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I
La poésie populaire corse, production spontanée de la race, comprend : 1. Les lamenti, voceri1, chants funèbres improvisés par des femmes sur le corps d’un parent ou d’un ami décédé de mort naturelle ou ayant péri de mort violente. 2. Les nanne, ou berceuses, lentes mélodies improvisées par des mères, des grand-mères, des aïeules pour bercer ou endormir des enfants. Aux nanne se rattache toute une littérature enfantine, airs de danse, airs de ronde. 3. Les canzoni, chants électoraux, chants satiriques, humoristiques, où s’exprime l’esprit caustique, très aigu, des Corses, et chants de métiers. 4° Les sérénades, chansons d’amour, d’un accent grave, particulier à la Corse, auxquelles se rattachent les canzoni d’amore, romances sentimentales. La poésie populaire corse est caractérisée par l’absence de chants héroïques, de noëls, de chants nuptiaux. À quelle époque remonte la poésie populaire corse ? Il est impossible, en l’absence de tout document, d’en indiquer une date, même approximative. Un chroniqueur corse, Pietro Cirneo, qui écrivait au XVe siècle, attribue aux lamenti et aux voceri une origine romaine2 : « Les funérailles, dit-il, se célèbrent avec le plus grand apparat et personne n’est enseveli sans obsèques, éloges, lamentations, nénies et oraisons funèbres3. » Mais ces cérémonies funèbres sont antérieures aux Romains. Ils les ont empruntées, croit-on, aux Etrusco-Pélasges. Qui pourrait affirmer qu’elles étaient inconnues aux Corses autochtones, à ces hommes à demi sauvages, qui parlaient une langue rude, incomprise de Diodore de Sicile et de Sénèque ? Dans 1. Lamenti s’applique de préférence aux chants inspirés par une mort naturelle ; voceri à ceux de mort violente. Dans l’arrondissement d’Ajaccio, voceri se prononce buciari. Les lamenti et les voceri sont désignés sous le nom de ballati dans certaines régions de la Corse, sans doute parce que, selon de très anciens rites funéraires, les pleureuses dansaient en chantant autour du cadavre. 2. À Rome, les pleureuses s’appelaient preficœ, et les complaintes funèbres neniœ. On chantait en s’accompagnant de la tibia sur un enfant mort, et la tuba sur un adulte. Cette poésie, le lessus, après avoir été interdite en Grèce par les lois de Solon, fut interdite à Rome par la loi des Douze-Tables. 3. Petri Cyrnœi, Clerici Aleriensis. – De rebus Corsicis, lib. I. (avec trad. de l’abbé Letteron). – Bastia, Ollagnier, 1884 in-8° de 414 p.
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une étude anthropologique sur la Corse, le docteur Jaubert4 arrive à cette conclusion que les Corses actuels seraient un rameau de la race berbère. Le rituel funéraire des Arabes, des Kabyles surtout, offre, en effet, une similitude frappante avec celui des Corses, et les mélopées arabes ont un rythme à peu près identique à celui des lamenti corses. Quoi qu’il en soit, aucun fragment des vieilles poésies populaires corses n’est parvenu jusqu’à nous. Ni Giovanni della Grossa, chroniqueur du XVe siècle, ni Filippini du XVIe, ni le père Rossi du XVIIIe n’en font mention. Or, pendant des siècles, les femmes n’ont cessé d’improviser des voceri, et les hommes des chansons satiriques. Peut-on imputer leur disparition à l’absence d’imprimerie en Corse ? Il est exact que la première imprimerie n’a été établie à Bastia que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et à Ajaccio qu’au début du XIXe 5, mais la transmission des lamenti et des canzoni devait et pouvait se faire parfaitement par la mémoire. Avant l’invention de l’imprimerie, avant même celle de l’écriture, on se transmettait oralement de longs poèmes, d’interminables récits ou contes. Le fait a été scientifiquement constaté chez divers peuples anciens et modernes. En Corse, la transmission des chants populaires pouvait et devait se faire à l’aide de copies manuscrites. Lorsque, autour d’un cadavre, parmi les vocératrices groupées autour de la tola 6, qui ressassaient des lieux communs, une d’entre elles, douée du génie poétique, tirait de son cœur des images neuves ou des accents émouvants, ses stances étaient aussitôt retenues, gravées dans la mémoire de ses auditrices, puis répétées, fixées, au besoin, par l’écriture. Il en était de même pour les chansons satiriques qui traduisaient un sentiment populaire. Leur diffusion devait se faire avec une extrême rapidité, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par un exemple récent. La chanson du Trenu, par Maria Felice7, composée en 1885, au moment de la mise en exploitation du chemin de fer de Bastia à Ajaccio, et celle de la Pipa, d’auteur inconnu, créée vers la même époque, ont obtenu une vogue extraordinaire, propagées dans l’île, avant qu’elles eussent été imprimées, par des chanteurs ambulants, tels J.-B. Ambrosini, d’Occhiatana, dit Giambattì8, qui, pendant 4. L. Jaubert. – Étude médicale et anthropologique sur la Corse. – Bastia, Ollagnier, 1896, in-8° de 112 p. Pierre Rocca – Les Corses devant l’anthropologie – Paris, J. Gamber, 1913, in-16 de 41 p. Eugène Pittard (Les races et l’histoire, Paris, 1924) classe la race corse, d’après Deniker, dans la race ibéro-insulaire. 5. Louis Campi (L’imprimerie à Ajaccio. – Ajaccio, Imp. Massel, 1904, in-8° de 31 p.), déclare que la première imprimerie corse fut établie à Bastia vers le milieu du XVIIe siècle. Il fait allusion aux Statuti civili e criminali dell’Isola di Corsica imprimés à Bastia par Francesco Maria Martini, 1694, in-4 de 108 p. et 4 pages non chiffrées, à laquelle succéda, peut-être l’imprimerie de Jean-Marc Artaud qui imprima, en 1750, l’Almanacco reale, publié par l’Academia de Vagabondi (1749-1752) reconstituée en 1749 par le marquis de Cursay. D’après un renseignement qui nous a été fourni par M. Paul Graziani, archiviste de la Corse, Paoli fit établir, en 1760, une imprimerie à Prunete, près Cervione. L’imprimeur était François Battini, d’origine napolitaine. En avril 1764, l’imprimerie fut transportée à Corte ; elle était dirigée par l’abbé Ch. Rostini. Elle fut transportée à Bastia, après la conquête de la Corse en 1769. 6. Table sur laquelle est dressée la couche funèbre. 7. Cette poétesse est originaire de Cervione d’après les uns, de Moita d’après les autres. 8. Décédé en 1921.
