strade RECHERCHES ET DOCUMENTS CORSE ET MÉDITERRANÉE
N° 20
Paysages corses, images méditerranéennes Mélanges
A D ECEM /ALBIANA
Strade est publiée avec le soutien de la Collectivité Territoriale de Corse et du Conseil Général de la Haute-Corse
Association pour le développement des études corses et méditerranéennes (A.D.E.C.E.M.) CONSEIL D’ADMINISTRATION Président : Georges Ravis-Giordani Vice-présidents : Michel Casta, Nicolas Mattei, Jean-Paul Pellegrinetti Trésorière : Beate Kiehn Secrétaire : Sylvain Gregori MEMBRES Jean-Paul Colombani, Lucette Daniélou-Ceccaldi, Dominique Devaux, Pierre-Claude Giansily, Jeannine Giudicelli, Gilles Guerrini, Joseph Martinetti, Sixte Ugolini, Alain Venturini DIRECTEUR DE PUBLICATION Georges Ravis-Giordani
COURRIER ET ABONNEMENTS ADECEM, Hameau de Pruno, 20238 MORSIGLIA Site web : http://adecem.idcorse.fr Bon de commande ou d’abonnement : voir en fin de numéro
EN COUVERTURE : Jean-Baptiste Bassoul, Monte Gozzi (environs d’Ajaccio), 1929, collection particulière © Jean Harixçalde – Le Lazaret Ollandini
ISSN : 1165-922X Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays © Albiana/ADECEM
Georges RAVIS-GIORDANI
Avant-propos .....................................................................
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Paysages corses, images méditerranéennes Simon BACCELLI
Paysages corses, images méditerranéennes .......................
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Gilles GUERRINI
Le rôle de l’agropastoralisme et de la sylviculture sur la constitution des paysages de Corse ......................... Jacques GAMISANS
Le paysage végétal de la Corse ......................................... Maddalena RODRIGUEZ-ANTONIOTTI
La Corse à l’épreuve de la ruralité ....................................
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Pierre-Claude GIANSILY
La représentation du paysage corse en peinture : 1850-1950 .......................................................................... Pierre BERTONCINI
Tags et paysages touristiques en Corse .............................
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Mélanges Georges RAVIS-GIORDANI
1982-2012 : l’ADECEM, trente ans : pour quoi faire ? ....
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Pierre-Claude GIANSILY
Les associations pour la promotion des arts plastiques en Corse de 1960 à nos jours : objectifs, rôle et réalisations ..............................................
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Catherine HERRGOTT
Modélisation des pratiques gestuelles et des postures corporelles : l’exemple du chant polyphonique corse .......
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Marianghjula ANTONETTI-ORSONI
Enquête de l’an X – Noceta............................................... 107 Louis SARTÈ
7 mars 1815 : Napoléon Ier à Tavernolles.......................... 129
Témoignages Gilbert CHIARELLI
« L’économie fermée » dans un village du Haut Nebbio, au cours des années 30 ...................................................... 135
Inédits et introuvables A.-J. PIETRI
Mémoire sur l’île de Capraia, (1806) (présentation : G. Ravis-Giordani) .................................... 149 P. J. LAMBERT
Aperçu sur la Corse relativement à la conquête d’Alger (présentation : Sylvain Gregori) ........................................ 161
Paysages corses, images méditerranéennes
Avant-propos
Georges RAVIS-GIORDANI
L
’ADECEM AURA TRENTE ANS à la n de cette année. Et Strade arrive à son vingtième numéro. J’ai tenté de retracer dans ses grandes lignes cette histoire, que j’ai suivie de bout en bout elle intéressera peut-être ceux qui nous ont rejoints en cours de route et pour les plus anciens sous le contrôle de qui je l’écris, elle rappellera sans doute quelques souvenirs. Selon une tradition maintenant bien établie, la première partie de ce numéro est consacrée au thème traité l’an dernier à Lama : « Paysage corse, images méditerranéennes ». Simon Baccelli a introduit cette journée de communications et de débats. À