Strade n° 24

strade RECHERCHES ET DOCUMENTS CORSE ET MÉDITERRANÉE

Automne 2016 N° 24

Penser la Corse à la bonne distance Études et témoignages offerts à Georges Ravis-Giordani

ADECEM /ALBI ANA

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Strade est publiée avec le soutien de la Collectivité territoriale de Corse et du Conseil général de la Haute-Corse

Association pour le développement des études corses et méditerranéennes (A.D.E.C.E.M.) CONSEIL D’ADMINISTRATION Président : Joseph Martinetti Vice-président : Nicolas Mattei Trésorier : Pierre-Claude Giansily Secrétaire : Jackie Peri-Emmanuelli MEMBRES Marianghjula Antonetti-Orsoni, Antoine Casanova, Lucette Daniélou-Ceccaldi, Dominique Devaux, Antoine Franzini, Jeannine Giudicelli, Gilles Guerrini, Beate Kiehn DIRECTEUR DE PUBLICATION Joseph Martinetti

COURRIER ET ABONNEMENTS ADECEM, c/o M Peri, Tour 3, résidence Montesoro, 20600 Bastia Site web : http ://adecem.idcorse.fr me

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EN COUVERTURE : Les bergeries de Binadelli, cliché Georges Ravis-Giordani

ISSN : 1165-922X Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays © Albiana/ADECEM

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Marianghjula ANTONETTI-ORSONI

À tè, o Ghjò di lu Niolu ! .........................................................

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Joseph MARTINETTI

Avant-propos.............................................................................

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Parcours de vie, parcours de recherche d’un ethnologue de la Corse ...................................................

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L'empreinte de l'ethnologue Ange ROVERE

La Corse de Georges Ravis-Giordani ....................................

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Christian BROMBERGER

Pour Georges De quelques souvenirs et de la violence en Iran ..................

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Terrain « Corse » De l’étude des communautés rurales à celle des relations interethniques en milieu urbain ..........

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Dans le sillage de G. Ravis-Giordani Park SONG-YONG

Constitution spatiale des réseaux et des pratiques stratégiques de mariage ...............................

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Félicienne RICCIARDI-BARTOLI

Anthroponymie dans la communauté montagnarde de Palneca, en Corse, du xviie et xxe siècle ..........................

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Jackie PERI-EMMANUELLI

Lama, de 1939 à 1945, entre public et privé ou les dissonances d’un discours convenu ............................

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Jeannine GIUDICELLI

Les bergers dans la pieve di a Serra .......................................

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Patrice SÉGALOU

De Georges Ravis Giordani à Orlando Pieratti, ancien pêcheur anonyme et atypique .................................... 103 Beate KIEHN

La Mazurie, la Corse et Georges Ravis-Giordani ................ 109 Mireille MEYER et Gilles ASCARIDE

Je me souviens de mon professeur .................................... 113

Pratiques de l’ethnologue au carrefour des sciences sociales • L’ethnologue, le temps, l’espace Francis POMPONI

Police champêtre et « guerre des frontières » en Corse et en Sardaigne sous l’Ancien Régime................... 117

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Jean-Christophe LICCIA

Morsiglia : les délits ruraux à la loupe (1692-1711) ............. 131 Antoine CASANOVA

L’identité contradictoire de Napoléon Bonaparte ................ 145 Jean-Paul PELLEGRINETTI

« Vivre la guerre » Les Corses au front durant la Grande Guerre ...................... 149 • Anthropologie de la Corse, hier et aujourd’hui Max CAISSON

Amicizia e a so tela En Corse, le style d’une société….......................................... 159 Hugues ROLLAND

Più parenti, più entra ( ?) ......................................................... 167 • Pour une esthétique des lieux Bernard BIANCARELLI

Lettre à Georges. ....................................................................... 177 Pierre Claude GIANSILY

Architectes et sculpteurs corses des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale ....................... 191 Nicolas MATTEI

La statue colossale de Napoléon à Bastia .............................. 201 Antoine FRANZINI

Pratiques communautaires dans la paroisse de Lama ......... 215 Didier REY

Monaco, les sports et la philatélie .......................................... 223

Les introuvables Marcelle CONRAD

Promenades dans le Niolu ...................................................... 235 Francis BERETTI

Une lettre inédite de Luc-Octave Alessandrini, un autre Corse à Austerlitz ..................................................... 241 Michel VERGÉ-FRANCESCHI

Morsiglia en 1667 Recensement du 22 juin 1667 ................ 245 José POLLINI

Guerra di sguaiuffi in Bastia-Annate 1949-1951 ................. 255

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À tè, o Ghjò di lu Niolu !

Ai percorsu lu Niolu È parlatu di lu paghjolu Sì andatu ind’è i stazzi È manighjatu tanti attrazzi.

Brocciu biancu è latte frescu Cum’è per riceve un vescu Di a ciabba ùn si pò fà cera Di què si ne parlava a sera.

Ne ai cunnisciutu pastori À chì tù ai fattu l’onori Vestuti incù li so piloni È certe volte à li fuconi.

Ai parlatu di nipoti è zie Studiatu le parentie Ammentatu mamma è figliolu Per fà cunnosce lu Niolu.

N’ai vistu bande di capre Quandu u celu chjaru s’apre Saltà d’un pinzu à l’altru Cù u passu cusì sgualtru.

L’ottu settembre per A Santa Ghjente di Corsica ne vene tanta In granitula, in prucessiò Ai giratu cù chjuchi è maiò.

Da la muglia à la muvrata À corre tutta a nuttata Cindarine o chjarasgiole N’anu empiutu mandriole.

Per A Scala di Santa Regina Ci cullava di matina Per ghjunghje in la muntagna È investisce la campagna.

Assistitu à le tundere Dopu à une poche di preghere Cavestri fatti di legni È muntoni cù li so segni.

Paglia Orba è U Cintu Chì tante volte fù dipintu Testimoni di muntagnere In quelli tempi di tribbiere.

Ai vistu fà lu casgiu Certe volte incù grand asgiu Siccatu in li casgili È paspatu in li stazzili.

Da Corscia à Albertacce Ne ai vistu poche facce O Ghjò di lu Niolu Ne sì avà cum’è un figiolu.

Marianghjula Antonetti-Orsoni

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Penser la Corse à la bonne distance

Avant-propos « Georges Ravis-Giordani : l’ethnologie pour penser la Corse à la bonne distance » Par Joseph Martinetti Président de l’ADECEM

A

de la revue Strade, nous proposons de rendre un hommage au professeur Ravis-Giordani. C’est en 2003 déjà qu’il a pris sa retraite académique de l’Université de Provence, mais depuis son retour en Corse, il n’a cessé de poursuivre une activité scientifique riche et variée.

Grâce à l’Association pour le développement des études corses et méditerranéennes (ADECEM) qu’il a créée à Aix-en-Provence et transférée avec lui à Morsiglia, lors de son départ à la retraite, il a pu s’entourer d’une équipe dynamique et toujours renouvelée de chercheurs en sciences sociales. Il a ainsi animé des thématiques de recherche originales dont la revue Strade a publié les résultats. Les multiples collaborations scientifiques qu’il a engagées ont permis à la revue de publier de nombreux actes, en particulier ceux des colloques qui ont accompagné régulièrement le festival de Lama et dont il assurait la responsabilité scientifique.

Il semblait nécessaire dès lors de consacrer l’exclusivité d’un numéro de Strade à l’ensemble de son travail d’ethnologue afin de consacrer à la fois son parcours scientifique au sein de l’Alma Mater mais aussi ses multiples activités associatives, moins formelles certes, mais qui ont cependant marqué d’une forte empreinte le paysage des sciences humaines en Corse.

Par son cheminement intellectuel et scientifique, Georges Ravis-Giordani représente un moment essentiel de la pensée scientifique autour de l’objet corse. Aussi l’objectif de cette publication est de permettre d’en mesurer sans aucun faux-semblant ni flagornerie toute la portée.

L’entretien qu’il a bien voulu nous accorder dans son magnifique village cap-corsin de Morsiglia nous éclaire sur les opportunités qui furent offertes au jeune philosophe normalien puis sur les choix qui vont lui permettre de construire sa « carrière » d’ethnologue de la Corse. Ces choix renvoient aussi, VEC CE NOUVEAU NUMÉRO

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bien entendu, à ses origines familiales, à sa mère, à son grand-père et à leurs relations complexes et passionnées avec leur communauté villageoise du bout du Cap. Elles contribueront à structurer et outiller sa réflexion scientifique afin de décrypter les ressorts d’un fonctionnement social des communautés rurales corses et de leur adaptation à la modernité.

Si le terrain insulaire occupe une grande partie de ses questionnements scientifiques, Ravis-Giordani saura aussi éviter le piège de l’enfermement. Son assise culturelle et sa curiosité scientifique le conduiront sans relâche à valoriser les approches comparatives, avec la Sardaigne, les montagnes méridionales françaises, plus globalement le monde méditerranéen qui devient d’ailleurs l’axe général des sciences humaines et sociales à l’Université de Provence. À ce titre, l’ethnologue représente parfaitement « le moment aixois » des recherches en sciences sociales sur la Corse, ce moment où l’université provençale va cristalliser l’essentiel de la pensée scientifique appliquée au domaine corse autour également de Fernand Ettori et de Francis Pomponi. Leur regard distancié permet alors de valider la pertinence du terrain insulaire dont ils n’eurent de cesse de souligner à la fois l’originalité et les paradoxes. En ethnologue, Georges Ravis-Giordani s’attache plus particulièrement à l’étude des structures sociales au moment où, comme le formule la géographe, Janine Renucci la Corse « traditionnelle » cède le pas à une Corse « nouvelle ».

Avec son travail d’enquête sur les bergers corses du Niolo dans les années 1970, il sera conduit à saisir une des puissantes et emblématiques réalités sociales de la Corse. Sa longue recherche lui permet de mettre en relief l’organisation sociale des communautés du Niolo ainsi que leur rapport au temps et à l’espace qu’une modernité triomphante commence de bousculer. L’irruption de la Corse nouvelle aura tôt fait de la faire disparaître, faisant dès lors de l’ethnologue un des derniers témoins d’une société héritée des temps longs de la ruralité insulaire. Par son laborieux travail d’inventaire et sa fréquentation assidue du travail des historiens, il sait éviter le piège de la mythification dont la société pastorale du Niolo devient l’objet.

Ses enquêtes contribuent à déconstruire les mythes identitaires qui font de cette région de bergers, l’emblème d’une Corse rebelle et égalitaire un peu trop vite énoncée.

Sachant définir et maintenir la distance suffisante pour étudier son terrain, l’ethnologue répond aux exigences définies par Max Weber dans Le savant et le

politique et il assure une réelle neutralité axiologique de ses investissements scientifiques. Tout en restant bien entendu un homme de son temps, engagé dans des combats civiques, Georges Ravis-Giordani a évité le piège du pathos militant si prégnant aujourd’hui dans la pratique des sciences sociales vite qualifiées de postmodernes. Ces dernières répondent trop souvent à des commandes institutionnelles dont l’objectif moraliste vise à construire un consensus lénifiant et qui n’hésite pas à malmener les réalités, voire à les dénier, en s’éloignant ainsi de ce « sens commun » cher à George Orwell.

Pour saisir et penser la Corse « à la bonne distance », le travail scientifique de Georges RavisGiordani se situe toujours sur une ligne de crêtes qui lui permet en effet de sauvegarder son intelligibilité face aux réalités et à la demande sociale et de se prémunir contre l’institution de dogmes permise par la valorisation des traditions. On ne peut dès lors qu’en recommander la lecture et un des objectifs de ce numéro consiste bien évidemment à valoriser ce message.

