La toile souveraine

Page 1

Toile_souveraine.indd 1

23/07/2015 11:59:03


DU MÊME AUTEUR

Un lieu de quatre vents, dessins d’Adam Nidzgorski, Coll. E Cunchiglie, Albiana, 2006 Éloge de la littérature corse, Coll. Prova, Albiana, 2010

Toile_souveraine.indd A2

23/07/2015 11:59:11


François-Xavier Renucci

La toile souveraine Pour un Saint-Exupéry

Toile_souveraine.indd A3

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A6

23/07/2015 11:59:11


… ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. René Descartes

et ceci devrait être de quelque poids si l’on souscrit à la maxime de Frédéric le Grand selon laquelle chacun dans son royaume peut chercher le salut de la manière qui lui convient. Georges Devereux

Toile_souveraine.indd A7

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A8

23/07/2015 11:59:11


Première partie

Le dĂŠbut des emmerdes

Toile_souveraine.indd A9

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A10

23/07/2015 11:59:11


1

– J’ai envoyé hier un mot à Jacques. –… – Jacques Casanova. Il est à l’hôpital, en psychiatrie – tu le savais je pense, tu as dû en entendre parler. C’est un hôpital psychiatrique. Il sort demain. Il va mieux, on m’a dit. – Tu es heureux ? – Qu’il sorte ? Oui bien sûr, ça sera toujours mieux pour lui. La dernière fois que je l’ai aperçu, c’était de loin – trois ou quatre fois j’ai essayé d’aller le voir, en tout, pendant ces huit mois – c’était la sortie dans cette sorte de cour, plutôt un extérieur comme ça, sans vraiment… mais bien sûr tout est fermé en fait, par des grillages, des murs… Il avait les traits tirés. Il avait l’air vraiment marqué. Ça lui fera du bien, respirer un peu, au bord de l’eau. Il a toujours aimé ça. Il en parle dans un de ses livres. Brochures je dirais. – Qu’est-ce que tu vas faire ? – Moi, rien je crois. C’est lui qui fera. Je pense. J’ai laissé un mot là-bas pour lui. Je lui demande de m’écrire, j’ai donné « notre » adresse, ici je veux dire, l’hôtel. Je te parlerai de ses lettres. Si tu veux. Je ne sais pas trop comment faire avec lui. Il y a eu beaucoup de distance. Et tous ses problèmes, son comportement, l’affaire de la librairie, ou encore pire sur la place du Diamant, tout ça, ça a mis beaucoup de distance. – Tu crois qu’il va t’écrire ? 11

Toile_souveraine.indd A11

23/07/2015 11:59:11


LA TOILE SOUVERAINE

– Oui je crois. Il aime ça : écrire et parler de lui. (Un silence.) Il le fera, et nous verrons. – Nous verrons. – Je t’aime. – Viens. Embrasse-moi.

Toile_souveraine.indd A12

23/07/2015 11:59:11


LE DÉBUT DES EMMERDES

Lettre I Ajaccio, dimanche 4 octobre Lightning ! Cher ami, cher Benjamin, J’ai bien reçu ton mot. Je dois dire, je me dois de te le dire tout de suite, tu verras ainsi l’état – non pas désastreux – de notre amitié, dans toute sa nue-propriété, c’est l’expression, jamais su ce qu’elle voulait dire, marrante aussi celle-ci (vouloir dire) comme si on prêtait aux mots une volonté, non pas une volonté de dire vraiment ce que voudrait dire celui qui les prononce mais véritablement une volonté autre, de quelqu’un d’autre (bon je ne rejoue pas le horla hors d’ici satanas et diabolo è tutti quanti così fanculo non ?)… je dois dire qu’il m’a fait plaisir. Il fallait que mon premier mot te revienne. Tu le sais je ne me relirai pas, je (tu) ne le mérite pas. Je sais il faut un « s » à « mérite », émérite ami et moi l’ermite au tapis, bon. Facile de faire du blabla, et par lettre tu ne m’arrêtes pas, plus rien, de nouveau, ne m’arrête, et puis pour faire quoi, à l’arrêt que ferais-je ? Tu sais où je serai, mais tu ne viendras pas, dis-tu. Bien, commençons comme ça. Prends mes excuses. (Ce que je t’écris je le glisserai sous la porte de ta chambre d’hôtel, merci pour l’adresse, sans que tu me voies, en mains propres, et discrètes, invisibles pour tout dire, l’encre à peine sèche, tu te souviens de ce stylo plume ?) J(acques) C(asanova)

