Alain Pasquet
U Spidali – L’Ospedale Sur les sentiers de la préhistoire
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Ouvrage rĂŠalisĂŠ avec le concours de la mairie de Lecci de Porto-Vecchio.
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SOMMAIRE
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Sur les sentiers de la préhistoire ..............................................................................
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L’occupation préhistorique ......................................................................................
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L’Âge du fer ................................................................................................................
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L’Antiquité..................................................................................................................
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Bibliographie ..............................................................................................................
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Fig. 1 – U Spidali : schéma de localisation des principaux lieux-dits cités
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SUR LES SENTIERS DE LA PRÉHISTOIRE
Madame Geneviève Moracchini-Mazel (1967, 1972) décrit la « muratura » du soubassement de l’église San Leonardu à l’Ospedale, souvent remaniée, et situe la construction la plus ancienne, de « style roman-pisan », vers le xiie siècle. Olivier Forconi (2012) admet que cette période est aussi celle de l’origine du hameau, qui domine de presque 900 m « la piaghja » ou la plaine et le golfe de Porto-Vecchio. Un religieux, « moine-ermite vivant dans la solitude » serait responsable de cette fondation, justifiée par le passage saisonnier des bergers et de tous ceux que chassaient « les miasmes malfaisants des marais » (Simon Grimaldi, 2000, p. 23) et la sinistre malaria qui donnait 27 ans d’espérance de vie aux Portovecchiais. Mais les notions d’accueil et d’assistance l’emportent alors sur les considérations sanitaires. On évoque une halte bienvenue sur le rude chemin de transhumance : des sources fraîches et des ruisseaux y coulent, à l’orée de la forêt de pins. De là, les troupeaux pouvaient se diriger vers Zonza, Quenza et le Plateau du Cuscionu. La descente des bergers de Quenza à l’Ospedale, par Bocca d’Illarata, est attestée dès le xiiie siècle (cf. P.P. Raoul de CesariRocca, cité par Antoine Moreaux-Colonna, 2005), et, deux siècles plus tard Giovanni della Grossa (Chronique médiévale corse) mentionne « il Spitale », « à mi-chemin entre Quenza et Freto » (Avretu). Ces déplacements imposés par les nécessités de l’élevage des ovins, des caprins ou des bovins soumis aux contraintes du climat méditerranéen, datent évidemment de périodes bien antérieures au Moyen Âge, mais sur lesquelles tous les préhistoriens ne s’accordent pas. Notons qu’il existe des contraintes inattendues : … « Au mois de juin, certains bergers transhumaient pour protéger les animaux contre la férule (toxique) ou bien la coupaient (Venacu) » (« Certi pastori, toccu ghjungnu, muntagnavanu per guardà l’animali da a ferla »… Collectif, PNRC, 1988). Ainsi, Gabriel Camps (1988, p. 149) estime « qu’il faut rejeter l’idée que la transhumance était pratiquée à l’époque terrinienne (3 600-3 000 av. J.-C.)… Les troupeaux n’étaient pas assez nombreux pour que fussent nécessaires de tels déplacements… On peut admettre que les troupeaux étaient périodiquement déplacés ou, plus simplement surveillés dans leur errance à l’intérieur du territoire contrôlé par les habitants de Terrina ». Jusqu’où ce « territoire » s’étendait-il ? Jusqu’à l’étage climatique supraméditerranéen (à 800 m d’altitude en moyenne), ou montagnard (entre 900 et 1 600 m aux ubacs et 1 300/1 800 m aux adrets), en suivant le Tavignanu ? Quoi qu’il en soit, Paul Ettori,
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éleveur à Torre, avec bon sens, observe que « les brebis et les chèvres ont toujours eu besoin d’herbe verte l’été, pour produire le lait gras permettant la fabrication du fromage destiné à la consommation hivernale »… Pour Jean Guilaine (1976, p. 55), « il y a tout lieu de penser que les premiers troupeaux d’ovins allaient de pair sinon avec un nomadisme, du moins avec un semi-nomadisme, commandé par la nécessité de trouver de nombreux pâturages, et favorisé par la faible densité de population. Il est possible que l’élevage du petit bœuf, au Chasséen, ait été la conséquence d’un genre de vie moins itinérant. » Cette évocation va certes bien au-delà du cadre insulaire, mais la Corse est aussi concernée par les modes de vie imposés par la pratique de l’élevage, dès ses débuts, en fait sans doute dès la mise en place des premières sociétés agropastorales.
