Ta Parole, ma demeure

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Fernand Colleye est un ancien journaliste de la radio-télévision belge, ami du père Radermakers qu’il a accompagné en Terre Sainte. Dans leurs libres entretiens, Fernand Colleye nous fait découvrir la sérénité du savoir et la fécondité de l’expérience spirituelle de l’un des grands passeurs des Écritures pour notre temps.

Jean RADERMAKERS

Un livre d’entretiens pour découvrir la personnalité attachante et le fil rouge de l’engagement jésuite de Jean Radermakers, belle figure de l’exégèse francophone qui fut à la même école que Paul Beauchamp. Enseignant passionné et conférencier hors pair, Jean Radermakers est professeur à l’Institut d’Études théologiques de Bruxelles (IET). Hébraïsant attaché à la tradition juive, il a mené d’innombrables groupes en Terre Sainte pour découvrir la Bible sur le terrain. Cet homme sincère et discret est aussi animateur de cercles bibliques et d’équipes de foyers. Jean Radermakers a marqué de son érudition souriante, de sa simplicité pleine d’attention et de sa foi inébranlable plusieurs générations d’étudiants, d’auditeurs, de marcheurs et de chercheurs de Dieu. Nombreux sont ceux qui ont découvert à sa suite la passion de la Parole de Dieu et l’amour du Christ qui l’incarne. Avec Jean Radermakers, c’est d’un même élan qu’on aime l’homme et les Écritures qui le font vivre, cette Parole de Vie que sans relâche il explique, il transmet et il actualise.

Ta Parole, ma demeure

Ta Parole, ma demeure

Jean RADERMAKERS

Ta Parole

ma demeure

Entretiens avec

Fernand COLLEYE

9 782873 563240

fidélité

idélité ffidélité

ISBN 2-87356-324-9 Prix TTC : 16,95 €

fidélité



Ta Parole, ma demeure



Jean Radermakers, s.j.

Ta Parole ma demeure Entretiens avec Fernand Colleye

fidélité

Namur – Paris


© Éditions fidélité 61, rue de Bruxelles 14, rue d’Assas BE-5000 Namur FR-75006 Paris BELGIQUE FRANCE fidelite@catho.be Dépôt légal : D/2005/4323/23 ISBN 2-87356-324-9 Imprimé en Belgique Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Couverture : photo © D.R.


Liminaire Sagesse, mon aimée… « C’est elle que j’ai chérie et recherchée dès ma jeunesse. Je me suis efforcé de l’avoir pour épouse et suis devenu l’amant de sa beauté. Son intimité avec Dieu fait éclater sa noble origine, car le Maître de l’univers l’a aimée… Je décidai donc d’en faire la compagne de ma vie, sachant qu’elle serait ma conseillère aux jours heureux, ma consolation dans mes succès et peines… » (Sg 8, 2-3.9).

Salomon est censé parler ainsi. Le vieux roi, marqué par la vie avec ses malheurs et ses joies, avec ses élans de vérité et ses faiblesses mensongères, avec son discernement sans faille et aussi ses malheureuses erreurs. Salomon parle ainsi. En relisant ces lignes, je les fais miennes, tandis que l’homme que je suis, doucement, « s’en va vers sa demeure d’éternité », comme l’écrit Qohélet en évoquant l’avancée dans la vieillesse (cf. Qo 12, 5). Sans doute ces lignes résument-elles au mieux ma vie au service de la Parole de Dieu. Parole de lumière. Parole de feu. Parole faite chair en Jésus de Nazareth. Parole faite livre dans la Bible et l’Évangile. Parole faite nourriture dans l’Eucharistie. Parole faite compagne dans l’intimité de la contemplation. Parole vivante dans le corps de l’humanité.


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Ce petit volume de « mémoires » voudrait vous entretenir de cette Parole de vie qui accompagne mon existence depuis ma naissance sans doute, puisque, quelques jours plus tard, dans l’église Saint-Remacle de Verviers, j’ai été « plongé dans l’intimité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint » suivant la liturgie du baptême. Mais plus consciemment et de façon déterminée depuis l’âge de douze ans, étape de ma « communion solennelle » ou profession de foi en mai 1936. De quel droit emprunter les termes du roi Salomon ? C’est la Parole elle-même qui nous y convie, car « Dame Sagesse » traduit le projet maternel de Dieu sur les hommes, sur chaque un — ou chaque une. Projet d’amour qui traverse le peuple d’Israël. Projet d’un amour qui donne sa propre vie. Cette Sagesse apparaît sous les traits d’une jeune femme qui appelle et invite au repas (cf. Pr 9, 1-2.5). Elle se présente aussi sous les traits d’un père parlant à son fils, afin de l’éduquer à la liberté, et elle s’universalise dans le personnage du roi : « Mon fils, agis comme je t’ai appris à le faire, d’après ma propre expérience d’homme qui prend ses responsabilités dans la vie et qui sait gérer, organiser les choses et diriger les hommes » (cf. Pr 4, 1-9 ; 7, 1-2). Car le roi de la Sagesse, c’est Adam, c’est tout homme qui a reçu, avec sa création, une vocation — une « prédestination », diront certains —, c’est-à-dire une espérance d’amour. Ainsi donc, dès ma jeunesse, j’ai été appelé à épouser la Sagesse, au même titre que le roi Salomon. Or, la Sagesse personnifiée, j’ai progressivement appris qu’elle avait pris pour moi le visage de mon père, plutôt autoritaire mais très sensible, de même que celui de ma mère, affectueuse et sachant ce qu’elle veut. J’ai appris que cette Sagesse, d’origine divine, se coulant dans les paroles et les gestes de Jésus comme Celui qui les anime du dedans et se donne à imiter, c’est l’Esprit Saint, qui en hé-


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breu est du féminin. J’ai appris qu’elle s’esquissait sur la face des maîtres qui m’ont marqué de leur influence discrète — des religieux pour la plupart —, qu’elle transparaissait dans des amitiés fortes et profondes de confrères jésuites. Elle rayonnait encore dans le sourire ou les larmes de femmes avec lesquelles j’ai vécu : mes trois sœurs, mes amies d’enfance et d’adolescence, celles qu’il m’a été donné de rencontrer, jeunes ou âgées, fougueuses ou cassées par la vie, qui ont affiné ma sensibilité et attendri ma patience. Sagesse de Dieu qui constamment veillait, nourrissant ma prière, comme celle de la Vierge Marie méditant en son cœur les événements quotidiens. Le roi Salomon, au temps de sa jeunesse, avait fait un rêve, conté par l’historien du premier livre des Rois (1 R 3, 4-15), le fameux « songe de Gabaon ». Dans sa vision nocturne, Dieu avait offert de lui accorder l’objet de ses désirs : de longs jours, ou bien la richesse, ou encore la victoire sur ses ennemis. Or le roi avait demandé le discernement de la Sagesse. Et ce lui fut donné. En outre, ce qu’il n’avait pas désiré, il l’avait obtenu, en prime ! Son discernement était proverbial, comme l’indique la suite du récit, dans l’épisode du « jugement de Salomon » à propos d’une femme récemment accouchée pour discerner quelle était la mère réelle du bébé vivant (1 R 3, 1628). Cette même Sagesse m’a été offerte. Je l’ai épousée lors de mes vœux ; elle m’a visité à mon ordination. L’ai-je laissé m’habiter ? En tout cas, elle n’a cessé de vivre en moi et d’animer mon existence à travers toutes mes rencontres et mon enseignement. La sagesse, dit-on, est l’apanage des vieux. On n’écrit pas ses mémoires à l’âge de douze ans, parce qu’on ignore encore sa destinée. Il faut un fil rouge, tel celui que la tenancière du bordel de Jéricho avait mis à sa fenêtre sur le rempart pour se


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faire reconnaître par les hommes de Josué lorsqu’ils s’emparèrent de la ville (cf. Jos 2, 18-21 ; 6, 22-23). Son acte de foi dans le Dieu d’Israël lui a valu, à elle, la prostituée et l’étrangère, d’être cooptée comme croyante à part entière au Dieu de toute la terre, et même une tradition juive l’avait faite épouse de Josué pour devenir ainsi ancêtre du Messie, comme l’évoque Mt 1, 5. Un fil rouge, c’est un signe de reconnaissance, et sans doute une parole de tendresse…, ainsi les lèvres de la bien-aimée du Cantique (cf. Ct 4, 3). C’est maintenant, à quatre-vingts ans, que je puis saisir le fil rouge de mon existence sur terre, de ma destinée avec ses vicissitudes, ses moments d’allégresse et ses découragements, ses joies et ses angoisses, ses peurs et ses oasis de vrai bonheur. J’ai bien conscience, aujourd’hui, que la Sagesse de Dieu y a présidé, donatrice de sens à chacune des étapes parcourues. Toute une vie au service de la Parole. Servie avec joie, partagée avec enthousiasme. Ta Parole, ma demeure. Pour le temps et pour l’éternité ! J’ai demandé à Fernand Colleye de rédiger ces interviews et il l’a accepté avec joie. Il avait été d’abord pour moi une voix chaleureuse et compétente qui, à la RTBF, « couvrait » l’événement religieux, surtout au moment du Concile et lors de cérémonies royales et princières. Une voix qui rendait proche, non seulement de l’événement, mais surtout de sa qualité humaine et de son intériorité. Il m’a fait la confiance et la joie de nous accompagner en Terre Sainte pour un pèlerinage, puis pour une retraite « sur le terrain ». J’ai pu apprécier alors de très près sa compagnie bienveillante et ses talents de transmetteur du « pris sur le vif ». Qu’il soit ici cordialement remercié, de même que son épouse Janou qui le seconde dans son travail avec tendresse et efficacité.


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Les différents sujets abordés ne suivent pas une ordonnance logique. Le fil conducteur est plutôt intérieur, d’ordre organique, au fil des entretiens. Que les reprises et les répétitions, compréhensibles dans ce genre littéraire, n’étonnent pas le lecteur ! J. R.



Présentation

Est-il meilleur endroit pour le rencontrer ? J’ai connu le père Radermakers sur les chemins d’Israël, de Palestine et du Sinaï. Vingt-quatre heures après avoir quitté l’Europe, nous étions là-bas, entre les hautes parois d’un aride canyon du Néguev, une cinquantaine de très matinaux pèlerins rassemblés autour de lui qui célébrait l’eucharistie. Ce fut pour chacun une première expérience de dépouillement personnel et de réceptivité nouvelle, autrement dit d’ascèse heureuse. La Judée, la Samarie et la Galilée habitent maintenant ma mémoire comme la plus précieuse des icônes. Quant à celui qui merveilleusement faisait découvrir le pays où se constitua le monothéisme, il m’aura d’une même démarche ouvert toutes grandes les pages de ce Livre inspiré qui parle de Dieu et des hommes et que jamais on n’aura fini de lire. Étudier la Bible et la proclamer a été et demeure toute sa vie. Dès son très jeune âge, Jean Radermakers aura eu l’intuition, — la révélation — d’une présence, dans l’histoire d’il y a deux mille ans, mais certainement aussi dans la réalité du monde la plus actuelle et l’intimité de sa vie la plus personnelle : celle — vivante — du Fils de Dieu, Jésus le Christ. C’est elle qui, dans sa vocation religieuse, allait se montrer déterminante. Par la suite, les études de théologie auront éveillé en lui une véritable passion pour la Bible et pour son étude inépuisable. Cette Bible que les courants laïcs et scientistes des récentes dé-


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cennies avaient réduite au rang de monument mythologique, l’Église catholique romaine, dans la crainte d’éventuelles dérives protestantes, avait réservé sa fréquentation à la seule catégorie des initiés. Si les chrétiens tournaient bien leurs regards vers le ciel, pouvaient-ils pour autant oublier la force primordiale de leurs racines ? Le père Radermakers ressentit très tôt le pouvoir rayonnant d’un Livre, nullement figé en des récits comme étrangers au temps et aux réalités, mais bien inscrit dans les vicissitudes de l’histoire et dans la vérité et l’humanité les plus contemporaines. D’un Livre qui, libéré d’une lecture par trop littérale, va s’offrir à la liberté et à la richesse d’une extraordinaire lecture spirituelle. Les temps étaient venus. Pie XII avait solennellement reconnu le renouveau biblique et la recherche exégétique. Le concile Vatican II déclarait l’Écriture source première de la Révélation, conjointement avec la Tradition, réaffirmait l’inséparable relation qui unit le christianisme au judaïsme et officialisait le dialogue œcuménique propice à une collaboration féconde avec les théologiens et exégètes protestants et autres. Jean Radermakers aura consacré à ce travail d’investigation et d’explicitation toute son intelligence et toutes ses forces. Homme d’étude et d’enseignement, de savoir et de vérité, celui en qui la découverte de la tradition hébraïque aura renforcé la conviction que Dieu est là derrière l’histoire et ses transpositions littéraires, est une des figures exemplaires de ce rajeunissement doctrinal qui a marqué un tournant dans l’histoire récente de l’Église. La foi, chez lui et à l’exclusion de tous les raccourcis, approximations et simplismes, s’appuie sur la rigueur intellectuelle. Son exigence retourne sans fin aux textes et aux sources


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bibliques, ne craignant pas de déconstruire une affirmation afin d’en approfondir les données fondatrices et de la restructurer ensuite, soucieuse de mettre en lumière dans sa pleine cohérence un chemin de foi qui sait où il va. Le père Radermakers provoque les questionnements, les incite à se clarifier et relance inlassablement un dialogue sans lequel, à ses yeux, il n’est pas de compréhension authentique. L’exégèse qu’il pratique, loin d’être abstraite, apparaît aussitôt accordée à la vie, ainsi qu’aux difficultés de la condition humaine aujourd’hui. Les libres conversations qui composent les pages de ce livre sont un peu l’acte de foi vivant d’un homme, jésuite et prêtre, qui tout en survolant avec eux son parcours personnel dit aux hommes et aux femmes d’un XXIe siècle commençant — et déjà si bouleversant —, l’expérience unique qu’il nous est donné de faire dans la vie : celle du Dieu de la Bible, Dieu de Jésus Christ. F. C.



Je verrai la Terre promise

Les journées peu à peu réduisaient leurs heures de clarté. Déjà, le soleil noyait l’or des empires finissants dans les premières brumes d’une incertaine traversée. À moitié dépouillés des couleurs de l’été, les arbres du jardin, pareils aux mats des vaisseaux, semblaient attendre la partance. Il gravit l’escalier de la maison à la façon dont on monte une échelle de coupée. De la naissance d’une vocation religieuse à son plein accomplissement, je souhaitais l’entendre sur cette vie d’un homme d’aujourd’hui dont la foi demeure sans fin nourrie de l’étude de la Bible et, vitale, de l’obligation d’en transmettre les trésors révélés. Il conviendrait dans la relation de préserver la liberté d’une conversation et sa vérité sans retouches. L’accord ne tarda pas à se conclure. Ce serait une navigation à vue. La foi finira-t-elle jamais d’être, des aventures humaines, la plus divine ?

Cher Père Radermakers, certains vous appellent familièrement Rader, ou plus fraternellement Jean, du nom de l’évangéliste ou du baptiste. Vous êtes jésuite et, toute votre vie ou presque, vous l’avez vouée à la Bible et à la foi qui trouve en elle sa source. Comme un défi aux années qui passent, vous servez toujours dans la même fidélité la Parole en une sorte de hâte à ouvrir les esprits et les cœurs à la présence de Dieu dans l’histoire des hommes. Ce sont des générations de jésuites qui auront suivi votre enseignement et qui jamais n’oublieront ce qu’ils vous doivent. Et pas seulement des jésuites, mais combien de prêtres et de religieux, d’ici et d’ailleurs, du tiers monde si souvent, et de laïques tout aussi désireux d’approfondir leurs connaissances bibliques. Et pas seule-


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ment des étudiants et autres auditeurs de vos conférences, leçons publiques et retraites, mais encore ces centaines de pèlerins que vous aurez entraînés sur les routes de la Terre Sainte. Voyez ces foules tellement nombreuses qui ont accompagné vos pas, et qui peuplent toujours votre existence, et qui par-delà les doutes et les angoisses de l’humaine condition garderont à jamais cette lumière intérieure que vous leur avez donné d’entrevoir, la fraîcheur de l’espérance et la foi quand elle souffle à la façon d’une brise d’éternité. Il faudrait encore ajouter tous ceux et celles que vous avez rencontrés par la vie tout simplement, par l’amitié : ces jeunes, ces femmes et ces hommes que vous avez encouragés, accompagnés, guidés sur les chemins de la vérité, de la foi, de la tendresse aussi. Eût-il été surpris le collégien que vous étiez en ces lointaines années de la guerre, si on lui avait prédit le chemin qui l’attendait à la suite de Jésus de Nazareth, le Christ. Parlez-nous de votre milieu familial et de votre enfance ! Je suis né à Verviers le 17 juillet 1924. Mon père Jean était un modeste employé de banque, Jeanne ma mère avait été secrétaire dans une entreprise. Nous vivions parcimonieusement. Comme valeurs essentielles, mon père prônait l’honnêteté et le sens du devoir, ma mère montrait surtout une sensibilité et une générosité sans cesse accueillantes. C’est à l’intérieur de ce modèle de famille que mes trois sœurs et moimême avons reçu une éducation en tous points fidèle aux prescrits de l’Église catholique. Vous avez une manière bien personnelle et déjà très biblique de narrer les étapes de votre vie. En me remémorant mon enfance, remonte volontiers à la conscience cette intuition que j’ai éprouvée très jeune : que la trajectoire de la Bible, en lecture continue, reprend les diffé-


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rentes expériences de Dieu que l’homme, dans le cours de son existence, connaît ou peut connaître. Ainsi, mes premières années ont-elles été un peu vécues dans la perspective du début de la Genèse et de l’histoire des Patriarches. À l’instar de tout enfant, j’ai ouvert les yeux sur le monde en faisant la connaissance d’une maman et d’un papa, et aussi d’une sœur aînée, Jeanne — en attendant Irène et Maggy qui nous rejoindraient à mes trois et cinq ans. Et qu’allais-je découvrir ? Un père et une mère qui n’étaient pas toujours en plein accord. Des sœurs avec lesquelles les relations ne restaient pas nécessairement simples, ce qui exigeait de prendre en compte les différences, ou même, de faire des concessions. Et un monde adulte autour de moi, qui mettait en évidence des contrastes entre générations. Ou plus directement, un voisinage qui vivait et parfois parlait autrement que nous. Cette situation homme-femme pas toujours harmonieuse, ces disputes entre frères et sœurs, ces incompréhensions dues aux différences d’âge ou à des diversités d’origines et de langues, c’était en somme le milieu humain et ses questions fondamentales tels qu’ils apparaissent à travers les onze premiers chapitres de la Genèse. C’est ainsi, en effet, qu’apparaissent les « récits des origines ». Adam et Ève, l’homme et la femme faits pour s’unir et qui se désolidarisent de leur commun Créateur. Caïn et Abel, les frères ennemis parce que l’un se découvre jaloux, sans parvenir à domestiquer le fauve qui est en lui. Noé qui ne parvient pas à éduquer ses fils dans la ligne qu’il s’est tracée. La tour de Babel où les hommes, épris de totalitarisme uniformisant, se dispersent finalement avant de pouvoir entreprendre un mouvement de retour des uns vers les autres, en s’extrayant de leur incompréhension mutuelle due à la diversité des


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langues. Bref, les grands problèmes humains dans la réalité la plus concrète. Mais où était Dieu dans tout cela ? On me disait bien qu’Il avait tout créé, mais cette création n’avait rien de tellement idéal. Et cependant… Mes horizons de gosse, lorsque je collais mon front à la vitre pour regarder le paysage, étaient habités avant tout par trois églises : celle de Lambermont au centre, celle de Cornesse au loin à gauche, celle enfin, lointaine aussi, d’Andrimont sur la droite — disposées comme des balises, à l’instar de ces pierres que les patriarches dressaient pour se souvenir qu’en tel endroit, à Béthel (« maison de Dieu »), à El-Roï (« Dieu m’a vu ») ou ailleurs, ils avaient rencontré Dieu. Et puis, l’immensité du ciel et ses nuages blancs ou noirs galopant sur fond de voûte de saphir avec parfois, au coucher du soleil en hiver, des traces sanglantes, une vision d’incendie céleste qui allait, dans mon imagination enfantine, demeurer comme le signe d’une mystérieuse présence : celle du Dieu du ciel et de la terre. Au fur et à mesure que je grandissais, je m’interrogeais sur cette présence. Où donc était Dieu ? « Dans la création », me répondait mon papa, qui m’emmenait admirer les bois et les prés et m’initiait à reconnaître les oiseaux à leur plumage et à leur chant. « Dans ton cœur », me soufflait Maman, qui restait parfois longtemps à prier après la messe où nous nous rendions en famille. Trop grand ou trop petit, fallait savoir ! Peu à peu, je commençai à saisir qu’il s’agissait d’affronter Dieu dans un combat. Dieu était invisible, n’empêche qu’il voyait tout. Étrange… Dès lors, il restait à bien me tenir et à faire ce qu’il fallait. Dieu venait, telle une force morale, de l’intérieur de nous, habitant notre conscience. Cela dit, était-il


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humainement possible de se maîtriser sans cesse ? Au terme de toute une journée à m’être parfaitement contrôlé, cette belle constance éclatait tout à coup à la maison, je devenais simplement intenable. Au fond, n’étais-je pas, tout jeune, en train de faire la double expérience de Jacob ? Car « Dieu était là, et je ne le savais pas ! » (cf. Gn 28, 16). Une échelle se révélait bien nécessaire pour mener à lui. Et des anges montant et descendant, afin de m’aider à demeurer en sa présence. C’est qu’il fallait lutter contre moi-même si je voulais me faire accepter de lui — et des autres. N’était-ce pas ce qui ressortait de la lecture de ma Bible Ecker, cette bible simplifiée pour enfants que nous utilisions en classe ? En outre, une idée revenait avec insistance chaque fois que j’étais interrogé sur « ce que j’allais faire plus tard, devenu grand » : celle d’être prêtre. Ce qui l’avait déposée en moi, je ne savais trop. Elle s’imposait, voilà tout. J’avais même demandé à Saint-Nicolas un autel miniature que mon oncle, à la demande de Maman, confectionna. Et il m’arrivait, entouré de mes deux plus jeunes sœurs, de « faire la messe » en recourant à un vieux livre de prières et, plus tard, à un « Hosanna ». Ainsi Dieu me visitait-il de temps en temps sur la route des jours ordinaires, même si, au cours de la petite enfance, je n’en fus en vérité pas absolument conscient. Un choc se produisit au décès de ma grand-mère paternelle. Je l’aimais, comme j’aimais son beau visage tout ridé. Et sa mort me rendit furieux. J’en voulais au bon Dieu. Où pouvait-elle bien être à présent ? Et pourquoi, comme on le disait, l’avait-il reprise ? Les études secondaires allaient vous introduire pour la première fois dans un environnement jésuite ?


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Lorsqu’il se préparait à entrer en humanités, trois possibilités s’offraient à un jeune Verviétois. En « moderne » chez les Frères des Écoles chrétiennes si on optait pour la filière scientifique ou technique. Au collège des jésuites pour les gréco-latines. Dans le cas où on n’adhérait pas à la foi chrétienne, c’était l’athénée, ceux que nous regardions comme les « mauvais » et qui venaient souvent chercher la bagarre, nous arracher les toques de la tête — notre signe distinctif —, et quand l’hiver était blanc, nous provoquer dans d’homériques batailles de neige. Comme j’avais parlé de vocation au sacerdoce, mes parents m’ont inscrit chez les jésuites. Pour eux, c’était normal : si on « voulait devenir prêtre », il fallait apprendre le latin. En fait, mes études secondaires allaient me faire passer à travers une autre expérience que je ne découvris que plus tard en lisant la Bible. L’éducation d’Israël s’était faite à partir d’une expatriation en Égypte, pour y trouver de la nourriture. Mais Dieu avait libéré les Hébreux de l’esclavage égyptien, les faisant passer à travers la mer des Roseaux et la longue marche au désert pour les former à la liberté, en leur donnant le décalogue et les lois du « vivre avec Dieu et les frères humains », prescriptions minutieuses, où les sacrifices et la pureté prenaient une énorme place, avec, au centre, dans le livre du Lévitique, le commandement du frère : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur » (Lv 19, 18). Pépite d’or au cœur d’une terre souvent aride et semée d’embûches. Ce patient chemin qui devait faire de moi un homme me parut souvent fastidieux et monotone. Je devais me former à me connaître, à travailler avec persévérance, à me surveiller et à dépasser mes résistances intérieures. Éducation à la liberté personnelle, pour laquelle je remercie les maîtres qui m’ont ac-


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compagné et surtout mes parents qui m’y ont conduit, parfois avec discrétion, parfois avec une exigence qui me paraissait excessive. Ainsi aussi Dieu éduquait lentement son peuple sous la houlette de Moïse, gardant le cap sur le Dieu unique pour éviter les chimères des « idoles ». Sur le plan religieux, on imagine une vie intérieure très simple et très pure, en même temps qu’un grand besoin d’idéal et de générosité. Comment la vocation est-elle devenue à vos yeux une évidence ? Grâce à la révélation, au cours de l’enfance et de l’adolescence, de la présence du Christ dans ma vie. Des jalons se trouvaient ainsi posés. En quatrième latine, le père Claude nous avait aidés à découvrir entre nous une profonde fraternité, celle de la JEC, à la faveur notamment de belles balades dans les Fagnes. Il écrivait des livres comme Adolescent, qui es-tu ?, devenu pour moi livre de chevet, et son roman la Lumière de la montagne. C’est lui probablement qui sans le savoir, simplement par ce qu’il était, aura orienté mon esprit. Il fut pour moi un modèle. Il y eut aussi la Congrégation Notre-Dame, au sein de laquelle je pris conscience, dans une approche certes encore floue, de ce que représente la rencontre du Seigneur, surtout à travers sa Mère. Des années plus tôt, à Verviers, lors de mes primaires chez les Frères des Écoles chrétiennes, qui avaient le souci de nous former la mémoire, je me souviens qu’en sixième le frère Joseph, auquel je vouais une grande vénération, se mit en peine de nous enseigner qui était Jésus et nous donna à apprendre par cœur, à nous, garçons de douze ans, les seize chapitres de l’évangile selon saint Marc, dans la petite édition de Crampon. Cette première initiation à l’Écriture suffit à réellement « m’accrocher ».


