fidélité
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
Le monde vu d’en bas Ma vie de volontaire dans le mouvement ATD Quart Monde
A la première personne
ISBN 2-87356-297-8 Prix TTC : 5,95 €
A la première personne
Institutrice de formation, née à Lens en 1945, rejoint le volontariat d’ATD Quart Monde dès 1971 avec son mari. En France, elle anime un centre culturel pour les enfants de quartiers défavorisés. Elle se bat pour leur réussite scolaire et partage la vie de leurs familles, avec ses trois enfants et son mari. Aux Pays-Bas, ils sont associés à l’animation globale du Mouvement. Après un temps en Thaïlande pour soutenir l’équipe sur place, ils reviennent aux Pays-Bas et créent ensemble un centre de rencontres spirituelles.
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
Le monde vu d’en bas
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
fidélité
L’auteur nous emmène avec elle dans sa découverte progressive de la misère et nous fait partager son engagement dans le mouvement ATD Quart Monde. Depuis le « monde vu d’en bas », comme disait le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD, elle nous rend sensibles à la terrible malédiction de la misère, à son enchaînement de luttes, de découragements et d’apparents abandons. Par petites touches et par tableaux successifs, l’auteur montre ce qu’est la vie quotidienne de ces pauvres qui pourtant « sont l’Eglise ». Evoquant leur démarche spirituelle à partir des textes du père Joseph et de la Bible, elle dit aussi l’espérance et la dignité d’un peuple qui se reconnaît dans le cri de souffrance de Job.
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Le monde vu d’en bas
fidélité
Le monde vu d’en bas
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
Le monde vu d’en bas Ma vie de volontaire dans le mouvement ATD Quart Monde
Préface de Julos Beaucarne
Editions Quart Monde / 2005
fidélité
Dans la même collection : Adela Diaz, Faim de vie, 2001. Edith de Voghel-Jacques, Sur la touche, 2002.
© Ed. Quart Monde • 15, rue Maître Albert • FR-75005 Paris Editions Fidélité • 61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur ISBN : 2-87356-297-8 Dépôt légal : D/2005/4323/02 Imprimé en Belgique Illustration de couverture : Isabelle Herpoel
- A Eugène ; il m’a donné la force au quotidien de rester fidèle à mon engagement. Ce livre a été écrit avec lui. - A nos enfants : Judith, Thomas et Mathijs qui nous donnent beaucoup de tendresse.
Remerciements
- Merci à Eugen Brand, Susie Devins et Bruno Couder qui m’ont donné l’audace de ce livre. - Merci à Jean-Michel Defromont qui a toujours été très proche de son évolution. - Merci aussi à Georges-Paul Cuny, Francine de la Gorce, et Jean Lecuit, qui ont donné de l’élan à mon travail. - Je n’oublie pas mes compagnons de route : Sylvie Daudet, Caroline Petitat, Monique Vélu-Tonglet et Noldi Christen. - Merci particulièrement à tous les participants des groupes « Bezinning » aux Pays-Bas dont l’enthousiasme et la fidélité out permis d’écrire ce livre.
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Préface
Je crois que la vérité se trouve au fond de chacun de nous ; il me semble que cette société essaie par tous les moyens de nous distraire de nous-mêmes, de nous mettre sur ses rails. Les dogmes sont souvent la rigidité, et la rigidité, c’est la mort et l’immobilisme. Pour moi, la vie, c’est l’agilité, la souplesse, l’intelligence, l’invention dans le sens du perfectionnement total de la matière et de la vie face à la destruction généralisée de la planète et des êtres et des arbres qui la peuplent. La Vie, il me semble que c’est rebondir, c’est s’adapter aux événements ; la Vie c’est le perpétuel cheminement vers la lumière. Nous sommes dans une société des pompes funèbres. On ne voit que la mort. Je crois que c’est utile de fêter la Vie avec un grand V. Ce serait utile également que chaque femme et que chaque homme se prennent en main au lieu d’attendre des autres le salut. Je crois que l’être humain a les outils pour prendre en main sa propre histoire et s’il ne les a pas, le travail du passeur c’est, me semble-t-il, de donner, sans prétention aucune, des outils pour que l’énergie de la grande Vie coule dans les veines de tous les êtres du monde. Bien sûr, il sait assez celui qui sait s’il sait qu’il ne sait rien, je sais que je ne sais rien et c’est pour cela que toute l’humanité m’intéresse parce qu’elle m’apprend beaucoup sur moi-même. Autant de fois les autres sont autant de fois « je ne suis » et en même temps autant de 9
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fois « je suis », l’autre est moi. Il me semble qu’on néglige souvent la force de la pensée qui soulève les montagnes. Je crois qu’au moment où nous sortons du ventre de notre mère, nous recevons une feuille de route que la société, les pouvoirs de toute farine s’efforcent de nous faire oublier pour que nous devenions de parfaits consommateurs. Le poète est un scaphandrier qui descend au fond de lui-même et trouve des trésors dans son espace intérieur et les partage avec ses semblables si différents. On ne se rend pas souvent compte de nos immenses possibles, nous sommes de la même matière que l’univers, notre terroir, c’est les galaxies, nous sommes bien plus grands que nous ne le croyons. Je crois que si on ne marche pas vers soi, on ne marche pas vers les autres. Si on ne s’aime pas, on ne peut aimer personne. Ce livre nous offre un cheminement intérieur, particulier, un voyage teinté de toutes les couleurs des voyageuses et des voyageurs rencontrés par l’auteur : les mal-aimés de ce monde et ceux qui ont bien voulu faire un bout de chemin avec eux. J’ai beaucoup de tendresse pour l’arc-en-ciel : il est toutes les couleurs, toutes les races, tous les hommes et toutes les femmes. Il est l’alliance entre l’univers et les hommes qui sont eux-mêmes aussi grands que l’univers. Pour qu’il y ait arc-en-ciel, il faut le rire et le contraire du rire. Il faut pluie et soleil. Je suis l’homme, je suis l’enfant. Je suis la femme noire, la femme jaune, l’homme noir, l’homme jaune, l’homme blanc… Si je fais du mal à une partie de moi, à l’enfant qui est en moi, à la femme qui est en moi, de n’importe quel 10
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pays, de n’importe quelle couleur, je me fais du mal à moimême. Aussi ai-je souvent mal à toutes ces parties de moi torturées, affamées en quelque lieu du monde. Le constat que nous faisons, c’est que nous ne pouvons changer que nous-mêmes et dire cela est encore imprécis, à mon sens, car nous ne pouvons devenir que ce que nous sommes, c’est-à-dire suivre notre feuille de route particulière. Ce sont nos particularités à chacun, à chacune qui enrichissent le monde. La vraie révolution politique est une révolution intérieure. Chaque personne influence le cosmos tout entier, chacun de nos actes, chacune de nos pensées a une répercussion mondiale. Nous ne sommes pas des touristes sur la terre, nous faisons partie de l’équipage du vaisseau spatial terre. Julos Beaucarne, 14 octobre 2004
Avant-propos
Marie-Jeanne, tu m’as demandé de leur dire. Leur dire quoi ? Ton livre n’a pas de fin. Tu nous as fait descendre dans ton monde intérieur, tu nous as fait marcher au côté de ces familles qui sont constamment exposées au malheur, malheur que tu as vécu également. Nous avons entendu ton cri : pourquoi moi ? Et la réponse de ta belle-sœur : pourquoi pas toi ? Et la réponse des familles du Bezinning : si seulement on avait quelqu’un avec qui en parler, fût-ce pour « râler avec nous ». Et puis, pendant que ces pages s’imprimaient, ouvrant des horizons d’humanité plus fraternelle, plus douce, le malheur a frappé avec violence. Judith, belle, riante, intelligente et aimante, faite pour le bonheur, Judith, votre fille aînée, s’est envolée. Judith vous a été arrachée. Est-ce que le malheur gagne ? Est-ce que le malheur a un sens ? Est-il inéluctable ? Je ne sais pas. Toute notre civilisation tend à détruire le malheur, et ne cesse d’en sécréter d’autres formes, pires encore car elles sont de la main de l’homme. La seule chose que je sache, pour l’avoir expérimentée, c’est que le malheur vécu peut nous mettre sur le chemin des autres qui en ont été frappés, de ceux-là qui n’avaient personne à qui en parler. Merci pour ton livre ; merci pour ta tendresse et ton courage, ma petite sœur. Francine de la Gorce 13
Puzzle
« Ecris régulièrement ce que tu vis, tu verras que ta vie forme un puzzle », me dit-il un jour. « Il », c’est le père Joseph Wresinski. Nous marchons ensemble au retour d’une longue réunion. Je n’avance pas dans mes questions. Nos manières de raisonner sont si différentes que je n’arrive pas toujours à faire le lien entre les autres et moi. Je me sens souvent seule face aux décisions que je dois prendre. Je le vois encore faisant régulièrement les cent pas avec l’un ou l’autre. Il nous tapait sur l’épaule en entamant un bout de réflexion. Il nous aidait à mettre de l’ordre dans nos idées. Bien souvent, il nous redonnait du courage. Il se mettait aussi parfois dans des colères insoutenables. Où va ce chemin que je viens de choisir et qui me mène loin des terres battues ? Pourquoi ai-je décidé un jour de changer radicalement de direction ? J’ai besoin d’y voir clair. L’insécurité me pèse. Ce jour-là, à mon grand étonnement, en guise de réponse, il me confie : « Il ne faut pas croire que pour moi c’est plus facile. Je suis très entouré, mais j’ai aussi mes moments de grande solitude. » A quels moments, cet homme, fondateur du mouvement ATD Quart-Monde, fait-il allusion ? Lui qui me conseille d’écrire régulièrement ce que je vis, le fait-il 15
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lui-même ? Quelle image se fait-il du puzzle de sa propre vie, lui, le rassembleur, pôle de rencontre de tant d’hommes et de femmes de tous horizons ? Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il voulait dire. La vie est-elle vraiment faite de morceaux rigides qui s’imbriqueraient les uns dans les autres et ne bougeraient plus, dessinant petit à petit chacun d’entre nous ? Si les morceaux sont trop figés, que signifie alors notre liberté de changer, de dire oui ou non au nouveau morceau de puzzle qui se présente ?
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En vrac
Des souvenirs précis, enfouis dans ma mémoire, sont toujours là, c’est vrai, comme les morceaux d’un puzzle en vrac sur la table. Images de nos vies… Elles s’accumulent au plus profond de nous-mêmes. Suffit-il de les faire remonter à la surface pour qu’un puzzle prenne forme ? Et, petit à petit, ma vie trouverait son sens ? Cette découverte serait une libération. Je n’ai pas écrit au jour le jour. Je le regrette parfois. Le père Joseph avait peut-être raison. J’aimerais le reconstituer, ce puzzle, s’il existe. Mon puzzle, pas n’importe quel puzzle. D’autant plus qu’il n’appartient pas qu’à moi. Il s’est formé avec toutes celles et tous ceux que j’ai rencontrés. Je me suis laissée habiter par eux. Moments décisifs de ma vie, écrits ou non noir sur blanc, ils formeront les paysages que j’entreprends de recomposer.
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Camaïeu
Je me souviens de ce professeur de dessin, à Douai, qui nous avait fait choisir une couleur et créer avec elle un camaïeu. Une seule couleur pouvait donner tant de nuances ! A côté du bleu ciel, le bleu foncé apparaissait plus clair, et tellement plus fort. Ma vie n’est pas qu’un puzzle dont les motifs sont arrêtés une fois pour toutes, séparés. Ils n’ont rien de figé. Mon passé se crée et se recrée pour enfanter l’avenir. Le tout se mêle dans un camaïeu sans limites. Je vais descendre les marches de ma vie intérieure. Ma mémoire enchaîne les souvenirs dont les teintes se fondent les unes dans les autres. Parfois le présent surgit. Il transcende les souvenirs. Des nuances nouvelles apparaissent, certaines se précisent, d’autres disparaissent…
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La couleur dominante
Je me demande pourquoi je tiens tellement à composer ce camaïeu… En fait, avec lui, j’ai envie de rechercher celle que je suis vraiment. Le monde se déchire si souvent en moi et autour de moi. Pourquoi suisje encore là à espérer que la vie change ? Ce chemin qui explore des expériences essentielles me donnera peut-être un début de réponse. Dans le monde chaotique de ma vie intérieure, il y a quelque chose d’harmonieux qui essaie de prendre et de reprendre sa place. Je ne veux pas que le chaos ait le dernier mot. Les souffrances des hommes ne m’ont jamais laissée indifférente, pas plus que les miennes… Pourtant, je ne me suis jamais laissée complètement démolir par les images de la détresse. Non. A l’école du « monde vu d’en bas 1 », ma vie cherche son sens. Voilà la couleur dominante de mon camaïeu. Autour d’elle, les mots fondent de multiples nuances. Ils se tissent dans nos vies comme acteurs, donnant formes et couleurs à ce que nous sommes. J’y vois des sentiments, des pensées qui se mêlent et s’entremêlent avec les souffrances injustes subies par les hommes. Elles les déchirent. Elles les aveuglent, au point qu’ils ne savent plus trouver la paix, la refaire en eux et avec les autres.
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Un accent inconnu
1967. J’étais alors institutrice à Lille et je pensais surtout à faire carrière dans l’enseignement. La course à la promotion, le confort matériel et individuel m’attiraient. Ma génération de l’après-guerre ne vivait-elle pas dans le rêve que l’accélération de la croissance économique serait permanente et sans fin ? La télévision entre un beau jour dans notre vie de famille. L’auto nous permet bientôt de découvrir la France. La machine à laver transforme la vie de ma mère, le réfrigérateur fait son apparition et les transistors nous relient comme par magie au monde. Ambiance du toujours plus, toujours plus vite, plus pratique, plus attrayant, toujours plus intelligent… sans trop se poser la question : pour qui ? Pour quoi ? Dans cet état de rêve, une de mes amies m’entraîne à une conférence sur la pauvreté à Douai dans le Nord de la France. A l’époque, se rendre de Lille à Douai dans une 2 CV, le soir, était déjà une aventure. Aller à une conférence, c’était bien dans le style d’une vie estudiantine, où théâtre, cinéma, rencontres de toutes sortes élargissaient notre horizon. Nous étions en retard, je crois. Une vingtaine de personnes écoutaient deux étudiants qui avaient un accent qui m’était encore inconnu. J’apprendrais plus tard que l’un était néerlandais, l’autre, 20
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américain. Le directeur d’un organisme de relogement, les assistantes sociales, les enseignants présents à cette réunion savaient bien de qui ces étudiants parlaient. La fermeture des mines, en train de se faire, laissait déjà des traces ineffaçables dans cette région du Nord. Eugène et Charles voulaient créer un groupe de soutien pour le mouvement dont ils faisaient partie. Ils sont les premiers volontaires 2 que j’ai rencontrés. Moi qui avais un métier bien précis, je découvrais là des étudiants qui avaient lié leur existence à celle des pauvres, et comptaient bien bâtir leur avenir avec eux. Le mouvement ATD Quart-Monde, la possibilité de s’engager faisaient apparition pour la première fois dans ma vie. Une nouvelle vision de l’Homme s’imposait à moi. Elle naissait à partir de la rencontre d’hommes et femmes que je ne connaissais pas encore, mais qui me concernaient déjà. Je le sentais confusément. Ce soir-là, même si je ne m’en suis pas rendu compte, ma vie a changé de direction. Pourquoi ce sentiment d’avoir entrevu un monde nouveau, déjà prêt à se réaliser ?
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A nous tous
Depuis, plus de trente ans ont passé. Le monde ne semble toujours pas changé. Pire : la misère des plus déshérités, partout dans le monde, semble même s’être aggravée. Je me demande parfois si tous nos efforts n’ont pas été vains. N’est-ce pas la condition de ceux qui ont porté un idéal ? Qu’est-ce qui a pu animer, par exemple, Etty Hillesum pendant la Deuxième Guerre mondiale ? « Chaque jour, chaque nuit, il meurt nombre de ces garçons pleins de vitalité, qui promettaient tant. Je ne sais pas comment réagir. Avec toutes ces souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant d’importance à soi-même et à ses états d’âme. Mais il faut continuer à s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer au clair ses rapports avec tous les événements de ce monde, ne fermer les yeux devant rien, il faut « s’expliquer » avec cette époque terrible et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de mort qu’elle vous pose. Peut-être trouvera-t-on une réponse à quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même, mais pour d’autres aussi. Je n’y peux rien si je vis 3. » Cette réflexion m’aide à me situer. Je vis dans un monde qui connaît toujours des guerres et qui exclut encore les pauvres et les souffrants. Je veux « m’expli22
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quer » avec ce monde-là, moi aussi, ne pas fermer les yeux et tenter de trouver des réponses. Les paroles publiques prononcées par le père Joseph Wresinski lors du grand rassemblement au Trocadéro, à Paris, le 17 octobre 1987, me restent comme un message au monde en désarroi : il témoigne de « ces millions d’enfants tordus par les douleurs de la faim, n’ayant plus de sourire, voulant encore aimer… de ces millions de jeunes qui, sans raison de croire ni d’exister, cherchent en vain un avenir dans ce monde insensé… » Avec lui, je veux dire : « Je témoigne de vous, pauvres de tous les temps, et encore d’aujourd’hui… je témoigne de vous, pour que les hommes, enfin, tiennent raison de l’homme et refusent à jamais, de la misère la fatalité. » Avec ce « Je témoigne de vous, pauvres de tous les temps… », je cherche sans cesse un difficile équilibre entre eux et moi-même. Moi aussi, je trouve ce monde insensé, n’est-ce pas là une constatation fondamentale pour toute l’humanité ? En s’adressant à nous tous, le père Joseph partait de son expérience de vie, celle d’un pauvre et de tous ceux qu’il avait rencontrés.
