L'islamisme

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Ce cinquante-neuvième numéro sur l’islamisme a été réalisé par Henri Boulad, Charles Delhez, Philippe Lenoir et Joseph Maïla.

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L’islamisme

Trimestriel • Éditions Fidélité no 59 • 2e trimestre 2004 Bureau de dépôt : Namur 1 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-292-7 Prix TTC : 1,95 €

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L’islamisme

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onflit israélo-palestinien, 11 septembre, 11 mars, Soudan, Irak… Il y a de l’islamisme dans tout cela… L’islamisme représente-t-il une simple écume de surface ou une véritable lame de fond ? S’agit-il d’un mouvement superficiel et passager ou d’un phénomène beaucoup plus profond qui touche à l’essence même de l’islam et qui ira en s’amplifiant ? N’est-il le fait que d’une poignée d’exaltés ou exprime-t-il, au contraire, une aspiration des masses ? Et les religions, seraient-elles des armes de guerre ou une source de paix ?



L’islamisme

Éditorial par Philippe Lenoir ’ISLAMISME représente-t-il une simple écume de sur face ou une véritable lame de fond ? S’agit-il d’un mouvement superficiel et passager ou d’un phénomène beaucoup plus profond qui touche à l’essence même de l’islam et qui ira en s’amplifiant ? N’est-il le fait que d’une poignée d’exaltés ou exprime-t-il, au contraire, une aspiration des masses ? Selon que l’on se place d’un côté ou de l’autre, selon qu’on surestime ou sous-estime la portée réelle de ce mouvement, on se range parmi les minimalistes ou les maximalistes. Pour les premiers, l’islamisme est un courant récent qui n’a pris consistance qu’au cours des dernières années par suite de frustrations et de facteurs contingents d’ordre à la fois politique, social, économique et culturel. Ces frustrations seront un jour dépassées et le phénomène islamiste disparaîtra de lui-même. Les idées simplistes et primaires des fondamentalistes ne sauraient résister longtemps à la modernité qui entraîne tout sur son passage. Et les pays arabes, dans leur globa-

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lité, ont déjà fait le choix de la modernité. Ils ne peuvent revenir en arrière sous peine de se marginaliser, car la modernité est une démarche irréversible. Et puis ce phénomène ne touche en profondeur qu’une infime minorité qui cherche, par la violence et la pression sociale, à imposer ses vues à une majorité de gens qui ne souhaitent rien d’autre que vivre en paix, loin de la violence. Beaucoup ont d’ailleurs quitté leur pays pour fuir les tensions et la misère. Mais à tous ces arguments, les autres rétorquent que ce ne sont pas les masses qui font l’histoire, mais les minorités et les individus. Qu’il ne faut pas sous-estimer la force et l’influence des militants islamistes, la portée de leur exemple sur les jeunes déracinés et sur des gens frustrés et en mal d’avenir. Alors, que penser ? Pas question ici de faire le procès de l’islam, mais simplement d’apporter quelques éléments de réponse, tirés des diverses conférences du père Boulad, jésuite égyptien. Dans le chapitre 6, nous présentons, avec l’aimable autorisation de la revue Croire aujourd’hui, un texte de Joseph Maïla, recteur de l’Institut catholique de Paris, qui s’interroge sur le rôle des religions dans les conflits contemporains.


Chap itre

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Les six islams

islam signifie « soumission ». C’est la religion de la soumission à Dieu. Poètes et mystiques parleront d’abandon en Dieu. D’autres, des « fous de Dieu » ou des « martyrs ». Mais au-delà des mots et des images, lyriques ou dramatiques, se cachent des réalités forts diverses selon les époques et les lieux. Il est normal et logique que, pratiqué par une communauté de près d’un milliard d’individus disséminés à travers la planète, l’islam ait suscité des interprétations multiples. À l’instar des grandes religions d’ailleurs : christianisme, judaïsme, bouddhisme ont eux aussi engendré de nombreux courants. L’islam n’est donc pas homogène. On peut même parler de plusieurs islams. Ils sont au moins deux, le sunnisme et le chiisme (voir encadré page suivante), eux-mêmes divisés en de nombreux courants. Le père Boulad, jésuite égyptien, en distingue six. L’islam laïcisant, moderne et ouvert, séparant le politique et le religieux, est professé par des intellectuels, des penseurs, des artistes souvent influencés par l’Occident, la France en particulier qui conserve une aura particulière dans le monde arabe : beaucoup de ces intellectuels, no-

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Sunnisme et chiisme Le Prophète meurt sans avoir réglé sa succession, ni surtout désigné un successeur. La communauté musulmane se divise. Les partisans d’Ali, gendre et cousin du Prophète, reçoivent le nom de chiites, tandis que ceux qui suivent la tradition de Mahomet prennent le nom de sunnites. Ce qui caractérise le sunnisme, c’est la très grande importance donnée à la charia et aux traditions (Sunna et hadiths) ainsi que le poids donné au consensus à l’intérieur de la communauté. Pour les sunnites, le courant majoritaire, Coran et charia doivent être lus à la lumière des faits et gestes du prophète, lesquels sont rapportés dans la Sunna et les hadiths. Ceux-ci, par exemple, expliquent comment faire les cinq prières quotidiennes recommandées par le Coran. Le chiisme, lui, est l’islam de l’autorité, de la rigueur et de la souffrance avec une importante hiérarchie de religieux : ayatollahs, mollahs, imams… Ceux-ci sont considérés comme la parole vivante de Dieu. Ils sont seuls capables d’interpréter le Coran, ils sont le « Coran parlé ». Le courant chiite ne représente que dix pour cent de la communauté musulmane, mais il est peut-être le plus médiatisé en Occident avec ses processions de pénitents.


La Nahda ou Renaissance égyptienne Au XIXe siècle, l’islam subit deux chocs : celui de la philosophie des Lumières, propagée par la Révolution française et l’expédition de Napoléon Bonaparte, et celui de la révolution industrielle en Europe. Des intellectuels, des marchands, des industriels voyagent en France, s’y forment et ramènent l’idée de créer un grand État moderne en Égypte. L’université d’Al Azhar, au Caire, formera de nombreux imams favorables à ces idées. Parmi eux, Abdô prône le retour aux sources de l’islam, le dialogue avec les deux autres grandes religions du Livre et l’exercice de l’hijtihad. Il est le « penseur de référence » des Frères musulmans.

tamment des écrivains, revendiquent une double culture. Cet islam s’inscrit dans la tradition de la Nahda, la renaissance égyptienne du XIXe siècle, et recommande l’hijtihab, l’effort de réflexion et d’interprétation des textes fondateurs de l’islam. Il cherche à concilier foi et raison en s’inscrivant dans un courant de modernité. Il est ouvert à la philosophie et aux autres religions, notamment au christianisme et au judaïsme avec lesquels il cherche le contact et le dialogue. Le soufisme est l’islam des mystiques et des confréries. C’est une religion personnelle, et en cela, très proche du christianisme, entièrement tournée vers la spiritualité. La foi se vit comme une recherche permanente de l’homme et de Dieu. C’est cet islam qui fascine le monde occidental et suscite dans nos sociétés des conversions. 5