Toile_souveraine.indd A13

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A14

23/07/2015 11:59:11


2

– Tiens, regarde, sa lettre était là quand j’ai ouvert. Lis-la. – (Un silence.) Il n’a pas l’air d’avoir oublié… Tu comptes vraiment le revoir ? – Pas tout de suite. Tu le vois. Il me demande de garder contact, mais par écrit. – Je t’ai attendu aujourd’hui, tu sais. J’ai pensé que tu pensais à moi. – J’ai pensé à toi. Tu m’as manqué. – Embrasse-moi, allez. Dis-moi des mots doux, et crus. – Oui. – Oui quoi ? Allez viens. – Dormons maintenant. Dans ta main. Tu me réveilleras, là, dans la nuit. – … dis-moi. – Je nous vois enlacés – quelle chaleur ! – bougeant doucement encastrés immobiles, le tout montant lentement, petites pressions des doigts, de mes paumes, et des tiennes, là où on a envie, yeux fermés, sur ta peau que je regarde de très près, de baisers humides un peu, souffler sur la peau doucement, partout, un peu d’air versé par la persienne. – Oui. – Tu n’aimes pas les mots crus, en fait. – Les gestes, oui. Donne-moi ta langue. – Continue. 15

Toile_souveraine.indd A15

23/07/2015 11:59:11


LA TOILE SOUVERAINE

– Attends. Et pour Jacques… – Ah non, pas lui, pas maintenant ! Qu’est-ce que tu me fais ? –… –… – C’était pour parler. La bagatelle autorise tout… Et Shir Hashirim, et tes cours d’hébreu ? – Mon dieu, tous ces projets, ces efforts pour imaginer des projets… mais pour quand et pour combien de temps ? Pour quel résultat ? (Il bâille.) Finalement, l’être humain est d’une autre trempe, d’une autre temporalité : il vit dans l’heure de plaisir. Pas au-delà. Au-delà tout est aléatoire. En deçà tout est à portée de main, et de corps, et d’esprit même : oui, pas de séparation entre les deux selon moi et je te rappelle : la mentule et a mente, si on le dit en corse, on voit mieux le lien – lieu commun, ou alors on rapprocherait le membre et le mental, en français, mais ce n’est pas ça. – Et Shir Hashirim, ton Cantique des cantiques ? Je l’ai regardé en librairie aujourd’hui par curiosité, dans une Bible. – Tu n’as pas de Bible chez toi ? – Non, pour quoi faire ? – Pover’à noi… Le fait que nous ne soyons pas croyants ne doit pas faire de nous des parias… c’est à lire, et à relire, comme les Grecs, et tous les autres. – Pas ton laïus, jeune homme... Je suis loin d’être ignare… Il m’est arrivé d’aller à l’église, d’assister à des mariages. On lit toujours le Cantique pour les mariages. – (Un silence.) Mais toi, qu’est-ce que tu en as pensé ? – J’ai trouvé ça un peu abscons. – Abscons. Ah oui ?... c’est un bon début. – Et répétitif. – Ah. Mais ce n’est pas de la « littérature » comme on l’entend aujourd’hui. Et ce n’était pas fait pour être lu par un couple d’amants lors d’une nuit d’amour. Dommage d’ailleurs. (Un silence.) Encore 16