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Je ne l’avais jamais vu
Le lendemain de la rencontre à Douai, je ne suis plus tout à fait la même. Mais la vie quotidienne reprend son rythme. Bientôt, c’est mai 1968. Je participe alors au combat pour une école plus juste, pour les élèves, bien sûr, mais aussi pour une meilleure reconnaissance du métier d’instituteur. Toute corporation apprend à se défendre elle-même. Et la France ne serait pas la France si les grèves disparaissaient du calendrier ! Pour ceux qui l’ont vécu, Mai ’68 bouillonne des rêves d’une nouvelle société. Je baigne dans cette ambiance. Les vacances arrivent et j’ai presque oublié le Mouvement ATD Quart-Monde. Mais, à la rentrée suivante, je trouve une invitation d’Eugène et de Charles pour assister à une réunion, cette fois-ci à Lille. Je décide d’y aller. Dès lors, j’assisterai à toutes les réunions. Il fallait pourtant être décidée à y aller. Elles se passent à Moulins-Lille dans une salle prêtée par la paroisse, juste à côté des courées. Quand l’hiver arrive, il n’y a pas de chauffage. Nous mettons tous trois ou quatre pulls. Mais je ne me souviens pas d’avoir eu tellement froid. Nous formions un petit groupe d’amis. Nous avions l’impression de rebâtir le monde. Je découvre alors l’existence d’une grande pauvreté dans mon pays, jusque-là inimaginable aux portes de ma propre ville. A l’époque, le Tiers-Monde devient de plus 24
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en plus un sujet de discussion, mais c’est une réalité lointaine. La télévision ne montre pas souvent d’images de cette partie du monde. Mais les pauvres de « chez nous », je ne les ai pas encore rencontrés ! Eugène, étudiant en sociologie, habitué à mener des enquêtes sur le tas, et poussé par notre curiosité, nous disperse un jour dans différents quartiers de Lille avec un questionnaire en main. Je gare ma voiture là où je passe tous les jours, pour me rendre au travail. A mon grand étonnement, il suffit de marcher quelques minutes pour se trouver en bordure d’un bidonville que je n’avais jamais vu ! Avec Charles et Eugène, nous prenons le chemin des Dondaines. Nous marchons dans la boue. Je n’en crois pas mes yeux. Toute ma chair crie révolte. Est-il possible pour des familles de vivre dans de telles conditions ? Des baraques ont été construites avec ce qu’on a pu trouver, ramasser. On voit le noir entre les planches mal ajustées… Quelques pompes qu’on imagine gelées en hiver. Une femme remplit son seau. Je devine autant sa souffrance que son courage chaque fois qu’elle doit reprendre son fardeau : peut-être plusieurs fois par jour, sous la pluie, la neige ou le soleil… Pas un arbre ! Pas une fleur ! Il pleut. Tout est sombre, tout semble hors de la vie. Cela à quelques mètres de la grande route où je passe tous les jours. Des enfants nous regardent à travers la vitre d’un bus qui leur sert de maison. Ils rient. L’un d’entre nous, visiteur lui aussi pour la première fois, fait cette réflexion : « Ils ont pourtant l’air heureux ! » 25
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Pour rien au monde je n’aurais voulu enlever ce sourire d’enfant. Il m’est toujours resté comme un point d’interrogation. Mystère d’un sourire d’enfant, là où je ne perçois que du malheur !
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La corde raide
Je quitte l’enseignement. Je rejoins le Mouvement ATD Quart-Monde, les volontaires permanents, ceux qui m’ont déjà fait goûter à un nouvel idéal, ceux qui ont décidé de « choisir volontairement d’être du côté de ce peuple de bafoués, de l’écouter jour après jour, de révéler en attendant qu’il le révèle clairement luimême, ce vers quoi il tendait, de mener avec lui le combat qu’il nous indiquait 4 ». Ce « choix » s’impose à moi. Mais se dessine en plus, à travers lui, l’espoir de « refaire le monde ». En 1971, Eugène devient mon compagnon de vie. Nous rejoignons ce qu’on appelle le « volontariat ». Il n’y avait alors que peu de couples dans le Mouvement. Comment prendre le chemin d’une vie où « être volontaire […] signifiait ne garder aucune sécurité par-devers soi 5 » ? Tout l’inverse, en apparence, de ce que l’on cherche quand on fonde une famille. Nous avons pourtant tenté l’aventure, rejoignant les deux couples qui étaient déjà là. Peu après, d’autres ont suivi. Tous, nous répondions à un appel, en toute liberté. Et cette liberté d’être et d’agir, je l’ai toujours sentie dans la pensée du père Joseph Wresinski tel qu’il l’exprimera lui-même : « Ils ont répondu à mon appel. Mais je n’étais pas eux et ils devaient se bâtir eux-mêmes. Je ne venais pas d’où ils venaient. Je pouvais leur dire la vie, la pensée des 27
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pauvres, mais eux-mêmes devaient construire leur vie et leur pensée en conséquence. Je pouvais leur donner des fils conducteurs, je ne pouvais pas créer à leur place. Je ne pouvais même pas les laisser se bâtir en toute quiétude, je les ai toujours dérangés. A peine arrivés, je devais leur dire d’aller au large à leur tour, d’essaimer en d’autres lieux de misère. Ils ne pouvaient pas rester entre eux, créer leur chapelle, s’enfermer. Aller au large, c’est vivre toujours sous la tente, prêter le flanc à tous les vents. C’est aussi vivre en hommes et femmes de toutes conditions, de tous âges, de toutes croyances. Imaginez-vous ce que signifie bâtir un corps volontarial dans ces conditions 6 ? » Nous avons en effet « prêté le flanc à tous les vents » et notre histoire dans ce volontariat a aujourd’hui plus de trente ans. Ce n’est sûrement pas pour rien que le père Joseph emploie cette expression « par-devers soi », en parlant de l’insécurité du volontaire. Une expression dont l’emploi a vieilli, mais qui signifie « au fond de son esprit ou de son cœur 7 ». C’est ce que j’ai en tout cas ressenti chaque fois que j’ai été confrontée au malheur, à la pauvreté. Nous avons habité dans des quartiers défavorisés. Pendant plusieurs années je me suis plongée dans l’action auprès d’enfants et, à travers eux, de leurs parents. Notre petite famille m’a aidée sans cesse à rester réaliste, à ne pas m’enfermer dans ce gigantesque spectre de la misère. Nos enfants, Judith, Thomas et Mathijs, nous ont fait garder un équilibre sur la corde raide, tendue entre nous et ce peuple que nous avions choisi… Je leur en suis toujours reconnaissante. 28
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Ces étapes n’ont jamais pu se faire en vase clos. La vie de famille m’a obligée à me confronter sans cesse à la société qui m’entoure, elle m’a obligée à rester en alerte, à faire le point, à ne pas fermer les yeux, à « m’expliquer » avec ce que je cherchais et que je cherche toujours.
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Mozart est condamné
Septembre 1971, Herblay (France). Je n’ai plus d’emploi officiel, je viens de démissionner. Passionnée comme je le suis encore par mon métier, il me reste une certaine nostalgie à l’idée de ne plus me retrouver dans une classe, face à des élèves. Longtemps après encore, le soir, avant de m’endormir, je vois défiler des têtes d’enfants… Nous habitons une cité conçue pour accueillir des familles qui n’ont pas pu être relogées d’emblée après leur départ du camp de Noisy-le-Grand 8, ou d’autres de la région parisienne qui ont vécu dans des conditions misérables (dans des taudis, des caravanes, des voitures et même des grottes). Il leur faut un temps de réhabilitation, de repos dans une maison avant d’aller se mêler à une vie de quartier. Je suis responsable d’un petit centre culturel accueillant les enfants après l’école. Tout ce qu’il y a en moi d’institutrice remonte à la surface. Je suis pratiquement sûre d’attirer les enfants à participer à nos activités. Armée de méthodes pédagogiques, il ne me restera plus qu’à les aimer. Les familles s’installent les unes après les autres, jusqu’à ce que la cité soit remplie. Je me souviens des premières impressions que font sur moi les déménagements… Des camions, des voitures, des charrettes ar30
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rivent… Je me sens mal à l’aise. Qu’est-ce que je suis venue faire ici ? Comment vais-je supporter le voisinage de ces gens qui me semblent venir d’un autre monde ? Tout dans mon éducation m’a formée pour aller n’importe où, mais pas là. Je ne vois d’abord en bloc que des sacs remplis de vêtements qui me font penser à des sacs poubelle. Les meubles me rappellent le marché de Wazemmes, à Lille où nous allions parfois nous promener le dimanche. J’avais alors l’impression de fouiller dans les affaires d’autres qui n’avaient aucune valeur pour moi. L’odeur de ce marché remontait dans ma mémoire… C’était pourtant toujours la fête quand nous décidions d’y aller. Chaque fois, j’avais l’impression que je pourrais y découvrir un trésor. Je suis là et, petit à petit, je fais connaissance de ces hommes et de ces femmes. Je vois des pères et des mères heureux de pouvoir commencer une vie nouvelle, aménageant leur maison avec les quelques objets qu’ils possèdent, faisant des projets. Les mêmes sentiments que les miens à mon arrivée dans la cité. Les mêmes visages heureux, pleins d’espoir et de courage, les mêmes enfants jouant sur le trottoir, comme partout ailleurs, et pourtant pas tout à fait les mêmes. Je les sens tout près de moi, et, en même temps je veux m’en éloigner. Il faut que cela change. Je veux « faire quelque chose ». Un bus vient chaque matin chercher les enfants pour les emmener à l’école, trop éloignée pour qu’on s’y rende à pied. Très vite, l’équipe dont je fais partie remarque que la moitié des gamins ne sont pas scolarisés. On me confie alors de les sensibiliser à l’école, de 31
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motiver leurs parents afin qu’ils les y envoient. Je passe dans toutes les maisons. Je parle de l’importance d’apprendre, d’un métier à acquérir, d’une école où les enfants sont heureux. Je ne me souviens pas d’une seule famille qui m’ait renvoyée, qui m’ait contredite. Je suis jeune, enthousiaste, nous ne nous connaissons pas encore. Le lendemain, quand le bus arrive, la plupart des foyers restent endormis, silencieux. Je vais frapper à toutes les portes. Certaines s’ouvrent. J’aide les enfants à mettre leurs manteaux, les tartines seront mangées en route pourvu que les enfants partent. Des portes restent fermées. Ici, on m’ouvre et on m’insulte. Là, on me claque la porte au nez. Au-delà de l’injure, des portes fermées, du silence, je sens une vie que je ne peux pas maîtriser. Cela m’indigne, me révolte. Je ne peux pas faire mon travail. Le lendemain et les matins suivants, je continue le porte-à-porte. La fréquentation scolaire de certains enfants se régularise. Je découvre petit à petit les raisons des absences, des raisons méconnues, inavouables dans le monde de l’école. Quelle institutrice aurait pu recevoir un jour un billet du genre : « Veuillez excuser mon enfant pour son absence, il n’a plus de chaussures » ? Ou bien : « Son père a bu hier, toute la famille n’a pas fermé l’œil de la nuit et s’est endormie au petit matin »… Ou encore : « Mon enfant a honte d’aller à l’école, il a des poux »… « Nous ne sortons plus de la maison, mon mari n’a pas de travail » ? Sans compter tout simplement les parents qui ne savent pas écrire. 32
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La confrontation avec le monde de l’école rend les adolescents de plus en plus conscients des différences de modes de vie qui les tiennent à l’écart des autres. Et même ceux qui vont à l’école, comment peuvent-ils se concentrer sur leur travail ? Jour après jour, je suis témoin de la souffrance de ces familles. Ce qui mine leur vie m’est insupportable. Comment faire le lien avec ce qui se passe en dehors de la cité ? Il m’est plus facile de les aimer dans leur lieu de vie, comme voisine ou membre de cette équipe que je retrouve tous les matins. Quand je sors avec les gens en ville, à l’école, dans les services administratifs, la honte pèse sur moi comme un poids trop lourd dont on voudrait se débarrasser. Cette misère n’est pas la mienne. Je veux encore m’en distancier. Mon attirail de techniques pour apprendre à lire, tout ce que le Mouvement m’enseigne tous les jours devraient me suffire. Parmi tous ces grands pédagogues : Piaget, Borel Maisoni, Freinet, Maria Montessori… lequel a inventé la méthode qui s’adapterait le mieux à ces enfants ? Fallait-il en créer une de plus, comme s’il n’y en avait pas assez ?…. Les enfants que je reçois le soir après l’école sont avides d’apprendre, d’écouter les histoires que je leur raconte, de peindre, de chanter. Pour tous, c’est une fête de venir, et pour moi aussi. Ces enfants, on dirait toujours qu’ils sortent directement de leur lit. Leur visage fripé, les vêtements trop petits ou trop grands, tenant parfois avec des épingles ; ils se grattent tout le temps la tête. Ils me rappellent les élèves qui, à Lille, occupaient le fond de ma classe, quand ils n’étaient pas absents. Ils ne pouvaient marquer 33
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leur existence que par des gestes et des paroles agressives, ou tout simplement par leur silence. Je leur avais donné peu de chance, après tout, me sentant inopérante. Ici au « Pivot culturel 9 », ils vivent, ils amènent leur chaleur humaine, enfantine, avides d’être reconnus tels qu’ils sont. Je partage de près leur vie ; je connais leurs nuits agitées, leurs chagrins, leur agressivité, leurs rires, leur besoin d’être aimés. Au cœur de la cité, dans cette vie quotidienne qui est devenue la mienne, je peux voir au-delà des aspects extérieurs de la misère. Je rencontre des hommes, des femmes, des enfants qui luttent pour la vie, contre la mort. Les naissances, les amourettes, les amitiés, les départs, les joies, les peines, tout cela existe ici comme ailleurs. Mais ici, la misère ne donne que rarement la chance de s’en sortir. Le travail qu’un père a trouvé hier se perd aujourd’hui. Le bébé est bientôt délaissé dans son berceau avec un biberon, seul, prenant déjà sa vie entre ses mains. Le garçon qu’on aime n’a aucun avenir. La lutte pour survivre est constante. Les femmes surtout m’interrogent. Malgré l’apparence du contraire, elles font encore aujourd’hui résonner en moi ce que peut être une mère. Mères inébranlables qui reprennent le courage perdu la veille, pour préserver à tout prix la famille, faire plaisir à l’enfant dont on sait tout ce qu’il doit souffrir, cacher la honte d’un mari qui ne travaille pas… Les silences de ces femmes par rapport à leur homme m’en disent long. La mère, pilier de la famille, qui fait que tout peut recommencer… Combien de fois me suis-je demandé comment ces gens, malgré tout, parvenaient à rester ensemble ? 34
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Ils m’ont toujours intriguée, ces enfants. S’ils n’étaient pas nés dans une telle misère, ne seraient-ils pas devenus poète, technicien, pédagogue, menuisier… ? Combien de fois « Mozart n’a-t-il pas été condamné ou assassiné ?… Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafésconcerts. Mozart est condamné 10. » Ces mots célèbres de Saint-Exupéry retentissent en moi comme un grand défi. Les expériences de vie de ces enfants, ne m’ont-elles pas révélé une dimension humaine que je n’avais pas rencontrée jusque-là ? Cette valeur en eux, ils m’ont permis de la découvrir en moi. Même quand tout est cassé, tout peut encore se reconstruire.
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Tout pourrait changer ?
Raymond, toi aussi Mozart condamné, tu surgis de ma mémoire comme un enfant traqué : traqué par la misère, traqué par tes bêtises, traqué par l’école, traqué par la police. Tu aurais bien voulu quitter tes parents. Tu sentais qu’il n’y avait pas d’avenir avec eux. Mais tu les aimais quand même, ton père, ta mère, ta sœur, ton beau-frère. Ce n’était pas dans tes mots que je voyais ton attachement, mais dans ton regard éperdu quand ton père disait par exemple : « Moi je ne suis jamais allé à l’école et je me suis toujours débrouillé. » Tu aurais voulu la fréquenter, cette école, tu savais bien que ton avenir était là. Mais tu ne pouvais pas supporter la confrontation avec les autres. Tu avais trop d’honneur pour toi et pour les tiens. Combien de fois n’as-tu pas volé, croyant là aussi qu’une issue était possible ? Et tu t’es retrouvé en prison. Combien de fois n’avons-nous pas essayé de recommencer, de croire que tu pourrais y arriver ? Mais la misère pourrit le monde et brise les efforts à la racine. Quand je pense à toi aujourd’hui, si tu es encore en prison, ai-je encore l’espoir que tout pourra changer, que tout changera un jour pour tous ceux qui te ressemblent ?
