Faim de vie. Le témoignage poignant d’une fin de vie

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Faim de vie Laurence avait encore faim de vie, mais la vie a pris fin.

Adela Diaz

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Adela, sa sœur, nous livre ici le récit des derniers mois de Laurence, traversés de révolte et d’acceptation, de souffrance et de paix, de désespoir et d’élans de foi. Nous approchons ici, avec respect, l’épreuve de la personne en fin de vie, et celle vécue par ses proches. Nous sentons aussi toute l’humanité et la compassion vécues au quotidien dans une unité de soins palliatifs.

Adela Diaz

Faim de vie Le témoignage poignant d’une fin de vie dans une unité de soins palliatifs

Faim de vie

Un livre qui éclaire d’un jour nouveau les débats en cours.

9 782873 562205

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ISBN 2-87356-220-X Prix TTC : 40 FF - 6 €

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Faim de vie


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© Editions Fidélité • 61, rue de Bruxelles • B-5000 Namur ISBN : 2-87356-220-X Dépôt légal : D/2001/4323/16 Illustration de couverture : Isabelle Herpoel


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Première partie

Elle s’appelait Laurence…


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Le 6 mars Ma petite sœur Laurence était belle : Terre de contrastes, pays de passion. Elle était le feu et l’eau. Tous les sentiments passaient en elle, rien ne la laissait indifférente. Elle riait ou souffrait avec la même force, donnait ou se fermait avec la même intensité. En tous ceux qu’elle a approchés, elle a laissé une image : le clown rieur, la petite fille désemparée, la femme passionnée, l’animatrice motivée et tant d’autres facettes qu’on pourrait dépeindre à l’infini. Laurence était comme les images d’un kaléidoscope, changeant suivant l’angle de vue ou de la lumière. Elle avait une nature riche,profonde et passionnée. Elle pouvait être tout à la fois selon le lieu où elle se trouvait, les personnes qu’elle rencontrait. Ainsi aujourd’hui, personne ne pourrait dire : «J’ai bien connu Laurence.» Elle était insaisissable et elle l’est restée jusqu’au bout. Et nous l’aimions, et nous l’aimons et elle nous manque. Dans ce récit, je voudrais vous parler des derniers moments de son existence terrestre. Car je 5


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veux croire qu’elle existe encore, que sa flamme ne s’est pas éteinte, que même si je demeure dans l’obscurité, elle brille pour moi, pour nous et qu’un jour je la reverrai. Je veux vous parler de sa manière à elle de porter le fardeau de sa maladie, de sa manière à elle de quitter le rivage et comment elle nous a conduits malgré elle, malgré nous, sur des chemins inconnus, inattendus qui ont bouleversé notre vie et notre façon de voir les choses. Je veux rendre témoignage à cette part d’elle et de nous-mêmes qui jaillit d’on ne sait où au moment où nous pensions perdre pied. Quand on regarde de loin une situation, on pense : «Si cela m’arrivait, je ne pourrais jamais» ou bien «Moi, je ferais ceci ou cela.» Quand on se trouve plongé en quelques minutes dans l’enfer, on ne pense plus, on se redresse et on part en avant. Ce chemin de douleur qui s’ouvre devant soi, on n’a pas d’autre choix que de le suivre. Tout est dans la manière dont on se lance dedans. Nous avons choisi de le parcourir ensemble, dans l’amour, la mise en commun de toutes nos volontés pour arriver, là où il nous mènerait, debout et aimés. Car ce que nous avons senti en premier, c’était l’urgence d’aimer. Ne plus perdre une minute, tout faire pour être là à chaque instant, donner chacun sa part de cœur pour que ce chemin aboutisse quelque part. Nous n’avons pas pu sauver notre sœur, nous n’avons pu nous épargner ni la souffrance ni le 6


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chagrin. Mais quel amour partagé! Combien de moments sans paroles mais tellement riches de nos cœurs donnés. Et elle, toute souffrance, toute silence, au cœur de cet amour, fermant le lien, l’assurant. Elle est partie, mais notre amour reste, grand, ouvert au chemin qui se continue vers on ne sait quel autre horizon. Accompagner Laurence m’aura appris la valeur de l’amour. Il n’y a rien de plus grand, rien de plus beau! L’amour nous a permis de vivre l’inacceptable sans casser, se déchirer, éclater! Seul l’amour nous a permis de vivre ce qui n’avait plus goût de vie. Et si un peu de lumière a persisté dans notre nuit, c’était le rayonnement de ce feu intérieur qui animait nos cœurs unis. Ce n’était pas facile de lâcher Laurence. Nous aurions tant voulu la garder vive et joyeuse auprès de nous! On l’a regardée s’en aller sans pouvoir rien faire d’autre que lui dire inlassablement : «Nous t’aimons, nous sommes là avec toi.» Aujourd’hui, ce sont encore ces mots-là qui viennent à ma bouche lorsque le soir je lui parle avec l’espoir intime qu’elle peut m’entendre. Que dire de plus puisque l’essentiel est là : par-delà le silence et l’obscurité, notre amour demeure comme un lien mystérieux; elle est en nous, nous sommes en elle, nous nous retrouverons… * 7


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Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous n’avons pas reconnu les signes précurseurs. Laurence n’allait pas bien. Nous étions inquiets, mais ce n’est qu’à l’approche de son intervention que notre alarme intérieure s’est mise à sonner. Nous avons senti le danger mais nous ne pouvions pas imaginer quelle en était la nature. A son entrée à l’hôpital, le 15 février, Laurence connaissait la vérité intime qui l’habitait. Cette réalité n’avait encore ni nom, ni figure, mais déjà elle avait inscrit la peur au plus profond de ses entrailles. Ce sont les premiers mots de Laurence : «J’ai peur de mourir.» Elle pensait déjà que peut-être elle ne se réveillerait pas de son intervention. Alors qu’aucun d’entre nous n’avait encore le moindre doute sur une bonne issue à ce mal encore inconnu, elle avait déjà rencontré l’angoisse, reconnu la menace silencieuse qui grondait dans ses entrailles. Je l’ai accompagnée ce matin du 16 février 99 jusqu’à la porte du bloc opératoire. J’avais accroché à son lit une petite croix en corde tressée et une médaille de Marie Auxiliatrice. Pour lui signifier que Jésus resterait avec elle, j’avais tracé, au bic, une croix derrière son oreille. Petits gestes simples comme le rituel qui précède l’endormissement de l’enfant. Signes pour rassurer, rappeler une présence invisible toujours réelle. 8


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Pour Laurence, cela ressemblait plus à des gestes magiques : «Cette croix me protégera!» Je sais que sur nos chemins de souffrance, le Christ ne peut rien effacer. Au cœur de cette souffrance, il nous accompagne, il nous tient la main et nous garde «debout» pour traverser le chemin. J’ai laissé Laurence aux mains des chirurgiens et j’ai continué à l’accompagner par le cœur et l’esprit. C’est seulement vers treize heures que cette idée m’a traversée : «Et si les nouvelles n’étaient pas bonnes ?» Je suis allée rejoindre mon beau-frère, Xavier, qui attendait avec impatience le retour de Laurence. Son papa était là aussi. Au fond, nous nous préparions à recevoir cette croix trop lourde à porter, Déjà, nous avions pressenti la nécessité d’être ensemble pour la relever. Lorsque la gynécologue nous a expliqué la situation exacte, une douche glacée s’est abattue sur mon dos. Chaque parole ressemblait à un coup de fouet. Je restais là, pétrifiée de douleur, assourdie de peine. Ces paroles, je ne pouvais pas les entendre, elles ne pouvaient être vraies. Comme j’aurais aimé me réveiller soudain et découvrir que ce n’était qu’un mauvais rêve! Mais la doctoresse était bien là devant moi; mon beau-frère et son papa étaient effondrés. Moi, je me tenais immobile, incapable de 9


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verser une larme, de faire jaillir le cri qui montait de mon âme : «Non!» Quelle a été la force qui m’a habitée à partir de ce jour pour me rendre capable de marcher sur cette route escarpée ? Quelle a été la lumière qui m’a permis de sourire et d’aimer ma petite sœur sur ce chemin de désolation ? Quelle a été la sagesse qui m’a fait trouver les mots, les gestes pour nous faire avancer sur ce chemin de vie, de mort ? Souvent j’ai crié vers Dieu : «Aide-nous Seigneur! Ne nous abandonne pas! Pourquoi Seigneur ? Où es-tu quand j’appelle ? quand j’ai peur ? quand j’ai froid ?» Je peux témoigner de cette vérité : quand j’étais près de Laurence, je n’avais plus peur. Une profonde sérénité me remplissait, une grande paix, un amour puissant. Aucune question ne venait me troubler. Une seule chose comptait : aimer aujourd’hui, aimer à cet instant, saisir le moment présent, vivre intensément dans le partage d’un amour vrai. Pendant cette traversée du fleuve «souffrance», je n’ai pas douté un instant de la présence de Dieu. J’ai marché avec assurance sur ce qui aurait pu être un chemin d’enfer. Il est resté chemin de douleur mais surtout chemin d’amour! Tout d’abord, nous nous sommes lancés à corps perdu dans l’espérance. Après ses deux premières chimios, Laurence était tellement bien que nous avions presque oublié sa maladie. Elle 10


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faisait des projets de construction avec son mari et nous faisions des projets à vivre avec elle. Tout a basculé lors de sa troisième chimio. Cette dernière a été reportée d’une semaine parce que Laurence manquait de plaquettes. C’est assez courant dans un traitement de chimiothérapie. Que s’est-il passé dans l’esprit de ma petite sœur ? Etait-ce le premier pas de sa montée vers la mort ? C’est en tout cas ce qu’elle a crié dix fois par jour : «Je ne veux pas mourir!» A partir de ce moment, elle s’est alimentée de moins en moins. Son corps n’était que souffrances, mais elle refusait de prendre des antidouleurs car elle se sentait trop endormie. Insensiblement, elle est entrée dans une phase de rejet complet du monde : nourriture, dialogue, famille, enfants. C’est la vie qu’elle niait en bloc, cette vie qui doucement lui échappait. Souvent, nous lui disions : «Laurence, ne laisse pas filer ces moments importants. Ta vie, c’est aujourd’hui.» Elle restait de longs moments dans le mutisme le plus complet. Elle allumait la télévision pour meubler le silence. Lorsqu’elle se manifestait, c’était par une violence verbale qui révélait la destruction morale qui s’opérait en elle. C’était la colère contre tout ce qui allait lui être enlevé, le désespoir d’une vie en plein essor qui va trop tôt se terminer. C’étaient tous les pourquoi, les comment qu’elle n’osait se poser. 11


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C’était l’enfant perdu qui ne sait plus qui il est, où il va. Que de pleurs en ces jours-là! Nous, nous assistions impuissants à l’autodestruction de Laurence et nous n’avions aucun mot, aucun remède pour la ramener à nous. Nous nous sentions complètement impuissants, déroutés. La situation s’est encore aggravée, lorsqu’on a reporté la chimio d’une semaine supplémentaire, pour cause d’anémie cette fois-ci. On lui a fait une transfusion sanguine. Ce jour-là, j’étais chez elle lorsqu’elle est rentrée, tremblante de froid, tétanisée par la douleur. Elle refusait toujours les antidouleurs. Elle était persuadée d’avoir le nerf sciatique coincé. Elle entendait bien les signaux de détresse de son corps mais comment admettre que la maladie gagne du terrain ? Sa belle-mère l’a emmenée chez un ostéopathe qui n’a rien pu faire pour la soulager. Alors, j’ai appelé le médecin qui a réussi à la persuader de prendre ses antidouleurs. Qu’il était profond, le désespoir de ma petite sœur en ces jours-là! Il a fallu peu de choses pour qu’elle ne se laisse glisser dans la mort; elle en était à deux pas. Bourrée d’antidouleurs et de tranquillisants, elle s’est enfermée progressivement dans un sommeil réconfortant dont on n’arrivait pas à la tirer. Douce lassitude, bienfaisant endormissement qui aurait pu la faire passer dans la mort presque sans s’en rendre compte. 12


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C’est dans cette apathie qu’elle a reçu sa troisième chimio. Les effets secondaires de cette troisième partie du traitement ont été terribles. Personne n’était préparé à cela. Les médecins ne nous avaient rien expliqué. Dans l’état d’extrême faiblesse où se trouvait Laurence, nous avons vraiment pensé que la fin était proche. Elle venait de passer vingt jours sans prendre presque aucune alimentation et durant les dernières quarante-huit heures, elle n’avait pas quitté le lit. Nous avons appelé le médecin à son insu. Il a réussi à la sortir de sa torpeur. Avec une force inespérée, Laurence a repris pied dans la vie. Cette semaine qui a suivi semblait avoir ramené ma petite sœur sur le chemin de la vraie lutte pour la vie. Elle est sortie avec ma seconde sœur, Marie-Ange, et quelques jours plus tard, avec son mari. Elle s’est acheté de nouveaux vêtements et nous l’avons taquinée sur sa taille de guêpe. A la moindre éclaircie, nous étions prêts à rire de nouveau, à oser toutes les espérances, à croire à tous les possibles. Mais notre «bonheur» a été de courte durée. Dès le dimanche suivant, les douleurs et les larmes sont revenues comme une vague déferlante. Nous ne savions que faire. Nous nous sentions tous éprouvés. Personne ne comprenait ce qui se passait et surtout, nous ne savions pas comment aider Laurence. 13


