Jacques Fusina
Le dossier FĂŠlix Decori Roman
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Dans la même collection Austina, Pierre-Joseph Ferrali, 2017 Le balcon, Jacques Thiers, trad. Anne-Laure Thiers, 2017 Chì ùn sia fattu di guai, Marceddu Jureczek, 2016 U balcone, Ghjacumu Thiers, 2016 Le petit soldat, Jacques Fusina, 2015, Prix de la CTC 2015 La cour des chats, Jacques Thiers, trad. Anne-Laure Thiers, 2015 Fintantu chì l’erba crescerà, Pierre-Joseph Ferrali, 2014, Prix des lecteurs (CTC) 2015 I misgi, Ghjacumu Thiers, 2013, Prix des lecteurs (CTC) 2014 Ieiettu, Guidu Benigni, 2013 L’Ortu di e mo brame, Ghjuvan Battistu Giacomoni, 2011 Ombre di guerra, Jean-Yves Acquaviva, 2011 Prix de la CTC 2012, Prix des lecteurs (CTC) 2012 et Prix Morellini (Conseil général de Haute-Corse), 2012
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Jean et Marie s’étaient connus en vacances. Nous étions dans les années 1960. De conversations intéressées en confessions plus approfondies, les deux étudiants avaient conforté ensemble l’idée de s’installer à Paris où Jean venait d’être nommé professeur au lycée Lavoisier. Quant à Marie, elle envisageait plutôt un emploi dans le privé orienté vers le domaine culturel et la librairie en particulier. « Le beau brun et la belle blonde », comme les surnommaient affectueusement leurs camarades, ne se quittaient plus, conversaient de longues heures, partageaient fous rires et regards complices : leur mutuelle sympathie était assez vite devenue un véritable attachement. Le flirt estival s’était développé en une histoire de jeune amour qui avait pris corps entre eux, renforcée peut-être par un goût prononcé pour les livres et la lecture, ce qui n’était pas forcément très courant. Leurs familles ne s’y étant pas opposées en raison même du sérieux de leurs projets professionnels, puis leur ayant consenti quelques moyens, ils avaient décidé de franchir le pas et de s’installer dès la rentrée. 3
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La question du logement n’avait pas été facile à résoudre mais à force de recherches acharnées, d’insistance et d’envie, ils avaient réussi à trouver un studio assez convenable dont le loyer partagé leur sembla assez abordable même si la situation réelle du logement et surtout ses dimensions exiguës étaient loin de correspondre à des visées idéales. Mais ils avaient heureusement aussi l’un et l’autre, ce qui n’est pas si commun non plus, une représentation entretenue de la dite bohème littéraire, c’est-à-dire une idée bien acceptée de la vie souvent modeste des jeunes écrivains ou artistes découvrant la capitale. Et aussi cette considération bien plus grande pour la culture, la découverte des monuments et des musées, du théâtre et des spectacles que pour les occupations quotidiennes et routinières de la vie domestique. Ce qui tout bien pesé permettait de lever dans un premier temps bien des obstacles ordinaires de ce genre de situation. Ils pouvaient donc désormais s’adonner à l’envi à cette nouvelle existence et en étaient enchantés. C’est ainsi que Marie et Jean s’installèrent dans ce petit appartement de la rue Pierre-Nicole, non loin du lycée d’affectation de Jean, et du boulevard Saint-Michel qui leur était déjà un peu familier, tout près de ce mythique Quartier latin qu’ils portaient en si belle estime. Les devantures des librairies, les sièges des maisons d’édition nombreuses, les bouquinistes des quais de Seine où il y avait toujours quelque surprise à feuilleter, tout semblait un régal à leur jeune enthousiasme. La main dans la main, adorables d’insouciance et de liberté, ils riaient de bon cœur en désignant tel ou tel titre dont ils connaissaient l’auteur de réputation, tel livre 4