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Sa vie, c’est leur vie
Je voulais que tous les enfants aient leur place à l’école. Le père Joseph me mettait toujours en garde. Il me voyait enthousiaste, les livres à la main avec l’envie profonde d’enseigner la lecture et l’écriture, de partager la culture. Il me poussait aussi à cela. Mais il voulait que j’aille plus loin. Il me disait sans cesse que cette action n’était qu’un moyen pour mieux rencontrer, mieux comprendre, mieux aimer… Il avait une telle passion pour changer fondamentalement les rapports entre les hommes qu’il s’acharnait à nous la transmettre, comme il nous transmettait son obsession d’anéantir la misère. Mais lui, il n’avait pas besoin de faire le même chemin que nous dans cet acharnement. Il était né dans la misère. Il nous accompagnait avec beaucoup de délicatesse mais aussi de conviction, pour rencontrer un monde qu’il savait difficile à saisir, un monde nous disait-il, qui ne serait jamais le nôtre. Un monde qui m’emmenait aux antipodes de tout ce que j’avais cherché jusqu’à présent, et cela ne pouvait pas se faire en un jour. Vers la fin de sa vie, il commence à publier des livres. A ce moment-là, j’ai déjà une quinzaine d’années d’engagement. Nous habitons aux Pays-Bas, à La Haye plus exactement, dans le Schilderswijk, un quartier pauvre loin des ambassades. 37
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Je n’ai plus d’outils pour aller à la rencontre de tous ceux qui m’entourent, pas même la langue. Je le vis comme un grand handicap. Je rencontre des hommes et des femmes dans leur quotidien. Il est tantôt insupportable quand on ne comprend pas ce qui se dit, ce qui ce passe, et tantôt significatif même pour des étrangers. La rencontre peut se faire au-delà des mots, des gestes, de ce qu’on veut apprendre avec l’autre. Dans ce contexte, la parution du livre les Pauvres sont l’Eglise arrive au bon moment. Le père Joseph ne m’apparaît plus seulement comme le fondateur, l’animateur d’un mouvement. Il n’est plus seulement celui qui m’en impose et que je respecte. Il est un homme qui m’ouvre avec beaucoup de grandeur à un idéal que je veux partager. Il y a comme ça des livres qui vous font comprendre votre histoire, qui mettent en lumière l’origine de vos choix, renforçant votre relation aux autres, et pour moi, ici, aux pauvres. En nous révélant sa vie de pauvre, il me les fait découvrir, rencontrer. En faisant cette relecture de sa vie, il parle de l’Eglise, étant prêtre lui-même. Lui qui avait voulu fonder un mouvement interconfessionnel nous révélait ici combien son engagement personnel était indissociable de son Eglise. Il savait que face à un livre, on reste toujours libre. Cette vision de l’Eglise qui est les pauvres – titre de son livre – m’est alors étrangère : elle ne me quittera plus. Nous sommes plusieurs à être touchés par ce message. Nous créons des petits groupes de réflexion pour en mesurer ensemble la portée. La Bible, relue avec et par les pauvres, n’est-elle pas un instrument premier pour approfondir cette vision ? 38
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Quelques années plus tard, juste après les funérailles du père Joseph, je dois rejoindre à Breda un de ces petits groupes de réflexion biblique. Que peut bien signifier « faire le deuil » de quelqu’un qui a donné tant de force et d’affection tout au long de sa vie ? Je ne suis plus la même. Je me sens incapable de préparer cette réunion. Eugène me propose alors d’emmener les Pauvres sont l’Eglise, qu’il vient luimême de traduire. Nous lisons le premier chapitre, où le père Joseph raconte son enfance. La démarche allait de soi. Loes avait rencontré Kees au marché et il lui avait annoncé la mort du Père. Le Mouvement avait organisé un car pour aller à Paris, à l’enterrement. Loes avait tout d’abord trouvé le voyage trop cher, mais s’était finalement décidée à y aller. Vic était allé aussi à la cérémonie à Notre-Dame de Paris. Sa femme aurait bien voulu l’accompagner, mais à deux, ils ne pouvaient pas se le permettre. Elle ira à une cérémonie organisée à La Haye pour tous ceux qui ne pouvaient pas aller jusqu’à Paris. « J’étais aux premiers rangs », dit l’un. « Il était comme un père pour nous », dit l’autre. Quand quelqu’un demande : « Qui va le remplacer ? », aussitôt Loes répond : « Maintenant, c’est à nous de nous mettre ensemble. » Sa voisine reste sceptique. « Je l’ai rencontré à Wijhe 11 plusieurs fois, mais je ne comprenais jamais rien à ce qu’il disait parce qu’il parlait français. D’ailleurs, mort, c’est mort. » Nous lisons les quelques pages sur la jeunesse du père Joseph. Quand il parle du courage de sa mère, de 39
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l’humiliation de son père, de l’obsession de l’argent… chacun se reconnaît. C’est tout naturellement que nous décidons ensemble de continuer à découvrir dans ce livre, la vie de cet homme. « Il est mort, mais nous, nous sommes là. Pour nous ce n’est pas fini. Les racines sont encore là. Il ne faut pas les perdre. » Cette soirée aura été décisive. Sa vie, c’était leur vie. Tous voulaient continuer avec son livre, et la Bible aussi, présente à chacune de ses pages, ne nous quittera plus.
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Son rêve
Le groupe de Breda nous avait convaincus. A Heerlen, comme personne n’a connu le père Joseph, nous décidons de passer le film « Rue des fleurs », qui relate les débuts du Mouvement au Camp de Noisy-le-Grand. Le voir, avec sa soutane usée, dans la boue du Camp, impressionne tout le monde. Une femme demande si le bidonville existe encore. Et quand on lui demande pourquoi, elle répond : « Pourquoi ? Je ne sais pas comment je dois le dire, mais je me sens en communion profonde avec ces gens. Quand tu es pauvre ou que tu as été pauvre, on te regarde toujours d’en haut. Tu n’existes pas, alors que tu existes quand même… Si la volonté est là, le chemin est ouvert. Et même si ce chemin n’est pas toujours facile, l’histoire de ce camp continue d’exister. » Une longue discussion s’ensuit autour de la personne du père Joseph. Doortje : « Le père Joseph, il a essayé, il nous a montré le chemin. Il a donné le départ, nous devons nous mettre en route pour que cela continue. Il y aura toujours des familles qui auront des problèmes. Il faut continuer à partager son message avec d’autres. » C’est alors que Rob, son mari, intervient. Il prend rarement la parole. Après sept ans au chômage, il sait ce 41
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que c’est que d’aller dans les services sociaux « avec du plomb dans les souliers », comme il dit, et le sentiment de « se mettre à nu devant un étranger ». « Comment raconter mon histoire à quelqu’un que je ne connais pas ? Je n’ose pas. J’ai honte. » Maintenant, comme jamais, voilà qu’il ose : « Le père Joseph, lui, il a fait le rêve qu’un jour il n’y aura plus de pauvres. Il a rêvé qu’il n’y aura plus d’injustice. Est-ce que ça ne restera qu’un rêve ? La misère ne sera jamais bannie pour de bon ? Le Père Joseph s’est mis parmi les plus pauvres, mais il avait aussi le courage d’aller trouver les riches et de leur transmettre ce qu’il avait vu. Mais si tu ne vas trouver les riches que pour parler des pauvres, tu n’es pas bien accueilli, car alors tu es quelque chose qui ne fait pas partie de leur vie. Il a dû se faire riche avec les riches et pauvre avec les pauvres. Il a rejoint les plus pauvres parmi les pauvres, et il avait le cran de dire : “Vous m’excusez, mais je m’en vais aussi chez les riches, qu’ils me chassent ou non. Je veux leur raconter, à eux aussi, ce qui se passe.” » Et c’est justement là sa force. J’aimerais bien savoir combien de fois ils l’ont chassé en lui disant : “Qu’est-ce que vous nous racontez là ? Leur misère, qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ?” » Ça a sûrement été un chemin de croix, pour obtenir tout ça. Les résultats ne se voient que quand tu n’es plus là. Ils ont démoli les taudis de Noisy-le-Grand et mis des immeubles à la place. Et finalement, on a inauguré la dalle du Trocadéro à Paris. Il y en avait, du monde, ce jour-là ! Après sa mort, ces choses ont été connues davantage. 42
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» Ça a été un chemin de croix pour obtenir tout ça. Il fallait frapper à toutes les portes, ouvrir la bouche, accepter qu’on se foute de toi… Recommencer à chaque fois et on sait comment ça se passe d’habitude : “Ah, c’est encore celui-là ! Le voilà qui revient parler de ses pauvres qui nous gênent. Qu’ils restent là. Ils sont bien où ils sont.” » Quelle force il lui a fallu pour sortir les gens de l’oppression et de la misère, pour les rendre publics, alors qu’ils se cachaient comme des rats !… Il fallait oser ! Et le rêve de cet homme, c’était : que tous soient amis et frères ensemble. Plus de pauvres. Ils se comprennent tous bien. Mais ça, c’est un rêve. Il faut qu’on travaille si l’on veut y arriver un petit peu. On résout déjà pas mal de choses par la parole, en mettant nos histoires ensemble. »
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Bezinning
« La misère est l’envers de la grâce », nous apprend le père Joseph. Elle détruit tout, même la possibilité de penser et de réfléchir. Elle atteint l’homme dans toutes ses facultés, y compris les plus élevées. Et pourtant, nulle part la conscience de sa propre vie ne se laisse ressentir avec autant d’acuité qu’en terre de misère. C’est là que les hommes posent sans cesse la question du sens de cette vie. Ils veulent comprendre. Pendant une quinzaine d’années, avec les familles que nous connaissons aux Pays-Bas et qui nous le demandent, nous continuons à nous pencher ensemble sur des textes du père Joseph et de la Bible. Des amis, membres des institutions de différentes confessions, des agnostiques aussi, nous rejoignent. « Nous avons de nouveaux partenaires à écouter, des hommes et des femmes comme nous, qui traversent la vie en cherchant et en tâtonnant. Mais eux, ils sont familiarisés avec la pauvreté et la misère. Toute leur vie s’en trouve façonnée. A partir de cette situation extrêmement difficile et insupportable et apparemment sans perspective, ils vivent le monde, ils relisent les événements de leur vie. Comment peuvent-ils faire autrement que de s’interroger sur eux-mêmes, les autres et Dieu 12 ? » Les petits groupes que nous formons à La Haye, 44
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Breda, Amsterdam, Heerlen, portent le nom de Bezinning. Nous avons pris ce mot, intraduisible en français. Il a dans la culture néerlandaise un sens large. Il n’est pas réservé au religieux. Tout le monde, même le politique, parle de bezinning : prendre ensemble les moyens d’un recul qui nous permet de mieux discerner notre vie, notre action, notre pensée, notre foi… Avec ceux qui se trouvent en dessous du seuil de pauvreté, je me laisse entraîner dans le désert de ces vies, dans leurs silences, leurs balbutiements et leurs répétitions, mais aussi la profondeur de leur pensée, leur joie partagée et leur prière. Le message du père Joseph Wresinski prend vie. Les pauvres, les plus exclus sont dotés, comme tous, d’un esprit. Ils croient, espèrent et aiment, malgré les ravages de la misère. Au cœur de situations extrêmes, ils nous disent l’Homme, sans fioritures. Au plus profond de l’humain se niche l’aspiration indestructible à un monde meilleur. Les expériences partagées, les visions du monde de nos frères et sœurs les plus éprouvés deviennent vitales pour tous ceux qui sont présents. Voilà ce que ce « bezinning » va nous apprendre.
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« Je n’y peux rien, si je crois… »
« Je n’y peux rien si je vis », écrivait Etty Hillesum. Comment puis-je ne pas mettre cette réflexion à côté de celle de Dina : « Je n’y peux rien, mais je crois » ? Elle répète trois fois cette affirmation comme si cela était impossible à admettre. Que croit-elle ? Dina est une fidèle des rencontres de Bezinning à Breda. Elle a toujours eu du mal à nous partager ce qu’elle a vécu, alors que d’autres mettent plus légèrement leur vie sur la table. Dina reste prudente comme si ce qu’elle a à raconter lui fait honte. Quand l’injustice que vous subissez se double de la honte que vous ressentez, vous avez la bouche clouée. Ce que vous aimeriez tant exprimer appartient à l’indicible. Pourtant cette petite bonne femme toute ridée, le regard anxieux, garde la tête haute. Elle enfouit au fond d’elle-même tout ce qu’elle a enduré. Elle est là, présente, surtout pour aider, soutenir, encourager les autres. Elle a un sixième sens qui lui permet d’offrir sa tendresse. Son regard semble souvent absent. J’ignorerai longtemps qu’elle ne sait pas lire. Je l’apprends le jour où, toute fière, elle nous annonce qu’elle prend des cours d’alphabétisation. Elle a alors soixante ans… Au cours d’un Bezinning, nous lisons la parabole des dix Lépreux 13. Le père Joseph Wresinski écrit : 46
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« Depuis les bergers dont le témoignage ne valait pas devant le juge, en passant par les lépreux taxés de fabulation à la synagogue, jusqu’aux travailleurs sousprolétaires “toujours à dire des mensonges”, la parole des plus pauvres a-t-elle jamais été reçue en confiance ? Alors faut-il s’étonner, s’indigner de l’ingratitude des lépreux guéris de l’Evangile ? Ou faudrait-il plutôt faire le silence, comme j’ai dû le faire si souvent, me demandant : qu’ai-je fait, moi, pour que la gratitude des pauvres éclate et ne puisse jamais être ridiculisée, étouffée, transformée en amertume 14 ? » Comment les pharisiens peuvent-ils croire à la guérison des lépreux ? Comment les lépreux peuvent-ils se reconnaître guéris et vivre d’un seul coup une vie nouvelle ? Seul le Christ ne peut douter des lépreux, même si un seul est venu le remercier. Il sait la souffrance des lépreux comme il connaît toujours le cœur et la vie des humiliés. Il a souffert avec eux. Il sait leur foi et sait combien leur pensée devient fragile quand il s’agit de garder la tête haute face à ses oppresseurs. Dina entend le père Joseph. Elle trouve en lui la force de croire que l’Evangile est écrit avec la vie de ceux et celles qui lui ressemblent. Elle ose alors croire qu’elle fait, elle aussi, partie de ce peuple autour du Christ. Et cette femme, qui ne parle jamais d’elle-même, nous signifie alors sa foi, malgré tout, envers et contre tout : « Je n’y peux rien si je crois. » Où se cache Dieu aux temps de la détresse ? Le Christ n’a-t-il pas crié lui-même son abandon sur la Croix ? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » reprenant le psaume 22 qui continue pourtant : « … en 47
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toi nos pères ont espéré et tu les as délivrés ; vers toi ils criaient, ils échappaient, en toi ils espéraient, jamais en vain. » « Jamais en vain. » Au cœur de ces questionnements, ne trouvons-nous pas des lueurs d’espoir, des forces infinies qui font que l’homme se remet debout ? Les pauvres, les plus souffrants en seraient-ils le signe ? « La foi, nous dit Francine de la Gorce, c’est peut-être le plus difficile à comprendre et à adopter, quand on est confronté à la misère qui déshumanise, et d’une manière générale à toutes les grandes épreuves de notre vie 15. » La foi est pourtant bien présente en Dina. Je ne sais pas qui est Dieu, et je ne veux pas, dans le monde d’aujourd’hui, vivre ma foi en Dieu et dans le Christ d’une manière totalitaire, comme si elle était l’unique vérité. Mais je sais que je ne peux plus les contourner. Avec Dina je peux dire : « Je n’y peux rien si je crois. » Dieu, le Christ, sa vie et son message vivent aujourd’hui en moi à travers tous ceux que j’ai rencontrés. Je sais que la vie ne m’appartient pas, qu’elle ne nous appartient pas comme un programme où nous pourrions comprendre tout ce qui se passe et atteindre tous les objectifs que nous nous serions donnés. Tout est beaucoup plus compliqué que cela. Je ne peux pas non plus croire que je n’ai rien à essayer de comprendre, rien à programmer. « Je n’y peux rien si je vis » et « je n’y peux rien si je crois », me disent que j’y peux quelque chose ! La question de l’existence de Dieu et de notre foi revient souvent dans nos rencontres. La relation entre notre vie et ce en quoi nous croyons nous poursuit comme une interrogation. Pauvres et moins pauvres, 48
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nous avons tous nos réserves et nos certitudes. La plainte de l’un de nous, M. Schuurman, résonne encore dans mes oreilles : « J’ai tellement entendu d’histoires. Suffit d’allumer la télé… Si Dieu existe, pourquoi il n’a pas aidé tous ces pauvres Juifs ? Pourquoi il ne les aide toujours pas ? Et les Africains, pourquoi il ne leur donne pas à manger ? S’il a tant de pouvoir, il devrait donner à manger, il ne devrait pas détruire. Je ne sais pas s’il existe, mais pour moi il n’a jamais existé… parce que les hommes ne m’ont jamais aidé. Si les hommes faisaient une fois quelque chose de bien, s’entraider… Mais je ne vois que le mal. Regarde la violence et la haine dans le monde… Je suis toujours dans la misère. Et je n’en sortirai jamais. Je ne suis plus personne. » Qui est responsable ? Dieu ? Les hommes ? Et s’il y avait autre chose que la responsabilité ?
