Célébrations et liturgie

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Ce soixante et unième numéro sur les célébrations et la liturgie a été réalisé par Dieudonné Dufrasne et Charles Delhez.

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Célébrations et liturgie

Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-301-X Prix TTC : 1,95 €

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No d’agréation : P401249

Trimestriel • Éditions Fidélité no 61 • 4e trimestre 2004 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249

Célébrations et liturgie

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a liturgie est une célébration qui monte vers le ciel… Tous les peuples ont leurs rites, toutes les religions leurs liturgies, car l’homme n’est pas seulement un acteur économique ou un citoyen politique, mais aussi un être de jeu, de fête et de prière. L’eucharistie est le trésor de la liturgie chrétienne. Un geste de reconnaissance depuis bientôt deux mille ans, une proclamation d’espérance : oui, le Christ est vraiment ressuscité !



Célébrations et liturgie Éditorial par Charles Delhez ’HOMME a besoin de rites », disait le renard au petit prince de Saint-Exupéry. Tous les peuples, en effet, ont leurs rites, chaque famille aussi, et même chaque personne. Qui oublierait un gâteau avec des bougies pour l’anniversaire de son enfant ? Qui n’envoie aucune carte à la nouvelle année ? Le rite a toujours quelque chose de répétitif. Chaque année, ce sont des sapins et des lumières que l’on voit à Noël. Mais il y a aussi de la créativité ; boules et guirlandes sont placées autrement, les étalages sont renouvelés. Le rite taille des encoches sur notre bâton de pèlerin.Tous les jours ne sont pas pareils. Mais que célèbre-t-on chez les chrétiens ? Si le musulman est invité à la soumission religieuse (islam signifiant cela), si les hindous s’immergent dans le monde du divin, le chrétien vit en Alliance — mot biblique s’il en est — avec Dieu, le Père de tous les hommes. En communion avec ses frères et sœurs chrétiens, il tend la main à tous les

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hommes et femmes de bonne volonté dans l’espérance de la venue du règne d’amour, le Royaume des cieux. Au cœur de la foi chrétienne, il y a le grand passage — la Pâque — de Jésus, sa résurrection. N’est-ce pas le premier jour de la semaine, le dimanche, que, depuis toujours, les croyants se rassemblent en mémoire de ce matin où une tombe vide invitait à regarder vers l’avenir ? Tous les sacrements célèbrent Pâques à leur manière. Par le baptême, le croyant est « enseveli avec le Christ » pour ressusciter avec lui. Lors de l’Eucharistie, la communauté proclame la résurrection de celui qui a fait de sa vie un don jusque sur la croix. Le pain est rompu et la coupe est partagée en signe de cet amour. La fécondité de ce don, c’est l’Esprit d’amour — accueilli dans tous les sacrements et, plus particulièrement, lors de la Confirmation — qui soude la communauté et la met au service de l’humanité tout entière. Si le Christ n’était pas ressuscité, tous les sacrements deviendraient des rites creux, renvoyant à un mythe sans fondement. Mais s’il est vivant, lors de chaque célébration, le chrétien se laisse entraîner par lui. Par sa résurrection, en effet, Jésus a inauguré un monde nouveau où l’amour triomphe du mal et de la mort. Le croyant est alors renvoyé à la vie quotidienne où, avec la grâce de Dieu, il a pour tâche de faire advenir ce qu’il a célébré. Ce « Que penser de… ? » a été rédigé par Dieudonné Dufrasne, moine bénédictin, pour les deux premiers chapitres, et par Charles Delhez, jésuite, pour le troisième chapitre.


Chap itre

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Célébrer

L n’y a pas si longtemps — quarante ans quand même —,

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les chrétiens catholiques ont vécu le deuxième concile du Vatican. Les chrétiens des autres confessions n’y ont pas été étrangers, ils y ont même été invités comme observateurs. Quand il s’est agi de renouveler la liturgie romaine, les Pères du Concile ont commencé à parler de « la célébration liturgique de l’eucharistie », alors que les orthodoxes parlaient traditionnellement de « la Divine Liturgie », et les protestants, du « culte de la Cène ». Les catholiques, eux, étaient habitués à parler de « la Messe », et tout ce qui se passait dans la nef des églises était appelé des « cérémonies religieuses ». Dès lors, en l’espace de quelques années, pour ne pas dire de quelques mois, les catholiques ont vu apparaître, dans le vocabulaire de leur « Église conciliaire », des mots jusque-là inusités, inconnus même : eucharistie, liturgie, célébration. En cette troisième année pastorale 20042005, les évêques de Belgique nous rappellent que nous sommes appelés à célébrer. Que recouvre donc cet appel ? 3


Travailler, jouer, célébrer… de tout temps et partout « Tout homme est fait d’étoile et de sable, de ciel et de glaise, d’eau et de feu. Le pays qu’il habite, l’époque où il vit, le tempérament qu’il possède, le métier qu’il exerce, le prédispose plus ou moins à compter les étoiles ou les grains de sable, à scruter le ciel ou à pétrir la glaise, à maîtriser les océans ou à dompter le feu, mais les deux sont en lui. Qu’y a-t-il de commun, aujourd’hui, entre un Amazonien qui vit encore de façon quasi primitive et un technicien d’un pays occidental ? Rien en apparence. Pourtant, leurs désirs sont les mêmes. Cet homme travaille avec un marteau en pierre, cet autre avec Qu’y a-t-il de un ordinateur, mais tout homme est commun entre un homo faber (il travaille), il désire un Amazonien et produire. Cet homme apprend les un technicien secrets de la vie en observant la na- d’un pays occiture, cet autre est étudiant à l’uni- dental ? versité, mais tout homme est un homo sapiens (il scrute), il désire connaître. Cet homme danse au son d’une flûte en roseau, cet autre au son d’un enregistrement diffusé par des haut-parleurs, mais tout homme est un homo ludens qui désire jouer. Cet homme se met en fête, invite sur un tam-tam, cet autre par un fairepart, mais tout homme désire célébrer (homo celebrans) » (Cl. Duchesneau, « Célébrer », in Dans vos assemblées). Fête nationale, fête du travail le 1er mai, défilé des géants, combat du lumeçon… toutes ces fêtes profanes avec leurs rituels, quasi intangibles, sacrés. Nuit de Pâques dans les églises, Bar-Mitzva dans les synagogues, prières 4


dans les mosquées… toutes ces célébrations religieuses avec leurs rituels, eux aussi quasi intangibles, sacrés.

La célébration est d’abord une rupture Il est étonnant que certains chrétiens aient encore des difficultés à accepter que les célébrations liturgiques apparaissent comme « en rupture » avec le quotidien de leur vie. Or, en toute culture et toute religion, la célébration est une rupture, au départ en tout cas. Notre vie quotidienne a ses con- La fête est chargée traintes qui nous font passer davan- de réaliser les astage de temps à gagner notre vie pirations de qu’à la vivre vraiment. Pourtant, l’homme à « l’exisl’essentiel, pour nous, c’est d’avoir tence totale » le temps d’aimer et de vaquer librement à ce qui construit notre vrai bonheur. Ainsi naît et perdure en nous un souhait, comme irrésistible, de rompre avec nos servitudes, petites et grandes, pour nous en « délivrer » et nous « livrer » gratuitement à la fête. La fête est chargée de réaliser les aspirations de l’homme à « l’existence totale » (J.J.Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, Ed. Universitaires, 1997). C’est ainsi que l’excès fait partie de la fête ; plus et mieux que « d’habitude », on mange, on boit, on s’habille. Et on chante. « La fête est un excès permis, car l’homme veut être dans un autre monde que le quotidien » (R. Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, 1950). La vraie fête se donnera cependant une certaine tenue rituelle pour éviter de sombrer dans d’autres servitudes, l’orgie ou la 5


transe. La célébration festive rejoint quelque part le mythe du paradis perdu, un temps hors du temps.