Fig. 2 – L’étage de végétation thermoméditerranéen à Pertusatu (Bonifacio) Cliché A. Pasquet
Jean-Denis Vigne (2004, p. 75), sans employer le terme de « transhumance », note qu’il existe « une grande variabilité de stratégies d’exploitation, probablement d’une année sur l’autre, en réponse aux besoins saisonniers ou aux fluctuations météorologiques ». Ce scientifique situe par ailleurs les périodes d’apparition en Corse des animaux d’élevage (Vigne, 2004, p. 149). Mais, pour Jean Jehasse (1992, p. 20), le relèvement du niveau marin depuis la fin de la dernière glaciation, « empêche les fleuves de couler dans la mer et crée des lagunes et marigots, d’où la malaria, depuis le iie siècle de notre ère ».
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On observera qu’il n’est pas parlé de l’insalubrité des zones littorales, si prégnante à l’époque moderne, parmi les arguments avancés pour expliquer la fréquentation sporadique des sites de plaine ou de montagne durant certaines périodes de la préhistoire : peut-être est-elle plus difficile à apprécier, par l’étude des précipitations ou des variations des cours d’eau et de leurs dépôts, ou de celles des étangs côtiers… Les fouilles des abris sous roches, aussi attentives soient-elles, révèlent trop rarement des micro-stratigraphies : la précision atteint parfois le siècle ; la décennie et, a fortiori, l’année, ne sont guère perceptibles que dans certains abris-bergeries où, périodiquement, les litières étaient brûlées (cf. études sédimentologiques de J.-E. Brochier). Sylvain Mazet, Jean-Michel Bontempi et Nathalie Marini (Stantari n° 29, 2012) ont mis en évidence deux occupations dans l’Abri des Castelli (Corte), à 2 150 m d’altitude : la première appartient au Néolithique ancien (VIe millénaire), la seconde au Néolithique moyen (milieu du Ve millénaire). L’altitude très élevée permet d’exclure l’hypothèse d’un séjour permanent, c’est-à-dire à l’année : quelques heures de marche ramènent à des températures plus clémentes. Les trois archéologues, auteurs d’observations fondamentales, nuancent leurs conclusions : « Ce lien entre le littoral et la montagne aux ressources bien spécifiques, cet étagement altitudinal des activités bien documentées aux périodes historiques – et dont la transhumance constitue l’élément le plus emblématique – reste à être mis en valeur pour la période préhistorique… » Ils suggèrent ainsi une orientation de la recherche, sans doute trop limitée encore en montagne, pour estimer l’importance des « verts pâturages d’été » en haute altitude (P. Simi, 1981), pour les éleveurs préhistoriques. Ces derniers, en quête de ressources lithiques, n’ont-ils pas fréquenté ces lieux pour exploiter le filon de rhyolite proche de l’Abri des Castelli ? Une activité spécialisée dans la taille d’armatures de traits y est bien attestée ; mais n’est-elle pas une activité annexe, opportuniste, car ces groupes possèdent de l’obsidienne et du silex et, surtout, la rhyolite est accessible entre la Restonica et le Tavignanu, sur le plateau d’Alzu, à une altitude inférieure. (cf. Nadia Améziane-Federzoni, MM. Ottaviani-Spella et A. Berlinghi, Stantari n° 29, 2012, p. 43). Ajoutons que J.-B. Orsini a montré la présence de nombreux filons de roches de composition rhyolitique en Corse du Sud (cf. Carte géologique du BRGM, feuille de Sotta) depuis le niveau de la mer… Fig. 3 – Plateau d’altitude des Castelli vu du sud-ouest (Cliché S. Mazet)
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L.-J. Costa (2002) a étudié l’exploitation par les préhistoriques d’un de ces filons en montagne (Monte d’Oro, Vivario) mais il reste à démontrer que celui-ci est assez éloigné d’une voie traditionnelle de transhumance ou d’un habitat pour que puisse être émise l’hypothèse préférentielle d’une recherche de roches susceptibles d’être taillées… Par référence aux descriptions ethnographiques (cf. P. Simi, 1981), on constate, entre la plage et la haute montagne un niveau intermédiaire, celui des villages de l’Alta Rocca (Aullène : 834 m ; Serra : 865 m ; Quenza : 758 m). L’Ospedale, entre 800 m et 850 m, a installé ses premières cabanes, puis ses caseddi, sur une pente orientée au sud-est, à l’abri de la crête de la Foce. Ici, déjà, « le climat méditerranéen s’atténue,… avec une douceur hivernale moins probante et une sécheresse estivale moins marquée » (CNDP-CRDP, 1995, p. 74). Au-delà de la crête, jusqu’à Tavogna, Chiralba, Agnaronu, Marghese, à l’ouest, s’étend un plateau qui, aujourd’hui, est en partie submergé par les 5 millions de m3 des eaux du barrage, sur une superficie d’environ 37,5 hectares.