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INTRODUCTION
une vingtaine d’années, a parcouru la Corse à pied, de commune en commune, à la grande joie des enfants et des amateurs de chansons savoureuses en dialecte corse. Plusieurs recueils manuscrits de voceri et de chansons populaires existaient, autrefois, dans les familles corses. En 1897, au moment où je préparai l’édition des Chants de la Mort et de la Vendetta, on pouvait encore en dénicher quelques-uns : je pus en recevoir trois en communication assez aisément. Les recherches infructueuses auxquelles je viens de me livrer me font craindre qu’il n’en soit plus de même aujourd’hui. Il se peut qu’on s’en soit débarrassé comme de vieux papiers encombrants ! Il ne faut pas s’en étonner. La poésie populaire corse a été dédaignée, de tout temps, par les esprits cultivés : poésie rustique, devait-on se dire, d’humbles femmes, de bergers, de paysans illettrés ! Salvatore Viale, dans sa préface au recueil de Canti popolari, publié en 1843, prend la précaution de dire qu’il les offre au public non comme des modèles de fines poésies, mais comme l’expression des sentiments et des coutumes des Corses. Les poètes insulaires écrivaient en italien et imitaient un peu trop servilement les poètes italiens. Ils ne savaient rien tirer de la riche sève populaire. Si, une fois par un hasard, un Salvatore Viale9, un Ugo Peretti10, un Petrignani11, composaient une pièce en dialecte corse, c’était plutôt par passe-temps de lettré ! Or, qui connaît les Rime, poésies italiennes qu’Anton Giacomo Corso publiait en 1550 12, et les Poesie que Sébastien Carbuccia faisait paraître en 167513 ? Le poème héroï-comique de Salvatore Viale, la Dionomachia, rencontre encore quelques lecteurs, mais qui lit encore les poésies de Giubega, de Biadelli, de Multedo (sauf l’Ode à la Corse), de Tiberj, de Raffaelli, de Pasqualini, les plus notoires poètes corses de langue italienne de la première moitié du XIXe siècle ? Leurs œuvres n’ont que trop vieilli, tandis que les Canti popolari gardent leur éternelle jeunesse ! Les Français, qui ont publié des études sur la Corse après la conquête14, ne fournissent aucune indication sur la poésie populaire de l’île. Elle devait sans doute les rebuter par l’outrance des sentiments, la vulgarité du langage. Il leur était difficile, au surplus, en l’absence de textes imprimés, d’en prendre connaissance. La Corse possédait un curieux poète de langue corse, l’abbé Gugliemo Guglielmi, de Piazzola 9. Salvatore Viale (1787-1861) a inséré dans la Dionomachia la célèbre sérénade de Scappinu en dialecte corse, mais il a éprouvé le besoin d’y joindre une libre imitation en vers italiens. De la comparaison des deux textes, il ressort qu’autant le texte corse a de la verdeur, du pittoresque, autant le texte italien est pâle, édulcoré ! 10. Le colonel Ugo Peretti (1747-1838), de Levie, a écrit les Ottave rusticane. 11. Alexandre Petrignani, un ami de Salvatore Viale, qui évoque sa mémoire au début du chant VIII de la Dionomachia, périt tragiquement à Aleria en 1813. Son recueil de poésies, Poésie d’Alessandro Petrignani, de Venzolasca, Bastia. Fabiani, 1844, in-12e de 125 p., contient un Testamentu en dialecte corse. Sambucucciu di Casinca a publié à l’imprimerie d’A Muvra, en 1924, un poème inédit de Petrignani intitulé La Pila Rapita, in-16, de 53 p., suivi du Testamentu. 12. In Vinegia per Comin, 1550, in-16 de 79 f. 13. In Vinezia. Appresso Antonio Bosio. 1675, in-16 de 384 p. 14. Abbé de Germanes – Histoire des révolutions de Corse (1771). – Pommereul. – Histoire de la Corse (1779). – Un officier du Régiment de Picardie. – Mémoires (1774-1777). – Abbé Gaudin. – Voyage en Corse (1787).
