Jacques Fusina
Le petit soldat Roman
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Le fond de décor de la vieille photo est bistre ou plutôt gris autant que l’on puisse le deviner. Elle a été reproduite au milieu de bien d’autres du même genre à partir d’un fonds privé dans un bel album illustré paru récemment chez un éditeur local dans le cadre de la commémoration de la guerre de 1914, la « grande guerre », la Première Guerre mondiale, celle qui devait être pour les plus optimistes la « der des der ». Le portrait du groupe, vous êtes trois : le chiffre trois a-t-il dans votre esprit une signification particulière ? On peut douter que vous ayez eu des notions de symbolique orientale, mais ce que désigne de manière assez ordinaire le signe ternaire serait plutôt à chercher prosaïquement du côté des trois phases de l’existence : apparition, évolution, transformation ou disparition ; ou plus simplement encore naissance, croissance et mort, trilogie naturelle dont vous aviez peut-être déjà une conscience toute paysanne… On ne le sait. Ce qu’on peut en revanche déduire au premier coup d’œil c’est que la photographie n’a pas été prise dans un studio de professionnel étant donné le dépouillement extrême 5
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du décor, mais plutôt dans un casernement du régiment d’infanterie où l’on t’avait à la hâte enrôlé avec ces trois camarades de rencontre. Vous n’avez guère la mine joyeuse ni toi ni tes camarades. La « fleur au fusil », l’allégresse de la jeunesse fiévreuse à la mobilisation, n’a pas l’air de vous avoir bien convaincus : l’enthousiasme débordant que relèvent souvent les publications de l’époque et qui fut réel pour certains d’entre vous, tout au moins très momentanément et dans certaines régions, était plutôt destiné aux journaux d’opinion et aux revues grand public. Ce sentiment devait en effet conforter le moral des populations en même temps que, pour l’armée levée en masse, l’envie d’en découdre avec l’ennemi héréditaire, en tout cas depuis la guerre précédente, celle de 1870 qui avait vu contre toute attente déferler les Prussiens sur Paris après avoir fait subir à l’empereur, à Sedan, une des plus mémorables défaites. De celle-là, vous aviez tous assurément entendu abondamment parler autour de vous par les anciens militaires qui l’avaient directement éprouvée et encore plus souvent racontée, c’était en tout cas ce que vous vous disiez entre vous, la jeunesse. Toi, tu avais dix-neuf ans et ton visage était bien celui d’un garçon à peine sorti de l’adolescence plus que d’un homme mûr. Tes camarades aussi, quoique de plus rude apparence, avaient une expression très sérieuse. Ils semblaient fixer l’objectif d’un regard droit et un peu mélancolique à la fois. Tu paraissais beaucoup moins âgé que les autres, petit et raide, les joues glabres et pâles, engoncé dans ton uniforme militaire. Vous veniez d’être incorporés et votre tenue était encore un peu rigide et réglementairement 6
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boutonnée très haut jusqu’au cou. Cette capote aux pans lourds rabattus sur les hanches. Comme préparée déjà en vue de longues marches puisque c’était bien la mission première des fantassins. Ces bandes molletières strictement enroulées autour de vos mollets. Vous ne les trouverez pas très pratiques par la suite, comparées aux hautes bottes de cuir des adversaires, surtout lorsqu’il faudra les relacer et les fixer à la hâte, mais pour l’instant, elles enveloppaient correctement vos jambes et c’était bien la première fois de votre vie que vous en portiez ! Ces pantalons légèrement bouffants et flottants au-dessus du genou, sans pli, qui pourraient ressembler à l’étrange tenue de ces soldats venus des colonies depuis le début du siècle précédent, rencontrés déjà dans les casernes : on les nommait zouaves du nom ancien d’une tribu kabyle d’Algérie, mais vous l’ignoriez comme la plupart. Ces brodequins enfin lacés soigneusement et bien graissés comme pour affronter déjà les longs chemins poudreux ou la crasse boueuse des combats. Et tout ce harnachement impressionnant : les lanières croisées sur la poitrine de deux cartouchières, une musette pendant sur le côté, les bretelles du havresac au dos, la couverture à tout faire enroulée derrière les épaules et le képi aplati comme à hauteur de la baïonnette rangée dans son fourreau le long du sac. Vous tenez chacun un long fusil, le fameux Lebel, auquel vous ne semblez guère familiarisés encore et que vous ne savez trop comment présenter à l’objectif dans une posture suffisamment martiale et résolue. Vous posez certes un peu, on ne peut pas vous le reprocher : vous savez que la photographie sera observée par les vôtres et l’inquiétude qu’elle est 7
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supposée soulager chez eux se lisait pourtant dans votre propre regard comme si vous n’y pouviez plus rien, malgré une bonne volonté évidente. On a dessiné quelque part pour vous un avenir incertain et vous vous présentiez donc sur la ligne de départ comme convenu. Vous montriez ainsi aux vôtres que vous n’aviez pas failli à votre devoir. Toutes phrases qui sonnaient bien, que vous avez entendues tant de fois chez vous, autour de vous, à la caserne. Alors, oui, vous partirez bien comme on vous le demande, comme on vous le commande. En voici la première preuve, ou plutôt la première épreuve, comme tu l’as pensé un court instant puis abandonné aussitôt l’envie même fugace de jouer sur les mots. Ce n’était décidément pas le moment. Vous alliez donc essayer d’être dignes de l’espoir immense que chacun et tout un peuple réuni pour l’occasion a déposé sur vos épaules. Comment ne pas lire tout cela dans votre regard ? Comment ne pas comprendre aussi que vous ayez été quelque peu submergés par ce qui vous arrivait soudain et que vous n’attendiez peut-être pas vraiment, malgré les rumeurs nombreuses, malgré le bruit des bottes, malgré les va-t-en-guerre toujours très nombreux en temps de crise. * *
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Tu semblais bien pensif en effet sur la photographie militaire, comme si tu ne comprenais pas très bien encore dans quelle aventure véritable on t’avait engagé. C’est qu’on recrutait dans la région jusqu’à la classe 1887, c’est-à-dire des hommes qui 8
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avaient eu 20 ans en 1887, donc âgés déjà de 27 ans en 1914 ! Sans compter tous ceux qui, dans vos campagnes et vos nombreux villages, poussés par le dénuement extrême de leur terre, avaient devancé en nombre tout appel en cherchant un débouché économique à leur portée dans les rangs de l’armée, sur les territoires les plus divers et les plus éloignés. Pourvu qu’ils assurent une subsistance espérée, ce qui était plus important pour eux que de découvrir simplement des pays. Pauvres cultivateurs de terres ingrates de montagne, bergers de chèvres, rarement ouvriers faute d’usines, vous constituiez une classe paysanne qui n’avait guère pu bénéficier régulièrement pour la plupart de ses membres d’un développement efficace de son territoire ni des bienfaits élémentaires de l’école pourtant devenue obligatoire jusqu’à 13 ans. Les quelques rudiments qu’elle vous avait cependant appris vous permettaient de lire ou de parler français assez médiocrement. Car pour ce qui était de l’oralité quotidienne, elle se faisait à l’époque presque exclusivement en cette langue locale pittoresque et variée que l’on ne désignait alors généralement que par dialecte ou même patois. Alors qu’elle n’était de toute évidence liée à la langue dominante par aucune racine directe sinon par le réseau naturel de l’ensemble des langues romanes constituées depuis l’ancien latin des Romains. Mais ces questions trop intellectuelles étaient ignorées de la plupart d’entre vous : vous vous contentiez de parler sans réticence aucune votre idiome et vous aviez raison car c’était bien là l’essentiel. 9