Fig. 4 – Hautes eaux. Cliché A. Pasquet
Si l’on en juge par les vestiges observés, c’est là que, depuis le Néolithique ancien ou moyen, bêtes et gens se sont arrêtés. Curieusement, ils n’ont pas occupé exactement les mêmes secteurs : les groupes préhistoriques ont privilégié le côté sud-est ; l’Âge du Fer est présent dans les derniers chaos granitiques de la Punta di Corbu et l’Antiquité s’étend de cette zone rocheuse, sur la rive, vers la maison forestière de Marghese. Ces choix peuvent avoir été motivés
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par diverses considérations, mais le chemin d’accès au plateau est sans doute déterminant : les uns arrivant par le « chevelu de sentiers » (S. Grimaldi, 2000) entre Palavese ou Murateddu et l’Ospedale ; les autres empruntant depuis la baie de San Ciprianu l’étroite vallée de l’Osu, puis celle du ruisseau de Palavesani. On retiendra que cette voie est jalonnée de tessons d’amphores gréco-italiques en particulier (iiie-iie siècles av. J.-C.), depuis U Benedettu, Cala Rossa (épave), Roubra (carte de Ptolémée), Fossi, Jeta Farina, Punta Piscia… Un passage secondaire depuis la baie de Pinarellu, par Margaritaju et Molindinu, Lecci, ne peut être exclu. Parmi d’autres sources, un ruisseau intermittent à forte capacité érosive, le Palavesani, venu d’Agnaronu et de Marghese, alimente le barrage ; son lit actuel est visible en été, au fond de la cuvette. Celle-ci a été gagnée sur la forêt : les grands pins, un moment exploités pour la résine comme l’attestent les fragments de godets d’une céramique fabriquée à Marseille, ont été abattus en 1978. (« On recueillait la résine de pin l’été, lorsqu’on transhumait avec les brebis », « A pigliaiamu d’istati quandu muntagnaiamu cù i pecuri ») (Santa Maria è Siché) (Collectif PNRC, 1988). Les souches n’ont pas été arrachées et reparaissent quand les eaux descendent, créant un paysage « palafittique » parfois ressenti comme oppressant.
Fig. 5 – Hiver sur la forêt abattue… Cliché A. Pasquet
Des prélèvements de blocs de granit leucocrate ont été opérés pour la construction du barrage-poids, mais les engins de chantier n’ont pas circulé entre les souches : ainsi, dans l’ensemble, ont été préservés les niveaux archéologiques, actuellement mis au jour après
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disparition de l’épaisse litière des pins et lessivage « doux » grâce aux mouvements des eaux. Les dégâts les plus évidents sont provoqués par les passages des quads… Depuis quelques années, nombreux sont les visiteurs repartis avec les débris d’amphores les plus apparents ; la préhistoire, plus discrète, ne semble guère avoir été altérée, si ce n’est par le ruissellement. Nous avons donc pu, en période de basses eaux, nous appliquer à l’enregistrement GPS des vestiges de surface. La pente dans ce secteur sud-est n’excède pas quelques degrés et le déplacement éventuel du mobilier lithique inventorié a été fortement limité dans un milieu qui associe arène granitique et cailloutis subdécimétrique à décimétrique. La pousse saisonnière de plantes hygrophiles comme la « menta minuta » (Mentha requienii), contribue à « fixer » le sol, mais celles-ci ne résistent pas à plusieurs mois d’immersion.
