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La nouvelle Europe
Ce soixante-troisième numéro sur la nouvelle Europe a été réalisé par Ignace Berten.
Trimestriel • Éditions Fidélité no 62 • 2e trimestre 2005 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies
ISBN 2-87356-317-6 Prix TTC : 2,45 €
9 782873 563172
No d’agréation : P401249
notre horizon : horizon géographique évidemment ; horizon culturel aussi. Mais également horizon spirituel : le défi d’une véritable réconciliation entre peuples et entre Églises ; le défi de la paix à promouvoir ; le défi de la solidarité et de la justice ; le défi d’une unité dans la diversité et le respect de la dignité de tous.
La nouvelle Europe
La nouvelle Europe, c’est un élargissement de
La nouvelle Europe
Éditorial par Charles Delhez En avant, l’Europe ! L’Europe acquiert petit à petit sa personnalité juridique distincte des États qui la composent. La constitution est parvenue à sa phase finale — importante, voire cruciale — celle de la ratification par les différentes nations. On se souviendra que l’Église catholique, jusqu’à ses plus hautes sphères (le pape Jean-Paul II lui-même), était montée au créneau pour souhaiter que, dans le préambule de ladite constitution, une référence explicite au christianisme fût inscrite. Bataille perdue (mais l’héritage religieux y est cité). Les évêques européens — rassemblés dans la COMECE, Commission des Épiscopats de la Communauté européenne (catholique) — sont cependant bons perdants ! Même s’ils n’ont pas obtenu cette mention, ils reconnaissent la valeur du texte. Ils y discernent en effet le fruit de l’héritage chrétien : la dignité humaine, la liberté (notamment religieuse), la démocratie, l’égalité, l’État de droit, le respect des droits de l’homme… Ils se réjouissent 1
également que soit institutionnalisé un « dialogue ouvert, transparent et régulier » avec les Églises (le fameux article I, 52). Est-ce un hasard si la couleur de ce texte est franchement chrétienne ? Pas vraiment. Les pères de l’Europe ne sont-ils pas des chrétiens de conviction (le procès de béatification de Robert Schuman est d’ailleurs engagé) ? De plus, comme le reconnaît l’agnostique Régis Debray, la matrice chrétienne s’est reproduite culturellement, même chez les « anti-chrétiens » (La Croix, 19 nov. 2004). « Tous les chrétiens sont donc invités à prendre leurs responsabilités en mettant en pratique le nouveau traité constitutionnel et en le faisant fonctionner. » Sans qu’il soit parfait, bien sûr, la COMECE soutient donc largement ce traité et se dit disposée, si un jour l’occasion se présentait d’introduire des réformes constitutionnelles, de contribuer à son amélioration. Le père Ignace Berten, dominicain belge engagé depuis longtemps dans la réflexion sur l’Europe, a rédigé ce numéro 63 de la collection « Que penser de… ? » Il s’interroge : L’élargissement de l’Union européenne, intégrant d’un seul coup dix nouveaux pays, nous concerne-t-il comme croyants ? Cet événement nous concerne-t-il d’abord tout simplement comme Européens, comme citoyens ? Afin de rencontrer ces questions, il commence par un bref rappel historique : comment en est-on arrivé là ? Ensuite, il voit quels sont les enjeux aujourd’hui. Et, pour conclure, il prendra le point de vue des croyants.
Chap itre
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Un bref parcours historique
Le 9 mai 1950 et la CECA 1945 : l’Europe est en ruines. En trente ans, deux guerres dévastatrices et meurtrières. Et la prise de conscience dramatique d’Auschwitz. Ruine matérielle et économique. Ruine morale aussi. Comment un continent de si haute civilisation a-t-il pu en arriver là ? La création de l’ONU à la conférence de San Francisco, le 26 juin 1945 est l’expression d’un espoir de paix et d’une aspiration à la naissance d’un nouveau monde. Mais voici qu’une chape de plomb s’abat sur cet espoir : le Rideau de Fer, selon une expression lancée par Winston Churchill, le 5 mars 1946, vient brutalement briser les rêves… Du côté occidental, s’engagent un processus de réconciliation et la recherche de moyens pour assurer solidement la paix. En 1949, la partie occidentale de l’Allemagne, désormais divisée, retrouve son autonomie politique par la création de la République fédérale (24 mai). Konrad Adenauer est élu chancelier. Début 1950, en vue de la paix et de la réconciliation, il propose successivement 3
l’unification économique avec la France, et ensuite même l’unité politique des deux pays. Du côté français, c’est impensable. Mais Robert Schuman, ministre français des affaires étrangères, est sensible à l’enjeu. Le 9 mai 1950, au nom du gouvernement français, il fait une proposition officielle en ce sens à l’Allemagne. Il commence son discours par ces mots : « La paix mondiale ne saurait être sauvegarde sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. » Il s’agit bien de la réconciliation et de mettre en place une méthode capable d’assurer durablement la paix entre les deux grands pays européens qui, par trois fois en un siècle, se sont affrontés par les armes. S’appuyant sur une méthode imaginée par Monnet, Schuman propose une démarche beaucoup plus modeste que celle suggérée par Adenauer : l’unification des industries du charbon et de l’acier, les deux piliers industriels de la guerre. Il ouvre cette démarche à tous les pays qui le souhaitent. Six pays s’engagent ainsi : la France, l’Allemagne, l’Italie et les trois pays du Benelux. Pour Schuman, la méthode n’est qu’un commencement, elle doit conduire un jour à une Europe fédérale : c’est « C », dit-il. En 1963, il envisagera explicitement la libération de l’Europe centrale et orientale du joug communiste et son intégration au processus d’unification européenne. S’il a pu y avoir réponse positive à cette proposition, c’est précisément parce que Monnet et Schuman ont incarné leur objectif politique de long terme dans une démarche concrète, immédiatement possible, qui répondait de plus à une double urgence : la reconstruction des industries majeures des États européens, reconstruction qu’il était plus 4
efficace de penser ensemble et en complémentarité, et la nécessité d’assurer la défense vis-à-vis de la menace soviétique. D’où, en même temps, l’articulation à l’OTAN (créée en 1949). Par une telle démarche, qui impliquait une renonciation partielle de souveraineté, ou un transfert de souveraineté à une instance supranationale (la Haute Autorité du Charbon et de l’Acier, ancêtre de la Commission européenne), une dynamique était lancée orientant déjà vers une Europe politique. C’était la première fois dans l’histoire du continent européen qu’un projet d’unification était mis en œuvre par un acte politique de libre adhésion et non par la force des armes. Schuman propose une voie prudente et détournée, en quelque sorte, dans la conviction qu’en faisant le chemin, l’expérience pourra conduire à la réconciliation et par là à la paix. La perspective n’est pas seulement la paix en Europe, mais bien la paix mondiale ; et la solidarité est aussi mondiale, car dès le discours de 1950, le projet est explicitement tourné vers les pays pauvres, et de façon plus particulière l’Afrique. Acte proprement prophétique.