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Le silence de Dieu
« La misère crée le vide autour de soi et les plus pauvres participent à la solitude du Christ au Jardin de Gethsémani. Jésus revivra, là, cette somme de solitude qui lui a valu d’être incompris et délaissé de tous. Sur la Croix, Il en criera une dernière fois la douleur […] Et cette plainte-là résonnera à travers les siècles jusque dans nos propres oreilles : “Père, mon mari m’a chassée en pleine nuit, ouvrez-moi ! Je suis là avec mes enfants et je n’ai plus personne.” […] “Si Dieu existait, me laisserait-il ainsi ?” me dit-elle. “Si Dieu existait, me demande cette autre femme, croyez-vous que mon petit garçon serait battu à l’école comme il l’est, par ses camarades, sous prétexte qu’il vit dans la cité et qu’il sent mauvais ?” “Si Dieu existait…, disait un jeune père de famille aux Pays-Bas. Le drame, c’est qu’Il existe et qu’Il ne pense pas à nous” 16. »
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Espoir et désespoir
Nous avons pris l’habitude d’enregistrer toutes nos rencontres de Bezinning. Pas un mot ne doit se perdre. J’ai l’impression de vivre quelque chose d’unique, qui ne se passe nulle part ailleurs, aux Pays-Bas en tout cas. Echanger notre manière de voir l’homme et Dieu, les questions que nous posons à la vie, essayer d’entendre, de comprendre l’autre. Que veut dire, pour une femme, de n’avoir rien connu d’autre dans sa jeunesse que des placements dans des familles d’accueil dont elle ne peut pas parler positivement ? Et à quoi veut nous faire réfléchir Thérèse, d’ordinaire angoissée et timide, quand elle ose nous lancer à la figure : « Moi, je crois, mais je me sens aussi coupable, parce que je ne sais rien de la foi. Je ne vais jamais à l’église, je ne sais pas ce que cela veut dire de se confesser, je ne sais pas le rôle du curé. Vous, vous savez tout. Vous, vous allez à l´église… » Et Marie : « Je ne crois pas, mais je prie Dieu, qu’il m’aide à ce qu’un nouveau malheur me soit épargné aujourd’hui. » Que nous apprend-elle ? Combien de fois n’avons-nous pas redécouvert que le cri qui monte vers Dieu et le cri des relations entre les hommes se confondent en un seul et même cri ?
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Nous sommes, ensemble, une petite pierre, celle d’un partenariat où nous devenons dépendants les uns des autres dans cette quête de l’homme à la recherche de ses frères, et peut-être de Dieu. Espoir et désespoir. M. Schuurman affirme qu’il « ne s’en sortira plus… qu’il n’est plus personne », il va pourtant faire du porte à porte, tête haute, après une rencontre internationale à Bruxelles, faisant signer une pétition pour la reconnaissance du Quart-Monde. Doortje qui continue de dire « j’espère » : « Regarde : la pauvreté est toujours là, elle sera toujours là. Et pourtant j’espère… qu’elle disparaîtra un jour pour de bon… Mais vous croyez que ça va arriver ? Moi, j’y crois pas. Je ne sais pas. J’espère… » Cette femme, prête à se battre pour son mari, son enfant et les autres s’il le faut, voit bien dans toute son espérance que le chemin sera long. Elle sait suffisamment la lenteur des changements dans sa vie pour ne pas être naïve. Son fils n’a jamais vraiment trouvé sa place à l’école. Il est finalement placé dans un établissement spécialisé. Elle-même a été placée dans son enfance : « On n’avait pas d’argent, plus rien à manger. Papa était mort. Sept enfants et pas d’argent. Il fallait les habiller. Va-t’en les habiller sans argent. Maman était seule pour joindre les deux bouts. Pourtant elle a tenu le coup. Mais elle a fini par se sentir impuissante, abandonnée à son propre sort. Alors, le matin elle prenait ses affaires, à quatre heures elle était de retour. Où elle allait ? Ça ne me regarde pas. Mais parfois elle revenait 52
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avec de quoi manger, avec des chaussures, avec des vêtements… » Moi je devais rester à la maison, les autres allaient à l’école, moi aussi j’aurais dû aller à l’école, mais je devais faire le ménage et m’occuper de mes frères et sœurs. Ma mère aurait préféré vivre une vraie vie de famille, mais fallait bien qu’elle gagne son argent. Il fallait bien le trouver quelque part. Sept enfants ont été placés. Un placement d’enfants ne se fait pas sans raison. Personne ne vient chercher les enfants pour rien. On s’occupe surtout des enfants. Mais qui se soucie de la mère qui reste seule ? N’est-ce pas elle qui a le plus besoin d’être aidée ? » Tout au long de ce chemin de rencontre avec des gens très démunis, je vis cette réalité incroyable : l’espérance bat son plein là où apparemment il se justifie le moins.
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Le scandale
Nous vivons dans un monde qui se modernise, qui avance dans ses découvertes scientifiques et techniques dans tous les domaines. Je ne m’en plains pas. Ce n’est pas le progrès qui fait scandale. Déjà au temps du Christ, les hommes avaient bâti des piscines, comme nous le dit saint Jean : « Il existe, à Jérusalem, à la piscine des Brebis, un bâtiment qu’on appelle en hébreu Bethesda. Il a cinq portiques 17. » On peut imaginer l’architecture ! On avait découvert les bienfaits de l’eau bouillonnante. Aujourd’hui encore, pas loin de chez moi, à Valkenburg ou Arcen, aux Pays-Bas, des hommes et des femmes viennent se soigner dans ces maisons de cure où la thalassothérapie semble leur donner réconfort et guérison. « Ordre et beauté, luxe, calme et volupté », comme disait Baudelaire, parlant de la Hollande 18, n’ajoutent-ils pas au bien-être de l’humanité ? Ce qui fait scandale, c’est que des hommes et des femmes s’identifient encore aujourd’hui à ces infirmes, mendiants et pestiférés de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le modernisme n’a pas détruit la misère. Je me réjouis de l’avancée d’un pays comme les Pays-Bas au cœur de l’Europe. Quand je suis arrivée ici pour y vivre avec ma famille, je me suis demandé où pouvaient bien se trouver les pauvres ? Ne valait-il pas mieux rester en France, où j’avais eu si peu de mal à les dénicher ? 54
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Et pourtant, je vais bientôt rencontrer Ria, à Amsterdam. Elle se bat tous les jours pour que ses enfants ne lui soient pas arrachés. Comme tant d’autres que je vais rencontrer, elle doit se mesurer aux services sociaux, aux instituteurs, à l’office HLM. Tous ont des problèmes de fin de mois et, pire, des dettes impossibles à rembourser en peu de temps. La santé toujours précaire est un des sujets constants de nos rencontres. Les hommes n’ont plus de travail ou bien la place qu’ils viennent de trouver la veille est difficile à garder. Combien d’entre eux ne sont-ils pas en invalidité ? Au cours d’une rencontre du Bezinning, le texte de saint Jean est sur la table, côte à côte avec les réflexions du père Joseph à son sujet. Nous sommes là, un petit groupe. Une fois de plus, Ria raconte ses cauchemars avec les instituteurs de ses enfants : elle ne peut que crier, même si elle sait que cela ne mène nulle part. Mais comment sortir de ses problèmes ? Tout à coup, elle nous livre des réflexions étonnantes, de toute évidence enracinées dans son expérience. Voilà son commentaire à propos du paralytique de Bethesda 19 : « L’infirme, je pense, se sentait profondément coupable de sa vie qu’il avait déjà derrière lui. Ça faisait trente ans qu’il était infirme ! Il n’avait même plus de courage et de force pour demander à être guéri. Il croyait qu’il devait supporter son infirmité. Il savait comment il en était arrivé là. Sa conscience et ses faiblesses le lui disaient. Il n’attendait plus personne pour l’aider. Et c’est la même chose pour nous ici autour de cette table. On a subi beaucoup de dégradations. Comme lui, on ne peut pas être pris au sérieux. L’in55
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firme non plus n’avait pas été reconnu comme quelqu’un qu’on pouvait aider… Les gens de l’époque ne le voyaient pas, ils étaient aveugles. Et s’ils le voyaient, ils le condamnaient. Je pense qu’ils le montraient du doigt et qu’ils se disaient : “Débrouille-toi, tu t’es mis dans la merde, restes-y !…. Je ne peux rien pour toi.” » L’infirme n’avait plus de forces et de courage pour se mettre debout. Et Jésus arrive et le guérit… Et alors, quand l’infirme raconte aux autres qu’il est guéri, on ne le regarde toujours pas. Une fois de plus, on prend cette occasion pour ne pas accepter Jésus comme il était : celui qui ne voulait pas voir cet infirme comme un faible. Pendant des années, ceux qui étaient passés là n’avaient jamais voulu avoir confiance en lui, ils ne pouvaient toujours pas l’accepter. Jésus, lui, voyait cet infirme comme un homme. Il lui a donné la force de commencer une nouvelle vie. Et c’est ça que le père Joseph nous dit : celui qui est tombé le plus bas, lui aussi, il est des nôtres. »
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Condamnée à choisir
Les noms du père Joseph et des volontaires se mêlent sans cesse à des visages, des noms de femmes, d’hommes et d’enfants que j’ai connus, aux côtés de qui j’ai habité, avec qui j’ai fait un bout de chemin. 1980. Pays-Bas. Nous habitons en plein centre ville de La Haye. Un soir, vers onze heures, Thérèse, qui habite à deux pas de chez nous, vient frapper, haletante, apeurée, comme pourchassée. Son homme l’a encore battue. Elle demande refuge. Nous croyons que tout est fini, que la famille est cassée. N’est-ce pas l’évolution inévitable d’une vie tant agressée ? Nous l’avons accueillie chez nous pour la nuit, nous gardant bien de donner tort à l’un ou à l’autre. Quand elle repart le lendemain matin, elle est prête à reprendre la vie commune. Je ne sais pas si nous y croyons vraiment. Nous avons envie de lui dire de fuir, que ce n’est pas une vie. Nous avons même pensé qu’elle retournait parce qu’elle n’a pas d’autre solution. Chacune des hypothèses est peut-être juste d’ailleurs. Quelques mois s’écoulent. Son mari, atteint d’un cancer, n’a plus que quelques semaines à vivre. Sa fille aînée est hospitalisée en même temps que lui, mais dans un autre hôpital. Thérèse choisit de rendre visite à son mari et de laisser pour l’instant sa fille se dé-
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brouiller seule. Elle n’a ni les moyens, ni la force de se rendre dans deux hôpitaux différents. « Mon mari est plus important, pour le moment. C’est à lui que je dois toute mon attention. Il va mourir. Je vais le voir souvent, au risque de sacrifier ma fille. » Ce choix aura plus tard de graves conséquences dans ses relations avec son aînée. Mais cette femme, qui n’a apparemment pas connu beaucoup de bonheur, nous la découvrons au chevet de son mari, pleine de tendresse et d’amour. La misère n’a pas toujours le dernier mot… Le paysage de la vie intérieure de tout homme, de toute femme, n’est-il pas beaucoup plus étendu que ce que l’on en voit ? Thérèse me fait sentir combien l’horizon de son amour est vaste en dépit de toute apparence. Thérèse, femme très pauvre et veuve depuis peu, restée seule avec ses cinq enfants, découvre l’histoire du fils prodigue et reconnaît sans peine sa vie dans cette parabole. Personnellement, le choix du père de ne prêter apparemment que peu d’attention au fils qui « l’avait toujours servi et qui n’avait jamais transgressé un seul de ses ordres » m’était toujours resté un mystère. Le père donnait tout au fils qui avait dilapidé ses biens avec des femmes 20. Quelqu’un lit cette histoire à haute voix devant le groupe et, après un court silence, Thérèse évoque sa vie chaotique après la mort de son mari. Sa fille aînée, en rentrant de l’hôpital, est partie. La vie, pour ne pas dire la misère, continue à faire ses ravages. « Elle a pris ses affaires et elle a foutu le camp. Mais je reste gaie, les plus jeunes sont là. Ils viennent me ré58
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clamer du pain, des pommes de terre… Et puis j’ai mon fils aîné qui se drogue. Il vient, lui aussi, me demander une tartine. Je suis encore assez idiote pour la lui donner. Il couche même dans la chambre de sa sœur qui est partie. Mais dès qu’il prend sa seringue, qu’il se shoote, je me mets en colère. Je ne veux pas qu’il fasse ça devant les petits. Je le saisis et je le mets à la porte. Je dois choisir. Ils sont trop petits pour comprendre tout ça. En premier, je laisse tomber mon fils aîné. Et puis il revient frapper à la porte, le soir quand il fait noir, il me dit : “Maman, je veux dormir !“ » Le père du fils prodigue m’a toujours intriguée. Et Thérèse me dit ici que l’amour reçu ne se mérite pas. Il est là, à l’état pur. Il veut exister. Il est. Mais elle me dit aussi qu’un amour qui ne rencontre aucun soutien et n’éprouve aucune reconnaissance est condamné à se vivre éperdument. Elle refait le pari quotidien de retrouver ce qu’elle perd à chaque instant à cause de la misère, de l’alcool, de la drogue. Pour moi, tous ses gestes sont signes d’un amour qui veut exister, qui existe, malgré tout, au-delà de tout. Il est condamné à se chercher sans arrêt, et quand il ne se trouve plus, quand les problèmes sont trop grands, Thérèse dit : « Je suis là dans mon coin et je prie. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Bien sûr j’ai pris des tranquillisants, je me suis noyée dans l’alcool. Plus je buvais, pire c’était ! C’était pas une solution. Petit à petit, je m’en suis sortie. Parfois je sens que je suis aidée, sinon je ne tiendrais pas le coup ! Mon mari est mort. Ensemble nous avons porté notre misère. Mais ensemble nous avons eu nos enfants… A certains moments je lui donnais du 59
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courage. A d’autres moments, c’est lui qui me relevait. Je ne sais pas combien de fois j’ai pu crier : “Dieu viensmoi en aide pour mes enfants !” Parfois, je veux rester seule dans mon coin et puis je regarde là-haut et je prie. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je ne veux voir personne… S’il vous plaît, laissez-moi seule… » Mais tout doucement, je remonte la pente… »
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Brisés dans l’âme
« La misère, l’exclusion ne rendent les hommes ni bons, ni attrayants. Elles ne leur confèrent pas un langage distingué ni la maîtrise du geste, ni la démarche assurée. Elles font d’eux des hommes cassés, comme brisés dans l’âme, totalement dépendants des humeurs d’autrui, ne sachant jamais à quoi s’en tenir, que pouvoir attendre des autres et même de soi-même 21. »
Les dix lépreux nous parlent aussi de ces hommes et de ces femmes « cassés, comme brisés dans l’âme ». Les lépreux contemporains de Jésus ne sont-ils pas ceux que de tout temps nous écartons, ceux qui nous font peur ? Peur d’attraper leur maladie si contagieuse, inguérissable. Peur, en les côtoyant, de perdre notre identité, de tomber avec eux. Peur parce que, face à la misère, comme face aux maladies incurables, ou aux violences absurdes, nous nous sentons meurtris. Peuton faire autrement, dans certaines situations, que de s’éloigner, fuir même ? Notre réaction, à la première lecture de ce texte à propos des dix lépreux, est celle, classique, qui « tout jeune déjà me rendait mal à l’aise », écrit le père Joseph 22. Comment ne pas estimer, en effet, que les neuf lépreux qui ne reviennent pas rendre gloire à Dieu et re61
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mercier Jésus de leur guérison, sont ingrats ? Cathy commente : « Il est écrit dans le texte : “Relève-toi, ta foi t’a sauvé”, les autres n’avaient peut-être pas une foi si grande ? » Et Nicole lui fait écho : « Un sur les dix est vraiment reconnaissant que le Christ les a libérés de leur souffrance. Il remercie. Mais les neuf autres sont eux aussi heureux de ce qui leur est arrivé ! Ils sont pourtant repartis sans rien dire. C’est bien dommage ! » Mais plus nous lisons le texte, plus nous nous demandons pourquoi le père Joseph n’était pas satisfait d’une telle explication, et plus nous pouvons comprendre pourquoi les neuf avaient peut-être eu du mal à revenir : Combien de fois les uns et les autres, dans le groupe, n’avaient-ils pas fait l’expérience d’efforts tous les jours recommencés pour que la vie soit soutenable ? Qui avait cru en eux ? Pouvaient-ils y croire, eux-mêmes ? « Les dix lépreux étaient guéris, dit Sonja. Ils étaient en chemin vers les prêtres, mais en fait ils ont dû être immédiatement repoussés. Ils ne pouvaient peut-être même pas donner un sens à leur guérison. Soudain, ils avaient trouvé sur leur route quelqu’un plein de compréhension, plein d’amour. Ils ne savaient que penser. Comment est-ce qu’on pouvait être gentil avec eux ? C’était pas possible. Pendant vingt ans, ils avaient été malades, exclus, sans dignité, et quelqu’un venait tout à coup, qui leur parlait, les écoutait, voulait bien réfléchir avec eux, les guérissait… Cette méfiance des autres, je l’ai rencontrée moi-même, comme si la chance nous était interdite. » 62
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Ai-je vraiment cru à l’amour de Thérèse pour son mari ? Pouvait-elle y croire, elle ? A peine avait-elle le temps de m’y faire croire, d’y croire elle aussi, que d’un seul coup, une nouvelle catastrophe lui tombait dessus et tout était à recommencer. « J’étais alcoolique, mais aujourd’hui je ne bois plus. J’ai eu peur. Peur de ne pas y arriver, mais aussi peur de ne pas trouver d’aide. On ne voulait pas me croire dans le quartier et chaque fois que je retombais, c’était une preuve qu’il m’était impossible de changer », confiait Leo, un autre jour, à La Haye. Koen poursuit : « Les lépreux guéris ont dû se demander comment ils allaient vivre maintenant qu’ils étaient guéris. Qui étaient-ils maintenant ? Leur identité avait changé d’un seul coup. De quoi étaient-ils capables ? Qui pourrait croire en eux ? Peut-être aurait-il mieux valu ne pas être guéri ? C’était mieux. Etre guéri demandait trop d’efforts. Peut-être aurait-il mieux valu pour eux aller ailleurs, là où l’on ne les connaissait pas ? Revenir dans le quartier, c’était courir le danger de se faire traiter de fou. » Il faut prendre le temps. Tous autour de la table, nous pouvons nous mettre dans la peau de ces neuf soi-disant « ingrats ». « Bien sûr, ils sont purifiés intérieurement, dit Mme Van Hulst. Bien sûr, ils sont reconnaissants intérieurement. Est-ce que c’est pas ça le plus important ? Ils peuvent pas encore le montrer, le vivre avec d’autres. Ils n’ont pas encore trouvé non plus l’espace en eux qui leur permette d’être reconnaissants, de dire : “Mon Dieu, je vous suis tellement reconnaissant.” » 63
Pauvre comme Job
Et le Satan sortit de l’audience de Yahvé. Il affligea Job d’un ulcère malin depuis la pointe des pieds jusqu’au sommet de la tête. Job prit un tesson pour se gratter et il s’installa parmi les cendres. Alors sa femme lui dit : « Pourquoi persévérer dans ton intégrité ? Maudis donc Dieu et meurt ! » Job lui répondit : « Tu parles comme une folle. Si nous accueillons le bonheur comme un don de Dieu, comment ne pas accepter de même le malheur ! » En toute cette infortune, Job ne pêcha pas en paroles 23.