Fig. 6 – Remontée des eaux… Cliché A. Pasquet
L’enregistrement GPS donne une bonne image des zones de concentration et de dispersion des vestiges et constitue une sorte de préalable à une véritable fouille archéologique susceptible de révéler une stratigraphie « en place », ou/et des aménagements anthropiques. La seule structure aujourd’hui évidente est celle, non datée, que forme un alignement discontinu de blocs et de moellons (S.S.W/N.N.E), à double parement : mur-limite de propriété,
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création de l’administration forestière au xixe siècle, enclos, protection de cabanes ? Son délabrement interdit de se prononcer. La chute d’un pin durant l’hiver 2011, en bordure d’une concentration de vestiges d’obsidienne, a révélé un remplissage de 3 niveaux différenciés : 1) noir gras (25 cm) ; 2) brun (15 cm) ; 3) jaune argileux (10 cm) reposant sur une base compacte formée d’une arène issue de la dégradation du granite leucocrate. Il n’est pas établi que le remplissage soit le même partout, dans la zone d’occupation préhistorique. Ce sédiment très acide est souvent et longtemps gorgé d’eau, mais n’est pas anaérobie, il n’est donc pas certain que des pollens ou des macrorestes aient pu subsister (cf. Maurice Reille pour les milieux lacustres de la montagne Corse, lac de Creno, lac de Bastani, 1992) et (cf. Lucie Martin, 2010, thèse de doctorat : « Agriculture et alimentation végétale en milieu montagnard durant le Néolithique : nouvelles données carpologiques dans les Alpes françaises du Nord »). Pourtant des analyses pourraient être tentées pour décrire la flore et mesurer l’impact de l’activité humaine sur le paysage végétal à ce niveau d’altitude, depuis le Néolithique. L’anthracologie devrait également apporter de précieuses informations, si les charbons trop proches de la surface n’ont pas été « lessivés ».
Fig. 7 – Glace et neige sur le site archéologique de U Spidali. Cliché A. Pasquet
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L’OCCUPATION PRÉHISTORIQUE
Fig. 8 – Secteur sud-est de la retenue. Cliché A. Pasquet
La crête de la Foce étend son ombre, le matin, sur la plus grande partie du secteur qu’occupèrent les premiers bergers. Mais le soleil de l’après-midi s’y attarde plus longtemps. Les sommets, à l’ouest, culminant à 1 000 et 1 200 m, forment un écran qui, très vite, fait chuter la température estivale. Les vestiges sont concentrés principalement entre N 41° 39. 610’ et N 41° 39. 650’ ; E 009° 11. 740’ / 750’ / 790’. Ils sont répartis de manière plus diffuse entre N 41° 39. 625’ et N 41° 39. 690’ ; E 009° 11. 625’ / 685’. L’ancienne route (RF 11), abandonnée en 1979, semble marquer une limite au sud-est. En direction du déversoir, les travaux récents ont pu effacer les traces d’occupation, à partir de E 009° 11. 625’. Le ruisseau qui descend d’Agnaronu-Marghese n’est pas une limite :
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des vestiges ont été enregistrés près du hêtre isolé qu’il contourne, mais aucun dans son lit encaissé. La répartition spatiale des vestiges révèle deux zones préférentielles des différents matériaux : 1. une concentration d’éclats et de nucléus de rhyolite grise pourrait signaler un poste de débitage ; 2. une zone d’environ 25 m sur 25m livre l’essentiel de l’obsidienne. Mais des artefacts de rhyolite, de quartz, d’obsidienne ou de silex sont souvent mêlés. Les éléments les plus discriminants, comme les armatures, le sont aussi. Différentes cultures préhistoriques se seraient-elles succédé au même endroit ? Cela est fréquent dans un espace limité par des éléments naturels, comme un abri sous roches, mais plus rare dans un espace ouvert de vaste superficie. La proximité du ruisseau pourrait être un commencement d’explication, dans cette hypothèse. L’implantation de cabanes en matériaux périssables, renouvelées de génération en génération, aurait conforté cette situation favorable à une courte halte : la nette concentration des vestiges, que nous avons mentionnée, serait un argument permettant d’envisager cette possibilité.