Célébrer, c’est donner sens à la vie Si la célébration festive est d’abord rupture d’avec la vie quotidienne, elle la rejoint par un autre biais. Car si le jeu est fait pour jouer, en ce qu’il est une distraction, la fête, par contre, ne vise pas simplement à « faire la fête » : elle nous réconcilie avec la vie, elle lui redonne un sens. La fête ne tourne donc pas « à vide », elle trouve son rythme aux pul- La fête nous résations d’un « cœur » caché au visible. concilie avec la Caché, son cœur est alors celui de la vie, elle lui remémoire, du souvenir d’un événe- donne un sens ment ou d’un personnage ; ou l’évocation d’une personne encore en vie mais absente. Visible, son cœur est alors celui de l’amitié entourant un événement ou une personne qui est présent dans le lieu même de la fête. Ces événements et personnages, en mémoire ou en présence, nous les considérons comme « marquants pour nous », non de manière abstraite, mais en les faisant vibrer dans toutes les fibres de notre être — physiques et affectives —, grâce aux multiples ingrédients de la célébration festive — la table, les conversations et discours, les rires, les chants, la danse, le partage de cadeaux. Si la fête a été, de cette manière, habitée par une tendre attention aux choses et aux gens, sans nul doute elle nous renverra dans la vie quotidienne avec la conviction que nous pouvons traverser nos multiples contraintes avec un 6


cœur festif et libéré. Saint Clément d’Alexandrie estime que, pour le chrétien qui est fidèle aux célébrations liturgiques, « toute sa vie est une fête continuelle, parce qu’elle

Les fêtes malades Il existe des fêtes qui n’en portent que le nom. « L’urbanisation et l’individualisation qui en est la conséquence, ainsi que l’industrie du spectacle payant, menacent la dimension collective et gratuite de la célébration festive » (Ch. Lefebvre, Introduction à la Modernité, Ed. de Minuit, 1962). La société de consommation, qui donne la possibilité d’accéder quotidiennement à l’extra-ordinaire festif, dilue la fête : « On a des oranges dans les magasins et du cinéma à la télévision, tous les jours. On est plus dans la fête mais devant la fête » (E. Dumazedier, Vers une Civilisation du loisir, Seuil, 1962 ; A. Villadary, Fête et Vie quotidienne, Ed. ouvrières, 1968). « La fête d’orgies et de transes, chez des populations misérables (le Carnaval de Rio) peut détourner le combat politique, avec des lendemains désenchantés et le maintien de l’oppression » (A. Villardy, op. cit.). Certains courants, profanes ou religieux, exaltés, prônent une surexcitation permanente au mépris irresponsable du quotidien. Individualisme payant, dilution de l’extraordinaire, détournement politique, exaltation irresponsable : les maladies de la fête.

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est entièrement consacrée à Dieu et à l’action de grâce » (Stomates 7, 7).

Les repères de la religion : d’abord la nature D’où viennent la religion et les croyances ? D’où viennent les multiples et ancestrales religions du monde, et comment se sont-elles donné leurs rites, célébrations et fêtes liturgiques ? « L’histoire des religions » a eu et a toujours ses spécialistes, rarement concordants, le plus souvent opposés, tant il est difficile de cerner le sentiment religieux de l’homme, tellement mystérieux, hors de nos prises, sans l’enfermer dans des a priori idéologiques. Ce que l’on peut quasi unanimement convenir, c’est que l’homme, jeté, seul, sur la scène de la nature qui l’englobe et sur laquelle il L’homme « intern’a pas prise — même à notre ère prète » son exisscientifique —, « interprète » son exis- tence à partir des tence à partir des éléments naturels éléments natuqui, à tort ou à raison, semblent le rels qui semblent le « dépasser » « dépasser ». Ces interprétations sont récurrentes dans toutes les religions jusque dans la religion judéo-chrétienne, et elles sont à la base de leurs symboles et rites, même si, bien entendu, leur interprétation et leur portée effective se différencient. Mais ayons d’abord l’honnêteté de reconnaître un « tronc commun ». LE CIEL. Par lui, l’homme saisit le divin comme dominant, embrassant, et en même temps dépassant toutes choses. LE SOLEIL. Il manifeste le divin comme source de la vie, 8


Le vent insaisissable

mais source qui jaillit d’une immuable éternité. LA LUNE. Elle exprime la sacralité du devenir, les alternances du progrès et du déclin, de la vie et de la mort. LES EAUX. Elles sont plus particulièrement liées à la naissance matricielle, mais aussi à l’engloutissement dans la mort. En elles, l’univers peut disparaître comme en une catastrophe, mais pour renaître nouveau. LA TERRE. Par rapport au ciel qui suggère le divin paternel se penchant sur ses enfants, elle renvoie au divin maternel dont sont engendrées les puissances vitales. LE VENT. C’est le souffle divin, immanent dans le monde et dans l’homme, mais transcendant par le fait qu’il est insaisissable. Qui est quelque peu familiarisé avec la Bible et la liturgie chrétienne sera étonné par la permanence universelle de ces symboles « naturels » du sentiment et du culte religieux. 9


Un petit détour par la liturgie chrétienne Notre culture occidentale est-elle moins en connivence avec la nature de nos jours qu’autrefois ? Peut-être moins qu’on pense. Ce qui a sans doute changé, c’est que l’homme contemporain prend surtout au sérieux les échanges sociaux et les tâches du travail qui prétendent avoir prise sur les phénomènes naturels. Dès lors, employer les éléments de la nature dans la symbolique religieuse risque d’apparaître « peu sérieux », folklorique, sans véritable impact sur la vie moderne, techniciste et rationnelle. Pourtant, la persistance des cataclysmes et des catastrophes écologiques nous rappelle à notre condition et nous fait prendre conscience de ce que nous sommes et restons bien des « habitants du monde » fragile et puissant, terrible et magnifique. « À l’âge de la science et des tech- « Faute de resnologies, les chrétiens qui célèbrent sentir l’inscripla liturgie n’ont-ils pas à rouvrir la tion de la liturgie place de la nature, de la matière, du dans l’univers cosmos, dans les rites, les signes et matériel, il serait les symboles, les paroles et les gestes bien difficile de dans lesquels s’incarne la nouvelle la comprendre et Alliance que Dieu réalise en Jésus le de s’y engager Christ et à laquelle le Saint-Esprit pleinement » nous donne d’avoir part ? Faute d’apercevoir et, surtout, de ressentir l’inscription de la liturgie dans l’univers matériel, il serait en effet bien difficile de la comprendre et de s’y engager pleinement » (J.-Y. Quelec, « Célébrer dans la création », in Dans vos assemblées). 10


L’appel aux éléments naturels n’est cependant pas seulement le cadre ou la scène où se déroule la liturgie : c’est un langage indispensable, qui prend la personne humaine dans toutes ses dimensions, celles du corps, de l’esprit et du cœur. Et par l’omniprésence des éléments naturels dans la Bible du Premier et du Nouveau Testaments, nous sommes véritablement « initiés » à la compréhension et à l’expérience des réalités vivantes de la Foi : nous sommes créés par le Père, sauvés par son Fils Jésus, sanctifiés par l’Esprit Saint.

Les autres repères du monde de la religion Les dimensions de l’espace Tous les hommes religieux aiment se situer entre « le haut » et « le bas ». Le haut est le monde divin, le ciel d’où descend la bénédiction. Le bas est la terre de la souffrance, du mal et de mort, d’où monte l’imploration des bras tendus vers le Créateur. Ces images spatiales, dans les religions les plus évoluées, vont, certes, de pair avec la conviction que Dieu, qui est Esprit, n’habite « ni là-haut, ni là-bas », mais au cœur du croyant. Mais, lors du culte, de la fête, de la célébration, il est indispensable de garder la représentation spatiale, pour permettre le déploiement des gestes, des signes, des symboles, de la poésie, du langage de la poésie. Dans la religion chrétienne, les dimensions spatiales perdent leur pure matérialité pour se personnaliser en Quelqu’un ; le Fils de Dieu fait homme pour que l’homme 11


soit divinisé. Parce qu’on appelle le mystère de l’incarnation, « Dieu se place à hauteur de l’homme » (J.-Y. Quellec). Ainsi le haut et le bas se rencontrent dans une Alliance d’amour. Au centre de la célébration de l’Eucharistie est placée une table, d’où le Fils de Dieu offre aux croyants son Corps en communion de Vie éternelle. Minéraux, végétaux, animaux Finalement, le cosmos est appelé au rendez-vous de la fête liturgique : la pierre, l’or, l’argent ; et le bronze et le verre. L’eau, l’huile, le vin, le froment, le lin, la soie, la cire. Les arbres de tous genres et les fleurs de toutes couleurs. Les animaux, eux, sont légion : la colombe, l’agneau, le pélican, l’âne, le bœuf, le serpent, le poisson, le veau, le taureau, l’aigle, etc.

