Project-Îles Île, identités, patrimonialisation Sous la direction de Jacques Isolery
UNIVERSITÀ DI CORSICA
Avant-propos Pr Dominique VERDONI Directrice-adjointe UMR CNRS 6240 LISA (Lieux, Identités, Espace, Activités) Responsable scientique du projet ICPP (Identités, Cultures : les Processus de Patrimonialisation)
L’ÎLE : UNE MÉTAPHORE VIVE À la question : « Quel serait donc nalement ce fondement des mémoires collectives, de ces traditions qui s’opposent à l’Histoire ? », Maurice Halbwachs répond qu’il est fait de « leur projection dans des espaces concrets »1… À cette remarque fait densément écho le titre de « Project-Îles » sous lequel sont rassemblées ici les contributions des enseignants-chercheurs ayant participé au séminaire dirigé par Jacques Isolery et initié par l’UMR 6240 LISA dans le cadre des activités du projet scientique ICPP (Identités, Cultures : les Processus de Patrimonialisation). Au l de l’ouvrage, le lecteur suivra en ligrane le long cheminement qui conduit de la réalité à l’imaginaire et de la métaphore à la référence au monde. Car il s’agissait pour les chercheurs de mettre en œuvre une posture de recherche qui permette de répondre au travail d’élucidation par concepts, et de rendre compte de l’intention constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode symbolique. Dire une expérience du monde sur le mode symbolique, n’est-ce pas développer une stratégie qui au lieu de cribler une seule dimension de sens, instaure une polyphonie de façon telle que la pluralité du sens des mots comme des gestes est non seulement permise mais préservée et sollicitée ? Étant bien entendu que, à travers la métaphore, ce qui est en question, c’est à la fois sa forme (rhétorique), son sens (sémantique), mais aussi sa référence au monde. Autrement dit, la dynamique métaphorique a-t-elle un pouvoir de cerner le réel en instaurant un jeu non seulement sur le sens mais surtout sur la référence ? Ce qui permet alors de sortir de l’impasse scientique d’une conception dans laquelle la réalité a été préalablement réduite à l’objectivité scientique. « L’être-dit » métaphorique, comme le démontre P. Ricœur, n’est pas de l’ordre du vériable mais constitue une logique de la découverte, processus cognitif 1. Maurice HALBWACHS, La Topographie légendaire des évangiles, PUF, 1971, préface, p. IX.
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qui fait et refait le monde car la ction n’est pas sans impact sur la référence, sinon à la borner à un rôle purement émotionnel. Elle met en branle un système de symboles qui contribue à « congurer la réalité » dans l’expérience spatio-temporelle. Car si le monde mythique était sans commune mesure avec la réalité, alors le langage ne serait pas dangereux au sens où Hölderlin le disait. Pour autant la ction n’est pas de l’ordre de la copie conforme, mais du modèle. Certaines contraintes dans la construction de ce modèle obligent à faire des choix, à privilégier tel aspect de la réalité aux dépens de tel autre. Interroger les éléments de la ction pris dans leur usage métaphorique permet non seulement un travail sur le sens ou l’explication qui rattache les éléments du mythe à des traits culturels ou sociaux, ou à des données supposées universelles du psychisme, mais également sur ce que le mythe en fait, c’est-àdire sur ce qui rend signiant, ce qui rend le modèle parlant ou opératoire. Parce que née de mer et de montagne, l’île semble à ceux qui la côtoient plonger ses racines dans la nuit des temps : l’île semble toujours avoir été « déjà » là. Paradigme topographique, certes, mais aussi paradigme chronographique : organisation d’un espace et d’un temps qu’il nous faut tenter de découvrir par un itinéraire méthodologique attentif car dans l’île, on peut s’y abriter ou s’y abîmer. En suivant les mythes sur les îles, et sur la Corse tout particulièrement, on note qu’elles ont souvent été considérées comme des lieux échappant à la loi, elles ont aussi servi de refuge ou d’exil, aux bannis par exemple, ou à ceux qui épousèrent la cause de la justice, et combattirent la corruption de la loi. Si elles évoquent des images de perdition, de naufrage, et de danger, comme celui d’être dévoré par les géants, elles évoquent aussi des lieux d’enchantement. Le paradigme topographique semble alors se structurer autour d’une gure, celle du désordre qui brouille les oppositions logiques, les catégories subjectives, un lieu où les perceptions peuvent se confondre, révélant une dimension cachée de l’espace et du temps. Dans l’île, l’inanimé peut soudain s’animer, pierres enceintes, pierres qui se déplacent, l’homme se change en bête, le hors-la-loi défend la justice, la ligne droite forme un cercle, le familier cède le pas à l’étranger. L’île est un monde immobile écrivent certains pendant que d’autres déploient une symbolique du mouvement autour du toponyme « Corsica », île peuplée d’habitants se livrant à la course, île surgie au bout de la course du taureau, île bouillonnante, tache de sang née dans la violence de la rencontre du cúur et du poignard. Mater et materia, terre et eau, topomorphose insulaire à l’úuvre dans la pierre, les sons, la couleur ou la parole. Activité incessante de transformation liée à la diversité de l’expérience spatiale insulaire dont l’équilibre polémique réalise l’alchimie de la terre et de l’eau, du construit et de l’englouti. Car l’eau pèse sur l’île comme une menace, nos morts n’ont-ils pas soif, comme nous le disent certains rituels de la Toussaint, ou comme le traduit la peur que la pluie ne touche le cercueil, appelant d’autres morts. Combien de héros de nos contes retournent à l’eau, parce qu’incapables d’accomplir leur transformation ?
