Les mutins de Calvi

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Collection I Brevi Alain Pasquet, L’Ospédale – Uspidali, 2014. Alain Pasquet & Virgile Ortoli, Intailles antiques de Corse, 2014.

Du même auteur Octave et Maria, du Komintern à la Résistance, éditions Le temps des cerises, Paris, 2007.

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Jean RabatĂŠ

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AVANT-PROPOS

« Ils étaient 28, parmi des centaines d’autres jeunes gens, qui avaient cru aux promesses mensongères : “Voir du pays, apprendre un métier.” La misère à la maison, le chômage, l’énorme usine avec sa discipline leur pesaient. Ils s’engagèrent dans la marine. Quelques-uns seulement venaient des petites villes de province, des campagnes. On les jeta dans une énorme maison d’acier, un bâtiment de guerre. De tous côtés, des bruits étranges, des sifflements, des roulements les étourdissaient ; des gradés les interpellaient dans des termes incompréhensibles. Au lieu de soleil, ils trouvèrent l’éternelle lampe électrique ; au lieu de nouveaux pays, des chambres d’acier hermétiquement closes, tantôt torrides, tantôt glacées ; en guise de métier, un travail spécialisé à l’extrême en des mouvements chronométrés, mécaniques… Souvent, ils connurent des fatigues inouïes, la souffrance terrible de l’envie de dormir, dormir à tout prix, n’importe où. Souvent aussi, tandis qu’ils avaient faim, ils voyaient passer sous leur nez des mets savoureux destinés à alimenter l’estomac de leurs officiers. En se relevant meurtris de leur lourd sommeil sur la tôle, ils apercevaient leurs chefs vautrés sur des divans ou leur donnant périodiquement le spectacle d’orgies immondes. Alors ils réfléchirent à leur misère. Des phrases entendues jadis distraitement leur revinrent à l’esprit sur l’exploitation de l’homme par l’homme, le capitalisme, le militarisme. En quelques jours, tout s’éclairait : ils comprirent la raison et la nécessité de la lutte des classes. Quand ils connurent ces engins mystérieux qui les environnaient, ils s’aperçurent que leur vie était en danger à chaque seconde : vapeur, grisou, éther, pétrole, explosifs, la mer. L’énorme usine flottante et mécanisée brassait leurs âmes avec des centaines d’autres, les forgeait au feu de la bataille sociale et les trempait dans l’atmosphère de mort qui les entourait. Comme des milliers de leurs camarades, ils devinrent vite des marins révolutionnaires, intrépides et inébranlables. Ils souffrirent dans la hideuse Maritime de Toulon. Pour des motifs futiles, ils furent jetés à Calvi, dans le bagne où, sous de vieilles défroques militaires, ils