Il existe à côté un islam populaire, fait de traditions et de pratiques rituelles. Il est pratiqué par la très grande majorité des musulmans à travers le monde. C’est un islam quiétiste qu’on appelle dans nos villes « l’islam des pères », c’est-à-dire de ces travailleurs venus en Europe à la fin du siècle passé. Il reste très vivant dans les nombreux réseaux d’entraides des communautés immigrées qui trouvent là l’occasion de L’islam de la se réunir et de se ressourcer, preuve convivialité sans doute qu’elles veulent rester attachées aux traditions des pays d’origine. C’est l’islam de la convivialité, en relation permanente avec les autres communautés religieuses ou nationales. Tolérant ou intolérant selon la manière dont il est manipulé, cet islam est aussi le plus influençable du fait qu’il est celui de communautés fragilisées par la pauvreté et l’exclusion. Cet islam traditionnel subit l’influence notamment de l’islam des mosquées, l’islam « officiel » entretenu par des régimes politiques qui trouvent là le moyen d’asseoir leur pouvoir et de manipuler leur opinion publique et leur diaspora. C’est un islam conventionnel, quasi exclusivement rituel, re- L’islam fusant l’hijtihad à laquelle il substi- conventionnel tue l’imitation. Les riches états pétroliers du Golfe, l’Arabie Saoudite en particulier, financent de nombreuses écoles coraniques où sont formés les dignitaires religieux, prédicateurs et enseignants envoyés à travers le monde dans toutes les communautés musulmanes. Cet islam officiel dispose également d’un important et puissant réseau bancaire et financier auquel on doit 6


Les riches états pétroliers financent de nombreuses écoles coraniques

la construction de mosquées et de lieux de prière. Le dialogue avec cet islam officiel reste superficiel. En marge de ces courants, le père Boulad distingue encore l’islam politique, l’islamisme. C’est un islam fondamentaliste et rigoriste dont il existe deux tendances, l’une légaliste, L’islam politique l’autre radicale et violente. L’une et l’autre se caractérisent par une lecture littérale des textes fondateurs de l’islam, le Coran et la charia. L’islamisme modéré ou légaliste cherche à infiltrer les rouages du pouvoir : il présente des partis politiques aux élections et joue le jeu de la représentativité démocratique. Sa popularité est grande en raison notamment des nombreux réseaux caritatifs qu’il entretient au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ils infiltrent tous les rouages de l’État : armée, police, syndicats, médias, administrations… 7


jusqu’à former un État dans l’État. L’organisation la plus active en France porte l’appellation de « Foi et Pratique » et s’apparente au Tabbligh, d’origine indienne et très proche des réseaux talibans. Il en est d’autres, comme le Hezbollah particulièrement actif dans les milieux palestiniens en Cisjordanie et à Gaza. L’autre courant, fondamentaliste et révolutionnaire, cherche à promouvoir une théocratie, l’État musulman, par la violence et le terrorisme. On connaît Al Qaeda. On connaît moins la On connaît situation au Soudan ; elle n’en est moins la situaque plus dramatique, car le silence tion au Soudan permet là-bas une véritable épuration ethnique et religieuse. L’influence des wahhabites, le courant le plus fermé à la modernité, s’y fait sentir pesamment et douloureusement. Les mouvements fondamentalistes prônent la guerre sainte, le djihad, et certains appellent même les musulmans au martyre. Les attentats de New York et de Madrid, les attentats suicides en Israël et en Irak démontrent qu’il ne s’agit plus seulement de mots. Que des gens passent à l’acte. Mais aussi que d’autres les y poussent, consciemment.

Djihad ou jihad : « effort » pour étendre le règne, et que l’on traduit souvent par « guerre sainte ». Sans doute le problème palestinien et les guerres contre l’Irak ont-ils servi de catalyseurs d’une formidable frus8


tration sociale et économique : l’islamisme est le fruit de la déception et le fait des exclus de la modernité ; il est né sous des régimes autoritaires et souvent corrompus dont aucun, tout progressistes qu’ils se présentent, n’a tenu ses promesses. Promesses non tenues également de la part de l’ONU et du monde occidental qui tolèrent qu’Israël ne respecte pas ses engagements vis-à-vis des Palestiniens, mais qui imposent aux pays arabes des embargos très durs et très strictement contrôlés. Mirages aussi pour nombre de travailleurs émigrés et leurs enfants échoués chez nous, dans des cités ghettos. Dans la crise que traverse aujourd’hui le monde musulman, personne n’est hors de cause.


Chap itre

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Les mouvements islamistes et fondamentalistes

’ISLAMISME pas plus que le fondamentalisme islamique ne sont des mouvements structurés. Ni unis d’ailleurs, aucun responsable religieux n’ayant réellement émergé au sein d’une communauté musulmane profondément divisée, parcourue d’intérêts souvent opposés et de nationalismes très vifs. Il s’agit plutôt d’une mosaïque de visions souvent fort personnelles et d’une lecture littérale des textes fondateurs de l’islam. Mais l’islam n’est pas qu’une religion. Il englobe tous les aspects de la vie en société, en ce compris la politique et la diplomatie. Et ce que, dans le monde musulman, on désigne sous l’appellation de « fondamentalisme islamique » ou d’« islamisme » mêle croyance religieuse et aspirations sociales : aux prêches provocateurs et souvent violemment anti-occidentaux des prédicateurs, il faut ajouter l’implication des islamistes dans la vie politique et leur condamnation des régimes les plus corrompus, et souligner le travail de terrain des islamistes dans les quartiers défavorisés des grandes villes et sur les lieux de catastrophes. C’est ainsi que le Hezbollah peut aujourd’hui exercer une influence majeure dans la bande de Gaza.

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Une terminologie floue L’islamisme ou islam radical est une idéologie qui utilise la religion à des fins politiques. Les islamistes affichent leur volonté de s’emparer du pouvoir pour instaurer la charia, la loi islamique fondée sur le Coran, parole de Dieu, et la Sunna, tradition des faits et dits du Prophète. Le fondamentalisme prône le retour aux sources. L’intégrisme : les musulmans rejettent ce terme, faisant valoir qu’il n’existe pas en arabe et qu’il a été créé par les catholiques pour rendre compte du refus d’accepter l’adaptation de l’Église catholique en matière liturgique et pastorale. Mais le sens s’est élargi depuis et désigne les croyants qui font une lecture intransigeante, littérale et rigide des textes sacrés et refusent toute exégèse novatrice (d’après Paul Balta).

La nébuleuse des mouvements islamistes ou fondamentalistes est presque sans fin. Certains sont apolitiques, d’autres se présentent aux élections et mènent une politique « centriste », les uns sont exclusivement nationaux, les autres disposent de ramifications transnationales, les premiers existent depuis la fin des années vingt, les autres sont apparus tout récemment. Une tendance est pacifiste, l’autre recourt à la violence pour accéder au pouvoir et asseoir un régime théocratique comme en Iran ou, à l’époque des Taliban, en Afghanistan. Le Jamaat al-Tabligh, « Société pour la propagation de la foi », d’origine indienne, est l’un des plus anciens. Il a été 11


La langue arabe et le Coran Le Coran a été révélé par l’Ange Gabriel au Prophète en langue arabe. C’est donc dans cette langue que se fait l’étude du Coran. Les étudiants qui quittent leur pays pour aller étudier en Arabie ou au Pakistan sont donc naturellement amenés à utiliser cette langue qui leur permettra d’entrer en contact avec tous les croyants de la oumma, de quelque nationalité qu’ils soient. L’arabe classique joue ainsi dans le monde musulman le même rôle dominateur que la langue anglaise et participe au phénomène d’acculturation.