Job de l’Ancien Testament, un « souffrant » par excellence. Dans les malheurs qui l’accablent, il incarne l’homme juste, persévérant dans sa fidélité à Dieu. Ses amis, eux aussi ont un nom. De sa femme, on parle très peu. Elle n’a d’autre identité que celle d’être son épouse, sans nom propre. Dans le récit, elle n’apparaît qu’une seule fois, dans ce verset où elle l’invite à maudire Dieu. Ma première réaction serait de me révolter contre l’image donnée de la femme dans ce texte de la Bible. Job prend toute la place, il raisonne, il cherche à comprendre. Au milieu de son malheur, « sur son fumier », il arrive encore à louer Dieu, il ne le renie pas… Sa femme est incapable de raisonnement. Elle ne sait que 64
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maudire Dieu. Et Job la repousse, la traite de folle. L’amour humain n’est-il d’aucun secours à l’homme dans le malheur ? Job touché injustement par le mal ne peut-il pas compter sur celle qui l’aime ? Dans ce combat entre Dieu et Satan, entre le bien et le mal, dans cette recherche de l’homme sur la place de Dieu au milieu de tout ce qui l’accable, seuls ses amis sont admis pour essayer de comprendre. Ils sont même les seuls admis à pouvoir plaindre Job. Je ne savais pas jusqu’alors que la femme de Job existait. Job était pour moi une sorte de surhomme, « un fou de Dieu ». Jamais je n’avais vraiment eu envie de lire ce livre, ni d’approfondir le sens de la souffrance à travers ce récit. Découvrir un Dieu capable de faire un pari avec le grand représentant du mal me scandalisait, me scandalise toujours. La mise à l’épreuve de Job me semble aller trop loin. Aujourd’hui encore, j’entre avec peine dans ces discours de l’Ancien Testament. Ils ne me laissent pas en paix. J’ai fait l’effort, pourtant, à plusieurs reprises. Et la plainte de Job reste gravée en moi, mot après mot, phrase après phrase… « Gravée » est le mot juste. Un texte, en effet, ne peut s’inscrire dans la pierre sans que l’artisan n’y mette beaucoup d’application et de patience. Sous son burin, lettre après lettre, naît l’œuvre qu’il espère laisser à la postérité. « Ce que vit Job, je le vis aujourd’hui », fait remarquer Dina. Et Sonja ajoute : « Ce qui est beau, dans cette histoire, c’est qu’on en parle encore aujourd’hui. On la prend encore en exem65
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ple, on s’y reconnaît, on reconnaît notre misère. Qu’estce qu’il peut y avoir de plus beau que ça ? » Loes m’explique pourquoi Sonja trouve cela si beau : « Pourquoi tant de souffrances dans la vie ? La réponse, je ne l’aurai jamais. Mais tout ça fait partie de ma vie. C’est moi-même. Ça fait mal. Mais reconnaître ma souffrance, c’est me reconnaître moi-même. » Ne rejoint-elle pas la plainte de Job ? : « Puisque la vie m’est un dégoût, je veux donner libre cours à mes plaintes, épancher l’amertume de mon âme. Je dirai à Dieu : ne me condamne pas 24. » Quand on se trouve au cœur même de la souffrance, on peut faire sienne la plainte de Job. On peut même s’identifier complètement à lui si les épreuves se doublent d’injustice. « Quand t’es dans le besoin, nous dit encore Dina, tu fais une chute : de grand que tu étais, tu deviens petit. Pour ça, t’as pas besoin de t’appeler Job. Tu peux t’appeler Dina ou Kees. Ça vaut pour chacun d’entre nous. » Dans les questionnements de notre groupe, Job est devenu, dès les premières lignes, un ami, un compagnon de route pour chercher à mieux comprendre la vie et retrouver espoir avec lui. Chaque mot, chaque phrase compte. La femme de Job vit, présente parmi nous. Ses amis nous aident à nous situer, à réfléchir sur l’amitié. Et le silence, que nous faisons tous en nous quand la souffrance est trop grande, prend toute la place. « Puis s’asseyant à terre près de lui, ils restèrent ainsi durant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adressa la parole, au spectacle d’une si grande douleur 25. » Loes s’écrie alors : 66
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« Sept jours de silence ! Mais moi je me suis tue pendant vingt ans avant d’oser parler ! » Et Geert, qui ne voit plus ses sept enfants depuis des années, et qui n’ouvre jamais la bouche, nous dévoile prudemment : « Regardez : dix-huit ans que je me suis tu, tu, tu, et je me tais encore. Trop souvent on me demande de donner des preuves de ce que je suis en train de dire, sur la valeur des projets que j’entreprends. » « La souffrance fait partie de la condition humaine », nous rappelle le père Joseph. Mais il nous parle aussi d’une autre souffrance, celle « qui est abus. Celle de la misère, douleur injustement imposée aux pauvres et, de plus, méprisée, ridiculisée à tel point que les victimes ne peuvent plus l’utiliser pour prouver leur dignité et leur amour pour les autres 26. » Elle atteint l’homme dès sa naissance. Job commence sa plainte en maudissant le jour de sa naissance. Sacha, une jolie petite jeune fille de quatorze ans, accompagne souvent sa mère au Bezinning. Elle est comme en osmose avec celle-ci, solidaire de ce qu’elles savent chacune de leur histoire commune. Ce n’est pas facile, à cet âge, de se sentir déjà marquée par le quartier où on habite, de ne pouvoir compter que sur quelques camarades. L’amitié tient à un fil, bien fragile parfois. Job qui maudit le jour de sa naissance ne la laisse pas du tout indifférente : « Je me demande des fois pourquoi je suis née, mais en fait après coup je pense : qu’est-ce que j’ai dit ? » Et comme pour l’aider dans son raisonnement, Doortje enchaîne : 67
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« Mais qui de nous a voulu venir au monde ? Personne d’entre nous n’a décidé tout seul de naître là où nous sommes nés ! » Pour finir, c’est cette réflexion de Loes qui me semble bien exprimer la blessure profonde d’une exclusion qui laisse des cicatrices inguérissables : « A mon avis, je suis née pour le malheur. Je doute s’il existe quelque chose. J’ai été croyante et même très croyante, tout le monde le sait. Mais ma foi chute bien bas, vous voyez. Je suis adulte, et ma foi est grande. Mais je me demande en moi-même s’il existe quelque chose. Pourquoi faut-il que je dégringole au lieu de remonter ? Même si j’ai un peu de chance aujourd’hui, je retomberai demain. A mon avis, je suis née pour le malheur. Je ne sais pas. Est-ce qu’un jour je ferai partie de la vie ? »
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Personne n’attend après nous
Je laisse parler Loes : « Et même si on a de la volonté, et qu’on n’y arrive pas ? Mon fils cherche tout le temps du travail et il ne trouve de place nulle part. Il faut bien qu’il travaille ! Il a une fois trouvé quelque chose, mais c’était pour six mois. C’est difficile de trouver un travail définitif. Il a trouvé une place dans un atelier protégé où on t’embauche selon ton niveau. On faisait des distinctions. Son niveau était trop élevé. Alors on n’a pas voulu le garder. Il a dû retourner au bureau des services sociaux qui lui ont donné quelques sous. Il a emprunté de l’argent à la banque et il s’est mis à boire. Et qui se trouve alors aussi dans les difficultés ?… Maman. » Quand il boit, c’est toujours difficile. Ça finit par des bagarres. Et je dois encore appeler la police. Il est toujours à la maison. Il veut rester avec moi. Il veut pas être avec quelqu’un d’autre. Il veut pas vivre ailleurs. Il veut simplement rester avec moi. Il devra bien donner une autre adresse pour avoir des indemnités. Mais en fin de compte, il est chez sa mère, chez elle et nulle part ailleurs. Il n’a pas grand-chose, et moi non plus. Après trois mois, on était si pauvres qu’on devait aller chercher du pain chez les voisins. Remonter la pente, c’est pas si simple. On s’enterre. Personne n’attend après nous. » 69
Maudire Dieu
A seize ans, Kevin est déjà un homme. Et pourtant je sens cette naïveté enfantine qui n’a pas encore disparu de son regard. Il est très proche de Sonja, sa mère. Tout comme sa sœur Sacha. Quand ils viennent à quatre, avec son père, on les sent tous unis, heureux d’être une famille. Il faut pourtant la tenir à bout de bras, cette vie quotidienne ! Kris, le père, parle encore avec beaucoup de fierté du temps où il travaillait à la mine. Mais son dos l’a lâché et il est depuis longtemps en arrêt de travail. Je devine combien les fins de mois sont difficiles. Je n’ai jamais entendu une seule parole de révolte dans la bouche de ces enfants. Ils sont lourds de la vie qui leur est imposée, mais jamais je ne les ai vus se retourner contre leurs parents. Ils savent trop que ces derniers font tout ce qu’ils peuvent avec peu pour que les enfants ne soient pas malheureux. La vie aux Pays-Bas peut paraître florissante, mais des jeunes comme Kevin et Sacha, leur famille, restent méconnus, oubliés. « La société nous oblige à avoir honte d’eux, nous disait parfois le père Joseph, au lieu d’en tirer le motif d’un combat pour la justice. » Et cela, Kevin le sait. Il le vit intérieurement pour luimême et pour les siens. Alors, quand il découvre la réaction de la femme de Job face à la grande souffrance
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LE MONDE VU D’EN BAS
de son mari, à sa propre souffrance aussi, n’est-ce pas à sa mère que Kevin pense quand il dit dans le groupe : « La femme de Job ne réagit ni contre Dieu, ni contre Job. Elle réagit contre elle-même, parce qu’elle n’en peut plus, parce qu’elle se trouve elle-même coincée, dans l’impossibilité de s’en sortir. En fait, sa colère, elle l’exprime contre elle-même, et pas contre son mari, ni contre Dieu. » A un autre moment, sa mère lui fait presque écho : « Job est amer, il crache tout ce qui lui passe par la tête. De quel côté se trouve Dieu ? Ce sont les hommes qui se donnent les coups sans le faire exprès. Pas Dieu. » Cela me rappelle ce que raconte Francine de la Gorce, elle qui a connu les débuts du Mouvement au camp de Noisy-le-Grand : « Un jour, une maman du camp, voyant la détresse de ses enfants avait dit au père Joseph : “J’aime encore mieux que Dieu n’existe pas. Car s’il existe et qu’il accepte cela…” Avec ses enfants, elle survivait depuis trois semaines grâce à un sac de haricots secs. Le jour de son anniversaire, les enfants voulurent payer un pain à leur mère. Ils ont retourné tout l’igloo en vain pour trouver ce qu’ils pourraient vendre et se faire quelques sous. Finalement, ils ont trouvé quelques billes au fond de leurs poches, c’était leur seul jouet. Ils sont allés les vendre à des enfants un peu moins malchanceux et ont pu acheter leur pain. Mais à quel prix 27 ! » Ni la femme de Job, ni Kevin, ni cette mère dont parle Francine ne me disent vraiment que Dieu n’existe pas. Maudire Dieu, ne serait-ce pas se maudire soi71
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même, faire violence à soi-même et aux autres ? Violence porteuse de tant d’incompréhension entre les hommes et qui les pousse jusqu’à la guerre. « [La violence] était la manière de répondre à l’obstacle, aux difficultés de toutes sortes et de tous les jours, dit le père Joseph de sa propre enfance, et sans que j’en prenne conscience, elle devenait pour moi, tout comme pour mon père, la manière de me laver des humiliations sans nombre que nous faisait subir notre extrême pauvreté 28. »
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L’autre, un miroir
Comment rencontrer l’autre dans une image de l’homme qui reflète tout ce que je ne veux pas être ? Cette image, je la rejette, je n’ai rien à en apprendre, je ne veux pas la voir. Elle m’empêche de me rencontrer d’emblée en celui, celle dont je veux me distancier. La faim et le froid, la peur du lendemain, la honte de tous les jours, l’exploitation subie jusqu’à la mendicité de ses enfants, les cris, l’alcool, les odeurs… la misère défigure, le miroir devient trouble. J’ai du mal à m’y reconnaître. Et pourtant… Quand nous rencontrons l’autre, nous cherchons en lui notre propre image, comme dans un miroir. Avec lui, grâce à lui, nous cherchons à grandir. Nous existons, nous pouvons agir dans le monde. Chaque fois que nous pouvons saisir en l’autre un reflet de nous-mêmes, cela nous aide à trouver qui nous sommes. Mais, de ce qui n’est pas moi, qui ne peut pas être moi, je m’éloigne. Néanmoins, pour me découvrir dans le miroir il faut que je collabore à la rencontre. Il faut que je puisse m’y ouvrir, m’y rendre disponible. Chaque fois que je ne le veux pas ou ne le peux pas, mes rapports avec l’autre sont entachés de violence, envers lui, envers moi-même. N’est-ce pas cela que nous pouvons lire chez Levinas : « Mais la violence ne se trouve pas seulement dans une bille de billard qui heurte l’autre bille, dans l’orage 73
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qui détruit une récolte, chez le maître qui maltraite un esclave, dans un Etat totalitaire qui avilit ses citoyens, dans la conquête guerrière qui asservit des hommes. Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir : comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; est violente, par conséquent, aussi toute action que nous subissons sans en être en tout point les collaborateurs 29. »
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Il pleure
Chaque fois qu’il entre dans notre salle de réunion, M. Schuurman prend la bible qui traîne sur la table et la jette un peu plus loin, en pestant : « Ce n’est qu’un vieux livre poussiéreux ! » Pourtant, il ne manque aucune de nos rencontres. Pourquoi donne-t-il toujours cette impression de crier ? Son visage ravagé exprime ce cri avant même qu’il ne parle. Un jour, le regardant plus intensément peut-être, je me suis dit : mais cet homme ne crie pas, il pleure, il pleure sur sa vie ! Je ne sais pas pourquoi. En tout cas, mon regard avait changé. J’ai vu son histoire inscrite dans les traits ravinés de son visage. Dans ses cris, j’ai perçu la souffrance d’un homme dont l’humanité est sans cesse occultée. Lui qui se sait méprisé, pourquoi vient-il à nos rencontres avec tant de fidélité ? Que veut-il exprimer avec ces mots qu’il répète chaque fois : « Ce n’est qu’un vieux livre poussiéreux » ? A peine nous nous mettons en cercle dans la petite chapelle, en silence, laissant toute liberté à chacun de s’exprimer, qu’il lance d’une voix pointue : « Les étrangers, il faut les mettre tous à la porte ! » Et nous avons alors tous envie de le mettre, lui, à la porte. En même temps nous savons son isolement dans un quartier où il est entouré d’étrangers qui sont pour 75
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la plupart aussi pauvres que lui. Est-ce l’étranger qu’il faut mettre à la porte ou la misère elle-même qui rend les hommes étrangers les uns aux autres ? Comment parler calmement de cela avec lui ?