À l’Est, la résistance au communisme À partir de 1945, l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale vont connaître deux histoires séparées. En ce sens, 1945 n’a pas du tout la même signification à l’Ouest et à l’Est : d’un côté, c’est la libération, de l’autre, la soumission à la tyrannie. Alors que la dynamique de la CECA conduira successivement à la Communauté européenne, à 5
l’Est, ce sera le joug totalitaire et la démocratie écrasée. Lors des conférences de Yalta (février 1945) et de Potsdam (juillet et août 1945), le partage des zones d’influence entre les pays vainqueurs, l’URSS et les pays occidentaux est accepté. Le système communiste est imposé par la force partout. Les populations ne cesseront de résister, mais tous les mouvements de résistance seront écrasés, souvent dans le sang :Varsovie 1944, Berlin 1953, Budapest 1956, Poznanie 1956, Prague 1968, Varsovie 1968, Gdansk et Gdynia 1970, Radom et Ursus 1976, Gdansk 1980… 45 ans plus tard, le système communiste s’effondrera, à la fois en raison du développement d’une opposition intérieure démocratique, principalement en Pologne (avec l’appui massif de l’Église catholique), en Tchécoslovaquie et en Hongrie, et à cause de l’inefficacité économique grandissante du système lui-même. Par ailleurs, de l’extérieur, la Conférence d’Helsinki (1975) introduit explicitement la thématique des Droits de l’Homme dans les négociations politiques avec l’URSS et vient par là soutenir la résistance interne des dissidents. La Chartes des 77 (1976) initie un mouvement intellectuel et politique de résistance au nom des Droits de l’homme ; elle est à l’origine des samizdat, ces textes clandestins de dénonciation et de résistance qui se mettent à circuler, en particulier en URSS. Politiquement, l’URSS se trouve affaiblie par la rupture avec la Chine dès 1960 ; économiquement, elle est essoufflée par la course aux armements imposée par les États-Unis. Gorbatchev perçoit la nécessité économique et politique d’une ouverture ; de toute manière, il n’a plus les moyens — ni sans doute la volonté — d’empêcher les États européens du 6
Pacte de Varsovie de choisir la voie démocratique ; il ne peut empêcher non plus l’éclatement de l’Union soviétique. L’opposition au système soviétique et la résistance démocratique ont été l’expression d’une conscience d’appartenir à l’Europe, une Europe appelée à la liberté. Lorsqu’en septembre 1956, l’armée soviétique vient écraser le soulèvement de Budapest, le directeur de l’agence de presse hongroise envoie un dernier télex qui se terminait par ces mots : « Nous mourrons pour la Hongrie et pour l’Europe. »
Le chemin de l’économie La CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier, est créée en 1951. Elle conduira au Traité de Rome fondant la Communauté économique européenne (CEE) en 1957. C’est pour une raison de méthode que l’économie a été choisie comme chemin et instrument du projet politique de réconciliation et de paix. Mais l’économie a dès lors pris les commandes du processus qui va conduire au Marché commun et finalement à l’euro. Les objectifs politiques d’unification seront presque perdus de vue, de même que les objectifs sociaux de solidarité. Le refus par la France de signer le traité créant la Communauté européenne de défense (la CED), en 1954, donne un coup de frein majeur à ce projet politique. Si l’économie avec son objectif de grand marché est devenue le cœur du projet, on ne peut cependant caricaturer 7
les choses. Des éléments éthiques importants ont constamment joué un rôle déterminant et ont tracé des limites au seul jeu concurrentiel du marché et d’une idéologie exclusivement libérale. Le premier grand programme européen, qui a absorbé pendant longtemps jusqu’à 80 % du budget, la Politique agricole commune, la PAC, dès 1962, avait évidemment des raisons économiques : la modernisation de l’agriculture et l’augmentation de sa productivité ; mais aussi des raisons politiques : l’autosuffisance alimentaire, et des raisons sociales de solidarité : le soutien d’une catégorie sociale fragile, la paysannerie, l’offre d’une alimentation à un prix raisonnable pour l’ensemble de la population. Cette politique était fondée sur la solidarité financière entre les pays peu agricoles, comme l’Allemagne, avec ceux où l’agriculture est très importante. Quelles qu’aient ensuite été les dérives productivistes de cette politique, on ne peut oublier ces objectifs proprement sociaux de solidarité. Il faut aussi souligner l’importance des différents programmes structurels et régionaux visant à la cohésion économique et sociale : transferts financiers très importants des pays plus riches vers les pays plus pauvres de la Communauté (Irlande, Portugal et Grèce), ou vers les régions plus pauvres (Sud de l’Italie, certaines régions espagnoles) ou dévastées industriellement (Hainaut en Belgique, bassin lorrain en France, etc.). Progressivement aussi, trop lentement et de façon limitée, ont été adoptées diverses normes dans le domaine du travail et des relations de travail : nécessité de définir un salaire minimum et un horaire hebdomadaire maximum, congé paren8
tal, comités d’entreprise européens, normes sanitaires et de sécurité au travail, etc. Mais il est vrai que tout le domaine de la protection sociale et de la lutte contre la pauvreté n’a pas trouvé sa place dans les politiques de la Communauté.
Les élargissements successifs Le Traité de la CECA, puis le Traité de Rome, créant en 1957 la CEE (en même temps que le Traité Euratom), étaient ouverts à tout pays désirant s’y associer, à condition que l’unanimité des États membres acceptent la demande. La Communauté restera limitée à six pendant vingt ans. Puis, de 1973 à 1995, elle passera de six à quinze membres. En 2004, elle s’ouvre à dix nouveaux membres. Et plusieurs candidats frappent aux portes de l’Union.
Le retour du politique Alors que la Communauté s’est construite sur l’économie – son nom officiel : CEE, Communauté économique européenne, le dit bien —, progressivement, la dimension politique va retrouver une place, après avoir été mise en sommeil pendant près de quarante ans. Maastricht, malgré tous ses défauts, a réintroduit le politique par la création de l’Union européenne. Il ne s’agit pas simplement d’un changement de nom de la Communauté européenne, mais bien d’un nouveau traité prenant place à côté 9
du traité créant la Communauté et le complétant. Mais cette dualité de traités était en partie responsable du peu de lisibilité des institutions européennes pour les citoyens ; le projet actuel de Constitution fusionne ces deux traités. Le traité de l’Union ouvre la voie, selon des méthodes intergouvernementales, à la coordination des politiques de justice et d’affaires intérieures (gestion des frontières, immigration et asile, lutte contre la criminalité, etc.) et à la définition de certains éléments de politique étrangère et de coordination des politiques de défense. L’Union européenne acquiert peu à peu la capacité d’être un véritable acteur politique mondial, un acteur géopolitique, et cela avec des ombres et des lumières. En positif, l’Union s’affirme internationalement dans différents domaines à dimension proprement éthique et se différencie clairement des États-Unis dans ces domaines. En effet, au cours des dernières années, l’Union européenne a joué un rôle déterminant dans l’élaboration et la ratification de divers traités internationaux importants : traité interdisant la fabrication et l’usage des mines antipersonnel, institution de la Cour pénale internationale, protocole additionnel concernant la torture, Kyoto et la réduction de la production du CO2 comme objectif environnemental, production et commercialisation de médicaments génériques pour les pays pauvres… L’Union a été promotrice politique très active pour tous ces traités et conventions, alors que les États-Unis s’y sont systématiquement et toujours opposés et refusent de les ratifier. Ce fait démontre qu’il y a en Europe une sensibilité politique à caractère humaniste et éthique qui peut, dans certains 10
domaines, prévaloir sur les intérêts économiques ou politiques immédiats. Par contre, l’Union européenne s’est montrée incapable d’agir de façon efficace et cohérente tant en ce qui concerne la guerre dans les Balkans que par rapport au conflit israélo-palestinien. Et le déclenchement de la guerre en Irak, par les États-Unis, a montré les divisions européennes et les limites graves de la capacité européenne à définir une politique commune de paix et de sécurité.
De six à vingt-cinq 1989 marque un tournant majeur dans l’histoire européenne et dans l’histoire de l’institution européenne. Robert Schuman avait entrevu le jour où les pays d’Europe centrale et orientale, les PECO comme on les appelle aujourd’hui, pourraient rejoindre le projet fédéralisateur européen. 1989 a brusquement posé la question d’un nouvel élargissement du projet. Nous voici donc dans une Union de vingt-cinq membres. Par là, l’unité de l’Europe prend figure, unité qui n’est pas accomplie, mais qui se profile clairement et positivement. Faut-il à ce sujet parler d’élargissement, d’unification ou de réunification ? Les PECO préfèrent réunification, élargissement suggérant une sorte d’accaparement par l’Ouest. Formellement, du point de vue institutionnel, il s’agit bien d’un élargissement, plus large que les précédents mais pas de nature différente. Peut-on parler de réunification de l’Europe ? Oui, en un certain sens, car le Ri11
La réunification de l’Allemagne Contre ceux qui déclarent que l’économie est seule à mener le monde, il faut remarquer que la réunification rapide de l’Allemagne a été essentiellement un acte politique. Et que le choix d’équivalence entre le mark de la République fédérale et celui de l’ancienne République démocratique a été antiéconomique : il se fondait sur des raisons exclusivement politiques, très coûteuses par ailleurs. De même, on peut dire que, tant du point de vue institutionnel que du point de vue proprement économique, l’élargissement a aussi été trop rapide, à la fois pour l’Union elle-même, car on n’était pas réellement prêt à gérer un tel élargissement, et pour les nouveaux pays, pour lesquels la marche forcée vers l’adhésion a eu un coût économique et social élevé.
deau de fer avait dressé une frontière, avait brisé l’ouverture du continent ; oui aussi au sens où les nations soumises à l’Empire soviétique retrouvent leur place parmi les nations européennes libres. Mais au sens propre, il n’y avait pas et il n’y a jamais eu de véritable unité de l’Europe. L’élargissement institutionnel est le signe, dans le présent, d’un processus d’unification de l’Europe, le premier dans l’histoire qui se réalise effectivement par un processus politique libre.