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Elle se sentait coupable de notre désarroi et cela ajoutait encore du poids à son désespoir. Alors, j’ai décidé d’aller voir le cancérologue. Cela m’a pris tout à coup; un besoin immédiat de savoir, de comprendre le pourquoi de cette souffrance et le chemin à venir. Le cancérologue m’a reçue dès l’instant de mon arrivée à l’hôpital. Ce qu’il m’a dit, je le pressentais depuis le début. Mais entendre énoncer cette vérité d’une manière claire et distincte, sans possibilité de doute, quelle cruauté! Ce 10 mai, j’ai entendu de la bouche du cancérologue la cruelle réalité : «Votre sœur n’a aucune chance de s’en sortir. Son cancer est de type 4, il ne guérira pas! Les chimios n’ont pas l’effet espéré. On ne sait pas si on pourra les poursuivre.» Le médecin a expliqué ensuite les nombreuses complications qui pourraient survenir et a terminé en me disant : «Le pire reste à venir!…» Que mes épaules étaient lourdes! Jamais je n’avais eu à porter une telle responsabilité. Comment partager ce triste message aux autres membres de la famille, ouvrir la porte du calvaire, mettre soudain tout le monde sur le chemin de croix ? Car cette vérité, il fallait la partager. J’ai senti dès ce moment combien il serait important de vivre dans la vérité. Quelle que soit l’issue d’un chemin, il faut le suivre les yeux ouverts, la tête levée vers l’horizon qui est le sien. J’ai d’abord rencontré Marie-Ange que l’idée 14


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de la mort de Laurence n’avait pas encore effleurée. Marie-Ange avait opté pour la bataille. Elle croyait de toutes ses forces qu’avec des idées positives et la volonté de vivre, on peut être plus fort que la maladie. Elle avait décidé de se battre avec Laurence, pour Laurence! L’échec possible de cette bataille n’avait jamais traversé son esprit. Aussi, ce n’était pas une douche froide mais un glacier tout à coup qui recouvrait son cœur, son esprit et qui la paralysait tout entière. Non! Mille fois non à cette odieuse vérité! Pourquoi, comment ? C’est la révolte qui cogne à l’intérieur, mais il n’y a aucune réponse pour ces questions. A cet instant tragique, j’étais mue par une force étrange. J’avais l’impression de savoir ce qu’il fallait faire. Ma priorité absolue était : «Laurence ne doit pas souffrir. Il faut l’aider à terminer sa vie le plus dignement possible sans oublier l’amour avec lequel nous l’avions tous entourée dès les premiers moments de sa maladie.» J’ai contacté, par ma belle-sœur Anne-Marie qui y travaille, le centre de soins palliatifs. On m’avait dit beaucoup de bien de ce centre et je voulais que Laurence reçoive les meilleurs soins. Il fallait dès à présent soulager les violentes crises de douleur auxquelles elle était soumise depuis trop longtemps déjà. Laurence devait passer cinq jours à la maison parce que Xavier partait à la foire de Hanovre pour son travail. Je n’ai pas annoncé la nouvelle à Xavier, j’en ai 15


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parlé à ses parents en leur demandant de juger de ce qu’il fallait faire. Ils ont décidé d’attendre son retour pour lui partager la triste réalité. Laurence est arrivée chez moi le mardi 11 mai, après avoir subi sa quatrième chimio. Elle était épuisée, transie de douleur et toute désespoir. J’ai partagé sa nuit de souffrances. J’ai pensé qu’il était urgent d’améliorer son confort de vie car ses douleurs ne la laissaient pas dormir. Elle ne mangeait presque rien et, bien sûr, son moral était au plus bas. Tout ce mercredi après-midi a été un cri de désespoir. Laurence savait qu’elle allait mourir. Elle connaissait cette vérité intime que lui révélait son corps meurtri. Elle voyait aussi son mari, seul avec ses trois enfants à élever et elle ressentait la souffrance de leur devenir. Comme cela a été dur lorsqu’elle s’est tournée vers moi pour me dire : «Si tu savais quelque chose, tu me le dirais…, tu ne me mentirais pas…» Pendant une fraction de seconde, tout a tourné dans ma tête. Comment lui répondre ? Mentir ? Lui dire la vérité ? Pouvait-elle l’entendre cette vérité ? Je devais pourtant répondre rapidement et sans doute une lumière spéciale m’a permis de trouver la bonne réponse. Je lui ai dit que j’avais vu le Docteur B. et que sa tumeur n’évoluait pas comme il l’avait espéré. Elle m’a dit : «Alors, je vais mourir ?» J’ai répondu : «Tu as encore d’autres chimios 16


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devant toi. Personne ne sait comment tu vas réagir. Tout est possible. Il faut empêcher la douleur de t’épuiser.» Je lui ai alors parlé de l’équipe de soins palliatifs comme étant des spécialistes du traitement de la douleur. Méfiante, elle m’a demandé : «Ce ne sont pas des soins palliatifs ? C’est parce que je vais mourir que tu fais tout cela ?» Je n’ai pas pu tenir plus, nous avons pleuré dans les bras l’une de l’autre. «Tu vois, tu penses que je vais mourir puisque tu pleures! — Je pleure parce que je t’aime et que j’ai mal de te voir souffrir.» Laurence a accepté ma réponse et aussi de rencontrer Martine C., responsable des soins palliatifs à domicile. C’est Josette qui nous a envoyé Martine. C’était le jeudi de l’Ascension, mais pour la souffrance, il n’y a pas de «congé». Martine a passé une heure et demie à écouter et rassurer Laurence. C’était une bouffée d’air frais qui entrait dans la maison. Elle trouvait les mots justes : ceux qui disent la vérité sans mettre le cœur à vif. L’après-midi, elle est revenue avec le Docteur R. Durant deux heures, elles ont patiemment aidé Laurence à comprendre l’importance du combat contre la douleur. Elles ont mis en place, avec son accord, un traitement d’essai qui serait évalué chaque jour avec l’aide de Martine et réajusté si nécessaire. 17


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Laurence était apaisée dans son corps et dans son âme. Durant les jours qui ont suivi, elle a repris goût à la vie. Elle a retrouvé des nuits paisibles, un peu d’appétit et le plaisir de partager quelques bons moments en famille. Le soleil était de la partie et lorsqu’elle est retournée chez elle au retour de son mari, elle m’a embrassée en me disant : «Ces quelques jours ont ressemblé à des vacances.» Ces paroles ont caressé mon cœur. Il était bon de voir sourire ma chère petite sœur, mais une douleur sourde criait au fond de mes entrailles : «Jusqu’à quand ? Quel répit nous laissera cette sale maladie ?» Mais il fallait se lancer à corps perdu dans cet aujourd’hui. Recevoir chaque jour, jour de ténèbres ou de clarté et le porter! Durant deux semaines, la vie nous a semblé belle. Nous avons goûté chaque instant de joie passé auprès de Laurence. Elle ne s’y est pas trompée. Elle a voulu nous réunir autour d’elle à l’occasion du sixième anniversaire d’Antoine. Ce dimanche-là, chacun avait mis son habit de fête. On a tous apporté notre part de gaîté, notre part du repas. C’était le jour du partage suprême; le dernier jour où nous avons tous été réunis dans la joie. C’était comme les derniers beaux jours de l’automne : on profite des derniers rayons de soleil parce qu’on sait que le froid de l’hiver viendra bientôt glacer et endormir toute vie. On chantait, on riait, mais déjà un goût doux18


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amer montait au fond de notre gorge : «Ma petite sœur chérie, tu es là et ailleurs; je te touche mais tu t’en vas; tu es ici et déjà un peu là-bas; la maladie te tient et elle gagnera!» Elle est revenue en force, la vilaine «bête». Depuis ce mercredi 25 mai, les crises de douleur ont repris de plus belle et le dimanche 29, Xavier a dû appeler son médecin traitant. Laurence vomissait tout; ses derniers résultats sanguins reflétaient une forte anémie. J’ai interpellé le docteur sur l’opportunité d’une hospitalisation ou plutôt d’une entrée dans un centre de soins palliatifs. Le docteur a décidé l’hospitalisation. Il a fortement défendu sa position, prétextant que Laurence devait subir d’autres examens. J’avais surtout la sensation qu’il avait peur de ce qui aurait pu arriver et qu’il préférait ne pas avoir à décider lui-même, ni à annoncer à Laurence que les choses ne se passaient pas comme prévu. Nous avions commencé la descente vers la fin. Laurence semblait perdue. Elle ne comprenait pas l’échange que j’avais eu avec le médecin mais elle savait mieux que nous que l’instant était grave. Elle m’a interrogée : «Je vais mourir ?» J’ai tenté de la rassurer, de lui expliquer mon point de vue : «Je voudrais que tu aies les meilleurs soins, Laurence. Je ne sais pas si c’est à l’hôpital que tu les recevras.» Pendant que je la lavais, elle m’a dit : «Je crois que le Docteur ne croit plus en ma guérison.» Cela m’a beaucoup surprise qu’elle ait perçu cela 19


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car le docteur a tout fait pour lui faire penser le contraire. Toute l’après-midi, à l’hôpital, elle était habitée d’une profonde tristesse. Elle ne parlait pas, elle nous regardait tristement. Elle a dit : «Vous avez de la chance!» Elle avait pris conscience, sans pouvoir encore l’exprimer, de la vérité intime de son destin. Qu’y avait-il à dire ? Il y avait à hurler! A crier : «Pourquoi ?» A se révolter contre cette injustice! Elle avait encore tant de choses à vivre, tant de fruits à cueillir! Elle a choisi le silence. Et c’était si fort, si douloureux ce silence…! Il disait mieux que toutes les paroles du monde le poids qui écrasait nos cœurs. J’ai passé la nuit auprès d’elle. Malgré les calmants, le somnifère, elle n’a pas dormi. Sans cesse, elle s’est levée pour uriner. Une agitation intérieure la secouait. Elle a compris le grand mystère de la vie qui passe, de la mort qui approche. Cette vérité effrayante, repoussante, l’étouffait, faisait éclater son cœur en mille morceaux. Moi, j’étais là, témoin silencieux de cette tempête invisible. J’avais mal de voir «ce petit oiseau fragile» entre les griffes de ce cancer qui allait l’emporter. C’était trop dur! Elle a quitté l’hôpital avec un masque de tristesse infinie, dans un silence pesant, avec un regard qui voit au-delà de nous-mêmes, un regard qui nous disait qu’elle savait et qu’il n’y avait rien à dire. 20


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A ce moment, nous étions là pour l’aimer, pour l’accompagner sur ce chemin qu’elle devait faire toute seule car c’était le chemin de son destin! Ce mercredi 2 juin, quand je suis arrivée près de sa maison, ma sœur Marie-Ange m’attendait dans la rue pour m’intercepter. Il fallait amener les enfants chez leur grand-mère; Laurence était aveugle depuis le matin et elle vomissait sans arrêt. Le docteur était auprès d’elle avec Martine C. Il pensait à une hémorragie cérébrale qui pouvait comprimer une partie du cerveau ou à une métastase qui aurait envahi le cerveau. Il avait fait une injection de cortisone et proposait qu’on la conduise au centre de soins palliatifs si après son passage, vers dix-sept heures, la situation ne s’était pas améliorée. Quand j’ai vu Laurence, je ne pouvais pas parler tellement l’émotion m’étreignait. Elle qui n’avait jamais aimé le noir, voilà qu’elle se trouvait enfermée dans son corps, dans le noir le plus complet. «Dieu, n’a-t-elle pas assez souffert ? Sa croix n’était-elle pas déjà assez lourde ?» Laurence ne comprenait pas pourquoi il fallait attendre jusque dix-sept heures. Elle voulait qu’on la prenne en charge tout de suite, elle voulait retrouver la vue. Nous lui avons bien fait comprendre que personne ne pouvait lui promettre cela mais qu’on ferait tout ce qui était possible. Nous avons accompagné Laurence au centre. Xavier conduisait et Marie-Ange et moi entou21


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rions Laurence. Pour la rassurer, nous lui décrivions tout ce qui défilait sur notre route. Avec beaucoup de chaleur, l’équipe du centre nous a accueillis. On a installé ma sœur dans une belle chambre en la rassurant du mieux que l’on pouvait. Elle avait très mal à la tête, on lui a fait une injection de novalgine. Pendant quelques heures, elle a dormi plus ou moins paisiblement. Elle était agitée de mouvements impulsifs des jambes et des bras. Nous étions tous auprès d’elle. Elle s’est levée plusieurs fois pour aller aux toilettes et elle a commencé à s’agiter. Elle voulait savoir quand l’ophtalmologue viendrait la visiter. Vers dix-neuf heures, j’ai dit que j’allais partir car on avait prévu que Xavier passerait la nuit près d’elle. Elle m’a dit : «Tu pars déjà ?» J’ai répondu : «Tu veux que je reste ?» A ce moment, j’étais tout près d’elle, je lui tenais la main. Elle m’a dit : «J’ai peur, Adela, appelle l’infirmière.» L’infirmière était à peine arrivée que Laurence est entrée dans une violente crise d’épilepsie. C’était affreux! Nous étions là, impuissants devant cette souffrance! Que devrait-elle encore subir ? A suivi un moment d’intense angoisse. Laurence ne pouvait pas s’abandonner au sommeil. Elle voulait parler, mais nous ne la comprenions pas. Elle se redressait, se recouchait… 22


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Finalement, le docteur F. est venue lui parler. «Tu as peur de ne plus te réveiller, Laurence ?» — Oui. — Ce ne sera pas pour cette nuit, tu peux dormir tranquille.» Alors, je lui ai dit que j’allais rester avec Xavier et que nous monterions la garde sur son sommeil, à tour de rôle. Quand Marie-Ange est venue lui dire au revoir, elle a levé la main et agité la tête en fronçant les sourcils. Je lui ai dit que Marie-Ange resterait et elle s’est apaisée de nouveau. Finalement, papa, maman, Xavier, Marie-Ange et moi sommes restés près d’elle car personne ne pouvait prévoir la suite des événements. Au matin, Laurence était sereine. Elle avait un peu oublié les souffrances de la veille et la qualité de l’attention qu’on lui portait avait ramené un certain bien-être. Ce 3 juin restera une des journées les plus importantes pour nous, car Laurence nous a livré son «testament». Ce jour-là, malgré sa peine immense, elle a été capable de parler parce que l’échéance de sa mort n’était pas immédiate, elle le sentait bien. Ses amis, Martine et Philippe sont venus la voir. Martine a voulu «parler à l’oreille» de Laurence qui m’a demandé de rester près d’elle. Je voudrais ici, relater le plus fidèlement possible ce qui a été échangé durant cette journée. Martine : «Laurence, je suis venue te demander pardon. Je t’avais promis que je ne te 23


