Salomé aux enfers

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Jean-Marc Olivesi

SalomĂŠ aux Enfers Les carnets de Frania Mond

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Ouverture

Carnet de Frania n° 1

Opernplatz, Berlin, 10 mai 1933

Nous étions enthousiastes : quel choc ! Quelle représentation ! Et cette scène finale orgiastique, hystérique, pleine du désir inassouvi de Salomé, la vierge agenouillée devant la tête sanglante du prophète Jochanaan. Il ne l’avait pas laissée le toucher, il ne l’avait pas laissée baiser sa bouche et elle l’avait fait décapiter. La tête d’un prophète pour prix d’une danse arrachée par Hérode, son beau-père libidineux. Dans un finale d’une tension extrême, dans un ultime dialogue avec la tête coupée, elle lui offrait une scène d’amour comme nul Tristan, nul Siegfried n’en aurait jamais ! « Ah ! Ich habe deinen Mund geküsst, Jochanaan… » Alors le tétrarque donnait l’ordre à ses soldats de mettre à mort la jeune fille monstrueuse : « Man töte dieses Weib ! » Nous nous impatientions toutes les trois de la lenteur avec laquelle la foule du théâtre s’écoulait vers l’extérieur. Nous aurions voulu être déjà dehors, quitter cet escalier encombré et ces Berlinois compassés pour chanter ensemble cette partition de l’opéra que nous avions fini par apprendre par cœur. Moi, bien sûr, je la connaissais de la première à la dernière note. Avant même mon entrée à l’académie de musique et de danse de Genève, j’avais fait de la princesse danseuse mon modèle. C’est moi qui avais passé le virus à mes deux amies. Nous avions organisé ce voyage à Berlin pour cette reprise au Staatsoper ; et la complicité de Gilliers, notre vieux professeur d’histoire de la musique, avait été déterminante pour notre projet. Il avait l’air ravi lui aussi. 7

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En arrivant à Berlin, nous avions d’abord été déçues qu’Otto Klemperer ne dirige pas l’orchestre, mais on nous apprit que le compositeur de l’opéra lui-même, Richard Strauss, serait à la tête des musiciens qu’il connaissait bien. Le résultat avait été flamboyant. Quarante-deux rappels pour Viorica Ursuleac : une Salomé de feu qui avait embrasé la salle et mis son public à genoux, après une heure et demie de présence incandescente et ininterrompue sur scène. On disait que Goering avait déchu Klemperer de ses fonctions parce qu’il était juif. En revanche, Goering et Goebbels attendaient de Richard Strauss qu’il mette tout le poids de sa renommée pour incarner la musique de la nouvelle Allemagne nationale-socialiste. On disait aussi que sa nomination comme président de la Reichsmusikkammer n’était plus qu’une question de mois, et que son engagement auprès des nazis lui permettait d’obtenir ce qu’il voulait. D’abord, de gros moyens pour préparer la première de son nouvel opéra : Arabella, dont la création était prévue à Dresde en juillet, et puis un assistant exceptionnel pour cette reprise : le jeune chef Clemens Krauss dont on attendait beaucoup, et qui filait le parfait amour avec Viorica Ursuleac, rencontrée lorsqu’il était chef à l’opéra de Francfort. Goebbels soutenait le Deutsche Oper tandis que Goering avait choisi le Staatsoper. Mais leur soutien inconditionnel à Strauss avait mis fin à leur combat des chefs par théâtres interposés. Ils avaient expliqué au chancelier Hitler que Wagner était bien le plus grand musicien allemand, mais qu’il n’était plus, et que seul Strauss était son digne héritier. Si le chancelier n’était pas venu pour la reprise de Salomé, il avait, en revanche, confirmé sa présence à Bayreuth en juillet pour Tristan et pour le Crépuscule des dieux. À la gare, à l’hôtel, lors de notre arrivée au théâtre, des Allemands enthousiastes nous parlaient de ce nouveau Reich qu’ils allaient mettre en place grâce à leur Führer. Un galimatias compliqué et pompeux où revenaient les mots de revanche, de travail pour tous, d’honneur et de fin de l’humiliation. Nous ne comprenions pas. Comme nous n’avions rien compris aux motivations de l’incendie du Reichstag, 8