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subissaient un martyre épouvantable. Maintes fois nous le dénonçâmes ici. Le 5 décembre dernier, nous criâmes encore leur souffrance à la Chambre des députés. Ni leurs appels désespérés, ni les lettres désolantes des mères, ni le récit de la brutalité des chaouchs n’ont touché Painlevé1. Par une ironie singulière, c’est ce polichinelle grotesque qui, membre du Comité central de la Ligue des Droits de l’Homme, prend la défense des bagnes militaires ! Les répressionnaires souffraient trop. Ils se sont révoltés. Le jour de Noël ! Suivant la tradition sacrée de solidarité des gens de mer, le groupe de disciplinaires le plus voisin s’est porté à leur secours en crevant la cloison. Ni les revolvers, ni la faim n’ont pu les maîtriser. Quinze d’entre eux étaient sans nourriture depuis 69 heures, treize depuis 48 heures. Et malgré cela, ils ne se sont pas rendus : comme à la Maritime, chaouchs et gendarmes, ne les ont eus que par la force. On les a assommés, on les a roués de coups. Ils ne se sont pas pliés. Ils furent traînés devant le Conseil de guerre. Dans une émotion intense, les prolétaires de Marseille, entourés de baïonnettes et de mouchards, virent ces jeunes gens pâles, tête rasée, amaigris, rester inébranlables et accusateurs. Pas un n’a fléchi. Leur dernier mot a été une déclaration de lutte. Et l’on est confondu devant la grandeur d’âme de ces jeunes marins prolétaires, déclarant qu’ils ont risqué leur vie et sacrifié leur liberté pour que finissent les horreurs des sections de disciplines, nécessaires au maintien de l’ordre capitaliste. Voici vingt ans, un pareil procès condamnant les martyrisés et couvrant d’hommage les bourreaux aurait soulevé une tempête de protestations de tous les hommes dits « de cœur ». Aujourd’hui, la haine de classe est trop violente. Comme lors des incidents de la Maritime, pas un seul journal bourgeois, même de gauche, n’a élevé la moindre protestation. Quant aux chefs socialistes, leur patriotisme leur interdit toute action. Les marins de Calvi ne peuvent compter que sur l’aide des ouvriers et des paysans. Elle ne doit pas leur manquer. Il n’est pas possible que le prolétariat permette à notre immonde bourgeoisie de martyriser dans ses geôles civiles et militaires les meilleurs de ses enfants. Il n’est pas possible qu’il lui permette de les y torturer pendant des années. Saluons avec émotion ces héros prolétariens ! Gloire aux marins de Calvi qui viennent de donner à la classe ouvrière un si bel exemple de courage et de solidarité ! Et vite, passons à l’action puissante, irrésistible, pour les arracher à leurs bourreaux ! » André Mitar 1. Paul Painlevé était ministre de la Guerre au moment du procès, après avoir été président de la Chambre des députés en 1924 et président du Conseil l’année suivante.

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Le texte ci-dessus date de 1928. Il est signé par son auteur André Marty2 d’un pseudonyme volontairement très transparent. Écrit avec la vigueur et le vocabulaire de l’homme et de l’époque, il préfaçait le compterendu d’un procès qui s’était déroulé du 3 au 7 mai, à l’issue duquel le Conseil de guerre de Marseille avait infligé de deux mois à cinq ans de prison à vingt-huit matelots accusés de rébellion à la « Section de discipline » du fort Charlet, à Calvi, le lendemain de Noël 1927. Le récit des audiences suivies par le journaliste de L’Humanité, Camille Fégy, fut édité en brochure par le Secours Rouge International et le Parti communiste français. Objectif : soutenir la bataille aussitôt engagée pour exiger la libération des condamnés et la dissolution des sections dites « de disciplines » ou « spéciales », véritables bagnes militaires. ■

Croquis d’audience de Cabrol

Moins de trois ans après la condamnation des « vingt-huit » à un total de vingtsix ans et neuf mois de prison, le 20 octobre 1930 une nouvelle mutinerie éclatait au fort Charlet. Cinq matelots furent à leur tour déférés devant le tribunal militaire. Ils y dénoncèrent à nouveau les brimades, les coups, les travaux forcés toujours en vigueur à Calvi. C’est à ce second procès que sont consacrées les pages qui suivent. 2. André Marty, officier mécanicien de la Marine fut l’un des initiateurs de la révolte des marins de la mer Noire en 1919. Devenu dirigeant communiste et député, André Marty était intervenu le 5 décembre 1927 au cours du débat sur le budget militaire. Exemples à l’appui, il avait dénoncé les traitements subis par les détenus de Calvi, et proposé un amendement supprimant les sections disciplinaires. Le matin, Jacques Duclos, autre dirigeant et député communiste avait réclamé la suppression des Conseils de guerre après avoir évoqué le sort des « fusillés pour l’exemple ».

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Carte postale du Secours rouge international éditée en 1928 après les condamnations infligées aux matelots de la première mutinerie ayant éclaté à Calvi, le jour de Noël 1927.