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d’Orezza, né en 1644 et décédé en 1728, qui a laissé des poésies très pittoresques. Ses œuvres choisies15 n’ont été imprimées qu’en 1843 et dans des conditions qui laissent à désirer, comme on le verra plus loin. S’il existait des copies de ses poésies, elles ne devaient pas circuler au-delà de la piève, ou, comme on dit aujourd’hui, du canton d’Orezza. Il doit s’en être perdu beaucoup. On raconte que, devenu aveugle, lorsqu’il était saisi par l’inspiration, le bon abbé Guglielmi se rendait en toute hâte sur la place publique de Piazzola et s’écriait : « N’y a-t-il pas, parmi vous, quelqu’un qui sache écrire ? Prenez note, je dicte ! » Un autre écrivain corse de la fin du XVIIIe siècle, Anton Sebastiano Lucciardi16, récitait volontiers ses compositions, ou, plus exactement, ses improvisations, mais il ne prenait pas la peine d’en garder copie. Son arrièrepetit-fils, le poète corse J.-P. Lucciardi, a pu en reconstituer quelques-unes en mettant à profit la mémoire des vieillards de Santo Pietro di Tenda. Les spirituelles et mordantes poésies du chanoine Straforelli17 qui écrivait, aussi, à la fin du XVIIIe siècle, n’ont pas été imprimées de son vivant. Dans les Canzoni contadineschi, on a publié de lui, pour la première fois semble-t-il, une de ses poésies, le lamentu d’Anna Catalina, parodie de chant funèbre. Il n’a existé, pour les bons poètes corses du XVIIIe siècle, aucun Mécène18. La sérénade de Salvator Viale, O specchiu d’e zitelle di la pieve, insérée au chant IV de la Dionomachia19, parue en 1817, est le premier texte corse, à ma connaissance, qui ait été imprimé. Un écrivain anglais, Benson20, vivement intéressé par la littérature populaire corse, publiait en 1825, pour la première fois croyons-nous, la Sérénade du berger de Zicavo et la pièce satirique, Jacumu Francescu, qui font partie de ce recueil. 15. Poesie scelte di prete Guglielmo Guglielmi… éditées et annotées par Emmanuelle P. F. – Bastia. – Tip. Battini, 1843, in-8° de 64 p. – L’opuscule contient : Ottave Giocose (sur la disette de 1702, de 1586, de 1716). Sestine. – Sonetto. – Terzine di varj proverbj corsi. 16. Anton-Sebastiano Lucciardi, dit prete Biasgiu (1764-1869). Ses poésies ont été publiées, il y a une dizaine d’années dans le Chiaravalle et l’Artigiano Corso, almanachs en dialecte corse publiés à Bastia. 17. M. Valery connut le chanoine Straforelli à Bastia en 1834. Il était, à l’époque, plus qu’octogénaire. Quelques-unes de ses poésies (il en reste beaucoup d’inédites), ont été publiées dans l’Artigiano corso. 18. Nous assistons, depuis quelques années, à une renaissance des lettres corses grâce à l’impulsion qui leur a été donnée par la fondation d’A Tramontana (1896), de Santu Casanova, de la Société d’études corses, la Cirnea (1905), d’A Cispra (1914) de X. Paoli et J.T. Versini d’A Muvra (1920), de Petru Rocca, de l’Almanaccu d’A Muvra (1923), de l’Annu corsu (1922), d’Antone Bonifacio et Paulu Arrighi. Les écrivains corses contemporains, plus fortunés que leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle, ont l’avantage de pouvoir faire imprimer leurs œuvres et de les faire connaître au public. À signaler : Morte e funerali di Spanetto (1892) de Santu Casanova. – Cummediole de Vattelapesca (P. Lucciana, 1832-1909). – I galli rivali (1909), Vindetta di Lilla (1911), Canti Corsi (1920), Cose andate (1924), de J.-P. Lucciardi. – Risa e Canti (1924), de Maestrale (D.-A. Versini). – All’urna (1922). – U scupatu (1923), Frutti d’Imbernu (1924), d’Antone Bonifacio. – Raconti e fole (1923), de Martinu Appinzapalu (abbé Carlotti). – Malinconie (1924), de Marco Angeli, etc. 19. Il n’a jamais été donné, je crois, d’indication bibliographique sur l’édition princeps de la Dionomachia. La bibliothèque d’Ajaccio en possède un exemplaire. Elle parut à Londres en 1817, sans nom d’auteur ni d’éditeur, sous le titre : Dionomachia, poemetto eroi-comico. Londra, 1817, in-8° de XII – 146 p. Le poème est en sept chants. La sérénade comprend les strophes VI à XV du chant IV. La 2e édition, revue et augmentée, a été publiée en huit chants avec le nom de Salvatore Viale en 1823, à Paris, chez P. Dufart, in-8° de 223 p. La Sérénade comprend les strophes XI, à L. Elle offre des variantes avec la 1re édition. 20. Benson – Sketches of Corsica – London, Longman, 1825, in-8° de 195 p.