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fondé à la fin des années vingt, à la même époque que l’Organisation des Frères musulmans en Égypte. Le Tabligh est connu en France sous le nom de « Foi et Pratique » et se veut apolitique. Avec son important réseau d’écoles coraniques, les madrasas, il est spécialisé dans la formation d’imams et de prédicateurs qui sont envoyés partout dans la oumma, la « communauté des croyants », et répandent une vision très conservatrice et intégriste de l’islam. C’est ce courant qui incite les jeunes filles à porter le voile et à se faire dispenser du cours de gymnastique, ou qui conseille aux hommes de ne pas serrer la main des femmes. C’est au Jamaat al-Tabligh qu’appartiennent des prédicateurs comme Abou Hamza et Omar Bakri. Une variante plus radicale est le « Parti de la Libération », Hizb ul-Tahrir, basé à Londres : s’il ne recourt pas — du moins ouvertement — à la violence, il condamne fermement toute participation à la vie sociale, culturelle et politique des pays d’accueil. Il semble n’avoir pour objectif que de créer des tensions pour justifier et encourager un repli sur elle-même de la communauté musulmane, jetant ainsi les bases d’un véritable ghetto, sans rapport ni contact avec le reste de la population. Beaucoup de prédicateurs appartenant au Hizb ul-Tarir ne parlent pas — ou feignent ne pas connaître — la langue de leur pays d’accueil, se contentant de l’arabe littéraire classique, la langue utilisée dans les écoles coraniques. Les Frères musulmans, dans de nombreux pays arabes, le FIS en Algérie ou le Refah en Turquie, lorsqu’ils le peuvent, présentent des candidats aux élections. Clandestins ou légaux, ces mouvements ont pour objectif d’exercer 13


L’Organisation des Frères musulmans a été fondée en Egypte en 1928 par un théologien fondamentaliste, Hassan al-Banna. Le mouvement a essaimé dans de nombreux pays du Moyen-Orient. Si les Frères musulmans égyptiens sont restés relativement ouverts — ils accueillent en leur sein des chrétiens —, d’autres communautés sont beaucoup plus extrémistes : elles sont influencées par les wahhabites et le régime saoudien qui y voit l’occasion de combattre le nationalisme arabe et d’asseoir son leadership au sein de la communauté musulmane.

une pression politique et sociale croissante afin d’obliger les gouvernements à des concessions pour faire appliquer progressivement la charia, la loi islamique. Lorsqu’ils sont assez puissants, ces mouvements éliminent ou étouffent les formations concurrentes et les réduisent à un rôle insignifiant, ainsi qu’on l’a vu aux dernières élections en Iran. Chez nous, ces mouvements politiques — citons, pour mémoire, la Ligue arabe européenne d’Abou Jahjah à Anvers et aux Pays-Bas — sont souvent à l’origine de confrontations avec les forces de l’ordre dans diverses manifestations ou à l’occasion du Ramadan. Ils traduisent plus un besoin de provocation et de revendication qu’un véritable idéal politique. Mais ce sont les mouvements révolutionnaires et terroristes, soutenus tantôt par des régimes politiques en place, tantôt par des organisations plus discrètes, qui retiennent 14


l’attention du public. GIA en Algérie, Al Qaeda et la mouvance d’Oussama Ben Laden, Hamas au Liban, Hezbollah en Palestine, tous font référence à la loi coranique et appellent au djihad et au martyre.

Le wahhabisme Des madrasas d’Afghanistan aux mosquées de la banlieue londonienne se prêche un nouvel islam. Les musulmans traditionnels le qualifient de wahhabite. Mais les intéressés préfèrent le terme de « salafis », référence aux premiers disciples de Mahomet. Le mouvement fondamentaliste créé par Al-Wahhab mérite une attention particulière.

Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703–1791) : théologien de la région du Nedj, la province orientale de l’Arabie. Il réclamait une application rigide de la charia, rejetait l’hijtihad (littéralement : « effort d’interprétation »). L’influence du wahhabisme est prépondérante : le modèle qui guide les islamistes aujourd’hui, en Occident comme dans l’ensemble du monde musulman, est ce mouvement d’origine saoudienne qui se caractérise par une lecture littérale et rigoriste des textes fondateurs de l’Islam et un antioccidentalisme très virulent. Le wahhabisme exclut tout ce qui n’est pas son interprétation de l’islam. Condamnant le culte des saints, il est allé jusqu’à détruire la tombe du Prophète pour empêcher 15


Fatwas en ligne La fatwa est un décret, un avis d’un dignitaire religieux sur ce qui est licite ou non licite. La transformation de la foi religieuse en un code de conduite amène les imams à formuler de très nombreuses fatwas, au point que cela en devient leur activité principale. On trouve, depuis plusieurs années déjà, des forums en ligne qui répondent aux questions quotidiennes des musulmans. Cela va du don d’organe à la taille de la barbe et des cheveux, de l’utilisation de la carte bancaire à la prière quotidienne. Ces sites donnent de l’islam une image désastreuse. Ils s’adressent à une population peu instruite, déracinée, confrontée à une culture et un mode de vie qui la heurtent. Ainsi, sur le site Internet Islam, Questions and Answers du cheick Muhammed Saih al Munajjid, on apprend que « l’islam interdit de se coucher sur le ventre » parce que « selon le Prophète, c’est la manière de se coucher des gens de l’enfer ». Bien sûr, la politique n’est pas absente de ces sites : Israël ou la guerre du Golfe font recette, et on y trouve la justification des attentats terroristes.

qu’elle ne fasse l’objet d’une vénération particulière. Hostile à toute innovation, le wahhabisme refuse de passer au crible de la critique historique le Coran ou la Sunna.

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Un phénomène sectaire L’islam qui se développe aujourd’hui sous l’influence des mouvements intégristes, qu’il appartienne à la mouvance chiite ou sunnite, résulte d’une lecture littérale des textes fondateurs « bruts, non expurgés ». La religion apparaît dès lors comme quelque chose d’immuable. Ce qui importe, c’est imiter, reproduire au mieux les faits et geste du Prophète, suivre la lettre — et non l’esprit — de ses recommandations, appliquer chacune de ses directives dans toute leur rigueur, aussi anachroniques apparaissent-elles. L’obsession des fondamentalistes est de tracer une ligne entre ce qui est licite et ce qui est interdit par le Coran et retourner ainsi à la communauté idéale, originelle, des premiers disciples du Prophètes. Aucune évolution n’est envisageable, qui permettrait d’interpréter la loi en fonction de la société moderne. C’est un système de normes de comportement que propose le fondamentalisme musulman, une sorte d’islam en kit adaptable en tout temps et en tout lieu, des déserts d’Arabie aux campus universitaires américains, et dont la conséquence La conséquence principale est la déculturation des principale est la croyants. Ils créent une oumma imadéculturation ginaire, artificielle, en se fondant des croyants d’une part sur le vécu des communautés qui se sont recréées en dehors de leur pays d’origine et d’autre part, en leur proposant un arsenal de symboles et de signes de reconnaissance : barbe, djellaba, voile… C’est le thème du born again des communautés fonda17


mentalistes protestantes aux États-Unis, lesquelles proposent aussi un code moral très strict. Fraternité du groupe, valeurs fortes, certitudes, prédicateurs qui règlent jusqu’aux moindres détails de la vie quotidienne, rejet du monde extérieur dont il faut se protéger, c’est bien à un phénomène sectaire que nous avons à faire.


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Le projet politique islamiste

’ISLAM, on vient de le voir, est bien plus qu’une religion. C’est un projet global de société : il déborde la sphère spirituelle pour contrôler tous les rapports humains, y compris politiques. Alors que nos sociétés occidentales séparent nettement l’Église et l’État, les pays musulmans sont tous, à des degrés divers, des théocraties. Le projet islamiste, comme l’a montré la révolution iranienne, concerne avant tout le pouvoir politique.

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L’Hégire : la prédication du Prophète à La Mecque touche essentiellement des petites gens : artisans, esclaves, journaliers, ceux que les riches marchands méprisent et exploitent. Plus grave, Mahomet proclame qu’il n’y a qu’un seul Dieu et met ainsi en péril le fructueux commerce qui entoure les divinités du sanctuaire de la Kaaba. L’hostilité grandissante pousse le Prophète à quitter la ville et à se réfugier à Médine où il arbitrera les conflits qui divisent Arabes, chrétiens et juifs. 19


Le passage de La Mecque à Médine, en 622, qui marque le début de l’ère musulmane — l’Hégire —, signifie que l’islam cesse d’être une simple religion pour devenir état et société : din wa dawla. L’Hégire est donc le moment où Mahomet cesse d’être un simple chef religieux pour devenir un leader politique et un chef d’État. Le ton même des sourates révélées après la fuite vers Médine se fait plus solennel, il prend des tours juridiques. Les sourates expriment alors la violence de la colère divine et contiennent des appels à la guerre : c’est un chef guerrier qui rassemble ses troupes et les galvanise en leur promettant butin et gloire au paradis. Désormais, religion et politique seront indissolublement liés.