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quelques mois plus tôt. Pour l’instant, nous avions simplement assisté au triomphe de Strauss et de sa Salomé. Dans le vestibule, j’avais enfin pu lancer sa tirade préférée, celle que je servais aux deux autres tous les soirs depuis un mois, en entrant dans notre chambre de l’internat, à Genève. « Ich bin Salome, die Tochter der Herodias, Prinzessin von Judäa ! – Tu sais, me dit Regina, ce n’est pas vraiment la saison… en ce moment… à Berlin, pour les princesses de Judée ! – Ils mettent pourtant à l’honneur une princesse juive, dit Perl. – Oui, une princesse hystérique et sanglante… et tu as vu comment sont représentés les Juifs dans l’opéra ? Toujours à se quereller pour des questions religieuses… – Strauss n’y est pour rien, le livret est la simple traduction de la pièce qu’a écrite Oscar Wilde (un Anglais !) en français pour Mme Sarah Bernhardt (une Française…). Et puis Salomé, cela signifie la Pacifique. – Wilde préfère affubler saint Jean-Baptiste d’un nom de prophète hébreu : Jokanaan, comme Flaubert l’avait fait avant lui avec Iaokanan, expliqua Perl. Une sorte de retour aux sources archéologiques du sujet, de déchristianisation… Comme ça, on n’accusera pas les Juifs d’être des tueurs de saints, comme on les a accusés d’être les assassins du Christ… » Le professeur Gilliers intervint : « Le quintette des Juifs est ce que Strauss a écrit de plus avant-gardiste à ce jour : presque de la musique atonale ! Depuis, il nous a donné la musique d’Elektra, l’histoire d’une princesse grecque plus hystérique encore, plus cruelle et sanguinaire que Salomé… » Enfin arrivée au bas de l’escalier, je m’étais tournée vers le professeur pour l’écouter, mais je suivis son regard halluciné et celui de Regina : devant nous, depuis la place de l’Opéra, une immense lueur d’incendie entrait dans le vestibule du théâtre, et lui donnait une tonalité de cauchemar. Un moment, nul n’osa plus sortir sous le portique à colonnes, puis des officiers rigolards fendirent le public et passèrent les portes. Dans la foule d’abord hésitante, quelques jeunes hommes 9

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s’enhardirent peu à peu. Le professeur Gilliers fit signe à ses élèves de l’attendre et s’engagea sur le perron. « Pourvu qu’il ne lui arrive rien, dit Perl en français. C’est le seul homme du groupe, mais il est bien vieux… Tu as vu, Frania, ces soldats… autour du brasier… comme ils sont jeunes ! » Mais je ne pouvais plus parler, ces flammes gigantesques me serraient la gorge. Gilliers rentra enfin. « Un bûcher de livres ! Comme un autodafé du Moyen Âge ! Tous les livres qui ne plaisent pas à leur chancelier : au feu ! » Nous sortîmes. Autour de nous, bien que la température de ce soir de mai soit adoucie par le brasier, des femmes serraient le col de leur manteau. Quelques messieurs bien mis plaisantaient sur ce nouveau mode de chauffage de l’Opernplatz mais semblaient malgré tout très inquiets. De jeunes hommes en uniforme brun avaient empilé des livres et formé un énorme tas dans lequel ils puisaient pour alimenter le brasier avec une régularité tranquille, tandis que d’autres chantaient des hymnes belliqueux en tisonnant les pages enflammées. Lentement, Gilliers s’avança et se pencha pour ramasser un ouvrage. J’eus juste le temps de lire le nom de l’auteur : Heinrich Heine, avant qu’un jeune excité ne frappe le professeur de sa cravache. Gilliers congestionné, brandissant son passeport comme un exorciste aurait tenu devant lui son crucifix, haleta : « Je suis citoyen helvétique, et je me plaindrai… » À ce moment, un homme plus mûr, lui aussi en uniforme brun, cracha devant lui, s’empara brutalement du livre de Heine, et le jeta dans les flammes. Je pris mon professeur tremblant par le bras et l’entraînai rapidement sur l’avenue Unter den Linden. Depuis un an que j’étais à l’Académie, j’avais tout au plus serré trois fois la main du vieil homme que j’adorais, mais il n’y aurait personne, ce soir, pour s’offusquer de ma familiarité. Nous nous effondrâmes sur un banc, cent mètres plus loin. Les filles n’avaient pas dit un mot pendant toute notre course et nous 10