Le texte d’André Marty peut cependant en présenter le récit aussi bien qu’il le fit pour le précédent, sans aucune modification de fond. À une ligne près : la dernière qui appelle à l’action pour leur libération. Car, contrairement au premier, ce second procès prit fin sur un acquittement général. Une bataille de plusieurs années avait donné ses premiers fruits. Elle reprit peu après, une troisième révolte ayant été suivie d’un troisième procès conclu, celui-là, par de lourdes condamnations. Elle se développa jusqu’à ce qu’en 1937 le gouvernement du Front populaire promulgue une loi amnistiant toutes les infractions militaires. J.R.

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A V A N T- P R O P O S

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■ Après leur condamnation, les 28 mutins de la nuit de Noël 1927 au fort Charlet sont ainsi mis à l’honneur par le Secours rouge internationnal, dans la brochure éditée et diffusée pour couvrir les frais de leur défense.

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D’UNE MUTINERIE À L’AUTRE…

« La France est une île heureuse dans un moment de crise ! » En ce mois de décembre 1930, Théodore Steeg, très éphémère président du Conseil, se réjouit. Il vient tout juste de remplacer André Tardieu et ignore qu’il devra céder son poste un mois plus tard à Pierre Laval. Contrairement à ce qu’il veut laisser croire, l’année 1931 trouve notre pays au seuil d’une crise majeure. Après les « années folles » qui suivirent la fin de la Première Guerre mondiale, la crise économique ouverte en 1929 par le krach survenu aux États-Unis explose. Touchée un peu plus tardivement que l’Angleterre et l’Allemagne, la France entre à son tour dans la tourmente. Par rapport à 1929, la baisse de la production industrielle atteint 23 %. Le nombre total des chômeurs est passé de 400 000 en janvier 1931 à 1 100 000 en octobre, auxquels s’ajoutent quatre millions de chômeurs partiels (contre 800 000). Toutes les catégories sociales sont touchées ; en premier lieu les salariés, comme toujours en pareil cas. Les salaires attaqués et les primes remises en cause par le patronat se traduisent par une baisse de revenu de 10 à 15 % pour les mineurs, de 15 à 20 % dans le textile, de 7 à 10 % pour les sidérurgistes. En 1930, plus de 2 000 grèves rassemblant plus de 1 300 000 participants ont eu lieu ; l’année suivante s’ouvre sur des arrêts de travail dans les mines et l’industrie textile1. L’Internationale communiste et l’Internationale syndicale rouge, appellent le monde ouvrier à participer massivement à une « Journée internationale de lutte » le 25 février, pour réclamer « du travail ou du pain ». Hasard du calendrier, le même jour s’ouvre à Toulon le procès de cinq matelots. Âgés d’une vingtaine d’années, comme beaucoup d’autres jeunes victimes de la crise économique, ils se sont engagés dans la Marine nationale pour échapper au chômage. N’ayant pas pu ou voulu se plier aux règles militaires, ils ont été sanc1. Rapport au congrès de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) du 8 novembre 1931.