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admiré, telle grande revue de poésie, tel portrait photo en noir et blanc des grands noms de la littérature contemporaine affiché dans une vitrine à l’angle de la place de la Sorbonne et du boulevard. Reflets d’une vie éblouissante telle qu’ils se l’étaient imaginée dans leurs rêves adolescents et qu’ils approcheraient dorénavant puisqu’ils avaient la chance d’habiter à quelques pas de ces lieux mythiques. Ils aimaient aussi l’atmosphère particulière des petites librairies du quartier, moins resplendissantes que les grandes enseignes des éditeurs mais attendrissantes par leur humilité même. L’une d’entre elles surtout, située non loin de leur nouveau domicile, sa devanture austère, son parfum de vieux volumes aux reliures écornées, où même la poussière des rayonnages leur semblait historique. Ils n’avaient d’ailleurs pas tardé à engager la conversation avec le libraire, un homme entre deux âges, aux cheveux longs, à la voix posée et convaincante, heureux lui-même de s’adresser à des jeunes gens sensibles à la catégorie des livres anciens, et intéressés, quoiqu’assez impécunieux, par ce qu’elle pouvait représenter du mystère de la vie littéraire des temps passés. Jean et Marie prenaient ainsi rapidement leurs marques, jouaient aux Parisiens avec bonheur, car cette ville, mieux que beaucoup d’autres, se révèle fort accueillante à ses nouveaux arrivants, en les acceptant pleinement et en leur offrant ses multiples attraits pour une complète appropriation 5
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qui peut étonner autant qu’elle réjouit. C’était encore l’été : libres de leurs mouvements, consacrant leurs entières journées à leur rêve, nos jeunes gens, tout à leurs découvertes, s’informaient aussi et n’hésitaient pas à confier à des professionnels du métier le projet de travail pour Marie : leur manière de s’exprimer, la sympathie qu’ils suscitaient et bien entendu leurs connaissances générales ne manquaient pas de faire bonne impression et, plus d’une fois, malgré la situation morose de l’emploi, ils réussirent à établir des contacts qui leur laissaient augurer de possibles débouchés. Marie trouva ainsi un travail de vendeuse à temps partiel dans une grande librairie du boulevard Saint-Michel où elle s’adapta assez vite à ce qu’on attendait d’elle, aussi bien du côté de la clientèle que de celui de ses employeurs. Jean, pour sa part, put s’informer des programmes de ses élèves, pour les classes qui lui seraient attribuées, puis obtint chez les éditeurs spécialisés les ouvrages de préparation gracieusement offerts aux enseignants, et ramena à la maison une récolte impressionnante de livres, comme c’était encore l’usage à cette époque en période de rentrée scolaire. Il avait encore quelques semaines avant le mois d’octobre pour son travail au lycée et pouvait se consacrer sans trop de souci à la préparation de ses cours. Ils lisaient aussi beaucoup, habitude adolescente conservée, à tout moment de la journée, dans le métro ou le bus, au café ou chez eux, et bien évidemment même le soir avant de s’endormir. Ils s’accordaient si bien sur cette passion que leurs sentiments de jeunes amoureux semblaient en être comme magiquement renforcés, leurs étreintes 6
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plus ardentes, leurs caresses plus intimes, noces modernes et romantiques à la fois, jusqu’à ce que leurs livres entrouverts dans le lit tombent comme fatigués eux-mêmes entre leurs draps froissés. La nouvelle organisation de leurs journées leur permettait de se retrouver parfois à midi dans une brasserie pour déjeuner d’un sandwich, d’une salade et d’un café, en se racontant leurs mutuelles découvertes. Marie avait pris ses nouvelles fonctions et s’y consacrait avec ardeur, Jean s’étant chargé des opérations administratives et pratiques liées à leur nouvelle installation. En attendant le soir où le premier arrivé à la maison préparait le dîner et où ils