Toile_souveraine.indd A16

23/07/2015 11:59:11


LE DÉBUT DES EMMERDES

que, qui nous dit que ça n’a jamais été le cas ? On pourrait essayer. Là maintenant. – Tu ne vas pas comparer… Ça reste gentil, tout de même. Rien de vraiment cru, pour le coup. – Ah ! Ah ! Tout est dans les images ! Érotisme intense et sensualité ! C’est un texte excitant et excité ! Écoute, je te le dis dans l’oreille : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche… » Embrasser ce n’est pas rien : c’est donner son souffle, soi, tout entier ! Viens… ta langue… encore… – … Laisse-moi respirer… je suis crevée ! Attends. –… –… – Nous nous endormons… – À quoi tout cela rime-t-il ? dirais-tu… – Et toi ? – Moi aussi je le dis mais je ne le pense pas, c’est comme ça. C’est doux quand tu m’embrasses, et que je te donne ma langue, et toi la tienne à moi. C’est excitant. – Je te l’avais dit. Shir Hashirim c’est un murmure d’amour, et de baise d’amour. –… – Le mot cru, pardon. – Viens !

Toile_souveraine.indd A17

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A18

23/07/2015 11:59:11


3

– Regarde je dépose devant toi ces trois feuillets. J’aime bien le mot feuillet, et ouvrage aussi, plutôt que feuille et livre, ça pose, ça dit des choses, c’est comme un artisanat, de la musique, ça va avec la belle ouvrage et le plaisir du papier, ou de la peau… fais voir… Tu es belle. Tes seins qui pointent sous le tissu. Dans ma bouche. Entre mes lèvres. Sous ma langue. – Sh, allez, du calme. Sh. Montre-moi. C’est bon. Donne-la. Dans ma bouche. Entre mes lèvres, dure, sur les pointes. Regarde. Elle est douce. –… –… – Attends, attends. J’ai envie de te faire lire. – Ffh. Tu es fou. Embrasse-moi… – Regarde, trois feuillets ! – C’est tout ?... O.K. Asseyons-nous. – Tu es belle comme ça. – Merci. – Ce sont des photocopies d’une édition de 1688, c’est la Vulgate de Sixte et de Clément. – En latin !... – Oui la traduction de la Bible en latin, par saint Jérôme, révisée par les catholiques pour concurrencer les traductions protestantes en français, en allemand, etc. Histoire de dire « voilà le texte officiel », il est en latin et c’est le même pour tous. Mais ce qui est beau, c’est que 19

Toile_souveraine.indd A19

23/07/2015 11:59:11


LA TOILE SOUVERAINE

ce texte qui se veut de « référence » est une traduction, déjà, donc ce n’est pas le texte « original ». D’une certaine façon le texte original n’existe pas, n’existera jamais. – Tiens donc. Mais il y a quand même le Coran, non ? Directement transmis de Dieu vers Mahomet, en arabe – langue divine qui plus est… Embrasse-moi. – Oui si tu veux, mais moi je lis le Coran en français, dans une traduction faite par un Juif, Chouraqui. Et puis, si tu y regardes de plus près, tu peux penser que même là il y a traduction, car enfin, voyons, Dieu ne parle aucune langue !… Aucune langue terrestre, je veux dire ! une langue divine ? peut-être… Pour créer le monde. Mais ce n’est pas une langue compréhensible, c’est une langue inaudible, à proprement parler. On est bien d’accord. Son Verbe crée le monde, mais le monde ne lui répond qu’avec des borborygmes, l’ingrat. Tu dors ? – Non. – Donc quand il veut communiquer, Dieu use de la langue du peuple auquel il adresse ses avertissements, ou son enseignement. Ainsi, Dieu a lui-même traduit sa pensée en arabe. C.Q.F.D. Et nous n’aurons jamais le Coran originel. Le Coran divin. Ni non plus les mots, les vrais mots des amants. C’est un secret. – Tu te souviens de Vie secrète, de Quignard ? Je n’ai jamais lu que quelques pages, mais qu’est-ce que j’aime ce livre ! Vie secrète. Il parle de la vie des amants, en fait. L’amant – l’amante – est un monde qui s’offre à l’autre. C’est pour offrir. « Divers et nouveau » comme le recommande Jeannot La Fontaine. « Tenez-vous lieu de tout »… En fait, moi je comprends ça comme tu le dis un peu aussi : le monde des amants est une utopie, c’est comme si c’était le monde. Mais, toi et moi, on sait bien que le monde, le vrai, est encore là. Même derrière les fenêtres fermées ou à peine entrouvertes. Toujours et encore là, eh… tu me chatouilles – … tes seins, donne… – Oui. 20