travers une relecture des beaux textes de Fernand Braudel sur les paysages méditerranéens, il montre aisément que la Corse peut en être une bonne illustration tant elle est, dans la variété de ses paysages, un condensé presque complet de la Méditerranée. Dans une approche strictement naturaliste, et dans une démarche analytique et descriptive, Jacques Gamisans, dont on connaît les nombreux travaux sur la flore insulaire, nous donne aussi la même vision d’un paysage végétal diversifié et riche dans toutes ses strates altitudinales. J. Gamisans saisit le paysage dans sa réalité actuelle. Gilles Guerrini, en revanche, tente avec la même rigueur méthodologique, de reconstituer l’évolution du paysage au cours des derniers millénaires et surtout dans les périodes historiques. Il met en perspective et en mouvement des équilibres qu’on aurait pu croire immuables, « naturels », en montrant la part qu’y a pris l’action de l’homme, et il esquisse ce qu’est en train de devenir, sous nos yeux, le paysage de la Corse contemporaine. Dans un style différent, Maddalena RodriguezAntoniotti reprend la réflexion esquissée par Gilles Guerrini. Ce texte, qui est la reprise, largement remaniée, de la préface de son livre paru en 20101 est 1. Corse, éloge de la ruralité (texte et photographies), Images En Manœuvres Éditions, 2010. Strade, n° 20 – Juillet 2012, pp. 5-7
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une triple réflexion sur le concept même de paysage (dont on sait qu’il apparaît tardivement dans l’histoire de la civilisation occidentale2), sur le travail du photographe et sur la découverte, à la fois affective et intellectuelle, des traits originaux du paysage corse. Rendre compte en quelques pages d’un siècle de peinture paysagère de la Corse était une gageure que Pierre-Claude Giansily a relevée. Loin des clichés faciles, les vingt tableaux qu’il a choisis permettent de mesurer l’extrême variété des représentations de l’île, là encore miroir ou condensé de mouvements esthétiques qui la dépassent par leur ampleur. Avec la contribution de Pierre Bertoncini, nous abordons un aspect rarement étudié du paysage : le paysage « signé » par ceux qui l’habitent et le hantent. On prendra ici le mot signer dans son sens corse ; signà c’est à la fois valider, s’approprier et exorciser. En telle sorte que le paysage est conçu, du moins dans l’intention des tagueurs, non plus seulement comme un spectacle mais comme un texte et un message.
*** La deuxième partie du numéro abrite deux articles sur la vie associative, différents par leur objet mais que réunit l’observation d’une même tension entre l’enracinement dans la reconquête d’une identité historique et culturelle et le parallélisme avec le développement de la vie associative tel qu’on peut le saisir à l’échelle nationale dans la deuxième moitié du XXe siècle. L’itinéraire de l’ADECEM est d’abord celui d’une association née sur le Continent, regroupant des chercheurs travaillant pour la plupart hors de la Corse mais inscrivant son action dans la renaissance vigoureuse des recherches en sciences humaines sur
la Corse qui a marqué les dernières décennies du XXe siècle. Son implantation en Corse, à partir de 2003, a modifié sensiblement son orientation et ses centres d’intérêt. On a souvent de la vie culturelle en Corse une image stéréotypée, limitée aux grandes manifestations annuelles, le plus souvent urbaines, aux concerts de chants polyphoniques et à quelques représentations théâtrales. L’intérêt de l’article de Pierre-Claude Giansily est de montrer, sur quelques décennies décisives, la vitalité et le foisonnement croissants des initiatives associatives dans la promotion et l’enseignement des arts plastiques sur l’ensemble du territoire insulaire, et sous des formes tellement diverses qu’elles défient toute synthèse simplificatrice. En rapprochant les postures corporelles et la représentation iconographique et sculpturale des grandes figures et des grandes scènes du christianisme, en effaçant les frontières entre des expressions appartenant à des registres