pouvaient savourer ensemble des moments de vraie détente, en retrouvant leurs chères habitudes d’échanges passionnés. Un jour, Jean, qui s’était un peu attardé, rapporta un objet grossièrement enveloppé dans un journal et qu’il disait avoir reçu du libraire de leur connaissance, rencontré dès les premiers jours de leur arrivée dans le quartier, celui-là même avec qui ils avaient aussitôt sympathisé. « Sais-tu quel cadeau m’a fait aujourd’hui notre petit libraire ? dit-il en montrant à Marie le volume qu’il venait d’extraire du journal déplié, un ouvrage d’aspect un peu usagé et racorni. – Ce n’est pas du tout neuf, apparemment, mais voyons ce trésor, dit Marie qui réagissait déjà comme la personne du métier qu’elle était en train de devenir. – Certes mais c’est un exemplaire assez rare et notre libraire m’en a présenté les grandes lignes. Écoute : il s’agit, tiens-toi bien, de la “Correspondance de George Sand et d’Alfred de 7
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Musset publiée intégralement et pour la première fois d’après les documents originaux par Félix Decori avec dessins d’Alfred de Musset et fac-similés d’autographes”… » Il avait lu la totalité du titre développé en première page sans oublier le nom de l’éditeur E. Deman, de Bruxelles, ni la date de publication, 1904. La couverture d’un bleu pâle recouvrait le livre broché dont les 190 pages offraient un aspect blanc lustré et net, une impression très lisible malgré l’âge du volume. Marie voulut immédiatement voir les dessins : un portrait à la plume de Musset par lui-même, de face, un autre de dos, tous deux assez peu travaillés et fantaisistes, puis un fort beau de George Sand à la brune chevelure et à l’éventail lascif, par Musset, daté de 1833. D’autres encore, un profil un peu boudeur de Sand, un autre de la même, assise, fumant une pipe au long et fin tuyau ; un dernier où, sur un canapé, elle semble lire ou écrire, légèrement inclinée sur une feuille ; enfin un autographe de l’écriture penchée et régulière du poète, en sept ou huit lignes commençant par ces mots : « Madame, je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d’écrire en relisant un chapitre d’Indiana… » Et dans les dernières pages du volume, une ligne autographe signée Sand : « Adieu mon enfant. Dieu soit avec toi » Marie regardait, émerveillée, cet ouvrage et s’émouvait de l’écriture des deux amants, de ces dessins énamourés aussi, de ces lettres de l’un et de l’autre qu’elle se réjouissait par avance de lire minutieusement et découvrir ainsi pas à pas. Elle était heureuse de ce cadeau dont elle devait remercier sincèrement, disait-elle, leur libraire préféré, 8
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et elle embrassa Jean de joie en battant des mains comme une petite fille. « Nous allons le lire ensemble si tu veux bien puisqu’il s’agit d’une correspondance romantique. C’est comme un signe du destin, risqua-t-elle, un peu comme si notre ami libraire avait voulu nous marquer son intérêt, nous connaissant un peu mieux, en nous offrant des lettres amoureuses. C’est élégant et extrêmement gentil ! – Et quel honneur s’il nous compare à ces deux grands auteurs du siècle dernier ! » Ils savaient à peu près l’un et l’autre, comme tout étudiant littéraire bien informé, les amours publiques des deux écrivains dont même les manuels scolaires avaient parlé mais ils n’avaient pour leur part jamais eu connaissance de leurs lettres intimes, celles qui faisaient l’objet du volume et qui étaient présentées comme documents authentiques édités pour la première fois. Ils se firent donc un plaisir de déchiffrer page après page et lentement cette correspondance pour mieux la savourer. Des amateurs de bonne et vieille littérature, des connaisseurs de la vie littéraire comme eux, ne pouvaient que se réjouir de cette découverte véritablement originale.