AVANT-PROPOS
Espace riche de composantes polémiques du réel qui se déploie dans ces congurations concrètes, espace sans cesse aux prises avec l’imaginaire. Île-carrefour et non plus île-refuge, espace où tout se joue et se noue à la limite du stable et du mobile. À chaque changement d’espace, la répétition des limites introduit le rappel du même tout en signalant le différent. Certaines limites y sont franches, d’autres oues, certaines semblent tenir à la « nature des choses », et d’autres à « la nature des mots ». Elles sont toutes à considérer comme des variations autour d’un même motif : le franchissement de ces limites n’est possible que par une opération de transfert métaphorique qui révèle une « coexistence géographique et mentale de l’insularité et d’un espace symbolique »2 dont les deux termes séparés, si l’on se réfère à l’étymologie du mot symbole, attendent une co-naissance par-delà la limite. Topologie insulaire régie par une appropriation mentale où s’opposent tant de forces dans si peu d’espace et dont l’enjeu imaginaire est sans doute à la mesure de l’enjeu social et économique. Sont ouvertes dans ce recueil quelques pistes d’investigation autour de la notion d’île, aptes à éclairer ce que nous dit le processus métaphorique sur la référence topologique appelée « île ». Le questionnement sur un tel champ référentiel sera sans doute à même de redonner à l’imaginaire sa potentialité dynamique, imaginaire trop souvent étudié comme un univers clos et uchronique. Habiter un rapport au monde est certes un schéma archétypal mais il n’exclut ni le conit, ni la variation, seule l’image médiatique pour le moins caricaturale est à la mesure de l’incapacité à représenter ce paradigme de la complexité qu’est l’île auquel on préfère substituer l’image gée, le cliché en somme. Si au regard d’un certain ordre, l’île apparaît comme attentatoire à la loi de cet ordre, elle se révèle être alors gure du désordre, pétrie de contradictions, chaotique, ceinture d’épouvante, l’envers du décor, comme un fantasme localisé, « l’image renversée » chargée de combler le décit de compréhension. Dans l’arbitraire de ces protocoles représentatifs, la métaphore de l’île devient un simulacre de paradis ou d’enfer. Marcel Mauss disait qu’il fallait recomposer le tout, en rupture avec une forme de pensée disciplinaire, presque au sens coercitif du terme, qui extrait les informations du réel pour les circonscrire dans le champ de la discipline choisie, immense déperdition sémantique dans laquelle ce qui est complexe – dont Edgar Morin aime à rappeler l’étymologie : « complexus », ce qui est tissé ensemble – est fragmenté. Si nous avons voulu ici insister sur le caractère paradigmatique de l’île, nous l’entendons au sens, non de « modèle de » mais de « de modèle pour ». Pour la conquête du présent3, qui pourrait être réalisée à partir d’un enracinement insulaire par lequel la forme invariante s’assume et devient situation dynamique… « Project-Îles » ! 2. Jean BAUDRILLARD, Cool Memories, (1980-1985), Paris, Galilée, 1987 et 1990, p. 145. 3. Michel MAFFESOLI, La conquête du présent, Paris, P.U.F., 1979.
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Préface ISOLERY Jacques
Qui n’a ressenti la joie de s’approcher ou s’éloigner d’une île, d’en saisir sous le regard la silhouette offerte indûment comme un objet total ? N’éprouve-t-on à cette occasion l’étrange sentiment de puissance qui vient lorsque l’esprit croit s’emparer d’une image de l’Un ? Toutes choses égales par ailleurs, une forte satisfaction accompagne l’aboutissement d’un projet clos sur lui-même, offert dans sa rotondité insulaire, exposé dans sa plénitude aux aléas de son destin signiant. Cette joie de l’Un et du Tout – si mythiques et métonymiques soient ces leurres de l’unité – placerait cependant aisément tout aboutissement sous le signe de la nostalgie du complexe, n’était qu’il ne s’agit ici que d’entamer le voyage… Plaisir donc de voir que Project-Îles 1 aura atteint sa première cible qui ne fut tout d’abord autre qu’elle-même, pour rebondir ensuite vers l’autre, vers les autres… Cerné, imprimé, le premier acte de ce séminaire 2011, orienté sur l’étude littéraire du phénomène insulaire, s’élance donc désormais vers vous qui fîtes le premier pas. Un recueil s’offre un peu à la façon dont s’expose le « Théâtre de l’île » sous ce regard panoptique qu’évoque Sébastien Lefait, à propos de La Tempête de William Shakespeare, où il nous dévoile avec toutes les nuances d’une alacrité heureuse, ce que nous appellerions « les dessous de l’affaire »… Affaire de désirs, affaire d’unir et de punir, affaire aussi de dire le monde sur fond d’utopie, cerner le réel sous la ction. Mais le recueil ne présente-t-il pas également un destin semblable à celui qu’évoque Françoise Graziani à travers cette « île ottante » de la poésie, la métaphore profonde inaugurale de l’île-livre ? En dansant par-dessus les temps et les lieux, sa méthode comparatiste trace les parcours d’une réexion impulsée par l’herméneutique du texte homérique et le déchiffrage allégorique d’un poème de Giambattista Marino. Entre hellénisme et baroque renaissant, le tissage du mythe avec la tradition poétique laisse alors efeurer quelques motifs dont Françoise Graziani nous rappelle qu’ils appartiennent à l’idéologie collective mais relèvent également de l’éthique singulière. Expérience collective composée de démarches singulières : tel est le parcours que souhaite offrir au voyageur Project-Îles 1. Qu’elle soit l’île concrète et précisément situable sur une carte de géographie, l’île imaginaire repérable sur le palimpseste des fantasmagories humaines et sociétales, l’île métaphorique convoquée pour dire ce qui ne
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se laisse appréhender par la langue que sur le mode ironique-tragique de l’analogie, l’île symbole où s’articulent entre eux les paradigmes fondamentaux d’une Nature sublimée par le destinal de l’Humain…, chacune de ces modalités de l’île a été abordée ici, de face ou de biais, dans un registre que nous avons voulu, en cette année 2011, délibérément ouvert an de satisfaire aux désirs et intérêts de chaque participant. Il ne s’agit toutefois que d’une première étape, voire d’un préalable ou de ces préliminaires dont il ne faut pour autant négliger l’importance. Dans le premier registre d’une insularité s’ancrant dans un référent historico-géographique concret, il eût été paradoxal et invraisemblable que ne soit pas sollicitée la Corse, en premier lieu, mais convoquée aussi sa sœur voisine, la Sardaigne, voire d’autres plus lointains cousinages… Alessandra D’Antonio s’est ainsi penchée sur certains récits corses et sardes, pour y répertorier quelques-unes des manifestations les plus patentes d’un rapport « post-moderne » de l’îlien avec son territoire et sa communauté, y suggérer l’impact désastreux d’un exotisme aux antipodes des vertus de celui que revendiquait naguère Victor Segalen. Son article s’achève sur cette même notion de « fracture » sur laquelle s’ouvre l’étude suivante. Centré sur deux écrivains sardes : Grazzia Deledda et Giuseppe Dessi’, le regard de Dominique Cardinet repère dans la vie et les œuvres de ces deux personnalités littéraires, les premiers