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entouraient, inquiètes. J’attendis un moment, puis : « Professeur, affronter ce forcené pour un ouvrage de Heine ! Vous en trouverez tant que vous voudrez dans les bibliothèques de Genève ! » Je n’avais trouvé que cette plaisanterie pour dédramatiser la situation, mais pestais au fond de moi contre l’incendiaire excité qui avait gâché cette soirée dont je me faisais une joie depuis des mois, et dont Gilliers avait si fortement soutenu le projet à l’Académie. « Ils brûlent les livres d’Heinrich Heine, Frania, et celui que je tenais à la main c’était Almansor, publié en 1821, dans lequel le poète écrit : “Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les gens”. » Nous restâmes tous un long moment silencieux, puis Perl lança : « Professeur, vous nous avez invitées à dîner hier. Ce soir nous tenons à vous rendre la pareille. À l’hôtel, on nous a signalé un bon restaurant français qui se trouve, paraît-il, un peu plus bas, sur l’avenue… » L’établissement s’appelait L’escargot de Bourgogne et était tenu par un prince russe à peine arrivé de Bretagne. À table, Gilliers avait retrouvé sinon sa bonne humeur, du moins une plus grande maîtrise de lui-même. L’entrée de trois jeunes filles ravissantes et du vieil homme élégant n’était pas passée inaperçue. Mais lorsque Regina, assise à sa droite, murmura à l’oreille de Gilliers combien mon arrivée avait été remarquée et commentée par tous les hommes et même des femmes, il me dit qu’à dix-sept ans seulement j’étais réellement une beauté. Ce soir-là, j’étais tellement euphorique que tous ces hommages me semblaient naturels. Avec l’aide de l’une de mes amies de Varsovie, costumière au Grand Théâtre de Genève, j’avais cousu moi-même la robe de satin gris perle que je portais ce soir-là. Regina me dit que mes jambes immenses, ma taille fine et mon visage régulier posé sur un long cou attiraient tous les regards. Gilliers se pencha vers moi pour me souffler qu’il n’avait jamais vu d’archiduchesse d’Autriche ou de grande-duchesse de Russie traverser une salle avec autant d’élégance et de naturel. Ces pensées le replongèrent dans des souvenirs d’un autre âge, antérieurs à la guerre de 1914, alors que sa famille était encore l’une des plus 11

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aisées de Genève et qu’il n’avait pas besoin de travailler pour vivre. « Bien sûr, enseigner m’a permis de rencontrer des personnalités aussi charmantes que vous ! » se reprit-il à temps. Et toutes les trois de sourire : manifestement, il était sincère. Il continua : « C’est l’impératrice Élisabeth qui m’a fait découvrir Heine qu’elle adorait… Je crois bien que c’était lors d’un dîner à Pregny, chez Mme de Rothschild… peu avant ce terrible… » Il sembla se réveiller d’un mauvais rêve et me regarda. Depuis plusieurs mois, à l’Académie, les membres du petit groupe Salomé s’étaient constitués en une sorte de secte qui ne se parlait qu’en allemand, uniquement à partir de citations du livret de l’opéra. Il me sourit et me dit très bas : « Wie schön ist die Prinzessin Salome, heute Nacht. » Je rougis un peu, et à ce moment on apporta le champagne : Perl et Regina applaudirent en riant, puis Gilliers lança : « Buvons à toutes les danseuses, passées et à venir ! » Nous tendîmes nos coupes, et il nous servit joyeusement. À la table voisine, deux jeunes officiers SS s’étaient soudain levés, souriants, du champagne à la main qu’ils burent en nous regardant. Gilliers ferma les yeux, but à son tour, et une larme roula jusque dans sa coupe. Depuis, j’ai souvent pensé que, pour qui savait en lire les signes, tout ce qui nous arrive aujourd’hui était déjà écrit en filigrane dans ces jours lointains.

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Le courrier

Sarah Liebensteijn releva la tête. Elle n’avait pas relu les carnets depuis au moins six mois… Auparavant, elle les relisait pratiquement en boucle. Elle cherchait dans ses souvenirs la date de l’arrivée de Frania à Auschwitz. C’était en octobre 1943, peut-être le 23 ? Donc dix ans après cette scène à l’opéra de Berlin… Sarah était alors violoniste dans l’orchestre des femmes du camp quand Schillinger était arrivé avec une très belle jeune femme. Elle se souvenait de la date parce que c’était juste après qu’Alma Rosé, la nièce de Gustav Mahler, eut remplacé Zofia Czajkowska, comme chef de l’orchestre… C’était aussi quelques jours après la terrible répression qui avait frappé les révoltés des Sonderkommandos. Schillinger avait donc ramené Frania, qui avait été persuadée jusqu’au dernier moment qu’on l’envoyait en Suisse. Elle avait un passeport américain et on devait l’échanger contre des ressortissants allemands bloqués dans des pays en guerre avec l’Allemagne… C’est alors que Schillinger avait demandé à Alma Rosé de représenter Salomé, l’opéra de Richard Strauss. Elles avaient donc monté la Salomé de Strauss… Enfin, elles s’étaient contentées de la danse des sept voiles et de la scène finale du baiser à la tête coupée, transposées pour un petit effectif qui avait préalablement joué quelques intermèdes musicaux. Pendant les répétitions qui avaient duré deux semaines, elle avait eu le temps de discuter avec Frania, qui lui avait alors appris que c’est cette 13