Dans un premier temps, ce numéro hommage s’ouvre sur un long entretien avec Georges RavisGiordani, Jacqueline Emmanuelli et moi-même lui ayant soumis un long questionnaire mêlant considérations personnelles, réflexions scientifiques, regards politiques et citoyens sur le Monde en général, sur la société corse en particulier. Les récits de vie permettent en effet de comprendre les choix, et les hasards aussi qui peuvent déterminer une œuvre scientifique. Cet entretien est suivi par la longue liste de ses publications.

Trois textes définissent ensuite ce que l’on peut qualifier d’empreinte de l’ethnologue. Ils cherchent à évaluer l’ensemble des travaux de Ravis-Giordani et leur impact sur la communauté scientifique en Corse et au-delà. L’historien Ange Rovere évoque ainsi le compagnonnage intellectuel qui le lie à Georges Ravis-Giordani depuis plus de quarante ans. Il est ainsi conduit à mesurer le rôle qu’il a pu jouer, de par son expertise scientifique, dans les débats sociaux et politiques qui ont animé une île souvent troublée. Le professeur Bromberger évoque ensuite l’importance de la collaboration qu’il a toujours entretenue avec Ravis-Giordani au cours de leur carrière commune à Aix-en-Provence et l’enrichissement mutuel que ces relations scientifiques et amicales ont permis.

Le thème de la violence qu’il développe dans cet article lui permet d’établir une passerelle entre l’Iran, son terrain d’étude moyen-oriental, et la Corse de

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Avant-propos

Ravis-Giordani. Puis les sociologues Liza Terrazzoni et Marie Peretti-N’Diaye, s’interrogent sur la valeur heuristique de ce même terrain corse qu’elles partagent avec lui. Si Georges a analysé la Corse des communautés rurales, elles privilégient pour leur part une nouvelle Corse urbaine où s’édifie, non sans difficultés, une société pluriethnique. Elles mesurent combien les travaux de l’ethnologue restent indispensables à l’observation avisée de cette nouvelle société et la place qu’elle octroie aux populations d’origine immigrée.

Dans un autre chapitre que nous avons intitulé « Le sillage de l’ethnologue », nous associons plusieurs communications transmises par d’anciens élèves de Georges Ravis-Giordani. Certaines sont des articles scientifiques qui appliquent sur leur propre terrain scientifique les méthodes initiées par l’ethnologue aixois tandis que d’autres privilégient souvenirs et émotions. Le professeur Park Song-Yong, directeur du département d’anthropologie culturelle de l’Université de Yeungnam, propose une étude des réseaux et des pratiques de mariage sur l’île coréenne d’Ulleung et il la place dans la lignée des travaux réalisés antérieurement par Georges Ravis-Giordani en Corse. Il peut ainsi conclure à une normalisation des pratiques matrimoniales, accompagnée toutefois du maintien d’une spécificité des pratiques insulaires.

Puis l’anthropologue Félicienne Ricciardi-Bartoli propose une étude détaillée d’anthroponymie appliquée à la communauté corse de Palneca dans le Taravo.

Elle traite un vaste corpus de noms de personnes, constitué sur deux siècles environ et qui la conduit à des classements pertinents pour l’anthropologie culturelle. L’ethnologue Jacqueline Peri-Emmanuelli reprend pour sa part les résultats d’une enquête réalisée auparavant avec Georges Ravis-Giordani auprès des habitants de Lama. En nous livrant des témoignages douloureux de la dernière Guerre mondiale, témoignages que le poids des interdits sociaux a longtemps tus, elle est conduite à s’interroger sur le rôle scientifique de l’ethnologue face à une vérité occultée par le jeu social d’une communauté. Dans l’esprit des enquêtes de terrain de Georges Ravis-Giordani, Jeannine Giudicelli nous livre une série d’entretiens avec les bergers de la pieve de la Serra en ce début de XXIe siècle. Ils évoquent leur vie, leurs passions, leurs problèmes. Bien des choses ont changé, semble-t-il !

Puis Patrice Segalou, profondément influencé dans les années 1990 par sa rencontre avec Georges RavisGiordani a pu assumer une exploration ethnologique du monde des gens de mer en Corse. Il nous propose

en guise d’hommage d’évoquer la vie d’un pêcheur de Solenzara, Orlando Pieratti, personnalité attachante et atypique, ce pêcheur l’a aidé à comprendre la mer et ses représentations.

Beate Kiehn évoque sa rencontre à Aix avec Georges Ravis-Giordani alors qu’elle envisage de réaliser une thèse sur les Masuriens, ce peuple germano-slave qui vit aux confins de l’Europe orientale. Elle s’installera ensuite dans le Niolo où elle exercera ses activités d’ethnologue et de bergère.

Enfin, un hommage poétique signé par Mireille Meyer et Gilles Ascaride clôt enfin ce chapitre des filiations.

Ces deux anciens étudiants de la première promotion d’ethnologie du Professeur Ravis-Giordani se souviennent de moments forts qu’ils ont partagés avec leur professeur sur le campus aixois ou sur les terrains escarpés de la Haute-Ardèche.

En raison de son exiguïté géographique, le domaine des études corses favorise la collaboration entre l’ensemble des sciences sociales. Georges Ravis-Giordani s’est toujours attaché à s’entourer d’historiens, de sociologues, de géographes. Il a animé des équipes transversales et pluridisciplinaires aussi bien pour Pieve e paesi publié par le CNRS en 1978 que pour le bel Atlas ethnohistorique de la Corse, publié au CTHS en 2004. Aussi les contributions qui suivent témoignent de cet attachement à la pluridisciplinarité. Nous les avons donc regroupées dans un vaste chapitre intitulé « Les pratiques de l’ethnologue au contact des autres sciences sociales ».

La fréquentation des historiens s’est avérée déterminante. Ceux-ci le mettent en garde en effet sur l’importance des dynamiques du temps dans l’étude des pratiques spatiales des communautés, évitant ainsi le piège d’une atemporalité. Francis Pomponi nous propose une mise au point très détaillée sur la police champêtre et la guerre des frontières en Corse et en Sardaigne sous l’Ancien Régime. Il démontre comment les communautés agropastorales corsosardes cherchent à délimiter les espaces qu’elles utilisent au prix de conflits territoriaux toujours plus accentués. Jean-Christophe Liccia applique cette réflexion à l’échelle de la seule commune de Morsiglia au XVIIIe siècle. Il évoque ainsi les délits ruraux que la précision des archives notariales cap-corsines lui permet d’établir. Mais l’histoire, ce sont aussi des personnalités, des hommes qui dans leurs individualités ont également préoccupé le travail de l’ethnologue.

C’est pourquoi Antoine Casanova, malgré sa maladie, nous a transmis une analyse du système de pensée, de la philosophie, des convictions politiques de

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Napoléon Bonaparte, ce Corse au destin exceptionnel, tandis que Jean-Paul Pellegrinetti interprète les témoignages de soldats corses au front pendant la Première Guerre mondiale. Il s’interroge sur la manière dont leur identité insulaire leur permet d’affronter la terrible réalité de la guerre totale qui s’impose à eux comme à leurs concitoyens continentaux.

Dans son cheminement intellectuel et citoyen, Georges Ravis-Giordani a souvent cherché des clés de compréhension pour comprendre la crise identitaire de la société corse entre traditions et modernité. L’anthropologue Max Caisson, malheureusement décédé l’an dernier, et que Georges a longtemps côtoyé à Aixen-Provence puis en Corse, lui en a souvent fournies.

Dans Amicizia e a so tela, Caisson nous rappelle ainsi comment se structurent les sociétés communautaires contre un État perçu comme extérieur. Puis l’architecte Hugues Rolland avec une indéniable causticité nous livre un témoignage percutant et sans faux-semblants sur les réalités d’une société corse qui se drape dans une nouvelle forme de bien-pensance consensualiste et qui sert à masquer bien des dérives, affairisme, violence, exclusion.

L’art et l’esthétique des lieux ont souvent sollicité également ses questionnements. Les historiens de l’art apportent ainsi leur contribution à une réflexion sur l’aménagement de l’espace et l’esthétique privilégiée par les cités et les communautés de Corse.

Notre éditeur Bernard Biancarelli s’interroge ainsi sur la grande qualité esthétique et la pertinence du regard porté sur la Corse par les talentueux photographes américains du National Geographic, Maynard Owen Williams et Clifton Adams, au début du XXe siècle. Pour cela, il sollicite en permanence le jugement de l’ethnologue pour comprendre combien ce regard original sait établir une représentation naturelle des Corses, si éloignée des regards statiques et trop didactiques de leurs collègues européens.

Puis Pierre Claude Giansily ainsi que Nicolas Mattei offrent aux lecteurs une analyse de la statuaire en Corse. P.C. Giansily reprend les termes d’une enquête entreprise par Georges Ravis-Giordani et Jean-Paul Pellegrinetti sur les monuments aux morts et il en propose en quelque sorte une approche complémentaire, celle d’un historien de l’art. Il précise ainsi la place des architectes dans la construction de ces monuments et repère les références à la Corse dans cette statuaire locale. N. Mattei évoque pour sa part la réalisation de la statue pédestre colossale de Napoléon Ier sculptée dans le marbre par le Toscan Lorenzo

Bartolini. Érigée sur la place Saint-Nicolas à Bastia, elle permet de valoriser ainsi une esthétique urbaine originale. Le docteur Antoine Franzini a réalisé dans ce même registre une étude sur les autels de confréries et les pratiques funéraires entre le XVIe et le XIXe siècle dans son village de Lama et il met en valeur les influences péninsulaires dans la pratique de cette esthétique religieuse.

Enfin Didier Rey, professeur à l’université de Corse et historien du sport, clôt ce chapitre avec une étude originale. Il nous conduit sur le territoire de la Principauté de Monaco et nous propose une vision cohérente des rapports qui se sont établis entre le sport et la philatélie.

Place enfin aux introuvables pour consolider le souci affiché avec persévérance par Georges RavisGiordani dans la revue Strade depuis plus de vingt ans ! Publier des textes ou des gravures oubliées ou inédites et évoquant la Corse. Trois documents en guise d’hommage nous permettent d’alimenter cette rubrique.

La famille Mary-Conrad nous a aimablement remis deux manuscrits de la botaniste Marcelle Conrad. Ils évoquent la vallée du Niolo, hommage bien approprié à la personne de Georges Ravis-Giordani.

On soulignera la qualité d’écriture de cette grande dame de la flore corse qui a arpenté tous les chemins de l’île. Ils sont suivis par la courte lettre de Luc-Octave Alessandrini, un jeune notable corse qui fut présent à Austerlitz. Francis Beretti nous l’analyse brièvement.

Enfin, Michel Vergé-Franceschi nous a fait parvenir le recensement démographique de Morsiglia et en guise de conclusion, à Georges Ravis-Giordani d’y retrouver les siens !

On n’oubliera pas enfin la langue corse avec une poésie de Marianghjula Antonetti Orsoni en l’honneur de Georges Ravis-Giordani, « A te, o Ghjo di lu Niolu ! ». Elle nous permet d’ouvrir avec lyrisme ce numéro hommage. C’est la réflexion en langue corse de José Pollini, membre de l’ADECEM et président d’association corse en Avignon, qui nous permet de conclure ce travail avec des remarques pertinentes qui lui permettent de poser à sa manière les termes d’un débat bien connu en Corse maintenant. Il n’est autre que celui d’une Corse humaniste qui pose ainsi les jalons de son identité et de son avenir, à l’abri surtout de tout dogmatisme.

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Penser la Corse à la bonne distance

Parcours de vie, parcours de recherche d’un ethnologue de la Corse Jacqueline Emmanuelli et Joseph Martinetti : Les sciences humaines et sociales ont intégré depuis quelques années l’importance des récits de vie afin de mieux comprendre les choix scientifiques réalisés par les chercheurs. Aussi pratiquons-nous avec vous une démarche d’« égo-ethnologie » qui nous permettrait de comprendre comment vous en êtes arrivé à choisir comme terrain d’étude ce Niolo des bergers, emblématique d’une certaine Corse traditionnelle.