stigmates de cette crise qui, en se concentrant sur les espaces restreints de l’insularité, transforment le territoire en laboratoire (explosif ?) de la modernité. Une crise exaspérée par les circonstances d’une révolution politique, économique et morale entraînant cette autre révolution ontologique de l’exil et de l’insil : tel est l’objet de la réexion de Nestor Salamanca, à travers une présentation de La Cazadora de Astros de l’écrivaine cubaine Zoé Valdés. Mais il est ici question d’un renversement heuristique : depuis la tragédie de l’exil culturel, minutieusement reconstituée, l’écriture, en ses pouvoirs et effets de résistance, inverse le tracé d’un destin. Sa puissance s’avère capable de forger alors ce paradoxe apparent que constitue une culture de l’exil ! Surgissant d’un horizon plus lointain, Sénèque, exilé sur un territoire dont il refusera toujours de dire le nom, fut-il quant à lui capable d’accéder à une telle inversion mentale libératrice et de trouver dans l’écriture une véritable « consolation » ? On trouvera quelques réponses en lisant l’article limpide, érudit, inltré d’ironie diffuse, que nous offre Joseph Dalbera. « Île », « exil », « insil », la paronomase semble vouloir justier dans les jeux de la langue, un phénomène récurrent bien réel. Aussi vous, lecteur, ne vous étonnerez-vous pas de trouver ici investi par Candice Obron-Vattaire ce qui s’est peut-être d’emblée présenté à votre esprit : la gure mythique et duelle de Napoléon, dont Mlle Obron-Vattaire nous montre combien l’ambivalence fut intrinsèquement liée à celle de l’île, dans un article ample et très informé qui nous rappelle que pluriels sont les masques de l’insularité
PRÉFACE
et alternatifs ses signes. Michel Tournier ne la contredirait sans doute pas… Que l’île soit une terre d’exil par excellence, rien de bien neuf dans ce constat historique malheureusement trop réel. Or, c’est un reproche qu’adresse Philippe Ortoli à l’égard d’un axe d’étude dont il craint qu’appliqué à son domaine spécique d’étude – la cinématographie dont il nous offre ici un panorama « îlien » passionnant – celui-là n’engendre que « quelques lieux communs passablement éculés, qu’on appelle aussi des clichés » : un exil, là aussi, hors de la pensée vive… Ne prenons pas cette remarque à la légère. Pour tenter de pallier cette menace inhérente à toute étude qui se cantonnerait au seul plan thématique, Philippe Ortoli suggère que l’œuvre au cinéma, dans le dialogue des mots et des images, parle d’abord d’elle-même et de son medium dans une auto-réexion dont on imagine cependant que cette aptitude ne se cantonne pas au septième art. Protons de l’occasion pour lever une ambiguïté. Ce premier séminaire s’est donné une ambition modeste sans être pour autant mineure : celle de faire naître une synergie à propos d’un sujet concernant au premier chef l’Université de Corse, l’UMR LISA et ses chercheurs. Mais le projet s’est concentré sur l’œuvre d’art littéraire. Une telle limitation est peut-être regrettable mais nécessaire en un premier temps. Dans un essai de répertoire des possibilités d’une île (pour parodier le titre du roman de Houellebecq), nous avons tenté, à l’aide des outils de la schématologie, d’explorer quelques potentialités et virtualités du schème insulaire. Non pas critique mais programmatique, non exhaustif mais incitatif, notre article tente de dégager quelques-unes des voies à venir susceptibles d’ouvrir à ce séminaire des perspectives plus larges. C’est pour ce seul motif que nous l’avons placé à l’orée du recueil. Le lecteur voudra bien nous faire crédit de ce qu’il ne saurait s’agir en aucun cas d’une manifestation abusive d’égotisme… Quoi qu’il en soit, l’article de Marie-Camille Tomasi, en explorant l’ouverture métaphorique de l’île chez James Joyce et Henri Bauchau, démontre clairement que le schématisme insulaire se déporte aisément sur d’autres territoires. Au bout du chemin, il est toujours question d’un positionnement identitaire et les obstacles qui jalonnent la route se dressent le plus souvent en termes d’imagos parentales et/ou de paradigmes imaginaires qu’il convient à la fois d’intérioriser et de surmonter : une aufhebung… Alexandra Bezert explore cette voie en tentant d’expliciter le glissement qui fait progresser l’autobiographie vers l’autoction dans Marie di Lola de Michele Castelli et L’École du sud de Dominique Fernandez, glissement facilité selon elle par la valence symbolique adoptée par une écriture de l’espace. On pourra aisément faire glisser aussi du positif au négatif, le trait qui dessine ce recueil et faire de pluralité disparité. Nous en prenons le risque, en acceptons d’emblée le reproche, ne pouvant y opposer qu’un certain état « situationniste » et notre volonté de proposer, une fois stabilisées les fondations de ce projet initialement local et concentré sur le phénomène littéraire,
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de métamorphoser l’île en archipel. Fermement décidé à ouvrir cette série annuelle de séminaires consacrée à l’insularité sur d’autres études et formations, nous espérons lui octroyer progressivement ce caractère de transversalité qui ouvre les îles les unes aux autres, ainsi qu’accentuer son ouverture internationale. Work in progress… Que les collègues et ami(e)s chercheurs soient tous ici remercié(e)s pour en avoir opéré l’entame.
Écritures en hiatus.
Le schématisme modélisateur de l’imaginaire insulaire ISOLERY Jacques (MCF en langue et littérature françaises à l’Université de Corse Pasquale Paoli, UMR 6240 LISA)
INTRODUCTION Le schématisme insulaire appartient aux paradigmes les plus fondamentaux du psychisme et s’incarne dans toute l’histoire de notre littérature occidentale. Homère et Pindare entame ce destin qui traverse ensuite un imaginaire médiéval souvent diabolique, puis se répand à l’Âge Classique sur un mode plus hédoniste et libertin. Peu à peu, l’île se rééchit elle-même comme laboratoire du meilleur ou du pire. L’Utopie insulaire réactive un Âge d’Or que les colonisations incarneront en fer et en plomb. À de souvent cruelles réalités historiques, les Robinsonnades opposent la force de leur dénégation imaginaire. À partir du XVIIIe et du XIXe, le thème de l’insularité devient un des vecteurs de l’identité. L’île passe des fantaisies collectives aux fantasmes des singularités pré et post-romantiques : île-refuge ou îleexil. Au XXe siècle, le vieux rêve de l’île persiste sous les décombres d’un écroulement généralisé des valeurs, et l’insularité se partage entre cynisme, désenchantement et ironie. Mais l’île sera malgré tout sauvée par l’œuvre dont elle devient une des métaphores 1. Ce panorama simpliste ne veut que suggérer le lien qui unit littérature, insularité et identité. L’île narrative est comme le miroir à la fois grossissant ou miniaturisant de nos rêves, de nos cauchemars, de nos fantasmes et de nos hantises. Elle participe à ces accommodations imaginaires qui nous permettent de vivre avec nous-mêmes, avec autrui dans le réel, à cet effet d’anamorphose grâce auquel nous pouvons relier le Même et l’Autre avec tous les affects 1. Ce phénomène n’appartient évidemment pas en propre à la modernité et Françoise Graziani repère la métaphore chez le baroque Giambattista Marino.