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Mais les comprenais-tu donc parfaitement au moins les ordres que l’on vous donnait à la caserne, les recommandations et les consignes que les gradés annonçaient sans grand souci de pédagogie en ces rudes moments de préparation ? On peut en douter d’emblée pour tous ces jeunes soldats venus des campagnes de quelque région que ce fût, car la langue française officielle n’était pas aussi répandue et surtout dans toutes les régions où la langue d’origine s’était conservée de manière assez massive, la Bretagne, le Pays basque, la Provence, la Catalogne et quelques autres y compris celles où ce qu’on appelait toujours le patois, comme en Picardie, par exemple, ne ressemblait que de loin au français standardisé. Pour toi, c’était peut-être encore autre chose puisque tu avais vécu personnellement une histoire déjà assez complexe. Né dans les montagnes alpines des Dolomites en 1895, tu devais avoir plutôt entendu résonner autour de toi, tout bébé, un dialecte ladin encore bien usité dans ces régions où l’on avait conservé aussi ces lambeaux de la très ancienne occupation romaine. Ou parfois sans doute aussi l’allemand officiel de la région qui était à l’époque, on peut le rappeler, possession autrichienne. Et quelle nationalité au juste était donc celle de ta famille, tout au moins celle ressentie et vécue par elle, petit soldat perdu ? Autrichienne de l’empire austro-hongrois, où l’on parlait une douzaine de langues, celui des Habsbourg qui domina si longtemps la province ? Ou italienne de la Vénétie négociée ou reconquise au moment de la guerre d’indépendance qu’avait engagée le roi Victor-Emmanuel ? Ou bien encore française de l’île de Corse puisque ton père t’y entraînera avec lui et ta mère quelques années 10
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après qu’il s’était engagé lui-même avec ses frères dans la construction du grand pont de chemin de fer de 140 mètres que l’ingénieur Gustave Eiffel avait osé lancer vertigineusement sur le torrent du Vecchio entre les villages montagneux de Venaco et Vivario en l’an 1890 ? Au XIXe siècle la grande île où il avait décidé de s’installer était en train de se transformer progressivement et l’on pouvait dire que la construction des ponts en constituait un témoignage non négligeable. Des projets grandioses s’étaient fait jour comme celui de cette liaison rapide entre l’Algérie et la métropole française ou italienne via un chemin de fer longitudinal sud-nord Bonifacio-Bastia, et même si celui-là n’aboutit pas, d’autres grands travaux sont imaginés et menés à terme comme ce bel édifice de technique et d’équilibre qu’est le pont viaduc que l’on a aujourd’hui classé monument historique. Gustave Eiffel est alors à l’apogée de sa gloire et est enthousiasmé par le site pour lequel il propose un projet de viaduc métallique à trois travées solidaires de longueur encore inégalée à l’époque, avec des culées évidées par une double arcature de huit mètres de diamètre, et deux piles d’une hauteur de quatre-vingts mètres jamais encore atteinte non plus. Des ouvriers de divers corps de métiers ont préparé l’armature générale de la maçonnerie et l’on a monté une à une les poutres métalliques amenées sur les lieux par des convois de mulets. En deux ans, le pont est livré, le 8 septembre 1893, à la satisfaction générale, malgré un surcoût important dû notamment à la profondeur des fondations et à l’utilisation d’acier plutôt que de fonte pour le tablier. 11
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On pouvait comprendre que ton père, petit soldat, eût pu être émerveillé par un chantier, qui à cette époque, représentait en effet une forme de modernité assez rare. Quel âge pouvais-tu donc avoir au moment de ton premier grand voyage lorsque la famille, quelque peu économiquement rassurée s’installe dans un autre village de la région centrale de l’île où ton père avait décidé d’établir son atelier de menuiserie ? Sept ans à peine, peut-être un peu plus ou un peu moins ? C’est très jeune assurément, surtout à une époque où les déplacements n’étaient pas encore ce qu’ils sont, de nos jours, devenus. Certes, le gros bourg originaire de la famille, nommé Agordo, a toujours été réputé pour son travail du bois mais au XIXe siècle, ces hauts massifs de l’arrière-pays vénitien étaient loin d’avoir connu déjà le succès que les sports d’hiver et les modes de vie différents leur procureront amplement par la suite. Trop de jeunes et forts bras sans doute pour prétendre nourrir toute une vie par leur seul travail sur place. Ta famille nombreuse avait donc des charpentiers à revendre et ce furent ton père et trois de ses frères qui tentèrent ainsi l’aventure économique artisanale vers cette île de la Méditerranée qui pouvait un peu ressembler, tout au moins par ses hautes montagnes, à tes Alpes de naissance. C’est donc encore bambin que tu franchis la mer, destin original dans une fratrie assez nombreuse qui sera plus tard de cinq enfants, puisque deux frères et deux sœurs verront ensuite le jour dans cette île nouvelle. * *
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Ton père était né, quant à lui, en l’an 1866, au mois d’octobre précisément et cela vaut la peine d’être précisé car cette date correspond à la fin de la troisième guerre d’indépendance de l’Italie. Au cours de ce mois d’octobre, en effet, le destin des nations voisines branlera considérablement sur les deux versants des Alpes. Le 3 octobre, il était bien autrichien, ton père, puisque la Vénétie faisait encore partie, à cette date, de l’immense et composite empire austro-hongrois. On sait que l’Italie était en guerre de libération contre cette puissance qui l’opprimait depuis si longtemps et elle s’était pour l’occasion alliée à la Prusse qui nourrissait pour sa part d’autres projets contre le même empire auquel elle reprochait, entre autres motifs, d’être insuffisamment germanique, de parler d’autres langues que le seul allemand et de conserver en son sein des peuples et des cultures trop divers à son gré. Mais il se trouva que le sort des armes fut assez rapidement beaucoup plus favorable aux Prussiens sur le front nord qu’aux Italiens sur celui du sud puisque ceux-ci subirent rapidement quelques échecs devant une armée impériale bien plus aguerrie. À l’armistice obtenu par Bismarck, après la célèbre victoire de Sadowa, répondit pourtant la cessation immédiate des hostilités par VictorEmmanuel tout contrit en réalité de devoir rester seul face à son facile vainqueur François-Joseph. Au grand dam, d’ailleurs, du général Garibaldi qui avait remporté d’emblée, quant à lui, quelques belles victoires dans le Trentin, et qui s’inclina, la rage au cœur, contre la décision de l’état-major des troupes italiennes avec son fameux et contraint « Obbedisco ! », « J’obéis ». Il ne digérera d’ailleurs 13