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INTRODUCTION
Robiquet, dans son ouvrage si documenté, Recherches sur la Corse21, se borne à reproduire comme spécimen de littérature corse la sérénade de Salvator Viale et à faire allusion à la 4e lettre sur la Corse au Globe, du 24 décembre 1826, où on imite un voceri en vers français ; Valery, dans son Voyage en Corse22, paru en 1837, donne en appendice la Nanna de Coscione, sans indication de source. Le comte Pastoret23, en 1838, donne le lamento sur la mort de Chilina sans en indiquer, également, la provenance. La curiosité était éveillée, à cette époque, sur la littérature populaire corse. Un petit recueil24, sans indication de lieu ni de date, contenant cinq poésies en dialecte corse, avait été publié, en 1835. Valéry et le comte Pastoret en ont certainement eu connaissance. L’année 1839 a été marquée par l’arrivée en Corse de deux écrivains qui ont compris toute la richesse et l’originalité du folklore de l’île : Niccolò Tommaseo et Prosper Mérimée. Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, arriva à Bastia, en tournée d’inspection, vers le 15 août 1839. Il était à l’époque âgé de 35 ans. Le 31 août il est à Ajaccio ; il en repart le 2 septembre pour Sartène. Il quitte la Corse le 7 octobre 1839. Un court séjour de moins de deux mois lui a suffi pour tout voir, tout comprendre. Il faisait paraître, quelques mois après, un remarquable rapport sur les monuments de style roman de l’île, Notes d’un voyage en Corse25, contenant, en appendice, quatre poésies populaires corses, et publiait dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1840 Colomba qui devait le rendre célèbre. À l’éminent écrivain, philologue et érudit italien Niccolò Tommaseo revient l’honneur d’avoir révélé au public, aux Corses eux-mêmes, l’originalité des Canti popolari : il ne séjourna, lui aussi, que quelques mois dans l’île, et il put y recueillir, outre des lettres inédites de Pascal Paoli, de nombreux documents relatifs aux mœurs et aux traditions de ce pays. Deux ans après, il donnait Canti popolari corsi 26, œuvre touffue et de vive sympathie pour la Corse. Comment Tommaseo s’y prit-il pour faire une si ample moisson de poésies populaires ? Prosper Mérimée avait été documenté par les érudits J.-C. Gregorj et 21. Robiquet. – Recherches sur la Corse. – Paris, chez l’auteur et Rennes. Duchesne, 1835, gr. in-8 de 592 p. 22. Valéry. – Voyage en Corse et en Sardaigne. – Paris, Bourgeois-Maze, 1837, 2 v., in-8° (T. 1 : Voyage en Corse, in-8 de 425 p.) 23. Claire Catalanzi, ou la Corse en 1736 suivie d’un voyage en Corse en 1836 par le comte Pastoret. – Paris, Gosselin et Coquebert, 1838 2 v. in-8° de 317 p. chacun. 24. Canzoni Contadineschi in dialetto corso con annotazioni. S. l. n. d. in-8° de 32 p. Ce recueil contient : Sérénade de Zicavo, Nanna de Cuscione, Lamento de Chilina, Lamento d’Anna Catalina, de l’abbé Straforelli, Ottave Giocose, de l’abbé Guglielmo Guglielmi qui est désigné, par erreur, sous le nom de prete Guglielmi Angeli. La date de la publication (1835) et le nom de l’éditeur (Salvatore Viale) ont été donnés par Valéry. 25. Prosper Mérimée. – Notes d’un voyage en Corse – Paris, Fournier jeune, 1840, in-8 de 256 p. Mérimée donne en appendice : La Sérénade de Zicavo, Vocero di Maria Felice di Calacuccia, Sur la Mort de Santucci, Vocero d’une veuve, qui font tous partie de ce recueil. 26. Canti popolari… de N. Tommaseo. – Venezia, Tip. Girolamo Tasso, 1841, in-8 de 400 p.
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Capel. Niccolò Tommaseo obtint le concours éclairé des écrivains et des érudits : Jean-Vitus Grimaldi, Joseph Multedo, le conseiller à la cour Capel, Salvatore et Louis Viale. Il a dû avoir connaissance des notes d’Alexandre Arman27, ancien sous-préfet de Corte, qui préparait une étude sur les mœurs et coutumes des Corses. Il le mentionne à trois reprises. Arman avait formé un recueil de voceri. Lorsque, à la suite du succès obtenu par l’ouvrage de Tommaseo, Salvator Viale publia, en 1843, une anthologie des poésies populaires corses dans le fascicule 5 du Saggio di alcuni moderni autori corsi 28, il déclara qu’il était « redevable de plusieurs de ces chants » à Alexandre Arman et à Niccolò Tommaseo. Je crois qu’il n’est pas téméraire d’affirmer que, sans l’arrivée de Tommaseo en Corse, on n’aurait pas donné suite au projet de 1832 de publier un recueil de voceri ; il n’en subsisterait aujourd’hui, peut-être, que de vagues fragments. Qui sait combien de petits chefs-d’œuvre des poésies populaires des XVe, XVIe, XVIIe siècles ont peu à peu disparu de la mémoire des hommes ? L’abbé de Germanes, dans son Histoire des Révolutions de la Corse, fait allusion à la « chanson d’un berger des montagnes de Cochonie (Coscione), aveugle de naissance, comme d’un morceau de génie. » Il est probable qu’on aura exagéré la valeur de ce poème. Raison de plus pour veiller à sa conservation ! Tommaseo avait fait connaître les voceri aux esprits cultivés d’Italie. L’anthologie de Viale allait permettre de les révéler au public lettré européen. M. A.-L.-A. Fée, professeur à la Faculté de Strasbourg, à la suite d’un voyage en Corse, fit paraître, en 1850, une traduction française littérale, complétée de notes, d’éclaircissements, d’airs notés en musique des Canti popolari 29.