Toile_souveraine.indd A20

23/07/2015 11:59:11


LE DÉBUT DES EMMERDES

– Entrouvertes. – Viens. J’aime ta langue. Ton doigt. Ne t’arrête pas. –… – Tu me rends folle oui… – Ma belle dis-moi… – Je sais pas… – Tout s’épuise… – Épuisette… – Puits sans fond… – Oh quand même… – Je t’aime… – On s’endort…

Toile_souveraine.indd A21

23/07/2015 11:59:11


Toile_souveraine.indd A22

23/07/2015 11:59:11


4

– Bonsoir mon amour. – Embrasse-moi. – Tu sais où sont passées les feuilles du Cantique ? – Tes trois photocopies d’hier tu veux dire ? Ici. De mauvaises photocopies, et en latin... J’y pige plus grand-chose. Souvenirs de lycée bien lointains. Au Laetitia, j’en ai fait un an. – Et moi plusieurs années au Fesch, mais on reconnaît des mots, et avec le texte français à côté ce n’est pas bien difficile, c’est même amusant. – Les premiers mots ne me disent rien… Osculetur me osculo oris sui bouh ! – Oui tu as raison c’est un peu raide… De fait parce que ça commence fort : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche… » Enfin ça, c’est la traduction « classique ». Il y en a d’autres, avec des histoires de changement de temps, passer au futur de l’indicatif par exemple plutôt que proposer ce subjonctif qui donne clairement un ordre, il faudrait que j’apprenne l’hébreu pour connaître le fin mot de la chose. Mais bon, si c’est pour m’entendre dire que les deux traductions sont possibles… Tu sais qu’en plus il n’y a que des consonnes dans le texte hébreu ! Il faut savoir placer les voyelles, et ça ouvre la porte à tout un tas de jeux de mots, c’est infini : même le soi-disant texte « originel » on ne sait pas quels mots précis il contient ! Extraordinaire, non ? Viens, on essaye en français. Combien de mots forme-t-on en ajoutant des voyelles aux consonnes suivantes rangées dans cet ordre : « rdm » ? 23

Toile_souveraine.indd A23

23/07/2015 11:59:12


LA TOILE SOUVERAINE

– Pourquoi ces consonnes-là ? – Je ne sais pas. – Attends, je ne vois pas tout de suite. – R-D-M. – Oui… – Rodomontade. – Tu rajoutes des consonnes, mais pourquoi pas. – Rédimer. – Ouaouh, tu sais ce que ça veut dire ? – Oui, Facebook ne m’a pas totalement décérébrée, mon chéri, et la télé non plus. Cela veut dire « racheter », racheter les fautes, pardonner, quoi. Il y a « rédemption » dans la famille, non ? Tu me fais douter maintenant. – Oui c’est ça, je crois. – Justement, le dico, je peux le prendre pour voir quels mots contiennent ces trois lettres ? – Attends, je consulte trois autres lettres magiques, le TLF sur le Web. – … Alors ? – Alors, voilà : redemander, redémarrer, rédempteur, rédemptrice, rédemption, rédemptoriste – kézaco ? – rédimer, rédimé, rédimée, redormir – mais là il y a des « r » en trop – et puis c’est tout… ah mais attends ça c’est avec la lettre « e », il y a les autres voyelles aussi ! Qu’est-ce qu’on rigole ! – Alors ? – Eccu : radiométrie et sa famille, radium, radôme… un bon candidat ce « radôme »… R(h)abdomancie, tu acceptes ? Oui, on met de côté, pourquoi pas. Rhodamine ! Rhodium… bientôt on va avoir toute la liste des noms d’éléments chimiques comme dans Sous le Volcan, tu te rappelles ? Cette liste horrible qui fait si peur au Consul. Rodomont, rodomontade, les voici de retour – il faudra s’interroger sur le fait qu’ils sont venus les premiers, non ? Rudement. Rudiment. 24