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pas de sitôt cette cessation si rapide des hostilités puisqu’il continuera, à sa manière comme toujours flamboyante et sur d’autres terrains, son combat pour la liberté des peuples. Les livres d’histoire racontent ces faits qui sont donc généralement assez connus ; d’autres pourtant, un peu moins le mériteraient tout autant : car dans cette guerre, ce sont bien non pas deux mais quatre pays engagés qui ont chacun des intérêts bien particuliers à défendre, puisque dès le mois d’avril de cette même année 1866, un traité est signé entre l’Italie et la Prusse par lequel cette dernière garantissait en cas de victoire la province de Vénétie au jeune État italien en construction. Mais quelques jours après, le 13 juin, une convention secrète liait aussi François-Joseph à la France, laquelle garantirait de son côté sa neutralité dans le conflit en recevant en contrepartie la région de Vénétie. Le fin calcul diplomatique correspondait pourtant in fine à une sorte de coup de billard à trois bandes car à l’issue de la paix de Vienne signée le 3 octobre, si l’opération s’est bien effectuée dans un premier temps comme convenu, quelques jours après la France remet la Vénétie à l’Italie en échange de l’annexion, cette fois, de la Savoie qui n’était pas française à l’époque, comme chacun sait ou devrait savoir : il semblerait que des démarches diplomatiques tout aussi secrètes avaient préalablement scellé cet accord entre Napoléon III et Victor-Emmanuel. Aussi, malgré une vaine opposition autrichienne, le roi d’Italie peut entrer en défilant victorieusement dans Venise qui se prononce aussitôt massivement avec sa voisine Mantoue en faveur du nouveau royaume italien. 14
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Ton père, petit soldat, tu le vois bien, c’est en quelque sorte sans se déplacer de chez lui, au cours de ces mois de conflits complexes, qu’il avait donc changé plusieurs fois de nationalité, ou plutôt qu’on lui avait attribué des nationalités consécutives, avant de se retrouver vénitien et italien. Provisoirement du moins. Pour l’instant, il est donc déclaré italien et ses propres parents sans doute très fiers de l’être puisqu’ils lui donnent patriotiquement le prénom victorieux de leur nouveau roi. On sait pourtant que les régions montagneuses de Vénétie, même sous un nouveau drapeau, restent incapables de nourrir convenablement tous leurs enfants et subissent dès cette époque une émigration lourde qui les affectera considérablement. Et durablement puisque ce mouvement de dépeuplement ne commencera à s’inverser qu’un siècle plus tard. C’est sans doute pourquoi ton père, travailleur et volontaire, s’embarque pour cette grande île du sud où il installera sa famille et où naîtra ta fratrie, dans d’autres montagnes, d’autres modes de vie. C’est là que tu commenceras à apprendre aussi d’autres idiomes, le proche parler largement usité à l’époque dans le village de moyenne altitude où vous vous étiez établis, et l’officiel, celui de l’école française où il faudra normalement t’inscrire. Tu n’auras pas trop d’une dizaine d’années pour t’acclimater. Ton père était persuadé que là était dorénavant votre avenir familial, et voulait régulariser naturellement sa situation dans le pays où il avait trouvé accueil et travail en y exerçant son métier avec plaisir et même un certain succès. Grâce notamment à l’atelier de menuiserie qu’il avait installé dans 15
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un bâtiment tout simple en bordure de la grande route transversale qui relie le littoral oriental sablonneux de la partie nord de l’île à sa côte occidentale rocheuse et plus découpée. La région était fort peuplée et semée d’une multitude de petits villages où les familles nombreuses étaient alors la règle. Il n’est que de regarder les reproductions photographiques conservées des écoles de l’époque où se pressent d’énormes cohortes de cinquantaines d’élèves endimanchés pour l’occasion sous la conduite patriarcale de maîtres d’école cravatés et sévères. Le menuisier alpin, après avoir tâté à des chantiers en ville et dans quelques bourgades côtières où le tourisme connu par la suite n’avait pas encore modifié les habitudes familiales ni les modes de vie, s’était donc installé dans cette région de moyenne montagne peut-être un peu à l’écart mais imprégnée des usages sociaux et des pratiques anciennes fondées sur le respect de l’honnête labeur et sur l’accueil sans crainte de l’étranger candidat à l’intégration naturelle. Il s’était mis à y travailler avec adresse le beau bois du vénéré châtaignier, cet arbre noble implanté depuis longtemps en forêts immenses et soignées, et il avait appris à l’utiliser admirablement. De splendides meubles aux belles formes rustiques, tables, bancs, portes, buffets, commandés par sa nouvelle clientèle, sortiront rapidement de ses mains et lui conféreront une réputation de bon artisan dans cette petite communauté montagnarde. Il s’était senti bien accepté dans son nouveau village, d’autant qu’il s’affirmait socialement bon vivant, savait parler aux gens et n’était pas dénué d’un humour fort apprécié dans une région où circulait d’ailleurs cette forme d’esprit burlesque 16
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de la repartie bien tournée depuis qu’un personnage truculent du XVIIIe siècle l’y avait rendue extrêmement populaire et quasi intemporelle. Ton géniteur avait-il gardé un souvenir trop peu rassurant d’une enfance à l’avenir incertain dans un pays frontalier dont l’histoire avait révélé plusieurs fois les terribles failles ? Ou tout simplement a-t-il éprouvé le désir légitime de bâtir rapidement pour sa famille une situation plus assurée puis de se conformer administrativement à sa nouvelle vie ? On peut le penser puisqu’il constitue, quelques années après son installation définitive, un dossier de naturalisation pour lui et son épouse en l’an 1912 et s’engage par cette demande à ce que ses enfants nés en Corse, français par droit du sol, conservent cette nationalité à leur majorité. Pour toi, petit soldat, né ailleurs, tu aurais été appelé sans cette démarche à un destin peut-être différent et lié bien entendu à ton pays d’origine : l’engagement envisagé par ton père voulait simplement sceller les liens familiaux nouveaux et mieux consolider en somme la destinée réunie de tous ses enfants. Cette pièce officielle supposait pourtant, étant donné l’époque menaçante, d’autres sacrifices à venir puisque c’est précisément en 1913 qu’un décret du président Poincaré accédait à la demande de ton père. * *
