Jean-Louis Tourné
Oïkos
Oikos_int.indd 5
02/11/2016 09:36:37
Oikos_int.indd 6
02/11/2016 09:36:37
1
Lorsque les ombres s’allongent, nous quittons notre abri de fortune. À cette heure, la chaleur redevient supportable et on respire plus librement. Nous nous étirons, tout courbatus. Il est temps de prendre la route. La piste nous fait signe. Les nuages de poussière flambent dans les derniers rayons du soleil et tournent doucement sur eux-mêmes comme des essaims d’abeilles dorées. À la fin du jour, la voie est moins dangereuse et les véhicules moins nombreux. Nous pouvons risquer notre carriole sur une route empruntée par les chars de l’armée. Le pas de l’âne et les cahots de la route nous poussent les uns contre les autres. Le ciel s’illumine de ce bleu si profond qu’on ne trouve qu’en Grèce, à l’orée de la nuit. Des chemins s’ouvrent là-haut et les vents alizés déchirent les nuages de coton rose. La mer nous envoie ses effluves comme des baisers qui laissent un goût de sel sur la peau. Je ferme les yeux pour écouter la chanson des plaines humides. Aphrodite sourit en me regardant. Ploutarchos se tait et guide son âne. « Qui êtes-vous ? » nous demande-t-on, en nous regardant passer. Nous sommes trois voyageurs de la nuit. Nous venons de loin, de Corinthe, et nous sommes sales et fatigués. Nos corps portent la poussière de la route, l’inconfort des nuits brûlantes et les parfums de l’été.
7
Oikos_int.indd 7
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
Trois jours de voyage dans l’obscurité. Nous traversons des champs d’asphodèles ou de pavots. Il y a des odeurs qui montent dans la nuit : terre sèche et bois brûlé, lavande et olivier. Nous croisons des charrettes remplies de fruits mûrs. Parfois, nous restons des heures sans rencontrer âme qui vive. La nuit tombe. Il est temps. Arrachons-nous à notre petit abri de paille et de bois. Bientôt, l’ombre recouvrira les pierres et les champs. Bientôt, nous serons seuls au monde, tous les trois, sur les routes poudreuses. Des rois. La nuit est à nous, le chemin s’ouvre, la nuit est belle. Allons, il est l’heure. Nous resterons silencieux ou nous rirons. Nous parlerons à voix basse même si personne ne nous entend. Pour respecter la nuit, simplement. Nous nous ferons des confidences. Et, au matin, nous nous installerons dans un nouvel abri, bien cachés, avant de reprendre de nouveau notre chemin, à la fin du jour suivant. J’observe Aphrodite à la dérobée. Elle s’évente avec une feuille de palmier ramassée sur la route. La sueur perle à son cou puis glisse paresseusement pour se perdre dans le sillon entre les seins. J’aimerais être une goutte d’eau pour caresser sa poitrine, son ventre et sa toison, tout en bas. Elle me regarde en riant. Cette femme lit dans mes pensées. Elle prend ma main et la glisse dans son corsage. Ses seins sont doux et tièdes. J’ai envie d’y enfouir mon visage. Aphrodite est chanteuse. Elle a une belle voix, un peu voilée, qui éveille des sentiments mêlés de tristesse sereine et de nostalgie apaisée. Ceux qui l’écoutent sourient et pleurent, emportés par une mélodie bientôt évanouie. Demain, Aphrodite chantera le deuil. Elle nous a juste expliqué qu’une riche famille l’avait contactée pour une cérémonie du souvenir en l’honneur du patriarche,
8
Oikos_int.indd 8
02/11/2016 09:36:37
titre courant
décédé un an plus tôt. Nous avons suivi Aphrodite sans plus poser de questions. À un détour de la route, Ploutarchos nous réveille. La carriole est arrêtée. Devant nous se dresse une pente abrupte, pelée et sillonnée d’une rude piste en lacets. Au sommet, enveloppée dans les rayons de lune, resplendit une maison. Ploutarchos conduit prudemment son âne sur cette route qui serpente entre d’énormes blocs de pierre. Le chemin est pénible et les cahots de la piste secouent notre frêle embarcation. Lorsque nous parvenons au sommet, la maison nous barre la route. C’est un vaste édifice, tout de marbre blanc, hérissé de tours et ponctué de colonnes qui encadrent portes et fenêtres. Une bâtisse arrogante qui surplombe la vallée et s’exhibe à des lieues alentour. Dans la lumière de la lune, le marbre a une splendeur livide d’os blanchis par le temps. Pas un bruit. Les habitants dorment ou sont absents. Deux étages de fenêtres sombres nous dominent et braquent sur nous leurs regards aveugles. Un instant, nous demeurons interdits devant ce palais endormi. Et si nous nous étions trompés d’endroit ? Nous contournons la maison, à la recherche d’un signe de vie. Deux pièces d’eau, longues et étroites, encadrent la maison et, au-delà, s’étend un parc agrémenté de statues. L’eau s’irise sous les rayons de la lune. On entend le murmure des clapotis que troublent parfois des claquements secs. Au-delà, je distingue dans l’obscurité une vaste zone de champs cultivés. Mais rien ne bouge que les arbres bercés par le vent de la nuit. Nous revenons donc à la façade. Le rez-de-chaussée et le premier étage sont troués de larges fenêtres décorées de colonnes. Un immense escalier de marbre blanc permet d’accéder au premier étage. Que faire ? Nous nous consultons du regard mais voilà qu’Aphrodite lève la tête vers le sommet de l’escalier. Là-haut, une ombre se détache et se met en mouvement. La tache glisse 9
Oikos_int.indd 9
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
doucement de gradin en gradin comme un liquide sombre qui se répand sur les marches. Puis, parvenue en bas, la forme grandit et se dirige vers nous. Elle nous contemple de ses grands yeux sombres. « Je suis Aga, l’intendante. Je vous attendais », nous dit-elle. C’est une jeune femme, habillée de rouge, à la peau très blanche, presque phosphorescente dans la lumière de la lune. Elle se tient très droite, les bras croisés sur la poitrine. Sa voix assurée résonne dans la nuit. « Vous êtes la chanteuse Aphrodite et ses deux aides en cuisine pour la cérémonie ? » Nous acquiesçons. « Suivez-moi. Les maîtresses veulent vous voir », nous dit-elle, et nous empruntons l’immense escalier de marbre que la clarté lunaire fait ruisseler. À l’intérieur, l’air est frais et chargé d’odeurs de plantes et de fleurs. L’entrée est vaste et décorée de fresques bleues et vertes qui baignent dans une lumière tamisée. Alors que nous attendons, des voix s’élèvent derrière une porte. Deux femmes se querellent. Une voix grave, de contralto, et une autre, stridente, véhémente, qui tente, semble-t-il, de s’imposer. Nous ne comprenons pas ce qu’elles disent mais l’intendante paraît habituée à ces éclats. Non, les maîtresses ne nous verront pas ce soir. Elles sont trop occupées. Nous repartons, redescendons l’escalier et nous installons dans une petite chambre que nous désigne Aga, à l’étage inférieur, celui des cuisines et des domestiques. Restés seuls dans notre chambre, nous tournons en rond pendant un long moment sans même nous parler. Cet endroit nous met mal à l’aise. Je compatis à la gêne de Ploutarchos. Mon ami n’aime pas quitter Corinthe. Il vit en symbiose avec sa ville et dépérit lorsque d’aventure il doit s’en éloigner. C’est un grand homme roux qui trimbale sa carcasse dégingandée dans les beaux quartiers de notre ville à la recherche de ces trésors que les riches jettent au rebut. Personne ne le voit, nul
10
Oikos_int.indd 10
02/11/2016 09:36:37
titre courant
ne le remarque. Il passe avec son âne sans attirer l’attention et, ainsi, Ploutarchos apprend tous les secrets de Corinthe. Ploutarchos tremble. Je m’avance vers lui et le prends dans mes bras. Son corps se calme à mon contact. Aphrodite, alors, nous rejoint et nous nous embrassons, tous les trois.
Oikos_int.indd 11
02/11/2016 09:36:37
Oikos_int.indd 12
02/11/2016 09:36:37
2
Nous nous lavons. Ou, plutôt, nous la lavons. Il y a ici des tendresses de savon et d’huile d’olive. Oubliée la maison qui regarde la plaine comme un sphinx, évanouis le silence et la lune. Il n’y a plus que nous, lovés dans le présent d’une chambre, une nuit d’été. Aphrodite est assise sur un tabouret de marbre et chacun de nous s’occupe d’elle. Je lave ses cheveux. Ils brillent comme une toison de laine, douce et noire. Elle appuie sa tête contre mon torse, son dos contre mon ventre nu. Ploutarchos s’occupe des jambes qu’elle a longues et belles. À genoux devant elle, il fait couler l’eau chaude sur le sexe de la chanteuse. Elle rit. Il prend le pied d’Aphrodite et le pose sur son sexe à lui et se masse doucement. Moi, je regarde. Je ne suis qu’un regard. À travers les vapeurs du bain, je ressens la douceur de l’échange, la tendresse des mains. Puis, Ploutarchos se rapproche d’Aphrodite et écarte ses jambes. Il y a des nuits d’étoiles où la poussière des astres illumine nos mains. ***
13
Oikos_int.indd 13
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
« À quoi penses-tu ? » C’est moi qui pose la question. Elle est étendue sur le lit, les yeux grands ouverts. Elle a de grands yeux d’un bleu sombre, comme la mer au début de l’hiver. On ne sait jamais dans quels pays mystérieux voyagent les pensées d’Aphrodite. Ploutarchos caresse les seins de la chanteuse. Elle sourit en fredonnant une vieille chanson. Oui, je connais cette mélodie, moi aussi. Il y est question d’amour, de tendresse. Comment était-ce déjà ? « Ô ma fleur, ô ma vie. Ô la vie de mon âme. Toi que je touche de mes yeux lorsque le soleil s’égare. Toi que je tiens contre moi lorsque la lune se meurt. » Je me souviens de cette mélodie. Il y avait une vieille femme qui la chantait dans mon village. Elle la récitait, plutôt, avec la voix essoufflée. Je ressens cette émotion, l’impression qu’à chaque mot la voix allait s’étrangler, la chanson s’arrêter. Que chaque mot était le dernier et qu’elle nous avait tout donné. Et puis, non, la vieille continuait sur une nouvelle strophe. Et une autre encore. Les mots s’enroulaient pour exalter l’ombre et la lumière, les yeux de la fille et l’odeur de son cœur, le miel de sa voix et son absence au creux de laquelle il est si doux de penser à elle. Ploutarchos chantonne aussi. Ô, ma fleur.
Oikos_int.indd 14
02/11/2016 09:36:37
3
Je suis la maison. Je suis celle que chacun convoite. Regardez-moi, voyageurs qui arrivez de la plaine. Admirez mon teint d’albâtre. Enviez la richesse de mes eaux et de mes vergers. Observez ces fresques et ces statues, ces lacs et ces tours. Me voyez-vous ? Oui, bien sûr. On ne voit que moi à dix lieues à la ronde, perchée sur mon haut plateau, offerte mais imprenable. Vous arrivez sales et fourbus. Vos yeux rougis de fatigue m’observent et tentent de comprendre mes lacs et mes tours, mes champs et mes bois. Mais savez-vous qui je suis ? Je suis un monde. Un monde à moi seule. Tout, ici, est lié. L’eau des bassins pour le parc et ses champs. Les arbres donnent leur bois pour notre chaleur et leur ombre pour la fraîcheur. Les moutons fournissent la laine et les abeilles le miel. Tout part de moi et tout revient à moi. Mes pierres vivent et fécondent les êtres. Chacun cuisine et tisse, construit et fabrique. J’abrite une communauté de vivants et de morts, de rêves et de frayeurs. Je suis leur monde.
15
Oikos_int.indd 15
02/11/2016 09:36:37
Je suis le rivage sur lequel viennent mourir doucement les songes et les illusions. Je suis un pays. Je suis une nation. Je suis une ruche qui bourdonne et s’Êpanouit loin du monde. Je suis la maison. Je suis celle que chacun convoite.