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Sur Decori, on savait assez peu de chose et c’est bien là ce qui avait surpris Jean dès le début : dès qu’il avait vu ce nom inscrit sur la couverture de l’ouvrage, il s’était bien sûr demandé à quel homme de lettres il était attribué et avait interrogé autour de lui quelques possibles informateurs mais il n’avait obtenu que des réponses évasives ou négatives, personne ne connaissant réellement l’écrivain, le critique ou l’éditeur qu’on appelait Félix Decori. Ces dénégations, ce mutisme étrange, cette absence de références, au lieu de le décourager, l’avaient au contraire incité à poursuivre avec un entêtement dont se moquait parfois Marie mais qu’il revendiquait alors comme une part de son caractère en ajoutant que cette insistance têtue pouvait s’avérer aussi une qualité importante de l’enseignant, surtout s’il entendait faire plus tard de la recherche littéraire. Un de ses nouveaux collègues du lycée, originaire du Midi, crut lui donner une indication un peu plus intéressante, en affirmant que le patronyme en question n’était pas tout à fait inconnu dans 11
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le Sud du pays, voire en Italie : il citait de vagues connaissances de sa région qui portaient ce nom mais jamais, disait-il, il n’avait entendu dire qu’ils se fussent illustrés dans le domaine de la littérature. Encore une fausse piste, se désola Jean, mais le fait que le patronyme existât bien prouvait au moins qu’il ne s’agissait pas d’un pseudonyme littéraire. D’ailleurs les documents adjoints au livre faisaient référence à l’éditeur, non pas l’éditeur bruxellois Deman, au sens classique de celui qui édite des livres par profession, mais désignait bien celui qui avait pris la responsabilité de faire paraître un ouvrage particulier établi par ses soins. C’est donc à celui-là et à nul autre que l’on attribuait fort officiellement – l’administrateur général de la Bibliothèque nationale, tout de même ! – le titre d’avocat à la cour d’appel. « Suis-je bête, se dit Jean, puisque dès le début de la consultation de notre recueil de lettres, nous avions bien noté que l’éditeur était avocat mais sans y prêter trop d’attention ; pourquoi vouloir alors obligatoirement chercher d’emblée du côté des écrivains : c’était vers la robe noire qu’il fallait plutôt orienter notre recherche ! » En cherchant cette fois plus précisément dans les bibliothèques, surtout lorsqu’elles conservaient quelques archives administratives, il put obtenir quelques pistes et eut le plaisir de voir apparaître enfin le nom de Félix Decori en toutes lettres et quelques informations brèves mais précises sur l’homme et sa profession. Il était né à Paris en 1860 et décédé dans la même ville en 1915, s’était fait connaître comme brillant avocat, inscrit au barreau de Paris où il était devenu un pénaliste réputé. 12
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C’était là un bon départ, simple mais précis, qui augurait d’utiles développements pour mieux cerner le personnage. Il rapporta à Marie le résultat de ses premières investigations et se promit de creuser encore cette piste qui s’annonçait réellement féconde. Dans une fiche émanant d’une association, comme il s’en trouve dans certains vieux dossiers archivés, Jean avait même découvert, légèrement surpris, que son avocat était aussi répertorié comme homme politique : il se dit qu’il aurait encore d’autres chantiers à explorer mais voulut procéder par ordre et se concentrer d’abord sur la carrière d’avocat puisque c’était bien là la première bonne piste qui s’était offerte. Le premier informateur du lycée n’avait pas tort : le patronyme est bien du Sud, puisque la source judiciaire faisait état d’une famille d’origine corse pour Félix, quoique lui-même fût né à Paris. Son père était aussi avocat et des annuaires communaux relevaient un nombre important de Decori dans plusieurs villages du Centre de la Corse, de la région de Castagniccia et notamment dans la vallée d’Alesani où l’on comptait des instituteurs, des avocats, des médecins, un directeur de prison et même des maires ayant porté ce patronyme. L’origine, comme on la mentionnait parfois, était bien là et voilà un endroit au moins où le nom n’était pas si rare, jubilait Jean en affichant ses trouvailles auprès de Marie. Elle-même, encouragée par ces premiers résultats, notait certaines des références pêchées ici ou 13