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La photo évoquée au début, peut-être la seule de toi que l’on ait dans ta famille, n’a pas encore l’avantage de la couleur et l’on ne sait donc pas si 17
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tu portais bien ce jour-là ces fameux pantalons d’un rouge garance criard et cette capote bleu horizon comme on l’indique souvent dans les commentaires historiques en regrettant l’énorme bévue des responsables militaires qui faisaient ainsi de vous des cibles particulièrement exposées d’emblée à l’artillerie ennemie. Ce choix découlait aussi, il est vrai, de ce que l’on savait du fonctionnement des armes du siècle précédent, du rideau de fumée que leur poudre dégageait et qui risquait alors de brouiller la vision des soldats sur le champ de bataille. Or, c’était toute une conception du combat qui avait changé et que le haut commandement, formé à l’ancienne et peu disposé à en changer facilement, n’avait pas réussi à intégrer au moment où la rumeur s’était répandue dans le pays de l’éventualité d’une prochaine guerre. S’attendait-on donc à une déflagration imminente dans ton village reculé et si éloigné des frontières nordiques du pays ? La craignait-on vraiment ou s’inquiétait-on plutôt, en insulaires habitués à ces agitations-là, de la rupture possible de l’approvisionnement et de l’absence de marchandises régulièrement livrées, de la restriction en denrées diverses, du manque de matériel utile à la vie quotidienne, au travail, à la construction… bref, des dommages et difficultés diverses que toute interruption des lignes et courriers maritimes ferait endurer à l’île tout entière ? D’ailleurs, une des questions inquiètes entendues ici ou là, en ville comme dans les villages, n’était-elle pas à l’époque : que fera l’Italie ? Entrerat-elle dans le conflit aux côtés de la France ou non ? Resterait-elle neutre ou s’alignerait-elle un 18
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jour de l’autre côté ? Parlait-on beaucoup autour de toi de ces contingences internationales et des risques terribles qu’elles pourraient faire courir aux populations ? Car il fallait bien reconnaître que ces considérations-là, économiques et matérielles, nourrissaient surtout les conversations les mieux informées en cette veille de conflit. D’autres, il est vrai, parlaient plutôt de revanche voire de vengeance puisque l’humiliante défaite de 1870 avait profondément marqué les esprits dans les familles directement touchées ou par l’intermédiaire de l’école dont les maîtres n’hésitaient pas à donner, à leur manière, la même leçon historique du malheureux échec de Napoléon III devant Sedan. L’échec de l’empereur descendant des Bonaparte, dont l’attachement à l’île était désormais connu de tous et que la population lui rendait bien en animant un parti politique qui lui était attaché comme on peut l’être à un membre de sa famille. L’ordre de mobilisation générale du 2 août vous aurait-il véritablement tous pris de court dans vos villages ? Ou bien, comme dans la ville voisine, aura-t-on considéré qu’il fallait non seulement s’y attendre mais qu’il convenait de partir aussitôt pour en finir très vite avec cet épisode guerrier, certes regrettable mais somme toute difficile à éviter, et qu’il devait d’ailleurs être réglé comme il le méritait ? Les raisonnements populaires n’ont pas toujours la subtilité espérée mais il faut bien reconnaître que les hauts responsables militaires de cette époque nourrissaient parfois aussi des sentiments tout aussi radicaux. Et parfois, bien peu raisonnables malgré l’énorme responsabilité humaine qu’ils supposaient. 19
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Ceux qui tenaient d’autres discours étaient alors peu entendus, semble-t-il, et demeureraient en tout état de cause toujours minoritaires. Qui connaissait exactement la teneur politique des discours de Jaurès ou de Clemenceau qui craignaient ouvertement une déflagration européenne aussitôt après l’attentat de Sarajevo ? Et la mort de Jaurès n’a-t-elle pas eu pour origine son supposé antipatriotisme après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie ? La presse nationaliste ne l’accusait-elle pas de faire le jeu de l’ennemi et certains articles n’appelaient-ils pas sans trop de circonvolutions à son assassinat même ? Peu de gens savaient ces choses-là d’une manière un peu nuancée dans ta région. Et il est certain que ce sont surtout les cris virils de rassemblement et de lutte qu’on entend le plus souvent en ces moments critiques. Tout autre discours est plutôt reçu comme suspect. Pourquoi en aurait-il été différemment chez vous ? On n’a pourtant pas beaucoup manifesté sa joie ou son excitation dans les villages de montagne mais le tocsin y a retenti comme ailleurs, et puis les gendarmes à cheval bien connus étaient rapidement venus en voisins prévenir le maire des derniers événements et l’affiche de la mobilisation générale a bien été apposée sur le mur de la mairie. As-tu été très sensible à ce qui se passait autour de toi, dans ta famille, auprès de vos connaissances ? As-tu ressenti alors cette jeune appréhension du départ, celle du voyage trop rapidement envisagé, celle de la marche d’ensemble des troupes levées dans le pays tout entier ? Les historiens s’interrogent encore avec raison sur cet apprentissage brutal de la guerre auquel ces enfants que vous 20
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étiez avez été soumis malgré vous, plus exactement à cette « dissociation cognitive », comme ils disent savamment, entre la guerre telle que vous aviez pu vous l’imaginer et la contre-évidence soudaine du champ de bataille. Qu’as-tu éprouvé, qu’as-tu ressenti toi, petit soldat, en ces moments fiévreux du départ en foule ? De l’abandon de tes parents et de tes frères plus jeunes encore ? Quels mots avez-vous prononcés entre vous ? Quels déchirants au-revoir avez-vous échangés ? Tu as dû, en tout cas, te sentir bien seul tout d’un coup et ton cœur battait sans doute très fort dans ta poitrine lorsque vous vous êtes acheminés vers le lieu de rassemblement, à ce nouvel arrachement à la terre, à un mode de vie, à des travaux et des jours familiers, à une adolescence, à vrai dire, à peine achevée. * *
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Faute de mieux et puisque c’était, dit-on, le mode de déplacement local le plus usité, nous t’imaginons regagner le lieu de regroupement, à pied jusqu’à la petite gare située à une vingtaine de kilomètres du village là-bas dans la plaine au bord de la mer. Il y avait encore à l’époque des cabriolets à grandes roues de bois cerclées de métal que quelques privilégiés attelaient à des mulets ou rarement à des chevaux et deux ou trois de ces chars rustiques se joignirent au cortège sur la route poussiéreuse du mois d’août. Des parents accompagnèrent leurs garçons jusqu’à la plaine et vous aviez, vous les plus jeunes, grimpé parfois sur 21