« L’islam est politique ou n’est rien. » Ayatollah Khomeiny

Mais la soumission à Dieu réclamée de la part du croyant est également exigée de l’État. Le pouvoir politique se voue donc entièrement à une mission religieuse : étendre le règne de l’islam. C’est l’annexion de la politique par la religion. On peut relever de nombreuses interactions entre l’État politique et le monde religieux musulman : ainsi les luttes nationalistes, les guerres de décolonisation dans le monde arabe furent aussi un combat culturel où le religieux avait sa place : le FLN exigeait des femmes qu’elles portent le voile pour marquer leur opposition au pouvoir colonisateur chrétien ; nombre de constitutions de pays musul20


mans commencent par une invocation à Dieu et font référence à la charia : c’est que ces États, dont beaucoup sont nés au siècle dernier, ont été partagés entre la nécessité de fonder une société moderne, des états de droit basés sur un texte juridique, et le besoin de s’appuyer sur un socle culturel profond et réel : l’islam se révèle alors le ciment de l’unité nationale. On pourrait même substituer le mot « interaction » par « interdépendance » : les pays musulmans éprouvent le besoin de se rencontrer et de se concerter dans des organisations internationales à caractère religieux. C’est un phénomène unique : il n’existe pas à l’ONU, de bloc de pays bouddhistes, animistes ou chrétiens.

« À une époque comme la nôtre de tensions exacerbées, d’idéologies en crise, de perte d’identité, de manque de confiance dans les institutions, une idéologie qui se revendique de l’islam présente plusieurs avantages : elle fournit un fondement psychologique familier à une identité collective, à un sentiment de solidarité et à l’affirmation de sa différence ; une base reconnue à la légitimité et à l’autorité ; une formulation immédiatement intelligible de principes permettant à la fois d’analyser les carences de la situation présente et d’élaborer un programme pour l’avenir. Ainsi l’islam est-il un pourvoyeur particulièrement efficace de symboles et de mots d’ordre capables de mobiliser les masses pour telle cause ou contre tel régime » (Bernard LEWIS, L’Islam en crise, Paris, Gallimard, 2003, 184 p.).

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La séparation entre l’Église et l’État est pourtant un acquis fondamental de nos sociétés modernes : c’est elle qui permet la tolérance et la démocratie en respectant l’opinion de chacun. La séparation Mais cette séparation, imposée par entre l’Église et l’État laïque et aujourd’hui revendi- l’État est un acquée comme un progrès social, est quis fondamenaussi un acquis historique — l’Eu- tal de nos rope s’est confondue avec la chré- sociétés tienté et a été déchirée par les guerres de religion — et n’a été admise par beaucoup de chrétiens qu’après une relecture plus authentique des évangiles : rendez à César… Une telle démarche est bien plus difficile pour le musulman, car le Coran divise le monde en deux : la maison de l’Islam, où vit la Oumma, et celle de la guerre : Dar elsalam wa dar al-harb. Une lecture littérale du Coran ne favorise pas cette démarche. Elle prendra le djihad comme une véritable guerre sainte. L’islam philosophique, quant à lui, interprète le djihad comme un combat spirituel, intérieur, un combat contre les passions et les instincts. Mais on ne peut exclure définitivement toute autre interprétation : la violence est au cœur même du Coran, le djihad n’en est pas un aspect marginal, il est intégré dans l’une des cinq obligations du Coran (Coran 2, 216-217 ; 3, 157-158 et 169 ; 8, 17 ; 8, 39 ; 8, 41 ; 8, 67 ; 8, 69 ; 9, 5 ; 9, 29 ; 9, 41 ; 9, 111 ; 9, 123 ; 47, 35 ; 59, 8…) : il y a

bien dans l’islam une idée de force et de puissance qui donne au croyant cette certitude d’avoir raison et de posséder la vérité.


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Aux sources de l’islam et de l’islamisme, le Coran et la charia

Les textes fondateurs Pour tous les musulmans, le Coran est bien plus qu’un livre sacré : c’est la parole même de Dieu, révélée par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, en arabe, au prophète Mahomet. Pour cette raison, de nombreux musulmans répugnent à le voir entre des mains de non musulmans ou même simplement traduit. Et une très grande pureté est exigée pour toucher le texte, aucune distinction n’étant faite entre le livre, objet matériel, et son contenu, parole divine. C’est ainsi qu’une femme qui a ses règles, et donc considérée comme impure, ne peut en tourner les pages. De même, le livre ne peut être conservé dans un lieu sali par la présence d’un animal impur comme le chien. Le mot Coran signifie « récitation » : c’est la récitation de la parole divine. Pour les fondamentalistes, elle ne peut être ni analysée, ni même interprétée ou simplement replacée dans le contexte historique et culturel de la Révélation : c’est un livre clos, absolu et hors du temps, car il n’est pas d’origine humaine. On comprend dès lors pourquoi certains musulmans, et plus particulièrement les fon23


L’étude du Coran Dans les écoles coraniques, le Coran s’étudie par cœur. Il est récité dans toutes les circonstances de la vie, certaines formules sont utilisées dans le courrier et les textes officiels (« Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux ») ou récitées dans la vie courante (« Louange à Dieu », ou « Allah est grand ») et deviennent « des réflexes, des habitudes mentales […], on assiste à une véritable incorporation du texte coranique qui devient une seconde peau. Ce texte façonne véritablement le musulman, au point que l’on peut parler de “personnalité islamique” commune, à des degrés divers, aux fidèles de l’islam » (A.-M. Delcambre). À l’appui de l’affirmation d’Anne-Marie Delcambre, la pratique de la taqiya, c’est-à-dire « la réserve mentale », le fait de donner à sa phrase un sens différent de celui que l’interlocuteur va lui donner afin de l’induire en erreur. Cette forme de tromperie est autorisée et même recommandée chaque fois que le musulman se trouve « en pays ennemi ».

damentalistes wahhabites, refusent de soumettre le texte à l’examen de la critique historique moderne : il s’agirait en effet de mettre en doute la parole même de Dieu et ramener celle-ci au niveau de n’importe quel document. Le Coran doit donc être pris dans son intégralité, sans rien en changer. Ce qui ne va pas sans poser de problèmes. Problèmes nombreux et de différents ordres. 24