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là par son compagnon et compulsait, autant qu’elle pouvait dans le cadre de son travail, les documents divers qui remplissaient dans un ordre incertain certaines des étagères de la section des occasions de l’établissement où elle était employée : c’était le rayon qui lui plaisait particulièrement parce que, disait-elle, on ne sait jamais si l’on ne va pas tomber sur une pépite, même s’il fallait, comme l’orpailleur, tamiser longtemps pour rien, ajoutait-elle, dans un éclat de rire. Un jour, elle avait, au cours de ses sondages incertains, trouvé quelques mentions du nom de Decori, dont un prénommé Côme, médecin, qui avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1897 et qui avait été président d’une société philatélique corse, tout cela important assez peu, sauf qu’elle avait remarqué qu’il était originaire de la même région que leur Félix et qu’il devait appartenir à la même grande famille. Excitée par ces éléments généalogiques, elle avait poussé ses investigations et avait d’abord découvert pêle-mêle un Charles Mathieu né à Alger en 1899 ; un Ange Decori, avocat, père d’un Louis Decori, artiste dramatique et d’un Félix Decori, chevalier puis officier de la Légion d’honneur aussi, comme le premier, et résidant au 23 du boulevard Poissonnière dans le 8e arrondissement de Paris mais, constatant que les dates de naissance et de décès étaient bien celles qu’avait mentionnées Jean, 1860 et 1915, elle put le proclamer victorieusement en montrant l’inscription précise qu’elle avait recopiée sur un papier, 1er mars 1860 à Paris/18 octobre 1915 dans la même ville ! 14
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Ils notaient minutieusement leurs découvertes dans un dossier que Jean entretenait quotidiennement en créant des rubriques, comme le lui avait conseillé un de ses collègues du lycée, thésard inscrit à la Sorbonne, et ils le compulsaient ensemble chaque soir, en y ajoutant tel ou tel détail, telle ou telle hypothèse, telle ou telle question à approfondir. Ils avaient ainsi supposé que des parentés existaient entre certains des Decori rencontrés dans leurs trouvailles généalogiques et étaient presque certains qu’Ange, l’avocat, devait être le père de Louis, artiste dramatique, et de Félix, lui-même avocat. Restait à confirmer tout cela au fur et à mesure, mais déjà, ils se sentaient sur un terrain plus fécond pour la suite. « Nous avons trouvé un rythme de travail et je dirais même un plaisir assez semblable à nos séances de lecture de l’adolescence », jubilait Marie, toute fière d’apporter sa propre pièce au petit chantier qu’ils avaient ainsi fraîchement ouvert. Ce qui l’intriguait tout de même, c’était cet intérêt que l’avocat avait manifesté très tôt pour Musset et Sand, au point d’avoir le tout premier publié les lettres des deux grands amoureux du siècle romantique : elle proposa de jeter un regard plus approfondi aux menus détails de cette correspondance, pensant disait-elle, y trouver peut-être matière à compléter le portrait et la biographie du personnage de cet illustre maître du barreau. De la préface qui parlait de « calomnies », de « blessures », de « jalousie littéraire », de « maladie » causée et d’« abandon »… et donnait d’emblée une coloration de tristesse et de ressentiment, ils ne voulurent pas déterminer aussitôt les raisons 15
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– comment l’auraient-ils pu ? – se réservant le temps de la réflexion à la lecture des documents échangés par les deux écrivains. Une phrase – « Voilà pourquoi je tiens, dans l’intérêt de la vérité, à ce que la correspondance que je vous confie puisse être publiée un jour » – les conforta dans ce sentiment qu’ils avaient la chance d’avoir sous les yeux un livre de valeur dont la préface de 1864 était signée précisément Aurore Dupin George Sand ! Qu’ils devaient donc par eux-mêmes, directement et sans l’aide de quelque informateur partial ou de quelque maître, se faire leur propre idée sur les amours de Sand et Musset, sans trop tenir compte de ce qu’on en avait appris ou dit postérieurement : ils avaient là à disposition un document original, bien à eux, qu’ils allaient pouvoir décortiquer avec un plaisir de gourmets ! Ils regardaient donc leur ouvrage comme un véritable trésor : c’était à eux qu’on l’avait offert ! Il datait lui-même de près d’un siècle et constituait une première édition publique de lettres rédigées depuis plus d’un siècle ! Non seulement ce cadeau représentait pour eux une chance, l’opportunité de travailler de concert sur un objet qu’ils pouvaient donc traiter comme personnel et même intime… Comment ne pas penser également que leur ami libraire le leur avait offert en référence à l’amour romantique des deux grands écrivains du XIXe siècle ? Comme s’ils pouvaient représenter eux-mêmes, du moins dans l’esprit d’un homme cultivé du Quartier latin, la réplique en quelque sorte des grands amoureux du siècle romantique… Cette dernière idée, un peu présomptueuse, leur passa par la tête à l’un comme à l’autre, mais ils n’osèrent se l’avouer, tant 16
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la comparaison pouvait paraître disproportionnée, encore que pour des jeunes gens d’une vingtaine d’années, rien ne pût sembler tout à fait impossible, et c’est heureux ainsi, après tout…