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les véhicules en plaisantant sur l’allure de la troupe et la chaleur de l’été. Vous reconnaissiez vos collines et les villages de la vallée le long de laquelle vous progressiez vers le dernier petit col qui constituait son verrou naturel en dessinant un naturel grand V paysager et tu t’es souvenu plus tard de la plaisanterie de l’un des jeunes gens des charrettes qui y voyait une sorte de présage, divin, ajoutait-il, de la future victoire. Au-delà du petit col, se découvrait en tout cas un autre territoire déjà un peu étranger pour vous autres jeunes ruraux. D’autant que de ce promontoire où débouchait votre route familière avant de serpenter de nouveau en pente plus douce vers ce que vous appeliez tous la plaine littorale, la mer immense s’étendait sous vos yeux, luisante et infinie, détentrice de tous les mystères d’un voyage que vous n’aviez pour la plupart jamais tenté. Même à si peu de distance, il n’est pas sûr que ces paysages de plaine où une ligne de chemin de fer avait été installée depuis quelques années seulement, aient été pour toi si familiers. Les jeunes gens, d’une manière générale, ne voyageaient guère très loin ni très souvent à cette époque où l’on demeurait volontiers dans le cercle villageois pour les activités habituelles : en dehors de l’école que tu avais quittée peut-être quatre ou cinq ans auparavant, qu’avais-tu pu faire d’autre dans ta jeune vie sinon d’aider ton père à l’atelier, t’initier peut-être à son métier, donner un coup de main en famille, seconder ta mère dans la garde de la fratrie, ou cultiver quelque petit jardin non loin du village puisque c’était l’usage de votre région, commandé par le besoin, tout comme de s’occuper de l’élevage 22
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d’un porc ou d’une chèvre domestiques, tâches ordinaires que connaissaient assurément aussi tous les autres garçons de ton âge ? On se représente encore assez facilement ces choses-là tant elles correspondent à ce que l’on sait d’une vie rurale qui demeura longtemps si semblable et répétitive pour des générations immobiles, la tienne tout comme d’autres avant la tienne et même quelques-unes qui viendront après. Encore que celles-ci, marquées par le premier conflit mondial, fussent-elles plongées si brutalement dans cette terrible aventure de la guerre et de la découverte bon gré mal gré d’autres pays, d’autres hommes, d’autres langues tout à la fois, que nombre d’entre ses représentants y prirent sinon le goût du moins envisagèrent-ils comme possible de vivre ailleurs que sur leur île. Quant à toi, on t’avait embarqué pour le moment dans un wagon sans grand confort entraîné par une locomotive à vapeur que vous considériez tous comme une nouveauté dont le bruit de la chaudière ou le panache de fumée blanche qui s’en échappait vous surprenaient un peu et vous émerveillaient en même temps. Première découverte de paysages différents, plus plats et doux que les vôtres, de même que cette mer devenue tout d’un coup moins éloignée à vos regards inquiets et que, bien qu’insulaires, vous n’aviez pas l’habitude d’approcher si fréquemment. D’autant que son horizon, nettement découpé au loin à mesure que le train filait vers le nord de l’île, constituait pour vous comme une ligne de fin du monde à laquelle vous n’aviez ni les uns ni les autres, jamais songé avec assez de précision pour vous figurer ce qu’il y avait exactement derrière. 23
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Ensuite, après un arrêt dans une autre petite gare, il avait fallu changer de train. Vous vous laissiez déjà conduire sans trop d’interrogations et l’on vous avait engagés dans des paysages plus vallonnés puis encaissés qui vous rassuraient un peu, vous les montagnards, mais ne manquaient pas de vous étonner lorsque se présentaient en désordre sous vos yeux le long des quais de campagne, à chaque arrêt de votre petit train ronflant, des groupes de jeunes qui se hissaient à bord, tout comme vous, embarqués dans une aventure aussi soudaine qu’angoissante à mesure qu’elle se précisait. On percevait de plus en plus l’effervescence populaire depuis l’ordre de mobilisation et le nombre de groupes de jeunes gens ici ou là, le long des voies des petites gares, confirmait si vous en doutiez encore l’extraordinaire importance de l’affaire. On tentait d’esquisser avec les camarades quelques vagues idées sur la suite des événements en mêlant ce qui courait comme rumeur depuis le jour du tocsin au village, les dires des uns ou des autres saisis au passage, mais c’était plus pour se donner du courage que pour s’informer réellement. Vous, les jeunes villageois, saviez peu de choses du monde dont on vous parlait parfois ou que d’anciens soldats évoquaient avec des mines désolées en repensant à leurs propres guerres. Et les rares journaux parvenus jusqu’à vos proches, lus aux voisins par quelque privilégié, n’exprimaient que des généralités dont vous ne compreniez d’ailleurs pas les subtilités, mais il vous en restait toujours au fond du cœur comme un goût étrange d’insatisfaction persistante. Certains pourtant criaient des mots d’ordre entraînants et simplistes mais une méfiance rurale 24
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vous laissait plutôt dubitatifs sans que vous possédiez toutefois des arguments adéquats ou assez pertinents pour y adhérer d’emblée : vous aviez envie de croire en cette force armée qui triompherait rapidement, balayant tout obstacle devant elle grâce à sa jeunesse impétueuse et sa volonté d’en finir très vite, mais vous vous surpreniez à caresser surtout cette idée parce qu’elle supposait naturellement un retour quasi immédiat dans vos foyers. Aussi la foule compacte qui s’agitait dans la gare du premier regroupement ne vous avait-elle qu’à demi surpris, peut-être parce qu’elle correspondait, tout compte fait, à vos espérances secrètes. Les premiers ordres gutturaux des gradés chargés d’organiser ces masses de jeunes enrôlés vous ramenèrent pourtant brutalement à cette réalité quotidienne de l’armée qui vous était tombée dessus sans crier gare. On allait procéder à la distribution des premiers équipements et il était facile de comprendre que l’opération était plus compliquée qu’elle y paraissait. De la taille exacte des uniformes ou de leur coupe grossière, on pouvait s’accommoder mais la pointure des souliers posait plus de problèmes : il s’agissait non seulement d’obtenir des chaussures pas trop serrées pour supporter les longues marches dont on vous menaçait sans cesse, encore fallait-il disposer d’assez de paires en réserve pour espérer contenter tout le monde. C’est bien pourquoi une circulaire préfectorale avait d’ailleurs précisé que si certains d’entre vous pouvaient apporter vos propres chaussures, elles seraient les bienvenues et l’on parlait même de vous rembourser cette étrange contribution initiale à l’effort de guerre. 25