Problèmes de vocabulaire d’abord. S’ils peuvent paraître mineurs, ils n’en restent pas moins irritants : infidèle pour dire non musulman, par exemple, peut sembler bénin ou peu amène pour les uns, mais injurieux pour d’autres. Ensuite, bon nombre de ces termes, une fois traduits, n’ont plus la même portée. Et même en arabe, ces mots ont pris, au fil des siècles, un sens différent et acquis des connotations nouvelles qui dénaturent le sens profond du texte. Faire une lecUne lecture littéture littérale du texte se résume en rale du texte se résume à le trahir réalité à le trahir, car, contrairement aux apparences, on procède à une véritable traduction ou interprétation — nécessairement fausse — d’un texte datant du VIIe siècle de notre ère. Problème de contenu aussi. Relevons-en quelques-uns. Le Coran comme la charia renferment en effet des passages inacceptables qui vont de l’injure à l’appel au meurtre et à la haine contre les « infidèles » et les « idolâtres » : « Les mois sacrés expirés, tuez les idolâtres partout où vous les trouverez » (Coran 9, 5) ; « Quand vous rencontrerez les infidèles, tuez-les jusqu’à en faire un grand carnage et serrez les entraves des captifs que vous aurez faits » (Coran 48, 4) ; « Ne prenez point pour amis les juifs et les chrétiens » (Coran 5, 56). Problème de respect de la personne aussi : la violence conjugale est autorisée et justifiée (Coran 4, 38). Et même si elle doit respecter certaines conditions — il ne faut frapper et reléguer l’épouse insoumise qu’à juste titre et sans exagérer —, cette violence n’est pas tolérable. Le droit de la femme à disposer de son corps est si fortement nié que certains passages du Coran en font un simple 25


objet sexuel au service de l’homme : « Vos femmes sont un champ de labour pour vous. Allez à votre champ, de quelque côté que vous voulez » (Coran 2.223). Et ici, la question de la morale sexuelle en Islam se pose avec beaucoup d’acuité : si l’homme dispose d’une réelle liberté — polygamie, répudiation, concubinage avec les esclaves —, il n’en va pas de même pour la femme qui, lors de son mariage, est représentée par un tuteur matrimonial : ce n’est pas son accord qui est requis, mais celui de son tuteur. De même, toute sexualité hors mariage lui est interdite : même en cas de veuvage. Droit de la femme répudiée ou veuve qui perd ses enfants. Cette inégalité entre l’homme et la femme, ainsi que la sexualité qui s’y attache, ne se limite pas à la vie sur Terre : « Dieu a promis aux croyants et aux croyantes le paradis (janna). […] Le croyant aura au paradis, à sa disposition, des houris, belles jeunes femmes aux yeux noirs, perpétuellement consommées et néanmoins perpétuellement vierges. Mais l’équivalent n’est pas prévu pour la croyante » (A.M. DELCAMBRE, L’Islam, GRIP, 1993). Mais au-delà de la violence, il y a l’image qui est donnée de l’autre. À commencer par la femme, inférieure à 26


l’homme, inconstante, perpétuelle mineure, dangereuse et dont il faut se protéger en la cachant. Le voile a une double fonction : protéger la femme, certes, mais aussi protéger l’homme de la femme, car c’est elle qui détourne l’homme du droit chemin. Problèmes encore que les punitions corporelles qui relèvent d’un autre âge : on coupe la main du voleur. Ou la peine de mort, infligée dans des conditions souvent infamantes, comme la lapidation pour la femme infidèle ou la veuve qui a des relations sexuelles. Problème de xénophobie, mais aussi de tolérance religieuse : le Coran recommande et justifie un impôt discriminatoire à faire payer aux juifs et aux chrétiens qui vivent en terre d’islam. On le voit, le Coran laisse peu de place aux droits de l’homme tels qu’ils sont compris et généralement admis dans nos sociétés modernes : égalité entre les hommes et les femmes et entre les individus, liberté d’expression… Anne-Marie Delcambre dénonce avec virulence cet islam des interdits dans un ouvrage récent paru aux éditions Desclée de Brouwer.

La charia Les derniers versets du Coran commandent au croyant de se soumettre à la charia, c’est-à-dire « la loi ». Il ne s’agit pas d’un code juridique dans le sens moderne du terme, mais d’un ensemble de règles, une sorte de code de conduite qui accompagne le croyant tout au long de sa vie, de la naissance à la mort, dans chacune des circonstances de la vie. 27


On distingue les règles régissant le culte (les cinq piliers de l’islam : profession de foi, prière, jeûne, pèlerinage, aumône, plus la règle du djihad) et les règles régissant la vie en société : le statut personnel, l’organisation de la famille, les interdits alimentaires, les crimes et délits et leurs punitions… Ces règles sont assez précises et à nouveau elles peuvent être éclairées à la lumière de coutumes de l’époque de la Révélation : si le Coran interdit les boissons fermentées, en particulier le vin et les pratiques divinatoires, c’est sans doute parce qu’à l’époque, les devins parlaient sous l’emprise du vin.


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Condamner ou comprendre

pose problème, aujourd’hui, dans le Coran et la charia, c’est bien la transformation des coutumes de l’époque en dogmes de foi. Coutumes du désert d’Arabie qui n’ont plus cours aujourd’hui. Anachronisme, frein au progrès et à la modernité, déculturation, les jugements sont nombreux, durs, mais non sans appel. Cet islam, on peut le condamner ou essayer de le comprendre. Le condamner fermement, en mettant en avant les droits de l’homme et de la femme et en dénonçant systématiquement la violence qui sous-tend Coran et charia. Il ne faudrait pas oublier cependant les guerres et les exactions commises au nom d’autres religions, philosophies ou conception de société. Partout dans le monde, de l’Europe chrétienne à l’empire communiste ou à la société capitaliste. On peut aussi essayer de comprendre. Divers arguments peuvent être avancés pour expliquer ce qui choque et interpréter le texte. Interprétation que les musulmans fondamentalistes refusent. Dans le contexte actuel de tensions au Moyen-Orient ou en Irak, de terrorisme aussi, ce refus

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Coran signifie « récitation », c’est la récitation du texte révélé à Mahomet. Ses partisans, des petites gens, des artisans, des esclaves, retiennent par cœur les versets que récite le Prophète, puis ils prennent l’habitude de faire reproduire sur des morceaux de poterie ou de bois, les versets qui leur semblent les plus beaux ou les plus intéressants. Ce n’est qu’après la mort de Mahomet qu’on réunira ces textes pour en faire le livre de cinq cents pages que nous connaissons aujourd’hui. On peut donc s’interroger sur la précision et l’exactitude de la mémoire des premiers disciples de Mahomet sans pour autant mettre en doute la Révélation.

acquiert une signification particulière et les appels à la violence guerrière, une dimension dangereuse. Mais revenons aux éléments qui permettent de comprendre. Il existe l’argument herméneutique [science de l’interprétation, NDE] : le Coran est en effet une Parole divine dont la traduction, comme celle de tout texte sacré, réclame une interprétation particulière. On peut avancer également que ces passages qui font problème et que nous avons cités ci-dessus — mais l’on peut en citer d’autres — ont été isolés de leur contexte. Or, celui-ci doit fournir le cadre de l’interprétation, leur argumentation aussi. Comprendre le vrai sens de ces attaques contre les « incroyants » suppose de les relier à l’ensemble dont ils font partie intégrante : Coran, charia, Sunna et hadiths. 30


Il y a encore le contexte historique, social ou politique qui peut jeter sur le texte un éclairage différent. De même, la psychologie de leurs auteurs ou de ceux qui les ont réunis ainsi que les conditions dans lesquelles ces textes nous sont parvenus jettent un éclairage intéressant sur le Coran. L’ordre des sourates, qui n’est pas celui de la Révélation, ne nuit-il pas à la compréhension du Coran ? Aucun fil conducteur n’organise les 114 sourates, et même à l’intérieur des sourates, les versets ne semblent pas ordonnés selon une logique précise. En tout cas, le texte est difficilement accessible à un esprit cartésien.