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Seul
Combien de femmes, à travers le monde, parlent de leurs enfants qui finissent par leur devenir étrangers ? Enfants placés qu’elles ne reverront parfois jamais plus. Leurs enfants élevés dans des familles possédant des moyens qu’elles n’auront jamais et dont l’éducation qu’ils reçoivent les éloigne de leur famille d’origine jusqu’à la renier. « J’ai eu douze enfants, sept sont morts, explique me M Van Hulst, certains à la guerre, d’autres à cause de leur santé. Des cinq qui restent, il y en a un qui vient encore me voir. Les autres se disputent avec moi, ils ont honte de moi. Et je pense parfois : Qu’ils restent où ils sont ! Pourtant, après, je me dis : Qu’est-ce que j’ai pensé là ? Je souffre tellement de ne plus les voir. » La femme de Job ne maudit pas Dieu, M. Schuurman ne maudit pas les étrangers, et Mme Van Hulst ne maudit pas ses enfants. Tous maudissent la souffrance extrême où l’homme se sent impuissant, et certains voudraient tellement la force de Dieu pour la combattre. Dieu serait-il une force extérieure à nous-mêmes, lorsque nous avons perdu courage et espérance pour changer les choses ? Trop d’expériences ressemblent à celle de Maarten : « Même mes meilleurs amis me laissent tomber, à tel point que je voudrais prendre ma revanche. Mais à 77
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quoi ça servirait ? Même une revanche se retournerait contre moi ! C’est pas Dieu qui m’abandonne, ce sont mes frères et mes sœurs, mes voisins qui me laissent tomber. Ce que vit Job, je le vis tous les jours. » On a même l’impression, parfois, que Maarten vit une solitude encore plus grande que celle de Job. Ce dernier a encore ses amis. Tombé dans la misère, il garde quelques restes de relations qui l’aident à réfléchir sur sa situation. Avec ses amis, il peut faire le point, se poser des questions sur ce qui lui arrive. Maarten nous dit qu’il ne peut même pas compter sur ses amis. Il est seul. Seul, avec ses souffrances, sa honte et ses humiliations. Seul, hors-jeu même parmi les siens, qui ne le reconnaissent pas comme l’un des leurs.
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Un ami à qui parler
Dieu est proche de Job et Job est proche de Dieu. Job lui parle et Dieu lui répond. Mais d’autres personnes sont très importantes dans la vie de Job : ses amis. Ils l’écoutent, ils réfléchissent avec lui, ils prennent le temps nécessaire pour l’entendre, ils cherchent avec lui. Ce sont des « théologiens » compétents, sûrs de leur doctrine, bien à l’abri de la souffrance humaine. Toujours est-il qu’ils sont là. Le discours de Job commence et se termine par un monologue, signe de la solitude existentielle de l’homme. Chacun d’entre nous est fondamentalement seul. Mais aussi unique, et absolument original. Nos chemins de vie se rencontrent, et nous sommes en permanence en quête de l’autre : un ami, un regard, une lecture, une présence, une reconnaissance… Petite déjà, je cherchais l’amitié, comme tout le monde. Elle m’a formée. Je me souviens combien il m’était important de faire partie d’un groupe, de me sentir reconnue par lui. Nous nous regardions les unes les autres, nous nous choisissions, nous nous rejetions. Déjà, les différences de milieu, les manières de s’habiller, les quartiers où nous habitions, les professions de nos parents jouaient un grand rôle dans nos préférences. A Roubaix, au lycée de jeunes filles que je fréquentais, je sentais que mes parents faisaient partie de 79
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la classe moyenne et je devais me battre pour tisser des amitiés avec toutes. Me solidariser avec l’une ou l’autre moins favorisée que moi me coûtait l’amitié de celles dont les parents appartenaient à la bourgeoisie du Nord. Mais je percevais que je ne pouvais pas non plus me passer de cette dernière. C’était une question vitale. Apprendre d’un milieu plus élevé que le mien me permettait aussi de grandir, j’avais besoin de tous. Dans ce domaine, j’ai toujours eu le sentiment de marcher sur des œufs. Le père Joseph n’a jamais creusé de fossé entre riches et pauvres. Je perçois mieux aujourd’hui mon engagement dans le mouvement ATD Quart-Monde. Il prend ses racines dans cette volonté de rassembler les hommes, de bâtir des liens qui font que chacun a sa place. Tâche ardue : il est difficile, déjà, de nouer des amitiés avec ceux qui nous ressemblent, comment y parvenir avec les autres… « avec nos images des plus pauvres qui nous font crier le dégoût d’eux-mêmes ? Comment peuvent-ils croire en notre amour ? Comment peuvent-ils accepter de se reconnaître dans ces représentations monstrueuses et déformées que nous nous faisons d’eux ? Comment peuvent-ils penser que nous sommes leurs amis, leurs bienfaiteurs 30 ? » Quand il posait ces questions, le père Joseph était encore au camp de Noisy-le-Grand. Depuis dix ans, il vivait dans ce lieu dont il avait dit en y arrivant : Je suis entré dans le malheur. Cette difficulté pourtant ne l’a pas arrêté. Comment peuvent-ils croire en notre amour ? il l’a cherché toute sa vie, il nous a fait chercher avec lui. 80
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Job serait resté seul si ses amis n’étaient pas venus le rejoindre. Seul face à lui-même, seul face à Dieu. Et j’ai tendance à condamner ses amis : ils veulent faire passer leurs idées au point de ne plus savoir vraiment qui est Job, leur ami. A n’en pas douter, ils avaient pourtant pu apprécier sa droiture et ses richesses avant qu’il ne tombe. Mais dès que le malheur l’atteint, l’image qu’ils se sont fait de lui semble s’altérer, le doute s’installer. Qu’a-t-il fait ? Quel sens donner à cette souffrance, sinon qu’il l’a méritée ? Mais ils sont là quand même. La solitude ronge la vie, celle où les amis sont absents, celle, nous dit Doortje, où l’on est condamné à « cacher sa souffrance, à la garder à l’intérieur de la maison. La misère ici, aux Pays-Bas, ne se crie pas dans la rue. S’il fallait la représenter, ici dans le Limbourg, on ne pourrait pas montrer des enfants sans chaussures, ou filmer des familles recevant du riz. » Bien sûr, il y a les gens à la rue. On les voit, on en parle. Ce qui me frappe, c’est que chaque fois que j’essaie de parler des familles que je connais, les plus pauvres derrière les pauvres, on me répond tout de suite : « Ah ! Mais vous voulez parler de la stille armoede, la pauvreté silencieuse ! » Oui, dans nos pays, ce silence s’impose quand on ne sait ni lire ni écrire, quand on compte ses centimes et qu’on espère à la fin du mois que le compte en banque ne sera plus au rouge, au moins pour quelques jours… En plus, quand on n’a personne à qui parler, on connaît le prix de l’attention des autres. Quand je me scandalise des paroles d’Eliphaz qui pense pouvoir faire la leçon à Job, son ami, qui parle de 81
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mérite et de morale, et fait un cours de théologie bien assimilé, je ne peux plus le considérer comme un ami véritable de Job. Sonja n’a pas la même réaction : « Mais ce que fait Eliphaz, ce n’est pas mauvais du tout. Ses paroles obligent Job à réfléchir sur lui-même. L’amitié est une forme de service à l’autre, sans demander quelque chose en retour, sans attendre quelque chose en retour. » Pour Sonja, tout vaut mieux que de rester seule avec ses problèmes. Sa fille Sacha continue : « Un vrai ami, c’est quelqu’un qui peut râler avec moi. Il ne pense même pas ce qu’il dit. Il ne veut même pas toujours m’entendre. Il peut même jurer contre moi. Il se met avec moi dans mon problème et dit des choses qu’il ne pense pas. L’amitié, c’est vivre avec, pas la pitié. » Les propos de Sonja et de sa fille m’impressionnent, comme m’impressionnent bien d’autres réflexions échangées dans ces groupes pendant 15 ans. Nous nous sommes mis à l’écoute les uns des autres, et nous avons senti que, dans ce que chacun partageait de sa vie, de son expérience et de sa pensée, il y avait toujours quelque chose de précieux. Je ne suis pas là, bouche bée, devant elles, mais leur pensée prend pour moi un sens redoublé : elles peuvent me parler d’amitié, elles qui justement en manquent. Leurs réflexions renforcent les miennes. Je peux relire ma vie différemment. Mieux vaut encore « quelqu’un qui râle avec moi » que personne. Mieux vaut encore les amis de Job qui le contredisent et le jugent sévèrement. L’autre nous aide 82
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à nous déterminer. En fin de compte, je devrai prendre une décision seule. Elle ira même peut-être à l’encontre de ce que mes interlocuteurs m’auront suggéré. Job reste lui-même. Sa vie prendra à nouveau un chemin, malgré ses amis. Mais leur présence aura joué un rôle capital. Dans le monde d’aujourd’hui où l’individu prend tant de place, je ne pourrai plus oublier que mon existence dépend de l’autre. Mais je veux aussi me libérer de son poids. Les autres, « l’enfer », nous dit Sartre. Les autres qui m’empêchent parfois d’être moi-même. Mais dans ma quête de liberté je ne peux pas me passer d’eux. Et les pauvres ne sont pas étrangers à cette quête. Loes nous dit encore : « A la maison, je ne peux plus ouvrir la bouche, on se moque de moi. Je raconte mes problèmes pour la xième fois… Pourtant il faut que je puisse parler, que j’ose, pour garder le contact, chercher le contact. Je dois pouvoir aller chez la voisine, chez le curé ou le médecin… Si j’avais seulement pu garder le contact avec mes enfants ! Si j’avais pu parler avec leurs parents adoptifs ! Mais il y a toujours des gens qui t’enlèvent les moyens de parler… Et quand on n’a plus personne à qui parler, on prend un Spa citron avec du genièvre. Mais on n’y gagne rien, ça n’avance à rien, au contraire… Je cherche toujours quelqu’un à qui parler. Il y a un assistant social que je peux toujours appeler, pour mes enfants ou pour moi-même. Je lui dis : “ J’en peux plus. — Viens !” qu’il me répond. Que je puisse seulement parler… On a tous fait des fautes. Mes enfants, ils peu83
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vent toujours venir me voir, la porte est toujours ouverte, jamais je ne les renverrai, jamais je ne les laisserai à la porte, je serai toujours là pour les accueillir. Mais comment leur dire ? »
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Thomas
Adultes devenus « parents indignes », femmes coupables d’être mères, hommes honteux d’être pères, nous avons du mal à les rencontrer, à percevoir leur souffrance. Souffrance… Réalité au creux de tant de vies, de nos vies… Personne n’y échappe. Thomas, notre deuxième enfant, « n’est pas comme les autres », il est trisomique. Il est adulte aujourd’hui et je ne peux m’empêcher de lui donner une place particulière dans ce puzzle qui commence à prendre forme. Le 14 août 1975, nous sommes seuls, fatigués, vides de pensée, vides de sentiments. La souffrance prend toute la place. Thomas vient de naître… « Une petite plante, un petit chien inutile », nous dit le médecin accoucheur de l’hôpital de Pontoise. « Il n’est pas souhaitable que vous le gardiez dans votre famille. Vous divorcerez, votre fille aînée en souffrira », dit l’assistante sociale. « Moi, si j’accouche d’un tel enfant, je le placerai tout de suite », nous confie la sage-femme enceinte qui voulait nous signifier sa solidarité. Je refuse d’avoir donné naissance à un monstre. En 1975, nous sommes dans une France qui cache encore ses handicapés. Dès cette naissance, nous 85
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n’avions plus le droit d’être des parents comme les autres. On avait caché Thomas dans un coin de l’hôpital ! Nous avions trois jours pour décider s’il ferait partie de notre famille ou si nous allions l’abandonner à la « société », tellement bonne de s’en occuper, tellement bonne de nous en libérer ! Tous les gestes d’amour prodigués par une mère à la naissance de son enfant m’étaient interdits, lui étaient interdits. Le mettre un instant dans nos bras pendant ces trois jours nous aurait empêchés de réfléchir et de prendre une décision en toute liberté. Tout autour de nous nous criait de l’abandonner. Thomas était voué à être caché, perdu pour l’humanité, inutile bouche à nourrir, aux frais de l’Etat. Souffrance éternelle des parents qui mettent au monde un enfant handicapé, souffrance éternelle des handicapés qui n’ont jamais une vraie place, d’emblée, dans la société. J’erre dans les couloirs de l’hôpital de Pontoise regardant les posters de bébés « Guigoz ». Et pour la première fois de ma vie je me rends compte : pas un ne ressemble au mien. Mon enfant n’était pas là !…. La publicité n’était-elle pas le reflet d’une société qui ne veut avancer qu’avec la beauté, la bonne santé, l’intelligence et la richesse ? Bien sûr, comme tous les autres parents, nous voulions le meilleur pour chacun de nos enfants, et nous l’avons toujours voulu. Mais pourquoi pas de la même façon pour Thomas ? Avec lui, la souffrance, la honte, l’impuissance et la solitude seraientelles désormais nos seuls compagnons de vie ? Nous commençons à devenir conscients d’autre chose. Nous voulons chercher à donner une place à cette face ca86
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chée de la vie. Nous avons l’intuition qu’elle a quelque chose à voir avec le sens de notre humanité. Pendant trois jours défilent dans mes pensées les visages des familles de la cité d’Herblay où nous habitons. Qui ose mêler sa vie à la leur ? Même pour nous qui sommes leurs voisins, ce n’est pas tous les jours facile. Avec la naissance de Thomas, nous vivons, comme dit le père Joseph, « une peine qui implique pour les possédants une solitude qui les rapproche de la misère 31 ». La peine de subir l’exclusion, celle de Thomas, celle de sa famille. La peine de ne jamais vraiment comprendre le mystère de cet autre qui est tellement autre que j’ai du mal à me reconnaître en lui, à le rencontrer. Ces femmes et ces hommes, ces enfants de la « Cité du soleil levant » avec qui nous vivons nous aident à vouloir rencontrer Thomas. Le père Joseph nous encourage à trouver espoir envers et contre tout : « La misère n’en reste pas moins destructrice de l’homme, parfaitement inadmissible et impensable. Elle est un crime contre l’homme, affront, oubli de l’homme. Mais les très pauvres, par leurs efforts parfois de plus en plus espacés et de moins en moins perceptibles, nous montrent que l’homme ne se laisse pas oublier ni insulter à l’infini. Il reprendra ses droits d’une façon ou d’une autre. De façon violente, irraisonnée ou inefficace peutêtre, mais là n’est pas la question 32. » « Thomas n’a pas demandé à vivre », nous dira plus tard une femme du quartier. Elle non plus, comme tous ses voisins, n’avait pas demandé à naître en terre de misère. Tout isolement 87
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causé par la souffrance me liera désormais à elle. Jusqu’alors, j’avais conscience de vouloir avancer avec le meilleur de ce que l’humanité pouvait donner. J’avais oublié que la société avait progressé en grande partie à cause des malheurs et des échecs qu’elle avait rencontrés. Elle se souvenait surtout des résultats. Au cours de l’histoire, les courants religieux, voire politiques et sociaux, ont souvent protégé la vie de la famille. Mais quand il s’agit de la souffrance qui peut l’accabler, la famille est dépendante des sensibilités de l’époque. Plus on descend au creux de la souffrance humaine, plus cette dépendance est grande. Nous le vivions comme parents d’un enfant handicapé, dans une société qui voulait le cacher. Nous le vivions dans notre quartier où les familles se battaient au quotidien sous la menace du retrait de leurs enfants. Thomas prenait toute sa place. Les familles m’avaient menée vers lui, il me ramènerait vers elles.
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Pourquoi moi ?
« Aucun de nous ne pourra échapper à la nécessité de réfléchir à la question pourquoi le mal frappe des gens intègres et justes. Tôt ou tard chacun finira par découvrir qu’il joue un des rôles dans l’histoire de Job, soit comme victime de la tragédie, soit comme un membre de sa famille ou comme ami consolateur. Les questions ne changent jamais ; la recherche d’une réponse satisfaisante continue toujours 33. »
A la naissance de Thomas, je pose la question à ma belle-sœur Roos : « Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? » Je me souviens comme si c’était hier de son beau sourire quand elle m’a répondu : « Pourquoi pas toi ? » Je me demande encore si j’accepte cette réponse, surtout lorsqu’il s’agit d’un « malheur innocent 34 », absurde. La question du « pourquoi moi, pourquoi lui ?… » n’est pas pertinente à mes yeux. Elle induirait que ce malheur fait partie de notre destin. Le « pourquoi nous… » n’a pas sa réponse dans « l’avant » de ce qui s’est produit. Ce qui importe, c’est le « comment », comment on fait maintenant avec ce qui nous est arrivé ? « L’inégalité des traumatismes nous mène à penser que l’Histoire n’est pas un destin 35. » La réponse à cette 89
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question du « pourquoi moi ? » ne résout pas le problème. Elle risque de nous enfermer dans une solitude qui nous met à part. « Notre histoire n’est pas un destin. […] Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera plus demain car les déterminismes humains sont à courte échéance 36. » Le « pourquoi pas toi ? » ne me fait pas chercher une raison morale ou historique dans ma vie. Tous ces gens qui étaient en camp de concentration, pourquoi eux, pris un par un, et pas d’autres ? Dans la guerre, pourquoi des femmes sont violées et pas d’autres ? Dans un génocide, pourquoi certains sont exterminés et d’autres en réchappent ? Ce questionnement peut vous entraîner loin, vous prendre de l’énergie et ne vous mener nulle part. La naissance de Thomas, comme d’autres événements, ne concernent pas que nous à qui c’est arrivé. Un traumatisme touche une personne, mais touche aussi ceux qui l’entourent. Ils y sont confrontés, souffrent avec, même sans le savoir. Ils veulent « faire quelque chose », se posent des questions, s’en éloignent. Un traumatisme, un drame, un accident, un malheur, et nous sommes tous atteints, littéralement déroutés. Il y va du destin de tous et pas du destin d’un seul. La misère de quelques-uns n’est-elle pas, elle aussi, un traumatisme pour toute l’espèce humaine ?