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représentation à Berlin, en 1933, qui avait fait naître chez elle ce désir fou d’incarner la princesse de Judée. Elle posa le carnet sur la pile, avec les autres, et relut la lettre qu’elle avait reçue la veille. Oświęcim, 24 avril 1947 Chère Mme Liebensteijn. Le gouvernement polonais veut témoigner de l’horreur nazie, dont vous-même, Sarah Liebensteijn, avez été la victime. Pour cela, le gouvernement de la Pologne veut ouvrir, en juillet de cette année, dans le camp d’extermination d’Auschwitz, un musée consacré aux victimes du nazisme et de la barbarie fasciste. Nos collections sont réunies, mais nous voulons raconter la seule révolte connue à Auschwitz, une seule pour un million de Juifs conduits à l’abattoir ! Vous faisiez partie de l’orchestre du camp, Sarah Liebensteijn. D’autres déportées nous ont dit que Frania (diminutif de Franciszka) Mond vous avait laissé des carnets dans lesquels était consigné le récit de sa vie jusqu’à son arrivée à Auschwitz. Remettez-les-nous, et nous ressusciterons la plus grande héroïne du XXe siècle, la plus courageuse des déportées du camp : une Salomé qui a vraiment existé et que nul n’a jamais répertoriée. La seule révolte, si j’excepte celle des Sonderkommandos qui participaient au fonctionnement de l’extermination. Pour nous, Franciszka Mond est la seule qui, comprenant qu’elle n’en réchapperait pas, a tenté le tout pour le tout et choisi son destin… Si vous êtes d’accord, un membre de l’équipe chargée de préfigurer le musée viendra vous rendre visite. Remettez-nous ces carnets et vous participerez au relèvement patriotique de la Pologne. Cordialement. Andrzej Sokurovski, chargé de projet, Musée national d’Auschwitz 14

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Sarah caressait le dos de moleskine marine des huit petits carnets. Elle savait qu’elle n’avait pas le choix. Il lui faudrait les remettre à l’émissaire du gouvernement qu’elle attendait d’une minute à l’autre. Après tout, c’était le destin de ces carnets que de témoigner. C’est ce qui avait motivé Frania à les écrire et c’est pour ça aussi qu’elle, son amie, les avait recueillis. Mais il lui manquerait désormais la relecture régulière de ce fil de vie. Celle de Frania qui était devenue comme la sienne. Pourtant la sienne propre aussi avait été riche en rebondissements, en actes de courage inimaginables, à travers des trahisons qu’elle n’aurait d’abord jamais soupçonnées. Mais Frania avait écrit, et son témoignage serait irremplaçable. Sarah et Frania étaient devenues amies, et lorsque Frania – elle l’appelait toujours par son diminutif – avait su qu’elle n’en réchapperait pas, elle lui avait demandé de conserver ses carnets et de les publier le jour venu… Pour que le monde sache par le menu ce que ses pareils et elle avaient vécu. Ces carnets n’étaient pas tout à fait un journal, écrit au jour le jour, mais plutôt un récit rédigé par Frania pendant les cinq mois passés à Bergen-Belsen, à partir de ses notes quotidiennes. Car elle avait passé cinq mois presque sereins à Bergen-Belsen avant que les nazis ne se décident enfin à l’envoyer à Auschwitz. C’était donc plutôt un journal rétrospectif, réfléchi, mis en perspective, construit à partir d’un matériau brut amassé jour après jour. Ces carnets étaient écrits en français – qu’elle avait appris à Varsovie et approfondi à Genève – pour ne pas être compris des Allemands, si jamais ils mettaient la main dessus. Sarah les avait cachés sous une latte de son block, au-dessous de son châlit, et lorsque les Russes avaient libéré Auschwitz, elle les avait récupérés. Et puis la Pologne se relevait, elle construisait un musée sur ce camp de l’horreur. Pour Sarah, les musées étaient de beaux bâtiments anciens où l’on pouvait admirer des choses rares et précieuses. Auschwitz, un musée ?… Mais elle pensait aussi que c’était bien que le gouvernement n’efface 15