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mentirais pas, pourtant, je ne t’ai pas dit la vérité sur ton état. Je n’en avais jamais eu le courage. Aujourd’hui, je suis venue te donner la permission de partir.» Laurence s’est dressée sur son lit d’un seul coup : «Adela, est-ce vrai que je vais partir ?» Je l’ai serrée dans mes bras et j’ai exprimé pour la première fois cette réalité que nous partagions tous dans le silence : «Oui Laurence, tu vas partir. Peut-être pas aujourd’hui, ni demain. Tu as peutêtre encore de beaux jours devant toi. Personne ne sait quand tu vas partir, mais tu vas partir!» Quand le Docteur est venue la voir, elle lui a dit : «Je veux être sûre d’être vraiment morte. Je ne veux pas souffrir.» Je lui ai demandé si elle avait quelque chose d’important à dire pour ses enfants. «Mes enfants, je les aime plus que tout au monde.» Pour tous, elle a dit : «Ceux que j’ai aimés, je les ai vraiment aimés!» Ses enfants sont venus la voir et le Docteur F. les a accompagnés avec Xavier. Ils ont eu un entretien intime et le docteur a essayé de préparer les enfants à ce qui les attendait. Personne n’a fait de commentaire. Les garçons se sont lancés dans des jeux dès qu’ils ont quitté la chambre. L’être humain a des ressources infinies pour s’adapter et affronter les dures réalités de l’existence. Les enfants ne savent pas dire leur peine ou leur angoisse. Ils se jettent à corps perdu derrière un ballon et ils shootent de toutes leurs 24


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forces. C’est une sagesse spontanée qui leur permet de survivre à ce présent trop dur pour eux. Un peu plus tard, elle m’a dit : «Adela, ce n’est pas encore pour aujourd’hui ? J’ai encore quelques jours. Pourquoi tout le monde vient ? — C’est parce que quand les moments sont comptés, ils sont précieux et on veut te voir le plus possible.» Dans l’après-midi, elle nous a demandé de la guider dans le couloir. Elle s’arrêtait par moments, elle pensait apercevoir des choses. Elle a souri par deux fois lorsque les infirmières ont confirmé que ce qu’elle disait voir était exact. Elle a dit à papa : «Je voudrais voir pour pouvoir dire au revoir à tout le monde.» Le soir, elle a exprimé pour chacun de nous ce qu’elle ressentait au fond d’elle-même. «C’est dur de savoir que l’on ne va pas voir grandir sa petite fille! Il faudra m’apporter des vêtements convenables. On ne sait jamais, si je suis mieux, je pourrais m’habiller. Il me reste peut-être encore quelques beaux jours ? Pourquoi vous ne m’avez pas amenée ici tout de suite ? Je n’aurais peut-être pas souffert pour rien.» Elle venait à peine d’assimiler la réalité de son état que déjà elle se forgeait de nouveaux espoirs. Délivrée momentanément de la douleur grâce aux traitements palliatifs, elle rêvait de lendemains ensoleillés. 25


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Elle nous disait : «Si je pouvais tenir au moins un an comme ça…! Je pourrais voir grandir ma fille un peu!» Un instant après, l’angoisse reprenait le dessus : «Mais maintenant, vous n’allez pas me laisser ici ? Vous allez me soigner jusqu’au bout ?» Maintenant, je m’interroge sur ces questions : avait-elle compris qu’elle se trouvait dans une unité de soins palliatifs et craignait-elle qu’on abandonne le combat ? Ou avait-elle seulement peur qu’on arrête de l’accompagner ? Bien sûr, nous aurions fait tout ce qui était possible pour continuer à la soigner. Nous étions prêts à entrer par toutes les portes qui ouvraient sur un peu d’espoir, mais pas à n’importe quel prix! Bien sûr, nous resterions présents, jour après jour, le temps qu’il faudrait pour l’accompagner dans son combat. Mais y avait-il un combat possible ? En tous cas, on ne pouvait pas se battre à armes égales. L’adversaire était beaucoup trop fort! On pouvait, un instant rêver qu’on vaincrait. Mais si vite, le monstre venait nous écraser de sa force dévastatrice! Que restait-il «au pauvre petit soldat» que son armure de courage pour oser simplement regarder le monstre bien en face et se présenter à lui debout ? Le seul combat qui nous restait possible était le combat pour la Vie; la vraie Vie jusqu’au bout, dans la relation constante de l’amour donné et reçu! Lorsque tout le monde est parti, elle a com26


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mencé à ressentir de fortes angoisses et à avoir des propos confus. Comme elle disait avoir froid, Xavier et moi avons voulu la recouvrir. Elle s’est agitée, nous disant que le plafond allait tomber sur elle, qu’elle ne pouvait rester là. L’infirmière lui a fait une injection et, peu à peu, elle s’est calmée. L’infirmière est restée à lui tenir la main, je lui tenais l’autre. Au bout d’un moment, elle a dit à l’infirmière : «Vous pouvez me laisser car vous avez d’autres occupations.» Comme elle ne lâchait pas ma main, l’infirmière a posé sa main sur la mienne en disant : «C’est de cela qu’elle a besoin.» Marie-Ange et moi avons rapproché les deux lits de la chambre et nous nous sommes couchées toutes les trois côte à côte, unies par les mains. Nous aurions voulu que toute notre force vitale passe en Laurence, qu’elle sente notre présence et que notre amour la soutienne. C’était si triste et en même temps unique, cette union de trois sœurs dans l’adversité. C’était l’union de notre enfance, quand nous n’étions que nous trois pour affronter nos peurs, cachées sous une couverture! Nous avons passé ainsi toute la nuit. Elle n’a pas quitté ma main et elle a dormi paisiblement. Toujours, nos cœurs et nos corps se souviendront de cette union dans la nuit! Quand la science et les mots ont atteint leur limite, il reste le langage de la tendresse, de la présence silencieuse et aimante; moments précieux, dépourvus 27


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d’artifice; moments d’intense vérité; moments de vie qui demeureront à jamais! Le 4 juin Au réveil, Laurence voyait et c’était un bonheur pour elle. Nous avons eu la chance de voir encore son visage éclairé d’un sourire lumineux. Elle a voulu faire sa toilette elle-même. Ses mouvements restaient lents et elle devait se concentrer très fort avant de pouvoir s’exprimer. Ses idées étaient très claires. Ensuite, elle s’est endormie un peu, jusqu’à l’arrivée du Père Gaston, le prêtre de sa paroisse. Alors, elle s’est dressée sur son lit en s’adressant à moi : «Je ne vais pas mourir maintenant, pourquoi le Père Gaston vient-il ?» Père Gaston a tenté de la rassurer : «Je suis venu voir ma petite fille.» Comprenant l’agitation extrême que sa visite provoquait, il est parti très vite. Laurence s’est assise sur les talons, signe chez elle d’une profonde angoisse. Marie-Ange a tenté de la ramener à la sérénité : «Ce n’est pas le Père Gaston qui est venu te voir, mais Gaston, ton ami.» Elle s’est un peu apaisée et s’est recouchée. Quand le Docteur R. est venue la saluer, elle a eu un beau sourire parce qu’elle l’a reconnue. Le docteur lui a parlé de l’évolution du traitement. Elle lui a bien fait comprendre qu’avoir retrouvé la vue pouvait ne pas être définitif, mais qu’on pouvait continuer la prise de cortisone puisque les résultats semblaient positifs. 28


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Alors Laurence a abordé avec le Docteur R. l’idée de son prochain départ. Elle était majestueuse de courage et de dignité dans son expression. C’était un instant solennel où elle nous livrait ses pensées les plus intimes. Laurence : «Vous vous rendez compte de tout ce que je dois laisser ?» Adela : «Laurence, tu nous donnes tout.» Laurence : «Et moi, qu’est-ce qu’il me reste ?» Adela : «Un passage que tu dois faire toute seule. Mais de l’autre côté, une nouvelle vie t’attend.» Laurence : «Mais je ne vous verrai plus.» Adela et Marie-Ange : «Tu nous verras autrement. Tu nous verras mieux que nous te verrons.» Marie-Ange : «Tu sais que je vois des choses le soir. Tu viendras me faire signe. Les présences que je sens le soir, je saurai que c’est ta présence.» Elle a voulu faire le tour du couloir, découvrir son environnement. Elle s’est assise sur le fauteuil dans le couloir et elle a pleuré. Docteur R. : «Je n’ai pas une très grande foi, mais je sais qu’il y a longtemps, un homme, qui n’avait aucune raison de mentir, a dit : “Là où je vais, vous serez vous aussi.”» Nous avions tant besoin de croire que notre relation d’amour ne pouvait pas s’arrêter, qu’elle passerait seulement de l’autre côté du miroir et que d’une manière ou d’une autre, son image continuerait à nous toucher! Chacun de nous lui a exprimé à sa manière la 29


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foi qu’il avait dans une vie qui se continue. Et tout ce que nous disions, nous le pensions vraiment. Espoirs ou illusions ? Espérer que Laurence ne nous quitterait pas vraiment, qu’on pourrait d’une autre manière poursuivre le chemin ensemble, c’était une force qui nous permettait d’avancer, de vivre cet instant sans éclater en mille morceaux. Paroles échangées pour nous confirmer que ce que nous vivions ne pouvait pas être absurde, qu’il y aurait un lendemain meilleur. Laurence : «En attendant, je suis encore là!…» Elle a dit cela avec un petit air espiègle qui nous a tous fait sourire. Elle a voulu manger avec nous et nous avons fait une grande table. C’était un moment de fête, une fleur qui jaillit au milieu du rocher. Nous mangions à trois. C’était le temps présent. Elle était avec nous; nous partagions le pain et l’eau, nous partagions la vie. Après la sieste, le Docteur F. est venue lui parler. Elle proposait, si l’amélioration se maintenait, de faire un scanner du cerveau le lundi suivant. Laurence : «Alors, j’ai encore une chance ? Je peux encore me battre ?» Comme il était difficile de maintenir le cap! Dire la vérité sans briser. La tentation du mensonge était brûlante. Cela aurait semblé plus facile, mais où cela nous aurait-il menés ? Non, Laurence, la bataille était perdue. Cet examen ne pouvait servir qu’à mieux cerner ce qui se passait dans ton cerveau. Il fallait se préparer avec lucidité pour les jours à venir. Après cette visite, Laurence a subi un nouvel 30


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assaut d’angoisses. Elle s’est remise à quatre pattes dans son lit. On sentait que tout tournait de nouveau dans sa tête. Comment pouvait-il en être autrement ? Savoir que l’on est condamné à mourir, qu’aucun recours n’est possible, que l’échéance est proche, de plus en plus proche!… Peut-on se résoudre à cela quand on a trentequatre ans et qu’on est mère de trois petits enfants à peine sortis de leur cocon douillet ? Il n’y avait rien à faire! Attendre seulement l’heure du départ!… Comment être assez fort pour marcher tête haute vers ce destin-là ? Malgré les angoisses qui l’envahissaient par moments, Laurence a marché, tenant tête à la mort, lui arrachant une seconde, le temps d’un souffle de plus. Elle n’a pas fait de grands discours, mais elle a regardé bien en face ce qu’elle aurait préféré nier. Et nous aussi, on aurait préféré nier cette sombre réalité. Mais il nous fallait emprunter ce chemin aride et aider notre chère Laurence à hisser les voiles pour voguer vers cet horizon inconnu où, paraît-il, «Dieu effacera toute larme de nos yeux». En attendant, la réalité était bien lourde à porter. Pourtant, Laurence n’a cessé de l’exprimer à tous ceux qui sont venus la voir ce jour-là. A maman : «Maman, je vais mourir. Je ne verrai plus mes enfants, je vais tout quitter.» Elle ne voulait pas qu’on la prenne dans nos bras. Ce jour-là, elle ne voulait pas être touchée. Comment garder toutes ses forces en se laissant toucher ? Il fallait qu’elle resserre son armure, 31


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qu’elle commence d’une certaine manière à se séparer de nous. Nous avions tant envie de la prendre contre notre cœur, de la bercer doucement, de lui dire tout notre amour, de la garder encore un instant! Mais elle avait commencé cette part de la route que l’on doit accomplir seul. Elle restait proche mais déjà elle avait commencé à s’éloigner et nous ne pouvions que respecter cette façon à elle d’avancer sur son chemin. Quand ses enfants sont venus, elle a beaucoup caressé et câliné Clara; avec les garçons, elle est restée plus distante. Je pense que pour elle, c’était la seule voie possible : comment partir en sentant son désir de rester à leur côté et leur besoin à eux de la garder ? Pour Clara, c’était plus facile, car Clara pourrait continuer à sourire dans les bras de son Abuela, de Mamijo et de ses titas. Alors, elle pouvait encore libérer ses flots de tendresse, sans se perdre dedans! Ses collègues de travail sont venus la voir. A Thierry, elle a dit : «C’est foutu, il n’y a plus rien à faire.» Et comme pour rendre dérisoire cette tragédie, elle est sortie de son lit en levant une jambe à la fois, à la manière des danseuses. Puis, elle a fait quelques grimaces pour nous faire rire. C’est le dernier moment qu’elle a partagé avec ses collègues. Après, elle a demandé que plus personne ne vienne la voir. Elle a réservé ses derniers moments à ses plus proches, à ses intimes. 32