et à des époques différentes, Catherine Herrgott explore une dimension négligée de la pratique du chant polyphonique ; en fait bien au-delà du contexte religieux dans lequel se déploie ce chant, c’est à une anthropologie du corps en action qu’elle ouvre la réflexion. Avec la transcription des réponses du maire de Noceta (pieve de Rogna) à l’Enquête préfectorale de l’An X, Maria-Anghjula Antonetti-Orsoni enrichit notre connaissance de ces communautés rurales du centre de la Corse, saisies à l’aube du XIXe siècle. La présentation et les notes qui accompagnent cette transcription en facilitent et prolongent la lecture. Un de nos adhérents, Louis Sartè, nous a fait parvenir une note sur un événement historique que chacun de nous croit connaître : la rencontre,
2. Encore que cette affirmation doive être relativisée ; il suffit d’évoquer le magistral ouvrage d’Emilio Sereni, Storia del paesaggio agrario italiano qui montre bien que les peintres italiens étaient sensibles au paysage alors que le concept de paysage, au sens moderne du mot, n’existait pas encore. Pour la Corse même, Antoine Franzini m’a adressé amicalement une note sur la perception du paysage chez Pietro Cirneo que j’ai plaisir à citer intégralement : « Commentant Pietro Cirneo (Petri Cyrnaei, clerici Aleriensis, De Rebus Corsicis libri quatuor. Chronique corse de Pietro Cirneo traduite en français par M. l’abbé Letteron, BSSHNC, 39-42, 1884, p. 26-40), je notais (La Corse du XVe siècle (14331483). Politique et société, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2005, p. 515) : “Comment faut-il entendre la description idyllique de ce pays d’abondance, ponctuée de citations de Juvénal, Solin, Priscien, Pline ou Virgile, où l’opulence le dispute à la beauté, dans ce paysage déjà inventé” où “les îles voisines, offrant partout des perspectives charmantes, [et] les promontoires de la Ligurie et de la Toscane, que l’on aperçoit de l’île, semblent avoir été disposés à dessein par la nature pour charmer les yeux des Corses” (quodam naturae quasi spectaculo exposita, delectationi sint Corsis) ? » J’ajoutais en note « Relevons chez Pietro Cirneo deux autres incidentes sur le paysage (p. 24) : “Les cités et les châteaux [de la Marana] construits sur les hauteurs forment un paysage plein de charme et d’agrément, civitates oppidaque in locis editis aedificata pulchrum ac laetum reddunt aspectum”, et un peu plus loin : “[Aleria] a par devant la mer ; à droite, à gauche et par derrière, des cités qui, bâties en des lieux élevés, offrent à l’œil le plus beau et le plus charmant des spectacles, ante habet mare ; a dextra, a tergo et a sinistra civitates quae, in locis editis constructae, jucundum quemdam aspectum pulchrumque ac delectationem praebent”. »
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Avant-propos
décisive de Napoléon, retour de l’île d’Elbe, avec les premières troupes qui se rallient à lui. Mais les détails qui parsèment ce récit (la cocarde tricolore que l’Empereur découvre, le vieux paysan qui veut voir l’Empereur, l’ancien grenadier qui abandonne sa pioche) sont tellement vifs et éclairants sur le climat de la France des Cent Jours qu’on serait tenté de ranger ce texte dans la rubrique « Témoignages » !
*** Au titre des témoignages, nous accueillons les souvenirs d’enfance de Gilbert Chiarelli à Rutali dans les années 30. Malgré l’aisance, toute relative, de sa famille, les détails qu’il nous livre sur la vie matérielle révèlent l’extrême sobriété de cette
économie familiale qui retrouve là son sens originel : « oikonomia », la conduite de la maison. Les photos de scènes de travail des champs sont belles et émouvantes.
*** Un inédit et un introuvable : L’inédit est un mémoire d’Antoine-Jean Pietri, préfet du Golo sur l’île de Capraia, en 1806. L’introuvable est un petit livret d’une vingtaine de pages, publié quelques années après la conquête de l’Algérie, qui revendique qu’on mette en œuvre le développement économique de l’île ; une revendication qui reviendra régulièrement tout au long des XIXe et XXe siècles.