27. Alexandre Arman arriva en Corse en 1818 avec le comte de Vignolle, préfet, qui le nomma chef de division. Il devint secrétaire général de la Préfecture le 6 septembre 1820 ; sous-préfet de Calvi le 4 septembre 1822 ; sous-préfet de Corte le 17 mai 1826. Il épousa en 1826 la fille du colonel Bonelli. Il fut compris dans une révocation générale à la Révolution de juillet 1830. Il est mort à Ajaccio le 14 avril 1856. Arman avait recueilli de nombreuses notes sur l’histoire de la Corse. Je n’ai pas réussi à savoir ce qu’étaient devenus ses manuscrits. Arman a publié une excellente monographie de la cathédrale d’Ajaccio : Notre-Dame d’Ajaccio. – Paris, H. Leleux, 1844, in-8 de 65 p. 28. Saggio di alcuni moderni autori corsi : F. 1. – Bastia. – Battini, 1827. F. 2. – Bastia. – Tip. Giovani Fabiani, 1828, in-16 de 80 p. F. 3. – Colla giunta d’un saggio di poesie vernacole corredate di annotazioni. – Bastia. – Tip. Fabiani, 1832, in-16 de 75 p. (Les poésies populaires n’y figurent pas). F. 3 et 4. – Bruxelles. – Turlier, 1843, in-16 de 202 p. (L’imprimeur est Fabiani). F. 5. – Canti popolari. – Tip Fabiani, 1843, in-16 de 174 p. – Avvertimento de Salvatore Viale. Les canti forment 141 p. de la page 142 à 174 : Mariuccia di Vico, racconto di G.-V. Grimaldi. Canti popolari, 2e édition. – Bastia. – Fabiani, 1855, 118 p. avec Avvertimento all’edizione del 1843. Canti popolari. Même édition. – Bastia. – Fabiani, 1876, 118 p. Canti popolari, même texte, compris dans Novelli storiche de G.-V. Grimaldi, 2e édition. – Bastia, 1855, in-8 de 355 p. Les Canti sont foliotés de 299 à 355. 29. Voceri ou chants populaires de la Corse… précédés d’une excursion dons cette île en 1845 par A.-L.-A.-Fée… – Paris, Lecou. – Strasbourg, Derivaux, 1850, in-8 de 266 et 4 pl. de musique.
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INTRODUCTION
Cette publication donna lieu à la somptueuse étude de Paul de Saint-Victor sur les vocératrices de la Corse 30, qui obtint un grand retentissement. L’historien allemand Ferdinand Gregorovius consacra un long chapitre à la poésie populaire corse et inséra même quelques-uns des plus beaux voceri de l’île dans Corsica31, magistrale relation d’un voyage en Corse. Les Anglais ont, également, consacré des notices intéressantes aux voceri. M. Frédéric Ortoli a publié, en 1887, une traduction française, littérale, des Canti popolari 32 dans la collection des Contes et Chansons populaires de France, augmentée de six voceri inédits. J’ai donné, en 1898, sous le titre les Chants de la Mort et de la Vendetta33, une nouvelle traduction française des Canti popolari en m’efforçant de serrer le texte de chaque strophe le plus près possible, avec le souci d’en conserver le rythme ou mieux l’intonation. Je m’étais procuré, à cette époque, trois gros recueils de poésies populaires. Après un examen attentif, je dus me convaincre que les voceri qu’ils contenaient n’étaient que des imitations d’anciens chants funèbres. Les voceri sont coulés dans un moule uniforme : la strophe de six vers octosyllabiques et les principales images, les traits vifs faisant tableau (élans de tendresse, explosion violente de haine ou de douleur) se trouvent répétés en termes presque identiques. J’ai sous les yeux en écrivant ces lignes plusieurs voceri, un, entre autres, de la célèbre Maddalena Farriali, de Guagno. Ils n’ont ni l’énergie, ni la candeur, ni l’originalité des vieux voceri des Canti popolari. J’ai donc décidé, dans cette nouvelle édition (grossie seulement de chants électoraux, pièces satiriques, rondes enfantines, inédits), de m’en tenir aux vieux voceri pour ainsi dire classiques. Ils ont été passés au crible, choisis, peut-être parmi des centaines de chants funèbres, par des lettrés tels que J.-V. Grimaldi, Arman, Salvatore Viale, Tommaseo, et sur une période assez étendue, puisque O caru di la surella (vocero VIII) est relatif à un assassinat commis à Levie en 1838 ; Eju partu dalle Calanche (vocero III) est de 1833 ; Eo buria che la me voce (vocero I) est de 1767 ; La to jente t’aspettava (vocero V) est de 1745. Ils sont tout à fait caractéristiques et suffisent à donner une idée exacte et complète des chants de mort et de vendetta de la Corse. Mais une question s’impose à l’esprit : ces chants nous sont-ils parvenus dans leur forme primitive ? N’ont-ils pas subi des remaniements ?