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Je commençais à connaître Jésus, sa vie et son enseignement sur le Royaume. Si bien que Dieu me devint beaucoup plus proche, et la Loi, et le décalogue auquel m’avait introduit le catéchisme. Les « commandements de Dieu » me paraissaient plus clairement accordés à la condition des hommes à travers un comportement comme celui de l’Homme-Dieu. Lui était maintenant mon médiateur. Lorsque j’entrai en niveau secondaire au collège jésuite de Verviers, ayant découvert Jésus, Dieu ne fut plus seulement pour moi une présence qui de temps à autre pouvait se manifester. Un contact amical, quasi personnel, s’établit au contraire avec Jésus, Parole du Père, qui désormais allait accompagner ma route. En même temps, mon existence se vit fermement encadrée par une institution que je sentais vigoureuse et par des professeurs dont je devinais l’attachement à leur mission d’enseignants comme au souci spirituel de leurs élèves, un père de Guerdavid, jeune Breton que j’allais plus tard retrouver recteur de la communauté de Saint-Michel, un père Hooreman, un original, amoureux de Dante. Dans le cheminement biblique, la période correspondait à la délivrance d’Égypte, au don de la Loi au Sinaï, à la marche au désert et à l’installation en Terre promise. Je me trouvais en régime sévère. Mon père lui-même se montrait très exigeant sur le plan scolaire. Il s’agissait pour moi de travailler, de me laisser structurer par la Loi, de parvenir ainsi, doucement, à la maturité intérieure. Le combat de Jacob se reproduisait dans ma vie, en particulier à l’heure où s’éveille la sexualité. « Il faut », tel était le maître mot, et je m’efforçais de m’y conformer. N’était-ce le moyen d’être en paix avec mes supérieurs comme avec ma conscience ?


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Les choses en étaient là, quand mon père perdit sa place à la banque, l’institution qui l’employait ayant fait faillite. Il trouva bientôt une situation de comptable dans un grand magasin de confection bruxellois. Toute la famille dut se résoudre à venir vivre désormais dans cette grande ville inconnue, la capitale. Il faut évoquer l’époque, sur laquelle les menaces de guerre s’amoncelaient. Hitler gagnait chaque jour en puissance et en arrogance. Un de mes compagnons de classe, jeune Allemand réfugié en Belgique chez son oncle curé, s’était déjà fait reprendre par la Hitlerjugend. Le rexisme de Léon Degrelle recrutait des adeptes parmi les jeunes, que séduisaient ses orientations à la fois intégristes et impérialistes. Le virus aryen se répandait. Mein Kampf n’était pas loin. La quatrième latine s’acheva en juin 1939. Le conflit international se rapprochait chaque jour. On procéda à la mobilisation de l’armée et à la réquisition des véhicules à moteur, à commencer par les camions. À la fin du mois d’août, Maman, mes sœurs et moi venions d’effectuer le voyage en train pendant la nuit, quand la tapissière de notre déménagement arriva à Bruxelles, devant rejoindre l’armée avant minuit. Là, une nouvelle vie vous attendait ? Le jeune latiniste verviétois que j’étais trouva tout naturellement le chemin d’un collège de jésuites, et ce fut Saint-JeanBerchmans. Dur était le travail. Le jeune professeur jésuite, Joseph Cuypers, était résolu à placer la barre très haut. Je lui dois d’être à nouveau entré dans la Congrégation de la Vierge et d’avoir poursuivi ma présence au sein de la JEC. C’est lui surtout qui allait m’autoriser à ouvrir la Bible, non plus dans une édition édulcorée, mais bien dans sa version intégrale. J’y dé-


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couvris toutes les turpitudes humaines, mensonge, meurtre, abus de pouvoir, adultère, inceste, sodomie, sans oublier la guerre, les pillages, la torture et l’esclavage. Faut-il dire que je pratiquais une lecture fondamentaliste, au pied de la lettre ? Quelquefois, j’interrogeais mon professeur, qui m’expliquait que Dieu traversait toute cette fange humaine et que Jésus l’avait partagée jusqu’à en être la victime. Ainsi donc, j’apprenais à réfléchir, et d’autant plus qu’à travers la presse et la radio un homme se tenait là, devant nous, capable des pires violences, Adolf Hitler. La guerre ne tardera plus à devenir réalité. À l’aube du 10 mai 1940, les premiers bombardements aériens réveillèrent Bruxelles et les Bruxellois consternés. En quelques jours, les événements s’enchaînèrent au rythme infernal des panzers et des stukas : la conquête éclair du territoire national et l’exode vers la France, où les jeunes gens avaient ordre de rejoindre les centres de recrutement de l’armée. En compagnie de trois amis et du père de l’un d’eux, le départ en voiture sur les routes, l’arrêt forcé non loin d’Abbeville, notre colonne mitraillée. Une semaine d’hébergement à Aire-sur-la-Lys. Le retour en Belgique. Avec, au fond des yeux, cette brutale découverte : la mort dans toute son horreur. Et Dieu alors, où était-il ? La retraite du père Capart allait, à titre de réponse, nous transmettre cet ordre de marche : prendre en charge les pauvres, et plus précisément les réfugiés. Dieu a besoin de nos bras, de nos jambes. À nous de nous rendre le plus disponibles. La troisième latine s’acheva dans ce climat-là. La Croix Rouge demandait de l’aide pour faire parvenir le courrier, afin de permettre aux familles séparées de se retrouver.


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Votre quotidien lui-même n’échappait sans doute pas aux conditions difficiles du moment ? Autour de nous, le pays, sous la chape de plomb de l’occupation allemande, ne survivait qu’au ralenti. Les produits les plus courants se faisaient rares. Le rationnement gérait comme il pouvait la pénurie générale. Des queues se formaient devant les magasins à l’occasion du moindre arrivage de petits pois, de harengs ou de rutabagas. Une valise dans chaque main, les membres de la famille se hasardaient à des expéditions clandestines jusque dans les fermes des campagnes, espérant en rapporter un peu de farine, de pommes de terre ou de beurre, mais craignant sur le chemin du retour une arrestation par les contrôleurs. Ne nous rendions-nous pas souvent à l’école le ventre creux ! L’école où le Secours d’Hiver nous faisait distribuer des gélules d’huile de foie de morue. Pesante atmosphère, à laquelle venaient s’ajouter les rafles de jeunes pour le travail obligatoire en Allemagne et, par-dessus tout, une omniprésente propagande nazie.

En marge de la vie scolaire, quelles étaient vos activités préférées ? Arrivé à Bruxelles, j’avais commencé à lire régulièrement, surtout des aventures. En seconde, le père Jean-Marie de Buck, qui venait de publier son roman Dieu parlera ce soir, m’ouvrit à l’histoire et à la grande littérature, aux beautés de la poésie et de la musique. J’ai aimé surtout Péguy, Claudel, les auteurs contemporains, et cet attrait demeura tout au long de ma rhétorique, avant de se poursuivre au fil de mes études dans la Compagnie. Au collège, je me suis fait membre des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Accompagné de Jean Vercruysse, l’ami


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avec lequel je partageais les expériences et les questionnements au sujet de la vie, de la foi, de notre avenir aussi, je m’en allais régulièrement dans le quartier des Marolles pour visiter des familles, et chaque fois, je touchais du doigt cette pauvreté vraie, dans laquelle la pénurie et les privations se doublent d’une profonde misère morale. Lancinante, la question remontait en moi : « Où Dieu se cachait-il ? Pourquoi n’intervenait-il pas ? » Sans le savoir, mes interrogations rejoignaient celles du peuple d’Israël, qui se voyait pressuré par l’ennemi et réduit au dernier des dénuements. De la même manière que la voix des prophètes l’avait appelé à la conversion, celle de nos prêtres et de nos aumôniers rassemblait à présent les foules dans les églises pour prier, dans les centres de distribution pour apporter des vivres aux plus pauvres. Quant à mes vacances scolaires, elles ne connaissaient pas l’oisiveté. Les « Stations de plein air » de l’abbé Froidure, tant au Parc Parmentier qu’à l’hippodrome de Kraainem : c’est là qu’avec bonheur, je partageais mes semaines de liberté avec des petits Bruxellois moins favorisés. Un autre de mes amis s’appelait Anatole De Coninck. Un jour, en même temps que moi, il entrerait au noviciat jésuite, mais dans la Province belge septentrionale. Dans l’immédiat, sa famille parfois m’accueillait dans sa maison de campagne, et je fis la connaissance de ses frères et sœurs. En particulier celle de Thérèse, l’aînée des huit enfants, pour qui j’éprouvai bientôt une affection et une admiration qui n’eurent pas le temps de se muer en amour. Thérèse m’annonça qu’elle songeait à entrer au Carmel, et elle le fit. Ce qui aura finalement conforté ma propre vocation.


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Et pendant ce temps, nous voyons votre cheminement intérieur franchir un pas sans retour… Le moment décisif de ma jeunesse coïncide avec la retraite de fin d’humanités, « retraite de vocation » comme on l’appelait, en rhétorique. Il faisait très froid, cet hiver 1941-42. La chaudière ayant sauté, nous suivions les cours à l’extérieur de l’établissement, mais pour la retraite, nous sommes revenus dans la chapelle du collège que chauffait comme il pouvait un pauvre poêle au mauvais charbon. Le prédicateur, un jésuite, nous parla de l’Évangile et des premiers témoins de la foi. Un après-midi, il traita de saint Paul et de sa rencontre du Christ sur le chemin de Damas. Rencontre de Jésus qui se manifeste vivant et révèle qu’il reste présent dans les frères persécutés : « Je suis Jésus que tu persécutes » (cf. Ac 9, 5). En conclusion, il cita ce passage de l’épître aux Galates (Ga 2, 20), phrase clé à jamais inscrite dans ma mémoire : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » Expérience capitale, appel retentissant, trait de lumière, choc au plus intime de ma conscience. L’éblouissante évidence d’une histoire d’amour qui se poursuit, de cette relation personnelle avec Quelqu’un qui, pour avoir vécu il y a deux mille ans, n’en est pas moins actuel et effectivement présent à mon côté : Jésus, Fils du Dieu vivant. Toute la nuit, dans le lit où je n’arrivais pas à me réchauffer, je ne cessai de me poser cette question devant laquelle toutes les autres s’effacent : « S’il m’a aimé, que ferai-je pour lui, sinon répondre à cet appel ? » Parvenu à ce stade de l’adolescence, il m’arrivait souvent de m’interroger sur le choix de mon avenir. Médecine peut-être ? Et pourquoi pas missionnaire, père blanc, car je ne connaissais


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pas encore l’œuvre des missionnaires jésuites ? Saint Paul « saisi par le Christ », c’est finalement ce qui, en mai 1942, me décide à solliciter mon admission dans la Compagnie de Jésus. Non sans avoir fait part à mes parents de ce choix sans retour. Car le sort en est jeté, je verrai la Terre promise. Et je trouverai un sol fixe, un toit pour m’abriter. Et le Seigneur m’accueillera. Devenir « Compagnon de Jésus », quelle grâce ! Si la religion apparaît comme la seule vérité et le seul bien qui vaillent dans ce monde incertain, le sacerdoce sera la manière la plus accomplie, la plus belle d’être chrétien. Je serai admis au moment des examens, au mois de juin.


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La vocation religieuse… Elle peut faire peur par le caractère définitif de l’engagement et du renoncement qu’elle implique, au milieu d’un monde sans cesse changeant et plus provisoire que jamais. Elle surgit à la faveur d’une circonstance ou d’une rencontre qui bouleverse au plus intime une conscience jeune, pour lui proposer le chemin exigeant d’une absolue réalisation personnelle.

Vous avez donc entendu l’appel et choisi de rester définitivement chez les bons Pères ? Je vivais au milieu d’eux et j’avais une certaine idée de ce qu’ils faisaient et de ce qu’ils étaient. Ce qui m’attirait, c’est leur esprit de corps que j’ai peut-être mieux perçu encore alors que se célébrait le quatrième centenaire de la Compagnie. À SaintJean-Berchmans, je pouvais observer la probité et la droiture de leur enseignement, leur mode de vie austère mais ouvert, accueillant et vrai, inspiré par une volonté de parler certes, mais plus encore, de vivre au niveau de ce qu’ils enseignaient. Je voyais des hommes capables de s’engager sans retour, dans la fidélité à un travail qu’ils n’avaient pas nécessairement souhaité, mais il suffisait qu’il leur eût été confié.

À la fois de fortes personnalités et un devoir d’obéissance absolue. À première vue, ne serait-ce pas contradictoire ? Il s’agit d’un corps, je l’ai dit ; entre élèves, nous parlions du « moule jésuite », mais, très vite j’allais le comprendre, le « moule » ne façonne nullement des « jésuites en série » ; cha-


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cun est et va demeurer spécifiquement lui-même. Ce caractère affirmé m’a également attiré. Car, en dépit de l’esprit de corps et peut-être grâce à lui, les jésuites, dans leur diversité, avaient en commun de parler d’une façon vitale de Jésus réellement présent dans l’aujourd’hui. L’Ordre de saint Ignace de Loyola a souvent été malmené au cours de l’histoire, hors de l’Église comme au sein de celle-ci. Et il lui arrive encore d’être l’objet de préjugés tenaces. À l’extérieur, il est vrai, on regarde parfois la Compagnie d’un œil critique ou méfiant. Certains disaient à l’époque que ces hommes au verbe précis et à la rhétorique assurée pratiquaient une apologétique redoutable et usaient d’arguments de nature à désarçonner le plus coriace des adversaires. On ajoutait que l’entregent dont ils faisaient preuve leur permettait ensuite d’avoir une influence auprès des milieux dirigeants. Cependant, l’atmosphère qui régnait rue de Rome à Verviers dans les premières années de mes humanités n’était pas tellement celle-là. Intellectuels et sans doute élitistes, mais totalement dénués d’esprit de discrimination sociale, les pères se montraient très proches de nous tous. C’est si vrai que, dans le cadre de l’internat, une « école apostolique » hébergeait des garçons provenant de milieux ouvriers et désireux de devenir prêtres. Ils suivaient exactement les mêmes cours que nous. À Saint-Jean-Berchmans, où je suis arrivé ensuite, j’aurai trouvé exactement le même climat.

Votre demande d’admission, comment les jésuites l’ont-ils reçue ? J’ai été convoqué chez le Provincial, le père Victor Le Cocq, entrevue qui me parut quelque peu froide, un rien distante, ainsi que chez trois autres prêtres, qui allaient m’interroger sur


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le sérieux de mes motivations. Après un bollandiste, le père de Gaiffier qui se montra très accueillant, le père Renard, à l’époque « socius » ou secrétaire du Provincial, me posa la question : « Qu’est-ce qui vous a déterminé dans votre démarche ? » J’ai répondu : « L’esprit de corps et la disponibilité à la volonté du Seigneur qui, selon moi, découle de cette obéissance que vous, les jésuites, vous vouez au Saint-Père et à vos supérieurs. Quand vous marchez, vous savez pourquoi ; et vous y allez ensemble. » J’ajoutai tout de même : « Il m’arrive d’avoir des critiques à formuler. Lorsque je regarde les jésuites vivre les uns et les autres, je vois qu’ils ne sont pas toujours conformes à un tel idéal. » Le père Renard ne chercha pas à me contredire : « Répondre aux exigences, dit-il, est affaire de liberté intérieure. Cela dépend de vous et de vous seul, à vous de vouloir. » Avis pertinent, ai-je pensé. Il n’y eut plus pour moi d’hésitation. Restait à franchir l’étape de l’examen médical, où, en dépit des migraines fréquentes et d’un foie fragile dont je souffrais depuis le très jeune âge, en dépit surtout de l’affaiblissement dû aux restrictions du moment, je fus déclaré bon pour le service. Plein de joie, je courus annoncer la nouvelle à mes parents. Maman se mit à pleurer, craignant avant tout la séparation : « Vas-y, dit-elle, si c’est ta voie. » Papa se montra plutôt fier de voir son fils entrer dans une élite intellectuelle, car mon père gardait en haute estime les jésuites rencontrés à Verviers. Faut-il de la persévérance et, ajouterai-je, de la soumission pour devenir jésuite ! Le jeune homme qui effectue ses premiers pas dans les allées de la Compagnie sera devenu un homme accompli le jour où il touchera le but. Âge qui fut celui de Jésus durant sa vie publique. Une lente et profonde maturation intellectuelle et morale autant que religieuse. Comment se passe votre entrée au noviciat ?


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J’ai alors dix-huit ans. L’événement a lieu le 14 septembre 1942, dans la douceur d’un après-midi d’arrière-saison. À la gare d’Arlon, règne une certaine agitation. Le train en provenance de Bruxelles vient de débarquer une quarantaine de garçons âgés de dix-huit à vingt-cinq ans. « Restez discrets, leur at-on recommandé, n’éveillez pas l’attention de l’armée allemande. » Car le Reich a besoin de main-d’œuvre de guerre et les rafles ne sont pas rares. Le noviciat d’Arlon est lui-même occupé par les soldats vert-de-gris. Résultat, c’est l’inconfort d’un noviciat de fortune qu’il va falloir rejoindre. Les prédécesseurs l’ont établi dans le petit village de Guirsch, non loin de la frontière luxembourgeoise. Ce modeste internat était fréquenté par des élèves françaises, avant que la guerre ne les renvoie chez leurs parents. Seules quatre religieuses d’un certain âge sont toujours là, gardiennes de la maison. Juste suffisante pour héberger la bonne soixantaine de jeunes gens que nous sommes au total, l’habitation fait face à la petite église villageoise, très basse, qu’entourent les tombes du cimetière. L’accueil réservé par la seconde année est chaleureux et le Père Maître, le père Joseph Schaack, et son « socius », le père André Sonnet, nous souhaitent la bienvenue dans notre nouvelle vie de jésuites. Au début de la nuit, dans le grand dortoir du premier étage, cherchant avec peine le sommeil au fond d’un de ces lits de fer pour demoiselles, un peu trop étroits pour nous, j’écoute la respiration de mes compagnons déjà endormis et qui se retournent de temps en temps sur le matelas. Et je pense, avec une pointe de mélancolie, à mes parents, me disant que je ne leur donnerais ni bru, ni petits-enfants et que le nom de ma famille disparaîtrait un jour.


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Comment alors imaginer la merveilleuse fécondité promise à des temps qui, pour vous, ne font que commencer ? En entamant un programme de quinze années d’étude et de formation, je fais aussitôt l’expérience d’une immersion profonde, qui trouve son caractère radical dans les Exercices spirituels auxquels tous nous nous soumettons en cette première année, au cours du mois qui prépare Noël. Elle forge une intériorité et permet, même au jeune de dix-huit ans, de découvrir, ainsi que le dit saint Ignace, quelle est la volonté de Dieu, quel est le lieu de notre propre liberté par rapport aux valeurs essentielles, eu égard surtout à une Personne, et qui n’est pas n’importe qui. C’est bien la raison pour laquelle saint Ignace ne cesse de se référer à ce que l’Église appelle « les mystères de la vie de Jésus ». Ce que le Christ a vécu en son temps historique, il nous le donne à vivre avec lui dans le temps d’aujourd’hui. Extraordinaire perspective d’avenir ! Cela dit, l’existence des soixante-cinq novices se déroule de manière simple, plutôt spartiate. La guerre force à vivre en autarcie. Si l’établissement d’Arlon est occupé par les soldats allemands, la ferme en revanche a été épargnée. Et chaque jour, deux novices s’y rendent, chargés d’en rapporter pour tous du pain, du beurre, du lait et des œufs, des fruits éventuellement. Les activités comportent des « expériments ». Durant un mois entier, nous offrons notre aide aux sœurs qui possèdent une maison à Bertrix et nous nous mettons au service des personnes âgées. Toujours par deux, nous faisons des pèlerinages jusqu’à des sanctuaires de la Vierge, cherchant à approfondir et à partager ce qu’intérieurement nous vivons. Il faut encore aller « mendier » — le mot est celui qu’on emploie à l’époque, — au profit des petits Arlonnais dans la misère. Les témoignages se multiplieront au long des deux années.


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Le moment est venu de former de vrais intellectuels qui deviendront d’excellents enseignants. Après Arlon, nous abordons les études universitaires. Phase tout autre. C’est l’été 1944, celui du débarquement en Normandie, des bombardements aériens sur les villes belges et de la libération. Dans ces ultimes semaines de l’occupation nazie, nous partons « nous installer » à La Pairelle, qui se situe à Wépion. Le père Clément Plaquet, recteur, y règne paternellement. Les chambres destinées à nous loger ont été aménagées au rez-dechaussée, étançonnées pour résister à d’éventuelles bombes alliées. Nous travaillons dans les champs, pas loin d’un des lieux stratégiques de la résistance, la Marlagne. En opération dans le secteur, les Allemands verraient bien en nous des réfractaires au travail obligatoire, ou, qui sait ? des « soldats de l’ombre ». Une perquisition mémorable nous a fait craindre la rafle. Peu avant la libération, Namur est terriblement bombardée par les avions américains. Toute la nuit qui suit, nous allons en volontaires, parmi les ruines et les décombres, secourir les très nombreuses victimes. Le pays libéré, la guerre ne sera pas encore près de finir. Un hiver éprouvant nous attend, l’ultime assaut ennemi, la bataille des Ardennes. La Pairelle constitue, de juillet 1944 à août 1946, le cadre des études de philosophie et lettres appelées juvénat, cours que viennent dispenser des professeurs de Notre-Dame de la Paix, à Namur. Nous sommes destinés à devenir professeurs de collège. Pour la plupart, s’il s’agit d’acquérir une bonne connaissance du grec et du latin, la philologie classique représente la voie toute tracée. Certains étudiants, une dizaine dans notre seule année, ont été acceptés au « juvénat indien » qui leur ouvrira les portes des missions jésuites en Inde. Outre l’anglais, des cours de sanscrit, de hindi et de philosophie indienne leur sont alors


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donnés par un vrai connaisseur, l’auteur du livre Vers le Christ par le Vedanta, le père Pierre Johanns. Dans l’attente qu’Eegenhoven — territoire de Bertem, entre Tervuren et Louvain — que les Allemands ont incendié, soit reconstruit, c’est à Godinne, au « Pavillon des étudiants » que nous serons accueillis, de septembre 1946 à août 1948. Ensuite, et jusqu’en août 1949, nous pourrons rejoindre un Eegenhoven tout neuf, mais dont la finition tarde. Les études de philosophie durent en effet trois ans. Les provinces jésuites belges du nord et du sud sont toujours réunies. Certains jours, les récréations se font pour tous en flamand, d’autres jours en français. Et c’est le premier banc d’essai. De septembre 1949 à septembre 1952, j’entreprends à Bruxelles la « régence », avec préparation de la licence en vue du Jury central. Je passe par les travaux pratiques au collège Saint-Michel, à Bruxelles, où je donne en sixième et cinquième latines les cours de religion et de néerlandais, tout en assurant les fonctions de surveillant et de « bras droit » du préfet des études, le père Alphonse Lambrette, Verviétois facétieux et plein de cœur. Au sein de notre équipe d’une dizaine de jeunes jésuites règne une entente parfaite. Nous avons achevé la philosophie, nous allons préparer la théologie. Mes supérieurs m’envoient alors étudier à Maastricht, dans la province jésuite hollandaise.