Inculturation et acculturation Beaucoup de religions du monde, très anciennes et jusqu’à nos jours, sont fortement marquées, et c’est normal, par le milieu des représentations cosmiques, philosophiques et sociales d’où sont nées leurs croyances et qui assure leur permanence et leur pertinence. C’est ce qu’il est convenu d’appeler le milieu culturel : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalités entretiennent entre eux et 12


que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres » (Levi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Mauss). Ce qui est remarquable, c’est que la plupart de ces religions, et non des moindres, ne semblent pas remettre fondamentalement en question le milieu culturel dans lequel elles sont insérées et en parfaite connivence. Elles ne sont pas fermées à accueillir de nouveaux adeptes venus d’autres cultures, pour autant que ceux-ci s’acculturent à l’ensemble de la religion nouvellement choisie — croyance, rites et cultures ambiants. La religion chrétienne, elle, marque une différence nette : elle considère avoir reçu de son fondateur, le Christ, la mission d’annoncer la Bonne Nouvelle du salut à toutes les nations de toutes cultures et toutes religions. Née et développée d’abord dans le bassin méditerranéen grécolatin, ancrée ensuite et quasi majoritairement dans l’espace européen, l’Église chrétienne est partie en mission universelle à travers le monde, naïvement inconsciente que la formulation de ses croyances et les rites de sa liturgie étaient fortement marqués par leur milieu culturel d’origine. La religion chrétienne, elle aussi, exigeait des convertis et 13


nouveaux baptisés qu’ils s’acculturent à l’ensemble de ses propositions. Mais progressivement, et très nettement de nos jours, les disciples du Christ, toujours aussi résolument « missionnaires universels », comprennent l’exigence de l’inculturation de l’Évangile : « L’Église, dans les domaines qui ne touchent pas la Foi ou le bien de toute la communauté, ne désire pas, même dans la liturgie, imposer la forme rigide d’un libellé unique ; bien au contraire, elle cultive les qualités et les dons des di- Les disciples du vers peuples et elle les développe ; Christ comprentout ce qui, dans leurs mœurs, n’est nent l’exigence pas indissolublement solidaire de de l’inculturation superstitions et d’erreurs, elle l’ap- de l’Évangile précie avec bienveillance et, si elle peut, elle en assure la parfaite conversion ; qui plus est, elle l’admet parfois dans la liturgie elle-même, pourvu que cela s’harmonise avec les principes d’un véritable et authentique esprit liturgique » (Constitution sur la liturgie du concile Vatican II, 1963). Ainsi est-il admis et souhaité que, lorsque la Foi est annoncée à un peuple et célébrée par lui, elle doit s’annoncer dans sa langue, s’implanter dans sa culture, tenir compte de ses rites, de ses représentations, de ses modes de vie. Mais est-ce à dire pour autant que l’adhésion à la religion chrétienne n’exige aucune acculturation ? Certes pas. Une acculturation a deux dimensions.

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Une acculturation culturelle judéo-chrétienne La Foi chrétienne n’adhère pas à un Dieu purement Esprit, intemporel et insaisissable, mais à un Dieu qui a « pris chair » progressivement dans un peuple, dans la Loi de ses volontés, dans les paroles de ses prophètes, et dans la culture d’un Temple. Et qui a pris chair finalement dans la personne d’un juif, Yeshoua, Jésus, qui a vécu, parlé, et inauguré une religion nouvelle, mais dans le langage de sa religion juive. Sans pour autant se faire juif, quiconque veut adhérer à la religion issue du Christ doit se prêter à une acculturation du « monde biblique » d’abord, pour ensuite inculturer ses convictions personnelles d’un homme moderne. Une acculturation liturgique Nous avons, à travers les pages précédentes, parcouru un long chemin qui devait nous préparer à entrer dans la célébration liturgique des mystères de la foi chrétienne. L’entrée dans le sens caché de la liturgie s’appelle la mystagogie, c’est-à-dire une « initiation » à ce qui se passe réellement (et invisiblement) par, dans, et à travers les gestes, signes et symboles déployés dans la célébration liturgique. Rien n’est immédiatement accessible : il nous faut un enseignement (une « catéchèse ») pour, à travers les signes visibles, deviner l’invisible ; pour, à travers les paroles sensibles, entendre l’inaudible ; pour, à travers le toucher de la matière, accueillir l’insaisissable ; pour, à travers la fête terrestre, communier déjà à la fête céleste. « Quand vous êtes venus vers Dieu, il n’y avait rien de matériel comme au Sinaï, 15


pas de feu qui brûle, pas d’obscurité, de ténèbres, ni d’ouragan, pas de son de trompette, pas de paroles prononcées par cette voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre… Mais vous êtes venus vers la montagne de Sion et vers la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, vers des milliers d’anges en fête et vers l’assemblée des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les cieux. Vous êtes venus vers Dieu, le juge de tous les hommes, et vers les âmes des justes arrivés à la perfection. Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d’une Alliance nouvelle. » (Lettre aux Hébreux 12, 18-24)

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Année « Envoyés pour annoncer »

La célébration de la Liturgie L’annonce de l’Évangile se fait dans l’Église, non seulement en paroles et en actes, mais aussi par la célébration de la liturgie. En effet, les chrétiens se retrouvent régulièrement pour la prière commune et — dimanche après dimanche — les communautés se rassemblent pour la célébration de l’eucharistie. Celle-ci est non seulement un des principaux modes de visibilité de l’Église dans la société, mais davantage encore un signe visible de la bienveillance de Dieu. L’assemblée eucharistique dominicale est l’image de l’icône de ce à quoi l’Église entière est appelée : l’écoute de la Parole de Dieu, la célébration de son Alliance et l’envoi pour servir le monde. À pareille Table, nous sommes introduits toujours plus profondément dans l’Alliance avec Dieu et une vie de solidarité fraternelle. L’eucharistie nous fait goûter à la joie profonde de sentir Dieu si proche, elle nous configure toujours davantage au Christ Jésus et nous anime de son Esprit. La liturgie ne se réduit pas à l’annonce verbale — gardons-nous de célébrations bavardes et cérébrales ! — elle n’en demeure pas moins annonçant. Non seulement le culte se nourrit de la Parole de Dieu, mais l’eucharistie nous introduit au cœur même de la foi. Pour une présence rayonnante de l’Église dans notre société et une annonce effective de l’Évangile, il n’est dès lors pas sans importance de bien soigner nos assemblées liturgiques. Ceci,

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non seulement pour nourrir spirituellement le pratiquant régulier, mais plus encore afin que le visiteur occasionnel puisse faire l’expérience de quelque chose de l’essence même de notre foi. Que nos célébrations ne cherchent dès lors pas sans cesse à se mettre au diapason de la culture actuelle. Les hommes n’entrent pas dans les Églises pour y être initiés aux lieux communs du monde dans lequel ils vivent. D’une manière ou d’une autre, ils y viennent avant tout pour prier et rencontrer Dieu et puis pour découvrir, à partir de là, ce que cela veut dire être un homme et suivre le Christ. Aujourd’hui encore, une liturgie belle et digne peut bouleverser nos contemporains. Parler de Dieu est une chose, mais parler à Dieu en est une autre non moins importante. Plus encore que la théologie et d’une manière différente d’elle, la liturgie est expression de l’ineffable. Ses signes sacrés qui sont sacrements de l’amour divin possèdent une puissance interne capable de toucher le cœur des hommes d’aujourd’hui. La liturgie dont nous parlons est donc celle qui met les hommes en présence de celui dont il est question dans la foi chrétienne. Une telle liturgie répond adéquatement à l’attente de nos contemporains en quête de sens. Les Évêques de Belgique


Chap itre

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La liturgie chrétienne

Fini les cérémonies Quand on dit de quelqu’un, un peu emprunté et distant, qu’il est « cérémonieux », on se réfère, même inconsciemment, à ce qui se passait dans les églises. Les assistants — on ne parlait pas de « participants » (un autre mot nouveau) — regardaient ce qui se passait dans le chœur, où se déroulaient des rites bizarres, accompagnés de paroles incompréhensibles (parce qu’en latin). Un clerc veillait à leur stricte exécution, le « cérémoniaire », omniprésent et qui avait Le « cérémoniaire » tout pouvoir. De fort belles choses avait tout pouvoir se passaient dans le chœur certes, et le « petit peuple », étranger aux shows actuels des médias, appréciait ces cérémonies prestigieuses et qui, incontestablement, élevaient l’âme. Et transformaient le cœur : car nous serions injustes et irrespectueux d’estimer que tout cela n’était que du décorum ou du folklore. C’est dans ces cérémonies religieuses que nos aînés ont puisé et entretenu leur foi, une foi qu’ils nous ont transmise bien audelà des « nouveautés » de la réforme liturgique conciliaire. 19


Mais voilà : de son trésor séculaire, l’Église ne cesse de tirer « du neuf et du vieux » (nova et vetera). À nous d’être chrétiens de notre temps : fini les cérémonies devenues sclérosées, jouons l’aventure – vivifiante et nouvelle – de la célébration liturgique.

