repentie et est devenue toute rouge, mais elle avait laissé échapper sa fureur. Tout le monde avait entendu, mais nous avons toutes fait mine de rien… D’habitude, je ne touche pas à sa mandarine parce que la vieille me dégoûte. On dit que je fais la délicate, mais si vous voyiez comme elle salit tout ce qu’elle touche, vous comprendriez tout de suite toute ma retenue. À côté de cela, c’est une brave femme mais, quand on vieillit comme tous les pensionnaires d’ici, les gestes ne sont plus assurés et, plus les jours passent, plus les gestes sont difficiles, même quand il s’agit d’effectuer le tout petit trajet depuis l’assiette qui est devant vous jusqu’à la bouche un peu au-dessus. Depuis que je l’ai remarqué, j’ai pris ma route à moi… Je mange sans tourner la tête ni à droite ni à gauche, le regard fixé sur mon assiette ou bien légèrement au-dessus du crâne des autres pensionnaires. Ainsi je ne remarque pas les éclaboussures, je n’entends ni les jurons de ceux qui les répandent ni les cris et les protestations de ceux qui les reçoivent. Le fait est qu’aujourd’hui je n’aurais de la part de Julie que le visage fermé qu’elle prend lorsqu’elle s’est vengée comme elle sait le faire. À l’heure du café, elle est venue avec la madeleine et la petite tasse, si bien que je me suis demandé pourquoi elle me le proposait malgré l’anecdote de Proust. Elle m’a alors demandé si je voulais la madeleine de Proust… J’ai été surprise et un peu inquiète malgré tout, mais j’ai accepté. C’est alors qu’elle a eu sa revanche : “Eh bien, aujourd’hui, ce sera la madeleine de Pristu !” et elle m’a retiré la tasse et le biscuit… C’est toujours la même chose : je le sais, je le sais bien, mais je me laisse prendre au piège… 15
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Rien à redire : je lui ai fait un affront et elle s’est vengée. C’est juste. Ça me servira de leçon pour une prochaine fois. Je ferai comme toujours et comme font les gens qui ont intégré le règlement de la maison : se tenir tranquille, sourire et s’armer de patience car demain il fera jour et reviendra l’heure du café. Je ne sais pas ce qu’en pensent les autres mais pour moi l’heure du café a toujours été un moment vraiment marquant, et plus encore depuis que j’ai fait la connaissance de Pierre, mon mari. La chose peut sembler même un peu bizarre mais, quand monte la fumée du café chaud, à chaque fois je vois une silhouette apparaître parmi les volutes de vapeur et bientôt se précise le dessin de son visage puis, progressivement toute la scène de la taverne où je l’ai rencontré la première fois. J’étais attablée dans un coin et l’on m’avait servi un café chaud dont la fumée s’élevait devant moi. Au-dehors passaient de longs cortèges de la population qui célébrait l’Armistice. Moi, je m’étais mise un peu à l’écart parce qu’une foule en délire m’a toujours mis la peur au ventre, qu’il s’agisse de joie ou de terreur. Tout autour de la taverne, de la place Turenne jusqu’à la Lauch, tout était bloqué et plus le temps s’écoulait plus on voyait arriver de monde qui butait sur les rampes du quai. Il y avait de quoi s’inquiéter avec toute cette affluence compressée et coincée. On entendait aussi des cris de douleur sous la pression du fer des rampes qui brisait les reins, les pieds broyés par les piétinements et la respiration coupée. C’était l’émerveillement de la paix que Colmar retrouvait après tant d’années de Guerre, avec ses 16
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tortures et ses fléaux. Toutes les jeunes femmes entouraient les soldats et les gens s’enivraient de rires, de cris d’allégresse et de fièvre. Je sentais croître l’angoisse en moi à la vue des rambardes qui ployaient sous la pression de la foule qui grossissait de plus en plus… Il ne manquait ni bière ni vin ni plats de nourriture, et des gâteaux venus on ne sait d’où arrivaient continuellement tout autour des maisons en bordure du quai longeant la Lauch. C’était le quartier typique toujours le plus fréquenté soit par les gens désœuvrés soit par les paysans qui cultivaient leurs légumes dans les prés alentour ou par les marchands avec leurs barques transportant marchandises et passagers le long de la Krutenau et même au-delà. Tous couraient d’un côté et de l’autre comme pris de folie dans l’exaltation générale et j’avais moi aussi l’impression d’entendre chanter l’air lui-même. C’est alors, dans cette liesse bouillonnante, que je l’ai aperçu et remarqué… Remarqué, remarqué… reconnu serait plus juste ! Chacun de nous n’a-t-il pas, quelque part dans sa tête, la silhouette ou l’ombre de ces personnes qui sont ici, vraiment parmi nous, mais qui semblent si loin de l’instant et des événements vécus ? Parfois, n’avons-nous pas l’impression, au croisement de deux ruelles, dans le train ou sur une place, de reconnaître quelqu’un que pourtant nous sommes certains de n’avoir jamais rencontré ? Ce fut le cas avec Pierre, la première fois que je l’ai vu, chez moi, à Colmar. La différence avec les autres est que ce visage, ce corps, ses yeux, son air profond et romantique, j’ai eu l’impression non seulement de les reconnaître, mais aussi de les retrouver, un peu comme si après une absence il était de retour, 17