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Pourquoi ?
Cette question est toute autre que celle du « pourquoi moi, pourquoi lui ? » Sa couleur se répand dans tout mon camaïeu. Elle aurait pu l’imprégner de révolte face aux malheurs et aux injustices que nous nous faisons la grâce de partager. Je dis bien la « grâce », parce que personne n’est obligé de partager son mal de vivre. Chaque fois que nous le faisons, nous faisons don d’une part de nous-mêmes. Non. Contester, dénoncer, ce ne sont pas les teintes appropriées au camaïeu de mon travail intérieur. Je n’ai pas non plus de prétentions philosophiques ou théologiques. Cette question « le malheur, pourquoi ? » m’apparaît comme un nœud essentiel qui lie ou délie les hommes, les femmes, les enfants depuis la nuit des temps. Se la poser, savoir que d’autres se la posent, n’est-ce pas aussi une grande force qui crée des liens invisibles ? N’est-elle pas la raison d’être de tant de métiers et d’engagements dans l’histoire des hommes ? Médecins, prêtres, instituteurs, militants politiques et syndicaux, défenseurs de la paix, chercheurs et citoyens de bonne volonté… Ils agissent bien sûr, ils soignent, dénoncent, éduquent, soulagent, soutiennent… Ils cherchent aussi à prévenir du malheur. Consciemment ou inconsciem-
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ment, ils puisent dans ce « pourquoi » la quête profonde qui tend leur être et leur agir. Au Bezinning, cette question est revenue bien souvent. Personne n’avait de réponse toute faite, mais elle nous mettait à égalité et nous faisait nous rejoindre. Les paroles de Mme Van Hulst donnent toute son ampleur à cette interrogation : « Pourquoi ? Combien de fois je me suis posé la question… Le mot « pourquoi » est un mot bien bizarre. Souvent j’y réfléchis, je ne trouve jamais de réponse. Pourquoi je n’ai rien connu d’autre que la souffrance ? A l’âge de cinq ans déjà, je devais ramasser des patates dans les champs. Pourquoi ? Ça a déterminé toute ma vie. Toute ma vie… De longues années payées avec moi-même, pas avec de l’argent, mais avec moi-même. »
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Le cocon de sa misère
Chaque année, nous nous retrouvons pendant le temps de Carême, temps d’arrêt, de silence et de prière, voire de jeûne dans la vie de tant de chrétiens. Pourquoi Dieu se révélerait-il au cœur de cet alliage de la souffrance, de l’injuste souffrance ? Comment vivre ce mystère qui peut en même temps nous révolter ? Mystère qui touche tout homme. Qui peut prétendre être épargné du malheur ? Tous nous aspirons profondément à une libération. Et je découvre que les plus souffrants font caisse de résonance à nos interrogations. Mme Van Hulst vit un enfer « dans le Royaume de tout ce qui tue la vie, qui est mensonge et haine de l’homme et de Dieu 37 ». Je souffre de sa souffrance. Je la supporte mal. Chaque fois que je la rencontre, il me faut plusieurs jours pour me remettre de ce que j’ai vu, senti et entendu. Tout est atteinte profonde à son humanité, à mon humanité, à toute l’humanité. Au cœur de ce petit quartier bien propre et bien fleuri comme on peut se l’imaginer aux Pays-Bas, je plonge chaque fois dans un autre monde. Il est aux antipodes des paysages de tulipes, loin de ces fenêtres où les plantes et les bibelots remplacent les rideaux. Le soir, derrière une lumière diffuse, on laisse deviner sans crainte une vie chaleureuse et intime autour du thé et du café, gezellig, intra93
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duisible en français, mais ô combien approprié à celle de ce pays. Gezellig, un mot qui contient tant de choses, la vie sociale ou familiale dans ce qu’elle peut partager d’intimité, le confort douillet et accueillant, la lampe ou les bougies allumées, le bon fauteuil… Derrière une façade qui ne trahit guère ce qui se vit à l’intérieur, la misère se cache. Elle prive Mme Van Hulst du droit d’exister. Une seule voisine, amie proche de la famille depuis des années, est admise à entrer. Moimême je dois annoncer mon arrivée, sinon la porte restera fermée. Un accord tacite semble se vivre entre Mme Van Hulst et son environnement. Celui de l’évitement réciproque : comment supporter l’existence au quotidien d’un tel capharnaüm à côté de soi ? – comment partager l’incohérence d’une vie infernale « où l’homme ne trouve plus son compte 38 » ? Mme Van Hulst se cache dans le cocon de sa misère. Au cours de ce temps de Carême, je vais souvent chez elle pour préparer nos rencontres. A la veille de Pâques, je lui fais découvrir les paroles du père Joseph à propos du dernier repas du Christ avec ses disciples : « Le Christ qui ne fait pas don de biens du monde mais don de soi ; le Pain, corps divin qui a accepté de s’humilier, d’être bafoué et conspué ; Dieu qui continue désormais à travers le temps à se laisser réduire en état de misère ; Jésus Christ pauvre, non pas parce qu’il a souffert, mais parce qu’il a souffert injustement […], c’est tout cela, le Jeudi saint des pauvres, notre Jeudi saint à tous 39. » Mme Van Hulst a du mal à réagir à ces paroles. Son silence me déçoit. J’avais tant espéré pouvoir retraduire le 94
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Père Joseph à travers ses expériences à elle. Je m’apprête à partir. A ma grande surprise, elle se réassoit dans la cuisine. D’un seul trait, elle me confie : « J’ai eu douze enfants, tu le sais. Moi aussi, j’ai fait don de moi-même. Pendant neuf mois, je les ai portés. Mais ce n’est qu’après que les soucis arrivent, et le travail… » J’ai vite repris mon cahier et mon stylo. Elle me regarde écrire sur le coin de sa table avant de poursuivre : « C’est là qu’on fait don de sa vie… on offre sa santé. La clarté de mes yeux s’est éteinte, je sais ce que c’est que d’être épuisée. Je n’ai plus de courage. C’est incroyable ce que j’ai dû endurer comme mère, jour après jour, c’est beaucoup trop. J’ai dû te le raconter : sept enfants sont morts, mort-nés, brûlés pendant la guerre, décédés d’une maladie de cœur. La misère a tout empiré. Qu’est-ce qu’il vous reste encore quand vous devez vous défaire de vos enfants ? Je pense à eux jour et nuit. Ça fait tellement mal. Plus mal que de donner le seul bout de pain qui vous reste ! Je veux garder courage, malgré tout… »
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Oser la vie
« Je veux garder courage, malgré tout… » L’épuisement se lit dans la vie quotidienne des familles que j’ai rencontrées. Bien sûr elle reçoivent un minimum pour vivre, ce qui fait souvent dire que la pauvreté n’existe plus. Non, en général chez nous ce n’est pas de pain dont elles sont privées ! En elles transpire la pauvreté de n’avoir eu aucune chance dès la plus tendre jeunesse. Lire est pour Mme Van Hulst un tel problème qu’avant de lire un texte en public, elle s’excuse de ses lunettes qui ne sont pas de bonne qualité. Parfois même elle dit les avoir oubliées. Mère très tôt, elle pouvait espérer une vie meilleure avec l’homme qu’elle a choisi. Elle passera toute sa vie à le soigner. Elle nous a tant dit sa souffrance d’être séparée de ses enfants. Mais qui s’en est souciée ? Qui l’a aidée à faire le point ? L’attitude générale n’était-elle pas simplement de la condamner chaque fois qu’un autre enfant venait au monde ? Comment pouvait-elle oser donner vie à douze enfants et imaginer un avenir pour eux dans de telles conditions d’existence, elle qui m’a toujours donné l’impression de courir pour ramasser, comme les pommes de terre dans les champs, des petits bouts d’espoir et de courage ? « Je veux garder courage, malgré tout… »
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Un cordeau
Les réflexions du père Joseph et les réactions des participants au Bezinning se juxtaposent et se complètent. Les plus éprouvés du groupe se reconnaissent en lui. Ils puisent reconnaissance, force et courage dans ses paroles tellement présentes dans notre Bezinning. Pour ma part, je rejoins encore Francine de la Gorce quand elle écrit : « Submergée par la misère et par mes tâches multiples, je ne mesurais pas à quel point le père Joseph m’inspirait. C’est pourtant là que j’ai appris à parler de Dieu. […] M’aide-t-il à prier aujourd’hui ? En tout cas il m’aide à alimenter le sens de ma vie […] à voir le projet de Dieu là où je n’aurais vu que la révolte ou le désespoir ; […] à comprendre que Dieu a besoin de chaque être humain 40. » Au cours de la soirée pendant laquelle Mme Van Hulst nous donna le meilleur d’elle-même, Eugène, mon mari, ajoutait : « La pensée du père Joseph est un cordeau pour qui cherche d’autres manières d’être ensemble en humanité. La première chose à faire si nous voulons changer quelque chose à l’intolérable de la pauvreté, et à l’injustice encore moins tolérable qui détruit les hommes, ce n’est pas la valeur de nos analyses, de nos stratégies, de nos actions. Non. Il faut avant tout se poser la question : qui sommes-nous les uns pour les autres ? Nous 97
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n’avons pas besoin d’une grande culture religieuse voire même d’être croyants pour retrouver dans nos rêves une table de festin où les hommes se reconnaîtraient entre eux frères et sœurs. »
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Ravaler sa vie ?
« Un festin où les hommes se reconnaîtraient entre eux frères et sœurs », « comprendre que Dieu a besoin de chaque être humain… » La fraternité entre les hommes n’est-elle pas une aspiration universelle ? Mais comment la bâtir sur des bases aussi fragiles, aussi bancales que la honte, le sentiment de culpabilité, les étiquettes indécollables du front des pauvres, profondément inscrites dans leur esprit et dans celui de ceux qui les regardent ? « Je dois ravaler ma vie, nous dit Loes, tout ravaler ! J’ai été placée dans une maison d’enfants. Mes enfants m’ont été enlevés et certains ne viennent plus me voir. Ceux qui n’ont pas encore été placés, on les menace ! » Elle sait bien, sans pouvoir dire pourquoi, que ces placements n’étaient pas faits sans raison : « Bien sûr, ce qu’ils ont reçu de leurs parents adoptifs, moi je n’aurais pas pu le leur donner. Ils n’auraient jamais pu devenir ce qu’ils sont aujourd’hui s’ils étaient restés chez moi. » Ce qui la blesse profondément c’est que « quand un enfant est placé, les parents ne valent plus rien ». C’est la même chose pour Nellie. Déjà mère de deux enfants placés, elle se met en ménage avec Jan. Avec lui, elle a un enfant : « On me l’a arraché dès la naissance. »
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L’assistante sociale avait trouvé quelqu’un chez qui elle pouvait tout de suite le placer. « Tout s’est décidé très vite. On ne m’avait pas prévenue. On ne pouvait plus me dire où il était. J’ai eu tout juste le temps de lui donner un nom. Je ne sais pas son nom de famille. Pourquoi on m’interdit de le voir ? Pourquoi je ne le verrai plus jamais ? Des fois, dans mes pensées, je le vois faire du vélo ou jouer au ballon. Si j’avais eu un meilleur logement, si on avait vraiment voulu nous écouter, peut-être on aurait pu le garder. Si seulement j’avais une photo de lui ! » Nellie sait bien, étant donné ce qu’elle vivait, qu’elle ne pouvait pas offrir d’avenir à cet enfant, mais la « solution » est-elle humaine ? « Qui sommes-nous les uns pour les autres ? » Il ne s’agit pas ici d’accuser qui que ce soit. Je connais mes doutes, mes révoltes, mes limites. La misère m’a souvent entraînée vers un monde insupportable, vers l’image d’un Dieu opprimé ou imparfait. La présence de Thomas dans notre vie m’a confrontée avec moi-même, avec ce que je pouvais supporter ou non du handicap, avec ce que je pouvais accepter ou non du regard des autres. Malgré la révolte qui souvent bouillonne en moi, je reste habitée par la souffrance de ceux que j’ai rencontrés. Au-delà de la pauvreté, au-delà du handicap, audelà de tout ce que j’ai tendance à évacuer de ma vie, je sais qu’il existe un monde qui rejoint mon humanité, un monde qui veut vivre et aimer. La réflexion d’Etty Hillesum m’apparaît prophétique : « En dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr 100
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les hommes. […] Toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. […] Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L’effrayant, c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l’homme, s’élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s’écrouler sur nous et nous ensevelir 41. »
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Le visage de l’autre
« La vision du visage [de l’autre] n’est pas une expérience, mais une sortie de soi, un contact d’un être autre et non pas simplement sensation de soi 42. »
Une dame bien habillée vient frapper un jour chez nous, à la maison Joseph Wresinski, de Heerlen. Pour cette femme de médecin, être pauvre, c’est manquer d’argent. Et qui manquerait d’argent aux Pays-Bas ? Et même s’il arrive que parfois l’argent vienne à manquer, elle est prête à en donner. Elle veut faire du bien. Elle se méfie pourtant de ces familles dont nous parlons. Nous la mettons mal à l’aise. Des conséquences de la misère : extrême dépendance d’autrui, perte d’autonomie et de liberté, impossibilité de sortir seul de ce cercle vicieux… qui doit en avoir honte ? Nous-mêmes ou ces gens que nous appelons les pauvres ? Nous l’invitons à la rencontre de Carême où Nellie nous crie toute sa souffrance de mère privée à jamais de ses enfants. En écoutant le témoignage de Nellie, cette dame se met à pleurer. « Le cri des pauvres peut être entendu par tous les hommes de la terre. […] Les pauvres ne nous jugent pas au nom de l’égalité entre nous, mais au nom de notre sincérité. Ils comprennent nos faiblesses et nos lâche102
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tés pourvu que nous ne trichions pas avec eux, avec l’amour et le respect que nous leur offrons. Ils s’émerveillent que nous soyons là, auprès d’eux, partageant leurs joies et leurs peines. Ils pardonnent même à ceux qui les quittent, pourvu qu’ils leur aient fait vivre un moment de grandeur ou de fête 43. »
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Hors catégorie
Qui sont ceux avec lesquels je veux lier une dimension de ma vie ? - Cet homme que je rencontre quotidiennement à la porte de l’Albert Heyn 44 et qui essaie de me vendre un journal des sans-logis. - Cette femme chinoise avec ses deux petits enfants que j’ai vue à la télévision l’autre jour : on va l’expulser, la loi concernant les demandeurs d’asile étant devenue très sévère. - Ces pauvres des pays les moins avancés, et les plus démunis des régions dévastées par la guerre. Comment peuvent-ils se remettre debout, eux qui n’ont aucun arrière ? - Les handicapés, les malades psychiatriques, ceux qui sont atteints par le sida ou le cancer, les personnes âgées, frappées de démence ou grabataires… Plus je réfléchis, plus la liste s’allonge, à donner le vertige, et plus j’ai l’impression d’en oublier. Tout le monde reconnaîtra celles et ceux que je viens d’évoquer. Combien de femmes et d’hommes ne rencontrent-ils pas ce vendeur de journaux à la porte du supermarché ? On lui achète un journal. Certains, certaines parlent avec lui. Il les aide parfois à décharger leurs courses. On lui donne la pièce ayant servi de consigne pour le caddy. Il est là tous les jours, saluant 104
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chacun à l’entrée du supermarché. Il me rappelle ces femmes, en Thaïlande, sur le seuil des grands magasins, qui sont payées pour accueillir chaque client d’une manière très personnelle à son entrée dans le monde impersonnel de la consommation. Elles nous saluaient, les mains jointes, avec leur beau sourire. Cet homme s’est trouvé lui-même son rôle. Quand il n’est pas là, je le remarque. Son sourire, sa bonhomie, son envie de servir ne répondraient-ils pas à quelque chose d’essentiel au cœur de chacun d’entre nous, dans un monde où l’on oublie parfois qu’on peut encore servir et prendre le temps d’un sourire ? Et pourtant, j’avoue qu’il m’agace et me gêne. Ses gestes sont à la limite gratuits puisqu’il salue chacun, même ceux qui ne donnent rien. N’empêche qu’il attend, main tendue, espérant une aumône. Je trouve cela dégradant, autant pour lui que pour moi, et j’en ai du mal à lui donner les quelques centimes qui le contenteraient et payeraient son sourire. Notre vie quotidienne est envahie par tous ces pauvres qui nous assaillent, plus qu’autrefois. Pour y faire face, le monde s’est organisé en créant des catégories, afin de savoir de qui on parle, d’établir une certaine connaissance, de cerner les problèmes et – parfois – de les résoudre. Mais comment se fait-il que, plus on descend l’échelle sociale, plus les pauvres embrouillent ces catégories ? Ils les cumulent toutes, sans pouvoir se caser dans une seule. Martine, par exemple, vivait avec son mari. Lui pris par l’alcool, vivotant de la revente de psychotropes, dans un logement devenu insalubre. Trois jours, elle est venue 105
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se réfugier chez nous pour échapper à sa violence. Avec elle, nous avons cherché un lieu capable de l’accueillir. Dans un foyer pour femmes battues, elle n’a pas pu être admise, en raison de son alcoolisme. Seul un hôpital psychiatrique a bien voulu la prendre en charge. J’y ai croisé un ami infirmier. Il connaissait bien Martine. Avec lui, il nous semblait essentiel de la faire reconnaître dans son histoire pour que l’équipe soignante ne s’arrête pas à la seule maladie alcoolique. Mais ce n’est que par ce biais qu’elle a été accueillie il y a dix ans. Maintenant, elle ne boit plus. Elle est propre. Elle vit dans un studio, mais restera dépendante à vie de cette institution. Arrivée avec ses blessures, il n’a existé nulle part un endroit qui pouvait prendre en compte sa personne dans sa globalité. Le principe d’ensemble du dispositif prenant en charge les gens par « catégories d’ayant besoin », les malades physiques d’un côté, les malades mentaux d’un autre, les mal logés ici, les femmes battues là… Mais quand on relève de plusieurs cases, un seul aspect de votre situation peut être prise en compte, étiquetant désormais toute votre identité. Mais comment être sœur d’une étiquette attribuée par des services qui, en l’état, ont fait du mieux qu’ils pouvaient ? Or, très proche et en même temps très éloignée d’une Martine, je m’obstine à la considérer comme faisant partie de la même humanité que nous. De même Sonja, Doortje, M. Schuurman, Dina, Loes et tant d’autres que je ne peux pas nommer. Mais j’ai besoin des autres pour cela. Y aura-t-il toujours un fossé entre eux et moi ? entre eux et la société ? 106