La liturgie est populaire Qu’au mot « cérémonie » le Concile ait préféré le mot « liturgie » ne signifie pas pour autant que l’Église soit devenue élitiste — parce « liturgie » est quand même un mot qui vient du grec et signifie « l’œuvre du peuple ». Lorsqu’on parlait des cérémonies religieuses, on disait qu’il y avait beaucoup de « gens », ou qu’il y avait du « monde ». Actuellement, on dit que la liturgie rassemble le Peuple de Dieu. C’est tout autre chose ! C’est loin d’être une « foule » : c’est l’assemblée (encore un mot nouveau) sainte de l’Alliance. Dieu nous « convoque » (en grec : nous rassemble « en Église ») pour faire de nous, dispersés par nos péchés d’égoïsme et d’orgueil, une communion de charité et d’hu- La liturgie milité. Nous ne sommes donc plus rassemble de simples « pratiquants ». Nous de- le Peuple de Dieu venons des « partenaires » d’un rendez-vous d’amour. Et s’il y a amour, il faut qu’il y ait du répondant ! Nous avons à œuvrer — activement et consciemment (ce sont les mots du Concile) — pour entrer dans cette démarche d’Alliance. Fini donc de regarder et d’assister. Nous devons « nous y mettre », nous impliquer, nous compromettre dans l’action liturgique. Nous y impliquer, chacun, chacune, personnellement, et nous 20


impliquer ensemble, en communion de cœur, d’esprit, et de corps. La liturgie est une action communautaire.

Une action réceptive Dans notre mentalité moderne, une action est nécessairement « productive ». Et c’est bien normal : nous agissons pour produire, dans notre vie professionnelle, nous sommes même obligés à ce que notre travail soit rentable. Le réseau productiviste n’est heureusement pas le seul qui occupe nos existences La liturgie est le et donne sens à notre vie. Le couple, lieu où nous réla famille, l’amitié, le dévouement apprenons que humanitaire, sont autant d’autres ré- nous pouvons seaux qui ne sont, ni fondamentale- être actifs en ment ni prioritairement, soucieux étant réceptifs, d’une quelconque rentabilité, ni im- accueillants médiate ni lointaine. Ce manque de souci de la rentabilité est parfois appelé la « gratuité », une gratuité qui, chez nos contemporains, n’a pas toujours bonne presse, comme s’il s’agissait d’une attitude naïve, ou élitiste, ou inefficace, ou démobilisante. Un philosophe a écrit : « On peut faire beaucoup de choses sans vraiment agir. » La liturgie est le lieu où nous réapprenons que nous pouvons être actifs, sans pour autant faire des choses, mais en étant réceptifs, accueillants. Et cet accueil, en liturgie, est une franche action ! Il ne s’agit pas moins que de recevoir la tendresse du Père des cieux qui nous aime le premier ; que d’accueillir le Fils qui nous aime jusqu’à l’extrême ; que de nous laisser habiter par l’Esprit qui est la véritable animation de l’action liturgique. 21


Savoir quoi pour savoir faire La réforme liturgique conciliaire a été, en fait, une reconstruction, de fond en comble, de tout l’édifice du culte chrétien, tant dans sa théologie que dans ses rites. Ce qui a cependant le plus attiré l’attention des fidèles et des pasteurs, au point de parfois la monopoliser, ce fut le « changement » extérieur, la nouveauté des lectures bibliques, des prières, des chants, Nous ne pouvons des signes et des gestes. Nous ne qu’être émerpouvons qu’être émerveillés devant veillés devant la la somme de travail fourni par les somme de travail prêtres et les laïcs, pour étudier l’É- fournie par les criture Sainte, composer prières et prêtres et les laïcs cantiques, comprendre signes et symboles ; et pour faire connaître toutes ces recherches dans les revues, livres, articles, conférences et sessions de formation. Aujourd’hui, après quarante ans de travail assidu, nous constatons que, dans une large majorité, nos assemblées liturgiques ont acquis un réel « savoir-faire » dans l’art de célébrer. Mais est-il injuste de se demander si on est vraiment allé jusqu’au bout de ce renouveau, jusqu’au cœur de la liturgie elle-même, sa théologie pourrait-on dire, son sens caché de Dieu ? Nous avons acquis un savoir-faire et, grâce à lui, nous sommes, presque à notre insu, habités par un au-delà de notre art de célébrer. Nous aimerions connaître « ce que » nous célébrons, « savoir quoi ». Bref, « il y a liturgie et liturgie » ! Il y a « comment » célébrer la liturgie — le savoir-faire, la compétence — ; il y a 22


Il existe actuellement une confusion, peu discernée, entre la Liturgie et la célébration liturgique. Cette confusion est commune à ceux qui restent pratiquants et à ceux qui ont cessé de l’être. Elle est même partagée par de fervents animateurs du renouveau liturgique : ils font porter tous leurs efforts sur la célébration, ses formes, ses expressions, la participation vivante de tous, et il le faut ; mais ils oublient parfois ce qui est célébré, comme si cela allait de soi. Comment s’étonner ensuite qu’après tant d’efforts la Liturgie semble n’avoir pas de prise sur la vie ? On a restauré les canalisations, oui, mais la Source ? Jean Corbon, Liturgie de Source, Paris, Cerf, 1980

« ce que » l’on célèbre — le savoir quoi, la pertinence. Certes, ces deux dimensions ne sont ni parallèles, ni encore moins opposées. Elles ont besoin l’une de l’autre dans le culte chrétien, milieu permanent de l’incarnation, où les réalités de la Foi doivent être tangibles, être touchées et nous toucher. La liturgie chrétienne n’est pas un exercice de méditation transcendantale ni une contemplation abstraite. Elle est, nous l’avons dit, une action, une mise en œuvre. Elle est cependant moins une œuvre des hommes pour Dieu et devant Lui que l’œuvre de Dieu pour les hommes et en eux. Durant la célébration liturgique, il s’agit plus de L’écouter que de nous faire entendre, plus de participer par 23


le cœur que d’intervenir dans les rites, plus de nous laisser « im-primer » que de nous « ex-primer ». Il s’agit de creuser un réceptacle où peut se déverser l’eau de la Source.