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inhérents à ce dualisme. Dans une société hypermédiatisée où vitesse, productivité, individualisme, consumérisme, exotisme et violence impliquent de dures adaptations comme de faciles raccourcis, il n’y a rien d’étonnant sans doute à ce que le fantasme de l’île – qui en est souvent l’image inversée – fasse orès tant sur le plan des images que des textes et donc de la critique littéraire. L’importance des publications portant sur le thème insulaire appelle désormais une perspective élargie. La schématologie offrant un double mode d’approche arborescente (verticale) et réticulaire (réseaux horizontaux), cette approche maintient le thème mais l’ouvre à l’interdisciplinarité et l’oriente vers la perspective élargie de l’insularisation. La première étape de cette étude consistera à présenter les principaux aspects de ce que Jean-Jacques Wunenburger appelle le schématisme de l’imagination 2. Puis, nous essayerons d’exemplier le plus concrètement possible une démarche qui peut paraître de prime abord trop théorique. Nous ouvrirons donc des perspectives concrètes concernant le rythme alterné insularité vs insularisation en proposant un schéma général d’études lié aux spécicités de la schématisation. LE SCHÉMATISME DE L’IMAGINATION Que garde-t-on d’un événement ? Des traces, souvent vagues, un mixte a priori insaisissable par la pensée, composé de sensations, d’émotions, de bribes sensibles, de souvenirs à peine ébauchés, de mots décontextualisés. Une totalité hétérogène, hybride et fugitive peu à même d’aider à ressaisir la structure et la signication de l’événement. Qu’en est-il de la mémoire d’une lecture ? En ce qui concerne celle du roman, ce peut être le squelette d’un résumé concentré sur la restitution d’une simple ligne narrative : autant dire peu de choses eu égard à la richesse des strates qui se répondent dans l’œuvre littéraire… De ses lectures, Roland Barthe conserve, disait-il, une « sorte de musique, une sonorité pensive, un jeu plus ou moins dense d’anagrammes »3. Depuis le magma inchoatif de la création, Claude Simon évoque dans La Corde raide « ce brouillard sans langage, sans mots et sans vocabulaire »4 qui appelle une « traduction » de « l’innommable au nommé »5. Ce type de traces appartient-il au schème ? Kant a été le premier à vouloir dénir précisément la fonction du schème comme « cette représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image »6. Il s’agit donc d’une 2. Jean-Jacques WUNENBURGER, « La créativité imaginative, le paradigme autopoïétique », in Fleury CYNTHIA, dir., Imagination, Imaginaire, imaginal, Paris, Puf, « Débats », 2006, p. 159. 3. Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1976, p. 11. 4. Claude SIMON, La Corde raide, Paris, Éditions du Sagittaire, 1947, p. 70. 5. Claude SIMON, Le Palace, Paris, Minuit, 1962, p. 274. 6. Emmanuel KANT, Livre II, chap. 1, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Puf, « Quadrige », 1944, p. 152.
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représentation intermédiaire, synthétique qui « doit être pure (sans aucun élément empirique) », tout en étant « d’un côté, intellectuelle et, de l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental »7. Ainsi, le concept de l’île nous confronte à l’identication de son schème que rend complexe la pluralité de ses actualisations mentales depuis cette zone de réminiscence évoquée plus haut. Or, celle-ci s’apparente moins à une image qu’à de l’énergie s’alimentant à des instances hétérogènes. Une énergie plus proche de la dynamique noétique bergsonienne que de l’intellectualisme kantien. Robert Estivals décrit également le schème comme « une donnée immédiate et brève de la conscience […] un fait fugitif »8 qu’il faudrait apprendre à domestiquer pour en faire une donnée productrice. Nous serons donc plutôt tentés de parler de « schématisation » que de schème, de processus que d’instance. Quel en est le fonctionnement ? On dégagera de façon assez articielle un double mouvement. D’un côté, la schématisation naît de la réalité, qu’elle soit empirique, imaginaire ou artistique. L’innie complexité de toute réalité appelle un processus inductif synthétisant qui remonte du pluriel vers le singulier. Inversement, le schème peut surgir sous la poussée du concept et engendrer alors, soit par un processus volontaire soit par une sorte de rêverie proustienne, une multiplicité de représentations qu’il faut récupérer et organiser. Le schème (du grec skèma) se présente dès lors comme une sorte de représentation sensible, visualisable, mais réduite à l’état d’esquisse encore bien indéterminée, dont l’usage permet précisément de mener un concept vers des exemplications perceptives et, inversement, des perceptions particulières vers un référent catégoriel unique.9
Ce double processus de schématisation entraîne aussi des développements discursifs. Le schème est un phénomène de « mascaret »… Comme toute thématique prise entre concept et actualisations, celle de l’île peut suivre les voies du schématisme et recourir à sa dynamique an d’élaborer des pistes, des nœuds et des intersections, des arborescences et des réseaux à partir d’un phénomène qui n’est ni une simple image reproductrice ni un concept pur. Par un souci de synthèse, une méthode peut être suggérée entre une phénoménologie de l’événement mental, un processus général de réceptivité et de créativité, les différents savoirs et compétences critiques et les exigences déontologiques de la recherche universitaire. Nous en délimiterons les trois phases : celle d’un processus déductif et descendant d’exemplications, celle d’un processus inductif ascendant de généralisation et d’abstraction et celle, enn d’un processus réticulaire d’articulations. 7. Ibid, p. 151. 8. Robert ESTIVALS, Théorie générale de la schématisation, tome 3, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 90 9. Jean-Jacques WUNENBURGER, « La créativité imaginative », op. cit., p. 157.