La période n’est-elle pas en train de vivre une effervescence intellectuelle et, tout particulièrement, religieuse ? Effectivement. Et des jésuites se trouvent placés au cœur des sérieuses tensions qui secouent la théologie. Le père Teilhard de


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Chardin et le père de Lubac sont écartés par Rome. Beaucoup plus tard, le Père Général Arrupe lui-même subira un temps le désaveu du Saint-Siège. Faut-il dire que, pour des hommes qui ont prononcé le vœu d’obéissance au pape, ces années de crise et d’interrogations engendrent une souffrance morale et une épreuve de la fidélité ? Le choc est naturellement ressenti plus fort par les pères français de Lyon-Fourvière que par les belges. C’est d’ailleurs dans un de ces moments difficiles que le Père Général aura l’idée d’envoyer, en la personne du père Clément Plaquet, un visiteur belge auprès des pères français. En Belgique, nous ne vivons les événements qu’avec un certain recul. Entre nous, nous nous échangeons bien des textes dactylographiés de Teilhard, mais il faudra attendre Maastricht et les années de théologie 1952-1956 pour prendre pleinement connaissance des courants nouveaux. Les mots « ouverture », « dialogue », « renouveau » semblent s’inscrire déjà dans le vocabulaire des théologiens, et notamment hollandais. La Hollande voit à présent ses deux grandes appartenances religieuses, longtemps repliées dans des attitudes crispées, s’ouvrir largement sur l’avenir. Protestants et catholiques ne se regardent plus comme des ennemis, depuis que tant de prêtres et de pasteurs se sont côtoyés dans les camps allemands, emprisonnés à cause de leur foi au même Seigneur. Et puis, la « nouvelle théologie » commence à être exposée et discutée sans détours. Nous étudions par exemple un Karl Rahner comme réponse à l’idéalisme allemand de Fichte et Hegel. Et lorsqu’on nous parle de saint Paul, il n’est plus du tout surprenant d’entendre citer Teilhard de Chardin. J’ajoute que, au nombre des professeurs, dont les pères Smulders et Malmberg,


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figure un des frères Schillebeeckx, le jésuite bien entendu, l’autre étant dominicain. À Maastricht, des différents cours ou des différents professeurs en théologie, en est-il un avec lequel vous allez vous découvrir en particulière affinité ? Je vais surtout découvrir dans toute sa dimension, sa richesse et sa profondeur, la Bible dont saint Augustin affirme qu’elle est la demeure de Dieu. Celui qui nous enseigne l’Ancien Testament et l’hébreu, le père Henk Renckens, a l’art d’en donner à apprécier la saveur intérieure, la symbolique hébraïque, le sens de la vie d’Israël, de même que le souci d’allier l’étude de l’Écriture et ses répercussions dans la réalité vécue. Il attache la plus grande importance à l’histoire d’Israël, à l’époque, au milieu, aux mentalités, mais aussi au lien qui les rattache au monde d’aujourd’hui. Il prend la réalité humaine telle qu’elle est avec beaucoup d’aplomb et de réalisme. L’Écriture inspiratrice d’une présence de Dieu dans la vie quotidienne, c’est ce qui m’impressionne avant tout. Cet homme est vraiment apostolique, très proche de la jeunesse populaire de Maastricht et, en même temps, familier méditatif de la Bible. L’étude, la recherche, le savoir trouvent chez lui leur prolongement naturel et immédiat dans l’apostolat, l’enseignement et le service. D’autant que la période nous ouvre les yeux sur des perspectives extérieures. La guerre et les difficultés que nous avons traversées ne permettent plus d’ignorer les problèmes humains, sociaux, européens, universels. Le 22 août 1955, j’ai le bonheur de recevoir, avec un groupe de jésuites hollandais, indonésiens et belges, des mains de l’évêque de Roermond, l’ordination sacerdotale en l’église


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Saint-Servais. Cela va me donner l’occasion de commencer un service apostolique d’Église. Il semblait que la Terre promise approchait à grands pas. Sur l’image souvenir de mon ordination, j’avais mentionné la parole de saint Paul : « Ce n’est pas nous que nous prêchons, c’est Jésus le Christ, Seigneur. Nous sommes, nous, vos serviteurs, à cause de Jésus » (2 Co 4, 5). Cette réflexion de l’Apôtre, comme son contexte, m’avait longuement interpellé au cours de notre retraite de préparation à ce pas important dans notre vie. Être prêtre, uniquement par grâce. Être incorporé à l’unique sacerdoce du Christ, sans aucun mérite. Création de l’amour ! Ainsi la parole et l’écoute doivent-elles se traduire dans une attention particulière vis-à-vis du présent et de ce qui va advenir. Les études se doubleraient-elles une fois encore d’activités pastorales ? Dans les années de Maastricht, je deviens vicaire dominical, du côté belge de la frontière, à Petit-Lanaye. Car il faut aller sur le terrain, au milieu des fidèles. À Grand-Lanaye, avec le père Denis Demblon, nous mettons sur pied un Patro pour les garçons, un autre pour les filles, qui connaîtront un développement florissant. C’est une des collaborations que nous apportons au curé, lui-même très actif, efficace et chaleureux. Car les initiatives ne manquent pas. Ainsi, lorsque nous obtenons d’ouvriers de la localité qu’ils viennent bénévolement le soir nous bétonner la cour de l’école catholique, ou quand nous allons au café discuter avec le charpentier communiste du village pour le convaincre de nous construire à l’église une nouvelle crèche de Noël, c’est l’Évangile dans le concret de la cité, une seule et même réalité.


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C’est peut-être à Maastricht que votre destin de bibliste apparaît au grand jour ? À Eegenhoven, le professeur de Nouveau Testament, le père Jean Levie, vient d’avoir une thrombose et son état de santé le contraint à interrompre son enseignement. Le Provincial, le père Renard, celui qui, en 1942, m’a accueilli dans la Compagnie, est venu le 22 août 1955 à Maastricht assister à notre ordination sacerdotale et, après avoir recueilli l’avis favorable du corps enseignant, il me demande de me préparer à assurer la succession. Je dis oui sans hésiter. L’existence parfois nous ménage de ces étapes inattendues, sans doute providentielles, qui, sans qu’on le sache vraiment, nous mènent en un lieu précis. J’ai encore à accomplir la phase ultime de la formation, le « troisième an », qui me voit revenir à La Pairelle, période pendant laquelle j’assure en outre un ministère dans des paroisses des environs de Namur, comme Saint-Marc ou Vedrin. J’anime aussi la Ligue du Sacré-Cœur, et nous participons à l’une ou l’autre mission, notamment à Bouillon. Cette année-là fut marquée par une expérience décisive : la deuxième « Grande retraite » de ma vie, du 17 septembre au 8 octobre 1956. Moment crucial où mon existence religieuse prenait une orientation définitive. Épreuve de tout mon être qui, une fois de plus, reprenait conscience de ses limites, de son impuissance et de sa pusillanimité. Épreuve d’enfouissement progressif dans l’amour de Jésus pour son Père, d’effacement devant une tendresse miséricordieuse qui me dépassait de toute part. Sensation de me trouver absolument submergé. Expérience de ce que signifie « aimer », c’est-à-dire accepter de recevoir d’un Autre toute mon existence, tout ce que j’ai été, que je suis et que je serai, avec la grâce de Dieu reconnu comme mon Père.


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Un mois de solitude avec Jésus. « Vous me laisserez seul… », avait-il dit à ses apôtres inquiets à la veille de sa passion. Et il poursuivait : « Non, je ne suis pas seul : le Père est avec moi. Je vous ai dit ces choses pour qu’en moi vous ayez la paix. Dans le monde, vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde » (Jn 16, 32-33). Cette parole me fut d’un grand secours depuis l’entrée dans les « grands Exercices ». Au terme de cette épreuve décapante, purificatrice, j’écrivais cette prière : « Père, c’est toi que je prie avec confiance et abandon. J’ai essayé de contempler les mystères de la vie de ton Fils parmi nous, et j’ai compris qu’elle n’est qu’acquiescement, accueil de ta volonté, de ton amour infiniment paternel. J’ai compris aussi que Jésus n’est plus seul à être ton Fils depuis qu’il nous a ouvert tes bras. Il nous a rachetés et nous offre à toi. Je veux désormais, Père, être ton petit enfant. Aime-moi en Père, apprends-moi à t’aimer en fils, comme ton Fils, avec ton Fils. Fais-le vivre en moi. Que je devienne de plus en plus un avec lui, comme Il est un avec toi. J’accepte croix et souffrances, les peines que mon cœur est trop lâche pour désirer. J’accepte le renoncement et l’humilité que mon esprit est trop imbu de lui-même pour pouvoir goûter. Bref, j’accepte l’impossible, parce que tu me dis que c’est le chemin. En même temps, tu me donnes force, courage et foi. Tu me donnes ton Fils qui sera mon Amour. Permets que je t’offre le sacrifice de Jésus, que je t’aime de l’amour de son Cœur. Aime-moi comme Tu l’aimes, lui, sans m’épargner, sans écouter mes plaintes. Ne permets pas que je me sépare de toi, de lui. Donne-moi ton Es-


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prit. Que les hommes apprennent par toute ma vie que tu es notre Père. Fais-moi oublieux des offenses. Mais prends-moi à toi, Seigneur mon Dieu, et gardemoi uni à ton Fils ! » Était-ce déjà la Terre promise ? Je pensais à ce moment que la porte m’en était ouverte. Encore fallait-il franchir le pas et traverser le Jourdain. À Josué, qui allait le franchir avec ses hommes, le Seigneur disait : « Sois fort et tiens bon… Je te donne la terre. Va la prendre ! » (cf. Jos 1, 6-9). Ainsi, il suffisait d’y aller, pour découvrir la Parole qu’il me fallait désormais apprendre à habiter. Et il me fallait lutter pour la recevoir.



L’exégèse soulève en moi des joies nouvelles

La Bible compte des lecteurs ordinaires par dizaines de millions dans le monde, sinon davantage. Infiniment moins nombreux par nature, elle a aussi ses spécialistes. Non pas de ces savants penchant un front chenu sur des ouvrages qu’eux seuls seraient capables de décrypter, mais des chercheurs de pointe bien au fait du dernier état des études en cours. Car la Bible n’est pas un monument classé, objet du respect dû aux témoignages des temps révolus, elle est une histoire vivante qui se relit sans cesse au présent, et jamais ne finit de parler aux hommes d’aujourd’hui. Les textes ne changent pas. Leur interprétation par contre et leur intelligence même ne peuvent qu’en réactualiser le contenu, révélant dans son éternelle nouveauté l’Alliance entre Dieu et l’humanité à jamais consacrée dans sa plénitude en Jésus Christ. C’est à une telle spécialisation que prépare l’Institut biblique pontifical. Le père Radermakers a trente-trois ans quand il part à Rome, impatient de parfaire le savoir qui, en matière de science biblique, est déjà le sien.

Voilà que pour vous s’ouvre une page nouvelle… 1957, les dernières années du règne de Pie XII. La découverte de la Ville éternelle, de l’Institut biblique pontifical et de compagnons originaires d’autres provinces, d’autres nationalités, d’autres continents : Africains, Latino-américains, Nord-américains, Extrême-orientaux. Les cours se donnent en latin, dans tous les accents imaginables.


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L’Institut biblique pontifical n’évoque-t-il pas, du moins dans ses origines, des moments de controverses ? Projeté par le pape Léon XIII, cet Institut avait vu le jour sous Pie X en 1909 pour contrebalancer l’École biblique de Jérusalem. À Rome, on craignait que le père dominicain MarieJoseph Lagrange et ceux qui le suivaient ne soient en train de se laisser convertir à l’exégèse protestante. L’exégèse critique se répandant, il aura fallu un homme de l’envergure du père Lagrange pour tirer parti de ce type de recherche. Il a tenu bon et sera devenu une sommité, et pour l’exégèse, et pour l’archéologie. D’où la dénomination d’École biblique et archéologique qu’il a fondée à Jérusalem en 1890, avec sa Revue biblique (1892) pour la promotion de l’étude scientifique de la Bible dans la foi.

Les années ont passé, les esprits ont évolué et, en pleine guerre, en 1943, Pie XII publie l’encyclique libératrice, Divino afflante Spiritu (« Sous le souffle de l’Esprit divin »). À l’Institut biblique, quand le père Stanislas Lyonnet, un bibliste français renommé, nous expliquait saint Paul, j’ai une nouvelle fois retrouvé la parole qui m’avait tant marqué en rhétorique. Paul découvrant la présence d’un Christ qu’il n’avait pas connu de son vivant s’était écrié : « Qui es-tu, Seigneur ? — Je suis Jésus, celui que tu persécutes », avait-il entendu (Ac 9, 5). À travers les chrétiens persécutés, c’est Jésus, mort depuis six ou sept ans, qui demeure présent, vivant objet de persécution. Paul en est bouleversé, et sa vie se renverse. Jésus est vraiment l’Envoyé du Père, et il est mort pour les hommes au cœur desquels il vit désormais. Cette notion de rédemption dans sa portée concrète, le père Lyonnet nous la faisait remarquablement sentir. Il éclairait pour nous le problème


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de la foi et de la Loi tel que Paul le développe. Avec lui, nous avons lu l’épître aux Romains. C’est sur la deuxième épître aux Corinthiens, dont le thème central est le ministère apostolique, que j’allais, à la fin de mes trois années, rédiger mon travail de licence. Un autre excellent professeur fut le père Luis Alonso Schökel, un Espagnol né de mère allemande, tout fringant, parlant dans un beau latin à la vitesse d’une mitrailleuse, et qui nous a fait goûter la poésie de la Bible. Parmi les enseignants encore, le père Augustin Bea, pas bien longtemps il est vrai, jusqu’au moment où il allait devenir cardinal. Il était professeur d’introduction à l’Écriture, tout en assumant la double charge de confesseur de Pie XII et de consulteur au Saint-Office. Il serait bientôt le grand promoteur de la déclaration conciliaire sur les religions non chrétiennes. Comment êtes-vous passé de l’Institut de Rome à celui de Jérusalem, qui était sa filiale en Israël ? J’avais noué des liens d’amitié avec les Français, notamment avec le père Edgar Haulotte, futur exégète à Lyon, et surtout le père Paul Beauchamp, appelé à devenir dans ce domaine un des grands noms parmi les biblistes français. Celui-ci avait mon âge. Il était allé accomplir un stage en Chine, avait passé un an en Israël et avait appris l’hébreu moderne. Je l’enviais. J’avais demandé à mon supérieur de pouvoir entreprendre un stage et apprendre l’hébreu à Jérusalem. « Mais c’est une langue ancienne, qui ne se parle plus nulle part ! », me répondit-il. En vérité, l’hébreu moderne, langue officielle de l’État d’Israël, ne diffère guère de l’hébreu ancien, auquel Éliézer Ben Yehoudah vers la fin du XIXe siècle avait redonné vie en le modernisant. Avec Paul Beauchamp, nous avions pris l’habitude à Rome,


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après une brève sieste en début d’après-midi, de lire ensemble la Bible en hébreu, à commencer par la Genèse en nous interrogeant l’un l’autre et en discutant des problèmes d’historicité, d’inspiration et d’interprétation. Normalement, on passait trois ans à Rome. La possibilité existait, si on groupait en un premier semestre tous les cours de la troisième année, de passer le second semestre à Jérusalem et d’y suivre les cours d’archéologie et d’hébreu moderne. J’ai opté pour cette formule. Le 1er février 1960, je passais les derniers examens. Le lendemain, dans l’une des plus fastueuses églises de la Ville éternelle, celle du Gesù, là où reposent les reliques du fondateur saint Ignace, je prononçais mes derniers vœux, les « grands vœux » comme on les appelait. Après la cérémonie, le Père Général John Janssens, un Belge, nous avait recommandé de ne pas abandonner les pauvres, les simples, les ignorants, qui avaient, plus que tout autre, besoin de cette Parole de Dieu que nous avions à enseigner ; c’étaient eux, les « petits » à évangéliser par priorité. J’ai toujours essayé de faire droit à ce souhait qu’il nous transmettait alors, notamment en m’occupant de la catéchèse des enfants du primaire. Et le 3 février, je partis pour Jérusalem, avec trois compagnons du Biblique, achever le triennium. Entre Brindisi et Haïfa, le bateau faisait escale au Pirée. Nous avons vu Athènes sous la neige, par dix degrés sous zéro, et dormi dans des chambrettes glacées. Avec un Espagnol, un Québécois et un Australien, nous avons visité Delphes, joyau de la Grèce antique sous le soleil encore timide de février. En Israël, le père Robert North, archéologue de nationalité américaine, allait nous accueillir. Il parlait aussi bien espagnol, italien et français que turc, hébreu et pas mal d’arabe, avec le même délicieux accent. Avec lui pour guide, les jours de sab-


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bat, nous avons parcouru tous les sites importants d’Israël. Après le séjour à Jérusalem, c’est encore avec le père North que j’ai entrepris le voyage en Égypte, qui allait nous conduire du Caire dans la Vallée des Rois, à Thèbes, Assouan et Abou-Simbel. De là, nous sommes passés en Syrie, par Damas, Palmyre, les ruines de Mari et la frontière irakienne avec Abou-Kemal. Après quoi, le père North rentra à Jérusalem pour accueillir un groupe d’étudiants pèlerins, et moi je gagnai Beyrouth pour y prendre l’avion de Rome. Là, je comptais achever mon travail de licence, avant de suivre, fin septembre 1960, une retraite au noviciat de Vico Equense, au-dessus de la baie de Naples. Le 3 octobre, un télégramme me rappela dare-dare à Eegenhoven. Le père Levie avait été de nouveau victime d’une thrombose. Il fallait, au pied levé, reprendre ses cours de grec, d’exégèse et de théologie fondamentale. Au terme d’une année de voyages et de découvertes, il était temps de m’atteler à la tâche. Celle que, depuis quarante-cinq ans, je n’ai plus vraiment quittée. Ce qui ne vous a pas quitté davantage, c’est l’amour de la Terre Sainte, la Palestine et Israël. Vous vous y êtes littéralement enraciné par la foi, l’intelligence et le cœur, au point que, si vous y retournez très souvent, c’est chaque fois, à peu de choses près, comme on retourne chez soi. J’avais enfin atteint la Terre promise, la vraie, et vécu six mois au Moyen-Orient. J’avais fréquenté l’« Ulpan », école d’hébreu moderne destinée aux immigrants, où l’on apprend aussi bien la culture juive, la danse et les chants, le folklore et les coutumes sociales et religieuses. Pour moi, l’expérience primordiale, ce fut le pays de la Bible, « la Bible sur le terrain », mais aussi la prise de conscience de l’exiguïté du territoire, de la variété géographique, de la di-


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versité démographique et de toute la tradition qui les soustend. La Bible, ce n’est pas seulement le Livre d’il y a deux ou trois mille ans, c’est aussi la réalité concrète de tout un passé parcouru de vicissitudes, d’occupations étrangères — Israël aura été occupé depuis le temps des Perses, en 538 av. J.C., jusqu’en 1967 — et de la coexistence pas toujours pacifique de différentes entités ethniques. La Bible, ce n’est pas seulement une œuvre littéraire, religieuse et poétique, c’est aussi la manière dont elle a été reçue, assumée et interprétée à travers les âges et les diverses cultures. Jusqu’alors, j’imaginais le judaïsme, un peu comme le christianisme, hiérarchiquement constitué et unifié. J’ai appris qu’il s’agit d’une mosaïque dépourvue de magistère. Quand on arrive de Russie ou du Yémen, on ne parle pas l’hébreu de la même manière. C’est également différent du côté des traditions, même si la Mishna, premier recueil de traditions bibliques, et le Talmud, la grande compilation des enseignements séculaires des rabbins, s’imposent traditionnellement. Rentré au pays, j’ai eu l’occasion de suivre des cours et séminaires avec des étudiants et des professeurs protestants. Avec le grand rabbin de Bruxelles Albert Guigui, je me suis initié à Rashi, dans le commentaire du livre d’Isaïe. Ayant ainsi acquis une bonne sensibilité à la culture juive, je ne pouvais qu’aimer retourner en Terre Sainte. Le Concile lui-même et toute la période qui l’entoure m’ont fait prendre conscience qu’entre le judaïsme et le christianisme, au-delà d’une certaine rupture, persiste une foncière continuité et que, pour nous chrétiens, l’un ne peut se concevoir sans l’autre. L’Ancien Testament va retrouver pour nous son vrai rôle. C’est ce qu’officialisera en 1964 Dei Verbum, la


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Constitution dogmatique consacrée au sens de l’Écriture comme révélation de Dieu dans son interprétation chrétienne. En 1965 est publiée la déclaration sur les Juifs Nostra Ætate (« À notre époque »). Elle dit dans les premiers numéros : « En scrutant son propre mystère, l’Église retrouve ses racines juives. » Le cardinal Bea fut la cheville ouvrière de cette rédaction, intégrant nombre d’amendements et corrections souhaités, tantôt par des évêques arabes, tantôt par des représentants d’autres aires géographiques. La découverte de la Terre Sainte, ce fut encore pour vous celle des communautés chrétiennes, arabes, melkites… Je ne parle pas l’arabe, bien qu’à Rome j’aie suivi un cours d’arabe classique, ce qui se sera révélé utile pour la lecture. À Jérusalem, une des sœurs polonaises chez qui nous habitions m’invita dans sa classe, où des petites filles de huit à dix ans parlaient un arabe intelligible, correct et posé ; c’est là que je me suis un peu familiarisé avec cette langue. En même temps, j’avais appris à connaître les églises locales de langue arabe, appelées « melkites » : celle de Jérusalem, avec les pères franciscains de la « Custodie de Terre Sainte (ou garde des lieux saints) », la paroisse de Jérusalem, dont l’évêque est actuellement Monseigneur Michel Sabbah, puis l’église de Galilée, avec le Curé de Nazareth, le père Émile Shoufani, qui dépendait à l’époque de Monseigneur Hakim, résidant au Liban.

Lorsque l’on parle de la Bible, qu’entend-on aujourd’hui par exégèse ? L’exégèse est une manière d’appréhender à travers les textes, la langue, les mentalités et l’histoire, la révélation de Dieu et l’expérience de sa présence telles qu’elles nous sont


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parvenues au long des âges. Vaste champ de recherche, car ces textes sont l’expression de multiples auteurs qui s’échelonnent dans le temps et l’espace. Cette expérience chaque fois unique, chaque fois différente, s’inscrit dans une unité temporelle et littéraire, à l’intérieur d’une seule Révélation. Car c’est toujours du même Dieu qu’il s’agit. Trajectoire étonnante que cette cohérence du corps de l’Écriture, s’accomplissant en Jésus qui, loin de se situer en dehors de cette histoire, en représente à la fois le cœur et le sommet. Le Christ rassemble en sa personne toute cette histoire dont il est solidaire ; l’assumant entièrement, il nous la donne à vivre. Il nous offre son passé, un passé juif, à vivre comme étant notre réalité actuelle. Aujourd’hui, je communie à cette longue expérience de Dieu grâce à des textes qui me parlent des rencontres de Dieu à travers les siècles. Je communie à la présence de Dieu elle-même, dans la mesure où je perçois la nature et la profondeur de ces témoins du passé. La Genèse, ce sont des histoires d’hommes et de femmes que nous pouvons toujours lire aujourd’hui. Elles ne nous sont pas données dans le but d’apprendre comment vivaient les patriarches, même si elles nous en informent aussi, mais de nous montrer comment les ancêtres d’Israël ont découvert le Dieu que les juifs continuent à servir à l’époque de la royauté et des prophètes, de la Sagesse ou du Nouveau Testament. Pour moi, l’exégèse est une façon de discerner à travers ce corps vivant de l’Écriture ce que j’appellerais les artères par lesquelles le sang passe, les grands thèmes anthropologiques, et qui nous disent : « En découvrant comment d’autres avant vous l’ont vécu, sachez percevoir que Dieu est actuel. » Le corps de l’Écriture nous fait toucher du doigt le corps vivant du Christ.


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Un travail de recherche et de mise à jour qu’on a comme négligé dans le passé, au temps où la Bible ressemblait encore à un monument intouchable. J’ai perçu, durant mes études, que la tradition biblique au cours des siècles avait traversé bien des aventures. Au temps de saint Augustin et des Pères de l’Église latine ou de saint Grégoire de Nysse et des Pères grecs, on ne lisait pas la Bible comme nous l’avons lue nous-mêmes. On se posait alors la question : qu’estce que cela veut signifier ? et quelle en est la symbolique théologique ? Les Pères de l’Église jusqu’à saint Thomas d’Aquin commençaient par exposer l’Écriture et l’interpréter. Toujours avec le texte et à partir du texte. Toujours le message théologique, tel qu’il y apparaît dans sa symbolique. Ces gens moins éloignés que nous de l’époque biblique éprouvaient de plus près les choses. Mais le Moyen Âge aura pris de la distance, sous l’influence grecque nettement plus abstraite : celle des dogmes qui s’étaient explicités dans les conciles, celle enfin d’une traduction latine qui aura encore davantage matérialisé le texte. Quand survient la Renaissance, on va s’intéresser à l’homme, à ce qu’il avait vécu au plan personnel, familial, économique ou sociologique, qu’il fût romain, hellénique ou mésopotamien. L’histoire moderne en sera venue à poser la question de savoir « ce qui, dans les récits de la Bible, s’est réellement passé ». Et à regarder tout ce merveilleux comme l’enrobement d’une réalité plus terre à terre, plus matérielle. Ce qui aura produit une sorte de philosophie de la Bible destinée à ceux qui ne sont pas encore en état de philosopher dans l’abstraction et préfèrent le recours aux images. C’est le temps du modernisme, d’un Loisy, d’un Renan, pour qui ces « enjolivements » servent à témoigner de la grandeur de Dieu et qui en oublient ce qui fait la trame de l’Écriture, l’histoire dans sa matérialité.


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À l’époque de ma théologie, la question était formulée autrement : pour savoir ce qui s’était exactement passé, on partait à la recherche des sources, celles de Marc et Matthieu, celles de Luc éventuellement. On creusait les textes, dans l’espoir de saisir les raisons pour lesquelles les faits furent rapportés de cette manièrelà. On tentait d’imaginer et de se représenter l’évolution de l’histoire. On essayait de repérer les différentes « couches rédactionnelles » des textes. C’est ce qu’on appelait couramment, au moment de mes débuts en théologie, « l’exégèse historico-critique » : faire la critique historique des textes, dans le souci de percevoir ce qu’il y avait derrière les faits et le processus de leur relation, en passant par l’histoire des formes littéraires, puis celle de la rédaction des textes. Ces textes ayant une histoire, c’était, et cela reste un passage obligé, mais ce n’est pas tout. Si l’humanisme hérité de la Renaissance nous avait très éloignés de l’interprétation de la Bible conçue par les pères de l’Église, les juifs, en revanche, étaient restés fidèles à un mode d’interprétation qui étudiait le sens spirituel des textes à travers leur sens littéral : comment parlent-ils de Dieu ? qu’est-ce que Dieu nous dit qu’il faut faire et où nous mène-t-il ? C’est le moment d’évoquer un homme qui aura joué pour nous un rôle primordial. Le père Henri de Lubac, un moment réduit au silence par ses supérieurs, mit ce temps à profit pour aller compulser toute la patrologie latine et grecque et redécouvrir ces « quatre sens de l’Écriture » tels que les expliquaient les pères à la suite des rabbins. Grâce à sa contribution, on ne se demande plus tellement ce qui s’est vraiment passé — question que les juifs ne se posent guère —, mais ce que le texte nous dit. Alors, on se rend bien compte que les textes eux-mêmes sont porteurs de toute une histoire, et que leur composition nous en fait toucher du doigt le déroulement.