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Il vous semblait, en tout cas, que ce n’était pas là un si bon signe ni quelque indication très favorable pour la suite sur l’état et la qualité des fournitures distribuées. D’ailleurs, la plupart d’entre vous avaient oublié ces recommandations, se sentant en réalité assez peu concernés parce que leurs souliers habituels ne leur paraissaient que bien peu adaptés à ce qu’ils s’imaginaient de l’équipement militaire, d’autres, parce qu’ils avaient souvent l’habitude d’aller pieds nus dans leurs activités villageoises à la belle saison et nous étions précisément en plein été. Mais les gradés chargés de l’équipement comprendraient-ils pareilles nuances explicatives à supposer qu’un simple dialogue fût réellement possible dans ce cas : ils ne semblaient pas toujours comprendre la portée de certaines demandes individuelles et répondaient le plus souvent assez rudement avec des expressions ironiques dont vous ne mesuriez pas toujours la portée, vous qui vous imaginiez parfois qu’on vous attendait à bras ouverts pour la défense unie de la patrie en danger. Vous observiez simplement que la première impression avait été loin de vous convaincre, encore moins de vous séduire et vous vous contentiez donc d’obéir à ce que l’on vous suggérait, faisant contre mauvaise fortune bon cœur sans trop manifester de mécontentement, sans chercher à finasser puisque l’heure n’était pas à ces détails. Vous auriez tout le temps, par la suite, de vous forger une opinion personnelle fondée et vous raisonniez donc déjà en pragmatiques paysans qui savent distinguer ce qui est essentiel de l’écume inutile des attitudes bravaches. Quelques citadins pourtant, sans doute plus dégourdis que vous, s’estimaient 26
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par chance, mieux servis et le laissaient entendre glorieusement par de belles exclamations déplacées qui vous semblaient pour le moment tout à fait hors de propos. * *
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Il faut dire que les citadins se sentaient un peu plus près de chez eux puisque plus tard, c’est à la caserne centrale dite Marbeuf de Bastia qu’avaient lieu les derniers regroupements pour le grand départ, cette caserne majestueuse érigée face à la mer et dominant la grande place et le quartier portuaire. Elle avait été, vous expliquait-on, un ancien couvent des missionnaires lazaristes, vaste bâtisse avec de grands jardins où l’on avait installé, au XVIIIe siècle, l’administration du gouverneur et c’est pourquoi certains l’appelaient encore « le Gouvernement » ou plutôt en idiome local U Guvernu ou u guvernamentu. Cette bâtisse deviendra plus tard, sous le même nom de Marbeuf, d’abord lycée général puis, non sans substituer à son ancienne dénomination, celle d’un résistant célèbre, en lycée d’enseignement professionnel. Mais ce n’étaient donc pas encore vraiment des souvenirs scolaires qu’éprouvaient les nombreuses recrues amenées là mais bien une sorte de crainte diffuse des autorités militaires et des épreuves qu’ils supposaient leur réserver, analogue à celle que ressentiront les futurs candidats au baccalauréat des temps ultérieurs avant les examens de fin d’année. Vous vous pressiez en ces premières journées du mois d’août 1914, encombrés de vos lourds bardas 27
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aux bras, dans les couloirs et sous les anciens cloîtres sonores en attendant d’être dûment enregistrés : appels renouvelés, grognements dans les rangs, claquement des souliers sur le pavement et cet écho bourdonnant sous les voûtes qui vous impressionnait déjà, vous, les soldats imberbes, qui n’aviez pour la plupart même jamais embarqué sur cette mer en face où vous attendait sagement le long des quais le Corte II ou le Pélion, l’un des deux navires réquisitionnés selon les jours et les nécessités des transports en gros des troupes mobilisées. On vous expliquait parfois en termes militaires minimalistes, lorsque les moins timides ou les plus malins d’entre vous osaient s’enquérir du déroulement des événements, que les lieux de rassemblement à l’intérieur des terres étaient plutôt réservés aux « territoriaux » alors que la « bleusaille » devait embarquer vers le continent car c’est d’elle qu’on avait besoin pour former les régiments de première ligne, ceux qui devaient être appelés assez rapidement au contact de l’ennemi. Les sous- officiers chargés du tri des hommes pensaient non seulement les informer mais peutêtre aussi leur insuffler encore un peu plus de cœur au ventre, connaissant la fougue de la jeunesse et sachant combien certains avaient eu, dès la mobilisation, envie d’en découdre avec cet ennemi majeur qu’ils ne nommaient plus que « Guglielmacciu », c’est-à-dire « l’affreux Guillaume » du nom du chef suprême, le Kaiser des Allemands. Or, la distinction opérée entre « territoriaux » et jeunes recrues vous intriguait tout de même un peu : les anciens, les troupes de réserve, ceux qu’on 28
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appelait « territoriaux » allaient-ils donc partir aussi à la bataille ou les garderait-on près de leurs foyers pour d’autres fonctions de surveillance locale ? C’est ce qui se chuchotait dans les rangs parmi les mieux informés ou ceux qui, dans leur parentèle, connaissaient quelque ancien, militaire expérimenté déjà rentré chez lui et convoqué de nouveau pour d’autres services, au grand dam des familles consternées de voir s’éloigner ainsi les pères après les fils. Tout cela n’était pas très clair malgré tout dans l’esprit puisque les informations divergeaient plus d’une fois selon les exemples donnés à l’appui et n’ôtaient en rien l’appréhension qui vous étreignait tous à mesure que l’heure d’embarquement approchait. Or, même celle-là, vous ne la connaissiez pas encore avec précision : lorsque les formalités seraient terminées, entendait-on. Mais lesdites formalités prenaient du temps, ralenties par des explications mal comprises, des malentendus divers dont la plupart découlaient de la pauvre expérience du voyage de cette masse de jeunes gens un peu naïfs. Et aussi, faut-il le préciser, de leur habileté relative à s’exprimer dans cette langue française qu’ils avaient entendue et pratiquée quelque peu à l’école mais qu’ils n’utilisaient que modérément et souvent maladroitement dans les situations formelles de la vie urbaine assez peu familière pour la plupart d’entre eux. Aussi, lorsque les troupes furent à peu près recensées et regroupées par escouades – ils n’étaient encore que peu à l’aise avec les dénominations militaires, section, compagnie, bataillon et autres noms spécifiques des unités – on se dirigea lentement vers le port. C’est le vapeur nommé 29
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le Corte II qui devait cette fois les accueillir : il attendait et sa cheminée lâchait déjà son panache de fumée dans l’air chaud du mois d’août sur la ville. Le bateau avec ses deux mâts grêles et son unique cheminée centrale paraissait bien bas sur l’eau pour affronter sa grande traversée. Ces pensées inquiètes venaient à l’esprit de quelques-uns de ces jeunes soldats peu rassurés qui prenaient la mer pour la première fois mais ils les chassaient rapidement pour se donner du courage ou se montrer un peu plus braves devant ceux qui plastronnaient déjà comme des vétérans. Tu cherchais de vue quelques visages de ta région mais ton regard ne rencontrait que des têtes inconnues qui leur ressemblaient pourtant par l’allure et se donnaient des airs de matamores en entonnant parfois des airs martiaux comme on en avait entendu sur les quais. Ceux-ci grouillaient de gens, familles et amis qui avaient accompagné les leurs et leur faisaient de loin des au revoir d’encouragement. Aucun des tiens n’avait pu venir jusqu’à la ville d’embarquement à cause des multiples occupations et urgences d’une famille nombreuse et peu aisée. On ne laisse pas comme cela des enfants en bas âge et un travail nourricier même pour quelques heures. Mais peut-être tes parents voulaient-ils aussi éviter toute sensiblerie hors de propos : ce n’était d’ailleurs pas le genre de la famille. Leur tempérament les poussait plutôt à faire silence au lieu des pleurnicheries inutiles en ces moments de gravité. Les petits t’avaient vu partir du village avec inquiétude mais les parents avaient rassuré tout le monde en disant que tu serais rentré bien vite pour t’occuper d’eux. Ils avaient d’ailleurs eu peu de mal 30