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Comme l’indiquent les deux èches latérales, le schéma peut se lire dans un sens descendant ou ascendant. Le réel s’entend ici comme l’ensemble de ce qui occasionne des perceptions sensibles : réalité concrète mais aussi imaginaire, voire onirique. Aucune de ces données ne passe telle quelle dans la conscience réexive. Elles subissent nécessairement une
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sélection, une traduction, une simplication, des typications qui relèvent de la schématisation ascendante. Enrichir cette virtualité est assurément une des fonctions de l’éducation. C’est donc grâce aux schèmes stéréotypiques (images mentales, schémas, signiants, discours) qui articulent notre aperception du monde, notre imaginaire et notre compréhension que nous pouvons percevoir, organiser et donner quelque signication non seulement aux éléments du réel concret et immédiat mais aussi aux œuvres de l’imaginaire. Cette hypothèse véhicule une ambiguïté au sein de la problématique de l’île. Tout d’abord, comme tout élément concret, l’île nécessite pour être perçue comme « île », la présence intermédiaire de paradigmes organisateurs pour rapatrier sa diversité phénoménale dans l’orbite du concept. Seule une pensée continentalisée serait capable de repérer le phénomène de l’île dont la conscience ne peut véritablement émerger que de son envers et de son autre. Le problème se cristallise en particulier sur l’aporie de l’île déserte 10. La focalisation se pose aussi en termes de mise en abyme : « Une île auraitelle toujours besoin d’une île plus petite qu’elle pour y projeter sa propre vision fantasmée de l’Ailleurs et de l’Autre ? » 11 Si l’île ne peut être repérée que depuis le lieu de l’Autre, sa représentation ne sert-elle pas de schème organisateur à d’autres événements dont elle vient en quelque sorte offrir sa puissance de métaphorisation ? L’île supporte une multitude de réseaux métaphoriques, mais elle est aussi un thème nodulaire, un schème signiant métaphorisant. Si l’on a souvent déchiffré les métaphores de l’île (île-paradis ou enfer, île maternelle ou paternelle, île-laboratoire et île-livre, etc.), il reste à savoir de quel thème l’île peut être virtuellement le phore. La schématisation ne relie pas directement le réel au schème ni a fortiori au concept, pas plus que le concept ou le schème ne se connectent directement au réel (motif des pointillés). Le processus traverse les autres rubriques du schéma : opinions de la doxa, discours systématisés (« Grands Récits »), mythes, contes, fables, poésies, romans et toutes les productions sémantiques, iconiques, artistiques qui modélisent notre univers dès l’enfance. La schématisation passe par l’ordre du signiant et celui des images mentales : caractéristique du fonctionnement mental, elle est aussi inscrite à même le corps, comme l’a souligné Gilbert Durand12. Si l’île est ma représentation, ce qui m’approprie 10. Lire à ce sujet Gilles DELEUZE, « L’Île déserte », in L’Île déserte, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2002. 11. Francis DUBOST, « Insularités imaginaires et récit médiéval : “L’insularisation” », in L’Insularité, Thématique et représentations, p. 47. 12. « Le schème est une généralisation dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le “symbole fonctionnel” et à ce que Bachelard appelle “symbole moteur”. Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant, entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes réexes et les représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de
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est aussi désappropriation. Je n’en suis que l’usufruitier. Pour me l’approprier, la vision insulaire doit acquérir un pouvoir de médiation schématisante et heuristique. Conservons précieusement l’amphilogie de cette expression : L’île est ma représentation, représentation d’espace de l’île et espace de représentation du moi. Est-il un discours sur l’île qui, palimpseste, ne fasse remonter le schème identitaire ? Les catégories supérieures des schémas, modèles et concepts proposent dès lors un ordre d’élaboration plus rationnel, distancié, intellectualisé. Les grandes synthèses de la pensée développent dans le temps et l’espace, différentes formes de « plan d’immanence »13 qui se disséminent dans la doxa et s’indurent dans les codes et valeurs de l’idéologie. Ainsi, le jeu des stéréotypies fait parfois glisser le plan d’immanence sur le plan de composition de l’art : « le concept comme tel peut être concept d’affect, autant que l’affect, affect de concept »14. Certaines catégories semblent cependant moins soumises aux aléas spatio-temporels. Cette remarque conduit vers un deuxième schéma portant sur les œuvres. « La création crée la création » 15. Une tendance spontanée de l’esprit, conditionnée par l’héritage d’une conception « réaliste » de l’œuvre, tend à tracer un lien direct entre le réel et l’œuvre alors même que la perception de l’objet diffère radicalement selon qu’il est donné pragmatiquement dans la perception sensible ou selon qu’il est simplement guré par quelques déterminations signiantes 16. Bien sûr, il n’existe pas d’œuvre totalement alternative, l’imaginaire se nourrit nécessairement des expériences concrètes et la ction la plus échevelée pousse toujours sur le crâne du référent. Mais l’énergie et l’éthique qui meuvent la création viennent davantage de la création elle-même. Le livre naît de la bibliothèque, même s’il en bouleverse parfois les étagères. Il n’existe sans doute pas plus de lien direct entre le réel et l’œuvre qu’entre le réel et le schème. Du schème, placé encore en position centrale, partent et reviennent les différentes catégories de représentations. Celles qui ont pour support le langage, celles qui recourent majoritairement à l’organe visuel, celles qui font appel à l’ouïe ou au corps. Enn, il existe des représentations intermédiaires : le théâtre (et, d’une certaine manière
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l’imagination. » (Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1984, p. 61). Une telle citation souligne assez clairement, je pense, qu’en ce qui concerne la dénition du schème, nous sommes requis sur le plan d’une interrogation à caractère nominaliste. « Le plan d’immanence n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée » (Gilles DELEUZE et Francis GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, « Reprise », 2005, pp. 39-40). Ibid., p. 65. Michel GUÉRIN, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, Actes Sud, 1986, p. 27. Je renvoie le lecteur à l’étude de Roman Ingarden, L’Œuvre d’art littéraire, P. SECRETAN trad., Paris, L’Âge d’homme, 1983, en particulier chapitre 7.
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la chorégraphie) opère la conjonction d’un texte et d’une actualisation concrète, spatiale, temporelle, sonore et visuelle. Toute diction poétique se situe à mi-chemin du texte, du rythme, du chant et de l’architecture. Une èche part ainsi vers la prose qui possède toujours un coefcient plus ou moins fort de poéticité. Enn, l’image-mouvement est un mixte complexe où participent la dimension textuelle du scénario et des dialogues, l’art de la mise en scène et l’impact émotif de la musique. Toutefois, s’il est vrai « que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l’univers du roman, même du fantastique, se relie au réel » 17. En d’autres termes, peut-on tracer une échelle d’insularisation des genres dans l’optique pragmatique de leur réception ? Toutes ces représentations ont en commun leur puissance d’attraction à l’égard des discours interprétatifs qui associent à l’œuvre leurs métatextes. Peut-on aujourd’hui lire Robinson Crusoé sans considérer sa dimension symptomatique au regard de l’éthique protestante capitaliste ? Peut-on dégager l’île de la doxa psychanalytique, effacer les routes tracées, retrouver un transport inaugural vers ce dont la présence est suggérée par l’ombrage porté autour du schème. Si la métaphore est un transport schématique sans origine, alors nous comprenons qu’il n’y a pas d’île déserte, que l’île est toujours déjà habitée par un regard. Il n’y a pas d’île originelle, ni discours du paradis… Transport, déplacement, transposition. Dans L’Enracinement, Simone Weil écrit que ce « qui ne peut pas être transposé n’est pas une vérité » 18. Symétriques aux transpositions des discours et nécessitant d’ailleurs leurs développements métadiscursifs, dans la zone des développements inductifs de l’abstraction conceptuelle se trouve la case des schémas graphiques, des signiants et des images mentales. Cette répartition est éminemment discutable dans la mesure où « il n’existe jamais de signes langagiers sans sillage visuel ni d’images visuelles sans un accompagnement verbal » 19. Nous entrons ici dans le domaine des spécications du schème. Dans la catégorie des « Images mentales », sont rangées différentes formations qui suggèrent que « la dimension digitale des Idées [est] inséparable d’une dimension analogique » 20. Ces idées-imagées sont des esquisses structurelles à mi-chemin du référent concret et du concept abstrait : nous possédons tous une idée-imagée de l’île qui ne correspond à aucune réalité concrète mais qui donne du corps à son concept par le biais d’une détermination générale, ne serait-ce que lexicologique. Ainsi, « une terre entourée d’eau » correspond à une représentation liminaire d’une forme matérialisée de la Substance par le cercle, « forme 17. 18. 19. 20.