Coincés
Mystère de la Croix. Le cri du Christ : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné 45 ? » ne laissait jamais indifférents ceux qui se sentaient abandonnés au fond de toutes les catégories que le monde s’est fabriquées. « Qui essaie de nous comprendre ? demande Ria, qui connaît nos faiblesses ? Qui sait pourquoi on est devenu ce qu’on est ? Ce sont les circonstances qui nous forgent. On nous accuse. On ne nous prend pas au sérieux. On ne nous accepte pas. On est des résidus de la société. Sans arrêt, nos souffrances et nos faiblesses sont à la vue de tout le monde. Notre vie est grande ouverte. C’est facile de nous montrer du doigt. Plein de gens le font tous les jours. Tout le monde fait des erreurs, mais les autres peuvent les cacher. Qui a le plus de caractère ? Qui a le plus de personnalité ? Celui qui montre du doigt ? » Ria enchaîne sur la veille, quand sa fille est rentrée de l’école. Jetant son cartable sur la table, elle a dit : « Maman, demain je dois aller chez le dentiste. » Et Ria de répondre, excédée : « Ah ! non alors ! Pas le dentiste ! » Et sa fille de récrier : « Mais je dois faire mettre un appareil ! C’est l’assurance qui paie ! » 107
MARIE-JEANNE NOTERMANS
Alors Ria, à bout, se met à accuser sa fille : « C’est de ta faute si tes dents poussent de travers. T’as toujours sucé ton pouce. Tu m’énerves ! On te l’a dit et répété, et pourtant t’as continué à sucer ton pouce. Têtue ! J’irai pas chez le dentiste. Ça me coûte trop cher ! » Au groupe, elle explique : « Bien sûr, on y a été quand même, chez le dentiste. L’assurance ne paye pas tout. Il faut que je paie trentecinq euros par mois. Trente-cinq euros par mois, dans mon budget, c’est trop ! » Ria ne pensait plus au dentiste. Désemparée, elle ne pensait qu’à sa fille : « Je l’ai envoyée sur les roses. Elle doit penser que je suis une mauvaise mère, que je ne la comprends pas. Elle m’en veut, elle me boude. Des situations pareilles, dans ma vie, ça n’arrête pas. On se fait du mal, on s’accuse, on ne sait plus où est son cœur. On se sent coincé. On n’est pas libre d’être ce qu’on est. On fait et on dit le contraire de ce qu’on voudrait. Les pauvres font toujours l’inverse de ce qu’ils pensent. »
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En dessous du plus bas
« Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour 46. »
N’est-on pas au fond d’un puits lorsqu’on est condamné à vivre dans un taudis, au milieu d’un quartier où personne ne veut aller ? N’est-on pas au fond d’un puits quand on s’entend dire : « Tu veux te retrouver comme ton frère, dans une institution ? » Seule parole dont Nora se souvient alors qu’elle venait d’être interpellée par la police. Ne plus recevoir aucune considération, ne plus être entendu par personne, n’est-ce pas toucher le fond du puits ? A un moment donné tu ne le sais plus, tu ne sais plus où donner de la tête. Je ne peux plus rien dire, je ravale tous mes mots ! De derrière « les pierres et les gravats » qui empêchent de sortir du puits, Mme Laak de Heerlen nous confie les efforts quotidiens qui sont le lot de toutes ces familles qui nous ont accompagnés jusqu’ici : « Cette misère, je dois la subir depuis si longtemps ! J’ai été battue, jetée à la rue. Mais je ne suis pas restée dehors avec le plus jeune. Les autres étaient déjà pla109
MARIE-JEANNE NOTERMANS
cés. Je suis allée d’un couvent à l’autre pour mendier. J’ai jamais rien volé. On n’avait rien à manger. Je faisais les poubelles. Je faisais le tour des encombrants pour revendre les bricoles dont les autres ne voulaient plus. J’ai tenu tête, même l’hiver je faisais le tour de la ville. J’avais honte, mais fallait que je sois forte. Des fois, on m’insultait : “Ah, là voilà encore, celle-là !” Des fois, on m’achetait, par pitié… » A quoi bon tous ces gestes forgés dans la misère ? En Bezinning, nous nous sommes régulièrement posé la question des relations du Christ avec les malaimés de son temps. Comment pouvait-il être Fils de Dieu et avoir fait cependant le choix de les fréquenter, leur donnant une place si particulière ? Comment ceuxci pouvaient-ils encore croire en eux-mêmes, dans les autres et en Dieu ? Cette fois encore, les mots du père Joseph nous servent de point d’appui : « Comment croire ? Comment avoir foi en Dieu, communier à sa vie divine quand personne ne croit en vous et que vous ne pouvez être sûrs de personne ? Comment comprendre l’histoire de Dieu quand l’existence par trop émiettée, faite de hauts et de bas, de chaleur et de froid, mais sans direction ni progrès, étouffe tout sens de l’histoire ? Comment interpréter les faits et gestes de sa propre vie quotidienne en termes de dessein de Dieu quand personne ne vous aide à traduire les efforts qui ont échoué, les intentions muettes qui ne se concrétisent pas, en termes de participation au salut du monde ? […] » La foi, décidément, paraît bien impossible à ces hommes et ces femmes toujours aux abois, toujours dans l’incapacité de prendre du recul et de se rencon110
LE MONDE VU D’EN BAS
trer dans un face à face où chacun puisse trouver une identité honorable à développer dans le temps. » La foi impossible et pourtant 47… » La foi en Dieu, foi en la vie, en soi-même, en l’amour, en l’avenir, se cacherait-elle au cœur de la misère qui semble sans issue, où l’on s’enfonce sans pouvoir en sortir comme elle se cache dans les paroles de Doortje ? « Moi, je ne me sens pas pauvre, je suis riche ! Estce que je n’ai pas mon fils, je suis sa mère, donc je me sens riche ! Je connais mon petit homme. Nous, les mères qui pouvons aimer nos enfants, est-ce qu’on n’est pas riches avec tous ces enfants qu’il y a dans le monde ? » J’ai fait la connaissance de Loes il y a plus de vingt ans. Cette année-là, nous avions passé des vacances avec sa famille. Le soir de Noël, elle nous avait accompagnés à l’église du village, pleine à craquer. Pour trouver une place, nous avions dû parcourir les allées avec elle. Soudain, mes yeux se sont rivés sur ses pieds. Au milieu de tous ces gens dans leurs plus beaux habits, elle était en pantoufles ! A sa place, je n’aurais pas osé. Plus tard, j’appris l’histoire de ses enfants placés, de l’alcool noyant la vie de famille, des dettes dont on ne vient pas à bout, des petits qui ne suivent pas à l’école, des problèmes avec la police… Loes n’a jamais manqué une réunion du Bezinning. Elle est allée aussi à Lourdes à l’époque où le Mouvement proposait à des familles de participer à des pèlerinages. Voilà ce qu’un jour cette femme nous a dit : « Parler de Dieu, c’est bien difficile… Bien sûr, il existe, 111
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il est là… Mais quand je lis les journaux ou que je regarde la télé, je me dis : Pourquoi laisse-t-il faire tout cela ? » M. Schuurman nous le criait déjà. Mais Loes ajoute : « Mais on ne se rend pas compte de ce qui se passe à l’intérieur d’un homme. On ne connaît pas toujours les raisons de ses actes. On voit l’extérieur, les résultats seulement. » Elle ne s’est pas arrêtée là dans son raisonnement. Elle revient à Dieu et nous lance comme un cri : « Il y en a un, là-haut, qui regarde en bas. Et lui, il nous comprend, tout simplement. Dieu est là-haut et nous sommes en bas, mais Dieu regarde toujours plus bas que là où nous sommes. Le Christ est venu pour nous tous, mais il s’est mis du côté des plus pauvres, sinon ils n’auraient jamais rien su de son existence. Alors qu’aujourd’hui tout le monde sait qu’il existe. » Et c’est elle, elle qui en apparence, vu de l’extérieur, était une oubliée de Dieu, qui m’entraîne d’un coup audelà de mes doutes. En Loes, je découvre une force d’exister plus forte que tout. Elle englobe le tout, du plus bas, en dessous du plus bas, pour aller vers le plus haut.
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Notes
1. Donc à partir de la position des plus pauvres, une des expressions favorites du père Joseph Wresinski. 2. Hommes et femmes qui se rendent durablement disponibles pour un projet de vie en solidarité avec les très pauvres. Sans distinction de qualification ou d’ancienneté, ils perçoivent une rémunération correspondant au salaire minimum du pays où ils vivent. 3. Etty HILLESUM, Une Vie bouleversée, Paris, Seuil, 1995, p. 51. 4. Francine DE LA GORCE, La Gaffe de Dieu, Pierrelaye, Science et Service, 1978, p. 243. 5. Père Joseph WRESINSKI, Les Pauvres sont l’Eglise (désormais cité PSE), Paris, Centurion, 1983, p. 171. 6. PSE, p. 167. 7. Selon le Littré. 8. Lieu dans la région parisienne, camp de sans-logis, qui abritait jusqu’à deux cent cinquante familles très pauvres, et où est né le mouvement ATD Quart-Monde en 1957. 9. Lieu dans la cité où l’équipe menait une action culturelle avec les enfants. 10. Antoine DE SAINT-EXUPÉRY, Terre des Hommes, Paris, Gallimard, 1939, p. 242. 11. Maison de vacances familiales au nord-est des Pays-Bas. 12. Eugène NOTERMANS, Introduction au livre Wij zijn ook mensen, ATD Vierde Wereld, 1999. 13. Lc 17, 11-19. 14. Père Joseph WRESINSKI, Heureux vous les pauvres (désormais cité HVP), Paris, Editions Cana, 1985, p. 108-109. 15. Dans Prier 15 jours avec le Père Joseph Wresinski (désormais cité PQJ), Montrouge, Nouvelle Cité, 2000, p. 46. 16. HVP, p. 171. 17. Jn 5, 2. 18. Invitation au voyage, les Fleurs du Mal. 19. Cf. Jean 5, 2-18. 20. Lc 15, 11-32.
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21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47.
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HVP, p. 31-32. HVP, p. 106. Job 2, 7-10. Job 10, 1-2. Job 2, 13. Père Joseph WRESINSKI, Les Pauvres, rencontre du vrai Dieu (désormais cité PRVD), Paris, Cerf, 1986, p. 135-136. PQJ, p. 46-47. PSE, p. 8. Emmanuel LEVINAS, Difficile Liberté, Paris, 1995, p. 18. Père Joseph, Conférence à Strasbourg, 1966. PRVD, p. 135. PRVD, p. 30. Harold S. KUSHNER, When Bad Things Happen to Good People, New York, 1981. Georges HOURDIN, Le Malheur innocent, Paris, Stock, 1976. Boris CYRULNIK, Un Merveilleux Malheur, Paris, Odile Jacob, 1999 p. 13. Ibid. PRVD, p. 140. PRVD, p. 140. PRVD, p. 126. PQJ, p. 19. Etty HILLESUM, Une Vie bouleversée, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995, p. 107. Emmanuel LEVINAS, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel/Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1963, p. 23. PQJ, p. 35-36. Albert Heyn est le nom d’une chaîne de supermarchés aux PaysBas. Psaume 22. Etty HILLESUM, op. cit., 26 août 1941, p. 97. PRVD, p. 24-25.
Ouvrages cités
• Boris CYRULNIK, Un Merveilleux Malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, 218 p. • Francine DE LA GORCE, La Gaffe de Dieu, Pierrelaye, Science et Service, 1978, 382 p. • —, Prier 15 jours avec le Père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart-Monde, Montrouge, Nouvelle Cité, 2000, 125 p. (PQJ). • Etty HILLESUM, Une Vie bouleversée (Journal 1941-1943), Paris, Seuil, 1985, 361 p. • Georges HOUDIN, Le Malheur innocent, Paris, Stock, 1976, 269 p. • Harold S. KUSHNER, When Bad Things Happen to Good People, New York, Schocken Books, 1981. • Emmanuel LEVINAS, Difficile Liberté, Essais sur le Judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963, 412 p. • Antoine DE SAINT-EXUPÉRY, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939, 243 p. • Père Joseph WRESINSKI, Les Pauvres sont l’Eglise (entretiens avec Gilles Anouil), Paris, Centurion, coll. « Les interviews », 1983, 252 p. (PSE). • —, Heureux vous les Pauvres, Paris, Cana, 1984, 296 p. (HVP). • —, Les Pauvres, rencontre du vrai Dieu, Paris, Cerf/Quart Monde, 1986, 156 p. (PRVD).
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Table des matières
Remerciements ...................................................................... 7 Préface de Julos Beaucarne .................................................. 9 Avant-propos ...................................................................... 13 Puzzle ................................................................................ 15 En vrac ................................................................................ 17 Camaïeu.............................................................................. 18 La couleur dominante ........................................................ 19 Un accent inconnu ............................................................ 20 A nous tous ........................................................................ 22 Je ne l’avais jamais vu........................................................ 24 La corde raide .................................................................... 27 Mozart est condamné ........................................................ 30 Tout pourrait changer ?...................................................... 36 Sa vie, c’est leur vie............................................................ 37 Son rêve.............................................................................. 41 Bezinning ............................................................................ 44 « Je n’y peux rien, si je crois… ».......................................... 46 Le silence de Dieu .............................................................. 50 Espoir et désespoir ............................................................ 51 Le scandale ........................................................................ 54 Condamnée à choisir ........................................................ 57 Brisés dans l’âme .............................................................. 61 Pauvre comme Job ............................................................ 64 Personne n’attend après nous .......................................... 69 Maudire Dieu ...................................................................... 70
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LE MONDE VU D’EN BAS
L’autre, un miroir................................................................ 73 Il pleure .............................................................................. 75 Seul .................................................................................... 77 Un ami à qui parler ............................................................ 79 Thomas .............................................................................. 85 Pourquoi moi ?.................................................................... 89 Pourquoi ? .......................................................................... 91 Le cocon de sa misère........................................................ 93 Oser la vie .......................................................................... 96 Un cordeau ........................................................................ 97 Ravaler sa vie ? .................................................................. 99 Le visage de l’autre .......................................................... 102 Hors catégorie .................................................................. 104 Coincés ............................................................................ 107 En dessous du plus bas .................................................... 109 Notes ................................................................................ 113 Ouvrages cités .................................................................. 115 Table des matières .......................................................... 116
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Achevé d’imprimer le 14 décembre 2004 sur les presse de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
fidélité
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
Le monde vu d’en bas Ma vie de volontaire dans le mouvement ATD Quart Monde
A la première personne
ISBN 2-87356-297-8 Prix TTC : 5,95 €
A la première personne
Institutrice de formation, née à Lens en 1945, rejoint le volontariat d’ATD Quart Monde dès 1971 avec son mari. En France, elle anime un centre culturel pour les enfants de quartiers défavorisés. Elle se bat pour leur réussite scolaire et partage la vie de leurs familles, avec ses trois enfants et son mari. Aux Pays-Bas, ils sont associés à l’animation globale du Mouvement. Après un temps en Thaïlande pour soutenir l’équipe sur place, ils reviennent aux Pays-Bas et créent ensemble un centre de rencontres spirituelles.
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Le monde vu d’en bas
Marie-Jeanne Notermans-Lemaire
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L’auteur nous emmène avec elle dans sa découverte progressive de la misère et nous fait partager son engagement dans le mouvement ATD Quart Monde. Depuis le « monde vu d’en bas », comme disait le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD, elle nous rend sensibles à la terrible malédiction de la misère, à son enchaînement de luttes, de découragements et d’apparents abandons. Par petites touches et par tableaux successifs, l’auteur montre ce qu’est la vie quotidienne de ces pauvres qui pourtant « sont l’Eglise ». Evoquant leur démarche spirituelle à partir des textes du père Joseph et de la Bible, elle dit aussi l’espérance et la dignité d’un peuple qui se reconnaît dans le cri de souffrance de Job.
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Le monde vu d’en bas
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