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Le moment le plus dur s’est passé le soir. On prenait tous le café dans la chambre quand elle a commencé à pleurer. Adela : «Qu’est-ce qui se passe, Laurence ?» Laurence : «Je pense que plus jamais je ne verrai Xavier boire du café sur un parking d’autoroute comme lorsque nous allions en vacances. Tu sais Xavier, notre tasse de café, c’était important! J’aurais aimé partir en vacances cette année. J’ai des choses très importantes à dire à Xavier. J’ai beaucoup à lui dire!» Nous avons voulu les laisser seuls pour qu’ils puissent se parler dans l’intimité, mais elle a désiré que l’on reste. Xavier était assis sur le lit, le front contre le front de Laurence. Laurence : «Xavier, tu peux faire ce que tu veux. Aime les enfants, fais le mieux pour eux. Va voir les prostituées s’il le faut mais ne mets pas n’importe quelle femme dans la maison. Laisse les enfants dans un milieu sain où ils seront vraiment aimés.» Xavier : «Laurence, tu seras toujours dans mon cœur. Tu m’aideras à bien m’occuper des enfants. Tu me secoueras, si je ne fais pas ce qu’il faut, comme tu l’as toujours fait. Tu sais aussi que je ne suis pas seul. Toute la famille est là pour m’aider à veiller sur les enfants.» Il n’est jamais facile pour une maman de confier ses enfants à la garde et aux soins de quelqu’un d’autre, quelle qu’en soit la raison. Et il faut réaliser un acte de confiance total pour pouvoir s’en éloigner. Le cœur serré, elle leur dit au revoir, elle a pourtant la certitude de les re33


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trouver un peu plus tard. Mais Laurence partait pour un voyage sans retour! Nul ne pouvait mesurer l’inquiétude qui étreignait son cœur. Nos réponses n’avaient de valeur que par la sincérité qui habitait nos cœurs et en cela, elle avait toute confiance. Nous étions tous bouleversés au plus profond de nous-mêmes. Aucun mot ne pourra jamais rendre l’intensité de ce moment. Après cela, Laurence était épuisée; elle s’est endormie. Je me sentais exténuée aussi. Xavier, Pierre, Marie-Ange, Eric, Mickaël et Cécile sont allés discuter dans la grande salle. Je me suis couchée près de Laurence et j’ai somnolé en lui tenant la main. Elle a passé une nuit très agitée. Elle s’asseyait sur son lit, regardait tout autour; elle disait qu’elle cherchait sa place. Marie-Ange l’a veillée toute la nuit pendant que Xavier et moi nous dormions. Le 5 juin Durant cette journée, le visage de Laurence a été empreint d’une profonde tristesse, mais elle ne nous a rien dit de particulier. Tous ses gestes ont été des gestes de vie : elle s’est lavée seule, a mangé, a marché dans le couloir. Elle est venue nous rejoindre dans la petite salle où nous étions réunis pour la laisser dormir. Elle a pris un morceau de saucisson… Elle montrait à travers cela combien elle avait envie de vivre! Elle disputerait à la mort, même le temps d’un soupir! 34


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Le soir, les médecins ont augmenté la dose de somnifère pour qu’elle puisse s’endormir profondément. La dose était tellement forte que les effets se sont prolongés jusqu’à midi. Laurence avait bien dormi et elle est restée paisible dans ses rencontres avec chacun de nous. Le 8 juin Ce jour-là, elle devait se trouver à neuf heures à l’hôpital pour un scanner du cerveau. Nous avions demandé qu’elle passe très vite car l’attente sur des chaises en bois était pénible pour notre Laurence maintenant décharnée et couverte d’hématomes. Heureusement, on l’a fait passer dès son arrivée. Ensuite, nous sommes montés à l’hôpital de jour pour rencontrer le cancérologue. Ce fut un moment d’intense émotion car Laurence s’est entendue confirmer le verdict impitoyable. Pourtant, elle restait prête à tenter toutes les possibilités. Laurence : «Je ne veux pas qu’on m’abandonne. J’aurais voulu continuer les chimios.» Elle avait encore envie de combattre, même si les résultats étaient de continuer dans une vie de plus en plus limitée; mais continuer encore un peu! Au fond, Vivre, qu’est-ce que cela veut dire ? Il nous arrive parfois de penser : «Cela n’est pas une vie!» Mais finalement, tout dépend du projet personnel qu’on y met. Pour Laurence, voir grandir ses enfants, les accompagner encore un peu sur leur route, 35


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c’était un projet suffisamment fort pour lui donner la force d’aimer même cette vie-là! Le cancérologue : «Avec ce qui s’est passé dans votre cerveau, ce ne serait pas raisonnable de faire une chimio. Elle vous ferait plus de mal que de bien. Mais on ne vous abandonne pas. Si vous alliez mieux, on pourrait reparler de tout cela. Maintenant, il faut surtout maîtriser les symptômes pour vous donner un confort de vie. Que ressentez-vous après mes paroles ?» Le Docteur n’a pas voulu tuer l’espoir de Laurence; c’était déjà tellement difficile de lui parler ainsi! Mais elle ne s’est pas trompée sur la signification de ces paroles. Laurence : «Je sens que je vais mourir et que c’est dur!» Le cancérologue : «Vous pouvez encore avoir quelques bons jours. Profitez-en pleinement.» Laurence m’a regardée dans les yeux, dans un silence impressionnant qui séparait chacune des paroles prononcées dans ce bureau. Elle a regardé «jusqu’au fond de mon âme» pour «écouter» l’écho que les paroles du médecin faisaient en moi. Qui aurait pu mentir ? C’était le moment de la vérité vraie, mise à nu complètement. Il n’y aurait plus de traitement, il n’y avait plus d’espoir! Nos paroles n’étaient que de « maigres caresses » pour donner un peu de douceur au moment. Adela : «Maintenant Laurence, il faut vivre chaque jour qui te sera donné.» Vivre, partager tout l’amour qui nous habitait, s’imprégner l’une 36


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de l’autre, garder une image immortelle au fond de notre cœur. Il n’y avait rien d’autre à faire! Nous sommes rentrés au centre de soins palliatifs sans un mot. A présent, Laurence avait compris qu’elle se trouvait dans une unité de soins palliatifs. Nous avons parlé d’un éventuel retour à la maison. Ce jour-là, elle était trop épuisée pour envisager cela. Elle m’a demandé de rester pour la nuit avec Xavier car elle se sentait très angoissée. Laurence : «J’ai peur de redevenir aveugle.» Adela : «Tu as des signes qui te font penser à cela ?» Laurence : «Non, mais j’ai peur. Je sais que je vais mourir. Je le savais, c’était évident. C’est injuste! Je laisse trois enfants et un mari!» Elle n’a pas voulu qu’on s’approche. «Laisse-moi pleurer seule, Adela.» Quelle grandeur face à ce destin absurde! De tout mon cœur, j’ai supplié le Seigneur de rendre ses derniers jours plus doux. Que pouvons-nous faire sinon crier au ciel notre désespoir, notre peine immense ? Et le ciel semble sourd à nos appels! Nous sommes confrontés à la profondeur de notre impuissance. Un être cher s’en va, il souffre, il peine et nous ne pouvons rien faire, rien soulager. Nous n’avons que l’ardeur de notre amour, une présence silencieuse qui respecte le cheminement de celle qui doit accomplir son parcours. Recevoir comme un trésor ses paroles, être là avec le meilleur de nous-mêmes, prêts à donner tout ce qu’elle voudra bien prendre de nous et prêts à garder tout ce qu’elle voudra nous laisser. 37


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Accepter l’instant et pourtant ne rien vouloir de tout cela! Un seul choix nous reste : aimer jusqu’au bout, aimer par delà tout ce qui arrive, aimer, parce que cela seul a du sens, c’est une question de Vie! Le 9 juin Avant de rentrer chez elle, elle a répété au Docteur F. : «Je voudrais ne pas souffrir et que vous ne m’abandonniez pas. Je veux rester digne pour vivre avec mes enfants et mon mari et rester une bonne mère.» Chez elle, elle a repris les gestes de la vie. Elle a préparé les tartines d’Antoine et après le repas, elle s’est reposée sur la chaise longue. Le Docteur traitant est venu. Maintenant, chacun sait à quoi s’en tenir. Le dialogue est devenu vrai. Laurence était couverte d’un masque de tristesse. Elle nous gardait à distance. On sentait qu’elle devait rassembler toutes ses forces pour ne pas pleurer, pour tenir debout! Quel chemin de croix! Le 10 juin Dès son lever, elle a souhaité retourner au centre. Elle nous a dit que là-bas, elle se sentait plus en sécurité; que s’il lui arrivait «quelque chose», elle aimerait mieux être là-bas. De nouveaux signes faisaient penser que la maladie progressait de manière galopante. 38


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Laurence avait mal aux jambes. Elle a expliqué au Docteur que c’était comme si une partie de ses muscles était anesthésiée. Probablement que la tumeur comprimait des terminaisons nerveuses. Laurence comprenait le langage de son corps. Elle savait bien mieux que nous où elle en était, mais paradoxalement, elle agissait comme si rien n’était arrivé. Elle semblait nier totalement la réalité. On aurait cru qu’elle avait oublié nos échanges des jours précédents. Elle voulait qu’on reprenne un rendez-vous chez la gynécologue. Au début du traitement, il avait été décidé qu’elle reverrait Laurence dans le courant du mois de juin afin de préparer éventuellement une deuxième intervention pour la libérer de sa stomie. Tout le monde avait compris l’enjeu de ce rendezvous : si le traitement avait des résultats positifs, il y aurait opération; dans le cas contraire, on laisserait Laurence terminer sa vie avec sa stomie. Malgré les signes alarmants que lui lançait son corps, Laurence voulait encore espérer, se raccrocher à cette ultime possibilité : si le Docteur G. peut m’opérer, tout reste possible! A partir de ce moment, elle a choisi de garder le silence. C’était si dur pour nous tous de voir sa souffrance silencieuse dans son regard! C’était bien plus fort que tous les cris du monde! C’étaient les cris d’une âme tourmentée qui se dévoile dans un regard à la dérive. Comme nous étions impuissants! Nous étions là, spectateurs d’une souffrance physique et morale incommensurable. Que pouvions-nous dire 39


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ou faire ? Y avait-il un autre choix que le silence du veilleur aimant ? Nous étions maintenant à ce qui fut son dernier lundi. Cet après-midi-là, après son repos, elle m’a accompagnée jusqu’à la petite boutique du centre. Nous avons acheté une frangipane et nous l’avons partagée comme au temps de notre enfance. Moment de douceur et de tendresse dans la grisaille de nos jours. Un instant, notre complicité enfantine est revenue vers nous. Ma sœur m’a rappelé que c’était toujours elle qui mangeait le morceau avec la cerise. La frangipane que nous partagions en trois aux temps où nous nous gardions l’une l’autre pendant que nos parents travaillaient… Elle avait le goût du précieux; c’était chaque fois un moment de douceur arraché aux difficultés de la vie. Comment pouvoir encore manger une frangipane sans la partager en trois ? Cette chose si simple nous disait clairement combien Laurence nous manquerait à MarieAnge et à moi. Nous formions un tout à trois et il manquerait toujours «sa part». Profitant de ce moment d’intimité, j’ai voulu relancer le dialogue. Adela : «Laurence, tu ne parles pas beaucoup. Pourtant tu as toujours été une grande bavarde. Mais au fond, de toi-même, tu n’as jamais dit grand chose. Pour le moment, tu nous parles si peu, pourquoi ?» Laurence : «C’est parce que je n’ai pas toujours les idées claires.» 40


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Je lui ai dit que nous étions là pour l’écouter, qu’elle ne devait pas tout garder pour elle mais qu’elle devait partager avec nous ses sentiments profonds, quels qu’ils soient. Le Docteur F. (Marie) est venue donner les résultats de sa dernière prise de sang. Bien sûr, ils n’étaient pas bons! Laurence : «Elle n’est pas plus mauvaise que celle d’avant ?» Dr F. : «Oui, elle est plus mauvaise. On voit des signes qui montrent que la maladie progresse.» Laurence : «Alors que dois-je faire pour le Docteur G. ? Dois-je y retourner ?» Dr F. : «Non, Laurence…» Laurence : «Alors, je ne serai pas réopérée ?» Dr F. : «Non Laurence, on ne peut plus te réopérer.» Laurence : «Alors, combien de temps… ?» Dr F. : «Ce ne seront pas des mois et des mois. On ne peut pas dire avec exactitude car cela dépend de chaque individu. Tu as beaucoup de vitalité, mais cela ne durera pas des mois et des mois. Tu le savais Laurence ? Tes douleurs dans les jambes, tu savais que c’était ta maladie ?» Laurence : «Oui! Surtout, je ne veux pas souffrir! J’ai peur de souffrir!» Dr F. : «Tu sais qu’on s’est engagé à tout faire pour cela et à ne pas t’abandonner. Ta famille sera toujours là pour t’accompagner.» Tout cet échange a été ponctué par des moments de silence, intenses d’émotion. Laurence était mise une nouvelle fois devant l’évidence de 41


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sa mort prochaine. Mais cette fois, elle se faisait proche, tellement proche! Dans cette chambre où nous étions tous accablés de peine, on pouvait déjà la palper. Elle était dans ce corps décharné, couvert d’hématomes, douloureux de toutes parts. Laurence s’est tournée vers moi. Marie : «Tu regardes Adela, pourquoi ?» Laurence : «Elle sait maintenant pourquoi je ne parle pas!» C’était peut-être ce choix-là le seul possible pour elle. Moi, j’avais envie de hurler, de crier face à cette injustice : «Pourquoi cet arbre vert que l’on coupe déjà ? Ce fruit à peine mûri que l’on croque déjà ? Elle n’a pas été stérile, cette vigne, pour qu’on la coupe et qu’on la brûle! C’était une jeune vigne. Elle avait encore son meilleur fruit à donner et voilà que la maladie sournoise est venue l’envahir. Tel un ver, elle la ronge et la laisse vide. Seul un souffle l’habite; un souffle léger et fragile, prêt à s’envoler vers d’autres cieux. Nous ne pouvons rien faire pour la retenir, elle nous est enlevée. Et nos cœurs sont lourds de chagrin, chargés de révolte. Qu’est-ce qui pourra adoucir les jours qui viennent ? Mais les jours ne se sont pas adoucis. Les symptômes ne cessaient de s’aggraver. La nuit, elle n’arrivait pas à dormir et ses douleurs devenaient si diffuses qu’il était difficile de les maîtriser. Ce mardi 15, elle a vu ses enfants pour la dernière fois. Ils ont eu un entretien intime avec le Docteur F. 42