Paul VALÉRY, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », tome 1, 1957, p. 770. Simone WEIL, L’Enracinement, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 92. « La créativité imaginative… », op. cit., p. 159. Ibid, p. 160.
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simple et “naturelle” qui maximise la proximité de chaque point avec le centre du “micromonde”, tout en le préservant du vaste univers qui s’étend au-delà de son périmètre » 21. Remarquons que par inversion terme à terme, l’île renvoie davantage à l’imaginaire lacustre – de l’eau entourée de terre – qu’au schème continental 22. Ces « chorèmes » 23 primitifs tracent des synapses vers l’imaginaire insulaire et lacustre, les hantises, tabous, fascinations afférents au mythe de l’Atlantide comme aux cités de science-ction. Car l’île n’est pas seulement une géographie mais un actant dont la personnalité allégorique s’exprime dans les termes bachelardiens d’un imaginaire élémentaire. À l’inverse, les « Images de personnication » permettent d’incarner un contenu idéel à travers ce que Deleuze nomme un personnage conceptuel 24. Cette notion suggère le caractère productif du passage : passage d’un homme réel à son mythe (Bonaparte/Napoléon), passage d’un auteur et une posture ontologique (Rousseau), passage d’un personnage de ction à une puissance d’antonomase générique (Robinson). Quant aux Images-schèmes, elles sont des empreintes simpliées de la réalité. Enn, les images-archétypes (cf. Jung, Bachelard), dites génotypiques n’appartiennent pas exclusivement au régime iconique, mais aussi à l’héritage littéraire. Ces archétypes sont des métaphores inaugurales si l’on considère « le schème comme plus primitif que l’archétype » 25 puisqu’il relève d’une dynamique psychique dont l’archétype n’est qu’une production. Quand Lévi-Strauss veut faire justice « de toutes les théories qui invoquent des “archétypes” ou un “inconscient collectif” » 26, il allègue que « seules les formes peuvent être communes, mais non les contenus ». Ne suggère-t-il pas involontairement que ces formes articulent quelque Chose irreprésentable qui serait toujours déjà hors de l’esprit, déconcertant les catégories formelles du contenant/contenu et les rapports du signe au référent. En ce sens, ces formes seraient le symptôme originel et universel d’un exil ontologique dont l’exil géographique n’est qu’une répétition névralgique. Les Objets imaginaux sont projetés « sur des supports matériels dont les formes, géométriques, semi-guratives ou emblématiques, servent alors à penser, imaginer, sentir » 27. Mais si les mandalas sont une réalité visuelle symbolique, les fameux « boucliers » de l’Antiquité relèvent en revanche des procédés de l’ekphrasis et du potentiel poïétique de la langue littéraire, 21. Franco MORETTI, Graphes, cartes et arbres, trad. E. DOBENESQUE, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 80. 22. Ce phénomène est remarquable dans le cas de la Méditerranée. 23. Cf. Roger BRUNET, Le Déchiffrement du monde, Théorie et pratique de la géographie, Paris, Belin, « Mappemonde », 2001, p. 198. 24. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., pp. 60-81. 25. Ibid., p. 163. 26. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Plon, « Agora », 1962, p. 85. 27. Imagination, imaginaire, imaginal, op. cit., p. 163.
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de sa puissance d’hypotypose et de sa vocation à miniaturiser le monde. Il apparaît ainsi que l’insularité relève moins d’un mouvement cernable entre une origine thématique et un développement phorique, que comme une représentation certes privilégiée mais non exclusive d’une dimension analogique qui est au cœur même du symbolique. Sur le trajet de ce principe analogique qui n’a ni n ni origine, l’île dessine une étape. Elle stabilise provisoirement le développement métaphoro-métonymique d’une langue fascinée par les deux pôles du Tout et de l’Un. L’imaginaire de l’île repose sur des postulats métaphysiques. Tous ces phénomènes confortent l’idée que « la pensée pure
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doit faire face à une pensée visuelle et langagière, chargée d’énergétique cognitive » 28. Notre culture propose à notre imagination un répertoire schématisant dans lequel nous ne cessons de puiser pour élaborer des formations nouvelles et inouïes qui viennent enrichir notre identité humaine, sociétale ou singulière. Si la création crée la création, les îles ne cessent elles aussi de créer de l’insularité, et les insularités ne cessent de leur côté de favoriser des insularisations intempestives. Enn, on réservera une place à part à la catégorie des schémas graphiques qui, du simple au complexe, ont pour but de permettre une aperception holistique visuelle de phénomènes. Ces schémas graphiques ont pour vocation soit d’expliquer (ce sont les graphes, courbes, diagrammes), soit de décrire (cartes géographiques, dessins, esquisses), soit d’interpréter (chorèmes). Toutes ces catégories sont reclassées dans un troisième schéma en fonction de leur degré de schématisation, d’iconicité ou de mimésis et mises en parallèles aux techniques de représentation spéciques de l’écriture. APPLICATIONS Il convient désormais d’exposer en quoi cette théorie de la schématisation peut aider à formuler les axes virtuels d’une recherche littéraire sur l’insularité et l’insularisation. Grâce au schématisme de l’île, nous pouvons relier le concept à la pluralité de ses actualisations empiriques ainsi qu’à la diversité de ses représentations imaginaires, mais aussi à l’immense métatexte qui l’entoure, mythique, philosophique, psychanalytique, scientique, historique, géographique, etc. Le schème joue donc un rôle d’interface. Chacun possède ainsi une « idée générale » de l’île, plus ou moins consensuelle. En revanche, dès que nous tentons d’attribuer une valence prédicative en aval de cette idée générale, dès qu’il s’agit de référer ce schème à une représentation, le consensus se ramie, voire « s’insularise »… À la limite, chacun possède « sa » propre représentation de l’île, chargée de mémoire, d’imagination et d’affects différentiels et singuliers. Une notion commune engendre ainsi une multiplicité, des invariants s’actualisent en variations. Explorer ces ramications arborescentes permet de décliner le plus exhaustivement possible les modalités de discours sur et depuis l’île. Extrêmement nombreuses, ces ramications doivent être soumises à des réseaux. Ainsi la première distinction que l’on peut opérer à partir du schème de l’île est celle qui sépare, non sans arbitraire, les œuvres de l’art (du moins celles qui fonctionnent comme telles), de celles qui n’en sont pas (ou ne fonctionnent pas comme telle). Parmi ces œuvres qui constituent un domaine immense et hétérogène, nous devons également introduire des distinctions opérées par Nelson 28. Id.