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pas les traces de cet enfer, et qu’il exhume, au contraire, les témoignages des souffrances qui avaient été endurées. Elle allait donner ces carnets au musée d’Auschwitz… Elle n’avait d’ailleurs pas le choix, et c’est ainsi que l’histoire devait se terminer afin que Frania n’ait pas fait tout cela pour rien. Elle se disait aussi qu’elle-même, Sarah Liebensteijn, ne savait pas écrire comme Frania Mond, mais qu’elle pourrait raconter son histoire à quelque fonctionnaire de ce musée. Ils devaient bien avoir des magnétophones ou même des caméras… Elle repensa à son amie. Il faudrait aussi retrouver des photos de Frania, elle était si belle. C’est ce qui avait frappé tous ceux qui l’avaient connue, dans le ghetto, dans le camp. Elle entendait encore le silence qui s’était fait dans le block des musiciennes quand elle était entrée avec sa valise et son petit chapeau, les dévisageant avec une immense curiosité… La faim et les privations n’avaient pas réussi à altérer la beauté éclatante de la jeune femme. Sa beauté faisait d’elle un être hors normes et était comme un prélude à sa personnalité exceptionnelle qui mêlait courage, générosité, attention aux autres et rage de vivre… C’est tout cela que les huit carnets devraient perpétuer. Ces carnets où elle racontait son histoire, sa vie dans le ghetto, et cette incroyable représentation de Salomé ! Elle avait le sentiment que Frania était une comète qui passait bien au-dessus de leurs têtes mais qu’en même temps elle résumait tous ceux qui, abandonnés, efflanqués et craintifs, avaient vécu dans ce camp de la terreur et de la mort. Elle avait même eu le besoin de se prouver qu’elle avait vraiment existé, qu’elle ne l’avait ni rêvée, ni inventée… Pourtant son existence était attestée dans tous les ouvrages sur Auschwitz, mais elle avait eu besoin d’autres souvenirs que les siens. Elle doutait de sa mémoire. Elle se demandait même parfois si sa propre captivité à Auschwitz n’avait pas été un cauchemar, si son cerveau malade n’avait pas inventé tout cela de toutes pièces, son cerveau malade de son internement… 16

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Et puis tous ces gens qui ne croyaient pas… qui ne voulaient rien entendre ! C’est pour cela qu’elle avait lu, beaucoup lu de témoignages extérieurs à sa propre expérience. Et puis comme une surimpression lumineuse, éclatante : l’image de la danseuse. Avec le temps, cela semblait improbable, impossible, et c’est pourtant grâce à ces souvenirs qu’elle avait survécu, surnagé, et choisi de vivre… pour vivre ! Aujourd’hui, elle voulait témoigner, et on lui demandait ces carnets… Un musée ! Pour conserver et transmettre justement… Elle avait lu Au cœur de l’enfer, le texte que Zalmen Gradowski avait mis à l’abri dans une gourde de métal, en l’enterrant à côté de la chambre à gaz où il travaillait au Sonderkommando. Il savait qu’il ne pourrait pas en réchapper. À côté des carnets, elle prit de vieilles photocopies de ces témoignages : « C’est alors que s’était produit cet acte de bravoure d’une héroïque jeune femme, une danseuse de Varsovie, qui avait arraché son revolver à Quakernack et abattu le Rapportführer Schillinger. » Puis le témoignage d’un autre rescapé des Sonderkommandos, Alter Feinsilber : « En plein hiver est arrivé à Birkenau un convoi de citoyens américains de Varsovie, au nombre de 1 750. Il avait été dit à ces gens qu’ils partaient pour la Suisse. Le transport entier a été acheminé via le camp de Bergen-Belsen devant les crématoires I et II. Là, quelqu’un leur a annoncé leur mort, une femme, une danseuse, a arraché son arme à Quakernack et elle a tué le Rapportführer Schillinger. » Pour connaître la vie de Frania avant son arrivée à Auschwitz, elle s’était aussi plongée dans le journal laissé par l’archiviste du ghetto de Varsovie, Hillel Seidman. Il écrivait à la date du 8 janvier 1943 : « Aujourd’hui, il est apparu de nouveau à Varsovie. Il habite en toute légalité du côté aryen, sous le couvert d’une autorisation des SS en bonne et due forme. De temps à autre, il se rend dans le ghetto. Il reçoit côté aryen dans un café de la rue Senatorska. C’est là que se trouve son état-major auquel appartient la danseuse Franciszka 17

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Mond. (Son étoile est remontée au firmament mais pour combien de temps !) » Note de bas de page : « Franciszka Mond fut déportée à Majdanek et, de là, à Auschwitz le 23 juillet 1943. Au moment où on la traînait de force dans la chambre à gaz, elle s’est emparée du revolver d’un milicien SS et l’a descendu. » Erreur ! C’est par Bergen-Belsen qu’elle était d’abord passée ! Et elle était arrivée en octobre au camp. Elle savait qui était ce « il » qui était apparu de nouveau à Varsovie, qui avait une autorisation pour vivre du côté aryen et qui réunissait son état-major dans un café de la rue Senatorska. Frania faisait partie de son staff… Oui, cette histoire était plus compliquée qu’il n’y paraissait… La danseuse était dans le sillage du pire des collabos du ghetto de Varsovie ! Comment était-ce possible : le seul acte de bravoure… et le pire des collabos ! Sarah relut ses propres notes : « “Il”, c’était Abraham Gancwajch, qui ne rêvait que de prendre la place de Czerniaków, le président du conseil juif ; et qui jouait SS contre Gestapo pour arriver à ses fins… C’était une pourriture, et Frania était à ses côtés ! Les SS ont cherché à éliminer ce salaud ; mais quelques mois plus tard, au moment le plus terrible des déportations de masse, c’est encore lui qui obtient d’avoir une autorisation des nazis pour vivre à l’abri du côté aryen ! Il était le chef du bureau du 13, le 13 parce que leur adresse était 13, rue Leszno, dans le ghetto, l’officine de tous les trafics, de tous les pots-de-vin, de toutes les interventions louches… Il faisait des rapports à la Gestapo sur les activités des habitants du ghetto, pourtant, il était juif, comme eux ! Seidman écrit que Gancwajch a été liquidé par la résistance juive le 24 novembre 1943 ; aujourd’hui on pense généralement que c’est faux, mais aucun historien ne précise vraiment où et quand il a réellement disparu… Moi Sarah Liebensteijn, je le sais… grâce à Frania ! » Les deux autres occurrences étaient une citation dans le Journal du ghetto de Mary Berg, où elle cite Franciszka Mond, danseuse célèbre qui se produisait au Femina, un théâtre du ghetto. Elle avait 18