Participer au cœur de la fête Si le génie (incarné) de la liturgie chrétienne nous conduit à la « participation » aux mystères du Christ grâce à nos « interventions » conscientes et actives dans les rites de la célébration, il se peut, cependant, que nous nous contentions d’intervenir sans réellement participer ! Il en va d’ailleurs ainsi de nos fêtes profanes. Nous envisageons ici des fêtes qui méritent ce nom, c’est-à-dire celles qui célèbrent un événement du cœur, un anniversaire, un jubilé, une naissance, un mariage, une amitié, une

La participation active aux mystères demande le renoncement à soi-même. Seul celui qui renonce à luimême peut agir avec le Christ. C’est seulement si nous renonçons au moi égoïste que le Christ peut nous enrichir. Et ce renoncement au moi égoïste est aussi la condition de l’unité de tous les membres de l’assemblée liturgique. En cette unité, toute action du Corps devient notre action propre. Dans le saint mystère, je meurs comme membre avec le Christ. Le fait d’agir ainsi que le Christ rend humble. L’homme a en effet toujours tendance à croire que tout dépend de son action personnelle. Dom Odo Casel, moine de Maria-Laach

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réconciliation, un retour, une réussite, un projet, etc. En ces cas et bien d’autres, il ne s’agit pas de « faire la fête » — être des « fêtards » —, mais de « rejoindre » le cœur de ce qui est fêté, et pour lequel nous avons été invités. Notre participation se traduira par notre présence intelligente, par notre À force d’interveécoute respectueuse de ce que nos nir, ne risquehôtes évoqueront, par notre sympa- rions-nous pas thie à vibrer à un événement qui ne de ne pas partinous appartient pas. Nous entrons ciper en vérité ? volontiers dans les signes festifs qui nous sont proposés, mais nous nous gardons bien d’envahir la réunion par des interventions personnelles qui risqueraient d’éloigner les convives du cœur de la fête. À force d’intervenir, ne risquerions-nous pas de ne pas participer en vérité ? Ainsi en va-t-il dans la célébration liturgique. Et ce qui va être dit ici ne peut nullement être considéré comme de la frilosité ou d’un quelconque désenchantement. La question se veut simplement honnête : n’est-il pas vrai qu’on peut, à longueur d’années, comprendre de mieux en mieux les lectures bibliques et exceller dans l’art de les bien proclamer ; développer le répertoire des chants et les bien exécuter ; multiplier les interventions des membres de l’assemblée et rendre la messe « vivante » ; mettre en œuvre des moyens médiatiques ; inventer de nouvelles expressions symboliques… et ne rester pourtant qu’à la périphérie du cœur de ce que la fête liturgique veut célébrer ? Certes, la tâche du renouveau liturgique ne fait que commencer : dans le domaine du langage (qui, jusqu’ici n’est 25


que la traduction française du texte latin premier) ; dans le domaine des signes et symboles (encore que ceux-ci nous viennent de la tradition biblique, à laquelle nous devons nous inculturer) ; surtout dans le domaine du « fonctionnement » de l’assemblée liturgique, où ne joue pas encore assez la « complémentarité » des charismes (des dons) des membres divers et diversifiés du Corps ecclésial et liturgique du Christ : prêtre et assemblée, hommes et femmes ; enfants, jeunes, adultes, seniors ; fervents et hésitants ; divorcés remariés (« excommuniés »)… une belle tâche pour les années qui viennent.

La pudeur des signes Les « fêtes d’amusement » jouent sur l’immédiateté du manger, du boire, de l’ambiance et des contacts épidermiques. On fait la fête sans mémoire intérieure. À la limite, on se défonce pour oublier… avec de tristes lendemains. La fête liturgique joue avec la médiation (serait-ce une des raisons À force d’intervepour lesquelles les – des – jeunes ne nir, ne risquetrouvent pas leur contentement dans rions-nous pas nos églises ?), la médiation des de ne pas partisignes. Nous vivons, aujourd’hui, as- ciper en vérité ? servis à des « signaux ». Ainsi nous arrêtons-nous au signal rouge, et repartons-nous au signal vert, par pure convention de sécurité routière. Ainsi, à Bruxelles, dans notre capitale multilingue, dans tous les bâtiments publics, s’affichent, pour les restaurants, les toilettes, et les sorties, des pictogrammes muets, évitant ainsi de faire les frais de toute rencontre et de tout accompagnement. 26


Merveilleuse liturgie chrétienne, fête de la mémoire de l’âme, qui ne joue pas sur l’immédiateté des signaux conventionnels, mais grâce à la médiation des signes qui nous ouvrent à un au-delà.

Il nous est salutaire de réentendre ce langage dans les temps d’impudeur qui sont les nôtres. Car notre civilisation occidentale contemporaine est effectivement impudique. Encore que l’impudicité des mœurs, à laquelle nous songeons spontanément, n’est pas la plus grave ; elle n’est que l’épiphénomène d’un manque de retenue plus large et plus profond qui, à ce niveau, n’a pas immédiatement une connotation morale. En fait, l’homme de la rue, de nos jours, est un nietzschéen qui s’ignore : il veut croire que les choses et les êtres luis sont immédiatement accessibles, en affaires, en religion, en amour. Que la réalité se mette à lui résister et à démentir ses illusions, et il aura recours à toutes les formes de la violence de viol des corps ou des consciences, la drogue et le paradis à bon compte, les sectes et les effervescences religieuses, les attentats pour « hâter » la révolution, le matraquage publicitaire, les simulacres d’authenticité. Car s’il est dit qu’on peut avoir un accès immédiat à « tout, tout de suite », on est bien obligé de nier les résistances et de supprimer les lentes et patientes médiations. D. Dufrasne, L’Eucharistie. Mystère de la Rencontre

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La médiation des signes liturgiques ne serait-elle pas un genre de pudeur ? Puisque la liturgie est un rendez-vous d’Alliance, l’Amour dans lequel s’engagent Dieu et l’homme doit être entouré de pudeur. Et la pudeur a besoin de signes par lesquels l’amour se cache autant qu’il se dévoile ; elle se ménage des « gestes intermédiaires » par lesquels, dans la plus forte intimité, les partenaires évitent de s’entre-détruire. Mystérieuse pudeur : elle insinue la distance au moment même où les amoureux risqueraient de croire qu’ils peuvent, chacun, posséder l’autre.

Une œuvre de réconciliation Présenter la célébration liturgique comme un lieu de nonimmédiateté ne signifie nullement qu’elle entretiendrait la distance ! Ce serait aller à l’encontre de l’Incarnation qui est centre du mystère de la Foi et de l’Eucharistie. Et si le terme théologique « incarnation » peut paraître quelque peu abstrait et statique, préférons-lui l’expression plus concrète Nous sommes et plus dynamique de « réconcilia- loin et le Christ tion » : nous sommes loin et le Christ nous rapproche, nous rapproche, nous sommes éga- nous sommes rés et Il nous ramène. Nous sommes égarés et Il nous étrangers et Il nous rend notre ci- ramène toyenneté, nous sommes pécheurs et Il nous fait grâce, nous sommes dispersés et Il nous réunit. Cette œuvre de réconciliation se réalise effectivement dès le début et tout au long de la célébration liturgique. Lorsque nous nous présentons devant Dieu en assemblée, nous ne sommes encore qu’un rassemblement d’individus, c’est28


« Il fait Christ dans nos cœurs comme il fait jour ! » André Gouzes, dominicain, abbaye de Sylvanès Le pain et le vin sont transformés dans leur mystérieuse substance : la matière elle-même se laisse embraser par l’amour fou et victorieux du Christ ressuscité, pour nous communiquer le même embrasement qui nous transformera et nous transfigurera. Nous sommes les premiers touchés, les premiers visités par cette aurore du monde, mais c’est tout l’univers qui, un jour, sera révélé et libéré à sa vraie splendeur. Toute messe est le point de rencontre et d’unité de la matière et de l’esprit. Elle est le centre de l’histoire et de l’univers encore à venir. Toute « élévation » dans nos mains tremblantes accomplit cette antique prière : « Ô toi, véritable soleil, répands-toi, insinue-toi en nous ! Toi qui brilles d’un éclat éternel, répands en nos cœurs l’aube de ton esprit ! La Croix, sam. 18, dim. 19 et lundi 20 mai 2002

à-dire des êtres disloqués, ayant de la peine à nous maintenir dans l’unité vivante d’un corps — pénétré d’esprit — et d’un esprit — incarné. Une part de nous-mêmes joue avec l’intellect abstrait pour nous réfugier dans des concepts qui ne nous engagent pas ; l’autre part se laisse faci29


lement séduire par une sensibilité grossière qui nous maintient dans les zones superficielles de nous-mêmes. L’Esprit Saint, invoqué dans la prière d’épiclèse pour qu’il « transforme » le pain et le vin dans le Corps et le Sang du Christ, accomplit également une œuvre de transformation de nos sens, afin que ceux-ci reconnaissent dans les signes liturgiques sensibles un appel à ré-unifier tout notre être pour le Christ. Ce qui est visuel, dans la célébration, fait appel à l’œil intérieur qui, « au-delà du voile », discerne la Présence de l’hôte divin ; ce qui est audible fait appel à l’oreille du cœur qui, à travers les textes proclamés, entend la Parole éternelle du Père ; ce qui est tactile fait appel au toucher de la foi qui, par le manger et le boire eucharistiques, fait désirer la sainte Communion au Seigneur de la Vie. « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » : c’est par la médiation de notre cœur que la liturgie opère la réconciliation entre le corps et l’esprit, entre le visible et l’invisible.