30. Paul de Saint-Victor. – Hommes et dieux. – Paris, Calmann-Lévy, s. d. in-8. 31. Ferdinand Gregorovius – Corsica. – Stuttgard et Tubingue, J.-B. Cotta, 1854, in-8. 32. Les Voceri de l’île de Corse par Frédéric Ortoli. – Paris, Leroux, 1887, in-16 de 324 p. (airs notés en musique). 33. Les chants de la Mort et de la Vendetta… par J. B. Marcaggi, Paris, Perrin, 1898, in-16 de 351 p. (airs notés en musique).
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CHANTS POPULAIRES DE LA CORSE
II
Si nous avions les textes des lamenti et des voceri recueillis par Alexandre Arman, le conseiller Capel, Salvatore Viale, J.-V. Grimaldi, nous pourrions établir une comparaison avec ceux de l’anthologie de 1843. J’ai essayé, mais vainement, de me les procurer. Ils sont peut-être perdus. J’en suis réduit à émettre des hypothèses et des conjectures. La poésie populaire corse est, essentiellement, une poésie chantée ; on chante les voceri, comme on chante les chansons satiriques, les sérénades, n’importe quel poème ; il ne viendrait pas à l’esprit d’un montagnard insulaire qu’une poésie pût être récitée, il est persuadé qu’il faut un accord intime des mots et des sons pour produire une émotion, susciter un sentiment. Il en était d’ailleurs ainsi à l’origine de la poésie. La poésie corse pourrait se définir ainsi : un récitatif improvisé pour le plaisir de l’oreille. La musique, réduite à sa plus simple expression, sert d’accompagnement aux mots, leur donne, en quelque sorte, l’intonation. C’est une lente mélopée, coupée de points d’orgue, dont le rythme doit remonter à la plus haute antiquité, puisqu’il subsiste dans des cantilènes populaires de Chinois, d’Égyptiens et d’Arabes. Ce rythme berceur exerce sur l’ouïe un charme indéfinissable. J’ai vu, assez souvent, un auditoire de bergers, de montagnards, écouter, médusé, une longue et médiocre complainte. Il était visible qu’ils savouraient surtout dans ce lent récitatif les inflexions de la langue, l’harmonie, l’intonation des mots. Une des grandes joies des montagnards corses est de se réunir à plusieurs et de chanter la paghiella ; la paghiella consiste dans la répétition en chœur des deux derniers vers de chaque strophe d’un lamento, d’une sérénade, d’une chanson satirique. C’est le rythme qui sert de point d’appui, qui stimule la verve des vocératrices et des improvisateurs corses. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’assister à une audition de lamenti autour d’un cadavre, ou à un dialogue poétique alterné, ainsi que cela a lieu entre improvisateurs, par chiame e rispondi, comme ils disent, et dans un cadre traditionnel : la strophe de six vers octosyllabiques. Au frémissement de leur corps, au dodelinement de leur tête, on devine que le rythme les berce et les grise. La mélopée leur est familière, gravée dans l’oreille dès leur plus tendre enfance ; et lorsque, au milieu ou à la fin d’une strophe, un mot, une image n’arrivent pas assez vite à leur gré, on les voit prolonger les inflexions, exagérer les points d’orgue. Ils se complaisent 14
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INTRODUCTION
dans les longs développements. Ils ne dépassent pas, toutefois, un cercle étroit d’idées, de sentiments tirés du milieu rude et primitif dans lequel ils vivent et emmagasinés, à leur insu, dès leur jeune âge, dans le subconscient. On a constaté depuis longtemps l’aptitude des Corses à exprimer, spontanément, leur pensée dans une forme rythmique. Ce don poétique, si commun dans la haute antiquité chez tous les peuples, se perpétue dans l’île grâce à des esprits incultes : bergers, montagnards, femmes illettrées. Leur cerveau vierge, s’il est permis de s’exprimer ainsi, conserve une extrême fraîcheur d’impression ; il enregistre sans effort un nombre considérable d’idées ou d’images. Ils ont d’ailleurs subi, sans s’en rendre compte, une longue initiation : jeune fille, la vocératrice a assisté souvent à des veillées funèbres, frémi à des lamenti, sans qu’elle eût le droit de prendre la parole ; enfant, adolescent, jeune homme, le futur poète a fréquemment entendu, le soir sur la place du village, des paghielle, et assisté pendant des heures à des chants alternés entre des improvisateurs. Puis, un beau jour, sous l’empire d’une forte douleur ou d’une vive passion, la jeune femme ou le jeune homme ont donné libre cours à leurs sentiments, et la strophe traditionnelle de six vers octosyllabiques a jailli spontanément de leurs lèvres. De là, sans doute, les nombreuses similitudes qu’offrent entre eux les chants funèbres. Ils ne se différencient l’un de l’autre souvent (sauf pour les voceri improvisés par des femmes douées du génie poétique) que par des précisions sur la personne qui fait l’objet du lamenti ou du vocero. Les chants funèbres des Canti popolari de 1843 n’ont ni les interminables longueurs, ni les redites, ni les nombreux détails précis sur les personnes décédées et leurs parents qui sont la caractéristique des lamenti et des voceri improvisés. Ayant été édités par un lettré, ces textes chantés ont subi des coupures, des éliminations de développements parasites. Ils ont été mis au point pour devenir des textes écrits qui exigent de la netteté, de la concision, de la clarté. Il est à remarquer qu’ils sont plutôt brefs. Ils sont composés dans des notes différentes et, par conséquent, sélectionnés ; ils n’apprennent rien ou presque rien sur les familles des personnes décédées, ce qui signifie qu’on n’a conservé que les strophes ayant un caractère général. Tommaseo a recueilli la première strophe du Vocero de Canino (vocero I de ce recueil) : L’annu di sessanta sette, D’ottobre, la meschinedra, Fui privata di teni, Cani, cor di la suredra, È lu più chi mi dà pena È lu più chi mi martedra.