Oikos_int.indd 16
02/11/2016 09:36:37
titre courant
Premier jour
titre courant
Oikos_int.indd 17
02/11/2016 09:36:37
Oikos_int.indd 18
02/11/2016 09:36:37
4
Lorsque j’ouvre les yeux, un fantôme me regarde. Une femme se tient, immobile et froide, au pied du lit où nous avons dormi tous les trois. Elle a les mains posées sur le montant qu’elle tapote des doigts en attendant notre réveil. Nous sursautons, Aphrodite, Ploutarchos et moi et, dans la surprise du moment, tirons le drap pour nous couvrir pudiquement. Cette femme est disgracieuse. Ses cheveux noirs sont tirés en arrière et dénudent un visage ingrat enlaidi par un nez proéminent et des yeux fiévreux. La créature ne dit rien et tapote toujours le bois, en nous regardant fixement. Deux autres femmes sortent de l’ombre, derrière la première. Nerveuses, elles lancent des regards inquiets à l’intruse. Je reconnais Aga, notre guide de la nuit dernière. L’autre est une brune du même âge qu’Aga. Elle parle d’une voix hésitante. « Euh… Mlle Elektra souhaite à présent s’entretenir avec Mme Aphrodite pour établir le programme musical de ce soir. Mademoiselle et madame vont vous recevoir dans la salle aux oiseaux immédiatement. » Et, le message transmis, Mlle Elektra quitte la pièce d’un pas décidé, traînant après elle les domestiques, embarrassées par cette scène. Nous nous regardons, Ploutarchos et moi, en essayant
19
Oikos_int.indd 19
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
de comprendre ce qui vient de se passer. Mais, déjà, Aphrodite se lève en soupirant. « Je crois qu’il est l’heure de prendre notre service. Mes clientes m’attendent et, pour vous, les garçons, il est temps de vous rendre à la cuisine. » Puis elle nous quitte, laissant dans son sillage une enivrante odeur de lavande. Je la suis du regard dans le couloir, longue, fine, étourdissante. Mais elle ne se retourne pas. La chanteuse est partie à la conquête de son public. *** Notre chambre se situe pratiquement à l’extrémité de l’étage inférieur. Nous traversons un vaste dortoir rempli de lits superposés. C’est là, sans aucun doute, que dort le personnel de maison. Je dénombre une bonne vingtaine de lits. Puis nous arrivons aux cuisines. Dans une pièce longue et étroite au sol en terre battue s’affairent des femmes en rouge silencieuses. Tables et tréteaux croulent sous des montagnes de légumes et de viandes. Sur les feux mijotent déjà des soupes et des brouets qui répandent une odeur appétissante. On a rabattu les volets pour se protéger du jour naissant et de la chaleur qui monte. Dans la pénombre, des filles transportent des sacs, pétrissent le pain, alimentent le four. Elles ne portent pas de coiffe, à l’intérieur, mais sont vêtues de robes d’un rouge profond qui font, sans doute, office d’uniforme. Il n’y a pas d’homme ici. Seulement des ouvrières qui, telles des fourmis de feu, courent, tranchent et se frôlent dans une agitation d’incendie mais sans jamais émettre une parole. Ce silence a quelque chose d’angoissant. Au centre de la pièce, une ombre observe, immobile. Mlle Elektra. La jeune femme, raide et visage fermé, surveille chaque geste et rabroue d’une claque celles qui ne s’activent pas suffisamment à 20
Oikos_int.indd 20
02/11/2016 09:36:37
titre courant
son goût. Son regard se pose ainsi sur le four à pain et sur la jeune fille qui alimente péniblement la réserve. Elektra arrive sur elle et lui arrache sans ménagement les bûches pour les placer elle-même dans le four. Une fois la besogne achevée, elle se redresse et reprend sa position centrale pour contrôler ses troupes. Elle nous aperçoit alors, Ploutarchos et moi. Un instant, elle nous jette un regard glacé. Puis, la jeune femme attrape un sac et marche sur nous. Arrivée à notre hauteur, elle jette son fardeau à nos pieds puis reste là, bras croisés, menton relevé, comme un défi. Docilement, nous nous exécutons, posons sur une table le sac de pois et nous mettons à écosser les légumes. Elektra nous observe en silence, bras toujours croisés, raide comme la statue de la Justice. Soudain surgit un colosse. Nous avons à peine le temps d’apercevoir des yeux fous et une chevelure en désordre, déjà il nous a contournés et a pris le bras d’Elektra. Sans un mot, il empoigne la jeune femme et la traîne vers la porte donnant sur l’extérieur. Puis il sort avec elle, toujours en la tenant fermement. La scène a duré une minute, tout au plus. Elektra ne s’est même pas débattue. Nous demeurons bouche bée, Ploutarchos et moi, devant cette violence brève et silencieuse. Les filles, en revanche, semblent habituées à ce spectacle. Elles échangent des sourires en coin. Cet incident a détendu l’atmosphère. Bientôt, les servantes cessent complètement leur travail pour commenter les événements. Aga vient vers nous : « C’est M. Égisthe. » Devant mon regard d’incompréhension, elle a un petit rire. « Égisthe tout court. Le frère de monsieur. Il loge dans la chambre à côté de la vôtre. Il aide aux travaux, coupe le bois, jardine. Et puis, surtout, il intervient lorsqu’il juge que Mlle Elektra dépasse les bornes. En ce moment, il est en train d’expliquer les choses à madame. » Elle est si différente de la jeune fille qui nous a reçus hier au soir. Ce matin, elle est jolie et rieuse. Sans doute, la sortie d’Égisthe y est-elle pour quelque chose. « Mais pourquoi ne loge-t-il pas avec la famille ? » Cet homme des bois paraît bien éloigné de l’arrogance un peu grandiloquente de cette maison. Aga hausse les épaules. « Oh, je l’ignore. Je ne crois pas qu’il s’entendait 21
Oikos_int.indd 21
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
très bien avec monsieur mais, comme il n’avait pas de bien et qu’il ne savait pas où aller, monsieur l’a recueilli. Il était ainsi, monsieur, toujours prêt à secourir les gens en difficulté. » La glace est rompue. Ploutarchos paraît sensible au charme de l’intendante. Ses yeux s’allument lorsqu’il la regarde. Je crois qu’il essaie de lui présenter son meilleur profil. Une autre femme s’approche et je reconnais la brune qui se trouvait avec Aga dans notre chambre. L’intendante nous la présente comme sa sœur Grammatiki, surnommée Kiki. C’est une jeune femme chaleureuse qui s’installe immédiatement à notre table. « Les garçons, nous dit-elle, même si vous ne restez ici que quelques jours, il vous faut comprendre cette maison et les règles de ceux qui y habitent. Ici, c’est notre étage. La grande cuisine, le dortoir et la chambre, lorsque nous avons des visiteurs masculins, ce qui est assez rare, en dehors de M. Égisthe, bien sûr. – Mais où sont les hommes ? » Je suis intrigué par cette étrange cuisine. Aga sourit. « Il n’y en a pas. Monsieur aimait la compagnie des femmes, voilà tout. Il est mort, il y a un an et, depuis, nous sommes toujours là, nous les femmes. Nous faisons tout nous-mêmes. Le bois, les champs, l’entretien des bassins et la cuisine, naturellement. Ces lacs, de part et d’autre de la maison, nous fournissent toute l’eau dont nous avons besoin. Nous n’avons pas besoin d’hommes. Sauf de M. Égisthe, bien sûr, pour nous protéger de Mlle Elektra. Ah, mais je suis bête. J’oubliais M. Oreste, le fils de monsieur. Eh bien, mon garçon, tu as bon appétit », dit-elle en regardant Ploutarchos qui s’est saisi d’un pot de fromage blanc et avale goulûment son contenu. Aga a un sourire indulgent et va chercher un autre pot qu’elle pose devant mon ami. Sa chevelure rousse, libérée de la coiffe, resplendit dans la lumière du matin. Kiki poursuit ses conseils. « Outre le rez-de-chaussée et l’étage des maîtres, il existe une remise au niveau inférieur. C’est un réseau de caves humides et froides. Je n’aime pas y aller. J’ai toujours peur d’y attraper quelque chose. Je crois que ce sont les ruines de la maison qui se 22
Oikos_int.indd 22
02/11/2016 09:36:37
titre courant
trouvait ici avant que monsieur ne décide de s’y installer. Vous aurez sans doute à vous y aventurer ne serait-ce que pour faire le décompte des provisions. Mlle Elektra aime tenir la comptabilité de ce que nous y plaçons. Elle craint toujours les vols et les chapardages. C’est une fille qui voit des ennemis partout. Elle a peut-être raison, d’ailleurs, car tout le monde la déteste. Et elle n’aurait même pas le droit de vivre ici. – Pourquoi donc ? » Grammatiki et Aga échangent un regard. Elles en ont trop dit. Ou pas assez. Quand on est sur la pente des confidences, il est difficile de s’arrêter. Aga se rapproche et chuchote, comme une conspiratrice. « Elle s’est mariée, il y a quelques années, avec un paysan des environs. Cette union a surpris tout le monde mais Mlle Elektra ne s’est pas contentée de quitter la maison, elle a également réclamé sa part d’héritage. Je l’ai entendu de la bouche même de madame. Et puis, un jour, elle est revenue, la tête basse pour demander asile. On n’a jamais su ce qu’il était advenu du mari ou de l’héritage. » Après un silence, elle reprend. « Écoutez, il y a deux mondes ici. Les maîtres se disputent en permanence mais leurs querelles n’ont pas grande importance. Car nous, les domestiques, faisons tourner cette maison et nous employons à la préserver telle que monsieur l’a laissée. Vous avez certainement entendu parler de monsieur. C’était un grand homme. Pour nous, il a été le meilleur des maîtres. Il était humain. Il nous rendait visite et, parfois, nous consultait sur tel ou tel sujet. Ce temps est révolu mais nous sommes encore là. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas vous mêler des affaires d’en haut. Nous servons les maîtres, nous entendons leurs conversations et connaissons leurs griefs mais nous n’intervenons pas. Vous verrez, ils tenteront de vous impliquer dans leurs querelles. Restez neutres. Notre tâche est de gérer cette maison. Laissez-les à leurs problèmes. Et d’ailleurs, vous allez bientôt faire leur connaissance, dit-elle en se levant. Il est l’heure d’aller leur servir le déjeuner. Vous êtes désigné, ditelle en s’adressant à moi. Ploutarchos va m’aider en cuisine. » Et, 23
Oikos_int.indd 23
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
ceci étant dit, Aga attrape un troisième pot de fromage qu’elle pose devant Ploutarchos. Mon ami lui adresse un regard de pure adoration. Attraction entre roux, je suppose. Maintenant, partons à la découverte de cette famille.
Oikos_int.indd 24
02/11/2016 09:36:37
5
Je suis la maison. Oui, visiteurs, je suis la vie. J’accueille les servantes. Je les protège du froid et des bêtes. Je suis la ruche. Mes servantes, pour vous, je suis la matrice, chaude, humide, nourricière, d’où émergent une à une vos formes rouges et soyeuses. Mais vous, qui êtes-vous, vous qui vous prétendez mes maîtres ? Vous vivez dans mon ventre. Vous courez, vous criez, vous vous étourdissez de vos tempêtes mais vous ne savez pas qui je suis. Vous ignorez ma peine et mon chagrin. Vous souvenez-vous encore de mon Créateur ? Vous vous croyez mes maîtres mais je ne vous aime pas. Vous êtes des vers dans mes entrailles. Vous êtes indignes. Vous avez oublié votre mission. Vous survivez, simplement. Vous êtes posés ici, comme des objets qu’on époussette, sans origine et sans finalité. Comme mes pierres. Moins que mes pierres. Sans comprendre ce lieu. Connaissez-vous mes escaliers dérobés, mes chambres secrètes, mes caves silencieuses ? Vous ne vous êtes jamais donné ce mal. Un toit, quatre murs, voilà qui est suffisamment bon pour vous. Vous avez raison. Vous ne méritez rien de plus. Vous préférez votre vaine agitation. Je ne vous aime pas. Je suis vivante et vous êtes morts. 25
Oikos_int.indd 25
02/11/2016 09:36:37
Oikos_int.indd 26
02/11/2016 09:36:37
6
Le feu m’attend à la porte des cuisines. Les nappes de chaleur m’enveloppent et, à chaque pas, je pénètre dans des couches d’air de plus en plus surchauffé. Je peine à respirer et les odeurs de terre me font tousser. La lumière brutale incendie les rochers. La maison flambe de tout son marbre dans le soleil de midi. Pour atteindre le premier étage et servir les maîtres, il faut sortir de la maison, s’aventurer dans l’air brûlant et emprunter l’escalier dans l’éblouissement de l’été. Vêtu de mon bel uniforme rouge, j’essaie de négocier les gradins en portant mon lourd plateau de victuailles. Je transpire déjà dans mes habits neufs. Le marbre ruisselant de lumière m’aveugle et je crains à chaque pas de trébucher et de perdre mon précieux fardeau. C’est un simple escalier mais je peine à le gravir. Enfin, j’atteins l’entrée du premier étage. Une vague de fraîcheur se répand et, un instant, je ferme les yeux de plaisir. D’immenses bouquets de fleurs s’épanouissent, sereins et diaphanes, dans ce paradis fragile qui contraste avec la fournaise de l’extérieur. Des fresques ornent les murs de scènes de bataille (peut-être les campagnes guerrières du père) et les statues de marbre accueillent le visiteur de leurs bras dénudés.
27
Oikos_int.indd 27
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
Aga m’a expliqué l’itinéraire à emprunter. Trois portes donnent sur le hall d’entrée. Celles qui se trouvent à gauche et à droite ouvrent sur des corridors qui desservent les chambres. La porte en face de moi permet d’accéder à un large couloir qui traverse la maison et la sépare en deux parties égales : les pièces de réception à gauche et la salle des banquets à droite. Cette dernière doit avoir des proportions colossales puisqu’elle s’étend sur pratiquement le quart de la demeure sans compter le fait qu’elle occupe également une superficie équivalente de l’étage inférieur. Pourtant, elle ne dispose que d’une entrée, au bout du couloir, à l’extrémité de la maison. En chemin vers leur souper, les invités doivent donc parcourir et admirer l’ensemble du palais avant de s’attabler. Je m’engage donc dans ce large couloir. Une suite de pièces richement meublées de bois précieux se déploie à ma gauche. De larges fenêtres les inondent de lumière mais la végétation exubérante qui les décore apporte une fraîcheur apaisante. La première salle est tendue de rouge. La framboise écrasée voisine avec le cramoisi et le cinabre. Les murs saignent et se répandent sur le sol en longues notes écarlates. La seconde pièce est blanche du sol au plafond, à tel point que l’on peine à distinguer les murs du plancher. Enfin, dans la dernière, qui est également la plus large, des statues de bronze luisent doucement sur des murs tendus de gris. Au centre de la salle, un drap recouvre une forme dont les contours sont gommés par les plis de l’étoffe. Au bout du couloir, deux portes se font face. Je suis tenté de risquer un regard sur cette mystérieuse salle des banquets mais mon lourd plateau me rappelle à la réalité. J’ouvre donc la porte de gauche et pénètre dans une vaste pièce inondée de lumière et toute bruissante de vie et de mouvements aériens. Ce que l’on nomme ici « la salle aux oiseaux » est, en réalité, une forêt intérieure ! Des buissons colorés parsèment un immense espace décoré de fontaines et de bassins. Dans un coin fleurissent des arbres violets, hors de saison. Dans l’autre, les parterres d’iris blancs se mirent 28
Oikos_int.indd 28
02/11/2016 09:36:37
titre courant
dans un plan d’eau. De branche en branche volent et gazouillent des nuées de perruches. Un oiseau vert et rouge se poste sur un arbuste et me regarde passer. L’air est doux et humide. C’est une éternelle après-midi d’automne alors que, dehors, l’été se déchaîne dans une tempête de lumière. Je les découvre au détour d’un sous-bois, madame, Mlle Elektra, M. Oreste et notre chanteuse Aphrodite. M. Égisthe est absent ; sans doute n’a-t-il pas été invité. Les convives discutent encore du programme de ce soir. Madame est alanguie dans une méridienne violette. Elle déjeunera allongée. Les autres sont assis dans d’inconfortables fauteuils de cuir noir. Lorsque je dépose sa collation sur une petite table de marbre, madame me remercie et me tapote l’épaule avec un sourire narquois. On lui a certainement raconté nos frasques de la nuit et elle paraît s’en amuser. Durant mon service, j’observe madame à la dérobée. C’est encore une belle femme qui a su rester mince. De la maîtresse de maison émane un charme désinvolte, cheveux lâchés en crinière et grands mouvements théâtraux de mains baguées et endiamantées. Elle porte une robe écarlate et des boucles d’oreilles en nacre qui cliquettent quand elle rit. Sa voix est chaude et rauque. Ses lèvres sont peintes dans un violet sombre, ses yeux trop maquillés. Elle n’en a cure. Et pourquoi y prêterait-elle attention ? Cette femme a accompagné des expéditions militaires, elle a voyagé aux confins de la terre, elle a vu des empires disparaître. Elle a bien gagné le droit de se moquer de tout. Pour l’heure, elle s’amuse de sa fille qui se tient droite dans son siège, le dos à peine soutenu par le dossier, les mains posées sur les genoux. La discussion tourne autour des chansons que Père aimait ou détestait. D’après ce que je comprends, il était venu de l’étranger, d’au-delà de la mer, dans des circonstances assez mystérieuses. Sa fille propose certaines mélodies que la mère rejette d’une main distraite. Ce geste fait resplendir les rubis et diamants à ses doigts. De temps à autre, elle s’assure de l’appui de son fils : 29
Oikos_int.indd 29
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
« Tu es bien d’accord, mon chéri. C’est bien ce que ton père aurait souhaité ? » Le fils, ainsi sollicité, se dandine sur son fauteuil. C’est encore un adolescent qui n’a pas vingt ans. Il a des cheveux bouclés et des yeux sombres auxquels de longs cils donnent une allure presque féminine mais sa carrure et ses larges épaules promettent déjà une stature de guerrier. Pour l’heure, il tente de jouer les ambassadeurs, sans beaucoup de succès. Par instants, Elektra ne parvient plus à se contenir et sa voix déraille en notes stridentes. Le fils, alors, a une grimace de douleur. Aphrodite, quant à elle, lève les yeux au ciel en attendant avec impatience le moment où elle pourra se retirer. « Mais dites-moi, monsieur, n’avez-vous pas une opinion sur la musique à interpréter ce soir ? » m’interroge la mère. Puis, me dévisageant : « Vous êtes encore plus beau qu’on ne m’avait dit. Nous aimons les grands bruns aux yeux clairs ici, n’est-ce pas Oreste ? » Son fils devient soudain livide. « Alors, donnez-nous votre opinion. Je crois que votre ami et vous-même vous intéressez beaucoup à la musique et aux chanteuses », ajoute-t-elle avec un rire narquois. J’émets quelques considérations prudentes sur les modes musicaux appropriés à une commémoration mais, déjà, Elektra intervient et, s’adressant à moi : « Je trouve votre comportement insupportable et injurieux. Présentez des excuses à ma mère. Je devrais vous jeter dehors, vous et votre ami. – Ah bon ? répond la mère, faussement étonnée. Mais de quoi parles-tu, ma chérie ? Ah oui, bien sûr, leurs amusements de la nuit. Bah. Et nous nous priverions des deux seuls mâles de la maison ? En dehors de toi, naturellement, mon chéri, ajoute-t-elle en direction de son fils, un peu décontenancé. Et de l’oncle Égisthe aussi, mais passons. Non, non, certainement pas ! reprend-elle pour sa fille, cette fois. Et puis que diraient nos invitées, ainsi privées de la compagnie de ces deux garçons ? Mais non, ma chérie, ici, ils sont chez moi, je crains que tu ne l’oublies. »
30
Oikos_int.indd 30
02/11/2016 09:36:37
titre courant
Voilà, il s’agissait d’une feinte et la fille est tombée dans le piège. La mère n’était, d’ailleurs, absolument pas intéressée par mes compétences musicales. La conversation reprend, toute d’aigreur et d’insinuations. Elektra tente en vain de faire valoir son opinion – qui diffère toujours de celle de sa mère – sur le choix des chansons pour le banquet. La jeune fille s’énerve. Soudain, elle se lève, blême de colère, et empoigne un petit vase d’albâtre qu’elle jette à travers la pièce. L’objet percute un palmier en pot et la pierre explose en mille éclats. Mère et fils n’ont pas bronché. « Es-tu calmée à présent ? demande calmement madame. Franchement, ce que tu peux être excessive ! Il faudra apprendre à te contrôler si tu veux un jour tenir ton rôle dans le monde. » Elektra fait un violent effort sur elle-même et se rassied, raide sur son siège noir. Sa mère continue : « Moi, je trouve cela plutôt rafraîchissant, tous ces jeunes gens qui s’amusent sous notre toit. Oh, et puis, ne commence pas, s’il te plaît, ajoute-t-elle à l’intention de sa fille qui se redresse déjà, prête à intervenir. Tu t’es bien amusée, toi aussi, dans ta jeunesse. Nul besoin de raconter nos passés respectifs. » Elektra devient incarnate. La mère a un petit sourire puis continue. « Bien, nous sommes donc toutes et tous d’accord. Eh bien, mademoiselle et monsieur, conclut-elle pour Aphrodite et pour moi, allez donc prendre un peu de repos, ou allez vous amuser si vous le souhaitez. Mais soyez frais et dispos pour notre soirée. » Et elle me congédie avec un mouvement désinvolte de la main qui fait taire sa progéniture.