Le mot « cœur » est un mot source : il signifie une réalité antérieure à la distinction entre la corporation et l’esprit incorporel. C’est dans ce centre intime et original de la personne que va se faire essentiellement l’ouverture sur Dieu et les autres personnes. Toujours l’homme célébrera l’action gracieuse de Dieu comme une infusion du Saint-Esprit dans son cœur (Karl Rahner).

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Nous ne célébrons jamais la liturgie à huis clos, à bureau fermé. L’assemblée la plus réduite (« Deux ou trois en mon Nom… ») est l’espace d’une communion « universelle », dans le sens le plus audacieux du terme. Communion de la terre et du ciel : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’il aime. » Un ciel non pas spatial bien sûr, mais « la foule qu’on ne peut dénombrer » (Apocalypse) de tous les êtres éternellement vivants : les anges, les saintes et les saints officiellement reconnus tels et tous les autres bien plus nombreux, et les défunts depuis les premiers âges de l’humanité, jouissant tous du bonheur éternel puisé à la Source des Personnes de la Trinité divine, « immense icône de gloire, Amour aux cent visages » (chant de la Toussaint). La terre, les habitants de notre planète, « la multitude » pour qui, autrefois sur la croix et aujourd’hui sur l’autel, le sang du Christ est versé par le même amour extrême, ce puissant amour qui sauve mystérieusement nos sœurs et frères en humanité, spirituellement présents dans notre humble cercle de pratiquants. Ne les amenons-nous pas nous-mêmes autour de l’autel par la longue litanie de nos « intentions de prière » lors de la Prière universelle après la liturgie de la Parole et au seuil de la Prière eucharistique ? Et l’univers : pourquoi n’aurions-nous pas l’audace de le croire présent dans l’espace de notre liturgie ? Ou, pour le dire d’une autre manière, pourquoi cet espace, où se rencontrent le ciel et la terre, dans l’hostie, ne pourrait-il pas devenir espace universel ? C’est un acte de foi nullement irrationnel dont témoigne l’étonnant croyant et l’indiscutable scientifique que fut le père Pierre Teilhard de 31


Chardin. Le mystère liturgique devient ici poésie, chemin ultime de sa compréhension : « C’était dans une église et j’expérimentai une impression bien curieuse. En fixant l’hostie, j’eus l’impression que sa surface allait en s’étalant, comme une tache d’huile. Et, peu à peu, à mesure que la sphère blanche grandissait dans l’espace, j’entendis un bruissement innombrable, comme lorsque la marée montante étend sa lame d’argent sur le monde des algues qui se dilate et frémit à son approche. Au milieu d’un grand soupir, pareil à un éveil, le flux de blancheur envahissait toutes choses. Mais toute chose, noyée en lui, gardait sa figure propre ; la blancheur n’effaçait les traits de rien, mais pénétrait les objets au plus intime, plus profond même que leur vie. C’était comme si une clarté laiteuse illuminât l’Univers par le dedans. Tout paraissait formé d’une même sorte de chair translucide. Donc, par l’expansion mystérieuse de l’hostie, le Monde était devenu incandescent, pareil, dans sa totalité, à une seule grande hostie. Et je croyais que le Cosmos, déjà, avait atteint sa plénitude. »

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Une question de survie Trop souvent encore, on s’adresse à l’Église comme à une firme de cérémonies religieuses et d’émotions sacrées. Cela était possible tant que la société était presque entièrement chrétienne. L’Église était une institution parmi d’autres et elle était légitimée par l’État qui, lui-même, était légitimé par elle. Mais aujourd’hui, il en va de moins en moins ainsi. L’Église est entrée dans la sphère du privé, et c’est peut-être heureux. Du coup, elle ne vivra que par nous. Ce sont les communautés vivantes qui lui permettront de continuer à exister. Un groupe peut-il survivre si jamais ses membres ne se rassemblent ? « Si les clubs et autres société de toutes sortes ont le courage d’exiger une participation régulière, souvent hebdomadaire, parfois même renforcée d’un contrôle rigoureux, sans que les membres se sentent pour autant brimés ou violentés, pourquoi l’Église n’attendrait-elle pas une participation régulière qui va de soi ? » se demande Hans Küng. Si nous sommes heureux d’être chrétiens et si nous voulons que nos enfants et les générations qui nous suivent puissent encore entendre cette Bonne Nouvelle, c’est à nous de lui donner corps en nous retrouvant régulièrement. « La participation régulière au service religieux reste, maintenant encore, et pour l’avenir, une obligation minimale », conclut le théologien suisse. De bonnes habitudes Dans le monde d’aujourd’hui, il n’est pas toujours facile de garder vive sa foi. Petit à petit, les signes chrétiens ont

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été retirés de la vie sociale ou banalisés — ainsi la fête de Noël, celle de Pâques… Notre société n’est plus chrétienne. Il n’est cependant pas question de devenir des nostalgiques. Mais si nous voulons rester chrétiens, si nous ne voulons pas que notre foi s’étiole, il est vital que nous retrouvions la communauté. Par notre participation, nous apportons notre pierre à l’édifice. Nous sommes en effet les pierres vivantes de l’Église. Sans nous, elle est condamnée à mort. Elle a besoin de moi. Mais moi aussi, j’ai besoin d’elle. Lorsque je serai dans la joie d’une naissance, ou du mariage…, elle sera là pour fêter avec moi. Lorsque je serai dans la peine et la tristesse, lors d’un deuil par exemple, elle sera encore là pour prier avec moi et être signe d’espérance. Sans la participation de tous ses membres, la communauté n’existe pas. Sans la communauté, notre foi se perdra. « Chrétiens ensemble, jamais tout seul ! » C’est en effet avec mes frères que je puis me relier au Christ. La chance de Thomas, l’incrédule, est qu’il a été fidèle au rendez-vous communautaire. « Huit jours plus tard — le “premier jour de la semaine” —, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison et Thomas était avec eux. Jésus vint. » On connaît la fin de l’histoire. Ce qui a sauvé Thomas, c’est son humble fidélité. C.D.

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Visités envoyés pour visiter Durant deux années pastorales, les évêques de Belgique nous ont rappelé que nous sommes « envoyés » pour servir (en 2002-2003), et pour annoncer (en 2003-2004). En 2004-2005, ils nous rappellent que nous sommes « appelés » à célébrer. C’est dans la liturgie que retentissent l’envoi et l’appel, les deux mouvements inséparables de notre vocation chrétienne. La liturgie est source (lat. fons) : c’est à partir d’elle que nous sommes envoyés au monde. La liturgie est sommet (lat. culmen) : La liturgie est c’est vers elle que nous sommes ap- source et sommet pelés à revenir à la source. Deux mouvements nullement contradictoires, complémentaires au contraire, et tous les deux vitraux, comme le sont notre expiration et notre inspiration. Et la « spiration » (qu’elle soit « ex- » ou « in- ») est celle de l’Esprit Saint (le « spiritus » du Christ et de son Église). L’espace et les heures de notre envoi sont longs et laborieux « dans le monde ». « Dans la célébration liturgique », l’espace et le temps de notre appel sont brefs et conviviaux. N’est-ce pas une exigence à ce que nos liturgies soient source vivifiante et amitié tonifiante. « Ite, missa est ! », « Allez, la messe est dite ! » Oui, la messe est finie, car la célébration liturgique n’est jamais et ne peut jamais être qu’une brève rencontre. Mais, Ite missa est, « la mission commence » ! Oui, Annonciation, nous allons, comme Marie au jour de sa visitation à Élisabeth, à la rencontre de tous ceux et celles qui, 35


comme le petit Jean le Précurseur dans le ventre de sa mère, attendent le salut de Dieu. Visités, dans la liturgie, par l’Esprit, les missionnaires partent en visitation. À l’instar de la Vierge Marie enceinte du Verbe et se hâtant d’aller partager sa joie avec Élisabeth en attente du Messie, la communauté chrétienne n’entre pas dans le monde par effraction, elle ne viole pas les consciences.