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Laurence a essayé de leur dire qu’elle ne rentrerait plus à la maison. Antoine a pleuré, Mathias a eu l’air de passer cela sous silence. Ont-ils pu prendre la mesure de ce qui allait arriver ? Pour le moment, leur maman était encore là. Ils pouvaient la voir, la toucher, être regardés… Le temps de l’absence ne se mesure que lorsqu’on y est. Les enfants peuvent mieux que personne vivre le présent et c’est ce qu’ils faisaient. Très vite, ils sont partis jouer au football. Taper sur un ballon de toutes leurs forces, leur permettait de sortir toutes les angoisses qui habitaient leur petit cœur inquiet. Le temps des larmes viendrait après. Laurence savait que c’était leur dernière rencontre. Le soir elle a pleuré : Laurence : «Je ne verrai plus mes enfants, je vais mourir.» Quand l’infirmière de l’après-midi est venue lui dire «à vendredi», elle s’est tournée vers moi et elle a dit : « Elle me dit «à vendredi», quel jour sommes-nous ? Adela : «Mardi, Laurence.» Laurence : «Et elle me dit à vendredi…» Elle a dit cela en nous faisant comprendre qu’elle ne serait peut-être plus là. Dans son corps amoindri, perdant à chaque instant de ses forces, Laurence sentait le moment approcher. Elle avait commencé la dernière étape de son parcours et même si elle n’était pas prête, elle s’abandonnait aux détours de ce chemin de vie et de mort. Vie et mort se côtoyaient sans cesse dans 43


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cette chambre : vie, dans l’amour partagé, les gestes du quotidien sans cesse renouvelés; mort dans les signes qui révélaient l’avancée implacable de cette vilaine maladie. Nous avons tenté de blaguer; elle nous a arrêtés. Laurence : «Je n’aime pas les blagues.» Adela : «Pourtant, tu aimais bien blaguer avec nous.» Laurence : «Oui, mais maintenant, je n’aime pas. Bientôt, je ne blaguerai plus.» Quand Pierre et Eric lui ont dit «à demain», elle n’a pas répondu. Qui connaît demain ? Demain a commencé par un blocage des reins. La montée de l’urée dans le cerveau se manifestait par un état d’agitation et des divagations. Laurence avait perdu pied avec la réalité. Il était possible qu’elle entre dans le coma. Tout le monde s’est réuni à son chevet, guettant les signes d’éveil, espérant pouvoir encore échanger un peu de notre amour. Fidèles à notre promesse, nous étions là. «Non Laurence, nous ne t’abandonnerons pas!» Je glisse ici une page que j’ai écrite pour elle ce jour-là : Mercredi 16 juin Quand je te regarde, Je me demande où sont tes pensées maintenant ? Elles ont gardé tout leur mystère. 44


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Tu nous parlais beaucoup, mais de toi, que nous as-tu dit ? Tu pars et tu nous laisses plein de questions. «J’ai peur!» Cette parole est revenue si souvent dans ta bouche tout au long de cette maladie. Dans les contes, il y a toujours un vilain loup, une vilaine sorcière… qui fait peur. Mais à la fin, le héros est toujours sauvé. Un jour, un vilain monstre a envahi tes entrailles, mais nous n’avons rien pu faire pour l’éloigner de toi et l’empêcher de te dévorer. Nous t’avons entourée d’une chaîne d’amour. Nous avons cru de toutes nos forces qu’elle pourrait combattre le maléfice. Mais notre amour n’a pas suffi. Insidieuse, la bête a gagné du terrain. Elle a envahi ton corps entier. Elle t’a consumée. Et pourtant, aujourd’hui, j’ose encore te regarder et t’aimer. Ce que la bête a dévoré, c’est ton enveloppe, une écorce qui se vide. Mais toi Laurence, tu es toujours là, audelà de nos regards et pourtant si près de nos cœurs. Tu seras celle qui fermera la chaîne de notre amour et tout continuera. Tu seras dans nos pensées, dans nos regards. Tu seras la flamme qui nous guidera dans la nuit de notre deuil. 45


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Car nous sommes tristes, et il sera long notre chemin de larmes parce que tu comptes tellement pour nous! Et nos yeux ne peuvent se résoudre à ne plus regarder ton beau visage, nos mains voudraient encore prendre les tiennes, et que ce serait bon de rire encore ensemble, de chanter en trio, de danser à tout fendre! Il nous reste les souvenirs, des images de toi, des œuvres de tes mains, tes chers enfants! Il nous reste la mémoire de tout notre passé et l’espoir d’un avenir certain, où réunis enfin, nous poursuivrons le chemin.» A partir de ce moment, nous n’avons plus quitté le chevet de Laurence, alternant veilles et repos. Contre toute attente, ses reins se sont remis à fonctionner et Laurence a retrouvé sa lucidité. Elle était très affaiblie et malgré les doses massives de calmant, tout son corps était douloureux. Malgré cela, elle voulait se lever pour uriner, elle voulait prendre elle-même son verre pour boire. La petite étincelle de vie qui subsistait en elle voulait se manifester à tout prix. Elle souriait encore aux infirmières et au docteur; elle les remerciait de leurs soins attentifs. Avec nous, c’était la tristesse. Le moment de se quitter était tellement proche! Larguer les amarres, s’éloigner du rivage connu, ne plus voir les visages aimés… il n’y avait vraiment plus de quoi sourire. 46


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D’heure en heure, nous avons vu ses forces décroître et le mal gagner du terrain. Il était devenu impossible de lui injecter quoi que ce soit car toutes ses veines éclataient. Le Docteur R. a demandé à son mari, anesthésiste, de leur venir en aide. La souffrance de Laurence devenait intolérable! Il est venu, a trouvé une bonne veine et on a pu administrer à Laurence les doses nécessaires pour calmer sa douleur. Doucement, elle est entrée dans le coma. Cela pouvait sembler apaisant de la regarder ainsi, tranquille sur son lit. Une immense douleur a jailli en moi, je pensais : «Ton corps est devenu ton cercueil. Tu ne voulais pas être enfermée dans une boîte, mais te voilà prisonnière de ton propre corps, incapable de communiquer, de manifester tes peurs, tes angoisses, ta révolte!» J’étais certaine d’une chose : Laurence était toujours vivante, présente à nous et au monde qu’elle n’avait pas encore quitté. Puisqu’elle transpirait, respirait, urinait, pourquoi devions-nous penser qu’elle ne sentait plus rien ? Qui pourra nous dire les images qui habitaient son âme ? Ce qu’elle entendait, ce qu’elle pensait, ses sentiments emprisonnés ? Pendant les premières heures de son «endormissement», elle nous a paru paisible. Sa respiration était régulière, ponctuée d’un petit bruit mécanique à intervalles réguliers. Nous étions tous près d’elle; nous savions que les heures étaient comptées. 47


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Vers vingt-deux heures, ce vendredi 18 juin, ma man est allée avec Xavier choisir les vêtements qu’on lui mettrait pour son grand voyage. Le docteur pensait que ce ne serait pas très long. Mais Laurence avait décidé de livrer une dernière bataille. C’est vers quatre heures du matin qu’elle s’est manifestée pour la première fois : c’était une plainte profonde, le gémissement d’un enfant qui a mal mais qui n’a plus la force de pleurer. Et j’ai essuyé sa première larme! A partir de cette heure-là, ces moments de «détresse» sont survenus plusieurs fois. Je sentais sa peur, son angoisse, sa douleur, le poids de tout ce qu’elle devait quitter. Nous la touchions, nous lui parlions. J’ai tenté avec mes faibles mots de l’aider à trouver la paix, de l’aider à lâcher prise, car c’était là le seul choix qui lui restait. Elle devait se jeter dans l’inconnu, se laisser porter par le courant, se détacher du rivage où tous ceux qu’elle aimait resteraient, aborder seule cette traversée qui reste pour chacun de nous unique et mystérieuse. Le matin, les infirmières l’ont lavée une dernière fois avec tout le respect qu’elles lui avaient manifesté depuis le début. Elles ont parfumé l’eau parce qu’elle aimait sentir bon, ont découpé ses vêtements pour la déranger le moins possible, lui ont lavé les dents car elle aimait tant être fraîche. Jusqu’au bout et même après, elle est restée Laurence, une personne à soigner et à aimer. Papa est arrivé dans la chambre, il a voulu embrasser sa petite Laurence. Alors, pour la der48


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nière fois, elle a pleuré; un frisson parcourait son bras droit que je caressais. Dans un dernier geste de vie, elle a serré les dents comme pour retenir ce dernier souffle, pour rester encore un instant accrochée au rivage! «Petite Laurence, tu voulais retenir la vie, ta volonté n’a pas suffi. A bout de force, tu as dû te laisser partir.» Nous avons eu si mal et j’ai encore mal aujourd’hui en écrivant ces lignes, mais jamais je n’oublierai la force de son combat. Il était onze heures cinq d’un samedi radieux. Elle est passée de l’autre côté sous le soleil, dans la lumière qu’elle aimait tant. Nous espérons, j’espère de toute mon âme, que c’est dans cette lumière qu’elle vit maintenant, qu’elle est belle et radieuse sa nouvelle vie. Elle était venue en ce monde un 19 décembre, s’était mariée un 19 septembre et nous a quittés un 19 juin. Hasard ? Que de questions resteront sans réponse! Pour nous, c’est la route qui continue, sans elle, et cela fait une peine immense. Tant de jours ont passé et notre peine demeure. Nous pouvons espérer des retrouvailles, une fête sans fin dans le pays de la lumière. En attendant, nous vivons l’absence et le silence, le manque de son rire, de son ardeur. Il restera toujours un morceau de frangipane que personne ne viendra manger… Que dire ? Nous avons mal, c’était injuste, c’est notre vie! 49


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Comment justifier la mort d’une personne jeune, qui avait encore tant à accomplir ? Un jour, je pensais que les fruits d’un arbre ne sont pas tous mûrs au même moment. Peut-être que Laurence était arrivée à la pleine maturité de ce qu’elle pouvait donner. Comme un fruit mûr, elle a craqué pour libérer la nouvelle vie qui était en elle. Mais nous nous n’étions pas prêts. Nous aurions voulu la garder accrochée à notre arbre, belle et douce à regarder, tendre à toucher. On nous l’a enlevée et nos cœurs pleurent et crient : «C’est trop tôt!» * Je voudrais terminer par un hommage à l’équipe des soins palliatifs qui s’est occupée de ma sœur. Quand nous sommes arrivés dans ce service, nous sommes entrés chez des amis. On nous a pris la main, on nous a guidés, on nous a consolés. J’y ai appris la valeur de l’être, le respect dû à toute personne quel que soit l’état physique ou mental dans lequel elle se trouve. J’ai vu ces femmes soigner avec tendresse ma petite sœur souffrante, éclairer de leur joyeuse présence le chemin obscur qu’elle devait traverser. Elles nous ont donné les clefs de la vérité qui libère et permet de se regarder dans les yeux : savoir dire le vrai sans blesser, sans briser. Elles ont fait place à Laurence avec tout son environnement affectif. Elles ont ouvert leur 50


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porte à notre grande famille, mettant à notre disposition une pièce pour nous réunir et alterner les temps de veille et de repos. Elles étaient là pour notre sœur souffrante, mais aussi pour le grand groupe en souffrance que nous formions. Grâce à elles, nous avons pu accompagner Laurence et lui dire le prix qu’elle avait pour nous. Et Laurence a pu nous dire toutes ces choses qui étaient en elle et qu’elle a osé nous partager. Elles nous ont accompagnés dans notre désolation avec discrétion, compétence et amour. Jamais elles n’ont parlé de Dieu, des sacrements, mais c’est bien là que j’ai vu l’Evangile le plus authentiquement vécu. Je voudrais les remercier et leur redire ma reconnaissance éternelle pour ce qu’elles nous ont donné. Cuesmes, le 19 janvier 2001

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Deuxième partie

Trois sœurs, un seul cœur


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Nous avons perdu une sœur, nous avons perdu une part de nous-mêmes! Pour comprendre à quel point ce que je dis est juste, il faudrait revenir en arrière, au temps de notre arrivée en Belgique, pénétrer un peu dans l’intimité de notre enfance; vous verrez alors comment trois petites filles ont uni leur cœur pour faire face à l’adversité et trouver leur part de bonheur. Cette complicité, tissée au fil de longs moments d’intimité, a fait de nous un trio inséparable et a fait naître un lien d’amour si profond qu’il demeure encore aujourd’hui et pour l’éternité. Nous sommes arrivées en Belgique un 19 mars 1964. Nous avions laissé au loin la lumière et le bleu éclatant du ciel andalou, les couleurs chaudes, les chants et les rires légers, la tendresse de notre grand-mère maternelle. Ma sœur Marie-Ange, maman et moi avions fait un interminable voyage en train depuis Séville jusqu’à Paris où papa nous attendait. A une époque où les voyages n’étaient pas chose courante pour le commun des mortels, cela représentait une véritable aventure. Aucune de nous ne savait un mot de français, maman ne savait ni lire ni écrire, Marie-Ange avait quatre ans et j’en avais huit. Ma grand-mère chérie nous a accompagnées jusqu’à Madrid, lieu de notre première escale; lieu de notre premier déchirement lorsque nous 55