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Et nous voici à l’heure actuelle, dans cette phase absolument passionnante où le texte s’étudie en lui-même, non pas comme une succession de petites scènes ou de multiples histoires, mais bien dans ses trajectoires essentielles. Dans l’histoire d’Israël, il y a les Juges, Shaül, David, Salomon, les Rois. Que veulent dire les deux livres de Samuel et les livres des Rois ? Pour quel enseignement ont-ils été écrits ? Comment le livre de Josué analyset-il le rapport de l’homme avec la terre ? Et le livre des Juges, comment décrit-il notre rapport avec les biens de consommation, y compris les femmes ? Dans la lutte entre Shaül et David pour le pouvoir, quel rapport entretenons-nous avec le pouvoir ? Et pourquoi, dans les livres des Rois, voit-on la royauté décliner et courir à l’échec ? Bref, une réflexion sur le pouvoir et la manière d’en user. Car chaque fois que l’homme prétend s’approprier la royauté, elle qui vient de Dieu, et exercer ainsi sa domination et son emprise sur les autres nations, cette ambition court inévitablement à la ruine et à l’exil. Peut-on dire que ces livres sont porteurs d’un message et d’une leçon ? D’un message humain, anthropologique, mais qui soulève aussitôt une autre question : quelle est la part de Dieu dans le déroulement de l’histoire ? quelle est l’expérience divine qui traverse cette réalité humaine ? Un livre comme celui de Josué parle de guerre sainte, mais pour nous dire : elle constitue une erreur, l’utilisation de la force n’aboutit à rien. Lorsqu’on aborde la Bible en tant qu’histoire, c’est finalement celle de la non-violence qui ressort. L’Ancien Testament est profondément non violent dans sa visée, par réflexion sur la manière dont Dieu regarde l’histoire des hommes.


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Voilà le sens dans lequel progresse l’exégèse aujourd’hui. Elle est passée de l’historico-critique, à travers l’étude des structures organiques des textes (structurelle) et la recherche des significations (sémiotique), à travers l’analyse des récits (narrative) ou des discours (rhétorique) de l’Écriture, à des perspectives impressionnantes. Fin du XIXe siècle, on avait entrepris les fouilles de Troie ou du Parthénon et reconstitué la vie des Grecs et des Latins d’autrefois. En Israël, où Yigaël Yadin aura été un maître dans le domaine de l’archéologie, on a emprunté un chemin parallèle, ressuscitant les villes anciennes dont parle la Bible et découvrant qu’au fond tout était de dimensions bien modestes. Au temps de David, Jérusalem n’était qu’une petite bourgade de quelques centaines de maisons. Ce qui provoque l’interrogation : pourquoi et comment avoir amplifié l’histoire, au point de faire de David et, plus encore, de Salomon des rois magnifiques ? pourquoi rapporter sur un mode superlatif les événements passés ? Aujourd’hui, on ne se demande plus seulement, comme le font les archéologues : qu’est-ce qui s’est exactement passé ? mais bien : pour quelle raison ce qui s’est passé fait-il l’objet d’une relation qui en transfigure la portée ? Un de mes collègues belges de l’Institut biblique de Rome, Jean-Louis Ska, a récemment écrit un livre intitulé Les énigmes du passé (Bruxelles, Lessius, 2002). Les archéologues en viennent à se dire qu’en dernière analyse, l’histoire d’Israël est faite de très peu de choses. Après l’exil, dans une volonté de se donner un nom et une importance qu’il n’avait pas face à la Syrie, à la Mésopotamie et à l’Égypte, Israël ne se serait-il pas constitué une mythologie appelée à devenir la Bible ? Les archéologues ne croient que ce qu’ils voient : les vestiges du passé ! Face à eux, une école littéraire prend son essor, qui considère


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que la Bible comme livre représente aussi une trace — l’archéologie de la mémoire — qui rapporte les histoires, mais en les réinvestissant de l’expérience subséquente et en leur donnant un tout autre développement à l’issue de l’exil. Sans conteste, les habitants de cette terre ont eu la volonté de mettre à l’honneur un certain nombre de leurs personnages afin d’accroître leur propre rôle et leur prestige. Mais la mémoire plonge beaucoup plus loin. Elle nous parle de Quelqu’un. Et le rédacteur, omniscient, sait même ce qui se passe dans la mémoire de Dieu et dans ses intentions. Pourquoi nous raconte-t-il l’histoire d’Israël avec ses aléas, ses détresses, ses insuccès, ses exils et ses esclavages, sinon pour nous faire pressentir chaque fois derrière les événements, aux moments où l’histoire hésite, cette présence divine ? La Bible constitue une bibliothèque entière, un ensemble cohérent à l’intérieur duquel, outre les douze cents ans du récit proprement dit, interviennent à la manière d’un balancier, la concrète banalité de l’histoire humaine, toujours identique à elle-même en dépit des changements de siècles, de circonstances et de cultures, et d’autre part, la permanente et mystérieuse présence de Dieu, du moins en ces questions récurrentes : existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? est-il une invention de l’homme en réponse à cette aspiration en lui à découvrir un sens à travers son histoire ? ou bien est-il une Personne dont la réalité transcende cette histoire et toute la création, tout en lui demeurant intimement présent ? C’est cela l’exégèse des textes. Elle ne cesse de soulever en moi des joies nouvelles, d’autant qu’elle rejoint ce que déjà j’appréhendais il y a cinquante ans à l’écoute du père Renckens. C’est la redécouverte de « l’un et l’autre Testament », comme aimait à dire mon ami Paul Beauchamp. Ils sont tous


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deux contemporains dans le Livre qui les rassemble. Le christianisme ne s’est pas substitué à Israël et le Nouveau Testament n’a pas remplacé l’Ancien. C’est l’histoire d’une seule Alliance de Dieu avec les hommes, histoire parcourue par de grandes avenues, des trajectoires que l’on découvre peu à peu comme des relectures successives d’une même expérience de Dieu fondamentale qui court à travers les siècles.


Que nous nous conformions à une Parole vivante

À présent plus que par le passé, nous sommes invités à lire les Écritures et à les relire sans cesse. À saisir ce qu’elles cherchent à nous faire comprendre et à le traduire concrètement dans la réalité d’aujourd’hui : faire vivre la Parole. Or, ces mêmes Écritures se révèlent souvent malaisées d’accès et redoutables dans leurs exigences tranchées. S’il est vrai que nous pouvons, dans le meilleur des cas, y puiser des orientations profondes pour notre existence et même découvrir dans l’esprit de Dieu et le visage du Christ le sens dernier de notre vie, il n’en reste pas moins que le chemin est étroit et escarpé. Comment rendre vivante aujourd’hui cette Parole d’autrefois ?

La logique que nous rencontrons dans la Bible n’est pas nécessairement notre logique. Le langage et les images semblent quelquefois appartenir à un autre monde. Et le contenu lui-même peut nous apparaître rugueux, anachronique, hermétique, pour ne pas dire déconcertant. L’extraordinaire devient permanent, le merveilleux et le terrifiant s’entremêlent, le naturel et le surnaturel se répondent. Les Écritures paraissent alors à la fois familières et hérissées d’obstacles et d’embûches. Nous sommes d’autant plus confrontés à leur difficulté que nous avons besoin de ces Écritures. Les Écritures sont une lumière et une espérance. Si, pour les accueillir, des problèmes se posent, il s’agit de les surmonter. Les siècles passés, et le Moyen Âge tout spécialement, habitaient la Parole de Dieu et en vivaient au quotidien, car elle


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nourrissait leur mémoire. Les symboles étaient à la portée de chacun. Ils se lisaient dans les statues et les vitraux des cathédrales. Les temps présents ont perdu la vraie mémoire de l’Écriture et, avec elle, la faculté de bien appréhender les textes. Ces formes d’expression et ces symboles se sont éloignés en une sorte de rupture culturelle. La difficulté d’accès apparaît très réelle, si nous nous en tenons à une lecture immédiate de type « fondamentaliste », c’est-à-dire en réduisant le sens du texte à ce que nous en comprenons à première lecture. Elle l’est nettement moins sitôt que nous pratiquons une lecture qui, au-delà d’une approche purement intellectuelle, pénètre jusqu’à l’esprit de ce qui est dit, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Elle le sera moins encore lorsque la lecture s’effectuera à l’intérieur d’un groupe, permettant de vivre ensemble l’Écriture et de la traduire dans l’action par un engagement concret. Le langage, quant à lui, ne peut se réduire au seul niveau du compréhensible. C’est aux lecteurs de se laisser façonner par lui. Cela d’ailleurs se vérifie dans n’importe quelle langue. Celle-ci ne s’apprend pas dans une mémorisation systématique du dictionnaire, mais bien dans une immersion, par acquisition progressive d’une manière de parler et de vivre, disons d’une culture. Ainsi les Écritures requièrent aussi une inculturation. Tenter maintenant d’adapter les images au regard actuel serait sans conteste en appauvrir la signification essentielle. Ce sont les lecteurs qui doivent cette fois se convertir au regard biblique, désireux d’en dégager les valeurs qui, petit à petit, les combleront. Travailler l’Écriture, c’est accepter de se laisser travailler par elle. Il est vrai que certains passages de la Bible, et en particulier des évangiles, frappent par leur dureté et leur radicalité.


QUE NOUS NOUS CONFORMIONS À UNE PAROLE VIVANTE

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Mais, chez Jésus, nous remarquons à la fois la douceur et la rigueur. La douceur n’est nullement celle, quelque peu romantique, du « doux rêveur galiléen » de Renan. Elle est animée par cette proximité et cette humilité dont la manifestation transparaît à travers les Béatitudes. La fermeté ne se départit jamais d’un esprit compréhensif et miséricordieux. Car si le Dieu de Jésus Christ est certes exigeant, il est d’abord un Dieu qui aime. Telle est, en effet, l’exigence de l’amour : dans un respect de l’homme. Et c’est bien là un des paradoxes de Jésus : il se montre radical devant certaines situations de la vie. Ainsi, au sujet de l’indissolubilité du mariage, fondée sur la raison que Dieu s’y est engagé dès le commencement en faisant l’humanité « masculin et féminin » à son image. Il aura fallu une réflexion en profondeur sur le salut d’Israël pour aboutir à une telle perception, qui figure cependant déjà au tout début de la Bible. En même temps, Jésus témoigne d’une compréhension aussi humaine qu’inattendue pour la femme adultère, comme pour la Samaritaine qui a eu cinq maris… et même un sixième qui n’est pas le sien. Pour nous, chrétiens, les évangiles constituent sans doute les livres bibliques les plus attachants, puisqu’ils sont centrés sur Jésus : non pas sur un héros du passé, mais sur un vivant qui, effectivement, vit devant nous. Lorsque Jésus déclare : « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jn 14, 6), il ne dit pas : « J’ai été », ni « J’étais ». Il nous dit pour aujourd’hui « Je suis ». Finalement, toutes les difficultés concernant les évangiles se ramènent sans doute à cette question essentielle : Qui est le Christ ? Est-il un être humain que nous avons divinisé ? ou bien l’Homme-Dieu qui vient nous révéler quelque chose sur Dieu même ? Saint Jérôme affirmait qu’ignorer les Écritures serait


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ignorer le Christ. Mais la question : « Qui dis-tu que je suis (pour toi) ? » en cache une autre : « Qui dis-tu que tu es, toi ? » L’interrogation est devenue très actuelle et excite parfois les imaginations. Que faut-il penser de Jésus ? Il y a deux ou trois ans, au Saint-Sépulcre de Jérusalem, dans la crypte de Constantin et de sainte Hélène, où la tradition rapporte que la vraie croix fut retrouvée, je me souviens d’une guide en uniforme qui avait amené là des soldats israéliens pour leur parler de Jésus. Elle leur dit à peu près ceci : « Jésus était un rabbin prophétique. Il vécut une existence humaine comme tout rabbin de son temps. Il fut très controversé et on l’a mis à mort. Alors, un autre juif, Shaül (saint Paul) l’a divinisé, ainsi que cela se pratiquait pour les empereurs romains. Une façon de parler nettement métaphorique, car il ne s’agit pas d’une vraie divinité. » Il n’est donc pas de rapport entre ce Jésus et Dieu. Qu’un homme soit Dieu est totalement inconcevable aux yeux d’un juif. Le New Age et d’autres courants actuels ont hérité en partie de ce type d’interprétation, lorsqu’ils magnifient, absolutisent, voire divinisent jusqu’à un certain point l’homme en tant qu’homme. En définitive, pour eux, seul l’homme existe, si bien que parler de Dieu revient à parler de l’idée, de l’idéal, du mythe de l’homme, et à ramener à une anthropologie le concept même de Dieu. Ainsi l’option du Nouvel Âge dévalue l’homme au lieu de le grandir.

On est bien loin, dans les évangiles, de ces thèses aventureuses. Quelle est en effet l’interrogation qu’ils formulent ? Disons d’abord que l’important n’est pas d’y trouver une biographie de Jésus — biographie au sens moderne du terme —,


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mais bien un ensemble de questions fondamentales sur Jésus et à propos de lui, tout comme au sujet d’une tradition qu’on est en droit de considérer comme fiable, quand on tient compte du sérieux de la transmission orale en ces temps-là. Si le Livre représente une médiation anonyme, la tradition est très exactement la transmission d’un témoignage. Ainsi le but des évangiles est-il de nous mettre en rapport avec Jésus vivant. Dès lors que nous lisons un évangile ensemble, à plusieurs, — et je souligne « un évangile », car il ne s’agit plus de sauter d’un évangile à l’autre en conservant de chacun des souvenirs plus ou moins cohérents —, nous en découvrons la trajectoire propre. Et de surplus, ce qui va se passer au sein du groupe de lecteurs correspond avec exactitude à ce qui se passe dans le Livre. Car l’Évangile fait ce qu’il dit : il produit dans les lecteurs l’action et les réactions que l’on retrouve dans le texte ; ce qu’il raconte du Jésus d’autrefois au milieu des disciples et au cœur de la foule. Les évangélistes, selon vous, ont-ils été les témoins de l’extraordinaire rencontre qu’ils relatent et des événements qui l’entourent ? Toute cette tradition s’est déroulée dans une succession en trois étapes. La première est la réception du témoignage des apôtres. C’est l’expérience personnellement vécue par un témoin prédicateur ; celui-ci la transmet à des disciples qui, à leur tour, vont témoigner. Deuxième phase : ces disciples la transmettent, toujours oralement et par voie de prédication, à leurs communautés. Au sein de ces communautés, troisième phase, un auteur se détache, ou un groupe d’auteurs, qui vont procéder à la mise par écrit, à la rédaction des évangiles. Sitôt qu’on les aborde dans une forme de lecture que j’appelle « lecture continue », on discerne la manière très « tra-


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vaillée » d’écrire de ces auteurs. Subtilement mais franchement, ils cherchent à nous faire entrer dans l’histoire à la façon dont on fait un récit à un auditeur, en l’invitant à s’identifier aux personnages du récit. On s’aperçoit alors que le récit produit peu à peu chez l’auditeur un effet analogue à ce qu’il raconte : il fait ce qu’il dit ! Les techniques oratoires, rhétoriques des évangiles et des lettres de saint Paul font, beaucoup plus qu’auparavant, l’objet d’études plus ou moins savantes ou vulgarisées. Elles démontrent toujours davantage qu’il s’agit de témoignages qui ne peuvent exister qu’à partir d’une expérience vécue par des personnes concrètes : expérience de Dieu ou bien de Jésus lui-même. C’est ce que j’avais pressenti déjà, en rhétorique et à l’Institut Biblique, je l’ai évoqué : Dieu s’est rapproché. Sans doute, l’idée que je me faisais du Dieu de la création, de la nature et du cosmos n’était pas fausse. Mais l’évidence m’est apparue d’une présence plus immédiate en la personne de Jésus telle qu’elle est rapportée par chacun des quatre évangélistes. Chacun le dit à sa manière propre. Chacun a choisi son angle de vue en fonction de ce qui l’a le plus directement frappé. Et pourtant, une constante ressort clairement : chacun révèle fondamentalement un aspect du « mystère » qui entoure la personne de Jésus. Est-il possible de connaître les propres paroles du Christ, ses ipsissima verba ? Des exégètes n’ont pas manqué de soulever la question, et parmi eux, l’Allemand Joachim Jeremias. Il explique qu’il est des paroles de Jésus rapportées par les évangélistes qui sont parfaitement impensables de la part de juifs vivant à cette époque-là. De celles-là, on peut être sûr qu’elles émanent de Jésus lui-même.


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Jésus affirme : « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jn 14, 6). Le « Je suis » rappelle le nom que Dieu se donna dans le désert en réponse à Moïse (cf. Ex 3, 14). En somme, l’expression entière entend signifier : « Bien que dans une personne elle-même différente de toi, Je suis ce qu’il y a en toi de plus profond, Je te rejoins au plus intime de ton être. » Joachim Jeremias a consacré à ce sujet plusieurs études, cherchant à relever les paroles inconcevables dans la bouche des juifs d’alors et s’interrogeant, à partir d’une telle singularité, sur les raisons pour lesquelles, contre toute attente, elles furent prononcées, selon les évangiles. Le tout est de saisir pourquoi l’évangéliste rapporte telle parole de Jésus et ce qu’elle signifie dans son contexte. Un autre point aura fait réfléchir exégètes et chercheurs : le fait que Jésus parle du Père en l’appelant « Abba », c’est-à-dire « Papa », ce qui est tout simplement inouï. Dire « Papa » à son propre père, au nom d’un lien familial direct, se comprend sans peine. Le dire à son rabbin, en raison d’une proximité spirituelle particulièrement étroite, peut se justifier. Mais dire « Papa » à Dieu, alors que la distance, du point de vue d’un juif, est à jamais infranchissable, cela dépasse l’entendement. Or, Paul le cite, et Marc pareillement : Jésus s’adresse ainsi à son Père. Quelle explication en tirer ? La réponse sera, à n’en pas douter, riche d’enseignements. Car il s’agit de découvrir dans la personne de Jésus la présence même de Dieu qui l’habite, et qui est suggérée par ses gestes et ses paroles : « Qui me voit a vu le Père » (Jn 14, 9). Le lecteur contemporain cherche d’abord dans le Livre une relation des faits et, bientôt, il doit se convertir au langage des symboles. N’est-ce pas pour lui une démarche quelque peu laborieuse ?


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Le recours à la symbolique dans la Bible ne manque pas de provoquer quelques interrogations. La notion de symbole se réduit souvent pour nous à une formulation de type mathématique ou de codage-décodage. Mais le véritable symbole correspond à une réalité vécue et échangée de l’un à l’autre, comme la reconnaissance d’un lien fort qui nous unit. Ainsi, ce bleu turquoise, par exemple, pour quelle raison signifie-t-il quelque chose pour moi ? Sinon parce qu’il me rappelle la couleur de la chatoyante mosquée verte de Bursa au sud d’Istanbul. Entrer dans ce procédé permet une rencontre à un degré de profondeur que je ne prévoyais pas dès l’abord. Les symboles de la Bible sont de cet ordre-là. Moins des signes à décoder que des images évocatrices d’un souvenir, celui d’une réalité vécue en commun, qui sous-entend une intériorité et y renvoie. Et, quand il s’agit des évangiles, il s’agit d’une familiarité avec Jésus à travers le Livre. Un exemple : la lèpre, dans la Bible, ne signifie pas simplement, comme pour nous, une dermatose de type particulier. Elle symbolise une défiguration de l’image de Dieu dans l’homme. Quand Jésus « purifie » un lépreux, il signifie qu’il restaure en cet homme l’image de Dieu son Père. Sous l’histoire en surface, une réalité spirituelle est à dégager C’est à partir de ce procédé de découverte du sens profond que les rabbins ont parlé du « sens littéral » et du « sens spirituel » de la Bible. Ils ont établi un système d’interprétation dit « des quatre sens ». Ils lisaient d’abord l’histoire racontée : sens simple ou littéral. Ce premier sens en introduisait un deuxième, plus profond, symbolique, comme un message spirituel ; le texte est lui-même pourvu de repères permettant de le dégager. La découverte de cette explication invite le lecteur à agir en conformité avec ce message, c’est l’application morale, à laquelle le texte en-


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traîne. Finalement un quatrième sens se découvre au sein d’un contact intime avec Dieu : le sens mystique, qui généralement ne s’écrit pas mais se perçoit dans la prière. Il nous ouvre à l’espérance de goûter l’intimité divine et déjà nous y fait accéder par la liturgie. Les Pères de l’Église, et ceux du Moyen Âge en particulier, hériteront de cette manière d’interpréter. À faire le tour de la petite communauté que j’ai évoquée en train de s’adonner à la lecture des évangiles, il semble bien qu’une richesse de sens commence à affleurer et à s’exprimer, non pas de façon intellectuelle jusqu’à s’entacher d’un certain cérébralisme, mais tout simplement de la manière vécue par chacun. De là ressortira progressivement une orientation profonde, et pourquoi pas, le sens ultime de notre vie. Qu’est-ce que Jésus vient nous apporter de plus que les autres prophètes ? Le juif dira que Dieu lui donne sa Parole, qui va se traduire en une alliance, sorte de contrat, de constitution générale comportant un certain nombre de commandements — ce « quelque chose » à accomplir quand on tient à ce que le contrat soit honoré. Jésus, tout en se référant aux commandements présents dans l’Ancien Testament, dans la mesure où ils relèvent du souvenir commun, ne donne pas lui-même de loi ni d’ordre : il vit. Et ce qu’il attend de nous, c’est que nous nous ajustions, non seulement à une parole, mais à une Parole vivante. La personne divine s’est donnée à travers une personne de notre chair, Jésus de Nazareth. Saint Jean l’exprime quand il écrit : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Et il nous donne un seul commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 44). La nouveauté est que son propre amour, nous pouvons le partager à nos sœurs et nos frères.


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Ce n’est donc plus seulement une parole faite chair dans le peuple d’Israël, c’est le Verbe, parole vivante de Dieu dans cet homme Jésus, présent avec nous dans le temps et dans l’espace. Il s’est fait chair en notre humanité, afin de se faire chair en nous et pour que nous devenions une expression unique et singulière de cette Parole. Le sens dernier de notre vie, tel qu’il ressort pour le lecteur de l’Évangile, n’est autre que celui d’être réellement enfant du Père, enfant de Dieu. Être cette femme ou cet homme qui sait désormais que sa véritable racine se trouve en Dieu. Que Dieu soit sa racine suppose qu’en lui existe quelque chose de divin. Non pas divinisation de l’humain selon le New Age, mais dans le désir qui l’habite de recevoir Dieu au titre de celui qui donne son sens à l’existence et qui se présente comme « le chemin, la vérité, la vie ». Il est mon chemin, je n’ai pas besoin d’un autre guide. Il est la vérité sur le monde et la vie, et je la fais mienne. Il est celui qui me fait vivre, puisqu’il me partage la vraie vie. L’Ancien Testament disait déjà cela de Dieu. Jésus, parlant de lui-même, le reprend comme pour concentrer en sa personne humaine ce qui était dit de Dieu. Ce visage du Christ, cet Esprit de Dieu appelé à devenir pour nous l’Esprit du Christ qu’il va nous partager, n’est-ce pas finalement le sens actuel de la Pentecôte ? Un tel paradoxe a effectivement de quoi nous étonner et nous déconcerter. C’est cependant le Christ qui nous conduit à la découverte de ce qui, dans la Bible, revêt une importance toute particulière et qui culmine dans le Nouveau Testament : et c’est là le « mystère ».


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Pour nous, le mystère est quelque chose qui échappe à notre entendement et en quoi l’énigme reste et restera sans doute à dénouer. Aux yeux des auteurs bibliques, le mystère est plutôt une réalité essentielle et qui nous constitue. Nous ne pouvons, ni mettre la main sur elle, ni l’épuiser dans notre compréhension comme dans notre agir. N’est-ce pas vrai déjà du mystère de la vie qui se transmet ? Nous pouvons essayer de l’approcher scientifiquement, tenter de la reproduire, mais dire ce qu’elle est… ? Et la création ellemême, quel en est l’élément déclencheur ? Même s’il devient un jour possible de répondre, ce ne sera jamais pour nous dire ce qu’est véritablement « créer ». Est-ce que le monde a un auteur, à un moment précis ? Cela s’est-il « fait tout seul », explication scientifiquement fort peu satisfaisante ? Existe-t-il un « donné » ? Alors, quel est le donateur ? Et si nous étions la proie d’un instinct ou d’une finalité, d’où viendrait cette finalité ? À moins que Dieu soit la « projection » de nos désirs et de nos idéaux ? Mais alors, quelle serait la force à l’origine même de notre acte de projeter ? Ce dynamisme de notre être qui exige un sens, n’est-ce pas effectivement la trace de Dieu en nous ? S’il est vrai que juifs et chrétiens ont en commun la Bible, qu’est-ce qui cependant différencie la Bible chrétienne de la Bible hébraïque ? L’Ancien Testament tel que nous le connaissons renferme tout ce que contient la Bible hébraïque, mais il y ajoute six livres, écrits non pas en hébreu mais bien en grec : les deux livres des Maccabées (ou martyrs d’Israël), ceux d’Esther et de Judith, celui de la Sagesse, enfin Ben Sira (appelé aussi Ecclésiastique). Dans la Bible hébraïque cette fois, nous rencontrons pour commencer la Torah qui définit dans la loi mosaïque ce


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qui est vraiment obligatoire comme façon de vivre pour les juifs, et cela à travers les histoires des patriarches jusqu’à Moïse y compris. C’est le Pentateuque, ou les cinq rouleaux de la Genèse, de l’Exode, du Lévitique, des Nombres et du Deutéronome. En deuxième partie, ce sont les Prophètes, qui proclament non plus ce qu’il faut faire, mais les manières de voir les événements à une époque déterminée, ainsi que les orientations à prendre, les comportements à réformer, compte tenu des situations socio-politiques dans lesquelles se trouve Israël dans le cours de l’histoire. Le juif parle des « premiers prophètes » en racontant la suite des événements, depuis l’entrée en Terre promise avec Josué et les Juges, ensuite la succession des rois et les avatars de la royauté jusqu’à son déclin et à l’exil. Ce sont ensuite les quatre « grands prophètes » Isaïe, Jérémie et Ézéchiel, auxquels on joint Daniel, et les douze « petits prophètes » échelonnés sur les derniers siècles avant le Christ. La troisième partie est constituée par les livres de Sagesse, auxquels appartiennent naturellement les Psaumes, mais encore le livre de Job, le Cantique des Cantiques, le Qohélèt (ou Ecclésiaste) et les Proverbes. Il s’agit là de la présence de Dieu au quotidien, moins pour en parler que pour la vivre, tant au sein de la société que dans l’existence individuelle. La Bible chrétienne a adopté un ordre quelque peu différent. Elle reprend la Torah — ce sont les commandements enchâssés dans des récits. Elle en vient ensuite aux livres de Sagesse, en montrant comment se vit la Torah au jour le jour. Les Prophètes ont été renvoyés aux dernières pages de l’Ancien Testament, annonciatrices de ce que Jésus, dans le Nouveau Testament, va pleinement accomplir, en conformité avec la tradition, comme le signale la composition même de l’évangile de saint Matthieu.