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Goodman 29 entre œuvres allographiques et œuvre autographiques, sans entrer dans les nuances qu’explore Gérard Genette dans L’œuvre de l’art 30. Les œuvres allographiques sont celles qui peuvent être reproduites à l’inni en fonction d’un modèle original de première phase et qui échappent à la contrefaçon : ce sont essentiellement les œuvres littéraires et musicales. Les œuvres autographiques sont celles dont les produits sont singuliers seulement en première phase, même si certaines peuvent ensuite, en une seconde phase être reproduites (la planche de gravure est autographique, mais ses tirages sont allographiques ; le négatif d’une photographie est unique mais la photo est reproductible ; la pellicule d’un lm aussi par rapport à ses reproductions ; la peinture, en revanche est radicalement autographique). Enn, certaines œuvres sont mixtes : ainsi du théâtre, de la danse, de la musique dont les actualisations sont chaque fois uniques mais dont le texte, le script ou la partition sont uniques en première phase. Ces distinctions n’ont ici de sens que parce qu’elles indiquent des voies de recherches possibles, des passages. Si nous avons vocation à nous intéresser en premier chef aux œuvres littéraires allographiques, il serait appauvrissant d’éliminer les liens que le texte peut entretenir avec d’autres formes d’expression artistique : l’illustration, par exemple, si souvent intriquée au XIXe siècle à la narration avant que l’édition soit envahie par le livre de poche, et l’enrichissant énormément de sa charge iconographique et idéologique. Dans une même optique, la confrontation entre textes et images pourvoyeuses de stéréotypes, concerne les littératures de jeunesse et d’enfance : rien n’empêche même d’interroger celles qui enrichissent le paratexte des œuvres. On ne peut pas plus omettre l’importance de la production cinématographique qui puise à l’inspiration insulaire. Dans le cadre des études littéraires, on peut se tenir dans la comparaison heuristique d’un texte et de sa « traduction » à l’écran. Cette position est évidemment intenable au regard des études cinématographiques. Tout cela a son importance dans une axiologie orientée vers l’exploration de l’imagination insulaire et de la réception littéraire. Ces catégories permettent d’introduire la notion d’insularisation. Si l’île est une métaphore privilégiée de thèmes récurrents, il convient de s’interroger sur le potentiel qui est le sien de s’enrichir de phénomènes qui la métaphorisent. Ainsi, aux œuvres d’art allo- ou autographiques s’attache un potentiel plus ou moins fort d’immanence insulaire. Il se peut que notre société souffre de la reproductibilité de l’œuvre d’art, que ce phénomène ait détruit 29. Nelson GOODMAN, Langages de l’art, trad. J. MORIZOT, Paris, Hachette Littératures, « Pluriel », 1990. 30. Gérard GENETTE, L’œuvre de l’art, Paris, Seuil, « Poétique », 1994.
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ce que Walter Benjamin nommait l’aura de l’œuvre. Ne peut-on en déceler les conséquences dans la fascination qu’exerce le manuscrit, dans le retour en photographie du Polaroïd, dans le succès de la « télé-réalité » qui, quoi qu’on en pense, constitue peut-être un symptôme relevant d’un même registre que le désir nostalgique de l’île. Ce ne sont évidemment là que des pistes ouvertes vers d’autres sciences humaines : sociologie, psychologie, sciences de la communication, arts, esthétique. Mais le phénomène d’insularisation concerne aussi la littérature sur le plan de l’appartenance générique des textes. Certes, l’insularité touche de près aux sous-catégories du roman : idylle, roman d’aventure, roman d’initiation, roman de mœurs, roman policier, etc. Elle concerne aussi tous les récits de voyages, en particulier ceux des grandes explorations : […] l’imaginaire insulaire entretient des relations étroites avec des systèmes philosophiques : les grands inventeurs d’îles – Colomb, Vasco de Gama, Magellan – ont stimulé l’imagination des pères fondateurs du genre utopique, Thomas More, Tommaso Campanella, Francis Bacon. Plus tard, Wallis, le Capitaine Cook, Bougainville ou La Pérouse ont directement fourni l’occasion d’un nouvel essor du genre. (Bruno Garnier).
Mais le concept d’insularisation permet d’aborder le fait que « l’insularité ne requiert pas une base géographique »31 et peut servir de paramètre à l’étude de textes n’ayant pas trait directement à l’île. L’insularisation peut également servir de jauge à la pragmatique des textes mais aussi des écritures. La phrase aussi est une forme d’île, les formations glossophoniques des phonèmes également. Le rythme phrastique-syntaxique de Sade, de Proust, de Faulkner, de Claude Simon ou de Richard Millet n’a rien à voir avec celui de Gertrude Stein, de Camus, de Doubrovski. Chacun se développe selon un taux singulier d’insularisation ou d’archipélagisme qui constitue une des signatures stylistiques, voire autobiographiques, les plus éloquentes de ce qu’« Eric Fougère nomme isoléité »32. Ici encore, nous avons tenté de synthétiser ces remarques à l’aide de schémas. Les résultats que l’on peut obtenir à l’aide d’un schématisme descendant, ascendant et réticulaire intègrent des réseaux ouvrant la recherche en littérature sur d’autres disciplines ou d’autres mediums. Cette façon de séparer schématisme descendant et ascendant est arbitraire mais pratique. Il convient cependant de souligner qu’il n’existe sans doute pas de mouvement exclusivement descendant ou ascendant, mais que la pensée ne cesse d’osciller entre empirisme et intellectualité. 31. Claude-Jean BERTRAND, « Un cas étrange d’insularité : les États-Unis », in L’insularité, thématique et représentations, op. cit., p. 291. 32. Cité in L’Insularité, op. cit., p. 7.
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SCHÉMA 4 (SCHÉMATISME DESCENDANT)
Le procédé organisant ce schéma consiste à répertorier un maximum d’idées, notions, images mentales, mots-clés pouvant surgir depuis le schème de l’île. Le schéma dessine des ensembles possibles de ces éléments disparates et n’a de sens qu’articulé sur un corpus de textes portant sur la thématique de l’île. Ce schéma peut être modié, amplié, voire restructuré en fonction d’autres critères.
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SCHÉMA 5 (SCHÉMATISME ASCENDANT)
Le schématisme ascendant est moins dépendant à l’égard des images insulaires car moins attaché aux représentations empiriques. Il cherche à dire le schème en fonction de concepts, principalement ceux du temps et de l’espace. Puis, il développe des traits, des invariants, des dualismes ou des singularités et peut, à partir de ces résultats, trouver de nouvelles exemplications.