La mission est d’abord essentiellement Épiphanie du Christ à travers son Église comme nouvelle communauté de Charité. L’Église n’est pas une chaîne mondiale de publicité évangélique ni une association de succursales des disciples de Jésus ; elle est la nouveauté de la communion de l’Esprit entre les hommes. Que l’amour impossible soit là comme un événement réel, c’est cela la Bonne Nouvelle qui s’annonce par sa seule existence. Le Dieu vivant ne se présente pas : il est et il vient. Jean Corbon

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La Moisson divine Voilà notre Messe et voilà votre liturgie, maintenant que vous descendez du Calvaire, emportant dans vos cœurs l’Hôte ineffable, comme un divin ferment : pour investir toute créature de sa Présence, pour les incorporer toutes à son Être, pour faire de chacune autant qu’elle en est capable et son Corps et son Sang. Oh ! dites cet amen qui adhère en chaque être à tout ce qu’il tient de Dieu ; soyez le oui qui révèle et suscite le meilleur, le sourire vivant qui ouvre les portes de lumière, le visage de mère qui est l’accueil du premier Amour. Allez, la Messe n’est point achevée tant qu’un corps est affamé, tant qu’une âme est meurtrie, tant qu’un cœur est blessé, tant qu’un visage est fermé ; tant que « Dieu n’est pas tout en tous » (1 Co 15, 28). Voici tout l’univers dans vos mains comme une hostie, pour être consacré par votre charité, et rendu à sa vocation divine, qui est d’aimer et de chanter. « Tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23). Allez, c’est la Mission divine, dans la Moisson divine : pour recueillir tous les épis dispersés sur les collines en un seul pain vivant. Maurice Zundel, Le Poème de la Sainte Liturgie


Chap itre

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Pain rompu, coupe offerte

’ÉGLISE n’est pas seulement une communauté qui lit, elle est aussi un peuple qui se rassemble pour célébrer. Si la Bible a parfois été confondue avec un livre de recettes, il est arrivé aux sacrements de devenir des potions magiques.Trop souvent, on les coupe de la communauté. Ils deviennent alors des rites desséchés et racornis. Il faut des rites, disait le renard au petit prince. Les sacrements sont les rites privilégiés de l’Église. Mais ils n’ont de sens qu’en nous faisant participer davantage à l’Église qui est le premier sacrement, le lieu où Dieu veut nous rassembler pour que nous accueillions ensemble ce monde nouveau inauguré par la Résurrection de Jésus.

L

Initiation Trois sacrements sont appelés sacrements de l’initiation chrétienne. Ils font entrer dans la communauté : le Baptême, la Confirmation et l’Eucharistie. Le baptême est le premier pas. Plongés dans l’eau, nous revivons symboliquement ce passage de Jésus de la mort à la vie, du monde de péché à la communauté d’amour. 38


Nous nous désolidarisons de ceux La Bonne Nouqui avaient mis le Christ à mort et velle de Pâques nous commençons à tisser des liens avec ceux qui accueillent la Bonne Nouvelle de Pâques et veulent en vivre. Par le sacrement de Confirmation, nous recevons en plénitude l’Esprit qui fait de nous des adultes dans l’Église et nous donne le droit à la parole. Désormais nous sommes pleinement responsables de la croissance de la communauté. Cette communauté se noue autour de la table eucharistique : « Puisqu’il y a un seul pain, à nous tous nous formons un seul corps, car nous avons tous part à ce pain unique » (1 Corinthiens 10, 17). L’Eucharistie du dimanche donne une visibilité à cette communauté. Elle est le lieu de rendez-vous à ne pas manquer sous peine de voir les liens de distendre.

Ce qu’il y a à voir Il est bientôt dix heures du matin. C’est dimanche. Voici quelques minutes, les cloches se sont tues. Par petits groupes, ou solitaires, des gens sortent de chez eux et prennent la direction de l’église : une vieille habillée de son gros manteau en plein été… deux petits garçons donnent la main à leur grande sœur… un jeune couple… La porte est ouverte, entrons ! Un clin d’œil, une poignée de mains, un regard ou un sourire… chacun prend place. Petit à petit, les chaises sont occupées et un certain silence pénètre l’assemblée. C’est un spectacle bien connu : la messe du dimanche matin. Le long de nos routes de vacances, à l’entrée des villes 39


et des villages, il y a souvent une croix indiquant l’heure des messes. La communauté chrétienne de ce lieu nous invite à partager avec elle le repas du Seigneur. L’Église est sans frontière et il ne faut pas de carton d’invitation pour être de la fête. Même une langue étrangère n’est pas vraiment un obstacle à notre participation. Dans une Eucharistie, il y a autant à voir qu’à entendre. Dès que nos yeux regardent, le mystère de Dieu se dit à nous…

Rassemblement Les villageois se rassemblent… Dieu doit être heureux lorsqu’il voit ses enfants se réunir. N’est-ce pas son rêve : un jour tous ensemble dans son paradis ? En attendant ce rendez-vous, il Une avantaspire à ce que tous les hommes se première du ciel donnent la main dans l’entraide et la fraternité. Pour Dieu, la messe, c’est comme une avant-première de son ciel. Et voilà qu’au milieu de cette assemblée, quelqu’un se lève et regarde chacun en face. Il ouvre les bras et accueille cette petite foule qui n’est pas un groupe anarchique, mais une communauté réunie au nom de Dieu par le prêtre. Celui-ci est signe de ce Dieu qui a l’initiative et convoque. La réunion des chrétiens n’est pas d’abord satisfaction d’un besoin personnel, mais réponse à un appel. Dieu est celui qui invite et rassemble l’humanité. Souvent il y a des chants. Les notes de musique montent et, comme attirées par une présence mystérieuse, s’échappent des quatre murs. L’homme est fait pour chanter gratuitement devant Quelqu’un. 40


« Une plaintive petite cadence se mêle à la grande musique du monde et, avec une fleur pour récompense, Dieu descend et se tient devant la porte de notre hutte » (cf.Tagore, L’Offrande lyrique).

Écoute Tout le monde s’assied. Un des assistants prend un livre et lit. C’est que Dieu a encore quelque chose à dire au monde d’aujourd’hui. Et cela ne se confond pas avec nos paroles à nous. Ce sont les mots de Dieu dans notre langage d’homme. Plusieurs textes sont lus, mais pour l’un d’entre eux, l’assemblée se lève. Celui qui se tient debout est prêt à partir. L’Évangile, souffle de Jésus Christ, est cette Parole qui met en route. Le prêtre s’adresse alors plus longuement à la communauté. Les mots de Dieu nous viennent du passé — c’est toute l’histoire d’amour qu’il a tissée avec les hommes — mais ils doivent être traduits dans l’aujourd’hui. En gardant les yeux fixés sur le monde, le prêtre redit le projet éternel de Dieu. L’éternité cherche à entrer dans le temps. Notre foi est morte si elle ne transfigure pas chacune de nos minutes.

Partage Après avoir proclamé la foi qui soude les cœurs et prié pour l’univers entier, on apporte du pain et du vin. Ce sont des petits morceaux de la vie de tous les jours, le condensé du travail et de la peine de l’homme, gage de sa vie et de sa joie. 41


Le célébrant les porte vers le haut comme vers leur source et tous sont invités à dire leur gratitude pour tant de dons. Tandis que le pain et le vin sont offerts, l’assemblée met de l’argent en commun. Il ne s’agit pas de « participer aux frais », mais d’entrer dans une dynamique de partage. Lorsque des chrétiens se rassemblent, ils mettent de leurs biens en commun et une part est faite pour les défavorisés. C’est le réalisme de la foi. L’argent fait partie de notre quotidien et il est normal qu’il trouve sa place dans leurs réunions. Au plein cœur de la messe, un pain est offert au regard de l’assemblée. Bientôt il sera brisé. Non comme ces grands arbres que la tempête casse, mais comme une miche que l’on partage au seuil d’un jour nouveau. Une coupe est ensuite présen- Une miche que tée. Non avec le décorum de la pu- l’on partage au blicité, mais avec la simplicité du seuil d’un jour verre de l’amitié. Elle vient sceller nouveau une alliance d’un genre nouveau : celle d’un Dieu qui mêle son sang à celui de l’homme. Le pain et le vin ont été pris dans le souffle de l’Esprit. C’est lui qui a ressuscité Jésus. C’est lui qui le rend présent aujourd’hui encore et fait de ces offrandes le Corps et le Sang de celui qui ne cesse de tout donner.