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obtenu un premier prix lors d’un concours international en Suisse. Et une autre citation, celle de Reicher, qui parle lui aussi d’un grand prix, mais gagné en Belgique. Elle tira un nouveau tas informe de feuillets : il y avait aussi toute une série de programmes, invitations, photos représentant des spectacles de danse à l’Eldorado, au Femina, au Bagatela, à l’Arizona, au Palermo, au Casanova… Danse classique ou moins classique ! Dans le ghetto, il y avait quatre théâtres et soixante et une boîtes de nuit jusqu’en juillet 1942… Juillet 1942 : trois cent mille Juifs du ghetto sont envoyés à la mort à Treblinka, en deux mois environ. Il y avait une lettre à propos de toute cette vie culturelle, une lettre du président Czerniaków adressée à Franceszka Mond, où il l’assurait de son soutien : on sait qu’il encourageait très fortement le projet de monter un opéra dans le ghetto, pour donner du travail aux artistes. La chose est confirmée dans son journal, à la date du 6 juin 1942, un mois avant son suicide. Mais cela, tout le monde pouvait le trouver dans n’importe quelle bibliothèque… elle jeta les feuillets par terre. Elle avait posé ses mains à plat sur les couvertures de moleskine marine. Elle prit le temps d’ouvrir tranquillement le premier carnet, d’en écraser au centre la reliure pour marquer les feuillets. Sarah connaissait ces feuillets quasiment par cœur, elle les survolait, avant de se les commenter longuement. À ce moment on frappa à sa porte, elle courut ouvrir. L’envoyé du musée était là, un jeune homme blond, bien mis, souriant : « Je viens pour les carnets de Frania Mond, vous avez dû recevoir le courrier… » Son léger accent britannique confirma qu’il n’avait pas passé les années de guerre à Cracovie. Peut-être le fils d’un membre du gouvernement polonais en exil à Londres. Il était trop poli, trop souriant et trop bien nourri. Elle prit la pile de carnets sur la petite table. « Le deuxième carnet du journal rétrospectif de Frania Mond remonte au 20 juillet 1940 et raconte sa vie dans le ghetto… Mais le premier carnet aussi peut vous intéresser, il s’agit de son récit de l’autodafé des livres, à Berlin, en 1933. 19

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– Je vais tout lire, dit le jeune homme, ou plutôt… j’aimerais que vous me lisiez ces carnets à haute voix, en me les expliquant. D’après ce que nous savons, vous étiez une amie de Franciszka Mond ? » Elle répondit simplement : « Oui ». Elle était surprise. Elle avait pensé que l’envoyé du musée prendrait les carnets et s’en irait. Et il restait là, toujours aussi souriant. Elle devait l’inviter à s’asseoir, peut-être même lui offrir un café. Elle tira deux chaises, oublia le café, et lut le premier carnet. Il ne souriait plus, hochait la tête gravement. « Qu’est-ce que ce jeune dandy peut comprendre à notre enfer ? » se demandait Sarah. Elle lui proposa néanmoins de passer au second carnet.