Et tout d’abord, dans quelle mesure votre enfance dans « la plus grande des villes corses », Marseille, peut-elle expliquer votre cheminement intellectuel et scientifique si étroitement imbriqué à vos relations familiales et personnelles à la Corse ?

Georges Ravis-Giordani : Je suis né à Marseille en 1937. Mon père était né à Alger, en 1898, dans le quartier de Bab-el-Oued. D’après les recherches généalogiques qu’a faites mon fils Jean-Christophe, les Ravis étaient originaires du Valais suisse et s’étaient installés en Algérie vers 1840. Ils étaient pauvres ; mon grand-père fut successivement cocher, maçon, staffeur ; ma grand-mère, originaire de la région de Valence en Espagne, était ouvrière cigarière. Mon père n’a pas connu son père, mort peu de mois après sa naissance et il a perdu sa mère à l’âge de dix ans ; il fut accueilli par des parents de son père mais, maltraité, il chercha, vers l’âge de douze ans à embarquer comme mousse sur un bateau de commerce. Il fit ce métier de marin jusqu’à l’âge de 60 ans.

Ma mère et mon grand-père, qui vivait avec nous, étaient corses. Mon grand-père était né en 1874 ; fils naturel (sa mère l’avait eu à 17 ans, d’une de ces relations ancillaires qui étaient fréquentes dans certaines maisons de notables cap-corsins), il avait été élevé comme leur fils par ses grands-parents ; il s’était lui aussi embarqué comme mousse à l’âge de 13 ans ; il me racontait comment il était parti de Morsiglia, pieds nus, à travers la montagne (les souliers qu’on lui avait donnés, les premiers de sa vie, lui faisaient mal aux Strade, n° 24 – Novembre 2016, p. 11-33

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pieds), pour aller prendre à Rogliano la diligence qui le conduirait à Bastia. Car la route pour les diligences n’arrivait pas encore jusqu’à Morsiglia. À Marseille, il était attendu par des parents qui l’ont aidé à trouver un embarquement. C’est au service militaire qu’il a appris à lire et écrire. En 1905, il est revenu se marier dans son village. Ma mère naquit l’année suivante.

J’ai vécu jusqu’à l’âge de 21 ans dans le quartier de Saint-Lazare, à mi-chemin entre la gare SaintCharles et le port ; un quartier peuplé essentiellement de Corses et de gens de mer. Je me souviens que, de chez nous, quand le vent était favorable, on entendait les sirènes des bateaux qui entraient dans le port, et certains jours, mon grand-père me disait : « Tu entends cette sirène, c’est le bateau de ton père qui entre ». Ma mère et mon grand-père parlaient corse quotidiennement mais ne souhaitaient pas que je parle corse ; on disait alors que, pour un enfant, la pratique de deux langues était source de confusion ; aujourd’hui, on pense exactement le contraire. Autour de moi, on parlait corse, les magasins du quartier étaient tenus par des Corses, tous les instituteurs que j’ai eus pendant ma scolarité primaire étaient corses. Bref, je peux presque dire que j’ai eu une enfance corse hors de Corse. Et même une enfance un peu paysanne ; car mes parents avaient acquis dans la banlieue de Marseille, à NotreDame-Limite, un petit terrain sur lequel ils avaient fait construire un « cabanon », une construction en dur d’une pièce, prolongée d’une véranda en bois ; nous appelions cela « la campagne » ; nous y allions à la belle saison tous les jeudis, en tramway ; en 1943 et 1944 nous y avons même vécu, mon grand-père et moi, pour fuir les bombardements sur Marseille ; nous y élevions quelques poules et des lapins ; chaque pouce de terrain était soigneusement cultivé par mon grand-père ; nous avions deux figuiers, un grand amandier et d’autres arbres fruitiers, pommiers, pêchers, et même un jujubier et un néflier ; mon grand-père faisait sécher les figues et nous mangions en hiver les figues sèches avec les amandes. Nous devons à ce jardin d’avoir eu un peu plus de pommes de terre, de légumes et de fruits que ce que pouvaient nous offrir les services du ravitaillement.

de Marseille ; nous avions des voisins qui avaient un poste à galène sur lequel ils écoutaient Radio Londres. Mes parents allaient quelquefois chez eux et on m’avait expliqué qu’il ne fallait pas le dire. Nous avions une voisine chez qui je passais beaucoup de temps : dans sa jeunesse, elle avait joué dans des petites pièces de théâtre et elle me racontait cette vie haute en couleurs ; en femme libérée, elle fumait, mais ce qui me fascinait le plus, c’était qu’elle avait décidé de soustraire son neveu, une vingtaine d’années, au service du travail obligatoire et pour cela, elle avait aménagé une cachette dans sa maison. J’étais détenteur de tous ces secrets et très fier de la confiance qu’on me faisait. À côté d’elle vivait un couple de vieux Provençaux qui ne parlaient entre eux que provençal ; la vieille dame prisait, ce qui m’impressionnait. Un autre souvenir, c’est celui d’une famille que nous avons vue s’installer un jour près de chez nous : le père, la mère et un garçon de mon âge avec qui j’ai un peu joué ; ils étaient très discrets. Un jour le père a disparu, nous avons appris que les Allemands étaient venus l’arrêter et plus tard mes parents m’ont dit que c’était un résistant. Je me souviens surtout de l’arrivée des Américains en 1944 ; ils avaient installé un camp tout près de chez nous dans un vaste terrain réquisitionné ; avec les autres enfants, nous allions les voir, ils nous donnaient du chewing-gum et des barres de chocolat, fourrées d’une sorte de crème blanche, que nous trouvions délicieuses. Un jour, je ne sais plus si c’était en août 1944 ou un peu plus tard, nous avons vu arriver à la maison un neveu de mon grand-père ; militaire de carrière, il avait fait la campagne d’Italie. À mes yeux d’enfant, c’était un héros. C’était d’ailleurs mon premier contact avec la famille de Corse.

J. E. et J. M. : Une enfance durant la guerre, ce sont bien sûr des souvenirs très forts ?

G. R.-G. : Je suis venu en Corse pour la première fois quand j’avais dix ans, aux grandes vacances de 1947 ; puis à nouveau aux vacances de 1948.

Nous n’avions pas de maison au village mais nous étions accueillis dans la famille de mon grand-père et aussi dans la maison de ma grandmère (qui était morte un an avant ma naissance).

Le premier séjour se fit dans la famille de mon

G. R.-G. : Ce sont surtout des bribes de souvenir.

J’avais entre trois et sept ans. À la « campagne », nous habitions dans un lotissement : une dizaine de villas de style 1930 comme on en trouve encore beaucoup dans les quartiers périphériques

J. E. et J. M. : Quand découvrez-vous véritablement la Corse, au-delà de toutes les évocations familiales de l’île que vous avez entendues à Marseille ? Quand y allez-vous pour la première fois ?

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Parcours de vie, parcours de recherche d’un ethnologue de la Corse

grand-père, chez mon parrain. Mes cousins et cousines parlaient corse entre eux, je comprenais plus ou moins bien mais je ne pouvais parler avec eux qu’en français. Pour moi, tout était nouveau et déconcertant : aller chercher de l’eau à la fontaine, s’occuper de la chèvre de la maison, monter sur l’âne. Il y avait un four ; on n’y faisait plus de pain mais ma mère et ses cousines y cuisaient de délicieuses casgiate dont je n’ai plus jamais retrouvé le goût. Mon grand-père, en revanche, retrouva vite les gestes et les habitudes de sa jeunesse ; ce fut pour lui, je crois, quelques semaines de bonheur. Mon parrain était instituteur mais il était aussi un homme de la campagne, il avait plusieurs jardins qu’il cultivait, faisait son vin et sa provision d’huile pour l’année ; et il était chasseur ; je me souviens de l’avoir vu fabriquer lui-même ses cartouches ; ça m’impressionnait beaucoup car chez moi on n’avait pas d’armes. Puis, pour des raisons diverses (la maladie et la mort de mon grand-père, une brouille familiale, des problèmes d’argent), nous ne sommes plus allés en Corse jusqu’à ce que ma mère et mon père décident, en 1965, d’y faire construire une maison, celle où nous habitons maintenant. Ma mère avait pour son village un amour qu’elle m’a transmis ; c’est elle qui, en faisant construire cette maison, nous a redonné un point d’ancrage dans la terre corse.

En 1971, la maison étant achevée, mes parents s’y installent définitivement.

souviendrai longtemps, mon premier contact avec la « grande » musique. Autre moment privilégié : chez moi, on lit Paris Match et un jour, à la mort d’Éluard, je découvre dans Paris Match quelques vers d’Éluard, écrits à la mort de Nusch. Là encore, c’est la révélation fulgurante de ce que peut être la création poétique à l’état pur.

Ma mère ambitionnait pour moi une carrière d’ingénieur ; de mon côté, je rêvais d’être administrateur colonial ! La notoriété d’Albert Schweitzer était immense dans les années 1950 et comme je n’avais aucune attirance pour des études de médecine, je me disais que je pourrais me rendre utile comme lui en faisant construire des hôpitaux, des écoles et des routes. C’était ma vision du colonialisme !

Au collège, je ne manifestais pas un grand enthousiasme pour les cours d’atelier mais j’y ai appris au moins à tenir une lime ! En classe de 3e (nous sommes en juin 1951), mon professeur de lettres, voyant que j’avais des dispositions pour les études littéraires, a demandé à voir mes parents et leur a conseillé de m’orienter vers des études classiques.

J. E. et J. M. : Marseille c’est aussi, bien sûr l’opportunité d’une scolarité sans rupture de l’école primaire jusqu’à vos études en classes préparatoires, l’entrée à Normale Sup, le départ pour Paris.

G. R.-G. : Mes parents se sont laissé convaincre aisément ; à la fois parce qu’ils avaient le respect de l’enseignant et de l’institution scolaire et qu’ils souhaitaient me donner toutes mes chances. J’ai donc pu, avec l’aide de ce professeur, apprendre, en un peu plus d’un an, assez de latin et de grec pour entrer en première « classique » au Lycée Thiers où j’ai terminé ma scolarité secondaire. En 1952, ou 53, je pars avec deux camarades en Italie, à Florence, où nous passons une dizaine de jours : découverte de la Renaissance italienne mais surtout d’une langue et d’une culture autres ; ce sera dans ma jeunesse la seule incursion hors de mon univers quotidien.

G. R.-G. : Oui, j’ai fait mes études primaires dans une école qui a aujourd’hui disparu, détruite pour faire passer la pénétrante de l’autoroute d’Aix-Marseille ; et mes études secondaires au collège VictorHugo, près de la gare Saint-Charles, c’était alors un « collège moderne et technique » qui accueillait les garçons des quartiers de Saint-Lazare et d’une partie de la Belle-de-Mai ; des enfants en général d’origine modeste qui, pour la plupart, feraient des études courtes. Là aussi bon nombre de mes professeurs étaient corses. En sixième, nous avons une professeure de musique, dont nous sommes quelques-uns sans doute à être un peu amoureux ; un jour, elle nous fait écouter un extrait du ballet de Ravel Daphnis et Chloé ; c’est pour moi un éblouissement dont je me

J. E. et J. M. : Issu d’un milieu modeste, vous bénéficiez de l’appui de votre mère pour qui les études sont la clé de la réussite sociale. Vous avez aussi la chance de rencontrer un enseignant qui comprend vos aptitudes et vous aide à envisager un cursus classique. Il va convaincre vos parents d’accepter cette voie d’études longues.

J. E. et J. M. : Avec la classe terminale, commence alors la découverte de la philosophie. Comment en êtes-vous venu ainsi au choix de cette discipline ?