Oikos_int.indd 31
02/11/2016 09:36:37
Oikos_int.indd 32
02/11/2016 09:36:37
7
Je suis la maîtresse de la maison. Ou c’est ce que j’aime à penser. C’est moi la folle, la femme fardée, celle qui rit sans y penser. Celle qui oublie son âge. Celle qui n’entend pas sa fille qui lui demande de se coiffer. Celle qui n’entend rien à sa fille, d’ailleurs. Je suis celle-là qui va comme un bateau fou et qui se moque des drames de la maison. « Ah, madame, où va-t-on placer le colonel ? » « Mère, quand les musiciens doivent-ils commencer à jouer ? » Je n’en ai cure et je m’en moque. Je suis celle-là. Celle qui suit son bon plaisir. Mais je suis la maîtresse des lieux et l’on me respecte pour cela. Et personne ne me retirera ce pouvoir. Ni fils, ni fille, ni diable. Je suis ici chez moi. Oh, je n’aime pas particulièrement ce lieu même si j’y vis depuis des décennies. Et, d’ailleurs, je sais que ce lieu ne m’aime pas non plus. N’est-ce pas, Maison, que tu
33
Oikos_int.indd 33
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
ne m’aimes pas ? Allons, je le sais que tu ne m’aimes pas. Tu ne nous aimes pas. Nous sommes dans ton ventre et tu nous digères lentement. Tu n’as jamais aimé que mon époux, ton Créateur. À la folie. Pour moi, pour nous, tu gardes les choses qui pleurent et les bruits qui courent dans les murs. Je les entends la nuit, ces murmures qui échouent sur le pas de ma porte, ces ongles qui raclent la terre. Les murs de ma chambre ruissellent de larmes. Je les entends, ces choses qui se plaignent lorsque la lune est haute. Tu ne m’aimes pas. Et alors ? Je m’en moque. Il ne m’a guère aimé non plus. Ou alors, pas longtemps. Vous étiez deux à ne pas m’aimer. J’en ai pris l’habitude. Mais ne crois surtout pas, Maison, que j’ignore qui tu es. Tu n’es pas cette demeure familière qui nous accueille au détour d’un chemin détrempé, sous les arbres dégoulinant de pluie. Tu n’es pas la sentinelle qui toujours garde une lumière allumée au plus profond de la nuit. Tu es l’ogresse, tu es l’affamée, la bâtisse qui nous observe, silencieuse, de toutes ses croisées. Je sais où est ta matrice, tout en bas, dans les cours intérieures. Sous ton masque arrogant, j’ai vu ton vrai visage. J’ai senti tes odeurs de terre battue et d’eau croupissante. Le plancher qui s’enfonce lentement dans la terre avec des chuintements douloureux. La moisissure qui mange plus qu’à moitié le visage des statues orphelines. Il y a en bas des choses qui s’accrochent encore aux murs dans une demi-vie et se détachent avec des bruits de soie qu’on déchire. Je te connais, Maison. Je sais que tu pourris doucement. Moi aussi, je vieillis. Moi aussi, j’ai oublié d’aimer mes enfants. Nous sommes semblables, Maison. C’est pour cette raison que je te connais si bien. Et que je ne t’aime pas, Maison.
Oikos_int.indd 34
02/11/2016 09:36:37
8
Madame, un grand merci pour ce repos que vous nous avez accordé. Sachez que nous en avons fait le meilleur usage. Nous sommes encore allongés, nus, dans le lit et je les regarde, enlacés et détendus. Que c’est bon, mon Dieu, que c’est bon quand les corps se mêlent. Il y a ces seins, ces pectoraux, ces dos, ces fesses. J’aime les caresser, les toucher. Ma main s’égare sur cette peau comme sur des chemins de chair. J’aime ces collines et ces vallées qui tremblent au contact de mes doigts. Je suis comme un pèlerin en route à travers ces tendres montagnes. Mes mains travaillent, touchent et palpent. Ma bouche goûte, avale et jouit. Ils sont comme des plats exquis dont jamais je ne peux me rassasier. J’aime lécher toute cette chair. Je suis une bouche qui procure du plaisir. Je les sens, tous les deux, qui vibrent et qui se caressent. Nous sommes déjà partis. Très loin. Sur des étoiles filantes. Aphrodite passe sa main sur mon visage. « Il est l’heure », murmure-t-elle en souriant. Oui, il est temps de nous habiller pour le service et de revêtir nos uniformes rouges. Ploutarchos avale un dernier pot de fromage blanc. Encore nu, il s’extasie sur les charmes d’Aga. « Quelle femme ! Quels seins ! J’aime cette peau diaphane. Et puis, elle est intelligente. » Je suis un peu intrigué.
35
Oikos_int.indd 35
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
« Mais, dis-moi, Ploutarchos, quand as-tu appris à connaître si bien Aga ? – Pendant que tu servais en haut. » C’est-à-dire, il y a moins d’une heure. Pas de doute, Ploutarchos témoigne d’une belle vitalité. Mon ami se cale contre la tête de lit et détaille ses exploits. Il aurait ainsi abandonné dans la remise une Aga épuisée, pour venir s’amuser avec nous. Ploutarchos poursuit ses vantardises et nous rapporte les confidences de l’intendante. Il semblerait ainsi que monsieur soit mort dans des circonstances assez peu glorieuses. « Personne n’en parle. Il a tout simplement glissé dans la baignoire. Crâne fracassé. Il y avait du sang partout. C’est Aga qui l’a trouvé. Elle en était encore toute retournée lorsqu’elle me l’a raconté. Elle l’adorait. Il venait de rentrer d’une longue campagne et lui avait ramené un châle de laine pourpre qu’elle conserve précieusement. Et le voilà qui glisse dans sa baignoire, quelques jours seulement après son retour. » Mais avant qu’il ne puisse continuer, Kiki frappe à la porte et passe la tête par l’embrasure. « Il est l’heure. Les premiers invités vont bientôt arriver. Ploutarchos, sais-tu où est Aga ? Je la cherche depuis un moment. – Oh. Elle doit être en train de se reposer », répond mon ami innocemment.
Oikos_int.indd 36
02/11/2016 09:36:37
9
Elles disent que je suis froide. Je les entends, aux cuisines, ces femmes qui chuchotent : « Mlle Elektra est glacée. Elle contrôle, elle pèse, elle inspecte et, le soir, dans sa chambre, elle fait encore les comptes. Mlle Elektra est plus froide que la neige. Que peut-il donc bien y avoir sous sa jupe ? Sa chemise abrite-t-elle encore un sein ? » Oui, je suis vivante. Je suis larmes, je suis joie. Je suis chair aussi, ferme et chaude. Et vous, les servantes, vous qui complotez, vous qui dormez ou évitez la besogne, qui donc croyez-vous être ? Femmes, vous êtes des vers. Vous êtes ces fleurs éphémères qui vivent une journée. Sans moi, vous mourriez le soir. Femmes, je suis votre guide. Celle qui vous défend contre la débauche et la paresse. Celle qui vous garantit un toit sur la tête. Maison, tu m’entends ? C’est pour toi que je m’épuise ainsi à travailler. Maison, sans moi, les canaux s’embourberaient, les champs se dessécheraient, les murs s’effondreraient, tu le sais, toi, Maison.
37
Oikos_int.indd 37
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
Maison, c’est pour toi que j’œuvre. Pour toi et pour Père. Alors, un jour, Maison, tu seras à moi et ce sera justice. Ce jourlà, la volonté de mon père se trouvera enfin accomplie. Elles disent que je suis froide.
Oikos_int.indd 38
02/11/2016 09:36:37
10
Nous transpirons en bas des marches, Ploutarchos et moi. Les premiers invités commencent à arriver. Notre mission est de les escorter jusqu’aux salles de réception – celles que j’ai parcourues ce matin –, de les installer en leur servant des rafraîchissements puis de courir accueillir les nouveaux arrivants. Arrivantes plutôt, car ce sont des dames qui font leur apparition et qui descendent, endiamantées, de leurs véhicules. Dans cette maison de femmes, l’arrivée exclusive d’invitées a une certaine cohérence mais suscite des interrogations. S’il s’agit d’une cérémonie en l’honneur du père, où sont ses compagnons d’armes ? Et ses collègues ? Ses amis ? La jalousie ou la méfiance ont-elles pu conduire les hommes à décliner l’invitation ? Peut-être, d’ailleurs, n’avait-il pas d’amis et préférait-il s’entourer de la seule compagnie des femmes. Plus simplement, il est possible que madame ait invité exclusivement ses propres amies. Lorsque toutes les invitées se sont reposées, nous les guidons vers la salle aux statues de bronze. Là, une historienne les attend et entame une conférence sur la vie de monsieur. C’est une femme grande et maigre à la chevelure sombre coiffée en un chignon sévère. Elle se tient debout à côté de la forme que j’ai remarquée
39
Oikos_int.indd 39
02/11/2016 09:36:37
Oïkos
ce matin et qui est toujours recouverte de son drap. L’historienne parle d’une voix posée et relate une enfance difficile par-delà le détroit du Bosphore, l’invasion du pays, la fuite des deux orphelins. Puis, l’arrivée en Grèce, l’ascension dans les rangs de l’armée, les campagnes et la construction de cette maison que monsieur considérait comme son grand œuvre. Une porte s’ouvre et interrompt le discours. Elektra pénètre dans la pièce, un peu gênée par son retard et les regards braqués sur elle. Sa mère hoche la tête avec une grimace de désapprobation. Du coup, Elektra se place dos au mur et essaie de se faire oublier. L’historienne reprend son allocution et mentionne, chez le général, un sens aigu de la famille, l’aide qu’il prodiguait à tous ceux qui lui en faisaient la demande et même l’étoffe de soie donnée par sa mère et dont il ne se séparait jamais. Puis, elle se tourne vers la forme recouverte d’un drap et invite la maîtresse de maison à s’approcher. Celle-ci s’exécute, saisit l’étoffe et découvre une statue sous les applaudissements des invitées. Pour la première fois, je me trouve face à monsieur. Belle stature, larges épaules, chevelure dense et bouclée, monsieur avait un regard direct et un sourire assuré sans être arrogant. Ce devait être un homme très séduisant, alliant la vitalité du guerrier et le charme de l’homme de bien. Je comprends ainsi le magnétisme que monsieur pouvait exercer sur tous les habitants de cette maison. Moi aussi, j’aurais aimé connaître cet homme. Je suis arraché à ma contemplation par Égisthe qui me tire par la manche. Il n’était apparemment pas invité à cette commémoration mais s’est introduit subrepticement. « Venez, j’ai besoin d’aide. Oreste a fait une bêtise. » J’abandonne le service à Ploutarchos en m’engageant, avec Égisthe, dans le couloir qui mène à la chambre de son neveu. Je suis le colosse aux cheveux fous qui se retourne vers moi. « Oreste est fragile. Il supporte mal les contraintes et la pression. Je craignais que cette cérémonie ne lui soit néfaste en ravivant le souvenir de son père. Alors, je le surveillais. Et, malheureusement, mes craintes étaient fondées. » 40
Oikos_int.indd 40
02/11/2016 09:36:38
titre courant
Je sursaute en entrant dans la chambre d’Oreste. La pièce est dévastée. Les fauteuils ont été renversés. Une chaise, lancée contre un mur, gît dans un amas de bois et de coussins. Au sol, Oreste, nu, respire difficilement, la tête souillée par des traces de vomissement. J’échange un regard avec Égisthe et nous empoignons le jeune homme pour le traîner vers la baignoire. Égisthe fait couler de l’eau froide pendant que je donne des claques au malheureux. Comme je ne parviens pas à le faire revenir à lui, nous le plongeons dans l’eau glacée de la baignoire. Saisi par le froid, Oreste ouvre les yeux et vomit de nouveau. Il ne se débat plus et nous pouvons à présent le nettoyer. Enfin, il parvient à articuler quelques mots en nous faisant signe de nous arrêter. Égisthe se redresse et me regarde. « Je crois que tout va rentrer dans l’ordre, à présent. Merci pour votre aide. Je me charge de lui. – Mais pourquoi n’avez-vous pas averti sa mère ? – Elle est bien trop occupée par la cérémonie. Bon, je ne veux pas vous créer d’ennui. Je vous promets qu’Oreste sera présent pour le dîner mais, maintenant, allez-y, il vous faut rejoindre la salle des banquets pour le service. Le repas va bientôt commencer. » Et, alors que je les quitte, j’emporte l’image d’Oreste se blottissant contre son oncle. Égisthe caresse les cheveux de son neveu en souriant.
Oikos_int.indd 41
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 42
02/11/2016 09:36:38
11
Je m’appelle Oreste et je suis un orphelin. Il n’y a pas d’âge pour être orphelin. Pas de retraite non plus. C’est un métier à vie. Rien n’interrompt le deuil. Je suis un orphelin, voilà tout. Je me plonge dans cette certitude comme dans un bain chaud. C’est comme une peau, douce et soyeuse, qui me recouvre, ce simple mot. Orphelin. Maison, tu es l’âme de mon père. Maison, je marche, les yeux fermés, à la recherche de son ombre. Je pose mes pieds sur les degrés du marbre qu’il a gravis. Je caresse les statues qu’il a touchées. Je cherche sa mémoire. J’écoute sa nuit. Je presse l’oreille contre ses murs et j’entends ses voix qui murmurent dans l’ombre. Des bouts de mémoire qui se détachent et que je récolte avidement. Je m’appelle Oreste et je suis un orphelin.