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Est-ce donc ce qui diffère entre les deux Bibles, alors même que le texte demeure pratiquement identique ? Les chrétiens de tradition latine ont reçu la Bible servant à leur liturgie de saint Jérôme qui, au Ve siècle, a produit la Vulgate reconnue dans l’Église romaine comme traduction latine officielle. Avant elle, existait une version en grec, pas totalement copie conforme de l’original hébreu, car elle complète le texte massorétique (c’est-à-dire « transmis dans le judaïsme ») de certains approfondissements et explications : c’est la « Septante » d’Alexandrie, que l’Église devait employer aussi longtemps qu’elle parlerait le grec. La Bible chrétienne comporte évidemment le Nouveau Testament qui, tout en reprenant largement l’Ancien (au moins un tiers du Nouveau Testament provient de l’Ancien), montre Jésus accomplissant toute l’expérience de Dieu qu’a faite Israël au cours des siècles et la menant jusqu’à sa perfection. En plus des évangiles, nous y trouvons les Actes des Apôtres, la seconde œuvre de Luc, les lettres de Paul, ordonnées suivant leur longueur, avec l’épître aux Hébreux, les lettres des apôtres Pierre, Jacques, Jude et Jean, et enfin l’Apocalypse (ou Révélation) que compose Jean l’apôtre. Du côté de la tradition juive, les pharisiens, à la suite de la chute et de la destruction de Jérusalem, se sont réunis à Yabneh (ou Jamnia), au nord de l’actuelle bande de Gaza. Ils ont élaboré ce que nous, nous appelons le « canon » juif des livres de l’Ancien Testament, avec ce que cela comporte de mode d’emploi pour la vie humaine, sociale, religieuse, agricole ou commerciale. Ils ont tenu à en replacer l’enseignement dans un ordre systématique. Ce qui fut fait. Plutôt que de garder les récits tels qu’ils figurent dans la Bible, ils les répartissent en six « ordres » ou chapitres : « Semences » (prières, agriculture), « Temps fixé ou jours de fête », « Femmes »


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(mariage, divorce…), « Dommages » (lois civiles et criminelles), « Choses saintes » (abattage, sacrifices), « Pureté rituelle ». Pour donner un exemple, dans le traité sur les semences, on trouvera des chapitres concernant les bénédictions, puisque la prière est semence de vie. Entre les IIe et IVe siècles, à partir des explications de rabbins un peu partout recueillies, on constituera ainsi la Mishna, ce « double » de la Bible, cette « répétition » de la doctrine, systématisée en traités. Comme les rabbins ne cessaient de commenter les textes bibliques, on a rassemblé leurs commentaires dans le Midrash qui est une interprétation et une paraphrase de la Bible telle quelle. Et comme il fallait encore et toujours adapter la Bible aux situations du moment, on a repris la Mishna, en y ajoutant un recueil de réflexions de rabbins, afin d’en faire cette « étude » de compilation qu’on appelle le Talmud. Il existe un Talmud de Jérusalem, le plus bref, mais aussi le plus « conservateur », et un Talmud de Babylone, dû aux rabbins de la première des diasporas, lieux de dispersion des juifs dans le monde ancien. Celui-ci est à la fois plus étendu et plus « progressiste ». Il s’agit, dans l’un et l’autre cas, d’une « somme théologique », fondamentalement tournée vers l’action. Ce n’est que beaucoup plus tard que les chrétiens entreprendront leur propre systématisation. Il faut attendre les XIe et XIIe siècles, Pierre Lombard et saint Thomas, pour que se dessine une pareille évolution, sans doute inspirée de la systématisation juive. La différence ne se situe-t-elle pas aussi bien dans la manière de lire la Bible, lorsqu’on voit le juif en vivre comme en un perpétuel recommencement, une réinterprétation sans fin ?


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Un auteur juif moderne, David Banon, parle en effet de « lecture infinie ». La Bible elle-même est composée de textes et de thèmes à relire sans cesse, à des époques différentes, tout comme différents sont les temps où ils ont été écrits. Ne seraitce qu’à travers des allusions et des façons de voir, ces relectures reflètent nécessairement divers aspects de la mentalité qui régnait au siècle où vivaient les auteurs. Ce que j’appelle volontiers les « grandes artères » de la Bible partent du genre littéraire du récit, pour atteindre ensuite un registre intérieur et spirituel. Un exemple : où l’homme peut-il rencontrer une femme ? Au puits, c’est normal dans un univers nomade. La femme y vient puiser l’eau matin et soir, avant de s’en retourner à la maison et d’être vraiment là dans son rôle de source de vie. Que l’homme porte une cruche, et il sortirait aussitôt de la norme, il se ferait repérer de loin. En revanche, rencontrer une femme au puits s’inscrit dans la nature des choses de la vie, et peut s’ouvrir sur une perspective de mariage : le serviteur d’Abraham et Rébecca (Gn 24), Jacob et Rachel (Gn 29), Moïse et Tsippora (Ex 2, 16-22). C’est aussi Jésus et la Samaritaine (Jn 4), car le thème du puits est celui de l’eau qui fait vivre, donc de la Parole de Dieu, la Torah. D’une thématique extérieure, on sera passé à une autre plus intime. Une constante dans la Bible. La manière d’interpréter est la même dans l’un et l’autre Testament, mais le Nouveau nous présente Jésus comme l’unique source d’eau vive. Et cela nous ramène aux quatre niveaux de la perception. Première étape, le récit biblique pris comme tel, le sens « simple » (Peshat, en hébreu). Deuxièmement, sa composition, l’intention d’en faire découvrir la signification profonde, avec les paraboles, explications et commentaires à l’appui de la vé-


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rité à éclairer (en hébreu Rèmèz ou « suggestion »). Troisièmement, une question : que doit-on faire pour le traduire en acte ? (en hébreu Derash ou « scrutation »). Enfin, le niveau tout intérieur, non écrit, le sens ultime du texte, le « secret » (ou Sod en hébreu). Avides de procédés mnémotechniques, les juifs définissent ces quatre sens de l’Écriture : simple, allégorique, moral et mystique. Ils le signalent au lecteur en disant : « Nous entrons dans le Paradis. » Les premières lettres hébraïques de ces quatre sens (P, R, D, S) forment le mot « paradis » (terme d’origine persane) qui signifie « verger ». Y entrer, c’est entrer progressivement dans une compréhension approfondie de l’Écriture : le jardin de l’interprétation. Tel est le départ de la « lecture infinie ». Une lecture dont on dit qu’elle a le don d’aiguiser remarquablement l’esprit. Exact. Étudiant le Talmud, les juifs acquièrent une gymnastique intellectuelle peu ordinaire et toujours fondée sur la mémoire des textes. Le Talmud pose, par exemple, cette question : de la prière ou de l’étude, quelle est la plus importante ? Pour un juif, les deux sont a priori d’une grande importance. Dès lors, une série de textes tirés de l’Écriture vont servir à montrer que la prière, communication avec Dieu, arrive bien en tête. De tout l’Ancien Testament, on extrait des prières, dans le but de relever entre elles les ressemblances et les différences, ce qui se traduira en une série de pages. La prière, c’est parfait, mais son contenu ? Si je n’y mets rien, elle reste vide ; et voilà que l’étude accède au premier rang, puisqu’elle nourrit la prière. Autant de textes issus de l’Écriture tendent à prouver l’importance de la place occupée par l’étude, textes enfilés les uns aux autres dans ce que les rabbins appellent un « collier » de cita-


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tions. Tout le processus, faut-il le dire, exige qu’on jongle avec la mémoire, ce qui va se traduire dans une autre série de pages. La véritable réponse, finalement ? À partir des différentes interprétations produites par les différentes traditions ou écoles, au lecteur de choisir l’orientation qui aura sa préférence, en opérant un discernement personnel. C’est donc une mise en liberté qui est visée par ce genre de travail. Un processus d’unification qui est donc en même temps un processus de diversité. Je dirais plutôt : un processus de diversité qui découvre peu à peu son unité en Dieu qui appelle et qui rend libre. N’est-ce pas le chemin de tout vrai discernement ? Et si la lecture juive de l’Écriture manifeste une grande pluralité, c’est toujours la Parole vivante dans la lettre du texte qui ramène à l’unité. Certes, la pensée juive se diffracte dans différentes traditions, mais elles existent déjà dans la Bible. Car on y trouve des traditions sacerdotales qui ont en vue la sanctification du peuple et sont centrées sur la liturgie ; il en est d’autres, dont la tendance plus sociale se présente davantage comme une attention aux pauvres, aux petits, aux besogneux ; il y a aussi la vision prophétique, qui se tourne volontiers vers l’avenir, et l’orientation mystique que développeront les « pieux » ou hassidîm. Vraiment, tout un monde : unité de la Parole ou du message inscrite dans la diversité des points de vue, lesquels seront au départ des différentes écoles de rabbins. Tout cela fait partie de nos racines, même si le tronc chrétien a pris au cours des siècles une direction différente du judaïsme. J’ajouterais cependant une chose. Entre le commentateur juif et l’exégète chrétien, il existe une différence essentielle qu’on ne peut passer sous silence, même si la lecture de l’Écriture selon


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« les quatre sens » est utilisée de part et d’autre. Le juif, en effet, tente d’approcher la Parole au plus près et de découvrir la multiplicité de sens qu’elle recèle ; en cela il est « fils de la Parole ». Le chrétien relit toutes les Écritures dans et à partir de Jésus vivant : en lui, il est à la fois « fils de l’homme et fils de Dieu ».


Créés pour entrer en son intimité

Parmi les pages de l’Ancien Testament, les chrétiens auraient bien tendance à privilégier des textes qui appartiennent aux livres poétiques et sapientiaux. Je pense aux psaumes qu’on peut qualifier de préchrétiens et dont des auteurs français comme Clément Marot, Pierre Corneille ou Paul Claudel n’ont pas résisté au désir d’offrir une traduction française qui reprend ces prières à la lumière du Christ et de l’Église. Je pense au livre de Job qui affronte le problème de la souffrance du juste. Ou encore, tout à la fois amoureux et spirituel, au Cantique des Cantiques.

Commençons par les Psaumes. Ces poèmes religieux expriment un dialogue permanent de l’homme avec son Dieu : c’était déjà la prière juive, que Jésus connaissait par cœur. Il les récitait à la synagogue comme au temple, quoi de plus normal ? L’Église les a faits siens, précisément parce qu’ils étaient la prière de Jésus. C’est donc lui qui nous les donne à prier comme sa propre prière — celle de son peuple — partagée à son corps qui est l’Église. C’est pourquoi les psaumes constituent aujourd’hui encore l’essentiel de « la prière des heures » des moines et des moniales.

Des prières, mais également des œuvres très belles d’un point de vue littéraire, souvent éminemment poétiques, de là l’intérêt qu’elles ont suscité de la part de grands écrivains. Très poétiques et esthétiques, c’est vrai, et l’on étudie aujourd’hui de plus en plus les ressorts profonds de la poésie hébraïque, avec son parallélisme et sa sensibilité pour la musique


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verbale. Mais c’est aussi une littérature très imagée. Des images qui ne sont pas nécessairement propres au monde juif, mais inspirées de la vie courante. Chacun, pour peu qu’il en actualise les réalités, sera en mesure de se reconnaître en elles : les forces naturelles, les arbres et les montagnes, l’eau et le feu, la terre et le soleil y interviennent souvent. Les ennemis fréquemment pris à partie dans les psaumes sont certes avant tout les adversaires d’Israël, peuples voisins qui ne se lassent pas de convoiter l’un ou l’autre de ses territoires, mais bientôt — ce qui déjà est vrai dans la tradition juive elle-même —, le sens se déplace, et ils deviennent les ennemis intérieurs. Ce qui nous confronte à des questions autrement fondamentales. D’ailleurs, ces adversaires sont souvent comparés à des animaux agressifs, signes de ces instincts meurtriers qui subsistent en nous. On y trouve encore des paroles dures, de colère contre Dieu ou de vengeance contre ses ennemis ; les Écritures n’en ont pas honte, car ces attitudes souvent occultées sont présentes dans nos cœurs. Mais les psaumes ont cette capacité de transformer en prières et en supplications nos réflexes vengeurs, nos sentiments de violence ; le priant offre à Dieu ces pulsions mortifères qui nous habitent pour qu’il les change en comportements d’accueil et de réconciliation. Une démarche essentielle à laquelle nous aurons sans doute à revenir. Le livre de Job, illustrant l’injustice de la souffrance quand elle est subie par le juste, chercherait-il lui aussi à dépasser les explications par trop humaines ? Oui. Il faut le lire avec cette optique. Quelle est la place de Dieu face à la question que pose la souffrance dans un monde créé par Dieu ? S’y trouve-t-il impliqué ou, au contraire, est-ce qu’elle lui échappe ? Mais, dans ce cas, Dieu serait-il Dieu ? La


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question du mal entraîne aussitôt celle de la foi. L’objection si fréquemment opposée : s’il existait, Dieu permettrait-il la souffrance ? Et puisque la souffrance des innocents existe, Dieu n’en est-il pas responsable ? Question épineuse, donc ! L’Écriture nous montre Job, non pas comme un simple individu, mais comme le souffrant, qui réfléchit sur la souffrance, qui s’insurge contre elle, d’autant qu’à son estime il la subit alors qu’il est innocent. Le problème a été posé historiquement après l’exil, aux environs du Ve siècle av. J.C. Des juifs alors s’interrogeaient : « Avons-nous mérité cela ? » « Cela », c’était la perte de tout ce qui avait fait la grandeur d’Israël : le roi, la ville sainte, le temple, l’unité et la liberté du peuple. Ce sera aussi le cas beaucoup plus près de nous, à l’issue de l’extermination nazie, de la Shoah. Un problème du mal, de la souffrance, étroitement lié à cette forme de culpabilité larvée : « Qu’avons-nous donc commis à l’encontre de Dieu pour qu’il nous envoie une telle épreuve expiatoire ? » Le livre de Job entend démythologiser cette vision des choses. Non, la souffrance n’a pas ce genre de finalité. Elle n’est pas davantage une fatalité. Ou bien, Dieu s’acharne contre moi et, derrière le problème de la souffrance, c’est la question de Dieu qui est soulevée : Qui donc est-il pour admettre l’existence même de cette souffrance ? Ou bien, Dieu se montre impuissant devant elle, et alors est-il encore Dieu ? Telle paraît être l’alternative. Dans les dernières pages du livre, qui est un drame à la manière des tragédies grecques, Job finit par rencontrer Dieu en sa présence intime, car Dieu lui parle « du sein de la tempête » (Jb 38, 1 ; 40, 6), encore qu’il s’agisse cette fois de tempête intérieure. À l’inverse de ses amis qui s’en tiennent à la thèse classique : « Si tu souffres, c’est que tu as péché », Dieu lui donne raison. Job


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se demande : Mais est-ce que Dieu dépendrait donc de moi ? C’est impossible, puisqu’il est absolument libre et juste. Comme dans les tragédies, le drame va se construire à l’intérieur d’un dialogue entre lui et les trois amis venus le visiter. Un quatrième survient, qui introduit un préalable à la réflexion : « La souffrance ne possède-t-elle pas en elle-même une certaine valeur, pédagogique, et ne permet-elle pas à l’homme d’atteindre une maîtrise intérieure et un progrès humain, que nous dirons spirituel ? » Un discours de la Sagesse se fait entendre alors, exprimé par une voix off. La sagesse, en somme, est la manière dont Dieu conduit l’humanité, son souffle vital, constructeur de l’homme. Elle ne ressemble à aucune synergie entre le plan de Dieu et la réalité qui est en l’homme. Sagesse introuvable ? Pourtant, Dieu en a partagé quelque chose aux humains ; ils peuvent le reconnaître à la manière dont il habite le monde et s’engage aux côtés de l’homme. Dieu finit par intervenir. Il prend Job par la main, le promène à travers la création : la météorologie d’abord, puis le jardin zoologique, mais rien sur l’homme, comme s’il devait luimême approfondir les choses. Dieu lui fournit les clés, puis rentre dans le silence. Reste à l’homme à découvrir lui-même le chemin. Le véritable chemin, dont le tracé apparaît dans le livre, c’est que Dieu assume une création qui compte des êtres libres, capables de s’opposer à elle et d’accomplir le mal ou de le subir. Alors, c’est que Dieu doit l’assumer dans l’homme lui-même et à travers l’histoire de l’humanité. Cela apparaîtra avec Jésus. Tout le problème de Job est là, mais c’est aussi celui de toute l’Écriture.


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C’est peut-être vrai pour le mal en tant que violence. Mais qu’en est-il de la maladie, du handicap, des débuts fragiles ou du déclin de la vie ? Nous sortons d’une longue culture où le recours à Dieu était avant tout quête de protection et de consolation. Dieu était tout-puissant, alors qu’on parle maintenant de sa faiblesse, à quoi dès lors sert-il encore ? C’était là le fondement de la piété populaire : Dieu et tous les saints du ciel aidaient les hommes à vivre. Qu’y substituer aujourd’hui ? S’il n’intervient plus dans l’ordinaire de mon existence, je n’ai plus avec sa réalité la même relation. Vision épurée sans doute et plus belle, mais plus difficile à situer dans une foi simple à dimension humaine. D’abord, Dieu doit-il « servir » à quelque chose, ou bien se met-il au service de notre liberté réelle ? Mettre davantage Dieu là où il se situe vraiment, voilà ce que nous trouvons dans les psaumes comme dans le livre de Job, lui qui en quelque sorte préfigure Jésus Christ qui prend sur lui la méchanceté humaine jusqu’à en devenir victime. Protéger et consoler sont des tâches confiées à l’homme par Dieu, des tâches divines, toutefois. Dieu est là, parce qu’il est et parce qu’il nous a créés pour nous permettre d’entrer en son intimité. Et l’homme, qui tend à ramener les choses à lui, éprouve quelque peine à « se mettre en état de louange », selon la formule charismatique, et, dans un retournement à cent quatre-vingts degrés, à reconnaître que le centre du monde, ce n’est pas nous, c’est lui. Dieu correspond-il à cette image que nous avons parfois : un nom apposé à nos impuissances, à nos inconnues ? Il ne serait alors qu’une idole, une projection que nous concevons, dans l’espoir de sortir d’une situation difficile. Le travail de Dieu n’est pas celui de l’homme : il est d’être présent à notre liberté, de nous rendre libres. La puissance de Dieu est finale-


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ment d’être « tout-puissant d’amour », dans l’effacement et le respect à l’égard de l’homme et des tâches qui lui incombent. La souffrance n’est plus seulement un problème, elle est davantage un mystère. Lorsque Job dit : « Moi, je crie vers toi. Mais tu es là, tu es dans mon cri », ou bien quand il affirme : « Mais tu me connais, puisque tu m’as façonné dans le ventre de ma mère » (Jb 10, 8), il dévoile cette perception intérieure de Dieu, que parfois, il est vrai, nous avons perdue. Nous ne pouvons pas mettre la main sur Dieu. Il n’est pas là pour rendre l’homme plus puissant, mais bien pour susciter plus d’humain en lui et l’accompagner dans le silence. Un silence affectueux, plein de respect et de délicatesse. Cette vision de Job est corroborée par l’existence de Jésus, qui nous donne la vie en disant : « Je m’en vais vers mon Père, je vous entraîne vers Lui. C’est votre milieu, votre destinée. Acceptez d’être simplement des créatures faites pour Lui. »

Ce que nous avons en nous de plus divin, la dimension de l’amour, ne paraît-elle pas être davantage prise en compte que par le passé ? Dans l’ouvrage que j’y ai consacré (Dieu, Job et la Sagesse, Bruxelles, Lessius, 1998), je fais la comparaison entre le livre de Job et le Cantique des Cantiques. Ce dernier exalte et magnifie l’amour humain sans pratiquement parler de Dieu, en dehors d’une simple allusion au chapitre final : « Fort comme la mort, l’amour : une flamme de Dieu » (Ct 8, 6), qu’on comprend souvent comme une pure comparaison. Jésus traduira de façon suggestive : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). Mourir, c’est alors se donner totalement pour l’autre, pour les autres. Dans la tradition de l’Église, ceci ouvrira l’option en faveur et au service des pauvres.


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Le don de Dieu aux hommes nous engage à faire de même. L’exaltation de l’amour, de cet amour qui dépasse nos seules raisons humaines, sera finalement le chemin du livre de Job. Que nous le connaissions ou non, Jésus s’est introduit incognito, enfoui, comme dirait Charles de Foucauld, dans la réalité humaine. Mais c’est pour la transformer du dedans, et pour susciter de l’intérieur la liberté de chacun. C’est ce que nous appelons le partage de son Esprit. Comme la souffrance, l’amour est inséparable de la condition humaine. Oui, l’amour fait partie intégrante de la vie de l’homme. Puisque « Dieu est amour », comme l’écrit saint Jean (1 Jn 4, 8), il nous donne d’aimer. Pas étonnant que la Bible réfère l’amour humain entre une femme et un homme à celui de Dieu, qui précisément fait alliance avec l’humanité à travers Israël, et que les prophètes, depuis Osée, expriment cette alliance en termes d’union conjugale. Parmi les livres bibliques, le Cantique des Cantiques exalte la splendeur de l’amour humain à la fois comme don de Dieu et comme parabole de cette alliance de Dieu en tant que Bienaimé d’Israël, symbolisé par la Bien-aimée. Ce cantique merveilleux semble avoir été composé par une femme, bien que la tradition juive l’attribue au jeune roi Salomon. En effet, le poème débute par le souhait ardent exprimé par la Bien-aimée : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car tes caresses sont délicieuses, plus que le vin… » (Ct 1, 2). Tous les amours humains communient en ce désir. À travers tout le poème, les deux amants se cherchent, et lorsqu’ils se trouvent, c’est seulement pour un bref instant, avant que reprenne la quête l’un de l’autre. Le dynamisme de


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l’amour croît à mesure que grandit le désir, et chacun des Bienaimés s’arrête par moments pour décrire l’autre et ce qu’il est pour son partenaire. Trois versets décrivent la trajectoire passionnée de l’amour ; ils sont tous trois prononcés par la Bienaimée. D’abord, « Mon chéri est à moi et je suis à lui » (Ct 2, 16). C’est encore tout au début, et l’on sent la jeune femme avide d’attirer à elle son Aimé. En second lieu, « Je suis à mon chéri et mon chéri est à moi » (Ct 6, 3) : déjà, ce n’est plus moi le centre, c’est lui. Presque à la fin du Cantique, nous trouvons : « Je suis à mon bien-aimé et vers moi se porte son désir » (Ct 7, 11) : ce n’est plus seulement lui, c’est son désir intime qui m’est révélé et auquel je réponds. Je rejoins son désir de moi. Dans la composition du poème, la dimension érotique semble première. Il s’agit sans doute de chants d’accordailles ou de noces, repris et enchâssés dans une histoire. Histoire d’un amour et de tous les amours ! Alors que le nom du Bien-aimé est mentionné vingt-six fois, celui de Dieu n’apparaît qu’une seule fois, timidement. Il est vrai que « vingt-six » est le chiffre de Dieu, car les consonnes de l’alphabet hébraïque servent également à exprimer les chiffres, et les quatre lettres formant le tétragramme de YHWH (yod, hé, wav, hé) donnent pour résultat vingt-six si l’on additionne leur valeur numérique. Il s’agit d’une de ces clés intérieures dont les rabbins ont le secret et qui vont se développer dans la Kabbale, courant juif mystique du Moyen Âge. On peut lire le texte, mais on ne peut saisir le sens qu’en possédant des trésors de connaissances pour initiés. Un midrash juif rapporte qu’au moment où, à Yabneh, on établissait le catalogue des livres saints, la question se posa de l’inspiration divine du Cantique : fallait-il l’y inscrire ? La controverse s’envenimait quand rabbi Aqiba, la grande autorité morale de l’assemblée, déclara : « Dans toute l’histoire du


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monde, il n’existe pas de jour comparable à celui où le Cantique des Cantiques fut donné à Israël. Car tous les écrits de la Bible sont saints, mais le Cantique est “le Saint des saints”, car il a pour objet unique l’amour du Berger (Dieu) et de sa Chérie (Israël). » On applaudit et la controverse fut dirimée sur l’heure. Rappelons ici encore un livre qui mérite une mention spéciale : Qohélet (qui signifie « rassembleur »), nom hébreu de l’Ecclésiaste, titre d’origine grecque. Il est attribué à un Salomon vieilli, un peu désabusé par la vie et qui réfléchit sur la fragilité de son existence. Lorsqu’il écrit : « Vanité des vanités, tout est vanité » (Qo 1, 2), il met en évidence la fluidité et la précarité de la vie, son caractère éphémère, celui du temps qui passe. Autant de questions essentielles auxquelles, tôt ou tard, l’homme doit se confronter. Ce petit livre interpellant nous apprend comment Dieu s’approche de l’homme avec délicatesse et une extrême discrétion. Il se fait silence à propos des questions que l’homme se pose, et il ne répond pas, confiant dans la capacité qu’a l’homme de résoudre ses problèmes. Jésus non plus ne répond pas à toutes nos angoisses et nos interrogations. Il passe lui-même par la croix, et c’est en contemplant celle-ci que nous pouvons, avec les auteurs de Job, du Cantique et du Qohélet, découvrir que, pour recevoir de Dieu la Parole de vie, il faut aussi avec lui passer par la mort. Mais Jésus est vainqueur de la mort ; en lui, la mort est morte. Nous rejoignons ainsi le beau commentaire de Baudouin de Ford, cistercien anglais de la fin du XIIe siècle : « Forte est la mort, puisqu’elle a le pouvoir de nous dépouiller de notre corps. Fort est l’amour, puisqu’il a le pouvoir d’arracher à la mort ce qu’elle nous a pris, et de nous le restituer… L’amour est fort comme la mort, car l’amour du Christ est la mort de la mort… »


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On peut comprendre que le peuple juif, formé ainsi par la Bible et par sa tradition à la lecture de l’Écriture, ait acquis une certaine dextérité dans l’interprétation des textes, mais aussi un délié de l’esprit qui lui donne une intelligence vive et lui permette une compréhension et une maîtrise dans la plupart des disciplines tant littéraires et artistiques, que techniques et scientifiques. Nous avons beaucoup à apprendre de la tradition juive qui a défié les siècles.