La place de la femme C’est sans doute le statut de la femme dans le monde musulman qui est l’élément le plus choquant pour les Occidentaux. Ces femmes voilées, ces jeunes filles qui refusent le cours de gymnastique, mais aussi ces hommes qui évitent la main d’une femme, des termes comme « répudiation » ou « polygamie », voilà bien des images qui heurtent notre conception de l’égalité des sexes, de la dignité et de la liberté. Ces situations trouvent leur source dans le Coran et la Sunna. Même si plusieurs pays ont introduit un code de la famille qui assouplit les exigences de la charia, le principe de l’infériorité de la femme, inscrit dans le Coran, n’en demeure pas moins bien réel. C’est ce principe même qui fait problème dans nos sociétés modernes qui reconnais31


L’infériorité de la femme par rapport à l’homme est inscrite dans le Coran qui réclame aussi sa soumission et autorise la violence à son égard. La sourate IV est explicite : « Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu’Allah a préféré certains d’entre vous à certains autres et du fait que (les hommes) font dépenses sur leurs biens (en faveur des femmes)… Celles dont vous craignez l’indocilité, admonestez-les… Reléguez-les dans les lieux où elles couchent. Frappez-les. »

sent — mais appliquent avec des bonheurs divers ! — l’égalité entre l’homme et la femme. À l’époque de la Révélation pourtant, l’islam est apparu comme un réel progrès social pour la femme : en échange de sa soumission à l’homme, la femme recevait un véritable statut, elle était reconnue en tant que personne et avait un rôle à jouer dans la société et dans la famille, et si elle était re- De la naissance léguée aux tâches de la maison, elle à la mort, la y régnait en souveraine. La femme femme recevait était protégée dès sa naissance : la asile et protecnouvelle religion interdisait l’infan- tion au sein ticide des petites filles qui venaient d’une famille de naître, la polygamie était sévère- élargie ment limitée, le mari avait l’obligation de nourrir sa femme, celle qui était répudiée ou veuve était à nouveau reçue dans sa famille… La structure sociale ne fut sans doute pas révolutionnée pour autant, la 32


vie dans ces contrées désertiques était rude, mais, de la naissance à la mort, la femme recevait asile et protection au sein d’une famille élargie. Le sort des femmes en terre d’islam était donc enviable, et c’est sans doute la raison pour laquelle ces prescriptions furent transformées en dogmes. Plus difficile à comprendre et à justifier, c’est l’image de la femme que donne le Coran : la femme, non seulement est inférieure, mais elle est dénuée de sens moral, impure dans son corps et dans ses pensées, dangereuse donc et il convient de protéger l’homme de la femme… Seule la mère trouve grâce aux yeux du musulman, et pour autant qu’elle se cantonne à son rôle de mère. Toute l’éducation est donc destinée à faire assimiler au garçon son rôle d’être fort, gardien de l’honneur de la famille, et à la fille, réduire sa dangerosité.

Évolution culturelle Aujourd’hui, le modèle persiste. Comme il persiste dans tout le bassin méditerranéen. Mais des mutations sociales et économiques ont eu de grandes La structure répercussions sur la communauté familiale de base de base qu’est la famille. Même si a tendance à se la notion de famille reste assez nucléariser large, même si les liens qui unissent aux cousins gardent un sens fort, la structure familiale de base a tendance à se nucléariser : père, mère et enfants directs qui partiront un jour pour former à leur tour, un nouveau foyer « nucléaire ». 33


Beaucoup de pays musulmans ont adopté un code de la famille : si le statut de la femme y est assoupli, si son rôle est élargi, ces codes restent basés sur le Coran et la charia. Il en résulte une sorte de décalage difficile à assumer pour les hommes.

Le voile L’appauvrissement des familles et les mutations économiques ont contraint les femmes à chercher du travail pour aider à la subsistance de la famille. Elles ont ainsi joué un rôle autrefois réservé aux maris, acquis des relations inimaginables autrefois, gagné un statut personnel qui les promeut égales des hommes. De fait. Mais pas de droit. De là, cette crispation maladive des islamistes qui tentent de conserver « l’identité islamique » pour résister à la décadence occidentale. Ainsi l’affaire du voile, devenu aujourd’hui enjeu politique. En réalité, le voile est source de controverse depuis plusieurs siècles. Au XIXe siècle, la Nadah égyptienne reléguait le voile au rôle d’un quelconque colifichet. La guerre d’Algérie en a fait un symbole de l’opposition aux colonisateurs, sans Le voile est sourpour autant lui accorder clairement ce de controverse une signification religieuse. Sous le depuis plusieurs Shah d’Iran, le port du voile était siècles aussi un signe d’opposition, mais lorsque l’ayatollah Khomeiny l’imposa, les femmes protestèrent à nouveau. Cette fois, en vain. Et l’on trouve plus de jeunes filles voilées dans les quartiers « islamisés » des 34


grandes villes européennes que dans les capitales du Maghreb. Comment dès lors expliquer que de nombreuses jeunes filles choisissent délibérément de porter le foulard islamique ? L’interrogation sur son identité est caractéristique de l’adolescence et s’inscrit dans la construction de la personne. Cela se traduit par des aspirations contradictoires : aspiration à plus de liberté et besoin de se conformer à des modèles, plus ou moins choisis, plus ou moins imposés. Ainsi les choix vestimentaires. Dans cette construction identitaire, les jeunes issus de l’immigration vivent une situation encore plus complexe, attirés par un modèle qui les rejette et sollicités par un milieu social qu’ils veulent dé35


serter. Des valeurs différentes, des codes parfois opposés multiplient les difficultés. Le foulard ne peut donc être réduit à sa seule signification religieuse. Pas plus qu’il n’est un authentique choix de société. Et s’il est une manière de s’affirmer, de provoquer ou de revendiquer, il répond aussi, pour de nombreuses jeunes filles qui l’ont toujours vu faire dans le milieu où elles sont nées, à un sentiment profond de pudeur. Autoriser ou interdire le port du foulard à l’école dépasse donc largement le débat politique.

Le rapport à la modernité En adoptant ce que la modernité a de plus extérieur, en n’entretenant avec elle que des rapports utilitaires et en rejetant tout ce qui met en péril l’autorité de l’islam, le monde musulman vit sur deux registres : la modernité technique et un Moyen Âge mental. Cela se traduit par une ambivalence fondamentale : attrait et rejet, admiration et haine, obligation de s’adapter et affirmation d’une identité mythique et idéalisée. En revendiquant l’âge d’or de ses origines, l’islam oublie que celui-ci était lié à son ouverture au monde, et notamment aux communautés chrétiennes et juives avec lesquelles l’islam vivait en symbiose. Seule une ouverture du même type permettrait à l’islam aujourd’hui de s’intégrer dans le monde contemporain à condition qu’il parvienne à se débarrasser de son complexe d’infériorité. En fait, il lui faudrait prendre conscience que la culture est un patrimoine universel qui nous est parvenu à travers les époques 36


et les lieux. L’islam y a contribué pour sa part et a transmis à l’Europe un héritage qu’elle a su faire fructifier : si cet héritage se trouve aujourd’hui en Occident, cela ne signifie pas qu’il est occidental : il appartient à tous et certaines notions, comme celle de démocratie, de liberté, de droits de l’homme, d’égalité, de justice sociale doivent être considérées comme un patrimoine universel, car ces valeurs constituent un lieu de réconciliation et de dialogue entre les peuples. L’Europe doit donc aussi se débarrasser d’un complexe de culpabilité. Céder au chantage des fondamentalistes, c’est faire preuve de faiblesse, pas de compréhension. Avoir une position claire et forte quant à des valeurs fondatrices n’a rien d’agressif : c’est simplement se donner un projet de société ouverte et accueillante. La solution se trouve donc dans un dialogue islamo-musulman. L’exégèse pas plus que la critique historique n’ont pour but La solution se de dénaturer un texte, mais au controuve dans un traire de mieux le comprendre pour dialogue islamorépondre aux défis du monde momusulman derne, aux questions nouvelles et inédites qui interpellent l’homme, croyant ou non.