PAYSAGES CORSES IMAGES MÉDITERRANÉENNES
Paysages corses, images méditerranéennes
Paysages corses, images méditerranéennes Simon BACCELLI Maire de Lama
J
E TIENS D’ABORD À SOUHAITER
la bienvenue à vous tous, intervenants ou auditeurs qui êtes venus participer à ce colloque sur le thème : « Paysage corse, images méditerranéennes ». Merci, infiniment merci, pour votre présence, votre participation, votre contribution à cette journée qui s’inscrit dans cette belle et riche semaine de notre festival. Et puis merci, bien sûr, évidemment, à JeanLouis Deveze, chargé de l’organisation du colloque, à Mathieu Carta, le Président du festival, et merci également à toute l’équipe de celles et ceux qui font tout pour que ce colloque soit de qualité et soit également l’occasion d’une amicale rencontre, d’un moment de convivialité sous notre grand platane en fin de matinée. « Paysage corse, images méditerranéennes », c’est donc le thème de notre colloque. Le paysage corse avec sa grande diversité, avec ses particularités, s’inscrit bien sûr dans l’unité profonde de la Méditerranée. Quelques chiffres d’abord pour mieux cadrer le sujet. Avec ses 8 681 km2, la Corse est en superficie la 4e plus grande île de la Méditerranée après la Sicile (25 460 km2), la Sardaigne, notre « isola sorella » (23 813 km2) et Chypre (9 251 km2). Juste après la Corse, en 5e position avec une superficie à peine inférieure, arrive la Crète : 8 261 km2. Des îles, la Méditerranée en compte 116. Les plus petites ont une superficie de l’ordre de 20 km2. Quant aux îles et îlots de moins de 1 000 hectares, on en dénombre 600 uniquement en Méditerranée occidentale. Tout cela pour vous dire que les îles ne doivent point être considérées comme quantité négligeable dans l’ensemble méditerranéen, bien au contraire. Elles participent à la fois à cette diversité et à cette unité que nous évoquions plus haut. La Corse, avec une altitude moyenne de 568 m et son principal sommet le Monte Cinto culminant à 2 710 m, est la plus montagneuse et sans doute celle qui offre la plus grande diversité des paysages. Strade, n° 20 – Juillet 2012, pp. 11-15
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Paysages marins, paysages montagneux, paysages de plaine. Combien d’écrivains, de poètes, de peintres, de simples voyageurs se sont extasié devant leur beauté ? Lorsqu’on regarde les Calanques de Piana, un des plus beaux sites de Corse, classé d’intérêt mondial par l’Unesco, on a du mal à retenir son émotion. Et quand écrivains et poètes y vont de leur plume on atteint le sublime. On pense par exemple à la célèbre description de Maupassant : C’étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer. Hauts jusqu’à trois cents mètres, minces, ronds, tordus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifié par le vouloir de quelque Dieu extravagant. On pense à Emile Bergerat qui, dans sa Chasse au mouflon, voit des simulacres de Babylones pétrifiées où rien ne manque, ni les remparts, ni les tours, ni les monuments, et qui paraissent avoir été laissés là, sur un plateau désormais inaccessible, par quelque retrait des mers… D’autres fois, on croit distinguer des donjons aériens, masses régulières, entassements scientifiques de blocs carrés et pareils à ces forteresses où la féodalité enfermait ses villes… À ce tableau succède celui d’un petit Vésuve en éruption, bavant de tous les côtés des laves de plomb liquide qui sont les chutes d’eaux des sources naissantes. Puis, au tournant, entre les mélèzes, comme un miroir de Venus égaré sur le gazon, un lac miroite. Il y a ce que la Corse offre magnifiquement à nos yeux et ce qu’elle cache, qu’on découvre au hasard d’une promenade hors des sentiers battus, hors des itinéraires touristiques. Un exemple : Nous avons notre désert, le désert des Agriates, un désert non pas de sable mais de maquis, de maquis à perte de vue. L’Agriate : « Paysage aride… zone hostile et mystérieuse… horizons lunaires… immense et monotone moutonnement de collines… le temps semble s’être arrêté… » C’était le royaume des bergers qui y ont laissé, de-ci, de-là, quelques vestiges de la vie pastorale d’autrefois.