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Le Concile, dans la constitution Dei Verbum (« La Parole de Dieu »), affirme que l’Écriture sainte ne doit se lire et s’interpréter que dans l’esprit où elle a été écrite, à quoi le père Ignace de la Potterie, qui enseigna à l’Institut biblique, ajoutait que « les réalités signifiées par les paroles n’en contiennent pas moins le mystère ».

C’est cette Bible et cette exégèse biblique dont on peut dire qu’elles forment l’essentiel de vos études, de vos travaux et, depuis quelque quarante-cinq ans, l’essentiel de votre enseignement, l’histoire de votre vie. J’enseigne effectivement depuis 1960. J’avais été rappelé fin septembre pour reprendre le cours de théologie fondamentale à partir des évangiles. À l’époque, on était encore fidèle à une sorte de schématisation des évangiles suivant une orientation apologétique, d’ailleurs également pratiquée dans nos collèges : il fallait démontrer l’authenticité et la véracité des fondements de notre foi. Il s’agissait de montrer que les récits évangéliques reposaient sur un fondement historique sûr et qu’ils fournissaient des arguments à la théologie dogmatique dans le but de dégager la cohérence rationnelle de cette foi. Il fallait en somme prouver le dogme par l’Écriture, à partir de laquelle le dogme avait été élaboré. Le père Jean Levie, mon prédécesseur, consacrait un cours entier à la composition et à l’historicité des évangiles, ce qui avait pu se justifier dans le contexte de la confrontation avec le modernisme. Au fond, on ne lisait pas la Bible pour elle-même,


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on la lisait afin de prouver. Le surnaturel, le miracle : réalité ou fiction ? C’est le genre de questions auxquelles nous étions régulièrement confrontés. L’enfance de Jésus comme incarnation du Fils de Dieu, son enseignement à partir des discours et des paraboles, la rédemption appuyée sur le récit de la passion et de la résurrection s’étudiaient en continuité, à la faveur d’un télescopage des récits évangéliques, dans une harmonisation artificielle inspirée du Diatessaron de Tatien, un converti chrétien du IIe siècle : les quatre évangiles en un seul. Lorsque tel évangéliste rapporte ceci, que tel autre ajoute cela, on tronçonnait les textes, passant de l’un à l’autre, pour intégrer les deux passages en une seule et même cohérence logique. Les épîtres de saint Paul, elles aussi, nous fournissaient en arguments apologétiques et contribuaient à fonder rationnellement, théologiquement, la foi chrétienne. Déjà, à l’Institut biblique, ce morcellement se pratiquait si bien, et l’étude du mot à mot, et l’explication du sens, qu’on finissait par faire… de la philologie démonstrative ! Je n’étais pas satisfait de la manière de présenter les choses. L’insatisfaction était partagée par les étudiants. Non que les professeurs fussent incapables ; il y en avait de très bons, mais la manière magistrale de procéder mécontentait les étudiants, jésuites pour la plupart et originaires de divers continents. Un courant frondeur parmi eux aboutit à une grève : les salles de classe étaient désertées. Devant le malaise, le Père Provincial de l’époque, le père Philippe Franchimont, prit le temps d’écouter les étudiants, puis décida d’appeler le père Albert Chapelle à la rescousse pour organiser un nouveau « système » de la théologie. Il fallait surtout décloisonner la théologie, en mariant les différentes disciplines pour en retrouver l’organicité originelle, en y intégrant l’anthropologie et les sciences humaines. Bref, il


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fallait la rapprocher de la vie et réajuster la vie à la réflexion théologique, la remettre devant Dieu. C’était urgent, pour que les étudiants reprennent goût non pas seulement à la science de Dieu, mais à Dieu tout simplement. Les deux ou trois premières années de mon professorat, je m’étais comme chacun conformé au modèle. Jusqu’au jour où j’en vins à cette conviction nouvelle qu’au lieu de lire les quatre évangiles à la façon d’un seul et de mêler les uns aux autres leurs extraits, il serait tellement plus éclairant et plus riche de nous en tenir, de bout en bout, distinctement et dans le respect de sa dynamique propre, à la lecture d’un seul d’entre eux, unique manière pour ne pas passer à côté de l’essentiel. Ce n’est qu’après en avoir fini avec l’un d’entre eux qu’on aborderait le suivant, de A à Z lui aussi. Car l’évangile de Matthieu n’est pas celui de Marc, ni de Luc ou de Jean. Et chacun doit conserver intacte et évidente son identité singulière. Ce virage à cent quatre-vingts degrés fut longuement négocié, main dans la main avec le père Albert Chapelle. Celui-ci, ayant achevé sa thèse de théologie sur Hegel et la religion, devenait disponible. Sa puissante capacité intellectuelle et spirituelle allait nous permettre bientôt d’inventer une manière renouvelée d’enseigner la théologie, interactive cette fois. Nous formions alors une équipe fraternelle de jeunes professeurs, dont Jean-Marie Faux, Paul Lebeau et Paul Tihon, et nous apprenions à travailler ensemble, attelés à un même enseignement. Les échos du Concile en train de jeter les fondements du renouveau, en particulier biblique, stimulaient en nous la volonté de changement. Ce fut en effet un moment de grande espérance, à l’origine duquel un vieillard, qui n’avait plus que peu de temps à vivre, aura fait souf-


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fler sur l’Église l’extraordinaire vent du rajeunissement et de ce qu’il appelait lui-même l’aggiornamento : Jean XXIII, le « Bon Pape Jean ». Nous, les professeurs, nous ressentions très fort cet élan. J’ai donc décidé de commencer par donner cours sur un seul des évangiles et le plus simple, celui de Marc. C’était en 1965, je pense. Nous voulions aussi présenter nos cours autrement, non plus du haut d’une autorité magistrale, mais à l’intérieur de séminaires, petits groupes de travail attachés à étudier d’abord le texte choisi par le professeur, de le discuter à six, sept ou dix participants, avant de se retrouver au complet en classe. L’un des étudiants venait exposer devant les autres, dans ces séminaires, tel ou tel passage de l’évangile resitué dans son ensemble, en tâchant de répondre aux questions suivantes : quel est l’impact du texte ? à qui s’adresse-t-il ? comment s’exprime-t-il ? que nous apporte-t-il ? C’est ainsi que j’ai adopté la formule bientôt baptisée « lecture continue des évangiles », première approche de ce que nous appelons aujourd’hui « analyse narrative ». Révélation pour les étudiants qui, en chacun des évangélistes, découvraient son intention profonde, son caractère et cette manière de présenter Jésus qui lui était propre, captivés dès lors par un visage, celui du Christ, et prêts à le suivre. Nous en serons venus à Matthieu ensuite et à Luc. Une évidence nous sautait aux yeux : ce qui se trouvait relaté, on le voyait peu à peu se reproduire dans les rangs de l’auditoire. Prenons l’évangile de Marc. Il produit d’emblée une certaine illusion du réel : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu » (Mc 1, 1), c’est le titre. Un commencement, une bonne nouvelle, celle d’un homme historique, « Christ ou Messie », comme tel aboutissement de la longue tra-


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jectoire de l’Ancien Testament, et « Fils de Dieu » : découverte en lui de la présence divine. Avec Marc, chacun de nous se trouve interpellé. Une collision frontale, pour ainsi dire ! Une découverte progressive se dessine, au long de l’histoire, à travers les personnages rencontrés. Elle commence ex abrupto par Jean le Baptiste. Immédiatement après suit une journée de Jésus à Capharnaüm, du soir au matin et jusqu’au soir suivant. Cela ne ressemble pas vraiment à un film à scénario chronologique ; par contre c’est nettement du séquentiel. Cette méthode d’enseignement aura été éprouvée d’abord sur des jeunes de dix-sept à vingt ans, au cours des sessions mises sur pied au centre Patro de Natoye, dans la région de Namur. En effet, notre recteur d’Eegenhoven, le père Michel Bouillot, avait été aumônier général des Patros. Test concluant, la formule était à poursuivre. Sur le mode d’accession au savoir comme sur sa transmission, la grande mutation en train de secouer la société, la culture et l’histoire ne peut que provoquer des répercussions profondes. L’Institut d’Études théologiques de Bruxelles (IET) a aussitôt développé la nouvelle approche. À quand remonte sa création ? À l’année de toutes les expériences et de toutes les contestations, 1968. Héritier de ce qui fut la Faculté jésuite d’Eegenhoven, l’IET fut inauguré, d’abord à l’Institut Saint-Albert de Louvain à Eegenhoven, puis en 1972 à l’intérieur du vaste complexe du collège Saint-Michel à Bruxelles, bien intégré dans le monde d’aujourd’hui. Un changement de programme dans la continuité de la fonction, dont la spécificité était de tout centrer désormais sur l’Écriture. Le père Chapelle en aura été le fondateur et le premier président. Il en fut l’âme. De niveau universitaire, l’Institut avait pour vocation première de former les


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jeunes jésuites ; il commencera par préparer au baccalauréat en théologie, avant que Rome ne l’autorise à conférer aussi la licence et le doctorat. Car nous ne dépendons que de Rome, et d’aucune instance belge, en dépit du fait que nous ayons tenté de nous affilier à l’Université catholique de Louvain. Bien que Rome ait demandé de réduire le nombre d’écoles théologiques dans le monde, la démarche n’aboutira pas. Une des grandes intuitions du père Chapelle fut de mettre en parallèle la doctrine des quatre sens de l’Écriture telle que le père de Lubac l’avait esquissée et la structure en quatre semaines des Exercices de saint Ignace. La première semaine, comme la « lettre » du texte scripturaire, nous met face à l’histoire du salut de l’humanité entière en Jésus qui nous sauve du péché et de l’erreur pour nous rendre disponibles à l’appel divin à travers la contemplation du Christ en croix. La deuxième, à l’instar du sens « allégorique », nous fait pénétrer dans l’histoire du Christ qui nous engage à le suivre dans la construction du Royaume de Dieu. La troisième correspond au sens « moral » qui approfondit notre communion au Christ portant les hommes jusque dans l’intimité du Père à travers sa souffrance et sa mort, et les nôtres avec lui. La quatrième semaine, en rapport avec le sens « anagogique » — espérance des derniers temps et action missionnaire —, nous ouvre un champ apostolique illimité à la dimension du monde et de l’amour de Dieu dans l’édification du Corps du Christ. Ainsi l’exégèse, le dogme, la patristique, la morale, la vie spirituelle, la liturgie et l’apostolat se trouvent désormais décloisonnés et nourris mutuellement dans le jeu des quatre sens de l’Écriture et de la dynamique des Exercices ignatiens. Bref, une formation à la fois intellectuelle et pratique permettant à tout croyant d’accéder à une vraie liberté spirituelle.


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À l’IET, le programme prévoit pour chacun des semestres un thème particulier, comme le message de l’Église et la révélation du Christ, le sacerdoce rédempteur et le mystère de l’Alliance, l’Église, sacrement du monde et l’agir chrétien, la gloire de la Charité et le mystère de Dieu. Ainsi chaque semestre, au cours du baccalauréat, un thème nouveau est abordé, traité de quatre manières différentes. Deux séminaires partent de l’Écriture (Ancien et Nouveau Testaments, ou évangiles et saint Paul) lue dans la tradition de l’Église. Un autre s’attache à découvrir le déroulement de cette tradition ecclésiale ou bien un théologien éminent de celle-ci, comme Irénée de Lyon, Augustin, Grégoire de Nysse, ou des penseurs d’aujourd’hui. Enfin, un dernier séminaire examine les contestations contemporaines ou les défis actuels, comme l’athéisme de Feuerbach, Nietzsche ou Comte, la violence, la libération, le féminisme, la sécularisation, la mondialisation, etc. Ainsi, en lieu et place d’années successives, on est passé, toutes années confondues, à un seul thème théologique étudié selon des angles différents, mais toujours à partir de l’Écriture. Quant aux cours complémentaires, ils demeurent magistraux, éventuellement assortis de questions-réponses. Un autre principe mis en évidence à ce moment-là, c’est l’adoption de la direction d’études, inspirée du tutorat anglais : chaque étudiant bénéficie de la présence d’un directeur d’études qui l’accompagne. Depuis leur entrée en théologie jusqu’à la fin du cycle, chacun des étudiants réguliers dispose d’un guide qu’il consulte de façon courante. Tous les lundis, nous discutons entre professeurs, passant en revue chacun des étudiants. Les rapports avec ceux-ci sont devenus nettement plus étroits et plus fraternels. Les programmes se personnalisent au maximum, d’autant que la direction d’études


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se veut résolument collégiale. Le principe de la liberté académique est devenu l’un des principes de base. Avec son directeur d’études, chaque étudiant compose son propre menu. Il opte en général pour un ou deux séminaires, avec l’objectif d’effectuer le parcours total en quatre ans, et maintenant en trois ans, depuis la réforme romaine des études ecclésiastiques. Il passe deux examens qui portent sur l’Écriture, un d’exposition où il doit se montrer capable d’expliquer un texte biblique en présence d’un groupe de laïcs ou au cours d’une eucharistie ; au bout de trois à cinq semestres, il peut passer un autre examen portant sur l’interprétation de textes bibliques, mais cette fois avec justification et réponse à des objections formulées ou à des difficultés débattues. Il se présentera à un examen sur l’ensemble de la morale et à un dernier sur l’ensemble de la théologie, embrassant toute la matière, depuis la question de Dieu jusqu’aux sacrements et à la vie chrétienne, en passant par tous les points du Credo. Tel est le programme du cycle du baccalauréat. Des séminaires spéciaux préparent la licence, par exemple sur les morales actuelles, sur l’herméneutique biblique, ou sur la théologie de Thérèse de Lisieux. Mis en vigueur en 1968, le programme est toujours en usage, même si des modifications de thèmes interviennent d’une année à l’autre, quand par exemple on étudie plus spécialement Karl Rahner ou Henri de Lubac, Yves Congar, Hans Urs von Balthasar, voire Karl Barth. En fonction des sujets d’intérêt ou des attentes de l’Église d’aujourd’hui. Qui sont les étudiants ? Aux débuts de l’IET, ils étaient autour de cent vingt-cinq, nombre qui a baissé ensuite, pour se stabiliser à présent autour de la centaine. Avant 1968, nous accueillions essentiellement


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des jésuites, renforcés de quelques Pères Blancs, de salésiens, de représentants de deux ou trois congrégations présentes à Louvain. Depuis ce tournant, nous avons ouvert nos portes aux séminaristes, religieuses et religieux venus d’ailleurs, ainsi qu’à des laïcs, intellectuels chrétiens, hommes et femmes qui accomplissent, à titre d’étudiants réguliers, un baccalauréat en théologie, dans le but quelquefois de pouvoir enseigner dans le secondaire. Chacun sera piloté par un directeur d’études. Il y a aussi des étudiants libres, en particulier des retraités qui viennent, durant trois ou quatre ans, suivre tout un cours de théologie, ou un ensemble de cours, et, depuis quelque temps, des femmes mariées engagées dans une profession ou dans la société. Le minimum requis, c’est un séminaire et un cours par semestre ; ils pourront être prolongés sur trois ou quatre ans. Nombreux sont les laïcs qui constatent que leur foi et la réflexion à laquelle elle se trouve soumise ne se situent plus à un niveau équivalant à leurs compétences scientifiques ou généralement professionnelles. Ils espèrent venir conforter leur Credo, ou le redécouvrir… Et nous pensons que la formation organisée pour les futurs prêtres est aussi valable pour la formation des laïcs chrétiens. Ne participons-nous pas tous au peuple sacerdotal qui est l’Église, médiateur entre Dieu et les hommes ? Nous formons aussi depuis vingt ans des séminaristes de Paris, quelques-uns chaque année, qui nous étaient confiés avant par le cardinal Jean-Marie Lustiger (nous nous connaissons bien, j’en reparlerai) et maintenant par le cardinal VingtTrois. De même, des jeunes nous sont envoyés par le Chemin Neuf, « communauté nouvelle » fondée par un jésuite, le père Laurent Favre, qui compte des hommes et des femmes consacrés ou mariés, catholiques et protestants. Le nom de Chemin Neuf est celui de la route de Lyon montant vers Fourvière où


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ils habitèrent à leurs débuts ; ils vivent à présent à l’abbaye de Hautecombe sur le lac de Chambéry en Savoie. On pourrait citer encore l’Emmanuel, autre « communauté nouvelle » charismatique, qui a son centre à Paray-le Monial. D’autres séminaristes nous sont envoyés par des évêques belges ou français. Des laïcs arrivent aussi de Lituanie, de Lettonie et de Roumanie, sans oublier un couple de Russes orthodoxes, des Africains originaires du Congo, du Cameroun, de Madagascar. Si les jésuites aujourd’hui ne sont plus très nombreux, c’est par dizaines que des hommes et des femmes sont venus d’un peu partout à la découverte d’une théologie enseignée autrement. C’est dans le prolongement des cours à l’IET que vous avez consacré aux évangiles vos meilleurs volumes ? Mon projet était de permettre, en bonne vulgarisation, un rapprochement entre les exégètes scientifiques et ceux qui, formateurs ou catéchistes, curés, vicaires ou groupes liturgiques, font une utilisation régulière de l’Écriture et visent à son actualisation, puisque c’est aujourd’hui que se vit l’Évangile. Le commentaire de saint Matthieu a été publié en 1972 aux éditions de l’Institut d’Études théologiques. Il y eut ensuite celui de saint Marc en 1974. En collaboration avec un de mes confrères, Philippe Bossuyt, j’ai rédigé deux volumes : un sur l’évangile de saint Luc en 1981 et un sur les Actes des Apôtres en 1995. Par inclination personnelle, j’ai ajouté le livre de Job, paru en 1998 [voir la bibliographie en fin de volume].

Mais pourquoi Job ? C’est un cours qui m’a été demandé par un de mes anciens provinciaux, en charge d’un « internoviciat » de religieuses à Namur. Toutes les deux semaines, du vendredi après-midi au


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dimanche soir, l’enseignement était donné à ces jeunes filles de différentes congrégations, accompagnées de leurs maîtresses des novices. Une formation à l’Écriture sainte était au programme, une rencontre avec le texte qu’elles n’avaient pas vraiment connue jusque-là. Une certaine proportion d’entre elles étaient des infirmières. Le responsable, le père Philippe Franchimont, mon co-novice qui avait été Provincial, m’invita à donner un cours sur Job avec une réflexion sur la réalité de la souffrance dans l’optique chrétienne. Pour découvrir humainement ce qu’elle est en elle-même et ce qu’est sa perception, je leur ai demandé : « Dans la rencontre des malades, trouvez-vous des situations ou des formes d’expression analogues à celles que contient le livre de Job ? Comment ce livre y répond-il et quelles lumières nous apporte-t-il dans notre vécu ? » C’était passionnant de mettre ensemble l’Écriture et la vie. Ayant travaillé le sujet, j’allais être amené à faire un cours semblable à l’IET, dans le programme des livres de Sagesse. Je donnais également un cours sur le Cantique des Cantiques, principalement à partir de l’hébreu qui met une merveilleuse sonorité au service d’une poésie tout aussi superbe. Les livres de Sagesse doivent avant tout leur importance à cette réflexion, à la fois plus intérieure et plus universelle. Au cours des vacances, des sessions étaient organisées à l’intention de ceux qui le désiraient, au nombre desquels se trouvaient des membres du clergé du Brabant wallon et du diocèse de Liège, soucieux de se recycler dans une réactualisation de la proclamation de l’Évangile. C’est au cours d’une de ces sessions que je devais aborder saint Matthieu, peut-être un peu plus difficile que Marc. Celui-ci représentait une rencontre dure et vivifiante avec la personne de Jésus ; saint Matthieu


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nous faisait rencontrer celui-ci au travers d’une communauté, judaïque d’abord, ensuite d’Église. À l’issue de cette session à laquelle il était venu assister, le père Michel Bouillot me dit : « Tout cela, il faut que tu l’écrives ! Et pas un, mais les quatre évangiles. » À quoi j’ai répondu : « Je suis fait pour la parole et la communication directe, j’ai au programme un bon nombre de retraites, surtout pour les jeunes. Comment pourrais-je me lancer dans la publication de livres ? » « Laisse tout tomber, le plus important c’est d’écrire », trancha le père Bouillot. Et je me mis au travail. Il y eut donc saint Matthieu, et puis Marc et Luc. Ce qui est dit de Jésus dans l’évangile de Luc est d’ailleurs dit de ses disciples dans les Actes des Apôtres. L’évangéliste appelle Jésus « la parole de la grâce » et les Actes des Apôtres parlent précisément des « témoins » de la parole de la grâce. La continuité se manifeste dans la suite donnée à ce que Jésus a fait. Car Pierre le fait à son tour. Et ce que Pierre fait, Paul le fait pareillement. Ce que Paul a fait, ses disciples le font. Et ainsi s’ébranle la longue chaîne ecclésiale. À l’heure actuelle, il me reste à rédiger le plus profond des quatre, l’évangile de saint Jean dont il a été dit qu’il est chemin de contemplation. Marc a donné de Jésus une vision immédiate et Matthieu en a parlé comme d’un Vivant présent par sa parole au milieu de son Église, raison pour laquelle il relate cinq grands discours, alors qu’on n’en trouve qu’un seul chez Marc. Quant à Luc, probablement seul auteur de la Bible à ne pas être juif d’origine, mais bien païen, il possède cette double vision des choses : une écoute juive d’autant mieux assimilée que ses amis étaient juifs, et Paul le premier, et d’autre part une écoute païenne. Le juif, normalement, ne met pas Dieu en question. Il est présent dans sa vie, il a formé son peuple. Mais Luc cherche à faire com-


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prendre que ce Dieu présent dans le peuple et dans sa vie ne s’en exprime pas moins à travers une personne humaine, et ceci dépasse la conception juive. Que Dieu s’exprime dans une parole, bien sûr, mais dans une personne… ! Il va falloir que l’évangéliste assure le passage de Dieu à Jésus, celui-ci donnant son Esprit, qui va le faire découvrir. Ainsi, le cheminement de tout homme, païen d’origine, dégagera-t-il peut-être la possibilité d’aboutir à la foi en Jésus. Et Luc précise qu’il s’agit d’une voie nouvelle, différente de celle des autres humains : mettre tout en commun, partager ; pardonner à soi-même et à autrui ; subir les persécutions avec patience — partage, pardon, patience, que nous appelons « les trois pas de saint Luc ». De quel Esprit ces chrétiens se réclament-ils ? De celui de Jésus de Nazareth. Qui est-il ? L’envoyé de Dieu. Nous avons là un cheminement inversé par rapport à celui du juif : un Esprit qui, passé dans le comportement, permet de remonter à Jésus vivant et, par lui, à Dieu le Père. À ces deux livres consacrés à saint Luc, il nous aura fallu, au père Philippe Bossuyt et à moi-même, une douzaine d’années avant de mettre le point final. N’est-ce pas par l’intermédiaire de votre méthode de lecture, telle qu’elle s’applique à la Bible, que vous êtes entré en relation, et pour longtemps, avec un prélat d’origine juive appelé à devenir cardinal ? Le père Chapelle était devenu le père spirituel d’un prêtre français d’origine juive, d’abord aumônier universitaire à Paris en 1968, l’abbé Jean-Marie Lustiger. Tout naturellement, nous allions correspondre avec celui qui deviendrait curé de la paroisse de Sainte-Jeanne-de-Chantal. Un jour, il demanda que quelques-uns de ses paroissiens qui étaient engagés dans l’étude


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de l’Écriture sainte puissent venir assister à nos sessions. C’est avec lui que nous avons accompli notre premier pèlerinage en Terre Sainte. Le petit groupe d’étudiants et d’étudiantes belges s’était trouvé mêlé aux quatre cents étudiants français au départ de Paris. Les contacts se sont resserrés encore au cours des années 1969-1971, lorsque le curé Jean-Marie Lustiger nous invita à Paris pour mettre sur pied une session d’une semaine à l’intention d’une centaine de laïcs. Je me rappelle ce médecin qui visitait ses malades à l’hôpital dès six heures du matin, pour pouvoir rejoindre la session à neuf heures. Au moment des repas, tout le monde discutait et échangeait à propos des textes que nous venions de voir. Les cinq discours de Matthieu les mettait au contact d’une parole qui provoque. Avec Luc, ils ralliaient soit la filière juive de la découverte de Jésus, soit la manière païenne s’ils étaient plus ouverts à la nouveauté. Devenu archevêque, puis cardinal, Monseigneur Lustiger entreprit de nous envoyer des séminaristes, j’y ai déjà fait allusion. En somme, nous avions placé au cœur de nos études bibliques ce que promulguait très précisément le Concile dans la constitution dogmatique Dei Verbum, quand il propose de considérer l’Écriture comme l’âme de la théologie. « Les saintes Écritures contiennent la Parole de Dieu et, puisqu’elles sont inspirées, elles sont vraiment cette Parole ; que l’étude de la sainte Écriture soit donc pour la sacrée théologie comme son âme » (Dei Verbum no 24). L’expression avait déjà été utilisée par Léon XIII dans son encyclique Providentissimus Deus (1893) et reprise par Benoît XV dans Spiritus Paraclitus (1920). Par nos soins, un fichier fut confectionné. Il traduisait pour chacun des évangiles le même mot grec par son correspondant français, ce qui autorise même celui qui ignore la langue grecque à s’adonner à une étude pointue du texte. Avec Luc,