Toile_souveraine.indd A24

23/07/2015 11:59:12


LE DÉBUT DES EMMERDES

Rudimentaire. Et rythme si tu veux, si tu acceptes les mots approchants, le « t » est proche du « d ». – Non, là ça ferait trop et on ne va pas tout reprendre. – Alors ? – Eh bien voilà, le texte hébreu dit « rdm » et toi tu peux placer les voyelles que tu veux et tu auras le choix entre plusieurs dizaines de mots, et donc de sens, donc de relations avec les autres mots, qui euxmêmes, etc., etc. ! Cent mille milliards de textes originaux à fabriquer ! C’est philosophiquement vertigineux. – Vertigineux. Moi j’aime bien le paradoxe de l’infini dans le fini, par exemple la fameuse distance impossible à parcourir pour la flèche de Zénon, tout le monde connaît. Atteindras-tu la pointe de mon sein ? – Ou bien, en sens inverse, la pointe de ton sein transpercera-t-elle ma langue ?… – Et pourtant nous y arriverons bien, je le sens… – C’est qu’il y a un vrai désir d’y arriver alors. – Il n’y a de réalité qu’excitée… – Oui… –… – Je t’aime. –… –… – Pas de lettre de Jacques ? – Non pas depuis la première. Je sais pas ce qu’il est en train de fabriquer. – Dormons encore, tiens-moi.

Toile_souveraine.indd A25

23/07/2015 11:59:12


LA TOILE SOUVERAINE

Lettre II Ajaccio, mardi 6 octobre Très cher ami, J’avais bien compris que tu ne répondrais pas à mes lettres. C’était entendu entre nous, implicitement, et je l’avais accepté, de bon cœur, même. Tu as eu le tact de ne pas chercher à me bousculer, mes sentiments sont encore trop fragiles en effet, je ne me maîtrise pas totalement, c’est vrai, je l’ai admis, et chacun le sait. Autour de moi, tout s’est organisé pour que je ne sois pas trop sollicité. Même pas sollicité du tout. J’ai donc eu tout le temps de mûrir cette lettre. Je n’ai pas gardé trace de la première, et je crois me rappeler qu’elle ne devait guère donner de moi la meilleure image, n’est-ce pas ? Mais tu auras eu, là aussi, la gentillesse de ne pas le relever. Je sais, on me tient au courant – et je crois avoir, en trois jours à peine, à peu près tout rattrapé de ce qui concerne la vie de la cité et même de l’île, ascendance et situation obligent – je sais, donc, que tu fréquentes presque tous les soirs une femme dont tu es visiblement amoureux. Le mot est lâché. Tous les jours, tu trouves à qui parler, et peut-être plus, mais je ne veux, surtout pas ici, par écrit, souvienstoi de nos pudeurs d’autrefois, évoquer plus précisément ce qui fait souvent tout le charme, et peut-être la raison de vivre, d’une vie, justement. Bien. Et je n’en dirai pas plus aujourd’hui sur ce chapitre. J’entretiens une « correspondance » avec toi. Tu es mon seul « correspondant ». Mon seul ami, cher Benjamin. Je m’entretiens dans cette idée que tu auras la délicatesse de faire tienne, au moins en souvenir du bon temps. Je t’écris, et je dois me rendre à l’évidence, au moment même où je presse les touches du clavier – père ne m’isole pas totalement du monde, j’ai une connexion, et tout ce qu’il faut, de l’abject au délicat, via Internet (j’ai d’ailleurs toujours tout eu à ma disposition, il ne le sait pas, ou fait mine de, mais j’avais un iPhone et un accès Internet à l’hôpital, il est vrai cependant que j’eus rarement le 26