L’an 1767, au mois d’octobre, je fus privée, petite malheureuse, de ta présence, Cani, cœur de ta sœur, et c’est ce qui m’afflige, et c’est ce qui me martyrise.
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CHANTS POPULAIRES DE LA CORSE
Elle situe, il est vrai, la date de la mort de Canino ; au point de vue littéraire, elle est tout à fait médiocre. Sa suppression, si heureuse, donne au début du vocero une ampleur d’orgue : Eo buria che la me’ voce Fusse tamant’e lu tonu…
Je voudrais que ma voix eût la Puissance du tonnerre…
D’autres strophes ont été supprimées de ce vocero (je crois pouvoir l’affirmer avec certitude), car il n’est fait qu’une vague allusion aux ennemis de Canino qui ont coopéré avec la maréchaussée à la mort de ce bandit et à celle de ses acolytes. Le Vocero III, par exemple, Eju filava la mio rocca Quandu intesi un gran rumore…
Je filais ma quenouille quand j’entendis un bruit énorme…
réduit à cinq strophes, d’une grande puissance, a été allégé de tous les développements et de tous les détails inutiles. Des suppressions de strophes ont été pratiquées à la Sérénade du berger de Zicavo et à la Sérénade du jeune homme de Serra ainsi que je l’indique plus loin. Les quatre strophes d’invocation à la Muse du poème Ottave Giocose publié dans les Poesie scelte de l’abbé Guglielmi n’ont pas été reproduites dans le texte du même poème des Canti popolari. Elles ont été considérées, avec raison, comme un hors-d’œuvre inutile. Le beau vocero de Beatrice de Piedicroce sur le corps de M. Emmanuelli, juge de paix du canton d’Orezza, donné par Mérimée, puis par Tommaseo, a été judicieusement écarté par Salvatore Viale des Canti popolari. Toutes les images et expressions originales qu’il contient se retrouvent, en effet, dans d’autres voceri, ainsi qu’on peut le vérifier par la comparaison des textes ci-après :
Vocero de Béatrice
Quandu ne intese la nova, Giunse alla nostra funtana ; Disse : qual notizia corre Oggi in Orezza sottana ? Mi dissero : alle Piazzole Si macella carne umana. Passendu sottu San Pietro Io non vidia più lume : Il mandile ch’avea in manu Parea bagnatu nel fiume È per terra il mio colombo E per aria so’ le plume. … 16
Quando n’intese la nova … O surelle, or non sentite La nutizia oghie chi core ? Dicenu : è mortu Santucci Omu di tantu valore. (Lamento X) Or avà m’ogliu vultane Versu di lu Fiuminale Colà duve u m’è Culombo Si lasciò le piume e l’ale. (Vocero XII)
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INTRODUCTION
Ne siamu cullate tutte, Non siamu state a posà. Signor Giudice, a San Pietru Nun ci vulete muntà ? V’aspetta il signor Pievanu. Ha già prontu il desinà.
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Oggi si, lu vostru sangue Si lu’ inghiotta lu terrenu. Ma s’io mi c’era truvata Mi lu vulia pona in senu : Poi spargelu pe’e Piazzole Chi fosse tantu velenu.
Eju un gottu d’u so sangue Mi lu vogliu mette in senu : Ind’u paese di Muru Ci ogliu sparghie lu velenu. Un sangue così ghientile Si l’ha betu lu terenu. (Vocero V) Maladì bogliu la canna Maladì bogliu l’arcone, Maladì bogliu la manu ; Quella ch’ha tiratu a vone ! …………………………………… …………………………………… (Vocero V) …………………………………… …………………………………… Di lu vostru sangue, o vabu Bogliu tinghiemi un mandile Lu mi vogliu mette a collu Quandu avraghiu oziu di ride. (Vocero II) …………………………………… …………………………………… …………………………………… …………………………………… …………………………………… ……………………………………
Maladì vogliu lu ditu, Maladì vogliu la manu : Quellu ch’ha tumbatu a voi, Statu è un turcu o un luteranu, È di paese vicinu O di paese luntanu ? Duv’è la sua cara famiglia Ch’ella si compri un mandile! E tingelu in du’ so sangue (Oh ! sange cusi gentile !) E poi cingelusi a collu Quand’ellu ha boglia di ride. Ora si, miei cari figli Che son fatte le faccende : Io vedo che uscite fuori, E ciascunu l’armi prende. Mortu è il Giudice di pac: Oggi più non ci difende.