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tionnés et envoyés à la « camise2 » de Calvi, en Corse. Accusés de s’y être mutinés, quelques mois plus tard les voilà déférés devant le Conseil de guerre. Ce n’est pas la première fois que pareil tribunal est appelé à siéger. Tout au long de son histoire, l’armée française a connu nombre de mutineries. Sans remonter plus loin dans le temps, citons celle des gardes françaises au cours de la nuit du 12 au 13 juillet 1789, lorsque furent connus le renvoi de Necker et l’appel à le soutenir lancé au peuple par Camille Desmoulins. Elle précède de peu la prise de la Bastille. Alexandre Dumas père en fait le récit à peine romancé dans Ange Pitou. Rappelons que les Trois Glorieuses (27, 28 et 29 juillet 1830) et la révolution de 1848 qui signa la fin de la monarchie de Juillet voient, elles aussi, des militaires rejoindre le peuple sur les barricades. N’oublions pas que l’acte de naissance de la Commune est en quelque sorte signé le 18 mars 1871, à Montmartre, par les soldats du 88e de ligne mettant crosses en l’air et fraternisant avec la Garde nationale. Qui, enfin, n’a pas entonné ou entendu fredonner le salut aux Braves soldats du 17e, chanson écrite et composée à la gloire des « pioupious » du 17e de ligne qui refusèrent d’ouvrir le feu sur les vignerons du midi en 1907 à Béziers ? Dix ans plus tard, en pleine guerre, les « fusillés pour l’exemple » témoignent tragiquement des mutineries qui touchent Le 17e régiment à Béziers en 1907 les unités de l’armée. Variable ■ selon les historiens, leur nombre reste toujours significatif. « 250 cas avérés d’indiscipline impliquant au plus 40 000 mutins » sont recensés par Guy Pédroncini, 161 par Denis Rolland, et 111 par André Loez3. Joseph Jolinon4 se montre le plus précis. Il en compte « exactement 113 ; 75 régiments d’infanterie, 22 bataillons de chasseurs, 12 régiments d’artillerie, 2 régiments d’infanterie coloniale, 1 régiment de dragons, 1 bataillon sénégalais, sans compter les régiments qui, faute d’occasion, ne se révoltèrent pas, mais n’en pensèrent 2. Nom donné aux sections spéciales. 3. G. Pédroncini est historien de la Première Guerre mondiale, D. Rolland historien recteur de l’Académie de Dijon et A. Loez, docteur en histoire contemporaine, est l’auteur de La Grande Guerre (éditions La Découverte). 4. Joseph Jolinon (1885-1971) fut avocat, écrivain, grand prix du roman de l’Académie française. Soldat durant toute la Première Guerre mondiale, il défendit face au Conseil de guerre les soldats de son régiment qui avaient participé à la mutinerie de Coeuvres en 1917.

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D’UNE MUTINERIE À L’AUTRE…

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pas moins5… ». La « Grande guerre » terminée, c’est en avril 1919, loin des côtes de France qu’éclate la révolte des « marins de la mer Noire ». À l’initiative de l’officier mécanicien André Marty, les matelots du torpilleur Protet refusent de participer à l’agression entreprise contre la toute jeune République des Soviets. Ils sont rejoints par ceux du cuirassé France, sous l’impulsion d’un matelot âgé d’à peine 20 ans, Virgile Vuillemin ; ceux du Guichen, à l’appel de Charles Tillon, mécanicien de 22 ans ; ceux du Jean Bart, du Chaylo et de plusieurs autres bâtiments. Compte tenu de son ampleur et de son soutien aux « rouges », de la répression qui suivit et de la place prise par la suite dans la vie politique par André Marty et Charles Tillon, cette révolte6 est plus connue que de nombreuses autres survenues dans la marine. Dans ses écrits, Georges Yvetot7 évoque une bonne dizaine de séditions survenues de 1917 à 1919 à bord de navires, en mer Noire mais aussi en rade de Toulon.

5. « Les mutineries de 1917 », revue Europe, 15 juin 1926. 6. La révolte de la mer Noire par André Marty, préface de Marcel Cachin, Éditions Sociales, 1949. Les mutins de la mer Noire de Jacques Raphaël-Leygues et Jean-Luc Barré, éditions Plon, 1981. 7. Georges Yvetot (1868-1942) : antimilitariste militant, anarchiste et syndicaliste. Il fut secrétaire général de la CGT en 1902.

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L’entrée du fort Charlet (au second plan, les travaux effectués pour sa nouvelle utilisation).

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LE FORT CHARLET, BAGNE IMPITOYABLE