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Dans l’introduction de son ouvrage, Félix Decori explique comment on l’a chargé de publier cette correspondance : c’est de M. Émile Aucante qu’il dit avoir reçu cette mission délicate. Ce personnage est bien celui à qui s’adresse Aurore Dupin dans la lettre reproduite au tout début en l’appelant « Mon cher Émile ». Il est donc pour elle l’homme de confiance et cela justifie sans doute les détails de la charge qu’elle lui confie, en six points bien explicités : la correspondance doit être publiée le plus tard possible ; après sa mort, le chargé de mission aura la possibilité de publier l’ensemble selon son gré, en partie ou totalement, en conservant les signatures ou de façon anonyme ; les lettres ne doivent être modifiées en rien, en conservant pourtant les suppressions nombreuses déjà opérées par elle-même ; après publication, dépôt devra en être fait à la Bibliothèque impériale ou aux archives publiques ; les droits d’auteur iront à un bureau de bienfaisance ou à de bonnes œuvres quelconques ; au cas où le premier destinataire viendrait à disparaître avant publication, c’est M. Dumas fils qu’elle 19
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choisit pour le remplacer, ou bien, le cas échéant ce sera M. Louis Maillard, ou à défaut une autre personne du choix du premier destinataire s’il était le seul survivant. Bref, des indications extrêmement précises où tout semble réglé de main de maître. Les deux jeunes gens avançaient vers l’éclaircissement des conditions dans lesquelles avait été possible l’édition de l’ouvrage qu’ils avaient sous les yeux. Jean continuait à le feuilleter, à revenir en arrière, en comparant des éléments du texte et comme en pensant tout haut : « La lettre de Sand date de 1864 ; on sait que la rédactrice disparaîtra en 1876 : M. Aucante vit encore en 1903 lorsqu’il écrit à Decori, en s’estimant trop âgé et infirme pour remplir correctement et jusqu’au bout son devoir, et il justifie son choix : « Vous êtes lié d’une vieille amitié avec la famille Sand et vos connaissances professionnelles vous permettront mieux qu’à qui que ce soit, de remplir la mission que je vous remets en toute confiance ». Aussi l’avocat Decori prend-il soin de noter que les « illustres amis » de Sand, Louis Maillard, Noël Parfait, Alexandre Dumas fils, ont été emportés par la mort et que lui-même ne reçoit « le fardeau » que par défaut. Musset, quant à lui, a disparu en 1857, près de vingt ans avant Sand, mais l’éditeur reconnaît que leur liaison « semble contenir encore un irritant mystère » et de ce fait, nombre de polémiques se sont engagées sur cette affaire : c’est pourquoi il considère que, à l’heure où l’on va célébrer le centenaire de Sand, il est opportun de publier l’intégralité de cette correspondance fût-ce sans respecter les suppressions qu’elle avait cru devoir faire et juger de lui-même sur documents 20
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authentiques « ce roman d’amour ». Puisse donc cette publication « ramener autour de ces grands morts le calme et la paix ! » Ces considérations liminaires étaient bien nécessaires à nos deux jeunes lecteurs pour entrer dans l’atmosphère de l’époque de la publication et se trouver déjà ainsi un peu mieux éclairés sur les polémiques évoquées, car à vrai dire une sorte de véritable guerre semblait s’être déclarée entre partisans « sandistes » ou « mussetistes » « Je savais cette histoire d’amour mais j’ignorais qu’elle eût entraîné autant de dissensions non seulement entre les deux amants après leur rupture mais aussi entre partisans acharnés de l’un ou de l’autre en échafaudant toutes sortes d’hypothèses, crut devoir avouer Marie. – As-tu remarqué que Decori est considéré comme un ami de longue date de la famille Sand ? répondit Jean. La famille ? Les deux frères ou leur père ? D’autres possibilités encore… Des soupçons de partialité dans les jugements portés sur l’ouvrage ? La question ne doit pas être évacuée d’entrée de jeu, car s’il y a eu des échanges polémiques entre deux camps, on ne peut écarter des prises de position excessives motivées par de tout autres raisons que par le simple examen des lettres que d’ailleurs les belligérants ne connaissaient qu’assez peu ou pas du tout. – J’en suis d’accord, surtout si l’on considère les événements contemporains des faits mais on peut considérer qu’un siècle après, au moment de la publication de cette correspondance, les querelles se sont éteintes. Ce qui est important, c’est de nous plonger dans ces lettres en nous interrogeant 21
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personnellement sur leur portée amoureuse, leur sincérité… comme si nous les avions découvertes au moment même où elles ont été échangées ! C’est ce qui est magique face à un document de cette valeur.