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Le rôle des religions dans les conflits contemporains

E RELIGIEUX peut jouer comme un substitut à une iden-

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tité politique nationale ou servir de modèle d’organisation de la société. Lorsque l’on fait une lecture géopolitique du monde, on ne peut s’empêcher d’être frappé par l’implication du religieux dans nombre de conflits contemporains. En fait, il est nécessaire de distinguer les situations. Il n’y a pas grandchose de commun par exemple entre le conflit en Irlande du Nord et la situation aux Moluques. Dans les deux cas, le facteur religieux semble jouer un rôle important. Le contexte est pourtant différent. Les Européens sont désormais habitués à distinguer la société civile de la religion. La religion est devenue une affaire privée. Elle ne peut plus avoir la prétention de gérer les rapports sociaux et politiques. En revanche, quand on s’extrait du contexte occidental, on mesure que la religion joue un rôle important dans l’organisation du social et structure l’organisation politique de beaucoup d’États. Quel rôle joue alors la religion dans la plupart des conflits qui secouent le monde ? Il est possible de distinguer deux cas de figure très différents. 38


Typologie politico-religieuse D’abord, le religieux peut jouer comme substitut à une identité politique nationale défaillante. Lorsque le cercle d’identité le plus englobant s’écroule, c’est le second cercle, celui de la communauté, qui remplace l’allégeance politique. À la fin La religion de la guerre froide, lorsque le cadre comme substitut idéologique où s’inscrivaient les conà une identité flits s’est effondré, vidant de leur politique natiosens les référents qui justifiaient une nale défaillante violence ou légitimaient un combat, ont surgi des micronationalismes qui ont tenté de réorganiser la société autour d’autres références. C’est ici qu’intervient la religion comme facteur de solidarité du groupe. L’exemple de la Yougoslavie est très éclairant : une fois que l’éclatement du ciment communiste a entraîné avec lui le nationalisme youLa religion comgoslave, les clivages communautaires me facteur de sosont apparus au plan politique. Être lidarité du groupe yougoslave ne voulait plus rien dire, mais se dire Croate, musulman ou Serbe signifiait quelque chose. La différenciation ne portait pas sur la langue et la culture, qui étaient identiques, mais sur la religion qui devenait un signe distinctif. Ainsi, le facteur religieux se substitue à un lien politique ou à une idéologie sans qu’il s’agisse pour autant d’une guerre de religions. La religion n’est pas retenue en tant que telle — ce n’est pas le « croire » qui est en question — mais est reçue comme un facteur social d’identité. 39


Pourtant, en observant de près ce phénomène, on se rend compte que la prétention du groupe religieux à organiser le lien social est sujette elle aussi à effritement, en raison de dissensions internes à chaque communauté. Pour reprendre l’exemple yougoslave, le conflit n’était pas seulement entre Bosniaques, Serbes et Croates, mais existait au sein même de chaque communauté. L’enjeu était de savoir qui allait prendre le dessus à l’intérieur de ces groupes. Et l’on a assisté à des rivalités personnelles, économiques, voire géographiques (les Croates de la Krajina face à ceux d’Herzégovine, les Serbes de Pale face à ceux de Belgrade…). À terme, le facteur religieux n’est donc pas garant de la solidarité du groupe. Mais il y a un deuxième cas de figure où la religion joue un rôle beaucoup plus important, quand elle prétend apporter un modèle d’organisation politique de la société. Lorsqu’on quitte le domaine du nationalisme à proprement parler et de l’éclatement du lien social, la religion peut apparaître comme un véritable dépôt culturel dans lequel les nations viennent puiser des modèles politiques et éventuel- La religion comlement les opposer à une modernité me un véritable de type occidental. C’est le cas des dépôt culturel islamistes. Pour ces derniers, l’islam a une vocation beaucoup plus large que de simplement se substituer à un lien national. Il propose un modèle d’organisation totale de la société en s’appuyant sur son fonds propre de valeurs et de cultures. Cela signifie que les islamistes réfutent toute référence à des modèles politiques, sociaux et économiques importés. 40


Logique d’identité ou logique de conviction À travers ces deux modèles, on voit apparaître deux logiques : une logique d’identité où la religion apparaît comme un substitut à une identité nationale qui fait subitement défaut, et une logique de conviction où la religion sert de modèle d’organisation de la société. Dans ces deux modèles, le rôle de la foi n’est pas le même. Dans le premier, le rôle de la foi recule par rapport à l’identité sociale que représente la religion. L’identité passe avant la croyance. Dans le second, il y a une véritable motivation de foi qui se met en place et qui propose à l’individu une référence opératoire du religieux sur le terrain. Voici une illustration de cette différence entre les deux logiques : en Irlande du Nord, un homme se fait arrêter par des miliciens à un barrage. Ils lui demandent s’il est catholique ou protestant. Ne sachant à qui il a affaire, l’homme répond qu’il est athée. Alors le milicien qui l’interroge précise sa question : « Athée catholique ou athée protestant ? » Le combattant signifiait par là qu’il ne s’intéressait pas à la religion de l’autre en tant que système de croyances, mais en tant que système d’identité. Il serait possible de prendre des exemples similaires dans beaucoup d’autres pays (au Liban par exemple). Mais pour un certain nombre de conflits où le facteur religieux est présent, il est parfois difficile de déterminer si c’est le premier ou le second modèle qui s’applique. Il y a souvent un mélange des deux. C’est le cas, par exemple, de la Tchétchénie. A-t-on affaire à un conflit identitaire dans lequel le nationalisme tchétchène emprunte à la re41


ligion musulmane un élément de différenciation par rapport à l’ensemble russe dans lequel il ne veut pas se noyer ? Si c’est le cas, la religion musulmane devient un facteur d’identité pour mieux s’opposer aux Russes. Ou bien y a-t-il chez certaines factions le projet de faire véritablement de la Tchétchénie un État islamique ? Sans doute y a-t-il les deux modèles chez les combattants tchétchènes. Pour le président Asian Maskhadov, la religion apparaît comme un élément d’identité, un élément de différenciation dans un combat national, mais il n’est pas question d’organiser la société en fonction de l’islam. En revanche, d’autres chefs de guerre comme Charnu Bassaev disent

Le dialogue serein entre les civilisations et les religions pourrait favoriser une nouvelle manière de penser et de vivre. À travers la diversité des mentalités et des croyances, les femmes et les hommes de ce millénaire, se souvenant des erreurs du passé, devront trouver des formes nouvelles pour vivre ensemble et se respecter. L’éducation, la science et l’information de qualité constituent les meilleurs moyens pour développer en chacun de nous le respect de l’autre, de ses richesses et de ses croyances, ainsi qu’un sens de l’universel, dignes de leur vocation spirituelle. Le dialogue évitera qu’à l’avenir on arrive à une situation absurde : exclure ou tuer au nom de Dieu. Ce sera sans nul doute une contribution décisive à la paix. Jean-Paul II, Discours au Corps diplomatique, 10 janvier 2000

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leur volonté de mettre en place une vie sociale dirigée dans tous ses aspects par l’islam.

Le choc des religions Dès que l’on s’essaie à une analyse sur le rôle de la religion dans les conflits actuels, on rencontre la thèse du politologue américain Samuel Huntington (Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997) qui, ces dernières années, a connu un certain retentissement. Il met en avant la catégorie de « civilisation » comme unité de base des conflits à venir. Dans un monde rétréci, la guerre des cultures remplacerait les vieux conflits interétatiques classiques. L’Occident, citadelle assiégée, serait pris en otage et gravement menacé par des cultures et religions hostiles : hindouiste, slave-orthodoxe et surtout par une connexion islamo-confucéenne… Cette analyse mérite d’être discutée. L’idée que les civilisations constitueront de plus en plus dans l’avenir des regroupements à partir de valeurs culturelles et religieuses communes, ne semble pas quelque chose d’impossible. On voit combien les valeurs du confucianisme ont influencé un certain nombre de pays du sud-est asiatique, combien le christianisme a joué un rôle central dans la constitution de la civilisation occidentale, et combien l’islam structure profondément la vie sociale de beaucoup de pays. En cela, la religion joue un rôle important. De plus, il est facile d’observer des différences d’approche, voire des oppositions, entre les blocs culturels sur un certain nombre de grands sujets. Le choc des valeurs apparaît de façon plus forte dans un système mondialisé 43