G. R.-G. : En classe de philo, nous avions un professeur bergsonien qui tout au long de l’année nous dictait

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son cours ; à raison de neuf heures par semaine, j’ai rempli sous sa dictée des centaines de pages que je n’ai jamais relues ! Heureusement comme antidote à l’overdose de Bergson, je lis Le bergsonisme, une mystification philosophique de Georges Politzer, Sartre, Jankelevitch, Nietzche, Lucien Goldman, Henri Lefebvre et surtout je fréquente, deux soirs par semaine, avec quelques camarades, l’Université nouvelle, qui se tient dans les locaux du journal communiste La Marseillaise, sous les toits ; nous y suivons les cours, bien plus intéressants à nos yeux, de Lucien Sève, Maurice Agulhon, Jean Deprun, Geneviève et Maurice Mouillaud, Francis Halbwachs et quelques autres, tous agrégés, normaliens ; c’est dire l’influence qu’avaient alors le marxisme et le Parti communiste sur les intellectuels.

L’année suivante, je retrouve, en hypokhâgne puis en khâgne, Jean Deprun ; ses cours, qu’il fait presque sans notes, en marchant dans la salle de cours, nous donnent le spectacle fascinant d’une pensée philosophique au travail, complexe, nourrie de poésie, de littérature, d’histoire, et trouvant pour s’exprimer un langage lui-même poétique et imagé. En 1958, je passe les deux concours d’entrée aux ENS (Ulm et Saint-Cloud) ; admissible à Ulm (j’échoue à l’oral), je suis admis à Saint-Cloud.

J. E. et J. M. : Vous accédez alors à l’excellence de ce que permet le système méritocratique républicain.

Quelles rencontres vont vous marquer à Saint-Cloud ?

G. R.-G. : J’y prépare l’agrégation de philosophie ; Maurice Godelier, mon aîné de trois ans, a convaincu la direction de l’école de recruter comme « caïman » Jean-Toussaint Desanti qui est alors professeur dans un lycée parisien ; c’est donc lui qui nous prépare aux « grandes leçons » d’agrégation, exercice redouté car sans programme ; je retrouve dans ces séances le même plaisir et le même intérêt que j’éprouvais aux cours de Jean Deprun. Il nous fait aussi des cours sur Platon et Aristote qu’il lit à livre ouvert dans le texte grec. À Saint-Cloud, je fais aussi la connaissance de Michel Vovelle, que je retrouverai plus tard à l’Université, à Aix. Je passe l’agrégation en 1962 et me marie la même année. Ma femme, sévrienne, a passé l’agrégation un an avant moi et enseigne déjà à Saint-Quentin.

J’ai plus de chance qu’elle : l’ENS de Saint-Cloud m’accorde une année sabbatique.

J. E. et J. M. : Le philosophe peut alors envisager ses propres pistes de recherche. Pourquoi alors le choix de l’ethnologie et grâce à quel réseau ?

G. R.-G. : D’abord, j’envisage vaguement une thèse sur la philosophie du droit de Hegel mais les cours du Centre de formation aux recherches ethnologiques (CFRE), que dirigent André Leroi-Gourhan et Roger Bastide, m’intéressent beaucoup plus. Je suis aussi, à la Sorbonne, les cours d’Alfred Metraux. L’année se termine par un « stage de terrain » d’une semaine dans une commune de l’Orne. André Leroi-Gourhan, me sachant philosophe, me propose de travailler sur la fabrication de gabarits dans un atelier de boisselier ! Il s’agit de pièces de bois dans lesquelles l’artisan a en quelque sorte « cristallisé » une séquence de gestes, de telle manière que même un ouvrier peu formé puisse rapidement exécuter une pièce de boissellerie. Il ne me cache pas que c’est une mise à l’épreuve. Je me pique au jeu et m’en sors plutôt bien, avec les félicitations du « patron » (c’est le nom qu’affectueusement, ses collaborateurs donnent à Leroi-Gourhan) ! Parmi les enseignants du CFRE, trois personnes compteront beaucoup pour moi : Hélène Balfet, Corneille Jest et Robert Cresswell.

Corneille Jest me propose en 1964 de participer à la recherche collective sur l’Aubrac qu’il codirige avec Charles Parain ; c’est ma première vraie recherche de terrain et elle me permet de rencontrer Charles Parain ; je crois que c’est à son contact, et aussi par la fréquentation d’Antoine Casanova, que s’est ancrée en moi la conviction que l’approche ethnologique et la compréhension des faits culturels ne sont complètes qu’à condition de les replacer dans une perspective historique. La collaboration étroite avec les historiens est pour moi une chose naturelle. À tel point que nous avons, Antoine Casanova, Ange Rovere et moi, publié en 2005 un recueil d’articles anciens dont les thèmes et les contenus se croisaient.

J. E. et J. M. : Le goût de la recherche et le talent sont certes déterminants pour devenir un chercheur en sciences sociales. Mais il faut aussi bénéficier de concours de circonstances pour intégrer cet univers de concurrence que constitue l’Alma Mater.

Comment avez-vous pu rejoindre l’Université d’Aixen-Provence ?

G. R.-G. : De 1963 à 1968, je fais mon service militaire et j’enseigne la philosophie dans différents lieux : Saint-Quentin, Aix-en-Provence, Avignon. Je

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continue de faire pendant les grandes vacances un peu d’ethnologie, dans les Alpes, en Corse aussi où sur la suggestion de Corneille Jest, j’entame en 1966 une recherche sur les araires qui aboutira à une esquisse de cartographie technographique. Je corresponds avec Maurice Godelier qui est alors chez les Baruya en Nouvelle-Guinée et je lui envoie même des fiches de lecture sur le premier tome des Mythologiques, Le Cru et le Cuit. Je songe à un terrain « exotique » mais mes obligations professionnelles et familiales (nous venons d’avoir en 1965 deux enfants) m’en dissuadent vite. À la rentrée universitaire de 1967, le directeur du département de sociologie de la Faculté d’Aix, Georges Granai, qui avait commencé sa carrière comme assistant d’André Leroi-Gourhan, me propose de faire deux heures de cours d’ethnologie pour les étudiants du DEUG de sociologie. C’est ainsi que commence un enseignement qui durera un peu plus de trente ans. L’année se termine par les événements de 1968 que je suis, en parallèle, dans mon lycée et à la Fac. En novembre 1968, je suis nommé assistant.

Les deux années suivantes vont voir cet enseignement d’ethnologie se renforcer, grâce à l’appui de Georges Granai, avec des créations de postes, l’arrivée d’Hélène Balfet puis de Christian Bromberger. En dépit de parcours et de sensibilités différents, nous formons sur le plan pédagogique et scientifique une équipe très soudée. En 1970, nous créons un « Centre d’études et de recherches ethnologiques sur les sociétés méditerranéennes » dont Hélène Balfet prend la direction. Parallèlement, nous participons à une équipe qui s’est constituée au Musée de l’Homme sur les sociétés méditerranéennes et dans laquelle j’apporte le peu que je sais sur la Corse.

J. E. et J. M. : Le choix du terrain corse commence donc à s’envisager pour vous dans une université aixoise qui se définit de plus en plus comme méditerranéenne. Comment s’affirme alors le choix d’une thèse d’État sur la Corse ?

G. R.-G. : Dans la foulée des événements de 1968, Fernand Ettori crée un enseignement d’études corses auxquels il nous associe, Francis Pomponi et moi, chacun dans nos disciplines. Ma participation à l’équipe de méditerranéistes du musée de l’Homme m’y conduit tout naturellement ; j’étais le seul qui ait un ancrage insulaire et il n’y avait eu, jusque-là, que très peu de travaux ethnologiques sur la Corse. Ma place dans l’équipe était toute désignée. Dès le dé-

part, j’ai conçu ce travail dans une perspective comparatiste et dans un cadre méditerranéen.

J. E. et J. M. : Pensez-vous alors que votre ancrage insulaire a facilité, sinon déterminé votre choix ?

G. R.-G. : Mes origines insulaires m’ont certes facilité les premiers contacts. Mais des ethnologues, non-corses ont aussi travaillé sur la Corse : Dorothy Carrington, Isac Chiva, Max Caisson, Gunnar Alsmarck, un Suédois qui a fait, dans le Filosorma, une thèse sur les bergers niolins (publiée en suédois) ; en ethnolinguistique, on pourrait évoquer le nom d’Alexandra Jaffé, j’en oublie sans doute.

Ils n’avaient au départ aucun ancrage personnel en Corse. Tous s’y sont fait des amis. Il me semble qu’il est toujours possible de faire de l’ethnologie en Corse sans être corse à condition de s’y faire admettre par et pour ce que l’on est.

La Corse est de ce point de vue un pays extraordinaire : certes l’argent a pris, depuis quelques décennies, une place importante dans les rapports sociaux ; on peut être « considéré » pour l’argent qu’on a, pour la richesse qu’on étale, mais on est respecté pour ce qu’on est et pour ce qu’on donne de soi-même. L’être plutôt que l’avoir ! Et cela a un rapport avec le sens de la mort.

J. E. et J. M. : Est-ce toujours vrai dans cette île qui a si fortement changé depuis les années 1960 ? Ne s’agit-il pas là encore d’une mythification qui masque la violence des rapports sociaux ?

G. R.-G. : Je me trompe peut-être mais je pense que ça reste vrai. Même si l’argent et l’étalage de la richesse peuvent en imposer, ils provoquent surtout l’envie, l’invidia, ce ressort de la vie sociale que déjà au Moyen Âge Giovanni della Grossa pointait du doigt pour expliquer les malheurs du temps. L’envie n’entraîne pas le respect, elle suscite le ressentiment, l’hostilité, et en aucun cas l’admiration ou l’estime ; dans le meilleur des cas, elle peut être un facteur d’émulation. Mais l’estime véritable va toujours à ceux qui ont le courage d’être soi.

J. E. et J. M. : Le Cap Corse est une région en soi avec sa personnalité affirmée et des paysages de mer et de montagne à vous couper le souffle, comme nous le ressentons ici même chez vous dans ce bout du Cap. Pourquoi alors chercher un terrain d’étude au cœur du socle granitique de la Corse, dans ce Niolo des bergers, si différent ?

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G. R.-G. : Il m’a fallu d’abord lire tout ce que je pouvais trouver sur la Corse en sciences humaines ; pour l’ethnologie, il y avait les articles d’Isac Chiva, ceux d’Antoine Casanova sur les pressoirs et moulins et sur les « caporaux » du Cap Corse, ceux de Pierre Lamotte sur les pratiques communautaires et ceux qu’il a écrits avec Dorothy Carrington sur les mazzeri ; je me suis plongé aussi dans la lecture du Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse et des revues Études corses (ancienne série), Corse historique, U Muntese. J’ai trouvé aussi pas mal d’informations dans les travaux des historiens et des géographes : la thèse d’Albitreccia, le livre de Paul Bourde, les récits des officiers qui participent à la conquête de l’île et des voyageurs qui la parcourent au XIXe siècle, les livres de Francis Pomponi sur les notables ruraux au XVIIe siècle et de Jeanine Pomponi sur Serra di Scopamène et Sotta, le livre de Maximilien Bigot, Paysans corses en communauté, bergers-porchers de Bastelica, celui de Robiquet, Recherches historiques et statistiques sur la Corse, que je découvre à la Bibliothèque Méjanes. C’est à peu près tout ce que je lis la première année mais c’est suffisant pour me donner une première connaissance des mœurs, des croyances, de la structure sociale. Je rencontre au Couvent de Pino le Père Albertini, niolin, qui me donne quelques informations ; et surtout, en 1971, après un premier séjour dans le Niolu, le Père Louis Doazan, qui m’ouvre généreusement les cahiers de notes et de photos qu’il a prises dans le Niolu, le Filosorma, la Castagniccia. Je veux rendre hommage ici à son amitié et à son ouverture d’esprit.