Revenons à Calvi. Côté mer, les sombres murailles du fort Charlet dominent la ville, son port et sa vaste baie, du phare de Revellata à la Punta di Spanu. Côté terre, il offre un magnifique et imprenable panorama sur la Balagne. Pourtant, jusqu’à une période toute récente, il fut abandonné aux herbes folles et aux ronces. Contrairement à la citadelle dont Calvi tire gloire, il reste ignoré de la plupart des guides touristiques qui ne lui trouvent sans doute aucun intérêt, ni historique ni architectural. Cette forteresse édifiée de 1843 à 1845, à proximité immédiate du fort Maillebois, datant de 1756 et lui aussi oublié, a pourtant son vécu. Sous le nom de fort de la Torretta, elle abrita d’abord une batterie d’artillerie et ses servants. Fin du xixe siècle début du xxe, son changement de nom accompagna la suppression de la batterie, l’ajout de divers bâtiments à celui d’origine, et l’abandon de son rôle défensif. Enceinte fortifiée cernée de douves profondes, elle devint quartier de casernement et centre d’incarcération. C’est ainsi qu’entre 1871 et 1903 plus de cinq cents Maghrébins y furent exilés et détenus, la plupart pour avoir participé en mars 1871 à la plus importante insurrection du peuple algérien contre le pouvoir colonial français depuis la conquête de 18308. Dite « révolte des Mokrani », du nom de certains de ses initiateurs, cette insurrection, à laquelle participa Exilés arabes parmi la population calvaise près du tiers de la population, ■ e au tournant du xx siècle

8. « Les détenus arabes de Calvi – 1875/1903 » de Fanny Colonna (anthropologue, chercheuse émérite au CNRS). In Golden roads, Migrations, pilgrimages, Ed. I. Netton, Cambridge, 1993.

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fut suivie d’une féroce et sanglante répression et de centaines de déportations à Cayenne, en Nouvelle-Calédonie et, en Corse, au fort Charlet. Par la suite, celui-ci accueillit les « sections spéciales » pénitentiaires de la marine devenant ainsi une véritable prison. Cette utilisation prit fin au seuil des années 60 avec la libération des patriotes malgaches qui y furent internés six années après leur condamnation au procès de Tananarive9. Les quatre hectares des forts Charlet et Maillebois servirent ensuite de terrain d’entraînement militaire. Ils abritèrent enfin les services techniques de la ville de Calvi. En 2006, la Collectivité territoriale de Corse décida d’acquérir le fort Charlet pour y créer le Centre de conservation et de restauration du patrimoine mobilier de l’île10. D’importants travaux ont profondément modifié l’intérieur du bâtiment. Cependant les maîtres d’œuvre et architectes ont conçu leur projet en conservant une partie de l’existant. Plusieurs installations connaîtront donc désormais une utilisation plus agréable et enrichissante que la vie pénitentiaire ! À commencer par les cachots et autres cellules décrites avec justesse par les cinq jeunes matelots au cours de leur procès. La mutinerie dont ils sont accusés, n’est pas une « première » pour le fort Charlet. Mais depuis celle survenue en 1927, « aucune réforme en profondeur n’était intervenue, si ce n’est quelques mesures formelles changeant l’intitulé des Régiments disciplinaires en celui de Sections spéciales et la création de Commissions de justice siégeant à bord des navires de guerre et au sein des régiments pour éviter de trop recourir au Conseil de guerre, mais qui permettent, en fait, d’infliger de lourdes peines « en douce » et de manière encore plus arbitraire11 ». Aucun changement donc dans les conditions de vie et les traitements infligés à des matelots sanctionnés pour des fautes souvent futiles. Appelés « disciplinaires » ou « camisards », ils vivent toujours « sous la coupe d’une législation qui date du régime de Louis XIV et fut établie par Colbert », soulignera un de leurs avocats. À part leurs proches, bien peu de personnes se soucient de leur sort. On parle parfois des « Bat’d’Af », de Cayenne ou de Tataouine, voire de l’île d’Oléron en évoquant 9. En mars 1947, Madagascar alors colonie française se soulève pour exiger son indépendance. La révolte est suivie d’une terrible répression qui fait des milliers de victimes. À l’issue d’un procès, six des principaux responsables du mouvement sont condamnés à mort. Leur peine commuée en prison à vie, ils sont transférés au fort Charlet en 1950. Amnistiés, ils seront libérés en 1956, quatre ans avant la reconnaissance de l’indépendance de Madagascar. 10. La mise en service du Centre et son ouverture au public sont prévues pour la fin 2014. 11. Pierre Segond, psychologue au CNRS : « À propos de la mutinerie de Calvi », note ajoutée à La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, Raoul Léger, L’Harmattan, 1998.