où les civilisations éprouvent le besoin de marquer davantage leurs différences, et de mettre en avant leurs caractères spécifiques par rapport à l’organisation de la société. Ainsi parle-t-on beaucoup des « valeurs asiatiques » qui comprennent le concept d’individu autrement que l’Occident. Les grandes conférences internationales de Pékin et du Caire ont mis en lumière les différences de conception sur la famille et sur le rôle des femmes. Le fameux droit d’ingérence humanitaire fait également l’objet de méfiance, voire de rejet, de la part de certains pays non occidentaux. Quant à la notion de droits de l’homme, on constate que les Africains, les musulmans, les Asiatiques n’hésitent plus à dire qu’ils en ont une acception différente de celle qui prévaut chez nous. Cette opposition entre l’Occident et le reste du monde (the West and the rest) est une opposition de civilisations, dans laquelle le facteur religieux joue un rôle. Mais penser qu’elle conduit fatalement à une guerre frontale semble excessif pour deux raisons. D’abord, les civilisations ne sont pas structurées sur un modèle étatique. Ensuite, cela signifierait qu’on est complètement désarmé face à cette constitution du monde en blocs de civilisations. Or, il ne faut pas sous-estimer l’importance des sociétés civiles dans l’organisation du monde. Certes, on ne peut pas parler de société civile internationale, car cela supposerait l’existence d’un État international. Mais nous sommes cependant engagés dans un processus où des sociétés civiles nationales sont en train de s’internationaliser, c’est-à-dire d’être sensibles à des logiques différentes. L’exemple de Seattle en est une bonne illustration. On voit 44


des sociétés civiles qui veulent le dialogue des civilisations, précisément pour empêcher un affrontement qui pourrait résulter d’une hégémonie des plus forts sur les plus faibles.

Le rôle pacifique des religions L’ importance du facteur religieux dans les conflits ne doit cependant pas faire oublier le rôle très important que la religion joue souvent dans la recherche de la paix. Prenons, par exemple, le cas des pays d’Afrique où se sont tenues des Conférences nationales pour sortir d’une grave crise politique. Ce sont, le plus souvent, des évêques qui ont présidé ces instances. On cherchait dans l’autorité morale de l’évêque la figure disparue de l’homme politique. Cela montre la puissance symbolique du religieux auquel on demande de restaurer une unité civile et sociale comparable à celle des croyants. On pourrait interpréter ces situations en estimant que la religion peut être concurrente du politique. Elle présente en effet, formellement, des traits similaires au politique : l’organisation d’un groupe qui croit à un ensemble de valeurs, structuré selon des principes hiérarchiques. Mais, dans le cas africain, la religion n’a pas directement joué en tant que telle. La puissance symbolique de l’autorité religieuse était en fait appelée pour se substituer à la défaillance de l’autorité politique, incapable d’assurer ses fonctions d’identité, de cohésion et d’organisation. Il y a d’autres situations récentes où le religieux a joué un rôle politique majeur. C’est le cas, par exemple, de Mgr Desmond Tutu qui a présidé la commission Vérité et 45


réconciliation en Afrique du Sud. Il a joué un rôle politique, mais aussi religieux, en favorisant la mise en place de structures dans lesquelles des hommes sont venus reconnaître publiquement leurs erreurs, recevoir un pardon collectif et consentir à la réconciliation. Cela ne voulait pas dire pour autant que tout responsable politique obtenait l’impunité pour ce qu’il avait fait. Indépendamment de cette commission, il pouvait encore être poursuivi sur le plan judiciaire et pénal. Mais le rôle de cette instance a été très important sur le plan symbolique pour que la nation qui avait été déchirée par l’apartheid retrouve son unité. Les religions peuvent donc assurer une double fonction : d’une part, être une présence politique critique et vigilante, en matière de respect des droits de l’homme, et d’autre part, au-delà du politique, être une force de proposition pour permettre la parole, penser la repentance, la mettre en actes, et ainsi faire que se reconstituent des liens de solidarité et de fraternité. Mais elles ont également un rôle très important à jouer au plan international à travers le dialogue interreligieux.

Le dialogue interreligieux Paradoxalement, bien qu’elles n’aient pas toujours fait montre jusque-là d’une exemplarité en ce domaine, les religions sont peut-être plus rompues que les États à la logique du dialogue. Par le fait même qu’elles se sont affrontées entre elles, elles ont été obligées de se poser la question du pluralisme religieux. Certes, elles ont souvent apporté de mauvaises réponses à travers l’Histoire (croisades hier, 46


La Conférence mondiale des religions pour la paix La Conférence mondiale des religions pour la paix (WCRP), née d’une double initiative japonaise et américaine, a tenu sa première assemblée mondiale à Kyoto en 1970. Se défendant de toute domination d’une religion sur les autres, et soucieuse de développer les différents types de dialogue, elle se donne pour objectif « non pas un accord doctrinal, mais un engagement commun pour la paix ».

djihad aujourd’hui…). Rien n’est gagné d’avance dans ce combat pour le pluralisme et l’on peut passer, du jour au lendemain, de la société civile à la société tribale, de la coexistence religieuse à l’appel à la guerre sainte. Pourtant, il y a une chance qu’il faut absolument saisir dans le dialogue interreligieux pour la paix. Et il faut se réjouir de l’initiative de Jean-Paul II invitant les grandes religions du monde à se retrouver à Assise le 27 octobre 1986 pour prier ensemble pour la paix. Les religions qui reconnaissent que l’Absolu se décline de différentes manières peuvent puiser dans cette approche différenciée des raisons de dialogue et non d’opposition. Le dialogue interreligieux est peut-être le meilleur antidote au choc des civilisations. Joseph Maïla, « Le rôle des religions dans les conflits contemporains », in Croire aujourd’hui, 01/03/2000, no 87, p. 18-21.


Pistes de lecture • Bernard LEWIS, L’Islam en crise, Paris, Gallimard, 2003, 184 p. • Anne-Marie DELCAMBRE, L’islam des interdits, Paris, Desclée de Brouwer, 2003. • Henri SANSON, L’Islam, coll. « Que penser de… ? » no 17, Namur, Fidélité, 1993. • Emilio PLATTI, L’Islam parmi nous, Namur/Bruxelles, Fidélité/ Racine, 2000. • Henri SANSON, L’Islam au miroir du christianisme, Namur/Paris, Fidélité/Salvator, 2001.

Table des matières Éditorial 1 Les six islams 2 Les mouvements islamistes et fondamentalistes 3 Le projet politique islamiste 4 Aux sources de l’islam et de l’islamisme… 5 Condamner ou comprendre 6 Le rôle des religions dans les conflits contemporains Table des matières

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Ce cinquante-neuvième numéro de la collection « Que penser de… ? » a été réalisé par Henri Boulad, Charles Delhez, Philippe Lenoir et Joseph Maïla.

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Ce cinquante-neuvième numéro sur l’islamisme a été réalisé par Henri Boulad, Charles Delhez, Philippe Lenoir et Joseph Maïla.

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L’islamisme

Trimestriel • Éditions Fidélité no 59 • 2e trimestre 2004 Bureau de dépôt : Namur 1 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-292-7 Prix TTC : 1,95 €

9 782873 562922

L’islamisme

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onflit israélo-palestinien, 11 septembre, 11 mars, Soudan, Irak… Il y a de l’islamisme dans tout cela… L’islamisme représente-t-il une simple écume de surface ou une véritable lame de fond ? S’agit-il d’un mouvement superficiel et passager ou d’un phénomène beaucoup plus profond qui touche à l’essence même de l’islam et qui ira en s’amplifiant ? N’est-il le fait que d’une poignée d’exaltés ou exprime-t-il, au contraire, une aspiration des masses ? Et les religions, seraient-elles des armes de guerre ou une source de paix ?


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