Puisque je me suis résigné à ne pas aller faire mon terrain au bout du monde, je veux au moins que ce terrain soit, toutes proportions gardées, aussi exotique que possible, aux antipodes de la Corse que je connais, c’est-à-dire le Cap Corse, un pays de viticulteurs et de marins. C’est ainsi qu’après avoir pris différents contacts avec des bergers et aussi avec les élus des différents villages, mon choix se fixe sur le Niolu qui présente des traits contrastés avec le Cap Corse : un pays de montagnes, une économie pastorale, un monde fermé aux influences extérieures ; c’est du moins ainsi que je le perçois.

J. E. et J. M. : Il faut alors organiser votre vie familiale et professionnelle en fonction de votre terrain d’étude qui vous permettra de construire votre doctorat. Comment le faites-vous ?

G. R.-G. : À partir de 1971, je fais chaque été des séjours plus ou moins longs, de deux à trois semaines, dans les bergeries de Calacuccia et Casamaccioli ; et le reste du temps dans les villages ; mais ces séjours d’été conditionnés par le calendrier universitaire ne suffisent pas ; si bien qu’en 1974 nous décidons, ma femme et moi, de concentrer nos cours sur un semestre pour libérer le second semestre et nous nous installons à Calacuccia de février à septembre, avec nos enfants, huit ans et demi, qui sont scolarisés à l’école du village. Cette immersion longue a été une période de travail très fructueux. Que nous acceptions de vivre, à quatre, dans deux pièces, sans toilettes, sans eau chaude, sans téléphone, en nous chauffant à la cheminée, bref en partageant la vie rude qui est celle de tous nos voisins facilite les contacts, les confidences, les échanges de toute sorte. Trois ans plus tard, je reviendrai, seul, passer le mois de décembre, arraché au calendrier universitaire, et là aussi les conditions de vie précaires faciliteront mon travail d’enquête.

Les informations les plus importantes sur les croyances, les secrets de famille, les surnoms, les quolibets cachés, les luttes politiques, c’est pendant ces deux séjours que je les ai recueillis. Je fais également quelques séjours brefs mais denses aux Archives départementales d’Ajaccio, où je bénéficie de la sollicitude de Pierre Lamotte, l’archiviste départemental qui a une excellente connaissance de son fonds d’archives. En 1974, Corneille Jest vient en Corse et nous passons quelques jours dans les bergeries ; son « regard éloigné » (il est spécialiste des communautés montagnardes du Népal) m’est extrêmement précieux.

Je fais aussi un voyage d’études en Sardaigne avec un zootechnicien de l’INRA et ce voyage me sera utile pour dégager, par comparaison avec la Sardaigne, les spécificités du pastoralisme corse ; plusieurs incursions dans l’Alta Rocca, la Balagne, le Sia, le Cap Corse me permettent de dégager par comparaison les particularités du pastoralisme niolin : techniques fromagères, conduite des troupeaux, structures sociales et mentales, statut du berger. Ces « excursions » à l’extérieur du Niolu, bien que modestes, ajoutées à la connaissance que je pouvais avoir de la Provence et de la région alpine à travers les stages de terrain que nous organisions, chaque année à Aix, pour nos étudiants de licence et à la lecture des travaux des ethnologues, des historiens et des géographes de la Méditerranée, m’ont permis de trouver, pour réfléchir sur la Corse, ce qu’on pourrait appeler « la bonne distance ».

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J. E. et J. M. : Ce travail est riche de comparaisons et nourri par toutes ces références. Quelles sont alors les entreprises collectives auxquelles vous participez au cours de cette période d’intense recherche et qui vous aident à construire votre pensée ethnologique ?

G. R.-G. : En 1973, encouragés et soutenus par Corneille Jest, qui continue de se préoccuper du développement de l’ethnologie sur la Corse, nous demandons et obtenons la création d’une équipe du CNRS, une « recherche coopérative sur programme » (la RCP 351) que nous avons intitulée « Différenciations micro-régionales et structures des communautés rurales corses » ; créée pour trois ans, elle sera renouvelée une fois ; elle rassemble des historiens, des ethnologues, des linguistes, des géographes.

La décennie 1970-1980 est pour la recherche en sciences sociales sur la Corse une période d’intense activité ; la RCP 351 et le Centre d’études corses organisent deux colloques méditerranéens, l’un à Bastia sur la place de la femme dans les sociétés méditerranéennes, l’autre à Bonifacio, sur la mort.

C’est l’occasion de rencontrer des ethnologues français et étrangers, travaillant sur toutes les rives de la Méditerranée. Ces deux colloques sont publiés dans la revue Études corses qui a pris le relais de la revue Corse historique. Une « Association des chercheurs en sciences humaines-domaine corse » est créée dont Ange Rovere prend la responsabilité. En 1978, un volume collectif, Pieve e Paesi, fournit un premier bilan des travaux de la RCP 351. C’est dans ce contexte stimulant que je rédige et soutiens ma thèse à la Sorbonne (Paris V) en 1981. Dans la foulée, je suis nommé professeur à l’Université de Provence.

En 1982, Fernand Ettori prend sa retraite, et me propose de prendre la direction du Centre d’études corses ; de son côté, Francis Pomponi est nommé professeur à l’Université de Corte où il crée le Centre de recherches corses. En 1984, Max Caisson est nommé MCF en ethnologie à Aix. Je me sens moins seul ! Avec quelques collègues et les étudiants corses de l’Université de Provence, nous créons l’« Association pour le développement des études corses et méditerranéennes » (ADECEM) dont l’objectif est d’établir une passerelle entre le Centre d’études corses et les Corses de la région PACA. Malgré le bon accueil qui lui est fait, l’ouverture de l’ADECEM sur le monde non universitaire ne durera qu’un an ; mais l’ADECEM survivra et trouvera peu à peu son style propre : offrir à un public non universitaire une revue annuelle, à dominante ethnologique, publiant des

travaux de jeunes (ou moins jeunes) chercheurs, des témoignages et des documents intéressants.

J. E. et J. M. : Avec l’ADECEM, vous animez désormais une équipe de chercheurs en sciences sociales dans le domaine Corse et vous faites le choix d’une large ouverture sur la société et les associations sur le continent et en Corse.

Peut-on dire que l’ADECEM vous a permis aussi de préparer une active retraite en Corse à partir de 2003 ?

Georges Ravis-Giordani : Pour répondre à votre question, je dirai que quand l’ADECEM est créée, en 1983, je ne pense pas du tout à ma retraite ; mais il est vrai que quand j’ai pris ma retraite, en 1999, puis quand je suis rentré définitivement en Corse, j’ai été heureux d’avoir avec l’ADECEM les moyens de continuer à travailler dans des conditions acceptables. Et faire la revue Strade m’a intéressé et amusé.

Jusqu’à mon départ en retraite, je participe aux travaux de l’IDEMEC, laboratoire CNRS d’ethnologie méditerranéenne et comparative ; j’enseigne aussi, avec de plus en plus de plaisir, l’ethnologie générale en premier cycle, l’ethnologie de la parenté, l’ethnologie de la Corse, l’ethnologie des sociétés méditerranéennes. L’ADECEM ayant désormais quelques moyens financiers, nous pouvons organiser quelques stages de terrain en Corse pour les étudiants de la licence d’ethnologie ; la revue Strade publiera les meilleurs mémoires des stages faits en Corse dans ce cadre. Avec les « anciens » de la RCP 351 et d’autres chercheurs plus jeunes, nous organisons, grâce à l’appui logistique de l’ADECEM, des recherches collectives et des colloques. De 1995 à 2004, cette collaboration prend une forme plus structurée pour aboutir, grâce au concours du service de cartographie de l’EHESS et au soutien de la CTC, à un Atlas ethnohistorique publié par le CTHS. En 1997, j’ai le bonheur d’organiser, avec Ange Rovere, à Bastia, autour de son œuvre, un colloque d’hommage à mon ancien maître de l’ENS SaintCloud, Jean-Toussaint Desanti ; c’est l’occasion de rassembler à Bastia quelques-uns de ses plus fidèles élèves, en particulier Maurice Godelier et Pierre Jacerme que j’avais connus à l’école. Les actes du colloque ont été publiés. Aujourd’hui, une école de Bastia porte son nom.

Depuis 2003, nous sommes installés à demeure, ma femme et moi, à Morsiglia, plus proches de notre

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fils Gilles qui travaille à Bastia et de son fils, Erwan ; je continue à lire et écrire sur la société corse ; je n’ai pas eu besoin de relire Candide pour me mettre à jardiner, retrouvant des gestes, des petits plaisirs, des émotions que j’avais partagés avec mon grand-père pendant mon enfance.

J. E. et J. M. : Votre vie en Corse à temps complet depuis 2003 vous permet aussi de contribuer à enrichir le débat sur l’identité. Pour vous, c’est quoi aujourd’hui être insulaire dans un monde qui a tant rétréci ?

G. R.-G. : C’est être situé. Objectivement d’abord, puisqu’une île a des contours précis ; subjectivement ensuite, puisque, pour ceux qui l’habitent, elle n’existe que par rapport à d’autres terres, îles ou continents. Dans une île, la terre, le sol, l’enracinement, ce sont des choses, des idées, des sentiments qui prennent doublement sens : ils sont ce qu’ils sont mais ils se définissent aussi par rapport à cet élément mouvant, instable, indéterminé qu’est la mer. Parce qu’elle est une terre limitée par de la non terre, l’île nous renvoie toujours à ce qui est ailleurs, aux terres autres. Quel que soit le rétrécissement du monde, l’île sécrète toujours de l’ailleurs.

Je m’aperçois qu’au lieu de donner une réponse d’ethnologue, je donne une réponse de philosophe.

Sur ce sujet, Jean-Toussaint Desanti a écrit un texte magnifique, « Effacer la mer » qu’il faut lire et relire ; il vaut donc mieux que je m’arrête !

J. E. et J. M. : Votre vie est aussi marquée par des engagements politiques, civiques, associatifs.

G. R.-G. : J’aimerais surtout parler pour ce qui me concerne d’un engagement citoyen. Je crois aussi que cela vient de loin. Mon grand-père et mon père avaient fait la guerre de 14-18 (mon père s’était engagé à 18 ans, en 1916) ; ils étaient patriotes comme on pouvait l’être sous la IIIe République : pour eux l’amour de la patrie était indissociable du sentiment républicain. Mon grand-père avait du respect pour les gendarmes. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient assermentés. À ses yeux de Corse pour qui la parole donnée était sacrée, un homme qui avait prêté serment de servir la loi ne pouvait faillir à sa parole. J’ajoute que l’un et l’autre étaient nés hors de ce qu’on appelait en Algérie « la métropole », en Corse « le continent » ; ils étaient originaires de ces terres éloignées du corps « physique », si j’ose dire, de la mère patrie ; ils l’ai-

maient d’un amour un peu abstrait ; la terre qu’ils aimaient le plus parce qu’ils la connaissaient bien, c’était celle de leur enfance.

Mon grand-père me disait souvent : « Ricordà ti : prima corsu, dopu francese ! » Il ne se sentait pas moins français pour autant. Pour mon père, c’était plus compliqué : il avait pu voir en Algérie le mépris de l’administration et des gros colons pour les Algériens ; il me disait souvent qu’il était blessé et indigné de voir, dans les commémorations officielles, des Algériens, la poitrine couverte de décorations, mais vêtus de haillons ; c’étaient ses copains d’enfance, ses frères d’armes, ses camarades de travail. Il souffrait de les voir si mal traités. Il pouvait comprendre leur révolte ; en même temps il avait pour sa terre natale un attachement viscéral et il ne pouvait accepter qu’elle fût détachée de la France. Il a vécu jusqu’à sa mort ce déchirement.