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avons vu la petite silhouette noire de notre grand-mère s’éloigner tandis que le train prenait la direction de Irún, étape suivante de notre périple. Nous étions ébranlées par les larmes de notre maman, mais nos jeunes cœurs d’enfants viraient comme le tournesol se tourne vers le soleil; déjà nous pensions à papa qui nous attendait et nous imaginions un pays riche et généreux où tout ne pouvait être que bien puisque papa nous y faisait venir. A Paris, malgré nos manteaux d’hiver (venant d’Andalousie!), le froid nous a saisies. A peine débarquées, nous devions faire face à l’hostilité du climat. Pourtant, en parcourant les derniers kilomètres qui nous amenaient jusqu’à Ghlin, je découvrais un paysage magique. Dans le jour naissant, les maisons, les jardins, les trottoirs recouverts d’un doux manteau blanc me donnaient l’impression d’entrer dans un rêve. Je voyais la neige pour la première fois et je pensais que c’était très beau! Mais la neige du mois de mars fond aux premiers rayons du soleil et très vite le «velours blanc» s’emplit de taches; la boue envahissait tout et la grisaille remplaçait la blancheur de ce premier matin. J’étais ainsi plongée dans un environnement triste et froid autant pour notre corps que pour notre cœur. Ne comprenant pas un seul mot, les gens autour de nous, nous apparaissaient aussi hostiles que les lieux et le climat. Où étaient la lumière, les conversations animées entre voisins, les retrouvailles journalières 56


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avec mes cousins dans la chaleureuse maison de ma grand-mère ? Ici, les gens se saluaient à peine, les rues semblaient désertes, les portes et les volets fermés à cause du mauvais temps, la nuit tombée si tôt! Peu de gens nous avaient fait un signe d’accueil. Il y a eu mon institutrice de troisième primaire à l’école communale de Ghlin qui est venue, dès le premier soir où j’ai suivi les cours, proposer à mes parents de me prendre en charge après quatre heures pour m’apprendre le français. C’est à elle que je dois d’avoir si vite et si bien appris le français, c’est elle et son mari qui sont devenus nos premiers amis en Belgique. Ils nous ont aidés à trouver un logement, ont contribué à notre installation car nous n’avions rien que nos effets personnels; ils sont devenus les parrain et marraine de Laurence dont ils ont choisi le nom. Il y a eu Prudence, une espagnole plus âgée qui habitait en Belgique depuis de nombreuses années. Elle est devenue notre grand-mère d’adoption. Elle a été un point de repère pour nous dans ce pays étranger. En dehors de ces personnes, le monde nous apparaissait hostile et fermé. Nous avons fermé notre porte pour garder la chaleur qui était en nous, nous avons fermé le cercle pour alimenter notre feu intérieur au souffle de chacun. C’est dans cette intimité que Laurence est née, le 19 décembre de cette même année. Nous habitions une petite maison de quatre pièces à la 57


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rue du Moulineau. L’humidité montait de tous les murs, aussi, nous nous étions réfugiés dans la pièce la plus salubre que nos parents chauffaient jour et nuit. Papa avait installé un petit lit d’un mètre vingt pour eux près de la cheminée, pour Marie-Ange, on regroupait les deux fauteuils du salon face à face et je dormais sur le divan. Un matin, papa nous a réveillées en nous annonçant que maman était allée «chercher» une petite sœur. Nous baignions dans une telle naïveté que nous n’avions pas remarqué que le ventre de maman s’était arrondi et qu’une vie s’y était préparée en silence. Laurence était l’enfant des retrouvailles, fruit de la rencontre d’amour de mes parents au soir de notre arrivée le 19 mars après une séparation de plusieurs mois. Laurence portait en elle toute la peine de maman qui pleurait l’éloignement de ses parents, son déracinement sur une terre étrangère; elle portait tout l’espoir d’une vie nouvelle où tout était à découvrir. Mais cet espoir était empreint d’angoisses car tout était «peurs» pour maman :peur de ne pas comprendre, d’être incompris; peur de déranger, d’être agressés, rejetés. Pour tout cela, nos parents nous gardaient à distance de ce monde méconnu. Marie-Ange et moi avions connu l’ouverture sans limites de l’Andalousie, les maisons aux patios communautaires où petits et grands se regroupaient pour de longues soirées, les portes ouvertes à toute heure, les enfants qui passaient 58


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d’une maison à l’autre sans aucune crainte ni contrainte, la liberté des mouvements dans des vêtements légers, les courses pieds nus, les bains dans le patio avec l’eau chauffée au soleil, l’accueil familier dès qu’on passait le seuil… Nous avions eu la chance de grandir ainsi, portées non seulement par nos parents mais aussi par une famille large, étendant ses bras jusqu’à l’infini de nos horizons enfantins. Laurence a d’abord connu les bras de sa maman. Pour maman, Laurence était le soleil, le trésor de sa vie. Elle l’a comblée de toute son attention, baignée dans l’océan de sa tendresse. Marie-Ange et moi allions à l’école, Laurence restait pour recevoir sans fin les sentiments mêlés du cœur de notre maman trop seule dans un monde dans lequel elle ne trouvait pas sa place. A toutes les peurs qu’il fallait affronter, venait s’ajouter l’inquiétude du lendemain. Certains jours, mes parents n’avaient pas de quoi payer notre «pain quotidien». Ces angoisses, Laurence les ressentait plus que quiconque, elle qui se trouvait si près du sein de notre mère. Dès que l’occasion s’est présentée, maman s’est mise à travailler. Elle faisait des ménages et au début, elle prenait Laurence avec elle. Dans une ancienne poussette, maman emmenait Laurence partout où on l’appelait pour travailler. C’est au courage exemplaire de nos parents que nous devons notre situation actuelle dans la société belge. Papa travaillait à l’usine et faisait souvent 59


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double pause, c’est-à-dire qu’il commençait à six heures du matin et ne rentrait à la maison qu’à vingt-trois heures. Maman se faisait connaître par la qualité de son travail et on venait de plus en plus souvent lui demander de nettoyer des maisons. Elle a fini par avoir du travail pour chaque jour et bien sûr cela devenait difficile avec un petit enfant qui avait besoin de s’ébattre et de jouer. Maman ne connaissait personne qui aurait pu s’occuper de Laurence et comme elle était très avancée, on a accepté de la prendre à l’école communale de Ghlin. Laurence n’avait que dix-sept mois quand maman l’a laissée à l’école pour la première fois. Pour cette petite fille, presque un bébé, qui n’avait jamais connu d’autres bras que ceux de maman, ce premier jour d’école fut un jour d’enfer. L’institutrice ne savait que faire pour arrêter ses pleurs. Elle nous a appelées au secours Marie-Ange et moi, mais Laurence restait inconsolable. Pendant un mois, le même scénario s’est répété, puis, enfin, elle s’est résolue et s’est fondue dans la trame scolaire. Aux premières vacances, nous nous sommes trouvées en «trio». J’avais onze ans, Marie-Ange sept, et Laurence à peine deux ans. Qui d’entre nous était «sage» ? Nous étions trois enfants. J’étais la plus grande, responsable sans doute, mais si peu capable en réalité de porter une telle charge. Nous nous sommes arrangées à trois, donnant et recevant l’une de l’autre affection, tendresse, joie. 60


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Nos parents étaient toujours présents dans notre pensée. Nous comprenions qu’ils travaillaient très dur pour nous faire sortir de la précarité. Maman préparait nos repas avant de partir, nous devions juste les réchauffer à midi. Nous savions bien ce qui était interdit et nous respections très fort nos parents. Mais nous étions trois enfants dans une maison solitaire et seule la fenêtre de nos rêves nous permettait l’évasion et la liberté auxquelles nous aspirions. Nous avons été heureuses car nous n’avons jamais douté de l’amour de nos parents et nous sentions malgré leur absence physique une sorte de présence active par leur volonté de nous apporter le mieux qu’ils pouvaient pour notre présent et pour notre avenir. Et surtout, nous avons ouvert les portes de notre imaginaire! Pas toujours d’une manière positive, la peur était instinctivement inscrite en nous. Lors des veillées en Espagne, les adultes avaient coutume de raconter des légendes dans lesquelles d’étranges faits surnaturels avaient frappé notre imagination. Je me souviens de mon grand-père maternel décrivant à maman tous les périls des peuples «étrangers» vers lesquels nous partions et les mille recommandations de prudence pour qu’il ne nous arrive rien de mal. La peur et l’ignorance font bon ménage. Cette peur habitait en nous et surgissait sans vergogne au moindre signe inattendu. Nous habitions alors à la rue Fernand Piron, 61


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une maison enfin parfaitement salubre avec le luxe suprême de posséder une baignoire dans ce qui faisait office de cuisine. Lorsque nous descendions le matin, nous entendions des bruits étranges que nous n’arrivions ni à localiser, ni à identifier. Dès que nous étions prêtes, après le petit déjeuner, nous nous serrions sous une couverture dans le coin de la cheminée. Laurence coincée entre Marie-Ange et moi. Nous passions des heures à «l’abri» de cette couverture, sursautant dès que nous entendions un bruit. Nous échappions à ce bouclier dérisoire le temps de réchauffer notre repas, de manger comme trois enfants «sages» avec quelques grimaces et bêtises, de tout ranger pour ensuite nous couvrir de la couverture protectrice. Il fallait l’innocence de trois jeunes cœurs pour croire naïvement que cette couverture pouvait éloigner le danger. Pourtant sous cette frêle armure, nous nous sentions en sécurité. Nous laissions vagabonder nos rêves et nous nous racontions des histoires sans fin. Ces heures étaient des moments d’un partage intime. Notre monde avait l’allure d’un cocon tout chaud dans lequel n’existaient que trois petites filles vivant angoisses et espérances, larmes et rires, attentes et projets; trois petites filles qui se donnaient l’une à l’autre l’affection, le courage, la joie d’exister. Notre petite sœur était là au milieu de nous. Que comprenait-elle à tout cela ? Elle avait peur avec nous, riait de nos rires, 62


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pleurait bien souvent. Nous étions incapables de comprendre ses chagrins et il nous arrivait de la malmener à cause de cela. Mais l’amour qui nous unissait était plus grand que tout. C’était un lien qui s’affermissait au fur et à mesure de tous ces moments uniques si intimement partagés. Il nous arrivait de secouer notre petite sœur parce qu’elle pleurait trop à notre goût mais nous aurions tout fait pour elle. Quand le bruit nous paraissait venir de l’étage, nous partions bravement au combat. MarieAnge, la plus audacieuse, se mettait devant, une raclette menaçante dans les mains, je suivais avec une chaussure et Laurence fermait la marche accrochée à ma jupe. Il nous arrive parfois de nous rappeler ces moments, alors nous rions tendrement de ces pauvres petits soldats prêts à se battre contre des moulins à vent. Mais quelle que fut la réalité ou non du danger, nous étions prêtes à nous défendre et à protéger Laurence. Après avoir séjourné quelques mois dans cette maison, nos parents ont eu l’occasion de déménager pour une autre maison qui leur convenait mieux dans la même rue. C’était une maison non attenante et les bruits qui nous avaient tant effrayées dans la première habitation ne faisaient plus partie de notre nouvel environnement. Le «péril» éloigné, nous avons retrouvé le goût du jeu. Nous n’en possédions pas beaucoup mais nous avions de l’imagination à revendre pour inventer des scènes où nous étions princesses, 63


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fées, chanteuses… Nous jouions ces scènes avec le plus grand sérieux, nous chantions, nous dansions, parfois nous réalisions une véritable chorégraphie. Pendant la journée, la maison se transformait au gré de notre imaginaire en théâtre, salon de thé, restaurant, magasin… mais nous rangions tout avec soin avant l’arrivée de nos parents qui nous trouvaient sagement assises devant la télévision. Que d’aventures nous avons partagées derrière la façade d’une maison quelconque! Parfois nous jouions au magasin : avec des cailloux, des herbes, nous montions un étalage parfaitement achalandé; nous fabriquions notre monnaie et puis nous faisions notre commerce. D’autres jours, nous inventions de faire un restaurant : avec les petits verres à alcool et une petite carafe remplie d’eau, nous servions des apéritifs. Ces jours-là, on ne risquait pas la déshydratation. Nous nous amusions beaucoup avec un vieux tricycle que Laurence avait reçu. Nous y grimpions à trois : Laurence devant, moi, assise sur la barre de protection, et Marie-Ange debout sur les barres transversales. Aujourd’hui, en repensant à cela, nous nous demandons comment nous pouvions réaliser un tel exploit; nous devions être bien petites en taille. Nous avons tant roulé sur ce vieux tricycle que la planche a fini par se crevasser; quand nous nous asseyions dessus, elle nous pinçait les cuisses. 64


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Temps béni du bonheur simple surgi des sources secrètes que refermaient nos cœurs. Notre situation financière s’était beaucoup améliorée mais nous gardions la conscience des difficultés rencontrées par nos parents pour nous faire progresser. Tous les deux jours, un boulanger venait déposer le pain à la maison. Nous aimions beaucoup les frangipanes mais nous pensions à raison que nos parents ne pouvaient pas nous en acheter à tout moment. Alors, nous demandions au boulanger une frangipane que nous partagions en trois. C’était une opération délicate car chacune avait droit au même morceau et puis il n’y avait qu’une cerise! Je suis devenue experte pour réaliser des tiers parfaits. La cerise revenait d’office à notre petite sœur. Le plus amusant dans tout cela, c’est que nous pensions que nos parents ne pouvaient pas s’apercevoir de notre achat puisque nous n’en prenions qu’une. Jamais nous n’avons songé que le boulanger en présentant sa note à la fin de la semaine comptait notre chère frangipane et que nos parents gardaient le silence en cadeau d’amour! Cette frangipane partagée en trois reste encore aujourd’hui le symbole de cette unité tissée dans le partage de tant de moments d’intimité absolue. Quand notre chère Laurence est partie, c’est une «part» de nous-mêmes qui s’en est allée. Autour d’elle, sur son lit de malade, cette même intimité s’est établie. 65