43
Oikos_int.indd 43
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 44
02/11/2016 09:36:38
12
Je m’immobilise à l’entrée de la salle des banquets. Un lac intérieur se déploie devant moi. Cette eau sombre commence à mes pieds et s’étend sur la moitié de la maison. Les murs sont de pierre lisse mais n’ont pas été recouverts de fresques ou d’enduit, sans doute pour laisser le visiteur se concentrer sur cette vision liquide. Au toit, des ouvertures ont été aménagées pour laisser entrer de la lune les éclats. Tout le silence de la nuit se déverse ici et se noie dans l’eau et ses clapotis. De cette étendue, noire et phosphorescente, émergent des îlots, tout illuminés de chandelles, comme des bateaux en flammes sur les eaux sombres du Styx. Sur le plus grand, une immense table que des domestiques achèvent de dresser. Les autres, presque à l’opposé, sont respectivement agrémentés d’une estrade et d’un petit temple en rotonde dont les gracieuses colonnes soutiennent un toit décoré de roses et d’oiseaux pétrifiés. Son aspect se transforme continuellement au gré des mouvements de l’eau. Partout, les chandelles éclairent la pierre qui prend l’allure d’une chair agitée de pulsations. Ploutarchos, à mes côtés, en reste saisi. Nous nous engageons sur l’un des chemins qui rayonnent, en étoile, autour des îlots. Sans bruit, mes pas dessinent la carte
45
Oikos_int.indd 45
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
du lac. Quelque chose bouge à côté de moi. Un poisson s’enfuit, un crabe se fige et regarde. Les reflets de l’eau, argentés et dorés, font resplendir les pierres du chemin d’une lueur étrange. J’ai l’impression de marcher sur l’eau. L’eau noire de la lune. Les invitées apparaissent à la porte et marquent un temps d’arrêt, impressionnées, elles aussi, par la beauté des lieux. Je quitte l’îlot pour les rejoindre et leur demande de se mettre en file indienne. Docilement, elles se mettent en ligne et, se tenant par la main, s’engagent sur l’étroit chemin qui fend l’eau noire et sépare les bassins. La première d’entre elles, celle qui me tient par la main en profite pour me donner quelques caresses de ses doigts bagués. C’est une dame d’un certain âge, blonde aux yeux bleus rieurs. J’entends ses compagnes, derrière, rire et plaisanter. « Fais attention, ma chérie, à gauche se trouve l’enclos des murènes. Elles pourraient te manger toute crue. » « Penses-tu, je suis bien trop grosse. Et puis, ici, ce sont les dorades, je connais l’endroit. » « Quelle dépense ce doit être, chaque mois, pour faire venir l’eau salée de la mer. » « Que veux-tu ? Il aimait les poissons et les coquillages. C’était son péché mignon. » « Son seul péché ? » demande la première. L’autre a un petit rire qui résonne dans l’obscurité. Après avoir mené mon convoi à bon port, je renouvelle le travail avec le deuxième groupe d’invitées. Ces dames s’amusent de cette expédition nocturne et vont rejoindre leurs amies déjà installées à l’immense table. Au total, ce sont trente femmes qui s’assoient ainsi, ravies de ce début de soirée. La table est éclairée par de grands candélabres d’argent qui transfigurent les invitées. Dans la lumière diffuse de la flamme, ces femmes retrouvent leur beauté. À nos pieds, l’îlot entier est recouvert d’une mosaïque sur laquelle s’ébattent des poissons d’or et des phénix flamboyants qui décorent les manches des couverts également. Alors que j’entreprends de servir les vins, les invitées nous regardent, en souriant, Ploutarchos et moi, avec des hochements 46
Oikos_int.indd 46
02/11/2016 09:36:38
titre courant
de tête et des messes basses. Puis elles détournent leurs regards vers la maîtresse de maison qui arrive, suivie de l’historienne. Madame aime se faire attendre. Elle porte à présent une longue robe blanche ourlée de rouge. Un châle scintille sur ses épaules dénudées. Ses lèvres sont peintes dans un rouge carnassier et ses cheveux, maintenant disciplinés, s’enroulent en un chignon bas qui met en valeur son cou élégant. Elle installe l’historienne à sa droite. Elle a, au contraire, placé sa fille en bout de table. La jeune femme est toujours habillée de noir, cheveux tirés en arrière. Son frère vient s’asseoir à côté d’elle sans dire un mot. Il est pâle mais parvient à esquisser un sourire de remerciement dans ma direction. De l’îlot voisin nous parvient une rumeur qui enfle et bientôt recouvre le bruit des conversations. Un petit orchestre s’installe sur l’estrade. Quatre ou cinq musiciens prennent place, d’un pas malaisé, dans cet environnement étrange. Ils peinent à trouver leurs chaises et clignent des yeux, éblouis par la lumière des bougies. Sans doute ne nous entrevoient-ils même pas. Mais déjà, la musique s’élève, lente, pensive et tendre, suspendue aux notes de la flûte qui flottent au-dessus de l’eau calme. « Vous aimez cette musique ? » Oreste est debout, à côté de moi. Tout à mon service, je n’ai pas vu le jeune homme se lever et s’approcher. « Très belle », dis-je, laconique. Je prends une mine rébarbative pour décourager toute manifestation amicale de mon interlocuteur. Bien qu’il me soit apparu nu et souillé, je ne peux m’empêcher d’être ému par ce personnage que sa « bêtise », comme la nomme Égisthe, rend peut-être précisément plus attachant encore. Il m’évoque un oiseau à l’aile cassée ou un chat sous la pluie mais j’ai appris à me méfier de moi-même et de mes excès de sympathie. Lorsqu’on est un voyageur, mieux vaut éviter de fraterniser avec les gens du cru. Mon silence ne paraît pas froisser le jeune homme qui reste à côté de moi tandis que je m’occupe de la table.
47
Oikos_int.indd 47
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« Je ne suis pas non plus intéressé par la musique. Je voulais vous demander de m’excuser pour ce que vous avez vu. Non, en fait, je souhaitais surtout vous remercier pour votre aide. – Vous devriez, avant tout, remercier votre oncle. C’est lui qui m’a averti. Il n’est pas là ce soir ? – Non. Pour une étrange raison, nous l’oublions toujours. C’est un peu le parent pauvre. Il ne semble pas s’en formaliser, heureusement. Malgré son allure d’homme des bois, il a plutôt bon caractère », ajoute-t-il dans un sourire. Puis il lève les yeux et regarde sa sœur. De l’autre côté de la table, il y a une femme silencieuse. La jeune fille se tient très droite, les mains plaquées sur la nappe de lin. Son visage est tourné vers le bout de la table, en direction de sa mère mais celle-ci ne voit rien. Elle est bien trop occupée à discuter avec ses voisines. Madame agite ses bagues et fait sonner son joli rire. Dans la lumière des chandelles, on lui donnerait l’âge de sa fille. Sur cette île de lumière, madame est la plus belle des convives. Sa fille la regarde, blanche de réprobation. Personne pour lui parler ou la détourner de ses sombres ruminations. Alors, elle s’adresse à son frère. « Ça me fait honte, oui, ça me fait honte. Regarde comment elle se tient. » Elle se tait et mord son pouce. Ses lèvres se crispent. Puis elle reprend. « Tu vas entendre, demain, les réflexions. On va commenter tout ça, je te le dis. – Des réflexions de qui ? demande le frère. – Mais des gens, bien sûr. Des invitées. De celles qui n’ont pas été invitées. Des servantes. Elles vont se moquer. Oh, sans rien oser dire clairement. Quelques réflexions. Quelques piques. Les servantes se moquent de nous. Elles contestent tout ce que je dis. Oui, elles essaient de raisonner avec moi ! J’y mets le holà, crois-moi. Mais, après un spectacle comme celui-ci, que va-t-il rester de notre autorité ? Tu le vois bien, toi. Et tu acceptes cela ? – Tu exagères, répond-il mollement. 48
Oikos_int.indd 48
02/11/2016 09:36:38
titre courant
– J’exagère ? Mais regarde, simplement… » Elle jette un regard noir à sa mère qui enlève le châle de ses épaules dénudées puis le remet puis l’enlève à nouveau. « … moi, ça me fait honte. Et je ne comprends pas que ça ne te fasse pas honte, à toi aussi. Des fois, j’ai envie de partir. N’importe où, pour peu qu’on me laisse tranquille. » Une ombre de souffrance passe sur le visage du frère. Avant qu’il ne puisse répondre, la mère braque son regard de notre côté, attentive, en bonne maîtresse de maison, à l’agitation créée par sa fille. « Alors, ma chérie, tu ne t’amuses pas ? demande-t-elle. Allons, tu as autour de toi tous les hommes de la maison et cela ne te suffit pas ? Quelle vorace tu fais ! » Quelques sourires méchants apparaissent sur les visages des convives. « Mais non, j’y suis. Pardonnez-moi, messieurs, si je vous ai soupçonnés de ne pas vous occuper suffisamment de ma fille. Ma chérie, tu avais repris ton thème de prédilection, n’est-ce pas ? » et, en s’adressant à la ronde, elle déclare : « Ma fille est obsédée par les domestiques. Toutes les mêmes. Les servantes ne veulent pas servir. Les ouvrières ne pensent qu’à dormir et les abeilles volent le sucre. Ah, heureusement que ma fille est là pour que ça marche droit. Quelle tâche épuisante ! » Quelques rires succèdent à ce commentaire. La fille s’est levée, froide comme la vengeance. Elle ouvre la bouche mais n’émet qu’un gémissement, à mi-chemin entre souffrance et frustration, puis elle rejette sa chaise et s’en va. La mère la suit du regard un instant avant de reprendre la conversation où elle l’avait laissée. « Où en étais-je ? Ah oui, ma sœur Hélène. En voilà une qui se prend pour la fille de Zeus en personne et je dois dire que, comme son père supposé, elle a vraiment défrayé la chronique. Même pour nous qui, dans la famille, avons les idées larges… » Madame a tort. Si madame me demandait mon avis, je lui dirais qu’il n’est pas bon d’humilier une écorchée vive. Mais je me tais. Ne pas m’impliquer. 49
Oikos_int.indd 49
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
Le fils, lui, est rentré dans sa coquille. Il retourne à sa chaise et se concentre sur l’assiette devant lui, essayant de bloquer toute pensée. Il aurait dû… Il aurait fallu que… Mais qu’aurait dit sa mère ? Il souffre. Il me ferait presque de la peine, ce fils de riches. À un moment, il se lève, très agité, et va parler à l’une des domestiques. Celle-ci quitte la salle d’un pas pressé. La mère, un instant, interrompt sa discussion et regarde la servante disparaître. Elle échange un regard avec son fils, comme si elle donnait une approbation. Puis, elle retourne à ses invitées. Les musiciens ont cessé de jouer et les convives de parler. Tous les regards se tournent vers le troisième îlot, celui qui était encore désert au début du repas. On y a déposé des myriades de chandelles qui en font un pilier de lumière. L’eau devient phosphorescente. Et, soudain, apparaît ma chanteuse Aphrodite, éblouissante dans sa robe blanche. Elle a lâché ses cheveux sur les épaules ; elle regarde devant elle, insensible aux applaudissements. Et elle chante. C’est une plainte à l’état pur. Je le connais, cet air. Il vient de loin. Il parle de douleur et de perte, du temps qui passe et de promesses oubliées. Des morts qu’on n’oublie pas, de la vie dont on se lasse. Il se transmet de peuple en peuple et de génération en génération comme un sanglot qui roule en eaux profondes et que nous léguons à nos compagnons. Cet air est comme une barque qui mène toutes les convives sur les eaux du désespoir. Un désespoir doux et familier, une nostalgie empoisonnée qu’on prend plaisir à aviver du bout des doigts, à caresser. Aphrodite chante, les bras ballants, les yeux grands ouverts, fixant on ne sait quel point au-delà du cercle des invitées repues. Aphrodite chante. On l’applaudit et l’on se félicite du choix de l’interprète. Je m’attendais à ce que madame minaude et accapare la conversation mais elle a juste un sourire triste. Une ombre de lassitude passe sur son visage. Un instant, elle regarde la place de l’absente. Elle regrette peut-être. Mais madame se reprend vite et se penche vers sa voisine pour échanger quelques plaisanteries. 50
Oikos_int.indd 50
02/11/2016 09:36:38
titre courant
Lorsque j’écoute Aphrodite, je me dis que la musique est un rempart contre la folie du monde. La musique organise le temps. Elle fait de ses croches et doubles croches des pièges à instants. Elle compte les battements et élabore ainsi un espace harmonieux où nous pouvons nous réfugier. C’est une île où aborder dans les remous du temps. Je me suis parfois demandé si l’on pourrait peindre une mélodie avec de grandes courbes qui figureraient les hauteurs et les durées des sons. Les essaims de notes s’organiseraient comme des décorations et la musique deviendrait ainsi lisible et visible. On aurait des volutes ou des frises. Les pièces de danse seraient figurées par des traits rapides et saccadés. Les musiques funèbres apparaîtraient en longues lignes courbes ondulant comme la mer dans le soir. On pourrait même reconnaître, au premier coup d’œil, un style, un peu comme ces chapiteaux que l’on sait immédiatement doriques ou corinthiens. On pourrait décorer de musique les murs de sa maison. Je me souviens de ce que disait mon père. Lui aussi était musicien. Il portait une confiance aveugle à la musique. C’était beaucoup plus pour lui qu’une pièce de décoration. Mon père la considérait comme une morale. Selon lui, elle organise le temps et nous offre ainsi un monde ordonné, un univers apprivoisé en quelque sorte. Elle rend son sens à la terre et apporte l’harmonie au cosmos. La musique est notre seule muraille contre le démon du temps, une forteresse qui, comme le temps, bouge, glisse et se transforme mais qui nous protège tout de même contre l’absurdité des heures. Certes, mon père aurait pu trouver une morale plus stable pour régler sa vie chaotique. Mais c’est celle qu’il s’était choisie. L’orchestre accompagne la chanteuse à présent. Les convives ont repris leurs conversations, mais la maîtresse de maison est ailleurs. Elle écoute la chanson qui voyage sur les clapotis de l’eau. 51
Oikos_int.indd 51
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
La mélodie monte et monte encore. La flûte reprend le motif et dialogue avec la chanteuse. Et juste lorsque l’on attend le crescendo, l’effet dramatique, voici une note douce, presque voilée. Elle déstabilise, cette note. Elle substitue le murmure à l’emphase et le sanglot contenu à l’ostentatoire lamentation. Ce n’est rien, juste une note qui vient mal à propos dans une montée bien réglée. Mais cette note, c’est le baume sur la plaie. Un rien, un souffle d’air. Comme le pardon qu’on s’accorde à vivre encore. Je vois la mère qui écoute avec son sourire las. Nous écoutons. Aphrodite chante.
Oikos_int.indd 52
02/11/2016 09:36:38
13
J’écoute. J’écoute et je me souviens. Cette chanteuse me bouleverse. Lorsque sa voix monte, monte et continue, toute ténue, vers les sommets, c’est comme une libération. C’est un grand vent qui entre dans mon âme. Il y a cette voix, cette petite chose, un souffle léger et pourtant, elle s’obstine, elle continue son ascension et atteint des notes cristallines, dans un air raréfié. C’est maintenant que j’aimerais partager, que j’aimerais écouter avec les autres. Et je me souviens de ce que nous partagions. Dans cette maison, il y a eu une vie, avant. Il y a eu des jeux d’enfants. Je me souviens des cris de mon fils. Cris de colère mais aussi cris de joie. Je me souviens de ma fille et du temps qu’elle passait devant les miroirs. Ma fille ne pensait qu’à coudre des grelots dans ses jupes. Elle en avait jusqu’à cinq par vêtement. On l’entendait venir de loin, toute souriante et tintinnabulante. Il y a eu une vie avant. Comment tout s’est-il figé ? C’est la même maison mais ce n’est pas la même heure. Le jour est loin, la pièce est sombre. Aujourd’hui, les chansons pleurent.
53
Oikos_int.indd 53
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
Maison, dis-moi ce qui s’est passé. Nous devions vivre dans un paradis et nous sommes devenus tes prisonniers. Nous nous sommes emmurés vivants sans que je me souvienne pourquoi ni comment. J’écoute la chanteuse et j’essaie de remonter le temps.
Oikos_int.indd 54
02/11/2016 09:36:38
14
La fête est finie. Les chandelles s’éteignent, les musiciens remballent leurs instruments. Il nous faut quitter la douceur ouatée du lac intérieur. Déjà, les invitées se lèvent et, d’un pas mal assuré, entament le retour à la rive. Je les accompagne pour éviter qu’elles ne glissent dans l’enclos aux murènes. Les dames observent un silence apaisé et empruntent le grand couloir avec, aux lèvres, ce sourire distrait qui conclut les bonnes soirées. Sur le perron, en haut de l’escalier marmoréen, la brise nous accueille avec ses odeurs de vagues et de pins. Chacun ferme les yeux et savoure l’instant. Mais alors que les invitées s’apprêtent à descendre l’escalier, une domestique se fige. Elle crie. Là, sur la pièce d’eau à droite de la maison, regardez, qu’est-ce que c’est ? Oui, je vois. C’est grand, c’est blanc. C’est un corps. Un corps qui flotte sur le lac. Ploutarchos et moi nous précipitons, suivis de quelques convives et de la maîtresse de maison. Les autres demeurent en haut des marches, incertaines sur la conduite à tenir. Au moment où nous atteignons la rive du lac, nous réalisons que le corps est inaccessible et qu’il va falloir entrer dans l’eau pour le récupérer. Je regarde Ploutarchos sans trop attendre de miracle.