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Pour y pénétrer, des pistes caillouteuses, poussiéreuses et pentues. Il faut le 4x4. On est ballotté comme sur le dos d’un chameau. Même sur votre siège, vous n’êtes pas complètement à l’abri des branches et des ronces. Le 4x4 avance dans la stridence des branches qui éraflent sa carrosserie. Soudain, au milieu de cette sauvage monotonie verte qui borde la piste, vous avez cru voir, vous avez vu comme des taches blanches. Vous dites au chauffeur : « Arrêtez ! arrêtez ! C’est bizarre, j’ai vu du blanc. » Vous descendez du 4x4. Vous écartez les buissons. Oh miracle de la nature ! Un étang, un petit étang bordé d’ajoncs. Des foulques, des poules d’eau au milieu du blanc des nénuphars. Des nénuphars ici, est-ce possible ? Un autre monde. Un rêve passe de je ne sais quel lieu de Méditerranée orientale, avec un palais, des jardins et des plans d’eau couverts de nénuphars. Vous êtes reparti sur le 4x4 pour retrouver, compacte, étouffante, la sauvage aridité des Agriate et ses ruines éparses de vieilles bergeries. Voilà une évocation très rapide, et très personnelle de la Corse. Il y a tellement de choses à dire, à admirer, sur notre île dont on s’accorde à penser qu’elle offre des paysages qui sont parmi les plus beaux de Méditerranée. Les plus beaux et les plus variés. La Corse est belle certes. C’est indiscutable. Mais n’en parlons plus. On a compris. À force de le dire, le répéter, le chanter à l’infini, accompagné de la guitare ou du violon, on va finir par en oublier l’essentiel pour tomber dans le folklore. Pour résumer, la Corse offre une extraordinaire diversité de paysages et pourtant la Corse a une unité. Son unité est d’être une île, une île de Méditerranée. Cette eau qui entoure notre île de toutes parts, pour utiliser cette amusante redondance, c’est la Méditerranée. Et la Méditerranée définit, explique la Corse. Cette eau qui nous baigne nous apporte une manière de vivre et de penser, nous apporte une culture. Lisons Fernand Braudel. C’est une référence, la meilleure sans doute, avec Georges Duby, pour comprendre la Méditerranée. « Qu’est-ce que la Méditerranée ? a écrit Braudel. Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages qui s’intègrent cependant dans un tout qui constitue une image cohérente, comme un système où tout se mélange et se recompose en une unité originale. Non pas la mer, mais une succession de mers. Non pas une
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civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’Islam turc en Yougoslavie. C’est plonger au plus profond des siècles, jusqu’aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu’aux pyramides d’Égypte. C’est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultra-moderne… La Méditerranée c’est tout à la fois s’immerger dans l’archaïsme des mondes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes, ouvertes à tous les vents de la culture et du profit, et qui depuis des siècles, surveillent et mangent la mer. » La Corse fait partie de cet ensemble. Elle apparaît souvent sous la plume de Braudel évoquant la Méditerranée. Je lis : « Les montagnes pénètrent la mer, l’étranglent parfois jusqu’à la réduire à un simple couloir d’eau salée : ainsi Gibraltar, ainsi les Bouches de Bonifacio, ainsi le détroit de Messine avec les gouffres tournoyants de Charybde et Scylla, ainsi au long des Dardanelles et du Bosphore. » Quand Braudel évoque la Méditerranée, c’est comme s’il évoquait la Corse : « L’histoire des hommes, en Méditerranée, a commencé le plus souvent par les collines et les montagnes où la vie agricole a toujours été dure et précaire, mais à l’abri de la malaria meurtrière et des périls trop fréquents de la guerre. D’où tant de villages perchés, tant de petites villes accrochées à la montagne et dont les fortifications se marient à la roche des pentes. » C’est la Méditerranée que Braudel décrit. Et c’est la Corse. « Une terre à conquérir : La Méditerranée n’a pas été un paradis gratuitement offert à la délectation des hommes. Il a fallu tout y construire, souvent avec plus de peine qu’ailleurs. Le sol friable et sans épaisseur peut seulement être égratigné par l’araire de bois. Qu’il pleuve avec trop d’acharnement, la terre meuble glisse comme de l’eau en bas des pentes. La montagne coupe la circulation, mange abusivement l’espace, limite les plaines et les champs réduits souvent à quelques rubans, à quelques poignées de terre ; au-delà, les sentiers rapides commencent, durs aux pieds des hommes et des bêtes. » Regardez simplement l’environnement de Lama, Mesdames, Messieurs, allez vous y promener