Prière Pendant tout ce temps, le prêtre prie, les mains levées vers le ciel. L’homme est tourné vers un au-delà et, s’il a beaucoup à donner, il est toujours aussi mendiant d’un plusêtre que Dieu seul peut lui apporter. 42


Pour le Notre Père, tous unissent leurs voix en une même prière et, bien souvent, les mains se joignent en une seule supplication. Unie au Christ, le Fils du Père, fondue en un seul cœur par l’Esprit, la communauté redit ce mot qui habitait les silences de Jésus : Abba, mot qui traduit l’abandon filial. Et Dieu répond à la prière de ses enfants en les faisant frères les uns des autres. Le baiser de paix exprime cette tendresse mutuelle et comble le désir du Père universel. Voilà maintenant que le pain et le vin que l’on avait offerts à Dieu sont partagés à la communauté. Hommes et femmes s’avancent les mains tendues pour recevoir le don de Dieu. C’est lui qui nourrit l’homme. Il n’est pas un potentat qui désire prendre tout ce que nous avons. Il accueille ce que nous lui apportons pour nous le rendre transformé, telle la terre qui accueille la semence pour of-

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frir une fleur. Le silence envahit alors l’assemblée. Chacun mesure dans la prière l’ampleur du don qui lui est fait et se découvre unique sous le regard de Dieu. La célébration prend bientôt fin, ou plutôt elle marque un nouveau départ. Si le pain est rompu, c’est pour que le monde soit nouveau. Si l’homme est nourri, c’est pour qu’il travaille à la Au carrefour du construction d’une terre habitable. quotidien Celui qui avait accueilli l’assemblée la renvoie au carrefour du quotidien, là où Dieu est à rencontrer dans tous les passants.

La totalité de l’univers L’Eucharistie proclame que l’histoire humaine débouche en Dieu comme les fleuves se jettent dans l’océan. Mais alors que le fleuve semble perdu dans l’immensité des eaux, l’homme au cœur de Dieu garde toute sa personnalité et ses œuvres l’accompagnent. Il est intégré dans ce grand réseau de relation et d’amour qu’est Jésus Christ ressuscité. Cette aventure concerne l’homme tout entier avec son corps. Or, tout le cosmos jusqu’aux plus lointaines galaxies forme le corps de l’homme. « Le corps de l’homme, disait le père Teilhard de Chardin, c’est la totalité de l’univers possédée par lui partiellement. » Nous existons grâce au monde qui nous porte et nous nourrit. Si la fleur de l’esprit peut s’épanouir, c’est en plongeant ses racines dans la matière. C’est aussi la multitude des hommes, et plus particulièrement nos proches, qui nous fait vivre. Chaque homme est un nœud de relations 44


avec l’univers et avec les autres. En chacun, c’est toute la création qui contribue à l’éclosion de l’amour. Lorsque l’homme passera en Dieu, c’est tout son univers matériel et humain qui avec lui participera à cette fantastique métamorphose. Saint Paul l’écrivait aux premiers chrétiens : « La création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu… Tout entière, elle gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement » (Romains 8, 19 et 22). Lorsque le Christ, Dieu fait homme, ressuscite, c’est donc l’infinité des espaces créés qui, en Lui, rejoint le cœur de Dieu. L’histoire de notre humanité trouve son sens et sa fin. Le pain et le vin devenus Corps et Sang du Christ ressuscité participent déjà mystérieusement à ce monde de demain. Et nous y communions. Nous nous y unissons. Nous nous en nourrissons.

Naissance en Dieu À l’Eucharistie, nous assistons à cette naissance en Dieu de l’homme et de tout son univers. Sur ce petit morceau de pain, nous entendons le prêtre, au nom du Christ, dire : « Ceci est mon Corps. » C’est toute la création et tout le travail créateur de l’homme qui, en cette petite parcelle de matière, sont consacrés. Notre monde est appelé à une transfiguration dont nous n’avons pas idée. Il est appelé à devenir comme une immense Hostie.

« Tout notre travail,finalement,aboutit à former l’hostie sur qui doit descendre le feu divin » (Henri de Lubac). 45


Profitant de la brèche ouverte par le « oui » de l’homme, notre univers est progressivement envahi par l’unique réalité de l’A- Le cœur battant de mour de Dieu qui donne consistance la création nouvelle à tout. Le Christ ressuscité est le cœur battant de cette création nouvelle qui est son Corps ! Le poète hindou Tagore, dans l’Offrande lyrique, raconte que, mendiant de profession, il rentrait chez lui un soir avec sa récolte de grains de blé.Vint à passer sur la même route le roi dans son char d’or. Voilà une rencontre qui, pensait-il, allait lui rapporter gros. Il suffirait de tendre la main… Le char du roi s’arrêta et, ô stupéfaction, c’était le roi qui tend la main et demandait : « Qu’as-tu à me donner ? » Le mendiant, étonné, donna un petit grain de blé. Un seul. Lorsque, le soir, il compte les grains amassés au cours de la journée, il découvre au milieu des autres un petit grain d’or. « Que n’ai-je eu le cœur de te donner mon tout ! » (Gallimard, 1963, poème 50). Magnifique parabole pour décrire les rapports entre Dieu et l’homme, et faire comprendre l’admirable échange qui s’opère dans l’Eucharistie. Sur l’autel où les hommes et les femmes apportent ce qu’ils ont prélevé de leur récolte et de leur vendange, Dieu fait germer les prémices d’un monde nouveau. À nous de croire que ce n’est qu’un début et que grandit irrésistiblement la terre de demain où Dieu sera Tout en tous. C’est à cette réalité immense que nous sommes invités à communier lorsque nous tendons les mains pour que, au creux de celles-ci, le pain de Vie soit déposé. Amen !

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Lorsque tu t’avances, ne t’approche pas les mains grandes ouvertes ni les doigts écartés ; mais avec la main gauche fais un trône pour la droite qui va recevoir le Roi. Reçois le Corps du Christ dans le creux de ta main et réponds : Amen ! Saint Cyrille de Jérusalem IVe siècle


Pistes de lecture • Dieudonné DUFRASNE, L’Eucharistie. Mystère de la Rencontre, Ed. du Moustier-Mâme, 1991. • Charles DELHEZ, La messe du dimanche, Fidélité, 1992. • JEAN-PAUL II, L’Église vit de l’Eucharistie, Fidélité, 2003. • Charles DELHEZ, Baptiser notre enfant, et Se marier à l’église, coll. « Célébrer », Fidélité, 2003. • JEAN-PAUL II, Reste avec nous, Seigneur, Fidélité, 2004. • LES ÉVÊQUES DE BELGIQUE, Appelés à célébrer, Éditions Licap, juin 2004. • Cardinal Walter KASPER, Sacrement de l’unité, Eucharistie et Église, Cerf, 2005.

Table des matières Éditorial 1. Célébrer 2. La liturgie chrétienne 3. Pain rompu,coupe offerte Table des matières

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Ce soixante et unième numéro de la collection « Que penser de… ? » a été réalisé par Dieudonné Dufrasne et Charles Delhez.

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Ce soixante et unième numéro sur les célébrations et la liturgie a été réalisé par Dieudonné Dufrasne et Charles Delhez.

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Célébrations et liturgie

Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-301-X Prix TTC : 1,95 €

9 782873 563011

No d’agréation : P401249

Trimestriel • Éditions Fidélité no 61 • 4e trimestre 2004 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249

Célébrations et liturgie

L

a liturgie est une célébration qui monte vers le ciel… Tous les peuples ont leurs rites, toutes les religions leurs liturgies, car l’homme n’est pas seulement un acteur économique ou un citoyen politique, mais aussi un être de jeu, de fête et de prière. L’eucharistie est le trésor de la liturgie chrétienne. Un geste de reconnaissance depuis bientôt deux mille ans, une proclamation d’espérance : oui, le Christ est vraiment ressuscité !


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