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à trouver des arguments qui les confortaient dans cet espoir puisque c’était bien la tonalité principale du discours colporté par tous ceux qui avaient quelque expérience, qui avaient entendu parler ou lu ce que rapportait glorieusement la presse locale. Ces départs ne seraient que des absences très brèves et les « zitelli », les enfants du pays, seraient bientôt de retour sur leurs terres, une fois leur mission rapidement accomplie. Lorsque le Corte II s’éloigna du quai, une longue clameur monta du rivage et de la place principale de la ville sur les bords de laquelle s’était rangée la foule pour mieux suivre la manœuvre du navire et saluer encore ses chers passagers. Des mouchoirs flottaient ici ou là, brandis par des parents et l’on se rassurait bruyamment pour masquer peut-être une inquiétude plus profonde. L’installation dans le bateau n’avait rien de très confortable puisque le bâtiment se trouvait cruellement inadapté à l’accueil d’un si grand nombre de passagers, et vous constatiez avec inquiétude la ligne de flottaison bien enfoncée à cause du poids considérable des troupes embarquées. Mais vous éloigniez rapidement vos pensées de naufrage et tentiez de trouver de l’intérêt à la visite du pont et de ses hublots, à la découverte des bouches d’aération, des canots de sauvetage, des haubans et vous regardiez, attentifs et graves, les marins du bord accomplir leur tâche avec aisance. La nuit tombait lentement lorsque vous avez franchi les caps du nord de l’île et le navire affrontant les lames de haute mer continuait lourdement son voyage vers les terres continentales. Vous n’avez guère dormi de la nuit, attentifs aux 31
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heurts des vagues sur la coque, et vous sortiez précautionneusement prendre l’air tout en ne vous approchant pas trop du bastingage qui vous semblait un peu proche des eaux noires. D’autant que les mouvements incessants de roulis et de tangage avaient petit à petit envahi vos estomacs perturbés : ceux qui avaient tenté de vaincre la peur et le mal de mer par un casse-croûte rapidement avalé s’étaient senti les entrailles bien remuées et n’avaient pas résisté à des nausées désagréables suivies de vomissements subits et dégradants. Une aigre odeur avait d’ailleurs rapidement envahi les pauvres toilettes du navire et se répandait même sur le pont où plusieurs d’entre vous, marins d’eau douce, s’étaient effondrés et gémissaient doucement. Tu avais résisté un peu mieux que les autres, n’ayant rien voulu manger ni boire, te méfiant de ton estomac déjà bien noué depuis l’après-midi à la caserne. Tu t’étais même affalé dans un coin du navire et assoupi sans même t’en rendre compte, la tête renversée sur ta capote roulée. * *
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Le grand port où s’était amarré votre bateau à son arrivée après un long voyage vous a semblé immense et la ville derrière, infiniment étendue : votre premier contact avec ce continent inconnu était sans commune mesure avec ce qu’imaginaient parfois vos anxiétés paysannes. Comment ne pas s’y perdre, comment s’y retrouver dans ces dédales de rues et de larges avenues à perte de vue ? Vous vous rapprochiez instinctivement les uns des autres, 32
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recherchant dans cette complicité de groupe une identité que vous sentiez fragilisée par l’inconnu soudain ouvert devant vous. Mais les consignes de l’encadrement militaire vous ramenèrent bientôt à un ordre que vous commenciez à trouver sinon familier, du moins plus rassurant. En vous regroupant par escouades dont vous ignoriez le principe de répartition, vous obéissiez machinalement à l’image d’une sorte de grand troupeau que vous vous sentiez peu à peu devenir malgré vous ou comme si un destin étrange s’inscrivait peu à peu en chacun et semblait lui dicter désormais son inexorable conduite. Les ordres venaient toujours d’en haut, de cet en haut mystérieux, dont il ne fallait même pas tenter de découvrir les arcanes puisque chacun, à quelque degré ou plutôt, actualisons, à quelque grade qu’il fût, répondait par une soumission aveugle et fataliste. Tu as sans aucun doute ressenti, toi aussi, cette sorte de malaise initial qui vous avait tous envahis et dont vous ne saviez pas trop ce qu’il représentait ou signifiait réellement. C’était, répétait-on un peu partout, lisait-on dans les journaux, le Devoir qui mouvait les hommes, avec une majuscule, s’il vous plaît, qui poussait les troupes en avant, qui dirigeait l’ensemble des décisions à prendre, qui obligeait chacun à suivre le mouvement général sans hésitation ni même l’ombre d’une quelconque résistance. La guerre venait d’être déclenchée quelque part vers le nord des pays et vous y étiez tous embarqués, chacun différent et tous semblables, dans le grand flot des soldats de quatorze. Tu as appris confusément que plusieurs d’entre vous allaient être dirigés vers une ville de garnison 33
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voisine dénommée Antibes, plus petite et moins impressionnante que le grand port où vous aviez débarqué au matin. On vous a donc dirigés vers une gare où un train, plus spacieux mais aussi peu confortable que votre petit tortillard régional, vous transporta assez rapidement jusqu’à une caserne où l’on vous attendait avec des équipements militaires supplémentaires, bidons, gamelles, quarts de fer-blanc et autres ustensiles dont vous ne saviez pas encore combien ils constitueraient bientôt votre univers familier quotidien si important. On vous confiera aussi des insignes à coudre sur vos uniformes et surtout une plaque d’identité que vous avez trouvée pratique pour vous y reconnaître vous-mêmes dans l’immense troupeau qui s’était rapidement constitué : certains se permirent quelques plaisanteries sur cette recherche, comme si, disaient-ils, nous étions supposés abrutis au point de ne plus nous retrouver par nous-mêmes… Tu as, toi aussi, rigolé comme les autres pour faire bonne figure et peut-être te sentir un peu moins isolé avant le grand bond vers les combats. D’autres, plus anciens et habitués aux usages militaires, appelaient « brisques » ces bouts de tissus ou galons indicatifs du numéro du régiment ou d’une ancienneté dans l’armée. Tu n’y vis, quant à toi, qu’un nom de jeu de cartes que l’on pratiquait dans ta région et tu pensas, sans rien en dire pourtant, que vous faisiez tous en effet partie désormais d’un immense jeu de cartes où le hasard plus que toute autre raison dicterait ses hautes décisions. Nous étions à la mi-août 1914 et un colonel vous apprit que le régiment, parti de cette base depuis quelques jours déjà, était une très ancienne 34