55
Oikos_int.indd 55
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« J’y vais pas, répond celui-ci à ma question muette. – Comment ça, t’y vas pas ? – Non. Il fait noir et je ne nage pas bien. » Ce lac n’a sans doute pas plus d’un mètre de profondeur mais il serait vain de compter sur Ploutarchos. Je soupire. Il faut donc que je me déshabille et me jette à l’eau. Me dévêtir devant toutes ces dames ? Aphrodite et la maîtresse de maison ont bien perçu ma gêne. Elles échangent un regard puis viennent se poster devant les invitées. Madame leur tient un petit discours d’où il ressort qu’il faut laisser les spécialistes gérer la situation. Ses invitées paraissent soulagées que l’on ne leur en demande pas davantage et regagnent la maison avec empressement, accompagnées de leur hôte. Nous voilà donc seuls, Ploutarchos et moi. J’ai déposé avec précaution mes vêtements à mes pieds. Ce cancrelat roux me regarde de haut en bas, en mâchouillant un brin d’herbe. « Pas mal, lâche-t-il finalement. – Oh, je t’en prie. Tu aurais pu te donner un peu de mal. – Bah, il fait bon, tu vas prendre un bain de minuit. Alors, de quoi te plains-tu ? » Comment Ploutarchos peut-il abriter tant de mauvaise foi dans sa maigre carcasse ? Un jour, il va finir par exploser. Je pénètre dans le lac. L’odeur est inattendue. L’eau pique doucement la peau. Je porte la main à ma bouche. Un goût de sel. Ce lac est empli d’eau salée. Voilà la raison pour laquelle le corps flotte dans ce bassin. Je parviens enfin près du corps. Celui d’une femme dont je ne vois pas le visage. Je l’attrape par l’épaule et entreprends de la remorquer jusqu’à la rive où Ploutarchos m’aide à la sortir de l’eau. Nous retournons le corps : Aga. La jeune fille est entièrement nue. Sa chevelure est une masse sombre, semblable à ces paquets d’algues qui s’accrochent aux filets des pêcheurs. Je regarde Ploutarchos. Ses yeux se voilent de tristesse. Il me jette son torchon 56
Oikos_int.indd 56
02/11/2016 09:36:38
titre courant
de cuisine. « Tiens, sèche-toi », me dit-il. Je m’y emploie tout en examinant le corps d’Aga, diaphane dans la lumière de la lune. Elle est allongée dans l’herbe, nue et sans défense. La langue est sortie, les yeux écarquillés. Je note des marbrures sur le cou. Aga, pauvre Aga étranglée. Et là, par terre, une trace d’herbes couchées. La piste du serpent, de celui qui l’a traînée ici. Aga, quel monstre t’a donc jetée dans le lac ? J’avise madame qui est remontée sur le perron et nous regarde, inquiète. Je gravis l’escalier pour lui expliquer la situation. « La nudité exclut une mort accidentelle. Ni suicide ni noyade. Aga a été étranglée avant d’être jetée à l’eau. Mais le drame ne s’est pas noué sur les bords de la pièce d’eau. L’herbe garde la trace d’un corps que l’on aurait traîné. Le meurtrier espérait sans doute faire disparaître sa victime à la faveur de la nuit, toute la maison étant occupée à préparer ou à célébrer la soirée. Dommage pour lui qu’il ait choisi le lac salé. Dans l’autre lac, dont l’eau douce alimente les canaux qui irriguent les champs derrière la maison, le corps n’aurait ressurgi que quatre à cinq jours plus tard. » Elle me jette un regard circonspect. « Vous savez bien des choses sur les meurtriers, apparemment. Bon, allez suivre la trace. Je donne des ordres pour transporter Aga à l’intérieur. » Je redescends pour continuer l’enquête. Il fait nuit mais la piste est nette. Ploutarchos et moi longeons la maison sur la gauche. Un instant, la trace s’interrompt lorsqu’elle rencontre la voie d’accès à la demeure mais elle reprend, toujours aussi nette, de l’autre côté de la route. Nous passons devant l’escalier de marbre, contournons la maison pour, enfin, nous retrouver devant une porte d’entrée. À l’étage des domestiques, en contrebas de l’étage des maîtres. Une porte. La porte de notre chambre. Dans le noir, je cherche le regard de Ploutarchos. L’assassin vient de la maison. Et il est passé par notre chambre.
57
Oikos_int.indd 57
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 58
02/11/2016 09:36:38
15
Je laisse Ploutarchos en faction devant la porte. Mon ami n’a pas été facile à convaincre et il m’a fallu lui jurer qu’il ne courait aucun risque. Je n’aime pas mentir, excepté dans les cas où les circonstances m’y contraignent. Je remonte donc en courant à l’étage des maîtres où je trouve madame qui m’attend dans l’entrée. Un meurtrier dans la maison. Elle accueille la nouvelle avec un visage impassible mais la servante, derrière elle, pousse un cri qui alerte les invitées. Celles-ci accourent, avides d’informations. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre : « Il y a un meurtrier dans la maison. » Je redoutais une ruée vers les véhicules occasionnée par la panique. Mais rien de tout cela ne se produit. Ces femmes du monde ont connu la guerre civile et ses horreurs. Leur vie actuelle dans le luxe et l’argent ne leur a pas fait oublier les souvenirs et les réflexes des temps difficiles. L’historienne a bien un mouvement vers la porte d’entrée mais la dame blonde (celle qui me caressait la main au début du repas) la retient par le bras. « Et où comptez-vous aller ainsi ? Retrouver votre véhicule dans le noir ? Avec un assassin qui rôde dans la maison ? Ne soyez pas sotte. Dans ces cas-là, notre meilleure chance est de rester groupées en attendant les secours. » Madame approuve et guide les invitées vers la salle aux oiseaux où des rafraîchissements seront servis en
59
Oikos_int.indd 59
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
attendant l’arrivée de la police. Toutefois, l’attente risque d’être longue. Athènes est fort éloignée et les routes sont mauvaises. Madame et moi-même suivons le groupe qui se dirige maintenant vers le fond de la maison. La dame blonde quitte les invitées et revient vers madame. Elle paraît agitée. « Un meurtre dans la maison ? Le jour de la commémoration ? Tu crois que c’est un hasard ? – Je n’en sais rien. Tu as peut-être raison. Mais à quoi penses-tu ? » L’autre demeure un instant silencieuse. « Écoute, je ne veux pas passer pour un oiseau de mauvais augure. Mais souviens-toi de la guerre. Ces militaires nous terrifiaient et ils avaient trouvé la méthode pour accroître encore l’horreur en frappant lors des grandes occasions. Les mariages et les baptêmes devenaient dangereux et nous n’osions plus assister aux commémorations. Le meurtrier semble avoir adopté le même procédé. Le voilà qui frappe au premier anniversaire de la mort de ton mari. Mais, si c’est le cas, s’il veut nous faire peur, crois-tu qu’il s’arrêtera à une servante ? » Madame hoche la tête et son amie continue. « Je crois que tu as besoin d’une protection. Monsieur, dit-elle en me désignant, s’il vous plaît, surveillez bien mon amie. Et, je vous prie, suivez-nous dans la salle aux oiseaux. Votre présence rassurera l’assemblée. – Je te suis, répond la maîtresse de maison. Ah, et puis, ajoutet-elle en se tournant vers moi, dites à toutes les filles à la cuisine de nous rejoindre dans la salle. Helena a raison. Notre sécurité tient à notre cohésion. Et je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à mon personnel. Va vite, ma chérie, dit-elle à son amie, je te rejoins tout de suite. » Elle lâche le bras de son amie qui se dirige vers la salle aux oiseaux. Puis elle s’approche de moi et me regarde droit dans les yeux.
60
Oikos_int.indd 60
02/11/2016 09:36:38
titre courant
« Bien mon garçon, allez me chercher tout le personnel. Mais nous aurons besoin de parler vous et moi. Ne faites pas l’innocent. Un homme de cuisine qui reconnaît les marques d’étranglement ? Qui est capable de suivre une trace ? Allons donc. Soit vous êtes un mauvais garçon, soit vous êtes un policier. – Me soupçonnez-vous, madame ? – Ne soyez pas ridicule. Pourquoi nous auriez-vous aidées ? Je dis simplement que vous n’êtes pas l’inoffensif cuisinier que vous prétendez être. Peu importe car, justement, j’ai besoin de vos lumières. Vous avez entendu Helena. Elle est intelligente et a connu des moments dramatiques. Elle sait repérer un danger et nous devrions l’écouter. Alors, je vous propose de résumer ainsi la situation : nous trouvons Aga, nue et étranglée, à la fin du repas. La seule raison pour laquelle nous la découvrons maintenant et non dans une semaine tient au fait qu’elle a été jetée dans le lac salé alors qu’il existe un autre lac, d’eau douce celui-là. Comme vous venez de me le dire, si la pauvre Aga avait été jetée dans cette seconde pièce d’eau, le corps n’aurait pas été découvert avant plusieurs jours. Alors ? » Cette femme est une amazone et une guerrière, tout autant que son époux. J’approuve son raisonnement. « Oui, madame. Soit le meurtrier (ou la meurtrière) n’a pas de chance. Soit il (ou elle) choisit spécifiquement le lac salé pour y jeter le corps. Il (ou elle) souhaitait vraisemblablement que l’on trouve Aga dans de brefs délais. C’est-à-dire à la fin du repas. – Et à la fin d’un repas de commémoration. Pas d’une simple réception, ajoute-t-elle. Est-ce une façon pour le meurtrier de s’en prendre à la mémoire de mon mari ? Souhaitait-il créer un mouvement de panique ? – Si tel est le cas, il en est pour ses frais. Grâce à votre sangfroid et à celui de vos amies, toute la maison attend les secours dans un certain calme. – Exact, confirme madame. Donc, il doit être déçu. Mais il est toujours ici. Qu’en pensez-vous ? 61
Oikos_int.indd 61
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
– La même chose que vous, madame, je le crains. Il y a un assassin dans la maison. Il est contrarié. Et il va encore frapper. Qui manque à l’appel ? »
Oikos_int.indd 62
02/11/2016 09:36:38
16
Aphrodite appuie son front contre la vitre. La fraîcheur du verre est comme un baume sur une blessure. De l’autre côté, il y a la nuit, le parc endormi, les champs noyés dans un rêve lunaire. Et puis, le lac, ce lac sur lequel, quelques minutes auparavant, dérivait le corps d’Aga, entièrement nu et blanc. Je m’approche de ma chanteuse. Sa robe de soirée découvre son dos. « Que regardes-tu ? – Rien, répond-elle sans se retourner, j’attends. C’est ce que l’on fait de mieux dans cette maison, attendre. » Je pose la main sur son dos. La peau est douce et chaude ; j’aimerais y laisser un baiser. Mais elle se détourne vivement. « Non. Pas maintenant. Excuse-moi. On a mis Aga dans la chambre rouge. Ne me touche pas. Pardon, je crois que je perds mon calme. Mais regarde-les. Tout paraît normal. » Nous embrassons la salle du regard. Les domestiques servent des liqueurs. Les invitées arrangent des coussins dans leurs fauteuils afin de s’installer plus confortablement. Les conversations reprennent. Les femmes passent en robes de soirée. Leurs bijoux luisent dans la lumière des lustres. Elles vont à la fenêtre et échangent quelques nouvelles. Certaines retouchent leur maquillage ou rajustent leur coiffure.
63
Oikos_int.indd 63
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
Madame a repris son rôle de maîtresse de maison. Je l’entends commenter pour Helena. « Voilà au moins une soirée dont on reparlera. Dis-moi, va, s’il te plaît, parler à notre historienne. Elle a l’air absolument ravagée. Je m’occupe des domestiques. Regarde les pauvres choux. Elles sont toutes perdues. » Effectivement, les premières servantes se tiennent à la porte, incertaines à l’idée de rejoindre les maîtres. Elles ont gravi rapidement, peureusement, l’escalier extérieur et se demandent à présent quelle attitude adopter. Mais la maîtresse de maison les accueille chaleureusement, comme si elles étaient elles-mêmes des invitées, et leur trouve des sièges. D’autres groupes arrivent encore. Ploutarchos saisit une chaise et s’installe près des liqueurs. Elektra et Égisthe font leur apparition. Bientôt, nous nous sentons à l’étroit et il faut rapprocher les fauteuils pour gagner de la place. Je propose à Égisthe de pousser les arbres et buissons en pot contre les murs, pour dégager un espace au centre de la salle. Égisthe, avantagé par sa forte carrure, parvient à basculer et faire rouler les premières plantes sans difficulté. Je trouve la tâche plus malaisée. Mais, alors que je m’attaque à un arbuste, quelque chose bouge dans le feuillage. J’écarte les branches qui descendent jusqu’à terre et entrevois une ombre, lovée autour du tronc. J’approche ma main et rencontre une masse sombre et soyeuse. Une chevelure. Une femme, là. Et sa main qui retombe.
Oikos_int.indd 64
02/11/2016 09:36:38
17
Dans la salle aux oiseaux, il ne reste que Ploutarchos et moi. Les verres sont brisés, les tables retournées. Des mottes de terre sont tombées des pots fracassés et jonchent le sol avec les débris des palmiers qui achèvent de mourir dans cette pièce transformée en terrain vague. Nous nous penchons sur le corps. Une fois enlevée la terre qui le recouvrait, le visage de Grammatiki apparaît. Comme sa sœur Aga, la servante a été étranglée. « Tout de même, commente Ploutarchos, j’ai failli être piétiné. » Il n’a pas tort. Notre macabre découverte a été saluée par des hurlements et suivie d’une fuite éperdue. En un clin d’œil, la salle s’est vidée et l’assistance a disparu. Ce deuxième meurtre a eu raison du sang-froid des invitées. Un second crime et combien d’autres encore ? Et qui sera la prochaine victime ? C’en est trop, même pour ces femmes qui ont connu la guerre civile et son cortège d’heures désespérées. Heureusement, la maîtresse de maison a sauvé la situation. Dans le chaos grandissant, madame s’est levée et a appelé au calme. Nul ne lui connaissait cette voix de stentor et chacun en est resté saisi. « Suivez-moi. Suivez-moi toutes. Je connais un endroit où nous serons en sécurité. » Et, subitement, la salle s’est vidée. Où sont-elles toutes parties ? Nous les chercherons plus tard. Pour l’heure, je veux rendre sa dignité à la servante.
65
Oikos_int.indd 65
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« Viens, aide-moi », dis-je à Ploutarchos. Nous saisissons le corps et empruntons le couloir en direction de la chambre rouge. Là, nous trouvons Aphrodite. Le corps d’Aga est allongé sur une grande table et nous plaçons celui de sa sœur à côté d’elle. « Grammatiki, commente Aphrodite. Et Aga. Les deux sœurs. Qu’est-ce que cela signifie ? » Elle est sur le point de fondre en larmes. Je me borne à exprimer ce que nous soupçonnons tous. « Deux sœurs. Deux servantes. On s’en prend à la maison. Et aux domestiques qui sont plus vulnérables. Peut-être va-t-il maintenant frapper la famille. – Dans ce cas, la mère est en danger, acquiesce-t-elle. Vous devriez aller la protéger, elle et ses enfants. – Où sont-ils ? – Dans la salle aux banquets. Les invitées et le personnel ont juste traversé le couloir et sont partis se calfeutrer dans l’île. Allez. – Et toi ? – Moi ? demande-t-elle en regardant les corps. Je reste un peu. Je vais les consoler, ces deux servantes. Il faut bien que quelqu’un leur parle. Elles doivent être terrifiées, maintenant qu’elles sont mortes. Allez, les garçons, partez. Laissez-nous. » Et alors que nous fermons la porte derrière nous, Aphrodite entame une douce mélopée pour les âmes des deux sœurs. Dans les couloirs de la maison vide, les notes nous suivent comme des paroles de réconfort. Mon père avait raison, la musique est une morale. Celle de la compassion.
Oikos_int.indd 66
02/11/2016 09:36:38
18
Nous pénétrons dans la salle des banquets où un spectacle de désolation nous attend. L’îlot central, celui sur lequel le dîner fut partagé, ressemble à un radeau. Pour faire de la place et accueillir toutes les réfugiées, on a jeté la grande table à l’eau et elle gît, maintenant fracassée, son plateau en équilibre précaire entre deux bassins. Sur la plate-forme, les femmes sont assises à même le sol, servantes comme invitées. Seules deux femmes se tiennent encore debout : les deux maîtresses, mère et fille. « Fermez les volets ! Obstruez les fenêtres ! » Elektra tente de barricader la salle. Elle donne encore des ordres à quelques servantes sur la rive du lac intérieur. La jeune femme pointe du doigt les fenêtres à fermer et les servantes courent en tous sens, faisant de leur mieux pour bloquer les ouvertures. « Mais ferme donc cette fenêtre. Ferme-la vite », lance Elektra à une jeune servante. Son ton est précipité. Elle s’emploie à parler bas, comme si le meurtrier était à portée d’oreille, mais de sa voix qu’elle ne contrôle plus s’échappent des notes aiguës. Une à une, les portes et les fenêtres sont fermées. Les rayons de lune rétrécissent. La lumière disparaît. Les invitées, figées, regardent le monde s’obscurcir et la lune s’éclipser.