Toile_souveraine.indd A26

23/07/2015 11:59:12


LE DÉBUT DES EMMERDES

temps, l’envie ou même l’idée de les utiliser, peux-tu le comprendre ?) – je t’écris donc et je me rends à l’évidence : te parler (t’écrire) me fait du bien, je pourrais dire que cela m’agrée, que cela m’est agréable. C’est une activité au cours de laquelle je ressens un certain apaisement, tu m’apaises, ton silence attentif m’apaise, car je sais, positivement, que tu vas lire (peut-être par culpabilité) mes lettres et je sais aussi que je ne recevrai pas de réponse. Il y a là un petit côté « artifice littéraire » qui me plaît bien parce que je me piquais d’écrire autrefois, tu t’en souviens, tu ne m’as jamais ménagé d’ailleurs ! Et ce fut très heureux. À quoi bon faire lire sinon. Mais ce dialogue à une voix me plaît surtout parce que j’ai besoin de ton silence. Ah !... (Ça t’en bouche un coin, j’en suis sûr.) Durant les longues heures qui s’écoulent entre deux de mes lettres, j’imagine ta lecture, et ton silence, mais aussi les paroles que tu dois échanger avec Elle. Je la nommerai ainsi, par égard pour toi (on m’a donné son nom et déroulé son curriculum vitæ, comme de juste, mais tu dois en savoir autant que moi, je le souhaite, et puis chacun est en mesure de savoir ce qu’il cherche). Que lui diras-tu ? Sachant que j’imagine à peu près ce qu’elle pensera de tout cela. Mais je ne crois pas que tu ailles jusqu’à lui faire lire nos lettres (elles sont un peu les tiennes aussi, garde-les, ne les jette pas). Peut-être ne lui dis-tu rien, ou presque. Tu attends. En silence. Et moi en silence, je te parle. Toi tu ne peux pas bouger, comme lié, par tout un passé. Je dois finir, je me sens un peu fatigué. Je ne veux pas finir cette lettre avant de te dire ce qui me taraude. Ce mot ! j’y vois une taupe qui maraude et qui tape et qui gratte (le tarot n’en parlons pas, jamais rien compris à ces hautes cartes, le petit, l’atout, que sais-je… le petit !). Oui ce qui me taraude, je ne perdrai pas le fil, ce qui me taraude c’est toute la belle société qui m’entoure, et que je regarde, c’est le fait que le monde qui nous entoure, toi comme moi – et je cherche à me l’expliquer –, est relativement obscur. Voici mon point de vue : d’une certaine façon, et tu le sais aussi, nous n’en sommes pas. Nous ne sommes pas dans la confidence. Nous 27