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Carnet de Frania n° 2 Zofiówka

Ce 20 juillet 1940, je suis partie pour l’asile d’aliénés de Zofiówka, dans la petite bourgade d’Otwock, à seulement dix-huit kilomètres de Varsovie. Une demi-heure en voiture mais, par les temps qui courent, une expédition… Voici deux semaines que je l’ai organisée : j’ai profité de l’ambulance qui vient une fois par semaine chercher des médicaments à Varsovie, du moins ceux qu’ils peuvent trouver à l’hôpital du ghetto, au 1 de la rue Leszno. J’ai enfilé une blouse blanche pour jouer à l’infirmière mais, en cas de contrôle, je n’ai aucun papier… Je compte sur le laissez-passer de l’ambulancier qui n’a peur de rien. Il veut à tout prix m’emmener ce soir dans un cabaret tenu par l’un de ses amis. Je ne sais pas encore comment je vais m’en tirer, on verra bien. J’ai revu avec plaisir la façade tout en courbes du Zofiówka. Maman y est soignée depuis maintenant plus d’un an. J’ai eu du mal à accepter de l’imaginer dans un lieu pareil. Je la revoyais dans le grand salon lumineux de la rue Sienna, si belle, si élégante, donnant avec tellement de patience une leçon de piano à trois diables qui, pour elle, acceptaient de se pencher sur le grand Bechstein. L’établissement est bien tenu et cela me rassure. J’apprends d’une infirmière que ma mère partage maintenant sa chambre avec une ancienne cantatrice qui a chanté en Amérique du Sud, aux États-Unis, puis en Italie. Je n’en crois pas mes oreilles, et si c’était… L’infirmière ajoute que maman et cette femme parlent souvent de moi. Une fois entrée dans la chambre, nous tombons toutes les trois dans les bras 21

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les unes des autres. Je retrouve Zivia Gabbaï qui m’a initiée au beau chant, l’année de mes seize ans. C’est à cause d’elle qu’à Genève, je passais tout mon temps libre, après les cours de danse, dans la classe de la Signorina Pagliai qui nous faisait reprendre des heures durant les arias de Donizetti et de Bellini… Zivia, qui fut l’élève de la grande Luisa Tetrazzini, qu’elle a suivie à travers le monde. Sarah releva la tête : « Lorsqu’en août 1939, elle est informée de la mobilisation générale allemande, Frania veut fuir Genève et l’Académie de danse où elle attire déjà l’attention des directeurs de théâtre et des critiques qui lui prédisent une grande carrière. Mais elle cherche à rentrer à tout prix en Pologne. Elle s’inquiète pour sa mère, qui n’a plus toute sa tête, et pour Yitzhak, son plus jeune frère. Son amie Perl, juive comme elle, essaie de l’en dissuader. Devant sa détermination, elle lui signale que l’un de ses amis, Menahem Treitsmann, a entrepris également de rentrer dans leur pays. C’est un garçon qui n’a pas froid aux yeux, il s’est toujours sorti des situations les plus difficiles. Il était venu en Suisse avec d’autres jeunes Juifs polonais, au 28° congrès sioniste mondial mais, à la nouvelle de la mobilisation générale, il a décidé de retourner immédiatement à Varsovie. Il va accepter de ramener Frania avec lui. Ils transitent par l’Italie, la Yougoslavie et la Hongrie dans un wagon plombé. Le train est bombardé à son entrée en Pologne. Ils en réchappent, traversent le pays dévasté dans une ambulance, et arrivent enfin le 6 septembre dans la capitale. Entre-temps, le 1er septembre, les troupes du Reich ont envahi la Pologne. Le 7, le gouvernement s’est réfugié à Lublin. Le 28, Varsovie capitule. Le 29 novembre, le recensement des Juifs de Varsovie est terminé… Le 1er décembre 1939, les Allemands imposent le port obligatoire d’un brassard pour les Juifs. Frania s’installe dans le grand appartement de ses parents, rue Sienna. Un an plus tôt, on a interné sa mère dans un asile d’aliénés près de Varsovie. Elle partage donc l’appartement avec son frère 22

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cadet Yitzhak qui l’adore. Réservé et timide, il est le plus jeune, le plus menu, et admire son grand frère Yehuda. Il suit un entraînement intensif de boxe et est, depuis le 23 septembre, le chauffeur et garde du corps de Czerniaków, président du conseil juif de Varsovie : le Judenrat en allemand, ou la Kehilla en yiddish. Czerniaków était ingénieur au sein de la Société polonaise pour le commerce de compensation, le Zahan, entreprise dans laquelle leur père, décédé depuis quatre ans, était comptable. » Nous avons parlé longuement, j’ai raconté mes années à Genève : mon entrée à l’académie de danse après avoir gagné un premier prix et une bourse au conservatoire de Varsovie puis mes premiers contrats au Grand Théâtre : je commençais à m’y faire un nom… Maman et Zivia me disaient toutes deux combien elles étaient fières de moi… Puis, tout à coup, l’une ou l’autre basculait dans des tirades sans aucun sens, et lorsque j’en venais à parler de la guerre, elles me répondaient comme si elles ne comprenaient pas, comme si l’invasion de la Pologne n’avait jamais eu lieu. Maman me demandait où j’avais vu ces Allemands, et Zivia pourquoi je portais un brassard frappé de l’étoile de David… à l’instar de toutes les infirmières du Zofiówka. Je ne cherchai pas à les raisonner, j’étais là pour passer un bon moment avec maman, j’avais retrouvé Zivia, mon professeur de chant, et il ne m’appartenait pas de les ramener vers la tristesse de notre quotidien. Quand Yitzhak apparut dans l’encadrement de la porte, il fut tout ému de nous voir toutes les trois aussi heureuses. Ayant dû accompagner Adam Czerniaków à l’asile, il en profitait pour rendre visite à sa mère. Maman le questionna sur son patron, en rappelant qu’il avait été un collègue de papa au Zahan, et que c’était un homme honnête. La même tirade chaque fois que l’on parlait de Czerniaków devant elle. Yitzhak ne jugea pas nécessaire de rappeler que c’était précisément parce que c’était un collègue de papa qu’il avait eu ce job de chauffeur-garde du corps. Pour moi, j’étais ravie, je n’avais plus à me 23