67
Oikos_int.indd 67
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
On cherche à présent des bougies, des torches, n’importe quoi pour se sentir en sécurité. Une servante, rudoyée par une invitée, refuse de quitter la pièce pour partir à la recherche d’autres sources de lumière. Elle pleure avec de gros sanglots mais personne n’en a cure car chacune, à présent, tente de placer les lanternes en des points stratégiques de la salle. Et surtout, à remonter les pontslevis. Tout à ma contemplation d’Aphrodite quelques heures plus tôt, je n’avais pas remarqué ces petits ponts qui interrompent les chemins de pierre entre les bassins. On peut ainsi relever les planches et couper les îles artificielles de la rive. Voilà, sans doute, pourquoi madame a choisi cet endroit. Une fausse île au milieu d’un lac artificiel mais un vrai refuge. Égisthe s’emploie déjà à remonter les ponts-levis. Ses mains tirent les cordes, ses muscles saillent sous l’effort. Il ne voit pas Oreste qui, lui aussi, tente une manœuvre assez maladroite. Le jeune homme ignore la manière de s’y prendre et s’énerve. Livide de rage, il est sur le point d’abandonner. Je me porte à son secours et saisis les sangles. Il m’adresse un regard de soulagement et de remerciement. Nous travaillons à présent de concert. Un pont relevé, puis deux, puis trois. Je pars ensuite aider Égisthe qui s’épuise. Les cordes lui ont entaillé les mains. À ce moment, je vois Aphrodite arriver. Elle semble désorientée par ce tumulte mais m’aperçoit et je la guide à travers les dangereux chemins du lac. La voilà qui rejoint enfin notre îlot, juste avant que l’on ne remonte le dernier pont-levis. Elle se jette dans mes bras. Je suis trempé mais elle s’en moque. Nous nous embrassons et, autour de nous, certaines applaudissent. Mon Aphrodite. Égisthe inspecte l’île du regard et constate avec satisfaction que son but est atteint : nous sommes complètement isolés. À sa suite, l’assemblée pousse un soupir de soulagement. À présent, chacune se serre contre l’autre, réconfortée par cette étrange promiscuité. Les femmes du monde cherchent la chaleur des servantes. On est à genoux, allongé, accroupi, dans la position
68
Oikos_int.indd 68
02/11/2016 09:36:38
titre courant
la moins inconfortable possible. Madame serre contre elle sa fille Elektra qui pose son visage sur l’épaule de sa mère. Je sens un corps contre moi. C’est Oreste. Le jeune homme passe ses bras autour de mon cou et pose sa tête sur mon épaule. Il est agité de spasmes nerveux. Je passe la main sur son visage pour le rassurer. Autour de nous, des femmes rient, pleurent ou se tordent les mains, parfois simultanément. À leurs doigts scintillent émeraudes et diamants. Dans la lueur des chandelles, les fils d’or de leurs robes de soie étincellent. Les femmes parlent et se plaignent. « Que se passe-t-il ? À qui en veut-on ? » « Il en veut à la famille. » « Mais qui cela peut-il être ? » « Un général a tellement d’ennemis. » « Pourquoi maintenant ? » « Il est mort. Il est plus facile de s’en prendre à ses héritiers qu’au général lui-même. » « Qu’allons-nous devenir ? » « Nous sommes en sécurité. Regarde, personne ne peut plus accéder à l’île. Le meurtrier ne peut pas nous atteindre. » « Le meurtrier ou la meurtrière. Tu as bien remarqué qui a été absente pendant presque toute la soirée ? » « J’ai noté, moi aussi. Elle est bizarre cette fille. Je ne l’ai jamais aimée. Elle est jalouse de sa mère. » « Mais pourquoi la police n’arrive-t-elle pas ? » « J’ai faim, j’ai soif. » Bientôt, les mots s’estompent. Les conversations roulent les unes sur les autres et se fondent en un long murmure rythmé par les respirations des femmes et les clapotis de l’eau. Des secrets s’échangent, ici, au milieu de toute une assemblée mais chacun est plus seul qu’il ne l’a jamais été. Notre île flambe de toutes les bougies que nous avons pu récupérer. Mais, au-delà, il n’y a rien. Rien que l’eau noire. Et ces murs sur lesquels la flamme des chandelles fait naître des figures de cauchemar. Il n’y a rien d’autre que nous. Nous qui nous serrons, nous qui nous touchons, nous qui nous rassurons. Madame, elle, ne dit rien. Madame veille. De temps à autre, elle se retourne et regarde l’onde noire. Je sais ce qu’elle pense. Et si, maintenant, un corps surgissait des eaux ? Quelle belle mise en scène, n’est-ce pas, pour le meurtrier ? Voilà qui viendrait couronner une pièce 69
Oikos_int.indd 69
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
savamment montée. Quel coup de théâtre, oui, et quelle panique. Un instant, me viennent des visions de femmes effrayées se jetant dans des bassins. Des corps qui remontent sans vie. Des empoignades. Et, pour les moins chanceuses, les murènes. Des bouillonnements d’eau sombre dans la lumière des flammes. Non ! Arrêter. Fermer les yeux. Respirer lentement. Se taire. Attendre. Petit à petit, les voix se font moins pressantes, les larmes sèchent et le calme revient. On s’installe. On se fait une place. Et dans le silence qui naît, un chant s’élève. Aphrodite, bien sûr, ma chère Aphrodite. Une mélodie bien connue que tous les enfants apprennent à l’école. Un air rêveur et serein qui parle des saisons et de la chaleur de l’été. Voilà exactement ce qu’il nous fallait. Aphrodite chante et tous les regards se tournent vers elle, brillants de reconnaissance. Maintenant, nous pouvons attendre, silencieux et serrés les uns contre les autres, avec juste cette musique pour réconfort. Une chanson de rien. C’est énorme et c’est immense, une chanson de rien.
Oikos_int.indd 70
02/11/2016 09:36:38
19
L’arrivée de la police a été mouvementée. Lorsque les agents ont frappé à la porte, ils n’ont obtenu aucune réponse et ont commencé à s’inquiéter. De notre côté, nous ne pouvions rien entendre. La demeure est immense et les murs de pierres étouffent les bruits. Les policiers ont donc forcé la porte pour pénétrer dans une maison vide et silencieuse. Alors qu’ils progressaient dans le couloir, ils sont entrés dans la salle rouge et ont découvert les corps des servantes, allongés côte à côte sur une grande table dans une pièce écarlate et une maison vide. L’un d’entre eux a évoqué un rituel démoniaque et la tension est montée d’un cran. Nerveux, ils ont continué à avancer et ont trouvé une salle pleine d’oiseaux qui piaillaient, affolés ; une salle dont le sol était jonché de terre et de pots fracassés. Et toujours personne. Enfin, ils ont poussé la porte, de l’autre côté du couloir, et ils ont trouvé l’ombre. Des ténèbres, des bougies, de l’eau dans la maison. Ils n’ont d’abord pas compris où ils se trouvaient. Alors qu’ils se massaient sur la rive, l’une des servantes a aperçu des mouvements dans l’obscurité et s’est mise à hurler. Tout le monde s’est dressé d’un coup. Instinctivement, j’ai étendu les bras pour éviter un mouvement de foule qui risquait de faire tomber les femmes dans les bassins.
71
Oikos_int.indd 71
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« C’est la police ! Nous sommes de la police ! » a crié un grand homme, presque aussi apeuré que nous. Il s’est approché du bord et, à la faible lueur des chandelles, nous avons reconnu son uniforme. Nous sommes demeurés les bras ballants. Après tout ce temps consacré à l’attendre, l’arrivée de la police avait quelque chose d’incongru. Soudain, il fallait se relever, rabaisser les ponts-levis, faire fonctionner nos articulations ankylosées. Les femmes du monde ont rajusté leur tenue et lâché les bras des servantes. Puis, nous avons prudemment repris le chemin vers la rive. J’ai laissé Oreste, toujours à terre, pour aider les invitées et les servantes. Ploutarchos, de son côté, mâchait quelque chose. Ce goinfre avait eu le réflexe de sauver de la nourriture alors que ces femmes, folles d’inquiétude, précipitaient la grande table dans le bassin. Nous avons rejoint la salle aux oiseaux où nous attendait le chef de la police d’Athènes. Grand, brun, assez satisfait de sa belle stature, il nous observe sans marquer de surprise. Pourtant, nous devons offrir un bien pauvre spectacle, échevelés, débraillés, avec ces yeux immenses, encore marqués par la peur et la détresse. Le maquillage coule sur les joues des invitées et, dans la lumière crue de la pièce, nous avons l’air de naufragés, tout juste débarqués de notre radeau de pierre. Le policier s’éclaircit la voix et entame un discours qui se veut rassurant. La police a la situation en main. Les recherches commencent immédiatement. Il n’y a plus de danger. Il faut laisser faire les spécialistes. Chacune est invitée à rentrer chez elle. Personne ne réplique ou n’interroge, incapable de ressentir la moindre émotion. Même pas de l’indignation pour cette police que nous avons tant attendue. Lentement, la foule s’ébranle. Nous réapprenons les gestes de tous les jours. Les hommes présents raccompagnent les invitées qui remercient, par un réflexe absurde, la maîtresse de maison. Certaines trouvent la force de plaisanter sur les événements de la nuit. Leurs rires sonnent faux mais la vie reprend. 72
Oikos_int.indd 72
02/11/2016 09:36:38
titre courant
Escortées par un policier, les convives quittent la scène l’une après l’autre et disparaissent dans cette nuit qui n’en finit pas. Seule demeure la maison vide, ses pots fracassés, ses tables saccagées et ses fantômes, dans un désastre que l’obscurité abandonne au jour qui vient. J’accompagne Mme Helena. Elle ouvre la porte de son véhicule. Mais au moment de monter, elle se retourne et me caresse le visage en souriant. Pas un mot. Et puis elle est partie. C’était la dernière invitée. En arrivant en haut des escaliers, je trouve Ploutarchos qui me transmet un message on ne peut plus explicite. « Le patron veut te voir. Salle aux statues. Tout de suite. » Les ennuis commencent. Comme s’ils n’avaient pas d’ailleurs commencé dès notre arrivée.
Oikos_int.indd 73
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 74
02/11/2016 09:36:38
20
« Et toi, peux-tu m’expliquer ce que tu fais ici ? » Bras croisés, le policier me fixe d’un air intrigué. Madame, elle, me jette un regard moqueur. Elle est installée dans un fauteuil, un verre d’alcool fort à la main. Nul besoin de mentir à quelqu’un du métier. Je déballe donc toute mon histoire, cette passion pour Aphrodite et ce coup de folie qui m’a poussé à la suivre ici, comme un romanichel, accompagné de mon ami Ploutarchos. « Un ménage à trois ? Avec une chanteuse ? Tu te fais passer comme homme de cuisine, maintenant ? Encore mieux. » M’introduire ainsi incognito dans une noble famille. J’en ai honte moi-même. En réalité, je maudis surtout le sort. Cette escapade aurait très bien pu passer inaperçue. Nous serions revenus à Corinthe après une semaine de vacances, ni vu ni connu. Mais il a fallu ces meurtres pour faire tout chavirer. Je me demande déjà quelle autre profession je vais pouvoir exercer. Le policier se tourne vers madame. « Permettez-moi de vous présenter mon collègue, le responsable de la police de Corinthe. Accessoirement, votre cuisinier. » Madame a un regard qui pétille. Son sourire contient un peu d’admiration et beaucoup de « je vous l’avais bien dit ».
75
Oikos_int.indd 75
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« Je pourrais te dénoncer aux autorités », reprend mon collègue… Mais la maîtresse de maison lui coupe la parole de sa voix chaude de contralto. « Savez-vous, inspecteur, que, sans votre collègue de Corinthe, nous ne serions peut-être pas là, à discuter tranquillement ? Il nous a soutenues à chaque instant. Que serions-nous devenues sans lui ? – Je n’ai pourtant pas fait grand-chose, madame, dis-je, un peu surpris. – Ne soyez pas modeste. Vous étiez là et c’est ce qui était important. C’est un peu comme être mère. Les parents ne font pas toujours grand-chose mais ils sont là et, après tout, peut-être est-ce l’essentiel de leur tâche. Être là. » Remarque qui tend à signifier à mon collègue athénien qu’il n’était pas là, lui, et qu’il va devoir rendre compte auprès de ses supérieurs de sa lenteur à intervenir. Il lui sera difficile, à présent, de m’expulser de cette maison et de son enquête comme un va-nupieds. Bien joué, madame ! Mon collègue se racle la gorge, redresse sa large carrure et tente de reprendre le contrôle de la conversation. « Nous avons entamé les recherches mais je pense que le (ou la) coupable s’est sauvé de la maison. » Madame ouvre de grands yeux faussement étonnés et demande d’une voix posée : « Ah bon ? Mais alors pourquoi a-t-il traîné le corps de cette pauvre Aga dans un lac qui se trouve tout de même à vingt mètres de la maison ? Je me demande s’il n’y avait pas une intention. Et d’aucuns pourraient alors penser que, si le meurtrier avait un plan, il lui serait judicieux de rester dans nos murs afin de poursuivre son projet. Mais, bien sûr, je ne suis pas une professionnelle et je vous laisse exercer votre métier, inspecteur », ajoute-t-elle avec un grand sourire. Tout Athénien bénéficie d’un sens politique inné et celui-ci a bien compris la situation. Il se demande à présent comment la retourner à son avantage. En me regardant sévèrement, il déclare : « Bien sûr, il y a cette histoire d’intrusion dans une famille honnête sous une fausse identité. Mais il existe peut-être un moyen de nous 76
Oikos_int.indd 76
02/11/2016 09:36:38
titre courant
arranger. Il se trouve que je manque d’hommes actuellement et que j’ai grand besoin de bras supplémentaires. Surtout d’officiers aussi gradés que toi. Bref, je te propose un arrangement. Puisque tu es en congé de la police de Corinthe, tu vas travailler pour celle d’Athènes. C’est-à-dire, plus précisément, pour moi », ajoute-t-il avec le sourire gourmand du chat qui attrape la souris. Ah, qu’il aime cela. Les Corinthiens au service des Athéniens ! Il s’en lèche les babines. Et moi, je ne peux rien lui rétorquer. Impossible de refuser son offre. « Bien, tu rejoindras donc le groupe de trois policiers que je vais laisser ici. – En tant que responsable, j’espère ? intervient madame. Bien sûr, continue-t-elle sans laisser à mon collègue le temps de réagir, monsieur connaît déjà la maison. Il fera gagner un temps précieux à l’enquête. De surcroît, vous m’avez bien dit qu’il était chef de la police de Corinthe ? Puisque celle d’Athènes ne peut nous déléguer son responsable de manière permanente, nous nous contenterons fort bien de la police de Corinthe. » L’Athénien, un peu surpris par la tournure des événements, acquiesce d’un hochement de tête. Madame paraît s’en satisfaire et boit une gorgée avant de nous donner congé. « Bien, me dit mon collègue et patron temporaire alors que nous débouchons du couloir dans l’entrée. Tu résous cette histoire en douceur, n’est-ce pas ? Cette famille n’est certainement plus aussi en vue qu’elle ne l’a été mais elle a encore le bras long. Donc, pas de vague. Et après, personne n’entendra parler de ton incartade. En fait, pour être honnête, je n’ai même pas cru à l’alerte lorsque nous avons reçu le message. C’est la raison pour laquelle nous avons tardé. La fille, Électre ou Elektra, nous appelle régulièrement pour des vols de provisions ou des peccadilles de ce genre et nous hésitons donc à nous déplacer. Allez, bon courage. Tu as de la chance. La patronne t’apprécie beaucoup », conclut-il en entamant la descente de l’escalier. 77
Oikos_int.indd 77
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
Je le regarde partir. « La patronne », quelle indécence. Cet Athénien manque d’élégance. D’ailleurs, il n’a vraiment rien compris à cette maison. Si madame m’a tiré d’une situation délicate, c’est pour avoir sous sa coupe un policier qu’elle pourra manipuler au cas où un éventuel scandale éclaterait. Bon, le travail m’attend. Première chose à organiser : le repos des gens de la maison. Chacun est ici épuisé par les événements de la nuit. Et, même si l’aube commence à poindre, il leur faut récupérer. Il est indispensable qu’ils se sentent en sécurité. Le meilleur moyen pour calmer leur angoisse est encore de les regrouper. Tout ce petit monde va donc dormir à cet étage. La salle aux oiseaux, la plus vaste, pourra accueillir toutes les domestiques, une fois nettoyée. Heureuses d’obéir à des ordres qui les détournent de leurs inquiétudes, les servantes se lancent avec énergie dans le rangement de la vaste pièce. Égisthe, Oreste et Ploutarchos transportent lits et matelas. Bientôt, quelques filles de cuisine peuvent enfin s’allonger avec des soupirs de soulagement. Tous les habitants étant maintenant à l’abri, je donne des ordres à mes nouveaux collaborateurs pour aller fouiller la maison dans l’espoir d’y déceler une cachette ou, plus simplement, un indice. Il ne me reste plus qu’à m’occuper des membres de la famille. Ils représentent sans doute la cible principale et doivent bénéficier d’une protection rapprochée. Je vais prendre le premier quart puis l’un des policiers me remplacera. Je leur propose de dormir tous les trois, mère et enfants, dans la même chambre. L’idée enthousiasme la mère. « Mes enfants, vous allez dormir avec moi. Ce sera comme autrefois. » Depuis l’arrivée de la police, Elektra a cessé de rechercher la chaleur de sa mère. Elle a repris son air revêche et, à l’offre de madame, répond simplement que, sa chambre étant située à côté de celle de sa mère, un policier surveillant la pièce maternelle assurera tout aussi bien sa sécurité à elle sans que toute la famille n’ait besoin de se serrer dans le même lit. 78
Oikos_int.indd 78
02/11/2016 09:36:38
titre courant
« Ah. Comme tu voudras, Elektra, répond la mère, visiblement un peu déçue. Et toi, mon chéri, veux-tu dormir avec ta pauvre mère ? » Le fils ne se fait pas prier. La mère et le fils vont donc se reposer. Quant à moi, je place une chaise devant les deux chambres et j’attends. Rapidement, le silence se fait chez Elektra qui dort profondément. Mais, de la chambre de madame, j’entends des chuchotements. Dans le noir, la mère parle au fils. « Tu sais, ton père était parfois étrange. Il nous comparait à des coffres-forts. – Qui cela ? Nous, la famille ? – Oui. Nous. Des coffres-forts fermés, protégés, inviolables. Mais des coffres-forts vides. D’après lui, nous attendons que la vie nous attaque, nous pilonne, nous brise jusqu’à ce qu’enfin nous ouvrions nos portes et abandonnions nos défenses. Et alors, l’incroyable se produit. La vie nous comble de rencontres, de moments d’extase, de couchers de soleil et de rayons de lune. Il y a des heures tranquilles. Il y a des rives matinales que l’on aborde après d’incroyables voyages nocturnes. Il y a surtout la vie qui déverse en nous, à pleines brassées, toutes ses merveilles. Soudain nos vilains coffres-forts regorgent de tous ces souvenirs et de toutes ces splendeurs. Voilà ce que la vie te donnera. Tu verras, mon petit, la vie t’ouvrira et fera de toi un coffre plein de richesses. Dors, mon fils. Dors, maintenant. » Ils parlent longtemps dans la nuit qui finit. Ils chuchotent. Ils rient.