Fig. 9 – U Spidali : mobilier lithique et céramique (relevé A. Pasquet)
L’outillage recueilli sur le site de plein air d’U Spidali serait-il donc un mélange – un palimpseste – des dépôts formés sur une très longue période ? Les artefacts de rhyolite pourraient être l’œuvre de chasseurs mésolithiques qui, ne l’oublions pas, séjournèrent à Curacchiaghju et à Punta di Caniscione (Munacia), mais également d’éleveurs terriniens
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qui, des millénaires plus tard, ont beaucoup utilisé ce matériau en même temps que l’obsidienne. Les néolithiques ne répugnaient pas non plus à tailler des outils de rhyolite, par opportunisme et facilité d’accès à une roche locale gratuite, alors que l’obsidienne du Monte Arci (centre ouest de la Sardaigne) était un produit d’échange transporté sur de longues distances et dont l’acquisition imposait de naviguer, au moins pour traverser les Bouches de Bonifacio. La rhyolite a été utilisée encore au Néolithique final (milieu du ive millénaire-fin du iiie millénaire), même dans des secteurs où cette roche est géologiquement absente, comme à Sant’Antoninu, dans le Cap Corse (Françoise Lorenzi, 2010, « Un site de la fin du Néolithique à l’extrémité du Cap Corse »). L’examen morphométrique des pièces en rhyolite, obtenues au percuteur dur, fait apparaître des différences significatives par rapport à celles produites en obsidienne : dimensions supérieures, plus forte épaisseur. Les robustes outils de rhyolites sont pourtant souvent fracturés, par flexion, ou par une percussion créant une cassure nette qui efface le bulbe ou donne un bord abattu. Mais il existe de nombreux bords naturels ayant conservé le cortex du bloc d’origine. Une pointe en rhyolite (fig. 1, p. 21), dont nous n’avons retrouvé que la partie distale, présente de larges et profonds enlèvements alternes ; son tranchant sinusoïdal est arrondi, non pas par une usure post-dépositionnelle, mais par une activité à définir. Cette pointe pouvait équiper une arme de jet. Une autre pièce, en rhyolite grise à micro-inclusions noires, a l’aspect d’un long pédoncule (L = 33,5 mm ; ép. = 6 mm) ; la partie distale montre une cassure par flexion ; les retouches affectent uniquement la face supérieure, la nervure est révélatrice d’un mode de débitage lamellaire exceptionnel sur ce type de matériau. (Fig. 2, p. 21). Les caractéristiques du mobilier en rhyolite renvoient en partie à celles que nous avons décrites sur le site mésolithique de Punta di Caniscione (Munacia) aménagé à moins de 2 km du rivage du ixe millénaire. Mais les produits de débitage, ici, ne sont jamais tirés de galets de plage ou de rivière : sont utilisés des blocs ou des plaquettes. Nous avons pu reconstituer un petit bloc (L = 72 mm, l = 47,3 mm, ép. = 30 mm), roulé et donc recueilli par l’artisan préhistorique, en position secondaire ; il ne semble pas avoir été testé, mais a été cassé sur enclume en trois parties inégales (la pâte apparaît dès lors, noire, luisante, homogène, à feldspath roses, peu nombreux). Un seul coup a été porté sur un plan de frappe naturel, avant retouches du front de grattoir. Un fragment épais de 1 cm n’a pas été retrouvé. Le deuxième fragment, aménagé en grattoir épais (fig. 21, p. 23) a été recueilli à environ 20 m du lieu de débitage où était resté le troisième, au milieu d’une concentration d’une trentaine d’éclats gris. Une armature perçante, en rhyolite à sphérolithes, témoignerait d’une excellente maîtrise de la taille de cette roche dure, si son pédoncule n’avait été cassé au stade de la retouche : une mauvaise estimation de l’importance d’une inclusion de feldspath formant un point de faiblesse semble être la cause de la rupture (fig. 11, p. 28). D’autres qualités de rhyolites, plus homogènes, auraient sans doute mieux convenu pour la réalisation,