Toile_souveraine.indd A27

23/07/2015 11:59:12


LA TOILE SOUVERAINE

n’y comprenons rien à toutes leurs histoires, leurs généalogies, leurs tenants et aboutissants, les revirements, les hypothèses gratuites que personne ne prend au sérieux mais qui sont là pour dire sans dire, tout en le disant. Nous n’y comprendrons jamais rien. Cela ne nous intéresse même pas plus que cela. C’est peut-être le signe de notre aliénation à une société étatisée, fonctionnarisée (je parle du temps où j’étais professeur) : car, si on veut, on peut facilement vivre ici sans s’inquiéter des rapports de force, ni du pouvoir. J’ai discuté, à l’hôpital, et quelqu’un a évoqué le fait que patiemment, dans l’île, des réseaux prenaient le pouvoir, le vrai, le pouvoir de décision, je dirais en ce qui concerne tout ce qui fabrique notre société comprends-tu, les routes et les maisons, les transports et la nourriture, les marchés finalement. Et crois-moi, m’a-t-il dit, ça marche bien. Les marchés marchent bien. Dixit. (Passionnant, hein ?) Allez, pour finir (je me sens mieux), je lâche le morceau : tape « Ode à la Corse Saint-Exupéry » sur le site de Corse-Soir. Et attends ma prochaine lettre. Oui je vais la jouer un peu polar, ça marchera, peut-être. C’était mon rayon dans notre foireuse entreprise de librairie. Tu m’as pardonné, sans doute. Je saute du coq à l’âne mais toi tu joues au coq, alors. Je t’embrasse, très très sincèrement, je te souhaite de belles heures (ton ami qui t’envie).

Jacques

Toile_souveraine.indd A28

23/07/2015 11:59:12


5

– Ma belle. – Mon bel amour mon bel amant. – Cette journée ? – Ah non, c’est cette soirée que je passe avec toi, et cette nuit. – Tu as lu la lettre ? – Non, je ne veux plus, dis-moi ce que tu veux. – Je crains que tout cela ne t’intéresse pas, finalement. Et tu auras raison. Moi-même… – Allongeons-nous. – J’ai l’impression qu’il va se fourrer de nouveau dans de sales histoires, du genre de celle de la librairie, qu’on avait en gérance tous les deux, un temps. Tu as su qu’il avait dérapé. – Sale temps pour les commerçants… – Non, il a vraiment dérapé. Rien ne l’obligeait à se comporter comme ça, et avec presque tout le monde ! Il était déjà dans son monde, je crois. – Et qu’est-ce qu’il veut ? T’enrôler dans de nouvelles « affaires » ? – Il veut que je lise un poème. – Ah. De qui ? – D’Antoine de Saint-Exupéry, figure-toi. – Il poétisait ? Première nouvelle. – Il ne me semblait pas non plus. Tout à l’heure je me suis arrêté en librairie, à La Marge. J’ai feuilleté la Pléiade. On y trouve des poèmes 29

Toile_souveraine.indd A29

23/07/2015 11:59:12


LA TOILE SOUVERAINE

de jeunesse, sans intérêt. Je les ai vite parcourus et je n’ai pas trouvé le truc en question. – Et donc c’est quoi ce pseudo-poème ? – C’est une ode à la Corse. – Quoi ?! – Oui, oui, tu ne rêves pas, il aurait écrit un poème sur la Corse. – Antoine de Saint-Exupéry, une ode à la Corse ? Ce serait génial. Bon, et pourquoi pas ? – Oui, pourquoi pas. – Tu me le lis ? – Mais comment veux-tu… je ne l’ai même pas cherché ! Encore rentrer dans ses délires, plus jamais. – Tu n’as décidément aucun sens de l’amitié, ni aucune curiosité d’ailleurs. C’est tout de même intrigant cette idée, l’auteur du Petit Prince aurait fait l’éloge de la Corse ? – Je t’arrête tout de suite. Ne va pas t’emballer inutilement. Tu veux que je t’explique pourquoi je ne ferai pas ce qu’il me demande ? Alors, écoute-moi bien, parlons-en puisque tu veux en parler. Si je n’ai pas obéi à son injonction, c’est – un – parce que je n’aime pas les injonctions, encore moins sur le mode polar – oh la déception ! – inévitable, inévitable ! – lorsqu’on arrive au moment des explications à la fin du roman policier, ou roman noir, ou blanc même, le secret depuis longtemps éventé est la plupart du temps d’une médiocrité insondable, au mieux délirant, dans tous les cas le livre laisse le goût amer du temps perdu – mais aussi – deux – parce que je sais très bien à quoi m’attendre, et ce n’est autre que la – soi-disant, le plus souvent – « découverte » d’un chef-d’œuvre inconnu, qui se révèle être immanquablement une œuvre de circonstance sans aucun intérêt ou alors le fruit d’une imposture minable, et – trois – parce que cela nous renvoie – je dis « nous » là pour renvoyer aux « dominés » de la terre, tous les provinciaux dans l’âme – d’autant plus provinciaux que nous nous en défendons avec force, d’ailleurs –, je dis donc que cela nous renvoie toujours, toujours, à ce désir ignoble de se voir complimenter par un 30