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le vocabulaire allait tout simplement doubler. Car lui-même parlait grec et n’appartenait à aucune autre culture. Son vocabulaire était donc plus vivant et raffiné. Jean, en revanche, s’en tient à un vocabulaire des plus simple. Ce qui ne l’empêche pas d’atteindre l’anthropologie de chacun, en parlant de l’eau et du feu, du vent et de la lumière, de vérité et de liberté, et en évoquant de grands concepts que tout humain peut saisir, juif ou non. Il a cette caractéristique de ne pas partir d’en bas — d’un Jésus présent dans l’humanité, — mais il pratique une « théologie d’en haut », selon l’expression actuelle, en ouvrant son prologue à une vision trinitaire. Il part de l’intimité de Dieu puis raconte comment Dieu s’est manifesté en Jésus Christ. Ceci l’autorise à développer toute une symbolique du « signe » : les signes de Dieu présents dans l’agir de Jésus — comme les guérisons, ou le lavement des pieds, sorte de purification de l’homme en sa démarche, qu’il parcoure le monde ou qu’il édifie son pouvoir — sont les repères à travers lesquels nous arrivons à concevoir comment Dieu le Père est à l’œuvre en Jésus de Nazareth. Parti du mystère de Dieu, il nous y ramène. Cet évangile de Jean se déroule conjointement sur terre et dans la communion trinitaire. Le récit commence par l’histoire de Jésus, mettant en évidence les noms et les lieux, définissant leur enracinement. De chaque personnage, de tout événement, il dégage en même temps cette signification symbolique capable de parler à tout homme, puisque l’incroyant lui-même peut lire l’évangile de Jean et, sinon adhérer immédiatement au mystère trinitaire, du moins comprendre et progressivement assimiler sa manière de tisser un récit continu. Un récit nous engageant nous-mêmes dans un témoignage qui constitue une expérience aussi difficile que passionnante à vivre. Pourquoi écrit-


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il ? « Afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jn 21, 31). Ainsi, dans l’auditoire, chacun en vient à mettre en question sa propre foi. Quels en sont les fondements ? Pour quelle raison est-ce que je crois ? Qu’est-ce que croire veut dire ? À mesure qu’on progresse dans la lecture intégrale, les interrogations s’approfondissent. Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est qu’après deux mille ans les évangélistes apparaissent toujours comme d’authentiques auteurs, qui ont pour eux une qualité d’écriture, l’inspiration et l’ambition des grandes signatures. Rien que cela pose effectivement question. Mais n’oublions pas que, derrière chacun d’entre eux, se tient une communauté qui a intensément vécu la proximité de Jésus ressuscité et qui, par la voix de l’auteur, en témoigne. Juifs d’origine à l’exception de Luc, les évangélistes montrent comment s’entrecroisent la vie du Christ et celle du chrétien, reconnaissables en chacun des personnages décrits. Luc lui-même, qui se fonde sur Marc, n’est pas tellement éloigné d’une telle perspective. Et les Actes des Apôtres, dans leur manière de narrer l’histoire, n’oublient jamais de nous référer à des gestes de Jésus. Étienne, le premier « diacre », le premier non-juif à avoir été rattaché au groupe des apôtres, va mourir dans des conditions qui rappellent de manière évidente la mort du Christ. Qui n’a pas vu mourir Jésus le verra ainsi dans la personne du disciple.

Quelles sont les communautés auxquelles se rattachent les quatre évangélistes ? Pour dire succinctement les choses, on peut voir dans la communauté de Matthieu des juifs persécutés. Rappelons-nous que


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les pharisiens, Paul lui-même, étaient très inquiets de voir une nouvelle secte surgir au milieu d’eux et proclamer que ce Jésus était venu accomplir les promesses de l’Écriture, une doctrine en totale rupture avec ce que, fondamentalement, ils croyaient. En les persécutant, ils les ont contraints à quitter Jérusalem pour remonter en Galilée septentrionale et dans le sud syrien. Pour cette communauté, le lien paraît évident avec la vie terrestre du Seigneur. Tout autre, celle de Marc convoque, semble-t-il, les judéo-chrétiens de Rome, ainsi que des païens, les uns et les autres qui affirment la dimension divine de Jésus et une manière exigeante de vivre la foi en temps de crise. De la communauté de Luc, on peut dire qu’elle se situe au sein du christianisme naissant d’Antioche de Syrie, sur l’Oronte, au sud de la Turquie d’aujourd’hui, où coexistent pagano-chrétiens et judéo-chrétiens, en un métissage ouvert à deux chemins possibles pour aller à Jésus. Et saint Jean ? C’est en Asie mineure que se trouve ancrée sa communauté : à Éphèse, qui représente un bastion de la culture hellénique, où il est possible de se faire entendre de tout homme, qu’il soit simple ou instruit. L’évangéliste Jean et le « disciple que Jésus aimait » sont-ils réellement une seule et même personne ? Question éminemment difficile sur le plan historique. À titre personnel, je pense qu’ils ne font qu’un ; il faut recourir sans doute au sens symbolique que prend cette expression. Certes, le texte de l’évangile a été relu et remanié, sans doute plusieurs fois par ce qu’on est convenu d’appeler « l’école johannique », où l’on donne plutôt à l’auteur le titre de presbytre, « l’ancien, le prêtre ». La composition littéraire du « fils de Zébédée » ne s’en révèle pas moins étonnante. Alors, pourquoi adopte-t-il lui-même cette périphrase en guise de pseudonyme ?


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Parce que — c’est du moins une hypothèse — dans une perspective symbolique, le lecteur ou la lectrice pourra à son tour se découvrir interpellé comme « disciple que Jésus aimait ». N’est-ce pas une manière, en effet, de concerner le lecteur ?


Ils rendent gloire à la parole du Seigneur

Quand on se rappelle dans quel esprit l’Écriture sainte était abordée encore au début du XXe siècle, le chemin parcouru aujourd’hui semble énorme. Le monde a évolué plus rapidement que jamais. Avec lui, l’ensemble de la vie intellectuelle, morale, spirituelle. Une évolution qu’on aurait pu croire fatale pour une œuvre ancienne comme la Bible. Au contraire…

En cinquante ans, beaucoup a changé dans l’enseignement de l’Écriture. Et cela, sous l’impulsion des instances compétentes de l’Église elle-même, ce qu’on appelle le « magistère ». J’étais encore au noviciat en 1943, en pleine guerre, quand le pape Pie XII promulgua son encyclique Divino afflante Spiritu (« sous le souffle de l’Esprit divin »). Il est permis de voir en elle la charte de la science de l’interprétation catholique. Elle en déterminait ainsi les principes : d’abord, l’importance du sens littéral de la Bible, révélé notamment par l’analyse des genres littéraires ; deuxième point : la confrontation des textes à l’histoire, celle-ci d’ailleurs étayée par l’archéologie ; troisièmement : la mise en lumière de la doctrine contenue dans les textes, ce que nous appelons maintenant le message. On a parfois parlé d’exégèse « spirituelle », effort tendant à dégager l’esprit des textes à la faveur d’une théologie réflexive et au service de la pastorale. C’était déjà l’enseignement de Pie XII, mais au bénéfice des communautés croyantes, à but apostolique. Du fait des entraves de la guerre, nous avons un peu tardé à prendre connaissance dans le détail de l’encyclique, même si


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nous en avions entendu quelques échos à travers l’enseignement qui nous était donné, et en particulier au cours de notre retraite annuelle, généralement assurée par un professeur de philosophie ou de théologie mieux informé que nous. On parlait évidemment de « renouveau biblique », et nourris de la lecture de livres et de revues comme Les Études, La Nouvelle Revue théologique ou Lumière et Vie, nous nous en préoccupions aussi. Au cours des quinze ou vingt années qui suivent, un travail considérable sera effectué dans le domaine de l’exégèse catholique. Il aboutira, pendant le concile Vatican II, à la promulgation de Dei Verbum. Il faut avouer qu’au temps où je me trouvais en théologie, dans les années 1952 à 1956, donc avant le Concile, les fruits de l’évolution en cours n’étaient pas encore fort perceptibles. L’enseignement de l’Écriture, surtout celui du Nouveau Testament, conservait, sauf exception, le schéma ancien. Il y a cinquante ans, nous avions affaire à ce qu’on appelait De Universa Theologia — familièrement D.U. —, examen de la théologie dans son ensemble. Il fallait « prouver » des thèses en faisant appel au fondement de l’Écriture, puis à un argument de la Tradition (comment les Pères de l’Église avaient-ils interprété ?), ensuite à une argumentation rationnelle et enfin, à un argument synthétique, reprenant à la fois Écriture, dogme et histoire. Lorsque j’ai été appelé moi-même à donner cours, en 1960, c’est ce qu’on m’a demandé de suivre. Et de le faire en latin, à tout le moins le syllabus. Le père Jean-Marie Faux, qui me précédait d’un an, a d’ailleurs traduit mon résumé de cours en latin. Ce latin, je ne l’aurai finalement jamais utilisé comme tel, même si un document de la Congrégation romaine de l’enseignement réaffirmait que le latin était la seule langue faisant foi et que l’enseignement devait donc reposer sur lui. Dans la


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pratique, durant le cours, nous parlions déjà le français. C’était bien en latin qu’étudiant, j’avais suivi mes cours de philosophie, mais j’avais ensuite fait l’expérience de Maastricht, où on se permettait des excursus en néerlandais, parfois en allemand, en français et en anglais, ne serait-ce que pour citer des écrivains ressortissant à ces cultures. Brusquement, les années soixante ont mis en mouvement de grandes mutations. Au fur et à mesure de nos réflexions, comme à la découverte des documents conciliaires, l’évidence s’imposa à nos esprits : les écrits de la Bible étaient avant tout à lire pour eux-mêmes. C’est alors que j’ai entrepris d’enseigner ce que j’ai déjà expliqué : la « lecture continue ». Je me rappelle un de mes premiers essais. C’était à propos de l’épître aux Romains, cette merveilleuse fresque de saint Paul sur le salut de l’humanité par Jésus et la « justification » qu’il nous a obtenue, c’est-à-dire notre libération intérieure par ajustement à son amour plein de miséricorde. Au lieu d’en prendre l’un ou l’autre passage à densité théologique, j’ai commencé par la lecture du texte en entier et j’ai demandé aux étudiants de l’analyser personnellement, sans leur avoir au préalable donné mes commentaires, me limitant à quelques explications de mots ou de circonstances. En même temps, je les invitais à étudier en groupes, inaugurant ainsi la technique des séminaires, et à y poser les questions à partir desquelles nous allions ensuite relire le texte tous ensemble. L’expérience interactive s’avéra concluante. La méthode était bonne. Ce que je souhaitais, c’était vérifier, sur la base d’une étude historique de la composition des textes, ou des traditions, des modes de parler de l’époque, de quelle manière chaque auteur biblique avait mis dans chacun des livres sa « patte personnelle », quelle était la structure organique de l’œuvre littéraire et quelle


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dynamique en dégager, pour quel message particulier, dans l’aujourd’hui. C’était vers les années 1963-1964 une aventure exploratoire. Elle est devenue aujourd’hui une pratique courante. « Tout écrit doit être lu dans l’esprit où il a été rédigé », l’adage médiéval nous était seriné par le père Gustave Lambert, qui fut professeur apprécié d’Ancien Testament à Eegenhoven. Dei Verbum, au fond, sera venu donner raison à cette façon de voir, faisant d’abord réfléchir sur la révélation de Dieu à travers l’histoire sainte d’Israël telle que la proposent les auteurs de la Bible, comme aussi sur le phénomène d’inspiration de l’Écriture par l’Esprit Saint. La constitution conciliaire insistait, et c’était très neuf, sur la progression dynamique et discrète de cette révélation, jusqu’à sa manifestation accomplie en Jésus, et sur le caractère christologique de l’ensemble de la révélation. Tout se centrait sur la personne de Jésus dévoilée aux hommes et les invitant à une réponse croyante. C’est là le point de départ d’un renouvellement de notre faculté, celui qui aboutira en 1968 à la création de l’Institut d’Études théologiques. Effectivement, dans Dei Verbum, le Christ apparaît tel le médiateur insurpassable de la plénitude de la révélation. Toute l’histoire d’Israël qui l’a précédé devient une préparation de la venue de Jésus à la façon d’une pédagogie, comme le souligne saint Paul dans son épître aux Galates (Ga 3, 24). En Jésus, dans sa parole et dans son action, dans sa mort et dans sa résurrection, Dieu se manifeste de façon décisive. C’était le thème favori du père Ignace de la Potterie, un de mes prédécesseurs de la province flamande, envoyé à Rome pour enseigner l’évangile de Jean à l’Institut biblique : cette perspective, en somme, renouait avec celle des Pères de l’Église, des patrologies grecque et latine, et jusqu’à celle des auteurs médiévaux et de saint Thomas, qui travaillaient d’abord l’Écriture et l’expliquaient comme fonde-


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ment du dogme, tant il est vrai que les théologiens étaient d’abord des exégètes : ce n’est donc qu’à partir de là qu’ils devaient dégager l’essentiel du Credo. « L’Écriture est l’âme de la théologie », c’est ce que souligne Dei Verbum, nous l’avons vu. Approfondissez l’Écriture, et les dogmes s’expliciteront d’euxmêmes à partir de là, peu à peu, grâce à l’élucidation des théologiens. Au lieu que les textes soient encore considérés comme des arguments apologétiques, les voici qui redeviennent, grâce au Concile, un fondement, une racine, une source inspiratrice. C’est ce principe, approfondi encore par la fréquentation de l’Exégèse médiévale, œuvre magistrale qu’avait entreprise le père Henri de Lubac à l’époque de son silence forcé, qui aura permis de mieux saisir ce qu’étaient la théologie du Moyen Âge et le quadruple sens de l’Écriture. Que représente l’herméneutique, la science de l’interprétation, d’un philosophe comme Paul Ricœur et qu’a-t-elle pu apporter à l’exégèse biblique ? Le professeur Paul Ricœur, qui vient de décéder le 20 mai 2005, est un philosophe protestant qui s’est beaucoup investi dans l’étude de la Bible ; il a enseigné à Strasbourg, puis en Sorbonne à Paris et à Nanterre et dans diverses universités américaines. En quête d’une anthropologie chrétienne, il s’est attaché à la philosophie herméneutique et à ses fondements phénoménologiques. C’est ainsi qu’il pose la question, dans Finitude et culpabilité, de savoir quel est le moteur de la tradition juive et, repris par le protestantisme, quel est celui de la Rédemption : quelle en est l’anthropologie sous-jacente ? pourquoi l’homme se découvre-t-il coupable et que faut-il pour qu’il se relève de cette culpabilité ? Ricœur a ensuite tenté d’élucider le sens du symbole « qui donne à penser », comme disait Kant.


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Il est ainsi amené à analyser les différents formes d’interprétation, notamment dans son ouvrage le Conflit des interprétations, avant de s’engager dans une recherche passionnante sur le langage, avec son pouvoir métaphorique et sa manière d’intégrer le temps dans la forme du récit. C’est surtout l’étude du langage dans son rapport avec la réalité de l’homme qui a ouvert la voie à un type d’interprétation fondé non sur la logique du raisonnement mais sur l’anthropologie. Ce mode d’interprétation s’efforce de comprendre l’homme biblique dans sa globalité, avec sa manière de vivre propre et sa symbolique spécifique, en tenant compte tant de la culture hébraïque que des influences étrangères. Dans ce travail essentiel de réflexion, un professeur de l’Université catholique de Louvain, Jean Ladrière, s’est engagé dans une voie du même type, tout en l’élargissant et en l’approfondissant de façon géniale. De toute façon, Ricœur reste, pour notre réflexion sur l’interprétation de l’Écriture, une sorte de passage obligé. Durant la quarantaine d’années écoulées depuis Vatican II, quelles ont été les grandes écoles ou les grandes avancées en matière d’exégèse ? Impossible de refaire toute l’histoire. Bornons-nous à noter quelques traits et les chercheurs qui m’ont le plus marqué. Il y avait d’abord le courant français issu de la réflexion et des ouvrages du père Lagrange, avec les dominicains de Jérusalem : Roland De Vaux, Pierre Benoit, Raymond Tournay. À Rome, le père Stanislas Lyonnet et le père Luis Alonso Schökel, et à Lyon-Fourvière, les pères Jacques Guillet et Xavier Léon-Dufour, aujourd’hui nonagénaire. À l’Institut catholique de Lyon, c’étaient Augustin George, Albert Gelin, Jean Delorme et Pierre Gibert et à Paris Pierre Grelot, Charles Perrot et Jacques Briend. Parmi


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mes contemporains, je cite Paul Beauchamp, dont j’ai été très proche, Albert Vanhoye, Paul Lamarche et Edgar Haulotte avec qui j’ai étudié à Rome. Ils ont traversé toute l’histoire de l’exégèse du XXe siècle, partis de l’historico-critique pour arriver aux méthodes narratives actuelles. Chez les Allemands, c’est l’école de Rudolf Bultmann, avec des disciples comme Gunther Bornkamm et Ernst Käsemann qui ont été un moment réactionnaires vis-à-vis du maître à qui ils reprochaient d’enlever toute consistance à l’histoire de Jésus lui-même. Citons encore des exégètes éminents comme Heinz Schürmann ou Rudolf Schnakenburg du côté catholique. À l’époque où je suis entré à l’Institut biblique pontifical, les Allemands tenaient une place prépondérante dans le domaine des sciences de l’Ancien Testament. Par la suite, on en viendra à s’intéresser aux travaux des écoles de langue française, des professeurs des universités de Lausanne et de Genève, protestants qui allaient parcourir un chemin très parallèle au nôtre, d’une exégèse historico-critique à une exégèse d’abord appelée structurale, puis narrative-rhétorique, maintenant narrative ; notons surtout François Bovon et Daniel Marguerat. C’est donc là que nous sommes exactement parvenus. En Belgique, c’étaient Lucien Cerfaux, Jacques Dupont, Ignace de la Potterie, Jean Mouson, Joseph Ponthot, Jacques Vermeylen. Différentes écoles américaines se sont mises à étudier l’Écriture, surtout dans le cadre d’universités où fonctionnent à la fois un département juif, un protestant et un catholique. Aux États-Unis, existent plusieurs écoles de théologie et leur travail est considérable. La perception des problèmes semble les orienter davantage vers le soubassement historique des différentes périodes bibliques, comme vers la politique, l’économie, la langue et la culture. Les fondements socio-religieux concernent


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aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament, sans parler des apocryphes intertestamentaires, composés donc entre les deux, ainsi que ceux des cinq ou six premiers siècles du christianisme. Actuellement, les Américains publient énormément, surtout dans le domaine linguistique. Mentionnons le père Raymond E. Brown, connu surtout par ses études sur saint Jean, sur les évangiles de l’enfance du Christ et sa passion, John Paul Meier qui consacre quatre volumes à Jesus, a marginal Jew. Chaque école a ses objectifs propres, la plupart collaborent entre elles. Les revues nombreuses publient indistinctement des contributions protestantes et catholiques, y compris européennes. Enfin, tous les livres d’exégèse importants, allemands comme français, ont été traduits aux États-Unis. À présent, nous voyons à l’œuvre une école italienne active tant à Rome qu’en province, qui obtient de très bons résultats et qui a traduit un certain nombre d’ouvrage allemands, français et anglais. Une impulsion notable a été donnée à l’étude de l’Écriture par le cardinal Carlo Maria Martini, autrefois notre co-étudiant à Rome. Et, moins marquante peut-être, une école espagnole comptant quelques exégètes d’envergure. Le monde orthodoxe n’a pas suivi la même voie. Depuis le Concile, nous avons tout de même établi de bons contacts avec lui et réalisé ensemble la TOB, la traduction œcuménique de la Bible en langue française. Au fond, les réalités historiques intéressent peu les orthodoxes, restés étrangers à l’effort déployé depuis la Renaissance. Ce qui compte pour eux, c’est la lecture spirituelle, dans l’Esprit Saint, de même que le message théologique. L’apologétique les concerne peu. On le constate dans les écoles de théologie comme celle de Moscou : c’est à partir de l’étude de la Bible que s’établit une sorte de dogmatique. De même, la morale se trouve contenue dans la Bible et un cours


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de morale devient en soi inutile. Pas question donc de déduire une éthique philosophique, dont dériverait une morale chrétienne, ce n’est pas leur optique. Les travaux d’exégèse chez eux sont presque uniquement de collation et de commentaire des Pères de l’Église, les grecs en premier lieu. Bref, une exégèse restée quelque peu marginale par rapport aux progrès accomplis dans les Églises catholique et protestante. Je me rappelle les années 1960-1970, quand Irène Posnov, théologienne russe émigrée en Belgique, se consacrait à la traduction de la Bible en russe, avec adjonction de notes explicatives. Elle me consultait et nous nous demandions jusqu’où les lecteurs pourraient admettre l’intrusion d’une critique historique au sujet des textes bibliques, et surtout de ceux de l’Ancien Testament. Nous allions à la rencontre des Pères de l’Église qui avaient manifesté leur désir d’ouverture dans le sens d’une certaine anthropologie historique. La traduction allait être publiée à Bruxelles. Et quand, plus tard, nous nous préparions à nous rendre à Jérusalem, quelques exemplaires de la Bible catholique en langue russe étaient glissés dans nos bagages, pour, à partir d’Israël, emprunter une voie sûre aboutissant en Union soviétique. D’autres comme le père Michel Van Esbroeck ne pouvaient plus emporter de Bible en Russie. Il avait été un jour arrêté, et ses livres confisqués, nonobstant le fait qu’il était làbas un visiteur régulier et qu’il parlait couramment russe et ukrainien. À quel titre pratiquait-il si bien des langues slaves ? Il était bollandiste. Les bollandistes sont une corporation de jésuites fondée il y a quatre siècles par le père belge Jean Bolland (1596-1665) qui consacrent leur vie à étudier les sources existantes concernant la vie des saints du calendrier romain.


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Ils font œuvre de critique historique, et donc indirectement aussi œuvre littéraire et théologique. Ils sont encore quatre jésuites avec quelques laïcs cooptés. Chacun d’eux a sa spécialité dans telle ou telle langue. Leur œuvre commune, les Acta Sanctorum, qui s’est arrêtée au 12 novembre, s’est enrichie d’une revue et d’une collection subsidiaire. Le père Michel Van Esbroeck avait en charge tout ce qui était slave. Un génie dans le domaine ! Il est décédé le 21 novembre 2003 alors qu’il venait d’être admis à l’éméritat à l’université de Munich ; il avait été professeur de langues orientales à Rome et à Paris. Je voudrais raconter ici une anecdote qui touche la Bible à travers la tradition iconographique. Un autre bollandiste, le père Coens, avait rédigé l’histoire des saints céphalophores — c’est-à-dire les « saints qui portent leur tête ». Il montrait que ces représentations sont nées du passage évangélique racontant la décapitation en prison de Jean Baptiste. Dans les enluminures de manuscrits rapportant ce récit, cette tête apportée sur un plateau à Hérode continuait de parler et de lui reprocher ses crimes. Des dessins montrent la fille d’Hérodiade, Salomé, présentant le plateau avec la tête d’où sort une bulle. Lorsque des sculptures vont reproduire la scène, ou bien celle d’un autre martyr, où placera-t-on la tête ? Peut-être par terre ? Mais sur le bras, elle aura l’air encore vivante. Ceci pour illustrer le genre de travail auquel peut mener l’hagiographie, ou science de la manière d’écrire la vie des saints ; le père Coens accomplissait là une véritable œuvre d’érudition. Votre vie professorale vous a amené à donner cours dans un cadre quelque peu différent de l’Institut d’Études théologiques, puisqu’il s’agit de Lumen Vitae.


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Cette création jésuite de la moitié du XXe siècle se présente comme une école de catéchèse et de pastorale. Comme il s’en trouve ailleurs, un enseignement y est dispensé, spécialement conçu à l’intention des catéchistes paroissiaux ou scolaires du niveau primaire et, complémentairement, des instituteurs qui désirent enseigner également la religion. Le père Georges Delcuve a ensuite élargi Lumen Vitae en le dotant d’un institut international affilié à l’université de Louvain-la-Neuve, prodiguant un enseignement de second cycle pour des agents pastoraux du monde entier soucieux de repenser leur action ou d’approfondir leurs méthodes pastorales. Dès 1967, j’étais invité à y prendre la relève de l’abbé Roger Poelman. Au total, les étudiants représentent jusqu’à quatre-vingts nationalités différentes, Africains, Latino-américains, Moyen ou Extrême-orientaux et autres. Ils viennent se recycler en suivant plusieurs clés : Écriture sainte, théologie, sociologie, psychologie, etc. C’est un enseignement de type anthropologique ou chrétien, mais toujours dans l’optique d’une évangélisation pour aujourd’hui. Il faut ajouter un programme de formation continuée pour tous les auditeurs qui désirent prendre un ou plusieurs cours afin d’approfondir leur foi. Mon vécu à Lumen Vitae, c’est donc un auditoire peuplé de sensibilités, de cultures et de langues très diverses, dont il me faut capter l’attention. Mon créneau, ce sont essentiellement les questions et réponses bibliques : comment l’Ancien Testament a-t-il pris une grande importance aux yeux des Africains et de nombreux Latino-américains ? Comment le Nouveau Testament est-il en mesure de répondre à des problèmes de la vie actuelle ? Pourquoi cet intérêt évident de la part des pays du tiers monde ? Quels sont les différents modèles d’Église à l’origine des premières communautés chrétiennes ?