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paisible et triste, élancé, élégant, la tête légèrement inclinée comme un être méditatif et d’une indicible beauté. Un beau contraste avec les hurlements, le tintamarre, le déchaînement d’allégresse qui étendaient leurs longues traînées le long de notre chère Lauch. Qu’il était différent, au milieu de tous ces hommes vêtus du même uniforme que lui. Tous identiques, officiers et soldats, tous vainqueurs, caressés et fêtés par une foule qui allait et venait, ivre de bière, de joie et de liberté retrouvée ! Mais, pour moi, il se détachait sur la vague ondoyante et bruyante de tous ces gens qui piétinaient, immobile et incertain, entre l’eau du canal et les murs de grands immeubles aux façades à colombages. Voilà pourquoi je l’ai immédiatement remarqué. Cet air grave et sérieux, avec une certaine tristesse… Je me suis sentie envahir, envoûtée et certaine d’avoir retrouvé celui que j’avais perdu, peut-être dans une autre vie, et que cet instant béni me rendait, un présent plein de beauté comme la paix en personne… Je me suis libérée de cette marée de gens qui me pressait et m’entravait, j’ai lutté encore et encore, ballottée d’un endroit à un autre, mais désormais rien ne pouvait m’arrêter. J’étais transportée par cet enchantement. Je me suis rapprochée tout près, très près. Jusqu’à ce moment-là, il ne m’avait vue ni aperçue, abîmé qu’il était dans sa méditation, île assaillie par la foule en rumeur. Il a fini par lever la tête. Tout au fond de lui-même, peut-être m’attendait-il lui aussi. Et nous nous sommes reconnus. Sans même avoir besoin de nous parler. Nous sommes allés loin de la foule, de la rumeur et 18
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des cris. Et depuis ce moment-là nous ne sommes jamais plus quittés… Voilà pourquoi maintenant, si je ferme les yeux, ne serait-ce qu’un tout petit instant… Je sais que m’attend toujours le même songe… Nous promener là-bas, du pas doux et léger du couple qui connaît le chemin… C’est là-bas, un beau chemin tout droit et très sûr… Puis, le virage du lac, tous les deux ensemble, les heures qui passent s’inclinent devant nous et nous parlent tout doucement, à l’oreille, un véritable chant. Nous marcherons le long du rivage tendrement enlacés, le mois de mai nous remplit de langueur tandis que nous attend le bocage où souffle un air tiède et parfumé. L’épais feuillage étend pour nous son couvert tout tremblant de passion alentour. Le vallon s’apaise et l’eau du lac se fait discrète pour ne plus refléter que le ciel. Seul le vol noble d’un oiseau qui se pose sur l’eau pour y dessiner le nom de l’Amour… Le lac tout entier jouit de cet instant ravi à l’éternité… Il suffit de trouver le chemin qui aboutit là-bas, la passerelle qui enjambe le torrent furieux des tourments qui sont les nôtres…
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3. Antonia et la lettre
« Mon Dieu, ce que l’on devient ! Malheur à la vieillesse. Je ne l’aurais jamais imaginé ! De cet hiver à aujourd’hui, en quatre mois et demi, elle ne m’a même pas reconnue ! » se lamente Antonia, la fille de Gnigninu Filettoni. « Allons, madame, ne vous faites pas de souci car avec nous elle est sereine et en sécurité. C’est cela la vieillesse et un jour ou l’autre tout le monde y vient. Mais soyez bien assurée qu’ici médecins, infirmières et tout le personnel avec sa direction ne les laissent ni souffrir, ni s’angoisser, nos pensionnaires. Voyezvous, ce sont tous des gens qui le méritent, et lorsque vous avez bataillé toute une vie durant en ne pensant jamais qu’aux autres, aux siens, il n’est que justice de voir, en retour, la société apporter, rendre aux personnes d’un âge avancé ce qui leur revient… » Un âge avancé… Elle sait choisir ses mots la directrice de la pension Ave-Maria. Francesca Pinnettini, la secrétaire de madame Poli-Arnesini, le lui avait bien dit : « La directrice est pour eux bien davantage qu’une personne pleine d’attentions ; 21