Le recueil des Canti popolari a été formé par des lettrés et des hommes de goût. Je suis convaincu qu’ils ont scrupuleusement respecté le texte primitif. Ils se sont bornés, semble-t-il, à élaguer des longueurs. J’ai procédé de la même façon pour les pièces satiriques, humoristiques de ce recueil, mais j’ai eu soin d’indiquer, autant que possible, le nombre de strophes du poème original. 17
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CHANTS POPULAIRES DE LA CORSE
À la lecture de certaines images un peu trop recherchées, je m’étais demandé si elles n’accusaient pas d’adroites retouches. Réflexion faite, je ne le crois pas. L’infiltration de la littérature italienne en Corse jusque vers 1840 était plus pénétrante qu’on ne le pense généralement ; on savait par cœur, dans les bergeries, et on chantait fréquemment de longs passages de poèmes italiens34 au milieu d’un cercle de femmes du peuple et de montagnards qui s’imprégnaient de leurs images éclatantes et les reproduisaient ensuite, plus ou moins altérées, inconsciemment, dans leurs improvisations poétiques. C’est ainsi que Dominique Andreotti, plus connu sous le surnom de Minicale, un des plus notoires improvisateurs corses actuellement vivants, orne ses vers, quoiqu’illettré, de préciosités de style singulières : il les a recueillies, dans son enfance, sur la bouche de son père, un berger d’Evisa, qui se plaisait à chanter de longs passages de l’Ariosto et du Tasso. Les textes des chansons populaires de la Corse présentent entre eux de nombreuses variantes. Il nous suffira de donner, ci-après, la première strophe du poème Ottave Giocose de l’abbé Guglielmi, et les quatre premières strophes du vocero sur la mort de Franchi, dit Vocero di Fior di spina, pour établir que M. Emmanuelli, l’éditeur de Poesie scelte avait singulièrement italianisé le texte corse de l’abbé Guglielmi et que M. Frédéric Ortoli avait transformé en dialecte sartenais leVocero de Fior di spina composé en dialecte de Vico : 36
Ottave Giocose Texte S. Viale des Canti popolari
Dice u pruverbiu : quand’è colmu u zenu35 Scumpertisci cun regula a farina, Nun andattine in lettu a corpu pienu, Alloca qualchi cosa a la mattina. Cusi dice anche Ippocrate e Galenu, Chi so li vabi36 di la medicina : U cibu muderatu e la dieta Conserva, e beste l’omini di seta.
Ottavi Giocose Texte Emmanuelli des Poesie scelte
Dice il proverbio : quando il sacco è pieno Cerca di compartir ben la farina, La sera non fa troppo colmo il seno, Conserva qualchi cosa alla mattina. Avicena lo dice e il bon Galeno, Capi della lodata medicina, Che il cibo moderato e la dieta, Allunga i giorni, e vesti l’uom’di seta.
34. On lisait en Corse, dit Tommaseo, d’après Alexandre Arman qui avait fait une enquête à ce sujet : Testi, l’Ariosto, le Tasso, le Straggi delli Innocenti de Marini, Metastasio, Casa, Monte, Frederici. les Novelle Arabe de Soave, etc. Le chant des carbonari « Con tre colpi commencia la gioia » a été acclimaté à Vico au point de devenir un chant électoral qu’on chante encore aujourd’hui plus ou moins déformé. 35. Zaino. 36. Babbi.
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INTRODUCTION
In morte di Franchi37
In morti di Franchi
Vocero d’una cucina Dialettu di Vico.
Dialettu Sartinesi (Texte de Fréderic Ortoli)
Oh ! quantu la t’avia detta, Caru pegnu di cuggina, Che tu ti fussi guardatu Di Maria Fiordispina Parchi andava armata in guerra Notte e di, sera e mattina.
Quantu la t’aviamu detta, O caru di la cucina, Chi tu ti fussi vardatu Di Maria Fior-di-Spina Parch’andava armata in guerra Notte e di, sera e mattina.
Questa mane in piazza d’Ota Messu t’hanu la curona Tissuta d’oru e d’argentu Sicondu la to parsona. Istu colpu di pistòla Quantu in Corsica risona !
Questa mane in piazza d’Ota Missu t’hani la corona Tissuta d’oru e d’argentu Sicondu la to persona. Questu colpu di pistòla Quantu in Corsica risona !
Oh ! quantu la ti dicia Di marità la tua amante. Fiordispina, astuta e fina, Versu te bultò le piante, In piazza cun molta iente Quandu tu ghiucavi a carte.
Tu non ti pinsavi mai Di murì da la to’ amanti. Fior-di-Spina astuta e scaltra Versu te drizzò li pianti Quandu tu ghiucavi a carti In piazza cun tanti e tanti.
Curaggiu più d’un lione E di una tigra arrabiata, Stese u bracciu, e la pistòla In testa ti fù sbarrata Gridendu : « Anima infidele La to morte è priparata. »
Ma illa, cor di lione, E d’una tigra allattata, Stesi il bracciu e la pistòla, In capu ti l’ha sparata, Dicendu: « anima infidele La to morte è priparata ».
Les chants populaires de la Corse ont subi, comme tout ce qui est transmis oralement, des altérations et des déformations en circulant dans diverses régions de l’île. Les « Sociétés d’études de la langue corse », comme il vient de s’en créer à Ajaccio et à Bastia, devraient se donner la mission de recueillir des textes de notre poésie populaire et d’en établir des leçons exactes. 37. Vocero composé à la suite de l’assassinat à Ota, environ 1842, de l’instituteur Franchi par une jeune fille qu’il avait séduite et délaissée, Maria Fiordispina Padovani : ce vocero comprend dix-huit strophes. Il contient des longueurs.
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