Oikos_int.indd 79
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 80
02/11/2016 09:36:38
titre courant
Deuxième jour
titre courant
Oikos_int.indd 81
02/11/2016 09:36:38
Oikos_int.indd 82
02/11/2016 09:36:38
21
C’est un vilain petit matin qui traîne la patte, la gueule en coin, un de ces matins où l’on compte ses rides dans la glace. Madame se regarde dans le miroir et rajuste son collier. Elle l’enlève pour en essayer un autre puis soupire. Tout va de travers, aujourd’hui. La maîtresse de maison me reçoit dans la chambre devant laquelle j’ai monté la garde une partie de la nuit. C’est une vaste pièce meublée dans un goût presque classique avec des tons gris et crème. Je suis censé lui donner les résultats de nos recherches. Malheureusement, il y a peu à dire. L’enquête commence mal. Nous avons cherché toute la nuit. Nous avons fouillé toutes les pièces et battu la campagne à l’aurore. Aucune trace. Ou plus exactement, toutes les traces ramènent à la maison. Ce qui revient simplement à confirmer que le meurtrier est toujours dans la bâtisse. Et rien n’interdit de penser qu’il frappera de nouveau. C’est le matin. Les habitants se réveillent et tentent de se remettre des frayeurs de la nuit. Pour l’instant, ils ne réalisent pas la situation mais, bientôt, ils prendront conscience du danger. Madame accueille ces mauvaises nouvelles sans ciller et hésite dans le choix de ses boucles d’oreilles.
83
Oikos_int.indd 83
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
« Madame, puis-je vous demander la liste des convives ? Je voudrais savoir non seulement qui était présent mais également qui avait été invité. » Elle soupire. « Je m’attendais à cette question. Tenez, la liste est là », me répond-elle en désignant, sans se retourner, une enveloppe posée à côté d’elle. Puis, elle continue, en mettant des boucles d’oreilles en lapis-lazuli et en me regardant dans le miroir : « Vous vous demandez sans doute pourquoi l’assemblée était exclusivement féminine. C’est simple : les hommes ne sont pas venus. Depuis la mort de mon époux, nous ne sommes plus une famille qui compte. Nous nous survivons, c’est à peu près tout. Oh, nous ne sommes pas encore des exclus, loin de là, mais notre invitation n’est pas assez flatteuse pour justifier le long voyage depuis Athènes. Seules mes amies ont répondu à l’appel. » Elle s’observe un instant dans le miroir. « Je ne l’ai pas dit à mes enfants. Je leur laisse les souvenirs de cette grandeur aujourd’hui disparue. Les rêves de gloire fanent rapidement. Les souvenirs se dessèchent comme des fleurs dans un herbier. Bah, tout cela n’a pas grande importance », ajoute-t-elle d’une voix un peu cassée comme si elle tentait de se convaincre elle-même. Puis, sur un autre ton, elle se retourne enfin vers moi et m’interroge. « Mais revenons à votre enquête. À défaut de piste, qui pouvez-vous exclure ? » Il faut probablement commencer par ce que nous savons des faits. Les deux servantes ont été étranglées dans la maison. Sans doute pas au même moment. En effet, Grammatiki portait son uniforme et Aga était nue. Aucun des corps ne porte de trace de violence. Donc Aga était déshabillée lorsque le meurtrier l’a trouvée. Dans un premier temps, Aga a été traînée hors de la maison et jetée dans le lac salé. Quand ? Probablement durant la cérémonie commémorative. Les filles étaient occupées à la cuisine et les invitées tournaient le dos à la fenêtre pour écouter le discours de l’historienne. Pour l’autre servante, le moment idéal est apparu plus tard, durant le dîner. Toute la maison gravitait autour de la salle des banquets, il était alors facile de se faufiler à l’étage et 84
Oikos_int.indd 84
02/11/2016 09:36:38
titre courant
de cacher le corps dans les plantes. Qui exclure ? Le personnel de maison paraît hors de cause. Toutes les servantes étaient occupées à servir le repas. Elles ont confirmé leurs présences respectives. Au contraire, l’absence de l’intendante avait déjà été remarquée dans l’après-midi. Sa sœur, à sa recherche, avait même fait une apparition dans notre chambre. De la même manière, les invitées ne peuvent être suspectées. Elles sont en effet toujours restées groupées, d’abord dans la pièce aux statues et ensuite dans la salle des banquets. Madame m’observe dans le reflet de son miroir. « Vous êtes en train de m’expliquer que l’assassin n’est pas caché ou calfeutré dans cette maison mais qu’il se trouve peut-être confortablement installé dans sa chambre. Quelqu’un de la maison qui s’en prendrait à la famille. Et seule une personne absente lors du banquet pourrait avoir commis ces crimes. Je sais donc qui vous allez interroger. » Elle laisse un temps puis ajoute. « Vous avez pleins pouvoirs. » Madame hoche la tête et me donne congé. Je passe dans la salle aux oiseaux pour m’assurer que le personnel a pu prendre un peu de repos. La lumière du matin réveille les dormeurs un à un et les lits de camp, alignés en rangs serrés, commencent à s’animer. Chacun se redresse, grimaçant et courbaturé. « Je hais les perruches. » Ploutarchos jette un regard assassin aux oiseaux qui n’ont cessé de gazouiller durant la nuit. Aphrodite dort encore. Je me demande comment elle y parvient. Ploutarchos se gratte la tignasse. Je m’assieds à côté de lui, sur son lit de fortune. Mon ami insiste. « Sales bêtes. Tu crois que ça se mange, une perruche ? – C’est petit. Il ne doit pas y avoir grand-chose à se mettre sous la dent. – Oui mais avec de la lavande ? La lavande, ça fait tout passer. – La perruche à la lavande ? Ploutarchos, n’ouvre jamais de restaurant. » 85
Oikos_int.indd 85
02/11/2016 09:36:38
Oïkos
Le grand roux grommelle vaguement. « Tu as dormi ? me demande-t-il enfin. – Non. Après mon quart auprès de la famille, j’ai aidé les collègues dans leurs recherches. – Et alors ? – Rien. – Bah, tout cela me donne faim. Je vais voir ce qu’il y a dans la cuisine. – Tu n’as pas peur du meurtrier ? – Il a eu une nuit bien remplie. Il doit dormir, lui aussi. Et puis, j’ai faim, voilà. – Attends, avant que tu ne descendes, j’ai une question. Tu es la dernière personne à avoir vu Aga vivante. Tu as couché avec elle, hier après-midi, juste avant notre petite réunion à trois. Où vous êtes-vous rencontrés ? – Dans la remise, au sous-sol. On y accède par une échelle. Tu ne t’imagines pas à quel point c’est sale, en bas. En tout cas, c’est tranquille. Aga souhaitait que notre rencontre se fasse en toute discrétion et nous avons parcouru des salles abandonnées pour nous isoler. Je crois que même Aga découvrait certaines pièces. – Tu m’y conduiras. S’est-il passé quelque chose de particulier ? – C’était très bien. – J’en suis heureux pour toi. Je te parle d’un événement ou d’un bruit. Avez-vous entendu quelqu’un ? Avez-vous trouvé quelque chose ? – Tu es drôle, toi. À mon âge, il faut un peu de concentration pour s’activer à la besogne. D’autant qu’Aga était enthousiaste. Ceci dit, un détail me revient. Dans la salle où nous nous trouvions, l’un des meubles était recouvert d’une jolie étoffe, très soyeuse, dont Aga s’est emparée avant de me la donner. – Et ensuite ? – Ensuite, je suis parti, tiens. Aga est restée un peu pour se rhabiller. – Et l’étoffe ? 86
Oikos_int.indd 86
02/11/2016 09:36:39
titre courant
– La voilà, me dit-il en me tendant ce qui lui servait d’oreiller. Prends-la. Pourquoi toutes ces questions ? – Parce qu’Aga a sans doute été assassinée juste après que tu l’aies laissée. » Ploutarchos vient de partir pour la cuisine. Je regarde l’étoffe. Un bout de tissu de soie verte maculée de larges taches couleur rouille. Rouille ? Non, en fait, il s’agit de sang. Une étoffe avec des traces de sang. Plus curieux encore, une étoffe dans la remise, posée bien à plat sur un meuble, bien que souillée de sang ? Très étrange. Mais l’étage a déjà été fouillé durant la nuit. Aucun meurtrier ne pourrait y être encore caché. Je place le tissu dans ma poche lorsque j’entends que l’on m’appelle. Sur le lit à côté, Aphrodite se réveille doucement. Je m’approche d’elle et lui caresse le visage. Elle sourit. « L’as-tu attrapé ? » Je secoue la tête. « Alors, tu vas interroger Elektra, n’est-ce pas ? – Comment le sais-tu ? – Aide-moi à me mettre debout, s’il te plaît. Je suis tout ankylosée. Eh bien, Elektra était la seule invitée absente durant le dîner. Elle est partie en claquant la porte après la dispute avec sa mère, tu me l’as raconté. Elle a donc eu le temps de commettre les meurtres ou, tout au moins, de monter cette mise en scène. Et elle pourrait même avoir un mobile. Mais surtout, l’interroger te fait plaisir après l’humiliation qu’elle vous a infligée hier matin dans la cuisine. Oui, cela aussi tu me l’as raconté et donc cet incident est sans doute important pour toi. Mais, avant que tu ne l’interroges, dit-elle en s’étirant, nous avons tous quelque chose à faire. – Quoi donc ? – Nous allons dire au revoir à Aga et Grammatiki. » Toutes les femmes de la maison sont rassemblées en bas de l’escalier et fixent le perron. Les servantes ont les traits tirés. Elles s’essuient discrètement les yeux. Les maîtres sont présents 87
Oikos_int.indd 87
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
également. Madame se tient très droite, enveloppée dans son châle rouge, et pose la main sur l’épaule de la servante devant elle. Quel beau temps, ce matin. Il y a de grands nuages en forme de plume qui se déchirent dans le ciel. Et des odeurs de lavande qui montent du jardin. Nous nous regroupons Oreste, Ploutarchos, Égisthe et moi en haut de l’escalier. Je regarde les mortes. Elles sont si frêles, ces jeunes filles, si légères aussi. J’entends leurs rires lorsque nous discutions hier matin dans la cuisine. Qui a pu briser ces vies ? Elles n’étaient que des plumes dans le vent. Qui voudrait détruire une plume pour blesser une famille de notables ? Le soleil qui se lève fait déjà rayonner le marbre. Hier, je montais cet escalier, en cuisinier, avec mes lourds plateaux. Aujourd’hui, je le descends, en inspecteur, chargé de femmes si légères. Le groupe des femmes s’ouvre pour nous laisser passer. Nous plaçons les corps dans le fourgon. Mais avant que le convoi ne s’ébranle, la voix de madame s’élève. Elle lit un texte qu’elle a écrit durant la nuit. « Aujourd’hui, nous disons au revoir à nos amies. Aujourd’hui je parle de deuil. Je sais ce qu’est le deuil. J’ai perdu ma sœur, mes parents, mon mari et tous ceux que j’aimais. Le deuil fait partie de la vie. C’est ce que l’on appelle le temps. Un deuil, c’est une rupture. Un deuil, c’est un abandon. On ne sait jamais vraiment pourquoi l’autre nous laisse. J’espère que nous saurons bientôt qui nous a enlevé nos amies. Mais nous ne saurons jamais pourquoi elles sont parties. Nous aurons beau tempêter et questionner et interroger. Elles ne reviendront pas. Nous pourrons critiquer. Elles ne reviendront pas. Et il nous faudra bien accepter leur abandon. Nous trouverons leur meurtrier mais leur départ restera pour nous une défaite. Une défaite, une de plus. Il y a tant de défaites dans une vie. C’est ce que l’on appelle le temps. Nous avons tous et toutes devant nous un long chemin jalonné de défaites. Tous ceux et celles que nous perdrons un jour. 88
Oikos_int.indd 88
02/11/2016 09:36:39
titre courant
Jusqu’à la défaite ultime, celle de notre propre mort, ce moment où nous nous quitterons nous-mêmes. Non, il n’y a rien qui puisse combler un deuil. Ceux qui disent le contraire nous mentent. Un deuil, on n’en guérit jamais. On y survit, c’est tout. On continue en acceptant son échec. Nous sommes tous des perdants. Tous les humains, riches ou pauvres, sont des perdants. Et ceux qui pensent ne pas l’être n’ont jamais aimé et sont encore plus à plaindre. Mais, en chemin, il y a aussi des rencontres et de beaux moments. Ni les défaites ni l’abandon n’arrêtent le cours de la vie. Même un perdant récolte ses moissons. Et c’est aussi cela que l’on appelle le temps. Alors remercions nos amies pour le temps qu’elles nous ont donné et disons-leur à bientôt. » C’est un texte étrange. Je regarde cette femme qui dit adieu à ses servantes et je lui trouve une grandeur tragique. Les servantes s’en vont et toute la maisonnée les suit des yeux dans le silence du matin. Mais alors que le fourgon atteint la route, au bout de l’allée, deux formes graciles font leur apparition et croisent le convoi mortuaire. Deux jeunes filles, toutes frêles dans leur habit rouge. Les nouvelles servantes qui viennent remplacer les mortes. Déjà. La vie continue, je suppose. Quelle vilaine chose que la vie.