Ma famille était de gauche ; mon père et mon grand-père évoquaient parfois les grèves dures et longues qu’ils avaient faites, où les marins « mettaient sac à terre ». Dans la famille, on votait socialiste ; à Marseille, dans les années cinquante, voter socialiste impliquait qu’on n’aimait pas les communistes ; et vice versa. Bien entendu, j’étais solidaire de mes parents et j’avais comme eux un vif sentiment républicain.

J. E. et J. M. : Pourtant dans l’après-Seconde Guerre, c’est surtout le Parti communiste qui marque les jeunes esprits comme vous nous l’avez exposé dans votre découverte d’une philosophie « off » sous les toits de Marseille. Vous avez été proche du Parti Communiste ?

G. R.-G. : C’est le sentiment républicain qui m’a rapproché des communistes : ça se passait en 1952. Le parti communiste avait organisé à Paris une grande manifestation, violemment réprimée (deux morts, des dizaines de blessés, 700 arrestations) contre l’arrivée d’un général américain, Matthew Ridgway, nommé à la tête de l’OTAN, dont le siège était alors à Paris. À la fin de la manifestation, on arrêta Jacques Duclos, qu’on mit en prison au motif qu’il transportait dans sa voiture deux pigeons dont on lui avait fait cadeau ; on l’accusa d’utiliser ces pigeons comme pigeons voyageurs, avant de reconnaître qu’ils étaient morts et destinés à la casserole. Malgré le ridicule de l’accusation, Jacques Duclos passa un mois en prison. Un de mes camarades, dont le père était communiste, m’expliqua qu’on avait ainsi, en arrêtant sans raison un député, attenté à la souveraineté du peuple dans un

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de ses représentants ; il ne m’en fallait pas plus pour que je me sente solidaire. C’est donc sur la base d’une réaction qu’on pourrait dire morale mais qui était aussi citoyenne, au plein sens du terme, que j’ai commencé mon chemin vers les communistes.

Le reste, la découverte du marxisme et l’engagement militant, fut le fruit des événements extérieurs et d’un mûrissement intellectuel ; mon intérêt pour la philosophie et la rencontre avec l’Université nouvelle vont me confirmer dans l’idée que l’histoire des sociétés, leur évolution, est déterminée par les conditions dans lesquelles s’organisent les rapports de production ; d’un autre côté, la guerre d’Algérie et l’accélération de l’histoire qui conduit au 13 mai 1958 et à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir vont me pousser à l’engagement.

Dès mon entrée à l’ENS de Saint-Cloud, j’adhère à l’Union des étudiants communistes, et quelques mois après au Parti communiste ; secrétaire du cercle de l’UEC de mon école puis secrétaire du secteur des ENS de l’UEC, je passe l’essentiel de mon temps à militer pendant les trois premières années de ma scolarité ; j’assiste, comme invité, chaque semaine, aux réunions du Bureau national de l’UEC dont la ligne politique s’éloigne sur plusieurs points de la direction du Parti : le débat porte sur le statut des étudiants, et plus largement des intellectuels, dans la société ; je vis donc de près les tensions qui naissent entre la direction de l’UEC et la direction du Parti communiste ; l’éviction de la direction du Parti de Laurent Casanova, qui était chargé par le Bureau politique de conseiller (dans le jargon du Parti, on disait suivre), l’UEC aggrave le malaise. À une tout autre échelle, je découvre aussi la dégradation des relations entre l’URSS et la Chine qui éclatera bientôt au grand jour. Bref, la foi du charbonnier fait place à une vision plus lucide, plus dure des complexités de la stratégie politique. Je lis MerleauPonty, Humanisme et terreur, qui décrypte à travers le procès de Boukharine, les ambiguïtés et le tragique dans lequel vivent les acteurs de l’histoire. Bien plus tard, je retrouverai les mêmes accents dans la lecture d’Un destin philosophique de Jean-Toussaint Desanti.

C’est dans cette période que je fais la connaissance de Suzanne, militante syndicale ; ensemble nous participons aux manifs contre la guerre d’Algérie ; nous nous marions en 1962. Une autre vie commence, nous continuerons de militer mais à un rythme plus compatible avec notre vie professionnelle et notre vie de famille et sans jamais plus prendre de responsabilités importantes.

J. E. et J. M. : Quel regard portez-vous désormais sur l’engagement, en particulier à travers le lien qui peut s’établir avec la science et la recherche ?

G. R.-G. : Le philosophe, disait Sartre, est toujours perçu comme un traître, au moins en puissance, parce qu’il n’adhère pas d’un bloc. Les sciences humaines apportent des matériaux et des outils à la compréhension du monde, de sa complexité ; elles permettent de récuser les jugements tout faits, tranchants, de nuancer les analyses. C’est à partir de là qu’on peut et qu’on doit prendre parti parce que si celui qui sait ne dit pas ce qu’il sait à quoi sert-il ? Là aussi, il faut trouver « la bonne distance » !

Mais il est des moments où le temps de l’analyse est superflu parce qu’on touche au socle de ce qui nous fait humains. Pour moi, c’est le spectacle de l’humiliation. J’étais il y a quelques jours à Paris, et je suis allé au musée de l’Homme que je n’avais pas encore vu dans sa nouvelle forme. Chaque fois que j’arrive sur le parvis d’où on découvre l’admirable paysage de Paris, je ne peux m’empêcher de voir, en surimpression, la silhouette d’Hitler venu là, en juin 1940, étaler sa morgue ; et la rage et la douleur chaque fois me submergent. Germaine Tillion, Boris Vildé, et les autres membres du réseau du musée de l’Homme l’ont-ils vu, ce matin-là ? Est-ce dans cette humiliation, dans cette souillure qu’ils ont puisé le courage de s’engager et pour bon nombre d’entre eux de mourir ?

J. E. et J. M. : L’autre grand moment qui vous permet de côtoyer l’engagement politique, c’est votre « terrain » corse dans les années 1970. Comment comprenez-vous alors le réveil du sentiment régionaliste et nationaliste dans la Corse alors que vous doutez désormais de la pertinence d’une grille d’analyse marxiste ?

G. R.-G. : Ce n’est pas de la pertinence de la grille d’analyse marxiste que je doute mais de la réalisation du socialisme révolutionnaire dans les formes qu’il a prises.

Pour en venir au mouvement autonomiste corse, en 1971 paraît Main basse sur une île, pamphlet écrit par des militants autonomistes et socialistes. L’ouvrage est stimulant et suscite la réflexion et la discussion. Je le lis avec passion : enfin un discours qui n’est pas de bois ! Je m’apercevrai plus tard, en le relisant, qu’il a beaucoup de faiblesses : des formules excessives, des analyses simplistes ou réductrices, quelquefois

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carrément fausses, une vision idéalisée de la société corse traditionnelle. Mais il a le mérite d’exister et de poser des questions brûlantes.

En 1972, je participe à Marseille au mouvement de contestation des déversements de boues rouges dans le canal de Corse. Membre du Centre d’études corses, je participe aussi à l’Université d’été de Corte, en 1973 et 1974 dont Fernand Ettori est co-organisateur.

Les débats y sont vifs, parfois désagréables entre les communistes et les autonomistes, mais on ne peut être indifférent à la ferveur, au dynamisme qui se dégagent de ces rencontres.

Très vite arrive le temps de l’action. En 1975, je suis, comme tout un chacun, secoué par les événements d’Aleria : j’approuve la dénonciation des scandales financiers et je m’indigne de voir qu’on y répond en envoyant des gardes-mobiles, des véhicules blindés et des hélicoptères ; au départ, l’exhibition des armes (fusils de chasse) par le commando que dirige Edmond Simeoni ne me gêne pas, car je n’en vois que le côté symbolique, emblématique. La suite montrera que je fais preuve de naïveté et d’une certaine imprudence.

Car on ne brandit pas un fusil, fût-il de chasse, sans risquer de déclencher un processus de violences incontrôlables. Ici, le symbolique s’est englué dans le réel.

Ce qui se vérifie immédiatement : deux gendarmes tués, apparemment par des tirs qui ne viennent pas du commando mais qui lui seront tout de même imputés.

Dès lors, ma position par rapport aux autonomistes et nationalistes va évoluer ; mon estime va, parmi eux, à tous ces militants du riacquistu qui, au propre et au figuré, retroussent les manches et s’efforcent, dans les années 1970 de retourner vivre de leur travail au pays en le mettant en valeur ; à ceux qui s’efforcent de défendre et illustrer la culture corse, sa langue, ses chants, ses valeurs, pour les faire connaître en Corse et hors de Corse ; à ceux qui se regroupent en associations pour faire renaître l’esprit de citoyenneté et faire contrepoids au pouvoir clanique ; à ceux enfin et surtout qui, à contre-courant des peurs et des préjugés, combattent le racisme et la xénophobie et s’efforcent de tendre la main aux travailleurs immigrés que le patronat insulaire exploite ouvertement.

C’est sur ce problème de l’accueil des immigrés que passe, pour moi, la principale ligne de rupture avec le mouvement nationaliste ; les immigrés, c’est-à-dire presque toujours, ici comme ailleurs, maintenant comme autrefois, les exploités ; hier les Italiens, aujourd’hui les Marocains, les Portugais, bientôt les Roms, un jour les Syriens, les Afghans. Le nationalisme finit toujours par occulter ou minimiser

les enjeux de classes, les relations d’exploitation, la stratification sociale. À trop mettre en avant la sauvegarde du peuple corse, pris comme une communauté indifférenciée, on ne peut plus avoir vis-à-vis de l’immigration qu’une attitude communautariste.

Tout le contraire de ce à quoi je crois. Les événements lamentables du mois de décembre 2015 à Ajaccio nous rappellent à quel point le risque est présent. Le refus de recevoir des réfugiés non chrétiens m’inquiète beaucoup. La réduction de la civilisation européenne à la chrétienté, comme si la Grèce, le judaïsme, la philosophie des Lumières et la laïcité n’avaient jamais existé, porte en germe l’obscurantisme et le fascisme.

J. E. et J. M. : Les combats nationalistes ont vite fait de légitimer la violence en s’inspirant des guerres de décolonisation des années 50. Comment vivezvous ce retour de la violence qui, malgré ce vernis politique, réinstalle surtout le retour des rapports de force dans les relations sociales ?

G. R.-G. : La seconde ligne de rupture, c’est effectivement la violence ; non pas la violence légitime et contrôlée qui est parfois la forme que peut prendre une révolution quand il s’agit d’abattre l’ordre ancien, ni même la violence qui s’attaque à des symboles du pouvoir qu’on veut combattre ; après tout, quand José Bové et ses partisans démontent un Mac Donald pour faire un coup d’éclat médiatique ou quand les nationalistes plastiquent en 1977 le relais de télévision du Pignu, au-dessus de Bastia, je peux comprendre l’usage de cette violence, à condition que son usage soit symbolique et par conséquent exceptionnel ; la violence que je n’accepte pas, c’est celle des attentats visant les personnes et les biens, la violence des meurtres programmés, ou simplement des menaces, celle qui distille la peur, empêche la libre expression des idées, intimide et décourage les meilleures volontés ; et qui d’ailleurs se retourne même vers ceux qui l’emploient car elle fragmente le mouvement dont elle est issue (on trouve toujours plus « pur », plus radical que soi), le déborde et le souille en ouvrant le champ libre à toutes sortes d’exploitations crapuleuses et de rackets. Il n’est pas nécessaire d’insister.

Plusieurs, parmi les leaders historiques du nationalisme, l’ont d’ailleurs dit clairement.

Il y a autre chose qui m’inquiète dans la façon dont l’idéologie nationaliste se diffuse dans la société corse : il faut bien évidemment faire connaître et faire vivre la culture corse et les valeurs qu’elle porte.