Toile_souveraine.indd A30

23/07/2015 11:59:12


LE DÉBUT DES EMMERDES

« Grand Auteur », comme si l’on n’existait qu’à ce prix-là, c’est donc bien la marque d’une tare, désirer le Miroir Magique c’est le signe qu’on n’existe pas soi-même, nous nous sentons vide, à tourner en rond, alors on rêve un reflet, ça console… Pour moi, désormais, c’est IN-SUP-POR-TABLE ! – Pourquoi tu t’énerves ? – Mais c’est toi, et lui, là, à relayer ces sottises ! J’ai bien assez de la journée, au travail, pour ne pas encombrer le soir, et nos nuits, avec ces histoires. C’est toujours médiocre, toujours ! Fais-moi confiance. Et tout ça c’est fini pour moi, et tu le sais. – Embrasse-moi. – Pas maintenant. –… –… – Je crois aussi qu’il s’agit de Jacques. –… – Mais tu cherches quoi dans mes bras ? –… – Je ne suis pas Calypso, moi. Tu n’auras pas l’oubli et la vie éternelle. Les plaisirs permanents. Tu vois je connais mon Odyssée… Nous ne sommes pas sur le Promontoire. On est en pleine ville. Tu entends la rue ? –… – Alors, tu me considères comme une Calypso et c’est à moi de t’enseigner la nostalgie ? –… – Soupe… – … au lait. Je sais. – Souris-moi, ou je sors. – Je te souris, je t’embrasse, embrasse-moi. Pardon. –… –… – Tu vas répondre, n’est-ce pas ? 31

Toile_souveraine.indd A31

23/07/2015 11:59:12


LA TOILE SOUVERAINE

– Mais oui. Mais oui bien sûr. – Viens que je t’embrasse. – Commençons par dormir. Ensuite… – Ensuite oui…

Toile_souveraine.indd A32

23/07/2015 11:59:12


LE DÉBUT DES EMMERDES

Site internet du quotidien Corse-Soir, archives Ode à la Corse Galet posé sur la Méditerranée, Combien de fois t’ai-je cherché Dans la mer blanche des nuages ! Et découverte sur un ciel de mer… Avec quelle allégresse je piquais vers toi Dans le vrombissement de mes mille chevaux ! Alors je coupais les gaz. Silencieuse comme une flèche, Inexistante comme elle, Tu devenais le but, la force attractive, la sirène. Tu m’apparaissais dans tout ton dessin, Dans ta grâce offerte nue à mes regards, Comme celle qui voulait justifier Mes péchés et m’absoudre. J’attachais mes yeux sur tes golfes merveilleux, Aux arabesques d’agate, Sur tes plages et sur tes criques secrètes. Tes monts aiguisés de neige, Tes forêts et tes maquis mystérieux, Tes cours d’eau, tes cascades et tes mille sentiers Bleus comme des veines, Tout te rendait humaine dans une immensité hostile. Soudain, dans le silence dangereux qu’il me fallait rompre, Un parfum chaud m’environnait : thym, lavande, Œillet des rochers, menthe sauvage, Fruits de mer, fruits éclatés au soleil. Elle n’en finissait pas de rendre son parfum, Parfum qui me grisait et m’ensorcelait… Antoine de Saint-Exupéry

33

Toile_souveraine.indd A33

23/07/2015 11:59:12


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.