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elle les chérit, nos pensionnaires : d’ailleurs tout le personnel, nous sommes toutes et tous comme elle ! » Un âge avancé… Antonia, la fille de Gnigninu le facteur, accepte l’expression mais en même temps la rejette parce que, si l’on doit respecter les personnes et s’il est vrai qu’un mot mal employé peut vexer et même constituer une blessure, à quoi bon ces détours et pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Oui, le terme exact, clair et précis. Ce n’est quand même pas une insulte que d’appeler « vieux » un vieux. Le mot n’exclut ni le respect ni la dignité ni l’amour. Son père, Gnigninu Filettoni, ne lui a pas appris autre chose dès lors qu’il s’agit de personnes sur qui le temps est venu se poser. Ou s’attarder… La véritable insulte, ce sont bien ces expressions détournées imaginées pour masquer la vérité. On peut mettre dans le mot « vieux » toute l’affection que peuvent porter un cœur franc et un esprit ouvert. Voilà pourquoi tous les ans, dès qu’elle revient au village pour la durée des vacances, elle fait le tour des maisons pour saluer les vieux et passer un moment avec chacun. Elle bavarde de choses et d’autres avec ces figures vénérables qui lui rappellent chaque bribe de son enfance. À l’époque, elle vivait là heureuse, dans la bienveillance du doux regard de ses anciens qui lui apportaient les souhaits et l’appui de siècles de douceur et de bon sens. Des ancêtres qu’elle n’avait bien entendu pas connus mais qui se trouvaient tellement présents dans la voix et les récits de sa famille que, plus d’une fois, elle se sentait envahir en même temps d’une incroyable douceur et d’une sorte de gêne qui venaient embarrasser son souvenir. Il lui fallait alors faire effort pour compter les années écoulées et 22
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préciser les faits évoqués, séparer dans sa mémoire les gens qu’elle avait effectivement vus et côtoyés des autres, qu’elle n’avait de toute évidence pu connaître étant donné l’époque, les dates de leur existence et de leur décès. Il y avait aussi les choses qui se racontaient à la cuisine autour d’un café ou à la veillée chez Nannù qui rassemblait tout le village sur son perron, en attendant que tombe la fraîcheur de la nuit au cœur d’un mois d’août brûlant… Non, ce n’est pas un devoir, un plaisir plutôt, un besoin plus qu’un devoir. Antonia de Gnigninu ne peut manquer une seule de ces visites qu’elle se doit de faire à toutes les vacances, quand elle arrive pour un bon mois en compagnie de sa petite famille. Cette année, n’est venu avec elle que son petit-fils Antoine-François. C’est un homme désormais, mais, comme on dit, il ne quitte pas la mère. Il vaudrait mieux dire la grand-mère, se dit Antonia avec toute l’affection qu’elle porte au jeune homme. Il est le cadet de ses petits-enfants. Il a voulu accompagner sa grand-mère, en prétextant qu’il n’a pas encore son permis, et prétend que dès qu’il l’obtient, il quitte le giron ! « Ô Mammò, dès que je réussis, je coupe les ponts ! » dit-il dans un éclat de rire… Il aura bientôt dix-neuf ans et le moment est venu depuis longtemps. Mais qui peut le croire ? Toute la famille connaît son amour de la vie au village. Depuis l’enfance, il n’a jamais été absent une seule fois pour les grandes vacances, suivant Antonia comme son ombre. La joie se lit sur son visage, le regard qu’il promène partout, comme s’il voulait faire provision de beaux souvenirs en retournant au village, puis les ramener à Paris où toute la famille s’est établie. C’est encore lui qui a voulu 23
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accompagner sa grand-mère pour rendre visite à Agathe. On sent bien que tout ce qui concerne le village le passionne. Antonia se réjouit de le voir s’intéresser à tout, aux personnes et aux lieux. Il est vrai que depuis peu il arrive parfois que, sans se quereller, la grand-mère et le jeune homme ne s’accordent pas sur tout. À cause de la question politique. Il faut dire qu’à Paris Antoine-François fréquente un groupe d’étudiants et de personnes plus âgées que lui. Il est question de réunions, de la naissance de groupements qui se disent « militants » et de temps à autre s’affrontent avec les amicales qu’ils appellent par moquerie « amicales figatellu » ou amicales « figatellistes ». Contrairement à ces amicales, ils font des déclarations politiques avant… d’engloutir un morceau de figatellu et des verres de Patrimoniu en veux-tu en voilà ! Les « autunumisti » ou « autonomisti », voire des « otonomisti »… Antonia, un jour, a perdu patience et a mis sous les yeux de son petit-fils un opuscule qu’elle avait trouvé dans sa chambre, Autonomia, et lui a lancé : « Autonomia ou Autunumia ? J’ai comme l’impression qu’ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent ». Antoine-François l’a pris comme une plaisanterie et désormais ils évitent d’en parler parce qu’Antonia n’aime pas la politique. Toujours est-il qu’en arrivant au village, AntoineFrançois rend visite aux habitants. Les vieux surtout. Il demande à chacun de parler de l’époque où sa grand-mère n’était encore qu’une enfant, et quand un vieux parle, il se plante devant lui et ne se lasse pas de l’écouter. C’est la manière d’être d’AntoineFrançois et il lui arrive de faire des enregistrements avec son magnétophone. Antonia se réjouit de le voir 24
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