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Un danger menaçait notre sœur chérie et comme au temps de notre enfance, bravement, avec nos pauvres armes, nous avons fait front avec elle. Malgré tout notre amour et notre courage, nous n’avons pas pu éloigner le mal. Devenues adultes, nous ne nous sommes pas contentées de nous mettre à l’abri derrière une couverture, nous avons bercé le chagrin de notre petite sœur, pansé ses blessures, soulagé ses angoisses. Nous l’avons accompagnée jusqu’au bord du rivage, avons gardé sa main jusqu’à son dernier souffle. Maintenant sur la table, il reste une part de frangipane que personne ne viendra manger. En ce moment, j’ai l’espoir qu’un jour nous en partagerons une dans la lumière chaude d’un pays où il fera bon s’aimer. Aujourd’hui, je crois que cette part invisible de nous, trouvera sa plénitude lorsque nous serons réunies enfin! Les années passées à la rue Fernand Piron étaient le temps de l’innocence et de notre trio parfait. Nous avions peu de contacts avec les autres enfants de la rue. Nous vivions à trois au rythme des temps scolaires et des vacances. J’avais quinze ans lorsque nous sommes partis habiter dans une maison de la cité Sorelobo. Nous étions très excitées car pour la première fois, nous allions bénéficier d’une vraie salle de bains, du chauffage central, d’une cuisine moderne et pour ma part, j’allais avoir une chambre pour moi toute seule! A la cité, le monde s’est ouvert pour nous. 66


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Papa et maman ne pouvaient plus nous retenir à l’abri de la maison. Nous retrouvions les autres enfants dans la voirie pour partager leurs jeux et leurs horizons, parfois très différents du nôtre. J’avais abordé le cycle supérieur du secondaire et je réservais beaucoup de temps à l’étude et à la lecture. Notre douce complicité s’est un peu relâchée. D’autres personnes étaient entrées dans le cercle et j’étais devenue la «grande sœur». C’est ainsi que mon frère et mes sœurs me présentaient à leurs connaissances. Et cela représentait un réel statut. Marie-Ange et Laurence se sont rapprochées un peu plus. Elles partageaient la même chambre et maintenaient une grande complicité. Mon petit frère est né et Laurence a connu à son tour le statut de «grande sœur». J’avais pris un peu de distances, c’était le temps de mon adolescence; temps difficile de recherche de ma propre personnalité. Etant l’aînée, j’étais la première à me confronter aux limites fixées par nos parents; mes deux sœurs observaient et tiraient des leçons des difficultés que je rencontrais. Quand est venu le temps de l’adolescence de Laurence, Marie-Ange et moi étions mariées. Ses angoisses, ses chagrins d’amour, ses révoltes, c’est chez nous qu’elle venait les partager. Nous étions là pour elle, toujours prêtes à l’écouter, à la guider, à la protéger. Aux derniers jours de sa vie, elle nous a dit que nous ne lui avions pas fait confiance parce 67


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que toujours, on essayait de lui épargner les difficultés. Peut-être que par notre surprotection, nous avons contribué à maintenir ce manque de confiance qu’elle avait en elle-même. Nous avions peur pour elle et nous lui «coupions les ailes» sans le savoir. Mais aurions-nous pu nous comporter autrement ? Nous l’avions entourée dès notre plus jeune âge; nous n’avions pas assez de recul pour savoir qu’il faut oser croire en l’autre pour que tout devienne possible. Mais nous n’osions même pas croire en nous, alors comment oser croire en elle, notre plus petite ? Il a fallu qu’elle traverse son chemin de croix, qu’elle nous livre sa vie pour devenir notre «grande sœur». Par sa mort, elle a brisé nos peurs. Par la force silencieuse de son combat, elle nous a propulsées en avant, nous permettant enfin de déployer nos ailes et de devenir les femmes qui étaient cachées derrière nos âmes d’enfant. Nos parents avaient tellement peur qu’il nous arrive du malheur, qu’ils nous avaient soigneusement gardées dans «l’enclos» de leur amour. Et pour nous éviter des envolées périlleuses, ils nous avaient «coupé une aile». Ainsi, nous restions sages et en sécurité. Par la fantaisie et le rêve, nous dépassions les «grilles de notre enclos». Nous partions au loin, nous vivions des aventures incroyables. Mais comme une mauvaise graine, la peur prenait racine au plus profond de notre être. Cette peur 68


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nous gardait réservées, prudentes, alors que le feu brûlait en nous. La mort de Laurence a été un véritable cataclysme. Tout a éclaté en nous, libérant le feu ardent, si profondément enfoui. Depuis, je me suis attachée à déraciner la peur : vivre au risque de mourir vaut mieux que de mourir sans avoir vécu! Après son mariage, Laurence est redevenue notre partenaire à part entière. Par un heureux «hasard», nos maris partageaient une vive amitié. Aussi, nous étions heureux de nous retrouver régulièrement autour de la table pour un moment de chaude convivialité. Laurence n’était jamais pressée. Elle aimait s’attarder dans de longues discussions, sirotant son café! Elle avait l’air très sûre d’elle dans son rôle d’épouse et de maman. Mais ce n’était qu’une facette de sa personnalité. Son âme sensible était bien souvent livrée aux tempêtes et c’est chez Marie-Ange ou chez moi qu’elle venait chercher un peu de paix. Nous ne pouvions plus alors nous abriter sous la couverture pour éloigner nos angoisses; les choses étaient bien plus compliquées. Nous n’étions pas des psychologues, nous n’étions pas revêtues de la Sagesse; avec notre cœur de chair, nous essayions d’entendre le désarroi de notre petite sœur et d’y apporter un peu de sérénité. Cela ne réussissait pas toujours et nos réponses n’avaient que la justesse de notre amour pour elle; un amour qui lui voulait du bien! 69


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Après sa mort, nous nous sommes torturées au sujet de ces échanges, de ces conseils donnés qui n’étaient peut-être pas les meilleurs. Nous avons eu mal de n’avoir pas trouvé la clé pour ouvrir la porte de la paix à notre petite sœur tourmentée. Il aurait fallu pour l’aider avoir le regard large, le regard qui voit au-delà de l’horizon, qui traverse le temps, qu’aucune limite ne retient. Nous aurions peut-être pu voir qu’il y avait suffisamment de forces en elle pour livrer tous les combats et qu’elle attendait seulement un signe de confiance, une parole qui autorise son envol : «Va!» Mais nos envolées sauvages n’avaient existé que dans nos rêves et nous n’étions au fond que des enfants! Dans la vie, nous restions soumises aux limites que nos parents avaient établies. L’horizon de nos parents était simple et rectiligne; ils souhaitaient que nous devenions de bonnes mères de famille, bien éduquées et courageuses. C’était sans doute un objectif louable, mais nos petites têtes fertiles avaient élaboré mille autres projets. Il nous arrivait parfois d’avoir l’audace d’en essayer un mais au bout d’un moment, notre respect pour nos parents nous ramenaient à plus de «raison». Il y avait pourtant en nous un goût d’autre chose, une soif d’aller plus loin, de laisser germer les nombreuses graines de notre terre intérieure. Nous avons pu le faire un peu, dans l’âge adulte, dans le court espace de liberté que nous laissaient notre rôle d’épouses, de mères, de tra70


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TROIS SŒURS, UN SEUL CŒUR

vailleuses. Marie-Ange s’est plongée dans des cours de dessin, de peinture, de chant. Elle a pu participer à des expositions de peintres amateurs, a même vendu des toiles, elle chante dans une chorale et a son petit succès. Laurence a suivi également des cours de chant, des formations de clown où elle a pu développer son goût pour l’art dramatique. Moi, j’ai toujours suivi la voie spirituelle, cherchant la lumière de mon Dieu, l’oreille attentive à son appel. Mais nous ne faisions qu’entrouvrir les portes. La mort de Laurence, nous a propulsées en avant, dévoilant devant nous un horizon sans limite. Elle a libéré nos ailes pour que nous puissions sans crainte prendre notre envol vers la destinée infinie qui est inscrite en nous. Plus rien ne retient notre oui à la vie; plus rien ne retient mon oui à Dieu!

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Troisième partie

Le temps du deuil


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Le temps du deuil

Elle est partie dans le soleil. Ce mois de juin nous a fait cadeau de ses plus belles journées chaudes et claires comme elle les aimait. Elle était partie et pourtant, l’espace qui nous entourait semblait être rempli d’elle. Partout, j’avais l’impression de sentir son souffle. A la messe de funérailles, sa photo trônait à côté du cercueil; une de ses plus belles photos que son mari avait tirée lors d’une petite escapade pour leur anniversaire de mariage. Elle semblait tellement présente que l’on oubliait presque son corps couché dans le cercueil. Je n’avais alors aucun doute de sa présence au milieu de nous. Les premières semaines qui ont suivi son décès étaient le temps du premier chagrin. Les larmes coulaient comme pour nettoyer mes yeux de toutes les heures de souffrance vécues au chevet de ma sœur. C’était un chagrin simple, sans questions. Je parlais à Laurence, dans la certitude absolue qu’elle pouvait m’entendre. Je pleurais sur elle, je pensais à tous ses rêves qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de réaliser, à ses enfants, à sa petite fille qui ne la connaîtrait pas. 75


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Parfois, le dernier parfum qui l’avait baignée venait affleurer mes narines. J’étais bouleversée à ces moments-là. Je m’interrogeais : était-ce un signe de sa présence auprès de moi ou était-ce l’effet de ma mémoire ? Nous avions été si proches que mes sens avaient gardé la mémoire de toute sa personne. Il m’arrivait de l’entendre rire à l’intérieur de moi et son image remplissait mon âme. Cette sensation était tout à fait extraordinaire : je voyais le visage heureux de ma sœur, je l’entendais rire; mais tout cela était une vision intérieure, une vision de mon cœur car mes oreilles n’entendaient rien et mes yeux ne voyaient rien. Pourtant cette vision était très réelle, rien à voir avec une représentation que l’on chercherait volontairement. Cette image surgissait comme un cadeau, sans que je l’attende ni la demande. Et chaque fois que je percevais cette image, je ressentais une grande paix intérieure; c’était comme si Laurence avait voulu me faire savoir qu’elle était heureuse. Du moins, c’était mon interprétation du moment. Le 28 juin, nous nous sommes réunis chez Marie-Ange pour «fêter» le premier anniversaire de Clara. C’était notre première «fête» de famille sans elle. Nous avons joué la joie pour la petite Clara. Nous voulions qu’elle ait un bel anniversaire, avec un gâteau et des bougies à souffler comme les grands frères l’avaient eu à leur tour. Dure épreuve que de jouer la comédie du bonheur quand tout le monde autour de la table a le 76


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LE TEMPS DU DEUIL

cœur brisé. Il aurait suffi d’une larme brillant au coin d’un regard pour que tout le monde laisse éclater son chagrin ainsi qu’un torrent intarissable! Sur la route des vacances, je pensais encore à elle et à sa petite famille, partie en même temps que moi, vers une autre destination. Elle avait tant rêvé de ces vacances en famille! Dans ce but, son mari et elle avaient acheté un monospace. Lui est parti avec les trois enfants, sans elle! A chacune de nos haltes, je repensais à ce soir, dans l’unité des soins palliatifs, lorsque elle avait dit à son mari qui buvait une tasse de café : «Plus jamais je ne partagerai avec toi une tasse de café sur un parking d’autoroute.» Le café, pour Laurence, qu’elle sirotait lentement, c’était le temps du partage, le temps des longues discussions qu’elle aimait tant. Sur cette route des vacances, mon chagrin était celui-là : Laurence ne partira plus jamais en vacances; des enfants sont partis sans leur maman; un homme se sent seul et perdu sans sa femme. Je me suis arrêtée à Lourdes et j’ai déposé tout mon chagrin aux pieds de Notre Dame : «Marie, tu es une maman. Une famille est orpheline, veille sur ces enfants.» Telle a été ma prière. Elle a jailli ainsi, sans que j’aie à chercher les mots. C’était le cri d’un enfant : «Maman, viens à notre secours!» Les semaines ont passé et peu à peu, je suis entrée dans ce que j’appellerai le temps du 77


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deuxième chagrin; le temps de l’absence, le temps du silence. J’avais déjà perdu des êtres chers, mais leur silence ne m’avait jamais posé question. L’intimité que nous avions vécue avec Laurence était tellement grande que je n’avais pas imaginé qu’un tel silence s’établirait entre nous. En quelque sorte, j’attendais des signes concrets de la présence de ma petite sœur près de moi. J’espérais que d’une manière ou d’une autre, elle répondrait à mes questions. Mais les jours, les semaines s’écoulaient et je ne rencontrais que le silence et l’absence. Même cette image intérieure, qui me faisait tant de bien, tendait à s’éloigner. Alors, j’ai rencontré le doute. Il s’est engouffré dans mon âme comme un poison destructeur, voilant progressivement tout ce qui m’avait porté jusqu’à ce jour : ma foi en Dieu, mon espérance d’une vie après la mort, le sens même de mon existence. «Qui suis-je ? Pourquoi suis-je venue au monde ? Quelle est ma destinée ?» Toutes ces questions venaient m’assaillir comme une violente tempête. «Où es-tu ma petite sœur ? Est-ce que tu existes encore ? Ne sommes-nous qu’une poussière d’étoile perdue dans l’univers ?» Je recopie ici une lettre que j’ai adressée à ma sœur Laurence en ces jours-là et qui montre bien mon état d’esprit du moment :