si vous ne craignez pas trop les éraflures des ronces et du maquis. C’est le paysage décrit par Braudel : « Et la plaine, quand elle est de bonnes dimensions, est restée longtemps le domaine des eaux divagantes. Il a fallu la conquérir sur les marais hostiles, la protéger des fleuves dévastateurs, grossis par l’hiver impitoyable, exorciser la malaria. » C’est la Méditerranée que Braudel décrit. Et c’est la Corse. Nous savons que la mer, le principal attrait de la Corse actuellement, fut longtemps porteuse de mort. La mer porteuse de mort, ce furent, après la chute de l’empire romain, les pirates barbaresques qui écumaient la Méditerranée et effectuaient sur nos côtes des raids meurtriers accompagnés de razzias. La mer porteuse de mort, ce furent les grandes épidémies venues d’ailleurs. En 1348-1350, période dite « de grande mortalité » par le chroniqueur Giovanni della Grossa, la peste noire décima un tiers de la population corse. Elle aurait été introduite dans l’île par les troupes aragonaises qui avait débarqué en novembre 1346 près de Bonifacio. La mer porteuse de mort : Le 15 mai 1770, une terrible nouvelle parvint jusque dans l’île. Une épidémie de choléra sévissait en Provence. Des milliers de morts. La peur s’installa partout dans l’île. Les habitants de l’Ostriconi prirent la décision d’assurer eux-mêmes la protection des côtes. Chacune de nos communes désigna quatre hommes pour surveiller le littoral et donner l’alerte à l’approche de toute embarcation suspecte. La mer porteuse de mort, ce furent aussi les eaux saumâtres des étangs et des marais à proximité desquels on attrapait la malaria appelée aussi paludisme. Maintenant le paludisme, ça se soigne. Avant on en mourait. Jusqu’au milieu du XXe siècle, lettres, chroniques historiques, récits de voyage, rapports divers abondent sur les ravages des fièvres paludéennes. L’air était si malsain à Saint-Florent que les habitants étaient obligés d’aller passer l’été dans les villages environnants, raconte Pommereul à la fin du XVIIIe. Quand à Porto-Vecchio, aujourd’hui rendezvous estival de la jet-set internationale, c’était « un mauvais village que deux cents Corses craignent d’habiter durant l’été… La violence des vents pousse la mer sur cette côte, les eaux y séjournent, y croupissent, et les vagues qui s’élèvent des marais qu’elles y forment rendent l’air si infect que les naturels du pays la fuient et se réfugient dans la montagne. »
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Il faudra attendre 1944 et l’arrivée des Américains qui établirent leurs bases en Plaine Orientale. Pour la bonne santé de leurs « boys » indispensable pour la conduite de la guerre, ils entreprirent, avec les grands moyens, d’exterminer les moustiques. À partir de là le paludisme régressa. Ce ne fut point seulement le littoral corse mais tout le pourtour de la Méditerranée qui eut à souffrir de ce fléau qualifié par Braudel de « maladie du milieu géographique ». J’ai évoqué la grande peur de la mer et des rivages parce que cela explique aussi le paysage corse. La vie s’est installée sur les hauteurs. Les villages se sont constitués à une altitude moyenne de 500 mètres. Plus bas, c’était risqué. Plus haut, la roche affleure quasiment partout. La vie regroupée à cette altitude a forcément transformé le paysage. Revenons à Braudel et à ce qu’il écrit sur les sociétés traditionnelles : « C’est dans les collines et dans les hauts pays que se retrouvent au mieux les images préservées du passé, les outils, les usages, les patois, les costumes, les superstitions de la vie traditionnelle. Toutes constructions très anciennes, qui se sont perpétuées dans un espace où les vieilles méthodes agricoles ne pouvaient guère céder la place aux techniques modernes. La montagne est par excellence le conservatoire du passé. » C’est la Méditerranée que Braudel décrit. Et c’est la Corse. Continuons à lire Braudel : « Dans toutes les zones hautes de Méditerranée, on retrouve sans peine, aujourd’hui encore, toute une série de fêtes vivantes qui mêlent au travail croyances chrétiennes et survivances païennes. Mais sur ces modes de vie archaïques, autant que le folklore, le paysage lui-même est un témoin, et quel témoin ! Un paysage fragile entièrement créé de main d’homme : les cultures en terrasse, et les murettes sans cesse à reconstruire, les pierres qu’il faut monter à dos d’âne ou de mulet avant de les ajuster et les consolider, la terre qu’il faut remonter dans des paniers et accumuler en arrière de ce rempart. Ajoutez qu’aucun attelage, aucune charrette ne peuvent s’avancer sur ces pentes rudes : la cueillette des olives, les vendanges se font à la main, la récolte se rapporte à dos d’homme. Tout cela entraîne aujourd’hui le progressif abandon de cet espace agricole de jadis. Les murettes disparaissent, les oliviers plus que centenaires meurent l’un après l’autre. Le blé n’est plus semé ;