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unité dite 111e régiment d’infanterie de ligne, créée sous l’Ancien Régime et s’étant illustrée sur tous les champs de bataille d’Europe, sous l’Empire, à Austerlitz, à Friedland, à Wagram, à la Moskowa, à Leipzig et même plus tard en ExtrêmeOrient… Il égrenait tous ces noms illustres avec gourmandise et s’étonnait presque de n’avoir pas d’applaudissements de ces centaines de gars réunis qui l’écoutaient d’un air un peu hébété, même si certains d’entre eux avaient entendu ces noms-là à l’école lorsqu’ils avaient eu la rare chance d’y poser régulièrement leur culotte sur un banc. À la mobilisation générale, ou quelques jours après, les explications sur ce point restaient peu claires, ce n’était pas du passé mais datait seulement de quelques jours à peine, l’ancien régiment avait été dissous, disait-on, puis recomposé et baptisé d’un autre chiffre, le 311e régiment d’infanterie, comprenant trois bataillons dont le casernement était cependant toujours à Antibes. On vous annonça qu’il partirait le 20 août vers le nord mais pour le moment et pour se préparer au combat du front, il fallait assimiler quelques rudiments militaires afin de n’être point trop dépaysés en arrivant devant l’ennemi. Aussi les quelques jours qui précédèrent ce départ furent-ils consacrés à des manœuvres diverses, des exercices d’assouplissement, des courses, des sauts, des attaques et parades à la baïonnette, une curieuse escrime qui te sembla insolite à moins de préfigurer de futurs et terribles corps-à-corps… Tout cela pour aguerrir convenablement la bleusaille, comme répétaient avec conviction les sergents chargés de l’entraînement et un adjudant de carrière qui suivait 35
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ces mouvements de l’œil noir de celui qui connaît la musique depuis longtemps. * *
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Des nouvelles arrivées on ne sait d’où ni comment commençaient à vous parvenir dans un désordre impressionnant dont il vous fallait recoudre chaque bribe happée au hasard avec ce que vous saviez ou croyiez savoir depuis le départ. Après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août, la Belgique avait été envahie dès le 4 août à la stupeur générale. L’invasion d’un pays indépendant avait-elle été imaginée par nos stratèges ? Envahir un pays indépendant, ce n’était pas imaginable ! Qu’en était-il alors des dispositions générales préparées dans ce cas ? Le gouvernement aurait sans aucun doute une riposte assurée ! Mais ces nouvelles en avaient désemparé plus d’un dans les rangs et l’on se rattrapait comme on pouvait en matière prévisionnelle ou bien on se consolait déjà prématurément en pensant, que puisque le pays envahisseur avait aussi déclaré la guerre à la Russie, on pouvait logiquement espérer qu’il aurait suffisamment affaire, sur son front de l’Est avec les immenses armées du tsar pour ne pas précipiter les choses de notre côté. Or, cette attaque violente par la Belgique déjouait les plans ordinaires de notre brillant étatmajor. C’était tout de même inquiétant déjà. Que feraient donc nos troupes dès qu’elles seraient entièrement réunies et en quel point frontalier le seraient-elles ? Sauraient-elles résister alors comme il convient puisque, jusqu’alors, il n’avait jamais été 36
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question de défense mais plutôt d’attaque massive de notre part. Tout cela semblait encore bien confus et n’était évidemment pas pour rassurer les jeunes pousses. Et vous essayiez de comprendre, avec les éléments paradoxaux qui vous parvenaient, quelle stratégie générale serait adoptée par votre commandement militaire dont vous supposiez cependant qu’il avait réponse à toutes les questions restées pour la plupart d’entre vous en suspens. Vous aviez écouté ces histoires de dissolution et de reconstitution de régiments mais vous n’y compreniez, à vrai dire, pas grand-chose. Pourquoi avoir dissous puis recomposé une unité aussi brave et même héroïque que l’avait indiqué le colonel en vous rassemblant ? Vous subodoriez, mais de manière confuse, que dans l’histoire rendue publique, des pans entiers vous avaient été cachés et sentiez qu’il y avait peut-être dans les silences des éléments qui n’étaient peut-être pas dicibles. Vous allez comprendre peu à peu ce qui s’était passé avant vous, vous alliez même l’apprendre plus d’une fois à vos dépens malgré une jeune bravoure dont vous étiez évidemment tous remplis, à égale mesure, nonobstant une certaine anxiété de découvrir le front dans peu de temps, comme on vous le promettait. Une rumeur se propageait pourtant dans les rangs que certains, informés on ne savait trop comment, colportaient à leur manière. Vous découvriez d’ailleurs ainsi une des manières courantes de connaître des informations dans l’armée : ce n’était pas forcément, et même très rarement, par le canal hiérarchique attendu et officiel que circulaient les nouvelles les plus importantes mais plutôt par les chuchotements des soldats qui tenaient les faits 37
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par des informateurs particuliers, par des confidences, par des billets, des discours surpris, des déductions personnelles aussi… Et vous vous apercevriez que si les rumeurs pouvaient se révéler parfois hautement fantaisistes, elles étaient souvent fondées et se vérifiaient par la suite, tout au moins en partie, et de façon, en tout cas, toujours troublante pour vous qui les receviez de plein fouet dans votre désarmante naïveté. Vous regardiez tous la guerre d’en bas et n’aviez bien évidemment pas les moyens de connaître les causes précises de tel ou tel événement que l’on vous rapportait par ces méthodes étranges de la rumeur susurrée. Il se disait en l’occurrence que le corps d’armée auquel appartenait votre présent régiment, ou plutôt le précédent pour être plus précis, celui qui portait le numéro 111e, avait été amené à combattre immédiatement dès son arrivée au front au début du mois. Mobilisé en effet dès le 2 août au sein des 15e, 16e, 20e corps d’armée de la 2e armée du général de Castelnau, il avait aussitôt pris position non loin de Nancy sur la frontière. Vous saviez sans doute que depuis la défaite de 1870, l’ensemble des territoires alsacien et lorrain était devenu allemand et que les grands chefs militaires, formés à l’ancienne, prétendaient reprendre aussitôt d’assaut ces belles provinces trop longtemps annexées. En supposant que l’ennemi avait délaissé la Moselle en se repliant vers d’autres fronts, la tactique française avait alors consisté à enfoncer cette partie frontalière et elle s’était sentie confortée par l’occupation immédiate et facile de Dieuze ou de Mulhouse, ce qui avait provoqué un enthousiasme général des troupes et de l’arrière. 38
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