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SCHÉMA 6 (SCHÉMATISME RÉTICULAIRE)
Mais celles-ci n’ont pas forcément un lien direct avec l’insularité : le lien est d’ordre métaphoro-métonymique. Cette perspective a l’avantage de ne pas perdre de vue la thématique insulaire originaire, mais d’investir d’autres domaines de la représentation à travers la notion d’insularisation. Le dernier tableau portant sur le schématisme réticulaire récapitule par ensemble et sous-ensembles ce qu’il en est de l’espace littéraire. Genre, sousgenres, rhétorique des passages, dimension stylistique et linguistique sont nos domaines propres d’investigation. Mais les modes d’approche critique sont pluriels, notre spécicité n’est pas exclusive et ce n’est pas par hasard que les publications de colloques sur l’insularité comportent des interventions qui relèvent tout aussi bien de la littérature que de l’Histoire, de la sociologie, de la psychanalyse, etc.
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CONCLUSION Le schème serait donc fondamentalement cet « instant fécond » (Bachelard) dont émerge le tout de la représentation et vers lequel celle-ci remonte. Mais au cours de cette topique physiologico-psychique, il peut tout aussi bien être l’instant où le tout de la représentation s’immerge dans une sorte de magma mental. Il est malaisé de distinguer ici entre procédé et procédures, entre le noétique et ses actualisations. Le schème ressemble nalement à l’île déserte et nous ne pouvons qu’adopter qu’une posture nominaliste, espérer un consensus… Est-ce pour cette raison que Sartre dit à son propos qu’il « ne vise qu’à rendre présents des rapports. En tant que tel il n’est rien »33 ? La littérature et l’art en général ont sans doute pour vocation inaugurale de dire, de montrer, de chanter ou de peindre ce moment. L’art est l’art d’arracher à la Chose, à la mort, au rien une part si inme soit-elle de leur mutisme, exprimer ce que chacun connaît mais sur un mode inouï. La littérature garde la trace de ce silence. Sans doute notre libido sentiendi est-elle à la fois comblée et frustrée par cette part de silence dans la parole. Est-ce ce silence qui hystérise notre libido sciendi, voire dominandi ? L’art n’en demeure pas moins une des modalités les plus accomplies d’une éthique du don et du partage. Il cristallise des modèles de référence plus ou moins contraignants sans lesquels ne pourraient se forger aucune identité : identité singulière, identité de la tribu, du village, du pays, identité d’une époque ou d’une civilisation. Archétypes, stéréotypes, lieux communs, sont l’outillage du Même et de l’Institution. Mais de ces outils, l’art fait fondamentalement un usage de bricoleur, il détourne la fonction du mot, de la couleur, de la ligne ou du geste et dans ce détournement, déchire l’épaisseur du Même. Ce que Laurent Jenny nomme la « crise gurale »34, ce serait donc cette béance fugace qu’autorise parfois mais qu’obture le plus souvent le schème. L’appel de l’art c’est cet accroc de la Chose à travers lequel il peut arriver que se dévoile soudain la silhouette de l’île déserte où l’artiste mais aussi le lecteur ou le spectateur viennent chercher, sans toujours bien le savoir, ce « peuple qui manque »35 dont parle Deleuze. Cet accroc, c’est le petit pan de mur jaune chez le Vermeer de Proust, l’ombre du château kafkaïen, la tuberculose chez Thomas Mann, un épi de maïs chez Faulkner, ou les traces de pas sur l’île de Robinson. C’est aussi bien la nausée sartrienne que l’instant où Mélusine dévoile son être double, c’est le galbe blanc, obscène et fascinant de Moby Dick, c’est peut-être ce regard qui se regarde de La Joconde, c’est cette silhouette étonnante du chasseur mort en érection de Lascaux. Ce sont les tropismes chez Sarraute, le tableau de l’ancêtre 33. Jean-Paul SARTRE, L’Imagination, Paris, Folio, « Essais », 2005, p. 65. 34. Laurent JENNY, La Parole singulière, Paris, Belin, 2009. 35. Gilles DELEUZE, Critique et clinique, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1993, p. 14.
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ou l’œil du cheval mort chez Claude Simon, les jeux de la lettre chez Laclos, le caddie que poussent le père et son enfant dans La Route de Cormac Mc Carthy. C’est cette rencontre invraisemblable et toujours déjà condamnée du Dionysos chaotique et de la forme apollonienne. C’est le mouvement utopique qui met le réel tête-bêche. C’est ce pouvoir de captation imaginaire des personnages conceptuels qui sont à la fois des singularités extrêmes et des vecteurs d’universalité. Nous ne pouvons donc adhérer en profondeur à l’idée d’une écriture insulaire, ni évoquer la notion de l’artiste comme îlien, sinon sur un plan superciel et pour tout dire commode, classicatoire. Certes, il existe des familles stéréotypiques, des îlots et des archipels de singularités. L’écriture insulaire est une de ces familles et il convient de décliner le plus exhaustivement possible la quantité, l’histoire, la répartition et le fonctionnement de ses « gênes ». Mais ce travail ne saurait masquer le phénomène fondamental de la Chose originelle face auquel tout écrivain, tout artiste, mais aussi tout lecteur, tout spectateur engage dans l’événement artistique digne de ce nom la totalité de son être. Cet événement est toujours double qui est à la fois puissance d’arrachement : comment s’évader de l’île ? et force d’attraction : comment retourner à l’île ? L’art des hommes est toujours duel, toujours passage, émoi, « esthétique de la lisière »36, un tragique de la perte qui se sublime en éthique du don. L’écriture est dans le même temps hiatus, solution de continuité et passage, vocation hiatale : l’île, le jardin, le château, le désert, la montagne, tous ces topoï sont autant de métaphores étranglées de cette Chose que Beckett nommait L’innommable. Ce sont les hernies signiantes entre le Sens et le Non-Sens. Ces métaphores privilégiées appartiennent au registre microcosmique du « superlatif spatial » qu’évoque Eric Fougère37. L’écrivain est toujours d’origine insulaire mais l’écriture est toujours continentale : la mer qui les relie, celle du silence de la parole. Les dieux seuls et les enfants ont-ils pouvoir d’habiter l’île des Bienheureux ? Dans l’immanence autocentrée du royaume d’enfance, la différence insulaire n’est pas concevable. La pensée de l’île appartient au savoir relativiste de l’âge adulte, né de l’expérience de la division et de la dualité : le paradis insulaire est nécessairement un paradis perdu38.
Faut-il croire que la perte et l’exil sont toujours pour l’homme la plus grande de ses chances ? 36. Mustapha TRABELSI, « Introduction », in L’Insularité, op. cit., p. 7. 37. Eric FOUGÈRE, Les Voyages et les ancrages, Représentations de l’espace insulaire à l’Âge classique et aux Lumières (1615-1797), Paris, L’Harmattan, 1995, p. 7. 38. Jean-Michel RACAULT, « De la dénition de l’île à la thématique insulaire », in L’Insularité, thématique et représentations, op. cit., p. 10.