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Les questions concernant l’avenir
Vers de nouveaux élargissements Le processus d’élargissement n’est pas terminé. Les négociations en vue de leur adhésion sont engagées avec la Roumanie et la Bulgarie depuis plusieurs années. Elles viennent de s’engager avec la Croatie. La Turquie a posé sa candidature. Les autres pays de l’ancienne Yougoslavie de même que l’Albanie, ont certainement vocation à l’Union européenne. Un jour ou l’autre la question de l’adhésion de la Norvège et de la Suisse va certainement se présenter. Depuis les nouvelles élections en Ukraine et le changement de pouvoir, la question de l’ouverture à cette ancienne république soviétique est posée : comme question, elle est maintenant politiquement à peu près inévitable, bien que la réponse ne soit pas évidente. Actuellement, la France, l’Allemagne et l’Italie s’y opposent fermement ; la Pologne et les pays baltes militent pour une réponse positive. Et dans la foulée, on n’évitera sans doute pas la question d’une candidature de la Biélorussie… 13
Mais alors où allons-nous nous arrêter ? Et pour faire quoi ensemble ? La dynamique de l’Union s’accélère. Nous sommes en marche vers une Europe à trente ou plus… C’est une transformation en profondeur et en complexité : sera-ton capable de gérer vraiment les événements, de maîtriser le processus historique ou sera-t-on entraîné dans une fuite en avant sans contrôle ? Comment assurer l’unité fonctionnelle et la cohérence d’un tel ensemble ? Le comment et le pour quoi sont intimement liés. Question difficile à laquelle il n’y a pas de réponse claire à l’heure actuelle.
La question de l’identité européenne La dynamique d’élargissement pose la question fondamentale de l’identité européenne. De façon plus précise, on peut dire que c’est la demande d’adhésion de la Turquie qui a, si pas ouvert, du moins animé et parfois enflammé le débat. Si l’Europe est seulement destinée à devenir un grand marché libre, la question de l’identité ne se pose guère. C’est sans doute la vision des États-Unis sur l’Europe ; c’est dans une large mesure aussi celle de la Grande-Bretagne et de certains des nouveaux pays comme la Pologne, mais il ne faut pas simplifier ou caricaturer les choses. L’Europe a-t-elle une identité géographique qui fournirait un critère déterminant concernant les frontières possibles de l’Union ? L’Europe est, géographiquement, une péninsule occidentale du continent asiatique. Elle est clai-
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Un socle de valeurs et un projet communs L’identité européenne ne peut être clairement définie à partir d’aucun de ces critères, même si tous interviennent pour une part. Mais un double critère pratique peut être politiquement dirimant : 1- l’adhésion aux options majeures et au socle de valeurs définis par le projet de Constitution et par la Charte des droits fondamentaux : dignité de la personne, État de droit, référence aux droits de l’homme, etc. (ce qui correspond pour l’essentiel aux Critères de Copenhague) ; et 2- la nécessité de maintenir un ensemble politiquement et administrativement gérable. De ce point de vue, par exemple, la Russie n’est pas intégrable à l’Union européenne : une Union s’étendant jusqu’au Pacifique ne serait plus gérable, ni en raison de la masse de populations que cela représente, ni en raison de la diversité des cultures, sans parler des problèmes actuels liés à un régime autoritaire où les droits humains n’ont guère de place. L’identité de l’Europe n’est pas une réalité figée, certainement pas déterminée prioritairement par le passé : elle est l’expression d’une histoire, c’est-à-dire d’une unité historique en mouvement, reposant sur la décision présente et future de parler d’un nous, un « nous » qui nous différencie d’un « eux », parce que nous décidons de nous lier les uns aux autres dans un projet commun, cette décision reposant évidemment elle-même sur un passé qu’on assume positivement et de manière critique.
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rement délimitée à l’Ouest par l’Océan atlantique, et au Sud par la Méditerranée. Mais à l’Est ? Remarquons que, pour les géographes, Malte est une île africaine, tandis que Chypre est une île asiatique. On ne s’est pas posé de question quant à leur adhésion. Si la frontière orientale de l’Europe est l’Oural (l’option de nombre de géographes), Géorgie et Arménie sont aussi européennes, mais se situent aussi loin à l’Est que la partie orientale de la Turquie… Le critère géographique est donc très relatif. Et que dire des DOM-TOM français, de la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion, etc. qui font partie de l’Union ! ? Y a-t-il une unité historique de l’Europe ? Les pays européens ont-ils une histoire commune ? Certainement celle d’innombrables conflits. Mais cela ne confère évidemment pas une identité commune. La Méditerranée a constitué une unité pendant des siècles, mais le Nord et le Centre de l’Europe vivaient une autre histoire. L’Empire ottoman a été très largement européen et, en tout cas, fortement tourné vers l’Europe. Ici encore, l’histoire ne permet pas de définir un contour. Une identité culturelle ? Les héritages grec et romain, les cultures celtique et slave, la civilisation musulmane ont marqué de façon très différenciée les peuples européens selon le Sud et le Nord, l’Est et l’Ouest. Et si le christianisme a fourni une matrice majeure pour la plupart des pays européens, il a aussi pénétré les cultures de façon plus ou moins déterminante et en profondeur relative. De plus, la fracture entre l’Europe latine et l’Europe byzantine marque une rupture culturelle majeure.
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Les enjeux du présent
Quelle Europe voulons-nous ? Les élargissements actuels et futurs, mais aussi la conjoncture internationale marquée par la mondialisation, nous renvoient à la question la plus déterminante : quelle Europe voulons-nous ? La mondialisation, telle qu’elle se présente actuellement, est un phénomène essentiellement économique étroitement lié au développement des technologies de production d’information et de communication. Elle n’est pas un produit naturel de l’histoire ni la conséquence nécessaire et immédiate des nouvelles technologies : l’ouverture des frontières, la modification profonde des régulations (et non pas simplement la dérégulation), le rôle reconnu au marché sont les conséquences non des technologies, mais de choix politiques rendus possibles par ces technologies et effectués sous la pression des grands acteurs économiques nationaux et transnationaux. Les mécanismes de marché et les systèmes de production mondiaux mis en place, la puissance du processus et 17
celle des grands acteurs économiques transnationaux (entreprises et institutions financières) réduisent considérablement les capacités d’action et d’initiative des États, et donc leur souveraineté réelle. Cette limitation d’autonomie est d’autant plus marquée qu’il existe une seule superpuissance qui allie la puissance économique, politique et militaire : les États-Unis. Ceux-ci pèsent de tout leur poids dans le sens de la libéralisation de l’économie au niveau mondial, pour autant que cela réponde à leurs intérêts (leur protectionnisme agricole et industriel est de fait en contradiction totale avec le libéralisme proclamé). La mondialisation est un phénomène ambivalent. Elle offre d’énormes potentialités de développement : elle a permis et elle permet à certains États de décoller économiquement, en particulier en Asie. En même temps, la mondialisation menace les systèmes sociaux, creuse largement les inégalités dans les pays et entre les pays et a des effets dramatiques d’exclusion, en particulier dans l’Afrique subsaharienne. En dehors des États-Unis et sans doute, à moyen terme, de la Chine, les États isolés ne peuvent plus être des acteurs mondiaux déterminants. Un ensemble cohérent d’États comme l’Union européenne représente un ensemble géographique, économique et politique de taille largement suffisante pour être un tel acteur.