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les sections ou régiments disciplinaires, rarement de Calvi. Aujourd’hui encore, même en Corse peu de gens ont entendu parler de la « camise » ou des « mutins de Calvi ». Les livres retraçant l’histoire de l’île sont d’une curieuse discrétion à ce sujet. Pour découvrir qu’à une époque pas si lointaine, le fort Charlet avait une terrible réputation auprès des matelots de la Marine nationale, il faut se reporter à des ouvrages d’un tout autre genre. Par exemple, à ceux retraçant la vie de deux personnages devenus par la suite figures historiques du banditisme12. Ange Vinciguerra est l’un d’eux. Jeune engagé dans la marine, il a été envoyé à Calvi en 1928 à la suite d’une bagarre. Il n’ignore pas ce qui l’attend : « (…) puisque tu ne veux pas m’en dire plus, tu verras qu’en arrivant au fort, les “poucettes” te rendront plus bavard. Les poucettes, Ange connaissait. Il avait frémi à la description de ces étaux de bois qui serrent les doigts à la limite de l’écrasement. Plusieurs de ses camarades avaient été soumis à cette torture à Calvi ». À son arrivée, il est « affecté à la “première catégorie” : celle des camisards qui avaient le droit de fumer et d’aller à la cantine. Les marins du deuxième groupe, les “isolés” ou les “gayes” étaient de pauvres bougres qui réclamaient eux-mêmes leur isolement pour échapper aux sévices qu’infligeaient certains caïds aux mœurs spéciales ». Décrivant le quotidien des détenus, Vinciguerra évoque successivement : les travaux sur les routes et dans les champs ; l’envoi dans les vignes d’un parlementaire pour « huit heures de travail par jour en plein hiver. Un quart de vin supplémentaire au repas de midi et à la soupe du soir comme récompense : le député s’offrait une main-d’œuvre à bon marché » ; les conditions d’hygiène : « même la toilette et le rasage constituaient une corvée : cinq robinets à peine et deux rasoirs-sabres par chambrée de 40 hommes » ; les punitions : « le mitard, avec exercices spéciaux, comme la “pelote” et la « briquette ». Pour la première, il fallait tourner sur la piste du stade jouxtant le cimetière, avec un sac de 30 kilos sur les reins. Pour la briquette, à peu près la même chose avec, en plus une brique de cinq kilos à porter à bout de bras. » Le second, Henri Charrière, engagé en 1925, fut rendu célèbre par un film titré de son surnom : « Papillon ». Il parle aussi des corvées auxquelles il fut soumis à Calvi pendant deux années : « (…) travaux forestiers et routiers principalement, par tous les temps et dans une discipline d’enfer. Travail aussi à l’entretien des vignes d’un sénateur corse, un nommé Landri, [en réalité Adolphe Landry, qui fut député radical socialiste, mais aussi ministre, maire de Calvi et sénateur] qui emploie parfois des disciplinaires. Dix kilomètres aller-retour au pas de chasseur, 12. Les citations qui suivent sont extraites de Le Corse de Jean Bazal et Paul-Claude Innocenzi (Éditions Olivier Orban) et de Papillon libéré : la vie d’André Charrière de Vincent Didier (Éditions Social/Science).

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pelle ou pioche sur l’épaule, pour un travail harassant sous un soleil de plomb. C’est marche ou crève tous les jours ! ». Pourtant, ajoute-t-il : « le dimanche était le jour le plus exécré » en raison du désœuvrement. « Certains fabriquaient des jeux de cartes avec des bouts de carton pour jouer le tabac de la quinzaine à la belote. D’autres s’assemblaient pour chanter. Mais pas n’importe quoi. Si les “chefs” toléraient les romances sentimentales, ils sévissaient en revanche dès qu’ils entendaient les “goualantes” des prisons maritimes et des bagnes militaires. Les durs des bas-fonds de Paris et les nervis des vieux quartiers de Marseille occupaient leur temps à se faire tatouer (…) Ils se battaient pour obtenir un tour de priorité chez le tatoueur ».

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