Oikos_int.indd 89
02/11/2016 09:36:39
Oikos_int.indd 90
02/11/2016 09:36:39
22
Je me suis préparé pour l’entretien avec Elektra. Je m’attends à de vives réactions, à des « pourquoi moi ? » et « que me voulez-vous ? » Mais, dans la salle blanche, personne ne m’attend. Mademoiselle est en retard. La domestique qui m’a mené ici s’en va prévenir sa maîtresse. Je m’assieds donc et en profite pour observer le lieu. Les sols et les murs sont habillés d’un marbre blanc remarquablement pur. La pierre est ainsi vierge de toute veine et de tout défaut. Le bois des fauteuils est recouvert d’une laque qui paraît glisser sur les meubles en longues nappes étincelantes et les plateaux des tables basses se parent d’une mosaïque somptueuse qui combine des nuances de blanc et de doré en une merveilleuse harmonie. Cet endroit vise à impressionner le visiteur au même titre que les autres pièces de réception ou la salle des banquets. Pourtant, ici, dans cet écrin immaculé, je ressens une gêne, presque un malaise. L’effet est comme gâché par un élément qui ne s’intègre pas dans l’harmonie recherchée. J’ai du mal à préciser ce qui me perturbe et je marche dans la pièce à la recherche de l’élément incongru. Je ne parviens pas à obtenir une réponse. Peut-être s’agit-il simplement des proportions de la salle. En effet, en comparaison des autres
91
Oikos_int.indd 91
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
pièces, celle-ci est longue et étroite comme un couloir. Son architecture disgracieuse contredit ainsi le luxe de son ameublement. Voilà probablement la cause de ce malaise diffus. Mais un coup à la porte m’arrache à mes réflexions. Une jeune et jolie femme pénètre dans la salle blanche. Elle est vêtue d’une robe claire et ses cheveux descendent en cascade sur ses épaules. Elektra me regarde en riant et savoure son effet. Le changement est impressionnant. Le visage est rose et frais et l’allure décontractée et joyeuse. Sous un certain angle, elle ressemble presque à sa mère. Elle s’excuse de son retard d’un ton léger et m’explique que, depuis les événements de la nuit, les filles ont peur d’être attaquées par le meurtrier et plus personne ne veut descendre dans les communs. Alors, il faut organiser des groupes de quatre à cinq et assurer leur rotation. Cette tâche lui incombe et a occupé la majeure partie de son temps, ce matin. Elektra se lève et virevolte en tournant coquettement sur elle-même. « Alors, comment me trouvez-vous ? On dit que je ressemble à ma mère lorsque je me donne un peu de mal. » Puis, elle vient se poster face à moi, mains sur les hanches. « Alors, dites-moi, inspecteur, est-ce que je vous plairais ainsi ? Cesseriez-vous d’être attiré par ma mère ? » Elle se rapproche dangereusement. Je sens son parfum et son souffle sur mon visage mais je lève la main. « Mademoiselle. J’ai quelques questions à vous poser. Je vous serais donc reconnaissant de vous installer dans ce fauteuil et de me prêter quelques minutes d’attention. » Déçue mais pas découragée, elle s’assied sur le siège en face de moi et croise les jambes. Son emploi du temps d’hier après-midi ? Elle a assisté à la cérémonie et, ensuite, a rejoint le dîner. « N’êtes-vous pas arrivée en retard à la cérémonie ? – En effet. Je me suis attardée avec les domestiques pour vérifier l’organisation du service lors du dîner. Je suis repassée dans ma chambre pour me préparer. Est-ce important ? J’ai pu avoir quinze minutes de retard. 92
Oikos_int.indd 92
02/11/2016 09:36:39
titre courant
– Disons plutôt une demi-heure. Et en ce qui concerne le repas ? – Vous avez noté cette petite querelle avec ma mère. Ce sont des choses qui arrivent souvent malheureusement. Je suis donc retournée dans ma chambre et, après un moment, je me suis mise au lit. – Et c’est tout ? – Oui. Pourquoi ? – Vous n’étiez pas là lorsque le corps d’Aga a été découvert. Vous pouviez effectivement dormir. Mais comment expliquezvous que ce bruit et ce remue-ménage ne vous aient pas réveillée ? Les chambres sont situées de part et d’autre de l’entrée et vous avez donc dû percevoir l’agitation. Le bruit des voix vous est certainement parvenu. Or, vous n’êtes apparue que bien plus tard, dans la salle aux oiseaux. – Si je vous réponds que j’ai le sommeil lourd, je crains que vous ne me croyiez pas. Alors, si vous le voulez bien, monsieur l’inspecteur, adoptons une autre perspective : comment aurais-je pu commettre ces crimes ? – Aga a sans doute été assassinée dans la remise et nul ne connaît les recoins de la maison mieux que vous. De plus, les deux jeunes filles étaient minces. N’importe qui aurait pu les transporter, même une femme. Aga a d’ailleurs été non pas portée mais traînée, ce qui semble indiquer que le meurtrier n’avait pas un gabarit très important. – Dites-moi, pour quelles raisons aurais-je accompli toutes ces exactions ? Tuer des femmes, placer leurs corps à des endroits stratégiques pour effrayer les convives ? Vous saviez qu’Aga et Grammatiki étaient mes demi-sœurs ? » Non, je l’ignorais. Mais je parviens à donner le change et Elektra ne remarque pas mon trouble. Aga et Grammatiki, les filles de monsieur ? Voilà pourquoi il les traitait si bien. D’autres bâtardes vivent-elles dans cette maison ? Sans doute. Un instant 93
Oikos_int.indd 93
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
me revient à l’esprit l’image de ce grand escalier de marbre, seul lien entre l’étage des maîtres et celui des domestiques. Peut-être monsieur a-t-il volontairement éliminé les échanges entre ces deux parties de la maison afin de préserver sa liberté d’action et lutiner les servantes sans s’exposer à la désapprobation familiale. J’ai un goût amer dans la bouche. J’admirais presque cet homme, ce guerrier, protecteur des faibles, et voilà qu’il m’apparaît comme un notable libidineux. Je suis déçu mais qui suis-je pour le juger, moi, membre d’un trio amoureux ? Et puis, qu’est-ce que cela change à l’enquête ? Rien. Une chose, simplement : en éliminant les filles illégitimes, l’assassin s’est déjà attaqué à la famille. La guerre a commencé avant même que je n’en prenne conscience. Elektra continue. « Essayons cette nouvelle approche. Vous me voyez à présent. Ainsi habillée, suis-je plus laide qu’une autre ? Vous ne répondez pas. Eh bien, je prends votre silence comme un compliment. Moi aussi, je pourrais séduire. Rien ne me condamne à ce rôle de superintendante. Moi aussi, je pourrais trouver à me marier. Me remarier, plutôt, corrige-t-elle en remarquant le geste que j’esquisse, vous avez raison. Mais, voyez-vous, si j’accepte cette tâche ingrate, c’est que j’ai pris à cœur ma mission. Je veux sauver cette maison. Alors, croyez-vous que je puisse tuer les habitants de cette demeure ? » Elle me regarde en souriant. Elle a marqué des points dans cette conversation mais je ne pense pas qu’elle pourra jouer encore longtemps son personnage d’ingénue. « Mademoiselle, je sais que vous aimez cette maison pour laquelle vous vous donnez beaucoup de mal. – Oui, confirme-t-elle, surprise par mon acquiescement trop rapide. – Et, pourtant, vous ne vous sentez pas appréciée. Votre mère vous cherche même querelle devant des invitées. Vous souhaitez être reconnue comme la véritable maîtresse de cette demeure. Mais comment gérer la difficulté que crée votre mère ? En la poussant à quitter sa maison. Ou, plus simplement, en la conduisant à abdiquer. Pourquoi ne pas alors créer un vent de panique dans cette 94
Oikos_int.indd 94
02/11/2016 09:36:39
titre courant
bâtisse, propager l’idée que votre mère n’est plus en sécurité ici et qu’un meurtrier en veut aux proches de son défunt mari ? Elle s’enfuit et vous voilà reine de cette maison. Dans cette optique, votre amour pour la maison pourrait précisément devenir un mobile de meurtre. Appréciez-vous cet angle d’analyse ? » Son visage s’empourpre. Très bien, elle va se mettre en colère. Mais Elektra parvient à se contenir et, en contrôlant sa respiration, m’interroge : « Reine de la maison ? Mais vous oubliez que je n’ai plus de droit sur cette demeure. J’ai déjà reçu ma part d’héritage, autrefois. Même si ma mère partait ou mourait, la maison reviendrait à mon frère Oreste. » Oreste ? Elle n’éprouvera aucune difficulté à le manipuler, tout comme sa mère d’ailleurs. Les deux femmes s’entendent, au moins, sur ce point et tentent de maintenir Oreste dans une adolescence attardée. Je ne doute pas qu’Elektra sache très bien s’y prendre, elle aussi, pour le plier à ses volontés. Un instant, je pense à ce jeune homme. J’ai sans doute sous-estimé son importance sur l’échiquier familial. Quelqu’un ne serait-il pas alors tenté de s’en débarrasser ? Oreste pourrait-il être la prochaine victime ? Elektra assassinant son propre frère ? Je vais poster un homme à la chambre de mademoiselle pour surveiller ses faits et gestes. « Tout cela n’est naturellement que conjecture, mademoiselle, dis-je d’un ton faussement rassurant. Toutefois, je vous demanderai de ne pas quitter la maison sans mon autorisation. – Et ma mère ? Allez-vous l’interroger ? demande Elektra soudain agitée. Si vous saviez la vie qu’elle mène. Elle cache bien son jeu mais je sais, moi, qu’elle a une aventure. Vous la croyez parfaite maîtresse de maison. Vous pensez qu’elle est admirable d’avoir accueilli les bâtardes de son mari. Mais vous vous trompez. Ma mère est bien différente. Avez-vous prêté attention à la domestique qui vous a mené dans cette salle ? Elle est sourde d’une oreille. Ma mère l’a violemment giflée, un jour, parce qu’elle croyait qu’Elefthéria lui avait dérobé un bracelet. Et l’autre, Ekaterina, pourquoi boite-t-elle ? Elle a été frappée avec un tisonnier par 95
Oikos_int.indd 95
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
mon admirable mère, pas plus tard que la semaine dernière et pour une raison similaire. Il y a tant de choses que vous ne savez pas. On vous jette de la poudre aux yeux et vous en redemandez. » J’écoute ces révélations. Cet éclairage sur la personnalité de la mère ne m’impressionne pas. Toute cette famille semble prédisposée à l’excès. Mais une aventure ? Et dans la maison ? Et ces bâtardes ? Elektra vient de le confirmer : Aga et Grammatiki n’étaient pas les seules filles illégitimes de monsieur. Leurs sœurs sont-elles également des victimes en puissance ? Un instant je repense à la statue glorieuse de monsieur et j’éprouve un certain dépit. Mais Elektra a compris qu’elle me sert d’informatrice. Alors, la jeune femme se cale, bras croisés dans son fauteuil, et prend une mine renfrognée. L’entretien ne m’apportera plus grandchose. J’ai pourtant encore besoin de mon interlocutrice. « Ah, un dernier renseignement. Un bout de tissu a été trouvé dans le lieu où Aga a probablement été tuée. Est-ce que vous avez déjà vu cette étoffe ? » Et je sors le tissu pour le tendre à Elektra. La jeune femme le regarde, interloquée, avant de lever les yeux et de déclarer : « Il faut avertir la famille. »
Oikos_int.indd 96
02/11/2016 09:36:39
23
La famille s’est immédiatement réunie dans la salle blanche. Madame se tient silencieuse, entourée de ses enfants, avec dans ses mains l’étoffe ensanglantée. On a même alerté l’oncle Égisthe qui arrive bruyamment en demandant quelle nouvelle calamité a frappé la maison. Oreste lui fait signe de garder le silence. La maîtresse de maison contemple gravement les taches de sang et, sans lever la tête, me demande : « D’où vient ce tissu ? – De l’étage souterrain. L’étoffe était posée à plat sur un meuble abandonné. Savez-vous ce que c’est ? – C’est un châle. Un châle très court qui couvre simplement les épaules. Cette pièce d’habillement était à la mode, il y a de nombreuses années, de l’autre côté du Bosphore. Elle a appartenu à la mère de mon mari. Mon beau-frère Égisthe pourra vous le confirmer, cette étoffe est le seul souvenir que mon mari et son frère ont pu emporter de leur pays, lorsqu’ils se sont enfuis vers la Grèce. Mon époux la gardait toujours sur lui, contre sa poitrine, où qu’il fût. Je ne comprends pas comment elle peut réapparaître à présent. – Quelqu’un en veut à la mémoire de papa, intervient Elektra. Il faut fouiller la remise. 97
Oikos_int.indd 97
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
– C’est déjà fait, mademoiselle. Le sous-sol est aussi vaste que la maison elle-même mais mes hommes l’ont déjà fouillé à plusieurs reprises. Il ne contient rien que des salles vides et des meubles branlants. La petite table sur laquelle était installée cette étoffe étant sans doute la seule pièce d’ameublement à peu près valide. – Et alors ? – Il semble que la personne qui a placé là ce châle comptait le préserver. – Je vous demande encore : et alors ? – Je trouve cette prévenance étrange pour un meurtrier. – Alors, que comptez-vous faire ? demande Elektra, exaspérée. Attendez-vous à ce que le meurtrier s’en prenne à chacun d’entre nous à tour de rôle. Et puis, ne devriez-vous pas rechercher l’assassin au lieu de vous occuper de nos reliques et de nos affaires de famille ? – Voilà qui suffit, Elektra, intime sa mère. Tu vas trop loin. » La fille se tourne brusquement vers sa mère, comme une chatte sauvage prête à se jeter à la tête de l’ennemi. Elle me désigne d’un doigt tremblant de fureur. « Tu as voulu cet homme. Tu as intrigué pour qu’on lui pardonne son incartade. Mieux, tu as exigé qu’il conduise l’enquête. Et voilà le résultat ! Il n’a rien trouvé. Rien à nous offrir. Il ne peut pas nous protéger. Nous devrions avertir la police d’Athènes et demander sa protection tant qu’il en est encore temps. » La mère se tourne vers moi. « Inspecteur, je vous remercie pour votre découverte, dit-elle d’une voix admirablement maîtrisée. C’est un soulagement pour nous tous d’avoir retrouvé ce souvenir. Mais vous devriez nous laisser un moment. Nous avons les nerfs à vif et je crois qu’il nous faut régler nos différends à l’intérieur de la famille. » Je les laisse à leurs querelles. Alors que je prends le grand couloir, j’entends des pas précipités derrière moi. Oreste m’attrape par le bras. « Inspecteur, puis-je vous parler ? demande le jeune homme. 98
Oikos_int.indd 98
02/11/2016 09:36:39
titre courant
– Ne devriez-vous pas être avec votre famille en ce moment ? – Elles peuvent tout aussi bien se quereller sans moi. De toute manière, rien ne se règle jamais ici. Nous ne faisons qu’accumuler les rancœurs comme s’il s’agissait de trésors. Inspecteur, je sais que vous soupçonnez ma sœur Elektra. Mais j’ai quelque chose à vous dire. Quelque chose d’important. » Je maintiens le silence et j’ouvre la première porte à ma droite, en y poussant le jeune homme. Nous sommes dans la salle rouge. Oreste a un sursaut. Il n’aime pas se trouver dans la pièce qui a abrité les corps d’Aga et de Kiki. « Alors ? dis-je. – Il faut que vous sachiez. Elle n’était pas dans sa chambre, hier soir, durant le repas. Pas dans la maison non plus. Elle n’a pas pu commettre les meurtres. – Ah non ? Où était-elle ? – Elle s’était enfuie. Cela lui arrive de plus en plus régulièrement. Lorsqu’une crise éclate avec ma mère, elle quitte la maison. – Mais où va-t-elle ? – Dans sa maison à elle. Ou plutôt dans ce qu’il en reste. Vous savez qu’elle a été mariée auparavant. Ils avaient une bicoque au nord. J’ignore où son mari est parti. En tout cas, la maison est tombée à l’abandon mais, lorsque ma sœur a du chagrin, elle y retourne. Je me doutais qu’elle prendrait ce chemin et c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à une domestique de prévenir mon oncle Égisthe. Il est allé à la maison. Notre oncle trouve toujours les mots pour ramener ma sœur. – Votre oncle Égisthe est le véritable gardien de la famille. – Je ne sais pas ce que nous ferions s’il n’était pas là. – Vous vous sauteriez à la gorge. Ou peut-être, si vous étiez tous conscients qu’il n’existe plus de garde-fou, peut-être alors vous traiteriez-vous avec humanité. Oreste, que faites-vous encore ici ? Si quelqu’un devait partir, ce n’est pas votre sœur, c’est vous. Vous êtes jeune. Voulez-vous passer votre vie à jouer les ambassadeurs, coincé entre votre mère et votre sœur ? » 99
Oikos_int.indd 99
02/11/2016 09:36:39
Oïkos
Je m’arrête. Ce n’est pas mon histoire. C’est la leur. Pourquoi suis-je en train de m’impliquer ainsi ? Je ne suis même pas certain qu’Oreste ait compris le sens de mon discours. Il me regarde, incertain, puis demande : « Mais pour ma sœur ? » Avant que je ne puisse lui répondre, la porte s’ouvre et Mme Clytemnestre pénètre dans la pièce. Elle me tend l’étoffe ensanglantée : « Inspecteur, nous venons déclarer un autre meurtre. Le meurtre de mon mari. »
Oikos_int.indd 100
02/11/2016 09:36:39