Mais on doit garder à l’esprit qu’une culture comme

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celle du peuple corse (et je crois que c’est vrai pour toutes les cultures), parce qu’elle se veut fidèle à ses origines, à son histoire, à ses traditions tend toujours à la répétition indéfinie d’elle-même. Parce qu’elle est unique, singulière, et donc, à la limite, incommunicable, intraduisible dans l’univers des autres cultures, elle est toujours tentée par un repliement sur elle-même. « So Corsu, ne so fieru », cette affirmation est mortifère. Si on s’installe au cœur d’une culture, ou dans ce qu’on croit être son cœur, on bascule dans ce qu’on peut appeler une psychose identitaire. Il faut donc, pour être soi, admettre qu’on est aussi autre, qu’on peut partager avec d’autres quelque chose qui fait partie de notre identité. Paul Ricœur et Georges Devereux ont dit sur ce sujet des choses essentielles.

Je note que les meilleurs groupes de chanteurs corses ont dans leur répertoire des chants venus d’ailleurs, qu’ils ont traduits dans notre langue, qu’ils ont adaptés à leur style de musique. Certes, tout n’est pas traduisible, quelque chose se perd toujours dans une traduction, mais traduire, c’est le propre de la civilisation, se nourrir, s’enrichir dans cet apprivoisement de l’autre ; parler, échanger, comprendre, c’est toujours traduire, dans notre expérience, dans notre conscience intime, la parole et l’expérience de l’autre. L’humanité est à ce prix. Refuser, comme l’ont fait, il y a quelques années, des élèves d’un lycée de Bastia, d’étudier Voltaire au motif qu’il n’est pas corse me paraît être la négation de toute construction identitaire de soi. Bien sûr, cette anecdote est caricaturale et tous les élèves corses, Dieu merci, n’ont pas cette réaction ; mais elle nous alerte sur les dérives auxquelles peut conduire une doxa simpliste.

J. E. et J. M. : Revenons au terrain scientifique après avoir évoqué le débat politique et ses désillusions.

Georges Ravis-Giordani a-t-il défini ou adopté une méthode spécifique de recherche prenant assise sur un bagage conceptuel ?

G. R.-G. : Je ne sais pas si on peut parler de méthode ; j’ai travaillé comme j’ai pu, en m’adaptant aux conditions dans lesquelles je me trouvais et en m’appuyant sur ce que je savais le mieux faire. Je pourrais présenter ma façon de travailler sur le terrain en disant qu’elle combine deux attitudes opposées et qui me paraissent complémentaires.

D’abord, une sorte d’immersion, une observation « flottante » qui laisse venir les choses sans essayer de les provoquer ; j’avais décidé que, dans un premier temps au moins, je ne chercherais pas d’interlocuteur

privilégié, posant comme principe que je devais pouvoir dégager suffisamment d’informations intéressantes, à condition de multiplier les contacts ; je ne voulais pas m’enfermer dès le départ dans la vision d’un informateur privilégié. Cette démarche exige beaucoup de temps et peut s’avérer infructueuse ; mais il est rare qu’on ne voie pas apparaître une information qui ouvre une piste de recherche intéressante. Un exemple : dans une conversation à bâtons rompus un berger me dit qu’il a en vue, pour l’an prochain, l’achat d’un troupeau dont le propriétaire prend sa retraite ; mais qu’il lui faudra alors changer de bergerie et aller s’installer dans la bergerie à laquelle est attaché ce troupeau.

C’est pour moi le point de départ d’une investigation : pourquoi ne peut-il pas amener ce troupeau dans sa bergerie actuelle ? Comment se fait-il qu’il ait le droit d’aller vivre dans une autre bergerie ? Les réponses à ces questions aboutiront à dégager la logique technique, sociale, mentale qui sous-tend la gestion du troupeau et qui fait une partie importante du métier de berger. Autre exemple : dans une conversation animée, un homme dit à l’autre : « Aiô, un fa micca u to Salamone ! » (Allez va, ne fais pas ton Salomon !) ; je m’informe : pourquoi Salomon ? Et je découvre que, selon les récits qu’on raconte, Salomon, malgré toute sa sagesse n’a pas réussi à tirer du brocciu autre chose qu’un résidu sans grande valeur. Ce sera le point de départ d’une recherche sur les mythes liés à la fabrication du fromage et du brocciu. À partir d’un certain niveau d’information, j’ai dû, bien entendu, chercher et trouver des informateurs plus savants, des experts en quelque sorte ; mais je savais ce que je voulais leur demander.

J. E. et J. M. : Vivre sur un terrain de recherche, c’est aussi partager des expériences de vie dans une autre société. Était-ce facile dans une microsociété villageoise gérée par des rapports de clan ?

G. R.-G. : Voici un exemple tout à fait éclairant sur ce qu’apporte le séjour prolongé au sein d’une société. En 1974, je l’ai dit, nous nous installons pour plusieurs mois à Calacuccia. Nos enfants ont huit ans et demi et vont à l’école du village. Un après-midi, on nous amène l’un de nos fils, Gilles, blessé à la tête par un jet de pierre. Nous découvrons alors que depuis leur arrivée dans l’école, nos fils et un autre garçon d’origine étrangère sont en butte, à la sortie de l’école, aux brimades et aux coups de quelquesuns de leurs camarades. Nos fils ne nous avaient rien dit. Une fois notre fils soigné par le seul médecin présent ce jour-là au village (comme il est chef du

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clan opposé au maire du village, lui aussi médecin, certains nous reprocheront de ne pas avoir attendu le retour du maire-médecin), je dis que j’envisage de porter plainte. Je n’en ai pas l’intention mais je veux d’abord protéger mes enfants ; et aussi provoquer une réaction pour voir comment le village réagit.

Je constate que pendant quelque temps nos rapports avec certains de nos voisins sont empreints d’une certaine gêne : de bons voisins, nous sommes devenus pour certains des « pinzutacci », sales Continentaux. En fait, cet incident a mis en question l’équilibre des clans au sein du village ; il sera d’ailleurs utilisé dans la lutte des deux clans (nous sommes en campagne des présidentielles de 1974). De mon côté, j’ai délibérément transformé, en cette circonstance, l’observation participante en participation observante, l’action prenant le pas sur l’observation.

J. E. et J. M. : L’ethnologue est un observateur, mais aussi un acteur et son terrain d’étude n’est pas qu’un simple objet. Il interagit sur l’observateur scientifique et sur ses émotions. Comment alors s’en sortir pour construire une analyse rationnelle de cet objet d’étude ?

G. R.-G. : Il est des domaines où l’observation flottante ou participante ne mènerait à rien. Il faut au contraire procéder à un relevé rigoureux des faits ; ainsi lors de mon premier séjour en bergerie, je me suis astreint à relever, sur plusieurs journées, presque minute par minute, l’emploi du temps des quatre bergers avec lesquels je vivais, ce qui m’a permis de voir qu’ils travaillaient comme deux équipes en mutualisant les temps de travail et les déplacements, ce qui n’apparaissait qu’à condition de faire ce comptage rigoureux.

Autre exemple : en Corse, et tout particulièrement dans le Niolu, selon la tradition, la transmission du patrimoine était égalitaire entre tous les garçons, les filles étant dotées à leur mariage. On est donc dans une logique de lignées « stirpe ». Cette règle aboutissait logiquement à une division des patrimoines et c’est ce que l’on observe pour les maisons, les terres cultivables et les jardins. Les patrimoines fonciers étant en général exigus, la ressource principale résidait en fait dans les terrains communaux qui servaient aux pacages des troupeaux et qui pouvaient aussi être allotis pour des cultures ; ce système a fonctionné jusqu’au début du XXe siècle. Les frères, au-delà de leur mariage, continuaient de vivre dans la maison paternelle, agrandie, allongée jusqu’à constituer une maison longue appelée « carrughju ».

Les ménages étaient, dans un grand nombre de cas, des ménages complexes, voire des frérèches. La maison était partagée sans être vraiment divisée.

En dépit de la règle d’égalité entre frères, je notais quelques inégalités. La première concernait la transmission des surnoms de lignée (« cugnome ») : il se transmettait du père au fils aîné du fils aîné. Je pose la question : on me répond : « le surnom va avec la maison », réponse énigmatique puisque tous les frères peuvent continuer d’habiter la maison même après leur mariage. La deuxième inégalité concerne l’accès au mariage : à partir d’un comptage strict sur 70 fratries comptant plus de quatre enfants et pour lesquelles je dispose de toutes les informations, je constate que les deux premiers fils ont deux fois moins de risques de rester célibataires que ceux qui sont en troisième position et au-delà. Il faut tenter d’expliquer, il m’a semblé que l’explication se trouvait non pas dans une logique strictement patrimoniale (éviter la dispersion du patrimoine) mais dans une logique qu’on pourrait dire « politique » au sens large. Car dans ce système social, ce n’est pas dans le cadre familial que se joue le destin des individus et des familles : étant donné l’importance des biens communaux, indispensables au pacage des troupeaux, c’est à l’articulation entre chaque famille et la communauté de village qui possède et gère le patrimoine communal que se règle la gestion de la vie quotidienne. À la rencontre de ces deux sphères d’appartenance, chaque lignée avait besoin d’un homme qui représente le groupe tout entier. Cet homme, c’est au niveau de chaque fratrie le frère aîné ; le surnom qu’il porte, ou qui passe par lui de son père à son fils aîné, est l’emblème, le drapeau de la lignée, qui en un certain sens, donne au groupe des frères (ou des cousins, selon le niveau où on se place) la cohésion qui en fait un quasi-lignage. Il est donc indispensable que les aînés se marient pour assurer cette transmission symbolique, la seule qui compte vraiment.

J. E. et J. M. : Le Niolo reste une microrégion parmi d’autres en Corse. L’analyse d’autres territoires permet-elle de valider vos méthodes ?

G. R.-G. : Passons du Niolu au Cap Corse : autre région, autre système social. J’ai pu accéder facilement aux archives municipales et départementales pour mon village et j’ai pu croiser les données recueillies avec les informations que j’avais par enquête orale et par transmission familiale. Ce double travail m’a permis, pour les trois dernières décennies du XIXe siècle, de répartir la population du village en six strates so-

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ciales. Cette répartition faisait apparaître qu’une vingtaine de familles possédaient un peu moins de 50 % de la propriété foncière et bien entendu les plus belles maisons et les meilleures terres (vignes, oliviers, cédratiers, jardins). Ces familles étaient celles que l’on appelait « sgio » ; c’étaient des propriétaires fonciers, des rentiers, des professions libérales, des négociants, des banquiers. À l’autre extrémité de cette micro-société, une centaine de familles ne détenaient que 2 % du sol : c’étaient des journaliers, corses, ou italiens récemment installés au village, des domestiques, des indigents. Entre ces deux pôles, une autre centaine de familles possédaient 50 % du sol. Ces chiffres me paraissaient confirmer ce que je savais des rapports sociaux par mon expérience vécue et par les récits de ma famille. Cette micro-société pouvait être décrite à la fois comme une société de classes, si l’on considérait ses deux pôles extrêmes et comme une communauté égalitaire si l’on ne prenait en compte que les couches sociales intermédiaires : artisans, paysans pauvres combinant le travail sur leurs biens et le travail occasionnel sur les terres des « sgio », paysans aisés, petits fonctionnaires, officiers de la marine ou marins. Mais si elle pouvait être décrite comme l’emboîtement d’une communauté égalitaire dans une société de classes, cette société ne fonctionnait pas comme cela. Les mariages entre les différentes strates étaient nombreux : la seule strate sociale dans laquelle le taux d’homogamie était important était la strate des journaliers. Pour toutes les autres strates, le taux d’homogamie était souvent inférieur à 30 %.