Projet commun et politique cohérente Encore faut-il que cette Union soit portée par un projet commun et développe une politique cohérente en interne et en externe. 18
En interne d’abord. L’enjeu est fondamentalement celui de la sauvegarde du modèle social européen et de la mise en œuvre des valeurs déclarées : l’ensemble de nos systèmes de protection sociale et les services publics, dans leur qualité et dans leur universalité (accès assuré à tous), sont menacés à la fois par la pression du marché mondial et par une idéologie d’inspiration très libérale. Dans un tel contexte, si la concurrence entre les États membres concernant la fiscalité et les normes sociales prédomine par rapport à la coopération et la convergence, la pression à la baisse et à la dégradation est inévitable. La question se pose aujourd’hui avec une acuité et une urgence bien plus grandes du fait de l’adhésion des dix nouveaux pays. Les nouveaux membres peuvent en effet être tentés de jouer la carte de la concurrence fiscale et sociale : une surenchère tirerait vers le bas les normes salariales et sociales des anciens membres et, à moyen terme, handicaperait sérieusement tout projet sérieux d’Europe sociale pour les Vingt-cinq. Ce qui est en cause, c’est la dignité de la personne humaine et la solidarité. En externe, ensuite. L’Union européenne ne peut constituer un contrepoids nécessaire aux États-Unis et être un facteur efficace de paix et de développement sans une véritable politique commune : la concurrence des intérêts politiques et économiques nationaux ont des effets désastreux dans le pays du Sud. L’Afrique en est le témoin dramatique. Par manque de projet politique commun, l’Union a été incapable d’initiative efficace tant dans la guerre des Balkans qu’au Moyen-Orient.
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Le marché, laissé à lui-même, ne peut assurer ni la justice, ni la solidarité, ni la paix, ni la sauvegarde des biens publics majeurs comme l’environnement ou l’accès à l’eau pour tous, ni des services publics accessibles à tous : il ne peut répondre qu’aux besoins et demandes solvables. Et s’il n’est pas régulé et maîtrisé politiquement, il ne servira que les plus forts. Il ne peut donc assurer le bien commun. Le marché est un élément de régulation et d’efficacité économique indispensable. S’il devient l’unique norme, on en fait une idole meurtrière.
La Constitution, ses apports et ses limites De point de vue institutionnel, la réforme des traités était indispensable : le traité de la Communauté européenne avait été fondamentalement pensé pour une Communauté à six ; celui de l’Union européenne, de teneur politique, l’avait été en termes intergouvernementaux, pas en termes communautaires. Leur inadaptation croissante au fur et à mesure des élargissements, la complexité des procédures et des modes de décision, les tensions entre le communautaire et l’intergouvernemental ne sont plus gérables. Les gouvernements des Quinze étaient conscients du problème, conscients de ce qu’on risquait d’arriver à des blocages de l’ensemble de la mécanique européenne. Cependant, malgré les objectifs qu’ils s’étaient fixés, ils s’étaient montrés incapables de s’entendre sur les réformes nécessaires lors des deux conférences intergouvernementales d’Amsterdam (1997) et de Nice (2000). 20
Conscients aussi de la rupture croissante entre les opinions publiques et les institutions européennes, les chefs d’État avaient décidé de la rédaction d’une Charte des droits des citoyens européens. Pour ce faire, ils avaient mis en place une Convention, assemblée rassemblant pour les trois-quarts des représentants des parlements nationaux et du Parlement européen et pour un quart des représentants des gouvernements. La procédure avait été efficace. C’est pourquoi, à l’initiative du gouvernement belge lors du Conseil européen de Laeken (2001), ils décident de la convocation d’une nouvelle Convention, dont ils confient la présidence à Valéry Giscard d’Estaing. Celle-ci se différenciait de la précédente par le fait que les dix pays dont l’adhésion avait été acceptée, mais qui n’étaient alors pas encore membres, étaient représentés de plein droit à la Convention. Cette Convention élabora donc le projet de Constitution remis aux gouvernements en juillet 2003 et agréé par eux, sans modification notable, en juin 2004. Il est actuellement en cours de ratification dans les différents États, par voie parlementaire ou référendaire. Cette Constitution marque une avancée significative par rapport aux traités en vigueur : cohérence et lisibilité, amélioration sensible du fonctionnement des institutions européennes, plus grande ouverture démocratique, meilleure capacité d’action extérieure, etc. Sur aucun point, il n’y a de recul du point de vue politique ou social par rapport aux traités en vigueur. L’intégration de la Charte des droits fondamentaux dans le traité est également une avancée importante.
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Le social et le politique en souffrance Mais il faut regretter que la Constitution n’aille pas plus loin du point de vue social et de l’objectif de convergence politique, et que le verrou de l’unanimité soit maintenu dans des domaines fondamentaux comme la fiscalité, ce qui pèse négativement sur la possibilité de développer une politique sociale. De même, la lourdeur des procédures de révision de la Constitution et des traités actuels. Dans cette période ouverte à la ratification, il y a dans certains pays un débat intense autour du oui ou du non. Je suis convaincu que la campagne pour le non, opposée à une Europe néolibérale, commet une erreur politique majeure. Une alliance contre nature se dessine autour du non : d’un côté, une campagne « European no campaign » menée par l’extrême droite et des partis souverainistes, en Angleterre et en Pologne particulièrement ; d’un autre, la campagne menée par une gauche plus ou moins radicale, en contestation des orientations trop libérales de la Constitution. Si le non l’emporte, il y aura nécessairement nouvelle négociation. Mais, compte tenu des tendances politiques actuelles et du poids relatif de la droite et de la gauche dans le non, le risque le plus important sera un recul sur ce qui a difficilement été concédé. C’est d’abord au niveau national et par un travail en réseau international qu’on peut espérer changer les tendances politiques en faveur d’une option plus sociale et prévoir dans la suite une révision de certains aspects de la Constitution. La Constitution de l’Union européenne n’est qu’une étape dans le long processus de construction de l’unité. 22
Les valeurs et leur mise en œuvre De façon très affirmée, la Constitution déclare que l’Union se fonde sur un certain nombre de valeurs fondamentales. Il en est ainsi dès les premières lignes du préambule : « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la démocratie, la liberté et l’État de droit… » Sont ensuite cités comme objectifs la recherche du « bien pour tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis », ainsi que « la paix, la justice et la solidarité dans le monde ». Et sont déclarées les « responsabilités à l’égard des générations futures et de la planète ». Quant à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui constitue la Deuxième partie de la Constitution, elle est entièrement structurée autour de 5 valeurs : dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté et justice (au sens d’État de droit). Au niveau des déclarations en tout cas, il est évident que le projet politique de l’Union européenne ne se réduit en aucune façon à un projet économique. Nombre d’acteurs européens sont bien convaincus de ce que l’avenir de l’Europe ne peut se réduire à celui d’un grand marché. S’il devient l’unique loi commune, le marché fait peur : la tendance lourde à la « marchandisation de tous les biens et de tous les services a pour conséquence un accroissement des inégalités, une fragilisation des statuts professionnels et des garanties offertes par la protection sociale, et une multiplication des exclusions. 23
Des valeurs qui fondent l’Europe « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la nondiscrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » Projet de Constitution européenne, Art. I-2
De la parole aux actes Il faut pouvoir vérifier si les moyens mis en place sont adéquats pour faire valoir les valeurs déclarées, afin de faire en sorte que les politiques réelles en soient une expression. De ce point de vue, il faut analyser la façon concrète dont l’Union façonne les sociétés européennes. Si les valeurs déclarées expriment l’intention européenne, comment donner forme et contenu à un tel projet, en assurer la mise en œuvre ? Et comment lever certaines contradictions, comme celle qui oppose les déclarations d’intention portant sur un niveau élevé de protection sociale et les pratiques contraignantes concernant la concurrence qui ne tiennent pas compte des effets sociaux de ces choix économiques ? La construction de l’Union suppose de la part des pays membres qu’ils renoncent à une part croissante de leur 24
souveraineté, par un transfert au niveau européen. Mais les populations ne peuvent adhérer à un tel processus que si elles perçoivent clairement que cela leur apportera des avantages réels (économiques, sociaux, en termes de sécurité, etc.), et pas seulement des contraintes supplémentaires et un écrasement des cultures locales. C’est particulièrement vrai pour les nouveaux pays, soumis pendant des décennies au totalitarisme soviétique.