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toujours délicate, d’une pointe de flèche de ce type. Son attribution chronologique peut s’étendre du Néolithique moyen au Terrinien. Tout se passe comme si les utilisateurs de roche tenace de composition rhyolitique évitaient de se charger au départ, sachant qu’ils trouveraient en montagne, sur leur parcours, les filons susceptibles de satisfaire leurs besoins immédiats en matériaux lithiques. La même remarque peut être faite concernant le quartz. La proximité de la ressource réduit considérablement l’investissement en temps de quête et de transport de la matière première lithique, de même que la simplicité du débitage. L’abondance des blocs et des plaquettes, issus des filons ou trouvés en position secondaire, est perceptible dans le fait que les nucléus ne sont pas épuisés et dans la forte proportion des pièces corticales (à surfaces naturelles). Les nombreux filons acides de rhyolites ou de microgranites signalés sur la carte géologique (BRGM, feuille 1124, Rouire, Bourges, Rossi, Ribourel, 1993) se répartissent dans un espace de 3 km sur 6 km autour de U Spidali : à proximité même du barrage, de la source de Pozzu Chiaru jusqu’à la cascade de Piscia di Ghjaddu ; entre Tavogna, col de Mela, Bocca di Barocaghju, Bocca d’Illarata… La plupart des filons sont orientés, dans ce secteur, sensiblement nord-sud. Un filon de rhyolite noire est visible au niveau des antennes ; un autre, visiblement exploité, apparaît sous le sommet de Punta di Corbu (1 213 m). Les rhyolites présentes sur le site offrent une grande diversité : elles sont noires à feldspath roses ; gris vert mouchetées de blanc ; grises avec micro-inclusions noires ; rubanées grises et vertes ; noires, rubanées, à feldspath irréguliers ; noires, homogènes, à pâte vitreuse ; noires à feldspath roses, à sphérolithes (œillées) ; gris bleuté à feldspath roses. La rhyolite de Punta Campana (Sotta), bien reconnaissable et d’excellente qualité, n’a pas été transportée jusque-là ; pourtant son exploitation (terrinienne ?) ne fait aucun doute : nous avons trouvé de l’obsidienne au pied même du filon, et des éclats de cette rhyolite à Muchjastru (Palavesa, Pasquet, 1979). Il est clair qu’il n’y a pas une source unique d’approvisionnement. La collecte des matériaux de composition rhyolitique a pu se faire à l’occasion de déplacements limités dans le temps et l’espace, peut-être de façon aléatoire. La présence de nombreuses pièces corticales, de débris, cassons et esquilles et de nucléus à éclats, suggère un débitage sur place, en fonction des besoins. Celui-ci vise avant tout à la production d’éclats tranchants, rarement retouchés. Parmi les outils apparaissent des grattoirs, des perçoirs, des coches, des denticulés. Ils forment ce que les préhistoriens désignent comme le « fonds commun », c’est-à-dire l’outillage domestique de base ou traditionnel, qui ne révèle pas une activité spécialisée : par exemple, la confection et/ou la réfection d’armatures de traits dans une halte de chasse. Mais cet outillage « de la vie quotidienne » présente de fréquentes traces d’utilisation, décelables à l’œil nu ou sous la loupe binoculaire, et qui pourraient être identifiées (travail du bois, découpe de viande, raclage de peaux sèches, ou d’os, etc.). Le silex est représenté par une courte série de sept éléments : beige : pièce esquillée ; beige : partie mésiale de lamelle ; gris/brun : petit éclat retouché ; gris moucheté : partie mésiale de lame à bord abattu ; brun : petit éclat translucide ; brun clair : fragment craquelé, bord droit retouché ; noir : pièce esquillée.