Ainsi, en dépit des apparences, cette micro-société, à la fin du XIXe siècle, n’était pas immobile ; elle était travaillée par des mouvements internes qui, de proche en proche, rapprochaient les strates sociales : les journaliers, y compris les émigrés italiens contractaient alliances matrimoniales avec les paysans pauvres, les paysans pauvres avec les paysans aisés ; ces derniers, ou les fonctionnaires, les officiers de marine avec des filles de « sgio ». Il faut dire que dans ce village capcorsin, qui vivait en grande partie de la viticulture, le phylloxera avait porté un coup sévère à la puissance des propriétaires terriens ; d’un autre côté, le développement de l’empire colonial attirait à Marseille bon nombre de paysans pauvres qui trouvaient une perspective de travail mieux rémunéré et peut-être aussi plus gratifiant, dans la marine ou dans l’armée. C’est à cette époque que mon grand-père a quitté le village.

En d’autres temps, il serait peut-être allé travailler les vignes des « sgio ». Cette main-d’œuvre corse a été remplacée par les émigrés italiens.

Cet exemple me semble intéressant parce qu’en combinant la stratification sociale et les alliances matrimoniales, on voit se dessiner le mouvement de cette société, la dynamique qui fait bouger les lignes de clivage entre les classes.

Si je me suis consacré, chaque fois que je pouvais le faire, à ces relevés, à ces opérations de comptage longues, fastidieuses, inspirées des méthodes de l’histoire quantitative et sérielle que j’avais vu pratiquer par Michel Vovelle, c’est parce que je suis persuadé que ce travail d’établissement des faits permet d’atteindre des niveaux de la réalité sociale qui échappent en partie à ceux qui la vivent. C’est aussi parce qu’elles permettent à d’autres chercheurs de reprendre autrement les données ainsi établies. Quand j’ai travaillé, avec Jean-Paul Pellegrinetti, sur les monuments aux morts de la Corse j’ai, là aussi, associé à la recherche de terrain le relevé puis l’analyse systématique des inscriptions et des symboles qui étaient inscrits sur les monuments. Un exemple : il suffisait de passer dans les villages pour voir que les monuments étaient souvent associés à l’église, ce qui est rarement le cas sur Continent. J’ai essayé d’en montrer la raison.

Encore fallait-il compter, classer, préciser : devant l’église ? Sur le mur extérieur ? Dans l’église ? Sur l’autel ? Tous ces emplacements n’ont pas la même charge symbolique. Comme on n’a pas cessé de construire des monuments aux morts, il était facile de voir, par la seule observation directe, que le style des monuments aux morts avait évolué, qu’ils étaient de plus en plus sobres, dégagés de l’enceinte qui les isolait de l’espace « profane », ouverts parfois sur l’espace naturel. Mais il fallait procéder systématiquement à l’analyse sémiologique de chaque monument pour découvrir que dans 26 % des cas l’ordre de la liste des morts est strictement hiérarchique et que le grade était indiqué dans la moitié des autres listes (alphabétique, chronologique) ; ce qui, là encore, différencie les monuments corses de ceux du Continent analysés par Antoine Prost. Il fallait encore compter pour découvrir à quel moment surgit, dans les dédicaces ou dans les motifs du monument, la référence à la Corse, quasiment absente dans la première période d’érection (1919-1939), et sous quelles formes elle apparaît ; ou encore que l’expression « mort au champ d’honneur » disparaît totalement après 1945 mais que le mot « martyr », qu’on ne trouve jamais dans les dédicaces de la première période, apparaît quand les monuments nouveaux ajoutent aux listes de la guerre de 14-18 les noms des résistants.

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J. E. et J. M. : Pourrait-on, selon vous, aujourd’hui refaire la recherche qui a abouti à Bergers corses ?

Georges Ravis-Giordani : Quelle est la part de cette recherche qu’on pourrait refaire aujourd’hui ? Il y a encore quelques bergers qui travaillent comme on travaillait dans les années 1970. On pourrait donc faire le même travail de description et d’analyse des savoir-faire techniques que j’ai fait ; mais en s’appuyant sur les travaux scientifiques que l’INRA de Corte mène depuis une trentaine d’années, on pourrait aller plus loin encore. On pourrait aussi faire, et sans doute dans de meilleures conditions (notamment grâce à l’informatique), le travail de collecte de données d’archives (parenté, cadastre) que j’ai réalisé manuellement et de façon assez sommaire.

En revanche, la vie sociale dans laquelle prenait place et sens le pastoralisme a en grande partie disparu : les rapports sociaux de voisinage que l’absence de confort et de moyens de communication rendait inévitables, la sociabilité quotidienne des bergeries, les transhumances à pied, les relations d’entraide de travail (« tundere », « tumbere »), les rapports avec les propriétaires terriens, avec Roquefort, les veillées où se transmettaient mythes, légendes, rumeurs ; la Santa di Niolu ne joue plus le rôle qui était le sien, mais le monde pastoral se retrouve aujourd’hui dans d’autres foires qui ont pris le relais.

J. E. et J. M. : L’exposition permanente du musée de la Corse est pour beaucoup axée sur le terrain que vous avez pratiqué. Est-ce suffisant pour donner aujourd’hui une image ethnologique de la Corse ?

G. R.-G. : Si l’exposition permanente du musée de la Corse se présente ainsi, c’est qu’elle a été élaborée autour de la collection d’objets recueillis et commentés par le Père Louis Doazan. Depuis, le Musée a fait de nombreuses acquisitions qui complètent cette collection. Il faut replacer la création de ce musée dans un mouvement plus vaste. À la différence des pays d’Europe centrale qui avaient une longue tradition d’études folkloriques et de musées ethnographiques, l’intérêt pour l’étude et la conservation du patrimoine culturel des provinces et des « pays » s’est développé en France, à partir des années 1960, quand on s’est aperçu que le monde paysan était en train de disparaître rapidement. Tout d’un coup, on prenait conscience que c’était fini, que de ce monde il restait encore une mémoire vivante et des traces matérielles mais qu’elles allaient disparaître si on ne les préser-

vait pas. On a vu alors apparaître des associations dont l’objectif était de conserver ce patrimoine matériel et immatériel et cette activité a abouti à la création de musées de pays dont, en Corse, l’ADECEC et le musée de Cervione sont un bon exemple.

Partout le risque était grand que cet intérêt légitime n’aboutisse à monter en épingle comme originaux et uniques des traits culturels qu’on aurait pu retrouver ailleurs à condition de porter la vue un peu plus loin.

En ce qui concerne la Corse, cette myopie identitaire était accentuée par la volonté de minimiser, pour des raisons idéologiques, les parentés avec les cultures de la péninsule italienne et plus largement méditerranéennes. Les prendre en compte aurait, au contraire, permis de saisir les spécificités corses là où elles étaient, dans son histoire originale (la libération de l’emprise génoise, la tentative d’édifier une nation indépendante, l’adhésion à la Révolution, la République, la participation à la construction de l’empire colonial) ; sans l’histoire, l’ethnologie s’enferme dans un culturalisme sommaire.

La Mission du Patrimoine ethnologique a été créée en 1980 pour donner à ce mouvement de réappropriation identitaire une assise scientifique. En liaison avec les universités et le CNRS, elle a donné une impulsion décisive à l’ethnologie de la France, dans son contexte européen, et soutenu une quantité impressionnante de travaux dont la revue Terrain a rendu compte. En Corse, l’absence, pendant très longtemps, d’un ethnologue régional n’a pas permis d’effectuer ce relais avec l’Université. Le Musée de la Corse, à travers les expositions qu’il a organisées, a fait ponctuellement avancer la recherche. Mais un Musée a ses objectifs propres et son tempo ; la recherche ethnologique ne peut pas se couler pleinement dans le temps de la préparation d’une exposition. Elle ne peut se développer que dans le cadre de l’Université ou du CNRS. Ce chantier reste ouvert.

J. E. et J. M. : Quelle place peut-on assigner aujourd’hui à l’ethnologie dans la recherche sur la Corse ?

G. R.-G. : Il n’y a pas de domaine qui ne puisse se prêter à une approche ethnologique ; tout est affaire de méthode et de construction de l’objet. L’ethnologie se caractérise par la part déterminante qu’occupe dans la démarche le terrain, c’est-à-dire la rencontre directe avec les gens, l’effort de participation à leur vie ; la règle d’or de l’ethnologie classique était un séjour d’au moins un an en continu ; je n’ai pas pu

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Parcours de vie, parcours de recherche d’un ethnologue de la Corse

le réaliser, la durée la plus longue fut de huit mois, mais, mis bout à bout, les séjours que je fis dans le Niolu, chaque année, de 1971 à 1980, représentent largement plus d’une année ; il faut aussi compter sur la découverte des traces matérielles ou immatérielles (vestiges archéologiques, dictons, proverbes, contes et légendes, testaments et contrats) qu’une société a déposées tout au long de son histoire. Ce sont ces rencontres qui nourrissent la réflexion du chercheur, qui accompagnent et corrigent en cours de route la problématique. « Per a strada s’accuncia a somma » (en cours de route on ajuste le chargement), ce pourrait être la feuille de route de l’ethnologue !

Même dans une recherche monographique, comme c’était mon cas, on a toujours, au départ, une problématique. Quand je suis allé voir Robert Cresswell pour lui demander de diriger ma thèse, la seule chose que, me connaissant, il m’a dite était : « Je suppose que vous allez faire une part importante à l’économie et aux techniques ». Nous étant mis d’accord là dessus, il m’a laissé faire ce que je voulais. Ce sont les rencontres fortuites sur le terrain qui ont ensuite été les points de départ de nouvelles recherches ; j’en ai donné quelques exemples, il y en a d’autres : la forme et l’organisation interne des maisons, les murs de limites des « prese », les droits d’accès aux bergeries, les récits qui naissaient spontanément en marchant dans la montagne ou autour d’un repas. Il est des secteurs que je n’ai pas explorés : la cuisine, le travail des jardins, les soins et le rapport au corps et à la maladie ; en un mot, la part des femmes.

Elles occupent peu de place dans ma recherche. C’est une lacune importante. Étant un homme, il m’aurait fallu beaucoup plus de temps que je n’en ai eu pour pénétrer dans la sphère des femmes ; et sans doute aussi une curiosité ethnologique que je n’ai pas eue. En annonçant que je travaillais sur les bergers, je m’étais enfermé dans un univers masculin. J’aurais pu en sortir, je ne l’ai pas fait ou très peu, trop peu. C’est un regret que je garde de cette recherche.

Les sujets ethnologiques ne manquent pas ; bien entendu il faut transformer les sujets en objets, au sens scientifique du mot. Certains sujets ont fait l’objet de travaux remarquables, comme la chasse, par exemple.

Mais il y a encore beaucoup de choses à dire sur la passion des armes ; ou sur le foot, en s’appuyant sur les travaux sociologiques et historiques de Didier Rey. Je suis étonné de voir qu’à quelques exceptions près – je pense aux travaux sociologiques de Marie-Pierre Luciani, Marie Peretti-Ndiaye, Lisa Terrazzoni –, on

a assez peu travaillé sur l’immigration maghrébine en Corse. Dans ce domaine, pour des ethnologues il y a tout à faire. La ville, la société urbaine, les rapports ville-village, les relations homme/femme, l’intérêt des Corses pour les réseaux sociaux, la vie associative, le tourisme : autant de domaines dans lesquels les mutations de la Corse contemporaine sont visibles ; quasiment vierges, ils attendent leur ethnologue. Quant à ce qu’on appelle le « folklore » et que Max Caisson a exploré toute sa vie, il a montré, je crois que la matière en était inépuisable et d’un immense intérêt. Ce ne sont là que quelques pistes parmi bien d’autres. Pour ma part, je suis tenté de dire, comme on disait quand le conte était fini : Fola, foletta Gamb’ e calzetta, Dite a vostra, Che a me’ hé detta.

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