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Compte tenu de leur ébauche de réflexion sur les conditions de publication de l’ouvrage, sur la manière dont il avait été préparé puis transmis entre plusieurs légataires la série des douze premières lettres du volume leur parut moins intéressante que ce qu’ils en attendaient, en tout cas moins que les suivantes puisque les missives datent de 1833 et émanent du seul Musset : il semblerait que Sand n’ait pas voulu joindre ses propres premières lettres qu’elle considérait peut-être comme peu importantes pour une raison que nous ignorons. Ainsi raisonnaient nos jeunes lecteurs, en remarquant d’abord le caractère enjoué et fantaisiste d’un Musset s’adressant à la belle qu’il tentait de séduire, d’abord par un long poème ampoulé et excessif dans le choix de ses images et dans ses comparaisons, selon Jean. Constatant que Marie ne semblait pas de son avis, il s’empressa d’ajouter : « Reconnaissons que ce type de poèmes nous paraît aujourd’hui un peu barbant, et je préfère pour mon compte la prose, même si la virtuosité de Musset 23
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à s’exprimer en vers est d’évidence remarquable. Mais ici, il me semble tout de même trop artificiel… – Je ne serai pas si sévère en ce qui concerne les vers : ils correspondent aux canons romantiques qui nous sont devenus étrangers mais ils pouvaient être reçus tout à fait différemment par le lecteur contemporain. – La prose de Musset est légère, spirituelle, elle campe de petites scènes amusantes, évoque des malaises physiques, des sorties parisiennes… Un ensemble de petits tableaux qu’il orne même de dessins drôles, toute une série de postures qui correspondent assez bien à ce que nous savons des premières années du XIXe siècle », ajouta Jean, en notant que les lettres étaient à l’époque portées à leur destinataire par des commissionnaires. Pour ce qui était du reste, il précisa qu’à sa connaissance l’origine de l’administration des postes en France, « la poste aux lettres », datait du début du XVIIe siècle et que le port était en effet payé à l’époque par le destinataire. Ce n’est qu’à la fin du XIXe que l’organisation se structure en PTT le célèbre sigle désignant les Postes, le Télégraphe et le Téléphone. Ces compléments pour mieux comprendre pour nous aujourd’hui ces fonctionnements anciens, sans trop d’anachronismes, n’est-ce pas ? Ces questions techniques intéressaient moins Marie qui tenait à revenir à la teneur des lettres plutôt qu’à leur mode d’acheminement : « Musset batifole en effet, et tourne autour du pot assez longtemps : c’est aussi un peu la marque des “flirts” de l’époque, si je puis me permettre pour le coup cet autre anachronisme, mais l’amoureux se découvre clairement dans la onzième missive 24
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“Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où je vous ai vue chez vous” ! Tu vois, je dis “missive” pour aller un peu dans le sens de ta remarque historique sur la distribution du courrier. » Par jeu, Jean fit mine de ne pas tenir compte de la dernière pique et, comme sa compagne, revint ostensiblement sur les contenus : « Néanmoins, la dernière lettre de la série semble estimer que la femme aimée ne connaît pas encore assez son prétendant puisque celui-ci revient sur son cas d’amoureux transi, comme enfermé dans un cachot et n’ayant que sa poésie pour résister à l’élan brutal de ses sentiments, “de mauvaises rimes à barbouiller”: il la joue excessivement modeste ici. Il dit ne savoir que souffrir et les derniers mots de sa lettre sont d’ailleurs “Adieu George, je vous aime comme un enfant”. Ne s’installe-t-il pas, avant même que ne s’établisse un vrai échange, dans la posture de l’être inférieur s’apprêtant à vivre cet amour dans la souffrance ? – N’oublie pas, dit Marie en prenant la défense du poète amoureux, qu’il est plus jeune de huit ans, qu’il a donc tendance à considérer Sand, son aînée, comme sa mère, et à jouer un peu à l’enfant : posture ou réelle faiblesse, on peut en revanche se le demander. Nous verrons par la suite mais il est vrai qu’apparaît, dès ces lignes de 1833, comme une sorte de déséquilibre amoureux dont Sand, femme, mère et ne manquant ni d’expérience ni de séduction, a dû prendre immédiatement conscience. »
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