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demander comment j’allais rentrer. Mon petit frère s’énerva : « Ah ! Parce que tu crois que tu vas profiter de l’auto… » C’est alors que Czerniaków entra dans la chambre, accompagné du médecin chef, le docteur Miller, et de trois ou quatre personnes. Il se montra charmant : « Je suppose, cher Yitzhak, que nous sommes dans la chambre de votre maman. Voulez-vous me la présenter ainsi que ces dames ? » Yitzhak s’exécuta immédiatement, le président me serra longuement la main, tandis que deux jeunes médecins commentaient la scène derrière lui en souriant. Lorsqu’elle comprit de qui il s’agissait, Zivia s’anima et voulut chanter en son honneur le redoutable grand air de Sémiramis : Bel raggio lusinghier. Évidemment, sans accompagnement, à froid, et dans son état, elle en fut incapable. Je lui proposai alors de chanter le duo Giorno d’orrore, du même opéra, avec elle. Le résultat ne restera pas dans les annales du bel canto, mais vu les circonstances, il fut tout à fait honorable. Le président Czerniaków, les médecins, les infirmières et même des malades accourus dans le couloir, nous applaudirent chaleureusement. Czerniaków avait l’air très heureux, non pas de notre prestation médiocre, mais de l’animation sympathique qu’elle avait créée. Il nous félicita, Zivia et moi. Ils allaient passer dans la chambre voisine lorsque je risquai : « Président, mon frère n’ose pas vous demander si je peux rentrer ce soir à Varsovie avec vous… Je ne voudrais pas vous ennuyer… – Mais il n’y a aucun problème. Yitzhak, je serai charmé de faire le voyage avec votre sœur, vous êtes content ? – Je vous suis très reconnaissant, président », balbutia-t-il. Je remerciai longuement, et souris au petit frère qui me jeta un regard furieux. Le soir venu, Yitzhak et moi attendions dans la cour, devant la petite Opel de fonction du conseil juif. La journée avait été longue, éprouvante, et nous fûmes surpris de voir arriver Czerniaków presque serein. « Quelle belle journée, nous dit-il, si je pouvais apporter autant de réconfort à la communauté juive à Varsovie ! Au Judenrat, et dans 24

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mes négociations avec les Allemands, la réalité quotidienne est autrement plus problématique ! » Czerniaków m’installa à côté de lui, à l’arrière, tandis que le petit frère me surveillait du coin de l’œil pendant tout le trajet. Il n’avait pas envie de partager son héros avec moi. Nous parlâmes de maman, puis de Zivia dont je racontai la carrière au président. Ce serait formidable de monter un opéra sous l’égide du Judenrat, me dit-il. Ce projet offrirait l’occasion de donner du travail à tous les artistes juifs inemployés en raison des décrets raciaux des Allemands, et serait un moyen de valoriser la créativité juive en un temps où l’on cherchait à nous assimiler à des parasites. Je me suis enthousiasmée pour le projet, et je lui ai dit que je pourrais même lui proposer un opéra : cette Salomé que nous étions allés voir à Berlin, en 1933. « Je ne pensais pas à un opéra de Strauss, avait continué Czerniaków, mais plutôt à une œuvre comme La Juive de Halévy ou Orphée aux Enfers d’Offenbach puisque la musique et les compositeurs aryens nous sont interdits… – Strauss a composé un opéra, La Femme silencieuse, sur le livret d’un auteur juif, Stefan Zweig, qu’il a défendu en vain devant les nazis. Et puis sa belle-fille est juive. Je crois qu’il a été soulagé d’être déchu de son titre de président de la Musikkammer du Reich… – Nous en reparlerons… quand vous le souhaiterez ! Chère lle M Mond. » Et tandis que la petite auto roulait dans les faubourgs de Varsovie, je racontai à Czerniaków l’éblouissement qu’avait été pour moi cette production de Salomé à Berlin, sept ans plus tôt.

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