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Fig. 10 – Des outils de rhyolite. (Cliché A. Pasquet)
Le matériau, importé de Sardaigne, ne semble pas en totalité conforme à la description du silex le plus fréquent dans le bassin de Perfugas : zoné beige et brun clair, « chocolat au lait », en lits plus ou moins épais (quelques mm à plusieurs cm) comme le silex du lac de Casteldoria-Vidalba (Perfugas). Du silex gris a été observé dans les environs de Laerru… D’autres qualités existent sur la côte au centre-ouest (Monti Ferru) et au sud d’Oristano (Campidano). (cf. Bressy-Léandri C., 2012). Aucun nucléus n’a été recueilli : le débitage ne paraît pas avoir été réalisé sur le site. La pièce craquelée a subi la forte chaleur d’un feu, accidentel ou pas : c’est la seule à présenter les signes d’une altération thermique. Le silex, en Corse-du-Sud, a été utilisé dès le Mésolithique de Punta di Caniscione, au milieu du ixe millénaire (expertise de Céline Bressy-Léandri) ; mais s’il est davantage présent au Néolithique ancien, il est très vite concurrencé par l’obsidienne en particulier ; par la suite, il ne disparaîtra jamais totalement des trousses à outils, sans doute importé sous forme de « produits finis », comme le poignard de Pertusatu ou celui de Saparaccia… (cf. Pasquet A. : Cahiers Corsica, à paraître). La collecte du quartz visible en surface est très loin d’être exhaustive : le sol est jonché de fragments atypiques de quartz laiteux où, parfois, sont décelables des traces d’arrachement, plus rarement de retouches. Il y a donc un biais important dans l’estimation de la proportion de ce minéral par rapport aux autres composantes de l’équipement lithique. Mais ont été systématiquement recueillis les éléments de quartz hyalin (autrefois « cristal de roche ») dont la taille est plus évidente pour l’observateur, parce qu’elle reste moins soumise aux aléas d’un matériau diaclasé et grandement imprévisible. Le quartz opalescent fournit également quelques outils identifiables.
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U SPIDALI – L’OSPEDALE
Sur 179 éléments de quartz, nous avons comptabilisé : – Quartz laiteux : 142 (79,32 %), parmi lesquels 18 « bâtonnets » (pièces étroites et longues, de section carrée ou trapézoïdale, obtenues sur enclume) ; 5 nucléus (2 sont roulés : 40 x 30 x 30 mm et 80 x 45 x 30 mm) ; 13 pointes à dos ; 3 pièces esquillées ; 1 perçoir ; 1 lamelle ; 1 coche ; nombreux éclats minces ; nombreux éclats atypiques paraissant utilisés. – Quartz hyalin ou semi-hyalin : 31 (17,31 %) parmi lesquels 1 éclat long à bords abattus ; 2 pièces esquillées ; 2 nucléus à enlèvements croisés sur cristaux à faces naturelles ; 1 grattoir. – 1 pièce à coche. – Quartz « enfumé » ou morion : 1 (0,55 %) : 1 nucléus (remarque : cette qualité de quartz existe sur le versant de l’Orgonu proche de Vasculacciu, à la limite des communes de Sotta/Figari et dans les environs de Talza). – Quartz opalescent : 5 (2,79 %) : 1 lamelle ; 2 micro-lamelles. Il est possible que certains outils de quartz puissent évoquer le travail du bois : les pièces esquillées, les éclats longs à bord abattu possédant un tranchant à la partie distale, la pièce en quartz semi-hyalin (fig. 6, p. 31) qui présente un tranchant utilisé, les « bâtonnets », sortes de forets rustiques…
Sans détermination chimique d’origine ou de source filonienne précise des différentes obsidiennes de U Spidali, nous ne pouvons que décrire leur apparence : l’obsidienne mate domine (41 %), suivie de l’obsidienne translucide (31 %) puis de l’obsidienne zonée (21 %). l’obsidienne mouchetée est réduite à 5 % du total ; enfin, l’obsidienne couleur lie-de-vin n’est représentée ici que par un seul petit nucléus (15 x 20 mm) ; cette qualité, selon nos observations, est très rare en Corse-du-Sud. Un autre nucléus en obsidienne zonée (15 x 31 mm), à enlèvements croisés, montre les mêmes signes d’épuisement.
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