Les enjeux de paix La grande aventure institutionnelle européenne a été lancée sur la base de l’exigence éthique et spirituelle de la paix. L’économie a été choisie comme moyen, et par l’économie, la paix a été assurée entre les pays membres de la Communauté européenne. Mais avec une double limite. Cette paix s’est faite dans une Europe divisée par le Rideau de fer. À l’Est, c’était la Pax sovietica, absence de guerre entre les États, mais aussi absence de liberté. Et si la paix était assurée entre les États membres de la Communauté, la méthode était et est toujours incapable de contribuer à résoudre le problème des violences armées intra-étatiques : en Irlande du Nord, au Pays Basque, en Corse. L’empire soviétique s’est effondré. On a cru à une ère de prospérité et de paix. Mais la violence s’est déchaînée dans les Balkans et en Tchétchénie. Plusieurs États de l’ex-URSS sont aujourd’hui de véritables poudrières, en particulier dans la région du Caucase. Les conflits se sont multipliés, en Afrique, mais aussi en Asie. La guerre a amené le chaos 25
en Irak, tandis qu’en Palestine, le processus de paix est encore bien fragile. Sur tous ces terrains, l’Europe est quasi inopérante, incapable de voix et de politique communes.
Le poids des religions Les fondamentalismes et les intégrismes religieux se sont développés, principalement dans le monde musulman, mais aussi parmi les chrétiens, aux États-Unis surtout. Il y a également les crispations religieuses liées aux revendications nationalistes : ainsi la confrontation dans les Balkans des trois grandes traditions religieuses, catholique (ou plus largement latine), orthodoxe et musulmane, avec des phénomènes de purification ethnique de part et d’autre. S’ajoutent à ces foyers de violence, les tensions nouvelles dans le dialogue œcuménique, en particulier entre les Églises de tradition latine, catholique et protestantes, et celles de tradition gréco-byzantine, orthodoxes. La paix reste un enjeu majeur du projet européen, enjeu où les Églises et religions ont une responsabilité importante en raison même de leurs histoires conflictuelles, de leur immersion dans les identités nationales et de leurs difficultés à s’entendre.
Les enjeux de solidarité L’histoire de l’institution européenne est marquée par une tension permanente entre solidarité et égoïsme national. L’Union européenne déclare poursuivre une politique de cohésion économique, sociale et territoriale, visant à réduire 26
les écarts de développement. La politique agricole commune, les fonds structurels et régionaux venant en soutien des pays ou régions plus pauvres, sont une expression de la solidarité. De plus, la Constitution introduit un principe transversal, c’est-à-dire une obligation de prendre en considération les conséquences sociales de toute politique. Mais cette obligation n’est soumise à aucune sanction. Le refus de toute politique d’harmonisation fiscale ou de définition commune de normes sociales est l’expression des égoïsmes nationaux : alors que l’objectif européen est la coopération loyale entre les États, dans ces domaines économiques et sociaux très sensibles, la concurrence règne. Chaque État cherche à réduire sa propre fiscalité sur les revenus et sur les entreprises, afin d’attirer chez lui les investissements industriels. Cela se fait au détriment à la fois des États voisins et des secteurs les plus faibles de la population, en augmentant systématiquement les inégalités.
Une solidarité active… Les fonds structurels ont permis à un pays comme l’Irlande de rejoindre le niveau moyen européen en ce qui concerne le PIB. Ils ont permis au Portugal et à certaines régions d’Espagne et d’Italie de connaître un développement considérable. Ils ont soutenu la reconversion économique et industrielle d’autres régions. L’intégration des nouveaux pays augmente fortement les écarts entre les États membres : la plupart de ces pays sont très nettement plus pauvres que les Quinze. La solidarité devrait jouer et c’est en leur faveur que les fonds structu27
rels devraient maintenant être orientés. Mais cela demandera un effort plus important que celui qui a été accompli lors des élargissements précédents parce que les écarts sont plus grands et parce que la population concernée est plus nombreuse. Le passage de l’économie communiste dirigiste à l’économie de marché s’est effectué de façon brutale et sauvage ; les industries lourdes obsolètes se sont effondrées ; la petite agriculture familiale, très répandue, ne peut faire face à la concurrence de l’agro-industrie ; le sousemploi masqué assurant un minimum vital est devenu du chômage non couvert par un revenu ; l’éducation, la santé, le logement sont devenus payants. La pauvreté a pris une ampleur inconnue à l’époque communiste.
…pas toujours mise en œuvre Face à une telle situation, il y urgence à développer une solidarité active, et donc la générosité de la part des anciens membres de l’Union. Solidarité et générosité qui sont d’ailleurs un bon placement à moyen terme, car tout le monde y gagnera si ces pays connaissent un véritable développement économique. Mais nos gouvernements n’ont pris aucune initiative au cours des années de négociation en vue de l’adhésion des 10 nouveaux pour nous préparer à accepter le coût de cette solidarité. Au lieu de cela, 6 gouvernements2 ont déclaré vouloir réduire le budget européen à 1 % du PIB national, alors qu’il est actuellement officiellement de 1,27 %. C’est un véritable scandale du point de vue éthique que dénonce la Commission européenne : les objectifs que l’Europe se donne sont impossibles à réaliser dans le cadre d’un tel budget. 28
Malheureusement, les Églises sont jusqu’à présent restées très silencieuses sur ce sujet.
Le nécessaire débat sur le sens « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique… Le débat sur le sens de la construction européenne devient un enjeu politique majeur. » Jacques Delors
La question est de savoir s’il y a, s’il peut y avoir un véritable projet européen. Ce projet n’est certainement pas défini ; certains contours en sont proposés par l’histoire même de l’Union européenne : la recherche de la paix, l’État de droit, la démocratie et les droits humains, une certaine solidarité. Le préambule de la Charte des droits fondamentaux cite les valeurs communes et indivisibles sur lesquelles l’Union européenne veut se fonder. Le préambule et l’article 2 du projet de Constitution citent eux aussi les valeurs qui fondent l’humanisme. Il y a là les bases d’un projet européen de société. Nous sommes donc confrontés au défi de construire ensemble une société portée par des valeurs humaines, alors même que nous sommes différents. Ces valeurs sont déclarées dans les textes, mais la définition de leur contenu concret, leur traduction dans la pratique législative et leur mise en œuvre supposent qu’il y ait dialogue et débat entre 29
les différentes traditions de conviction sur leur sens et leur contenu. Un ensemble de problèmes portent en fait sur le sens même de l’humanité et du vivre en commun dans le monde : - travail et chômage, pauvreté, rapport aux pays pauvres : qu’est-ce que la solidarité ? Les pauvres ont-ils de véritables droits à faire valoir vis-à-vis des riches ? Sur quoi se fonde cette solidarité ? Qu’exige-t-elle concrètement ? - biotechnologies : face aux nouvelles possibilités des sciences de la vie, qu’est-ce que la dignité humaine ? Au nom de quoi établir des limites à ne pas franchir ? - environnement : des hommes et des femmes qui n’existent pas encore ont-ils des droits par rapport aux vivants d’aujourd’hui ? - démographie : les taux de fécondité en Europe sont en dessous du taux de reproduction des générations : quelle société préparons-nous pour demain ? Au nom de quoi y a-t-il dans ce domaine une responsabilité pour l’avenir ?