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17 octobre A Laurence Tu es partie en gardant tout ton mystère. Quel horizon lointain voyais-tu ? Vers quel rivage t’en es-tu allée ? Les tempêtes, les profondeurs de tes pensées, nul n’a pu les connaître. Tu nous as quittés en silence, avec ce regard qui voulait dire… «maintenant, tu sais!» Mais je ne savais pas et je ne sais pas! Maintenant, je vis l’espérance sèche. Où es-tu ? Que fais-tu ? Es-tu heureuse ? As-tu les réponses aux mille questions qui assaillaient ton cœur ? C’est moi qui regarde vers là-bas, maintenant. Mais là-bas semble si loin, mon regard s’y perd! Comme le marin dans le brouillard, je cherche la lumière du phare. Le brouillard est trop épais, impossible de l’apercevoir. Je voudrais croire qu’il est là, allumé; que bientôt, je l’apercevrai. Mais en ce moment la grisaille m’entoure. J’essaie de garder le cap! La peur, l’angoisse me prennent aux tripes. Y a-t-il un port ? 79


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Ce rivage nouveau existe-t-il vraiment ? Ou mon bateau va-t-il tout simplement sombrer et disparaître au fond de l’océan ? Se fondre doucement pour revenir à la terre qui l’a fait naître ? Boucler le cycle, est-ce finalement ma destinée ? Mes espérances ne sont-elles que des rêves, des chimères pour m’aider à lever les voiles, à oser avancer en eau profonde ? Que serait en effet ma vie sans cette espérance ? Il n’y aurait ni grandeur, ni ardeur; une vie sans sel, fade à en mourir! Pourquoi aimer, recevoir et donner, si le chemin ne mène nulle part; si je suis là pour nourrir la terre qui m’a fait germer, Fermer le cercle biologique, quelle haute destinée! Cela me coupe les ailes, cela m’arrache les bras, cela me gèle le cœur. Il me faut croire pour donner sens à mon existence. Et là, justement, surgit la question qui me tourmente : Avons-nous inventé notre foi pour vivre ? Pour pouvoir regarder chaque matin nouveau et se dire : «Cela vaut la peine de m’habiller, d’aller travailler, de partager, de rire, de chanter, d’avoir mal, de pleurer! Cela vaut la peine de risquer le temps qui passe, le jour nouveau, le poids des soucis, le combat pour la justice, le prix de l’amour!» 80


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Oui, si la parole du Christ — «Là où je serai, vous serez vous aussi» — si cette parole est autre chose qu’une belle illusion, alors, toutes les larmes, toutes les peines, les obstacles à contourner, les orages, rien ne pourrait me décourager. Alors, dans le brouillard comme dans le soleil, je pourrais poursuivre le chemin, risquer tout, oser tout, parce que je verrais cette terre «où Dieu effacera toute larme de nos yeux». Et je pourrais dire : «Aujourd’hui, cela vaut la peine», parce qu’il y aurait ce demain de Dieu, ce rivage doux où je pourrais accoster et retrouver ceux que j’ai tant aimés. Mais Laurence, aujourd’hui, je ne sais pas ce qui est vrai! Mes larmes disaient alors mon amertume, ma colère de ce chemin traversé pour quoi ? Pour quoi vivre s’il faut livrer de tels combats et mourir en fin ? Je ne savais plus quoi faire pour retrouver la paix de mon âme, reprendre pied dans mes fondements. La prière m’était devenue une torture; j’ai crié vers Dieu bien souvent : «Pourquoi ? Es-tu vraiment là ? M’entends-tu ? Relève-moi!» Toutes les horreurs du monde dans lequel nous vivons venaient se bousculer dans ma tête : les guerres, la pauvreté, les enfants maltraités, tant de personnes souffrantes, tant de mal; pourquoi ? Que fait Dieu dans tout cela ? Pourquoi laisse81


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t-il tout cela se passer ? Peut-être avons-nous inventé Dieu pour nous aider à vivre, pour tenir le coup dans cet enfer! Dieu n’est-il qu’une illusion des hommes ?» J’étais livrée au plus grand désespoir. Je suis allée passer une journée de silence chez les sœurs Bénédictines de Quévy. Une journée dans le désert, portée par la prière des sœurs; cela a été comme un baume sur mon cœur saignant, un temps de repos pour mon âme. J’étais comme Elie au bord du désert, épuisée, découragée, incapable de poursuivre le chemin. Et là, j’ai reçu un peu de nourriture, assez pour me remettre debout et commencer la traversée. Un peu plus tard, j’ai reçu une invitation pour participer à une formation pastorale destinée aux personnes travaillant auprès des handicapés. C’était la première fois que j’étais invitée à ce type de rencontre car je ne fais pas partie du groupe auquel ces conférences étaient destinées. Le thème des deux premières rencontres m’a directement interpellée : «D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel est le sens de notre destinée ? L’au-delà ?» Elles étaient animées par un prêtre philosophe que je ne connaissais pas. J’y ai assisté en compagnie de ma sœur MarieAnge qui se posait elle aussi ces questions. Je ne relaterai pas ici ce qui a été dit durant ces deux matinées de réflexion mais ce qui a déterminé mon retour sur le chemin de la foi. Durant la pause, j’ai abordé mes questions avec le conférencier. La réponse qu’il m’a 82


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donnée était simple et très imagée : «Le doute, m’a-t-il dit, c’est comme le frein d’une voiture; vous pouvez pousser les gaz autant que vous le voulez, tant que vous ne lâchez pas le frein, la voiture ne peut avancer. Pour avancer dans la foi, il faut opter pour la confiance!» A partir de ce jour, malgré le doute qui montait en moi, j’ai fait un acte de confiance à Dieu. A chaque moment difficile, je répétais les paroles de Pierre à Jésus : «Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle!» J’ai réalisé que la foi sans la confiance ne pouvait exister et je repensais à la parole de Jésus à Thomas : «Heureux ceux qui croient sans avoir vu.» En effet, même si on a vu, on peut à un moment donné être soumis au doute. Car je me souvenais que lorsque j’accompagnais ma sœur sur son chemin de douleur, une main invisible me guidait et me soutenait sans cesse. Et pourtant, cela ne m’empêchait pas, maintenant, de douter de l’action de Dieu dans notre vie; existait-il seulement ? Et le «hasard» qui avait fait aboutir cette invitation pour ces conférences qui m’ont permis de trouver le chemin du retour ? On peut voir et être aveugle; on peut entendre et être sourd. La confiance est la clé qui nous permet de vivre le mystère de la présence de Dieu dans notre vie. A partir de là, j’ai regardé «ma boussole», j’ai reconnu «mon étoile du nord» et j’ai retrouvé l’orientation de ma vie. Et si mes larmes coulaient encore, c’était pour dire simplement ma 83


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peine d’être séparée de celle que j’aimais tant et que j’aurais voulu garder auprès de moi. Laisser partir ma sœur, la laisser prendre le large, c’est la dernière étape de mon deuil. Je n’y suis pas encore arrivée tout à fait. Nous étions à Taizé pour la semaine sainte. Jamais la figure du crucifié ne m’avait parue aussi proche; frère de douleur, homme souffrant! Ce ne sont ni ses gestes, ni ses paroles qui ont retenu mon attention, mais la conscience d’un être humain meurtri, brisé, défiguré. Je regardais pour la première fois, mon Dieu, venu partager notre condition humaine, jusque là! Venu nous rejoindre sur tous nos lits de souffrance, dans tous nos coins de misère. Là où l’homme est débarrassé de tous ses artifices, nu, pauvre, dépouillé, souvent même défiguré. La souffrance révèle notre être profond, nous remet face à nous-mêmes : tous nos masques tombent, aucune assurance ne subsiste, les remparts de nos avoirs s’écroulent, les bonnes figures ne sont plus de mise! Au plus profond de la souffrance, l’homme se révèle dans sa nudité originelle : grand ou petit à l’image de son âme. Notre sœur Laurence a été grande, belle, admirable! Ainsi, Jésus crucifié m’apparaissait dans sa volonté totale de rejoindre tout homme, de rejoindre tout l’homme. Je retrouvais, mêlés à ma confiance, l’amour pour mon Dieu et une admiration toute nouvelle pour l’Evangile. 84


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«Bonne Nouvelle» de Jésus Christ, «Bonne Nouvelle» de Jésus Christ! En reprenant en chœur l’Alléluia avec toute l’assemblée, la joie de cette bonne nouvelle rejaillissait en moi et la source que je croyais tarie surgissait de nouveau, belle et lumineuse; c’était l’amour de mon Seigneur, lui qui demeurait en moi et moi en lui. J’ai beaucoup pleuré à Taizé, mais ces larmes étaient le fardeau que l’on pose aux pieds de son Bien-aimé. On sait alors que plus jamais il ne semblera si lourd parce qu’on n’est pas seul à le porter. L’Ami est là, pour recevoir et donner. Le vendredi saint, à Taizé, celui qui veut peut aller poser le front sur la croix qu’on a couchée à terre. Je n’ai pu approcher tant il y avait de gens qui s’avançaient pour poser ce geste symbolique. Mais dans mon âme, j’y étais, collée à la croix de mon Seigneur, fortifiée par elle. Tout l’amour jailli du cœur de Jésus venait laver ma peine, bercer le cri de mes entrailles, apaiser mon angoisse. Mon Seigneur souffrant, mon Seigneur aimant me relevait doucement : «N’aie pas peur, je suis avec toi!» Le samedi matin, le frère qui devait nous donner la méditation du jour a été empêché de venir; il a été remplacé par un autre frère, qui n’ayant pu préparer la parole prévue dans le programme, nous a proposé une réflexion à partir d’un texte qu’il connaissait mieux. Il s’agissait de la première rencontre de Marie de Magdala avec Jésus ressuscité près du tombeau.

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Je retranscris ici le texte : Marie était restée dehors, près du tombeau, et elle pleurait. Tout en pleurant, elle se penche vers le tombeau et elle voit deux anges vêtus de blanc, assis à l’endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l’un à la tête et l’autre aux pieds. «Femme, lui dirent-ils, pourquoi pleurestu ?» Elle leur répondit : «Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis.» Tout en parlant, elle se retourne et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était lui. Jésus lui dit : «Femme, pourquoi pleurestu ? qui cherches-tu ?» Mais elle, croyant qu’elle avait à faire au gardien du jardin, lui dit : «Seigneur, si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre.» Jésus lui dit : «Marie.» Elle se retourna et lui dit en hébreu : «Rabbouni», ce qui signifie maître. Jésus lui dit : «Ne me retiens pas! car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu.» Marie de Magdala vint donc annoncer aux disciples : «J’ai vu le Seigneur, et voici ce qu’il m’a dit.» (Jn 20, 11-18, trad. de la TOB)

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Ce texte, je l’avais lu et médité bien des fois, mais l’Evangile est une Parole vivante et ce jourlà, Jésus avait quelque chose à me dire. Depuis des mois, je me penchais vers le «tombeau» de ma sœur, la cherchant en vain, pleurant parce qu’on me l’avait enlevée! Mais les vivants n’ont pas leur place dans un tombeau! Ils sont allés rejoindre notre Père, notre Dieu. Et nous ne pouvons pas les retenir! Il a fallu que Marie de Magdala se retourne pour voir son Seigneur vivant. Et encore, elle ne le reconnaît pas du premier coup! C’est qu’il faut regarder avec le cœur, écouter avec son âme, pour reconnaître les signes qui viennent de Dieu. Se tourner vers Dieu, regarder vers la lumière, c’est un chemin de conversion! Laisser partir ma sœur, me détourner du tombeau et regarder autrement vers un horizon à la fois proche, car fixé au plus intime de nousmêmes, lointain parce qu’ il reste un chemin de conversion à parcourir pour l’atteindre. C’est dans cette dernière partie du deuil que je me trouve aujourd’hui; il me reste un grand pas à franchir! Les disciples d’Emmaüs ont demandé à Jésus de rester avec eux et Marie de Magdala près du tombeau aurait bien voulu retenir son Seigneur! Oui, mes sens se souviennent encore de Laurence, de son sourire, de ses yeux ardents, de ses mille facettes. J’aimerais tant pouvoir la toucher, l’entendre, lui donner tout mon amour! Je sais que ma vie est ici, que j’ai mon chemin à parcourir comme elle a parcouru le sien; que 87


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sans doute, elle avance toujours plus loin dans la lumière, alors que moi, j’essaie de garder le cap, dans le brouillard! J’ai encore bien souvent mal de son absence; des images de douleur viennent parfois m’assaillir. L’espace temps est tellement subjectif! Il est des choses qui semblent toujours avoir existé juste hier et d’autres qui paraissent n’arriver jamais! Quand je prie, à la messe, je pense qu’elle est là, autour de la table et qu’elle vient me rejoindre un moment dans la chaîne visible et invisible de tous ceux qui communient en Jésus. Je voudrais terminer en redisant que l’Amour est tout. Une vie n’a de sens que par l’amour reçu et donné. C’est l’amour qui nous fait exister, c’est l’amour qui demeure même lorsqu’on est passé de l’autre côté! Mons, le 16 juillet 2001



Faim de vie Laurence avait encore faim de vie, mais la vie a pris fin.

Adela Diaz

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Adela, sa sœur, nous livre ici le récit des derniers mois de Laurence, traversés de révolte et d’acceptation, de souffrance et de paix, de désespoir et d’élans de foi. Nous approchons ici, avec respect, l’épreuve de la personne en fin de vie, et celle vécue par ses proches. Nous sentons aussi toute l’humanité et la compassion vécues au quotidien dans une unité de soins palliatifs.

Adela Diaz

Faim de vie Le témoignage poignant d’une fin de vie dans une unité de soins palliatifs

Faim de vie

Un livre qui éclaire d’un jour nouveau les débats en cours.

9 782873 562205

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ISBN 2-87356-220-X Prix TTC : 40 FF - 6 €

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