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les pentes cultivées depuis des siècles retournent à l’herbe et à l’élevage, ou au vide. Ce qui disparaît sous nos yeux, c’est une vie archaïque, traditionnelle, dure, difficile. Difficile déjà autrefois. » C’est la Méditerranée que Braudel décrit. Et c’est la Corse. Et c’est ce qui s’est passé à Lama, comme dans la plupart des villages de Corse. Et cela a façonné un paysage. Je voudrais les sublimer ces paysages de Corse, ces images méditerranéennes qui sont les nôtres. Je voudrais les sublimer par l’évocation de l’aube, ces premières lueurs qui font passer nos paysages de l’ombre à la lumière. À l’autre bout de la Méditerranée, en Égypte, sur le fameux site d’Abou Simbel, des milliers de touristes attendent dans la nuit l’apparition du soleil à l’horizon, au fond de l’immense lac Nasser. Un mince rayon de lumière posé sur le lac va progressivement s’épaissir, s’allonger pour teinter de rouge clair les quatre colossales statues du Pharaon Ramsès II sculptées dans la falaise. Impressionnant de voir cette vieille et fabuleuse civilisation égyptienne qui semble revivre au soleil levant. Ici, en Corse, l’aube n’éclaire pas une grande civilisation. Elle éclaire et sublime la nature, la beauté de nos paysages. J’ai retrouvé un texte de Marie Susini, poétique évocation d’un souvenir d’enfant assistant à son premier lever du jour sur notre île : « Il y a là-bas des matins qui sont comme le premier matin du monde… ce paysage aura toujours pour moi la force de la première image que j’ai regardée lorsque j’étais enfant et comme la première page qu’il m’a été donné de lire. Si le sens profond de ces lignes demeure à déchiffrer, déjà se révélait à moi une présence non soupçonnée encore, déjà me bouleversait la grandeur de cette aventure toute simple qu’est le jour qui commence. » Et puis, il y a la réponse que le philosophe Jean Toussaint Desanti fit à Ange Casta : AC : « Qu’est-ce qui a construit cet attachement très fort que vous avez à ce pays qui est le nôtre, la Corse, à ces racines, à cette identité ? » JTD : « C’est la terre, l’air, la mer. Les gens que j’ai connus. La lumière. Et quelque chose qui concerne la philosophie : la précision des formes. Les formes, chez nous, sauf au grand soleil, sont précises. Chaque fois que j’y pense, j’entends un verset fameux d’Homère qui parle des bergers :
Paysages corses, images méditerranéennes
C’est la nuit, la lune se lève, les hauts promontoires se dessinent, les collines et aussi les golfes se dessinent et, dit Homère, “le cœur du berger se remplit de joie”. Simplement parce que les choses se dessinent. Or, quand les choses se dessinent, cela veut dire aussi qu’elles se dévoilent, dans la lumière. C’est cela qui est décisif du point de vue du désir de philosophie. C’est le désir de la forme qui échappe à la brume. » Paysage corse… images méditerranéennes… Certes il y a les tares. Elles sont lourdes et nombreuses : urbanisation sauvage, incendies, dégradation des paysages, pollution, que sais-je
Spunta l’alba a Monte Gattu Si richiàranu le stelle Rizzàtevi ch’hè ghjornu chiàru A fa la sùppa, o zitelle.
encore. Elles participent elles aussi, en négatif, à l’unité profonde de la Méditerranée. Pour terminer, non pas dans le regret ou la révolte mais dans la paix de l’esprit, nous ne retiendrons que la sublime beauté de la nature rescapée du massacre, l’aube… ces matins qui sont comme le premier matin du monde… la précision des formes… Homère… les bergers… Et, pour terminer aussi, une modeste, très modeste participation de Lama à cette évocation de l’aube en Méditerranée. C’est le petit quatrain par lequel Paulu-Antone Franzini réveillait chaque matin la maisonnée avant son départ aux champs :
Pour faire la soupe, les filles. L’aube apparaît à Monte Gattu Les étoiles s’éteignent une à une Levez-vous car il fait grand jour