La démocratie participative La Constitution comporte un chapitre important sur la démocratie, le titre VI : « La vie démocratique de l’Union ». Il y a d’abord affirmation du principe fondamental de la démocratie représentative, principe sur lequel reposent tous nos États démocratiques : responsabilité politique des Parlements, et donc du Parlement européen, et représen30
tation des citoyens par le biais des partis politiques (Art. I-46). En raison de l’architecture propre de l’Union, la démocratie représentative ne fonctionne cependant pas de façon identique par rapport aux États nationaux. Vient ensuite un article tout nouveau dans le droit constitutionnel, article qui affirme le principe de la démocratie participative (Art. I-47). De quoi s’agit-il ? L’expérience montre que pour gérer politiquement et législativement certains dossiers, le parlement élu n’est pas toujours l’instance la mieux placée, en tout cas par lui-même. Si on donne la parole aux secteurs de la population directement concernés par les questions en débat, on a de meilleures chances d’aboutir à une décision capable d’être soutenue par un consensus suffisamment large. La plupart de nos États en ont déjà l’expérience dans certains domaines. Le plus clair est la responsabilité reconnue aux partenaires sociaux pour gérer les questions de relations de travail : leur accord prend force de loi ou est ratifié ensuite par le parlement ou le gouvernement, celui-ci n’intervenant que si les partenaires sociaux ne sont pas capables de se mettre d’accord. Cette responsabilité des partenaires sociaux est ainsi reconnue au niveau européen (Art. I-48), et cela au titre de la consultation pré-législative. Il peut en aller de même dans de multiples autres domaines : santé, éducation, aménagement du territoire, etc.
Le dialogue avec les religions Dans le même esprit, ce chapitre prévoit un dialogue avec les Églises, les religions et les organisations non confessionnelles. 31
Il y a, en ce qui concerne ce dialogue, un strict parallèle entre religions et société civile. Les organisations philosophiques et non confessionnelles visent en fait, principalement, les différentes obédiences de la franc-maçonnerie, en vue de tenir compte du caractère réellement pluraliste du débat sur les questions porteuses de sens. À l’appel de la Fédération humaniste européenne, qui représente officieusement une partie de la franc-maçonnerie, une pétition a cependant circulé demandant la suppression de cet article 52. Quelles sont les raisons invoquées ? Essentiellement, que cela reconnaîtrait aux Églises (et plus spécifiquement à l’Église catholique) le droit « de faire prévaloir leurs options religieuses », ou que cela institutionnaliserait « un droit d’ingérence des Eglises dans les institutions de l’Union en des ma-
Statut des églises et des organisations non confessionnelles 1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres. 2. L’Union respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. 3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier, avec ces églises et organisations. Article I-52
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tières relevant des choix individuels ». C’est donc le troisième paragraphe qui est visé. On critique le fait que cela donne aux Églises un droit d’intervention pré-législative. Ce qui est clairement en cause, ce sont les questions éthiques dans les domaines touchant au corps et à la sexualité : avortement, euthanasie, homosexualité. Secondairement, il s’agit aussi d’une contestation du premier paragraphe : certains souhaiteraient que l’Union puisse intervenir pour imposer aux Églises qu’elles se conforment aux déclarations concernant les droits humains, en particulier en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes, et qu’elle puissent éventuellement être condamnées par la Cour de justice européenne.
Pourquoi cet article est-il important ? • Les Églises font partie de la société civile : elles peuvent donc trouver leur place dans le dialogue institué par l’article 47. Pourquoi le spécifier par l’article 52 ? Pour 2 raisons. D’abord en raison de ce que dit l’article 52 : les Églises, les religions et les organisations philosophiques et non confessionnelles ont à apporter « une contribution spécifique ». À la différence des multiples associations de la société civile, qui ont toutes un intérêt particulier, les Eglises représentent d’abord une vision globale sur l’être humain et la société. Ensuite parce qu’il y a des groupes qui, clairement, ne veulent pas un tel dialogue avec les Églises : il n’est donc pas inutile de préciser les choses. • Églises et religions rassemblent des groupes très importants de populations, majoritaires dans certains pays : il est normal, du point de vue démocratique, qu’elles soient entendues. Cela ne leur donne nullement le droit 33
de faire « prévaloir’leurs options ou leur point de vue, mais seulement de les faire « valoir’dans le débat public, ce qui est tout différent. Il appartient ensuite aux pouvoirs publics européens de se former un jugement face aux différents points de vue exprimés au sein de la société civile. • Un certain nombre de catholiques ne se sentent pas vraiment représentés par la hiérarchie dans les questions éthiques (raison pour laquelle certains se sont ralliés à la pétition de la FHE). Il leur appartient d’agir au sein de l’institution pour que l’esprit de la démocratie participative y ait davantage de place. Ce n’est pas une raison suffisante pour contester à l’institution le droit de s’exprimer. Par ailleurs, il faut faire la part des phantasmes : les interventions de la COMECE (Commission des épiscopats de l’Union européenne) portent sur les questions sociétales (immigration et exil, coopération, justice sociale, modèle social européen, etc.), et non sur les questions controversées dans le domaine éthique. • Quant au reproche de la possibilité d’une intervention pré-législative, il faut faire observer que c’est le sens même de la démocratie participative que de pouvoir intervenir dans le cadre de la préparation des lois, comme d’ailleurs dans celui de l’évaluation de leur mise en œuvre.
Chap itre
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Un défi pour les croyants
Les controverses autour des préambules Nommer Dieu dans la Constitution ? Dieu n’est pas nommé dans la Constitution. Il y a eu une demande assez forte pour qu’il le soit. Il vaut la peine de s’interroger sur le sens d’une telle demande. Il s’agit de nommer Dieu comme fondement de valeurs, disait explicitement la première déclaration de la COMECE (21.05.02), « reconnaître l’ensemble des sources à partir desquelles ces citoyens puisent leurs valeurs. » Et le préambule de la Constitution polonaise était avancé : « à la fois ceux qui croient en Dieu, comme la source de la vérité, de la justice, du bien et de la beauté, tout comme ceux qui ne partagent pas une telle foi mais respectent ces valeurs universelles provenant d’autres sources ». Un autre argument, souvent donné par les Églises des pays anciennement communistes, est le fait que la religion et donc la foi en Dieu ont permis de résister au communisme, Dieu étant en quelque sorte l’antidote au totalitarisme. 35
Les Polonais insistent sur la valeur fondamentale de la famille dans la société, valeur proprement chrétienne, et ils nomment Dieu dans leur Constitution comme source de valeur. Or que constate-t-on ? Le taux de fécondité en Pologne très catholique est actuellement de 1,1 alors qu’il est de 1,9 en France, pays laïque ; il est de 1,2 en Allemagne, qui nomme Dieu dans sa Constitution, et de 1,7 en Belgique, qui ne le nomme pas… Quelles que soient les raisons de cette différence (entre autres économiques : mais l’économique est-il la référence morale en dernière instance ?), on peut légitimement se poser la question de savoir dans quels pays les familles sont de fait le plus ouvertes à la vie. Cette invocatio Dei aurait été une erreur. Pourquoi ? Nous vivons dans une Europe plurielle : quelles que soient les formules utilisées, on semble toujours privilégier ceux qui croient en Dieu par rapport aux autres. C’est le cas typiquement, malgré l’effort contraire, dans la formule polonaise : en premier lieu — et positivement — ceux qui croient en Dieu, ensuite — et négativement — ceux qui n’y croient pas, mais… Les sociétés des pays où la Constitution nomme Dieu ne sont pas plus morales, pas plus proches des valeurs évangéliques que les sociétés qui ne le nomment pas. Nommer Dieu ne protège ni de l’intolérance ni de la violence, et parfois son nom en est le drapeau : ainsi l’usage qui en est fait aux États-Unis par George Bush ou par les islamistes radicaux, comme Al Quaida. Derrière la revendication de la nomination de Dieu, il y a chez nombre de croyants la conviction plus ou moins affirmée selon laquelle sans Dieu, il n’y a ni espérance pos36
sible, ni véritable morale. Comme croyants, ne devonsnous pas croire qu’il y a en tout homme et toute femme une source fondamentale de bien sur la base de laquelle un dialogue est possible pour construire ensemble une société meilleure, pour définir ensemble les valeurs fondamentales sur lesquelles on veut construire notre société ? Cette conviction de la présence de l’image de Dieu en tout être humain est pour moi, croyant, l’argument le plus important pour refuser la référence à Dieu dans un texte constitutionnel.
Une référence explicite au christianisme ? La demande de référence au christianisme a été nettement plus forte que celle visant à ce qu’on nomme Dieu. Le Parti populaire européen (PPE), plusieurs gouvernements et les Églises ont demandé que le Préambule soit modifié pour citer explicitement le christianisme comme constitutif de l’héritage culturel et religieux de l’Europe. Comment évaluer cette demande ? Il y a une injustice historique majeure à ne pas vouloir reconnaître que le christianisme a été la matrice culturelle principale de l’Europe pendant plus de mille ans. La culture contemporaine et ses valeurs en sont durablement marquées. Notre société ne doit cependant pas son sens des valeurs au seul christianisme. Les sources grecque et romaine sont reconnues par tous. Le christianisme lui-même était porteur de la tradition juive, tandis que le judaïsme a continué à influencer profondément la pensée européenne. L’islam a été européen et a joué aussi un rôle déterminant de culture, 37
entre autres par la transmission, l’interprétation et le développement de l’héritage grec. Il y a eu encore les apports celtiques, slaves, etc. Et les Lumières ont été déterminantes, tout au moins dans l’Europe de tradition latine. Il y aurait donc aussi injustice à ne nommer que le seul christianisme. Et si on le nommait, où s’arrêter dans la liste des sources ? Diverses traditions spirituelles concourent à la consolidation de ces fondements [des démocraties européennes].Les Églises n’ont aucun monopole dans cette consolidation des fondements. Elles sont obligées de prendre part à la discussion générale, de concert avec les différents courants spirituels, en particulier avec les autres Églises chrétiennes et les religions non chrétiennes. Pour encadrer ces discussions les conditions juridiques nécessaires doivent être inventées dans nos sociétés. Cardinal Miloslav Vlk
Nombre de valeurs dont vit notre culture trouvent leurs racines dans le christianisme, mais certaines de ces valeurs ont dû être (re)conquises et affirmées contre les Églises, et en particulier contre l’Église catholique : liberté de conscience, démocratie, autonomie du sujet, etc. : ces valeurs aujourd’hui partagées et fondamentales dans notre culture ont été très clairement condamnées par le Magistère de l’Église. Notre Europe est à la fois le fruit du christianisme et de l’effort de la société pour se libérer de l’emprise de l’Église. 38
Le christianisme a été facteur d’humanisme et de civilisation. Il a aussi été facteur de violence. La sécularisation de l’État et la séparation entre religion et État ont été une mesure de protection nécessaire contre cette violence. Le christianisme a aussi été porteur d’intolérance et de volonté hégémonique (Inquisition, croisades, reconquista…). Il faut respecter, par la discrétion, cette mémoire blessée, en attendant le jour où nous pourrons de façon pacifiée écrire ensemble l’histoire et le bilan des rapports entre le christianisme et la société européenne.
L’engagement sur les valeurs et le sens Le préambule et le titre I de la Constitution, de même que la Charte des droits fondamentaux déclarent des valeurs fondamentales. Le problème est que les traités actuels et la Constitution ne donnent pas à l’Union les moyens de mettre réellement en œuvre ces valeurs, en particulier dans le domaine de la solidarité et de la justice sociale. En effet, le principe de la concurrence est une norme de droit : l’Union, par la Commission et la Cour de Justice, a les moyens d’imposer cette norme tant aux États qu’aux entreprises, même lorsque c’est au détriment du social. Le social, quant à lui, n’est que de l’ordre de la coordination libre, de l’encouragement ou de la consultation. Cette hiérarchie de normes est profondément injuste. De ce point de vue, les Églises et les croyants, comme citoyens et au nom de leur foi, sont appelés à exercer une fonction permanente de vigilance : il s’agit d’en appeler 39
constamment les opinions publiques et les responsables politiques à la cohérence entre les déclarations d’intention et les politiques réelles.
La participation au débat pluraliste Nous nous trouvons à un tournant majeur de l’histoire européenne. Les vraies questions portent sur la solidarité interne et externe de l’Union et sur la politique de paix : l’avenir des droits sociaux, les politiques de lutte contre la pauvreté, les politiques d’immigration et d’asile, la dignité de la personne humaine, les rapports de coopération avec les pays du Sud, les orientations fondamentales de la politique étrangère et de la politique de défense. L’Église catholique n’est pas silencieuse sur toutes ces questions. Mais elle n’est pas ou trop peu entendue, en raison de son manque de crédibilité dû à son insistance massive et répétée sur l’héritage chrétien qui a eu tendance à voiler tout le reste de son discours, et de sa rigidité au sujet des questions concernant le domaine de la sexualité et de la vie. Il ne faut pas non plus minimiser l’influence très partiale de certains grands médias. La Constitution ouvre officiellement et institutionnellement la porte à une participation des Églises au débat politique sur tous les grands enjeux européens. Pour qu’une telle participation puisse être crédible et féconde, il y a au moins trois conditions majeures : - que les Églises intègrent dans leur propre fonctionnement l’esprit de la démocratie participative, qu’elles 40
s’ouvrent au débat interne, en se mettant à l’écoute de l’expérience des croyants et de l’apport des théologiens, c’est-à-dire de tous les acteurs concernés par les questions en débat. - que les Églises trouvent le ton juste dans leur participation au débat public, par une parole de conviction, modeste, non autoritaire et sans prétendre détenir pour l’éternité toute la vérité. Les Églises sont aussi appelées à se mettre elles-mêmes en chemin avec les hommes et les femmes de bonne volonté sur ces questions nouvelles. - que, dans une Europe plurielle dont la devise est « l’unité dans la diversité », le rapport entre les Églises soit fait de dialogue et de respect mutuel, donnant la priorité à la recherche de la communion dans la reconnaissance de la diversité positive des traditions. Le chapitre 25 de Matthieu manifeste bien que le critère décisif du sens, aux yeux de Dieu même, réside dans la qualité du rapport à l’autre, en particulier cet autre qui est dans le besoin ou en situation de détresse. Le chapitre 16 de Luc, avec la parabole du riche qui festoie et du pauvre Lazare, va dans le même sens. C’est sans doute d’abord ce type de relation sociétale que les Églises ont à faire valoir : dans sa toute première encyclique, Redemptor hominis, Jean-Paul II a fortement mis en avant cette dimension politique de l’Évangile, en appliquant précisément cette parabole au rapport entre pays riches et pays pauvres.
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Le difficile dialogue avec les Églises orthodoxes L’élargissement aux dix nouveaux pays et plus encore les nouvelles perspectives d’élargissement posent la question des relations avec la tradition orientale du christianisme avec plus d’urgence que jusqu’à présent. Il ne faut pas oublier, cependant, qu’un grand pays de tradition orthodoxe était déjà membre de l’Union : la Grèce, pays avec lequel les relations n’ont pas toujours été faciles. Aujourd’hui, le rapport avec les Églises orthodoxes représente une difficulté particulière et un enjeu spécifique. À l’époque du communisme, les Églises orthodoxes des pays soumis au régime soviétique étaient demandeuses du dialogue : c’était pour elles à la fois un soutien moral et un appui politique. À l’heure actuelle ce rapport est devenu beaucoup plus difficile pour de multiples raisons. Relevons d’abord quelques raisons majeures : les Églises orthodoxes d’Europe orientale partagent largement avec les Églises catholique ou protestantes des pays d’Europe centrale une position très critique par rapport au phénomène de la sécularisation de l’Europe occidentale avec la perte du sens de la transcendance ; vis-à-vis des Églises protestantes, les Églises orthodoxes sont en tension principalement sur la question de l’accès des femmes au ministère et sur l’attitude vis-à-vis de l’homosexualité : cette critique elles la partagent avec l’Église catholique ; vis-à-vis de l’Église catholique, les Églises orthodoxes font le reproche de prosélytisme sur le territoire canonique orthodoxe. Mais il faut aller plus loin pour préciser les enjeux de ce difficile dialogue. 42
Ombres et lumières de l’histoire récente Il y a d’abord une exigence fondamentale : de part et d’autre, nous avons besoin de chercher à nous comprendre et à nous apprécier. Un des grands thèmes du pontificat de Jean-Paul II a été d’inviter l’Europe à respirer avec ses deux poumons : celui de la tradition latine, qui recouvre les traditions catholique et protestante, mais aussi l’expérience humaniste des Lumières, et celui de la tradition gréco-byzantine. Et cela demande de pouvoir aller au-delà des soupçons a priori réciproques : pour les Orientaux, les Occidentaux se sont laissés contaminer par l’immanentisme et la perversion morale développée par la culture ; pour les Occidentaux, les Orientaux sont culturellement des retardataires non évolués. Il faut sortir de ces clichés. Le dialogue œcuménique a déjà favorisé un certain accueil en Occident de la spiritualité dont est porteur l’Orient : qu’on pense aux mélodies byzantine adoptées dans les célébrations, à la place faite aux icônes (même si, la plupart du temps, on n’entre pas vraiment dans la spiritualité et la mystique dont les icônes sont porteuses). Il est important aussi de reconnaître et d’honorer les souffrances dont les Églises d’Europe centrale et orientale ont été le sujet, et la multiplicité des martyrs dont leur histoire a été marquée depuis 1945. En même temps, il faut reconnaître que les Églises orthodoxes souffrent d’une double faiblesse. D’une part, par tradition, elles ont très peu investi dans la formation, tant celle du clergé que celle des laïcs : elles se sentent de ce fait assez démunie face au monde moderne. D’autre part, et là aussi par des raisons de tradition, malgré la persécution 43
et la résistance de minorités, elles se sont assez largement soumises aux pouvoirs communistes. En Russie, la plupart des évêques (et certains d’entre eux sont encore en place) étaient membres du KGB. Leur silence pendant cette période a été très marqué. Il ne s’agit pas ici de juger ou de condamner : nous n’étions pas à leur place. Mais il faut reconnaître le fait. À cause de cela, aux yeux d’une partie de leur propre public, en particulier des intellectuels, elles se sont discréditées. De plus, l’argument du territoire canonique, par lequel les Églises orthodoxes prétendent être seules légitimes dans les pays de tradition orthodoxe, est de fait contredit par leur propre pratique dans la diaspora : dans les pays occidentaux, elles n’ont pas hésité à s’implanter, à établir leur propre hiérarchie et pour une part à se faire missionnaires…
Les Églises gréco-catholiques et l’uniatisme Dans plusieurs pays de tradition orthodoxe, au cours des siècles, surtout depuis le XVIIe siècle, des diocèses orthodoxes ont rétabli la communion avec Rome, tout en gardant leur liturgie et leur droit de tradition orientale. Ces Églises uniates ou gréco-catholiques ont toujours été très mal acceptées par les Églises orthodoxes, qui considéraient et considèrent toujours qu’elles avaient trahi la véritable foi dont la tradition byzantine est porteuse. Dans nombre de pays sous le régime communiste, comme en Roumanie ou en Ukraine, où dans certaines régions l’Église gréco-catholique était majoritaire, l’Église orthodoxe a été tolérée en étant mise sous contrôle, tan44
dis que l’Église gréco-catholique a été interdite, nombre d’évêques et prêtres étant condamnés, tandis que tous les biens appartenant à cette Église étaient transférés à l’Église orthodoxe locale. Il y a là une blessure toujours ouverte et profonde et non cicatrisée, parce que récente, et ce d’autant plus que les conflits de propriété qui en résultent ne sont pas résolus. À l’heure actuelle, il est officiellement reconnu de part et d’autre que l’uniatisme n’est pas le chemin de l’unité (déclaration de Balamand, juin 1993). Cette déclaration signifie que l’unité entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes ne sera pas restaurée par la voie de l’uniatisme, c’est-à-dire par le passage d’Églises locales à la communion romaine. Mais certains orthodoxes forcent le sens de la déclaration commune en considérant que les Églises gréco-catholiques existantes ont perdu leur légitimité. Or on ne peut ainsi supprimer un droit d’existence à des Églises qui ont plusieurs siècles d’histoire et ont aussi de nombreux martyrs, et souvent localement plus de martyrs que l’Église orthodoxe.
La recherche de la communion dans la vérité La réconciliation entre les peuples, gage de paix, n’est possible que par un partage des mémoires, permettant une relecture commune de l’histoire, et un processus de pardon mutuel. L’échange des mémoires, afin de faire la vérité sur le passé, consiste à entendre avec accueil et ouverture, la façon dont l’autre, l’adversaire, a vécu l’histoire dans laquelle l’un et l’autre nous avons été impliqués conflictuellement. Il suffit de comparer les livres nationaux 45
d’histoire, pour voir combien l’écriture de cette histoire a été partiale. Cette exigence existe aussi pour les Églises, et c’est particulièrement important dans le rapport entre Églises de tradition latine et surtout Église catholique et Églises orthodoxes. Du côté orthodoxe, la mémoire pèse lourd : elle est habitée par le souvenir d’une double trahison : trahison lors des Croisades avec le sac de Constantinople, trahison par l’abandon des pays orientaux à l’empire ottoman. Les mémoires, la mémoire longue du passé, et la mémoire plus récente de l’époque soviétique, demandent à être guéries. Cela ne peut se faire que dans l’écoute mutuelle, respectueuse de la souffrance de l’autre. Ce travail difficile est une exigence de la foi. Mais c’est aussi une contribution éthique politique et spirituelle à la paix en Europe.
La rencontre de l’islam Je termine, sans m’y étendre, sur un autre enjeu important de la nouvelle Europe pour les croyants. L’Europe est diverse, et sa diversité augmente. Un des éléments constitutifs de cette diversité aujourd’hui est représentée par l’islam. L’islam a cessé d’être une réalité extérieure à l’Europe : dans plusieurs pays européens (Belgique, France, Allemagne…), l’islam est devenu la seconde religion. L’islam est redevenu européen. Le contexte présent est marqué, d’une part, par les suites du 11 septembre 2001 et par le terrorisme d’inspi46
ration islamique, avec la figure emblématique d’Al Quaïda ; il est marqué, d’autre part, par la présence souvent mal tolérée et conflictuelle de l’immigration. La candidature de la Turquie, grand pays musulman, rend la question encore plus aiguë et complexe. Il est important de croire à cette possibilité d’un avenir pacifique commun dans le respect des diversités.
Pistes de lecture • Bino OLIVI (ancien porte-parole de la Communauté européenne), L’Europe difficile. Histoire politique de l’intégration européenne, coll. « Folio Histoire », Paris, Gallimard, 2001, 908 p. • Benjamin ANGEL et Jacques LAFITTE, L’Europe. Petite histoire d’une grande idée, Paris, Gallimard, 1999. • P. TRONQUOY et M. VALLET, Petit guide de la Constitution européenne, La Documentation française et France Info, 2005. • Collectif, Regards croisés sur l’Europe, Paris, PUF, 2005. • Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Paris, La Documentation française, 2005.
Table des matières Éditorial 1 Un bref parcours historique 2 Les questions concernant l’avenir 3 Les enjeux du présent 4 Un défipour les croyants Table des matières
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Ce soixante-troisième numéro de la collection « Que penser de… ? » a été réalisé par Ignace Berten.
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La nouvelle Europe
Ce soixante-troisième numéro sur la nouvelle Europe a été réalisé par Ignace Berten.
Trimestriel • Éditions Fidélité no 62 • 2e trimestre 2005 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies
ISBN 2-87356-317-6 Prix TTC : 2,45 €
9 782873 563172
No d’agréation : P401249
notre horizon : horizon géographique évidemment ; horizon culturel aussi. Mais également horizon spirituel : le défi d’une véritable réconciliation entre peuples et entre Églises ; le défi de la paix à promouvoir ; le défi de la solidarité et de la justice ; le défi d’une unité dans la diversité et le respect de la dignité de tous.
La nouvelle Europe
La nouvelle Europe, c’est un élargissement de