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La raison principale réside dans le fait qu’ils ne peuvent considérer l’état d’une société sans le relier aussitôt aux réalités de l’histoire. Il s’agit de cultures tribales, ou de petites entités, avec derrière elles un parcours collectif, devant elles une certaine idée de progrès : comment faire pour se délester de certaines structures — ainsi des latifundia en Amérique du Sud ? Comment faire pour se libérer des régimes d’oppression, sans retomber sous la coupe de l’étranger, voire du colonisateur ? L’enseignant que je suis devra tenir compte des contextes psycho-sociologiques et montrer comment un peuple, celui d’Israël, est peu à peu parvenu à une libération, non seulement extérieure, mais intérieure aussi. Motif pour lequel l’Exode a une si grande importance pour les tenants de la théologie de la libération. La théologie de la libération plongerait-elle dans l’Ancien Testament une part de ses racines ? Incontestablement, même si certains des théologiens qui s’en réclament ont donné priorité à des clés marxistes : qui se trouve opprimé vise alors à s’emparer du pouvoir et à devenir lui-même oppresseur, en une sorte de cycle récurrent. Or la Bible propose une histoire qui mène plus loin, à un accomplissement de justice et de paix. C’est ce qu’a bien vu notamment le père Gustavo Gutiérrez, ancien professeur invité de Lumen Vitae. Toute sa trajectoire tend à ce but qu’est la libération de l’oppression. Une libération non pas acquise par la seule puissance personnelle, la force ou le savoir, mais bien par la grâce. Dieu est ce libérateur intérieur. Dans l’Ancien Testament, une libération extérieure va s’orienter progressivement vers une intériorité, pour aboutir à une théologie prophétique et à une théologie de sagesse. Avec Jésus, nous partons de l’intérieur, et


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c’est dans une réforme personnelle que nous puisons la force de libérer nos frères, avant d’arriver à une libération plus profonde et plus réelle. Un autre exégète « libérationiste » comme on le dit aujourd’hui, est Carlos Mesters, carme belge arrivé au Brésil comme séminariste, attentif à la fois à la Bible et au monde populaire, qui travaille actuellement dans la pastorale des communautés ecclésiales de base. Ses travaux, comme son engagement dans le projet « Parole et Vie » de la conférence des religieux du Brésil, montrent bien que l’Écriture est aussi l’âme de l’apostolat. Peut-être remonte à la mémoire le grand projet des Réductions du Paraguay, expérience jésuite de créer sur terre de petits îlots autarciques du Royaume de Dieu. Dans cette préfiguration des communautés de base, les missionnaires enseignaient qu’il fallait se délester de tout pouvoir extérieur et concurrentiel et travailler à la seule libération intérieure par la prière et le travail, conformément à l’idéal bénédictin et au mode de vie des monastères du Moyen Âge. Tel était l’univers psychologique de ceux qui venaient suivre nos cours, agents pastoraux, prêtres, religieux, religieuses, catéchistes et autres responsables laïques. Nombreux sont en particulier les catéchistes africains venus étudier à Lumen Vitae, qui a suscité entre autres l’École de catéchèse de Butaré au Rwanda. Il est souvent arrivé que des catéchistes d’un même pays, ayant suivi à Bruxelles semblable formation, créent, une fois rentrés chez eux, une structure analogue. Par le biais d’une anthropologie biblique vue comme une histoire de Dieu à l’intérieur de la réalité humaine, en référence à l’histoire du peuple d’Israël, je montrais de quelle façon ce Dieu travaille à travers l’histoire des hommes. Le programme proposait aussi une vision d’ensemble des quatre évangiles et


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des Actes des Apôtres, autant que des diverses conceptions de l’Église qu’il est possible d’y relever. Comment constituer des communautés vivantes au départ des situations concrètes vécues par les étudiants-agents pastoraux et tirer parti des différentes clés acquises à Lumen Vitae ? En quoi ces clés peuventelles inspirer le changement, qu’il s’agisse de corriger ce qui existe ou d’élaborer un projet nouveau, religieux, social et anthropologique ? Voilà l’optique qui aura orienté notre travail. Les cours sur les évangiles et sur l’Ancien Testament étaient donnés par plusieurs professeurs, parmi lesquels Chantal Van der Plancke, puis Pierre Mourlon Beernaert et Guy Vanhoomissen, dans les deux sections en même temps, mais aussi dans une forme d’enseignement sans doute un peu moins intellectuel et davantage imagé que celui de l’IET, plus que lui réflexion sur la réalité vécue : que fait-on ? pourquoi le fait-on et de cette manière-là ? est-il possible de corriger d’éventuelles erreurs ou de rendre l’action plus profonde et plus vraie ? Parmi les étudiants, la génération de la théologie de la libération était-elle présente ? Certainement, mais sous diverses formes d’expression. Car le Brésil n’est pas l’Argentine, le Pérou, ou le Mexique. C’est par souci d’éclairer spécifiquement leurs problèmes, que l’idée m’est venue, m’étant moi-même rendu en Terre Sainte à la découverte du pays, de sa situation, de son histoire séculaire et de l’anthropologie sous-jacente, d’emmener avec moi des étudiants africains et latino-américains en ces contrées évangéliques, et plus généralement bibliques. Avec le père Jean Buys, alors secrétaire à Lumen Vitae, je proposais des voyages à des prix tout à fait accessibles. Si bien que nous sommes partis, accompagnés d’une trentaine d’étudiants, davantage par la suite.


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Début des années septante, les tarifs allaient pratiquement doubler en peu de temps, ce qui aura très vite réduit le nombre de partants. Je me suis alors tourné vers de nouveaux candidats au pèlerinage, invitant en Belgique des personnes prêtes à se joindre à nous. La formule évolua vers celle d’un groupe d’Église aux langues, cultures, situations et mentalités multiples, mais rassemblées dans un même esprit d’ouverture et de solidarité. D’autant que la contribution plus importante des plus nantis devait permettre aux moins favorisés de vivre tout de même l’expérience. Quelque chose d’important allait se nouer et se prolonger durablement. Bientôt, les étudiants de l’hémisphère sud prirent conscience que le christianisme, importé d’Europe pour nombre d’entre eux, n’était pas simplement cette culture occidentale aux bases intellectuelles et systématiques, mais également un environnement, une manière de vivre et de penser nettement plus proches de leur authenticité à eux. Bref, introduire les étudiants dans une anthropologie biblique, avant de tracer quelques trajectoires à travers l’Ancien Testament, aborder le Nouveau Testament et, finalement, décrire les diverses ecclésiologies, voilà ce qu’aura été à Lumen Vitae la ligne inspiratrice de mes trente années d’enseignement. De temps en temps, j’organisais, à l’intention des étudiants du national comme de l’international, un week-end biblique, afin d’y traiter d’un sujet déterminé, et ils étaient parfois une centaine à répondre à l’invitation. À Noël, tout naturellement, je proposais les évangiles de l’enfance, occasion de réfléchir sur l’enfance elle-même, sur les rapports que Dieu peut avoir avec elle. Le samedi matin, je transcrivais sur le grand tableau les nombreuses questions que les participants soulevaient, les groupant de manière à faire ressortir les liens qui allaient se


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construire. À partir des questions, mon exposé en suscitait inévitablement d’autres. Ainsi, dans le temps du carême et de la passion, les questions sur la vie et la mort ; c’est en vertu de leurs mentalités propres que les étudiants les formulaient, l’au-delà n’ayant pas nécessairement la même signification dans une brousse africaine et dans la pampa argentine. Ne serait-ce pas la prise de conscience d’une Église plurielle ? Exactement. Et des différences de sensibilités face aux mêmes textes, face à une même histoire du salut. Les approches politiques ou sociologiques, je les laissais naturellement à mes collègues spécialisés en ces matières, pour m’en tenir à tel ou tel passage de l’Écriture, dans l’un et l’autre Testament, en essayant toujours de tracer à travers la Bible des trajectoires significatives. Ce qui suffit à percevoir comment les mêmes questions engagent des réponses qui ne sont pas uniformes, mais traduisent des situations propres et ouvrent la voie à la reconnaissance de chacun en sa spécificité. Ceci rejoint le document de la Commission biblique pontificale publié en 1993 sur l’interprétation de l’Écriture dans l’Église, un document d’une grande largeur de vue donnant aux exégètes une réelle autonomie de manœuvre, compte tenu précisément des mentalités et des circonstances. L’Église est plurielle parce que Jésus a envoyé ses apôtres dans le monde entier, au service des hommes et des cultures ; mais elle est singulière parce que c’est l’unique Jésus qui les a envoyés.


Ces lieux qui n’ont pas fini de nous parler

C’est en somme comme les chefs d’orchestre qui donnent à la même partition les couleurs de leurs interprétations personnelles. Il est certainement enrichissant de voir apparaître des aspects du christianisme, jusqu’alors insuffisamment perçus peut-être. Et de remettre en cause certaines idées qu’on croyait une fois pour toutes acquises. Mais revenons aux pèlerinages. La grande aventure qui totalise déjà une foule de participants a eu pour effet de créer une imprévisible communauté.

Ne vaudrait-il pas mieux dire : des communautés séminales, plus dispersées qu’implantées, mais qui désormais se réclament d’une expérience commune et souhaitent de loin en loin se rassembler pour la revivre ? Je pense qu’il faut toujours revenir au point de départ et à cette époque où j’étais parti là-bas achever mes études et au cours de laquelle je me suis posé des interrogations du genre : comment un petit pays aussi divers et varié arrive-t-il à s’exprimer à travers une seule et même mentalité ? Qui plus est, alors que ce pays minuscule vit à l’ombre des grandes puissances et qu’il est lui-même composite, constitué d’entités très diverses, du nord ou du sud, des contrées désertiques de la Arava jusqu’aux forêts de Galilée, comment connaît-il fondamentalement le sentiment de vivre la même histoire et de partager la même Mémoire d’Abraham, pour citer le livre de Marek Halter ? Ce sentiment d’une histoire que Dieu écrit avec les hommes transparaît aujourd’hui encore dans les tensions et les rappro-


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chements entre chrétiens, juifs et musulmans. C’est cette histoire vécue en continuité que j’ai cru possible de transmettre, en situant Jésus en son centre, comme aussi en faisant percevoir la diffraction du même monothéisme en trois familles distinctes. Mise en évidence de ce qui fait la grandeur et la limite de l’Écriture, autant que de la tradition ecclésiale elle-même. C’était là mon projet. Au bout de quelques années, pendant lesquelles j’avais parfois accompagné un groupe de pèlerins qui m’en avait fait la demande, à partir de 1967, je suis passé à son illustration sur le terrain, partant avec des étudiants, au cours des vacances de Pâques. Le programme comprenait cinq jours consacrés à l’expérience du désert, cinq autres à la découverte de Jérusalem, Ancien et Nouveau Testament confondus, cinq jours encore à la rencontre de la Galilée, lieu de la vie privée et d’une part de la vie publique de Jésus, lieu aussi d’où les apôtres un jour s’en iraient au loin dans le monde porter la Bonne Nouvelle. Cela, nous l’avons concrétisé progressivement, d’abord avec le père Jean Buys, ensuite avec Julienne Schollaert, directrice de l’École de Nursing à Woluwé, pour organiser l’infrastructure et veiller à la bonne marche des choses. Nous restions attentifs à sauvegarder les objectifs fondamentaux : accomplir un long parcours à travers les Écritures, afin de faire pressentir le sens qui est le sien à des participants qui ne le posséderaient pas ou ne le percevraient qu’à peine. Nous souhaitions vraiment effectuer un travail d’Église à l’intérieur d’un groupe très varié : ses membres, en partageant le même périple, se parleraient et découvriraient ensemble la réalité des choses. Nous voulions aussi manifester notre solidarité avec les Églises d’Orient et apporter une contribution matérielle, au projet du père Faraj Nakhleh, prêtre du diocèse de Nazareth atteint d’une sclérose en plaques. Avec ses contemporains les pères Émile Shoufani et Elias Cha-


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cour, ils avaient sans doute ramené de leurs études de théologie en France, l’idée d’édifier un centre chrétien de rencontre réunissant tout ensemble des chrétiens, des musulmans et éventuellement des juifs. Écriture, vie d’Église, lien avec les communautés d’Orient et les paroisses pauvres en Israël : trois objectifs mis en exergue et qui auront très tôt marqué l’esprit de ceux qui m’accompagnèrent en Terre Sainte. En 1991, après la première guerre du Golfe, nous en sommes venus à organiser, non plus un, mais deux pèlerinages annuels. À Pâques, de préférence ceux qui s’y rendaient pour la première fois. À partir de 1997, à ceux qui souhaitaient se replonger dans l’Écriture sur les lieux mêmes, nous avons proposé en septembre une retraite en partage, comprenant cinq jours à Jérusalem et cinq jours en Galilée, au mont des Béatitudes. Occasion de répondre à des questions comme cellesci : qu’est-ce que de tels lieux nous disent ? en quoi nous renvoient-ils à l’Écriture ? et qu’est-ce que cette Écriture suscite en nous ? comment vivons-nous cette expérience dans la prière ? C’est ainsi que toutes les personnes qui ont parcouru avec nous les routes de Terre Sainte sont devenues tout naturellement les membres d’une sorte de vaste paroisse non territoriale, aux liens très forts, que je continue d’animer. Pendant les mois scolaires, nous organisons des réunions pour chacun des groupes de pèlerinage. Ce sont d’anciens pèlerins qui invitent. Le plaisir de se retrouver, d’échanger des nouvelles, de partager le cheminement de chacun, crée avec le temps un sentiment d’appartenance commune et, pourrait-on dire, un esprit de corps. N’est-ce pas le projet ecclésial des premières communautés chrétiennes, de Jérusalem et d’ailleurs ?


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C’est informel et, tout à la fois, profond et vivant. Rien de constitué, mais des attaches qui persistent et souvent se resserrent au cours des années. Il suffirait de peu, et tous seraient prêts à repartir. Je crois que c’est dû à l’expérience partagée d’une vraie communauté d’Église. Moins construite qu’enracinée. Le lien n’est autre que la présence du Seigneur ressuscité. Chaque jour en Terre Sainte, je célèbre l’eucharistie. Et la messe au cœur d’un paysage ou de tout autre lieu de mémoire chrétienne ou biblique sera une réalité vécue par chacun en profondeur. Le fait en outre de nous exprimer tous, que nous venions d’Amérique, d’Inde ou d’Europe, dans une même liturgie et de voir dans l’Écriture le contraire d’une pièce de musée, nous lie mystérieusement et fait de nous des « pierres vivantes ». Si le touriste est celui qui traverse les lieux, le pèlerin est celui qui se laisse traverser par eux. Bref, c’est une paroisse de quelques centaines de fidèles éparpillés dans le monde, tous croyants, et sans doute tous pratiquants.

La Terre Sainte paraît bien devenue pour vous une patrie spirituelle, la source et l’illustration par excellence de votre enseignement et de votre apostolat. Partout, avec vous, des épisodes et des endroits bibliques semblent revivre. Comme le lac de Tibériade, où se situent des moments majeurs de la révélation de la personne du Christ. Comment, voyant ces pêcheurs d’aujourd’hui en train de réparer leurs filets, ne pas imaginer comme par transparence leurs ancêtres d’il y a deux mille ans, hommes très simples et, tout à coup, saisis par la Parole de Jésus ? Au point de tout quitter pour lui. Des hommes très simples, mais formés de sabbat en sabbat à l’étude de la Torah, des prophètes et des sages, et qui réfléchissaient ensemble ! Les pèlerinages que nous entreprenons en Terre Sainte — ils dépassent la cinquantaine — commencent


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par le prélude de cinq journées pour découvrir la spiritualité du désert. Sitôt débarqués en Israël, sans nous accorder le temps de visiter aucune ville, nous nous projetons d’un coup dans le Néguev, à Beer-Sheva, le « puits du serment » d’Abraham, rendezvous des Bédouins devenu cité-champignon, béton coulé dans le sable. Dès le lendemain matin, nous nous engageons dans l’immensité chaotique du désert de pierres, d’où émergent de loin en loin des sites archéologiques et des localités préfabriquées. C’est là que, pour la première fois, nous célébrons la messe au creux de ce canyon d’Ein Avdat qui déjà nous apprend l’importance primordiale de l’eau dans le désert. Car les lieux aussitôt nous parlent. Comme la dépression de Mitspeh Ramon, immense cratère d’érosion près duquel éclata la révolte contre Moïse et Aaron rapportée au livre des Nombres. Dimona qu’évoque le Deutéronome, devenue au XXe siècle le polygone d’essais nucléaires. Plus loin vers le sud, les mines du roi Salomon, à Timna, où l’on extrait cuivre et malachite. C’est le moment de relire l’épopée des patriarches et d’imaginer comment les nomades vivaient dans ces contrées, mais aussi ce qu’ils pouvaient y trouver d’intériorité dans la solitude et les rochers. Nous parvenons ainsi au golfe d’Eilat, le port que Salomon avait fait construire sur la mer Rouge, où peut-être il accueillit la reine de Saba. Aux portes de l’Égypte, Taba, poste frontière. Avant 1982, ces territoires où nous entrons étaient encore occupés par Israël. Nous poussions alors jusqu’au sud de la péninsule du Sinaï, pour remonter ensuite le long du golfe de Suez, avant de rentrer dans le cœur du Sinaï par le Wadi Feiran, authentique expérience du désert avec ses nuits à la belle étoile. Une étape des plus mémorable, c’est bien entendu l’ascension du mont Moïse dans le massif de granit rouge violacé, là où


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le guide du peuple d’Israël reçut de YHWH les tables de la Loi. Nous nous mettons en marche à hauteur du monastère SainteCatherine à trois heures du matin, résolus à parvenir au sommet vers les six heures quand le soleil se lèvera, aveuglant, sur la mer de sommets embrumés, émergeant soudain de la nuit. Juste avant l’escalade, j’ai donné à El Salam un aperçu des questions soulevées par le récit de l’Exode et par celui de la marche au désert. Et la pénitence a été célébrée en partant du don des commandements. Cérémonie impressionnante de purification intérieure des pèlerins et de confession dans le grand vent, de la miséricorde du Seigneur, avant de nous approcher de la Présence inaccessible. « Ôte tes sandales, commandait Dieu à Moïse, la terre où tu te tiens est une terre sainte ! » (Ex 3, 5). Non pas sainte par elle-même, mais à présent sanctifiée par les myriades de pèlerins qui l’ont foulée. Pourrait-on dire que le désert n’a de sens que parce qu’il existe une Terre promise ? Effectivement. Le début du livre du Deutéronome nous rappelle en effet l’invitation du Seigneur : « Vous avez assez séjourné dans cette montagne. Allez, partez, et montez à la montagne des Amorites, chez les habitants de la Arava, des monts, du bas-pays, du Néguev et du bord de la mer, allez en terre de Canaan… Voici le pays que je vous ai donné ; allez le prendre… » (Dt 1, 6-8). La marche au désert est un chemin aride, comme celui de beaucoup de vies, un Hinterland, un arrière-pays où l’on peut entendre une voix qui appelle vers une terre qui se trouve au-delà, toujours plus loin. Redescendus de la montagne, nous ne nous attardons pas dans le désert égyptien, mais nous retournons en Israël en suivant la rive du golfe d’Eilat et en remontant ensuite la Arava,


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grande steppe au pied des monts d’Édom et de Moab, pour atteindre finalement la région de la mer Morte, à 396 mètres sous le niveau de la Méditerranée. Et dix fois plus salée qu’elle. Tout au long de ce périple, du Sinaï à la mer Morte, dans le car qui nous véhicule, je reprends en survol le plan des cinq livres qui composent la Torah, avec la dynamique qui les traverse, comme des trajectoires vitales redisant cette longue expérience et la réflexion d’Israël à ce propos. En repartant de la mémoire biblique : l’homme et la femme, les frères ennemis, les générations discordantes, le heurt des personnes et des langues. Tout l’itinéraire de Dieu dans le cœur des patriarches et de leur famille, puis de Moïse et du peuple hébreu à la nuque rétive. Ensuite, la fulgurance de l’Horeb où a retenti la voix du Très-Haut comme un orage zébré d’éclairs et coupé des roulements du tonnerre, où les tentes arrachées s’envolent au souffle de l’ouragan. Expérience qui dut à ce point frapper les Hébreux que leur mémoire en garde le souvenir. Puis, c’est le livre du Lévitique, avec l’ordonnance des sacrifices, la pureté rituelle du peuple appelé à devenir « saint comme le Seigneur est saint » (Lv 19, 2) et à s’aimer entre frères proches ou lointains (cf. Lv 19, 18). Tout ce symbolisme sacerdotal qui nous échappe souvent, parce que nous avons perdu le sens de la présence divine. Ensuite, j’évoque cette interminable marche des Hébreux au cœur du désert, avec ses tentations de rebrousser chemin et de retourner en Égypte, dans l’attente de pouvoir pénétrer dans la terre « qui ruisselle de lait et de miel » (Ex 3, 8 ; Lv 20, 24 ; Nb 13, 27), avec cet îlot de verdure appelé Jéricho, la ville des palmiers. Je rappelle le passage à travers la steppe tandis qu’à l’est se profilent les monts sombres d’Édom puis les hauteurs fauves de Moab, avec le sommet du mont Nébo où une église byzantine commémore le récit du « serpent d’airain » par un serpent de


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bronze crucifié (Nb 21, 8-9), qui attire le regard vers le ciel alors que les Hébreux étaient mordus au talon. Ce sommet me rappelle le midrash juif commentant la mort de Moïse, laquelle est racontée à la fin du triple discours de Moïse qui court tout au long du Deutéronome (Dt 34). Nos bibles nous parlent de Moïse contemplant la Terre promise du nord au sud, avec défense d’y entrer. Nous y lisons : « C’est là que mourut Moïse, serviteur de YHWH, en terre de Moab, sur l’ordre de YHWH » (Dt 34, 5). Mais le texte hébreu porte « sur la bouche de YHWH ». Partant de la lettre du texte, le midrash raconte que pendant de nombreux jours le Seigneur avertissait Moïse qu’il ne pourrait passer le Jourdain, et chaque fois Moïse refusait, suppliant Dieu de le laisser partir. Ayant épuisé toutes les astuces en lui envoyant anges et démon, le Seigneur vint luimême cueillir l’âme de Moïse. Voyant son serviteur pleurer, il se mit à pleurer lui aussi, puis s’approchant, il l’embrassa sur la bouche. Et le midrash traduit : « C’est ainsi que mourut Moïse, dans un baiser divin. » Telle est la manière dont les rabbins perçoivent la mort : une rencontre de Dieu face à face, dans un baiser amoureux. Après avoir traversé la Arava jusqu’au bloc de sel dans lequel se creuse la mer Morte, nous faisons une halte bienvenue à l’oasis d’Ein Gedi, « la source du chevreau », dans la vallée de David, réserve de wadis et de plateaux, avec sa grande cascade, et ses plantes, les unes aquatiques, les autres désertiques, des câpres, des jujubiers, des oiseaux, des bouquetins et des marmottes, et sans doute quelques léopards. Un épisode biblique est situé en ce lieu. David, qui ambitionnait d’avoir la haute main sur les événements et de s’emparer de la royauté, réussit, dans l’obscurité de la grotte où son rival s’était retiré, à déchirer un pan du manteau de Shaül qui


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n’avait rien vu et il cria : « Si j’avais voulu, j’étais en mesure de te tuer ! » Mais David, magnanimement, s’est retenu, en notant qu’on ne met pas la main sur l’Oint du Seigneur (cf. 2 S 24). C’est aussi à Ein Gedi qu’on évoque le Cantique des Cantiques composé il y a deux mille cinq cents ans. Le texte cite d’ailleurs l’oasis comme un lieu de beauté, d’une nature encore relativement vierge, comme un paradis qui symbolise l’union de la femme et de l’homme. À l’intérieur de la région désertique de la mer Morte, se dresse un piton rocheux, Massada, l’une des forteresses du cruel Hérode qui venait volontiers s’y mettre à l’abri de la vindicte populaire. C’est dans les ruines de ce château fort que près d’un millier de zélotes, ces partisans armés, avaient depuis l’an 66 établi leur repaire, ce que, d’ailleurs, signifie le nom de Massada. Et c’est là qu’ils résistèrent aux légions romaines, à la 10e notamment, venues les encercler. En 72, au bout d’une longue année de siège, ils préférèrent mettre fin à leurs jours plutôt que de capituler devant le général Flavius Silva. On aperçoit encore très clairement la circonvallation qui relie un camp romain à l’autre, ainsi que le sommet d’une montagne d’où il était possible d’observer de loin ce qui se déroulait au sommet de la colline de Massada. Visiter les vestiges de la place forte, c’est relire l’histoire telle qu’elle nous est rapportée par Flavius Josèphe, cet officier juif devenu transfuge chez les Romains lors de la révolte de son peuple ; il nous en a transmis le récit circonstancié. La première fois que je m’y suis rendu, en 1960, en compagnie du père Robert North et de quelques étudiants de l’Institut biblique de Jérusalem, le téléphérique n’existait pas encore. Il fallut donc gravir le piton en empruntant le « sentier du serpent », passer la nuit au sommet et assister à la splendeur du lever du soleil sur la mer


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Morte. Un jour, avec les pèlerins cette fois, nous sommes arrivés à Massada à l’heure où l’armée israélienne répétait le cérémonial solennel prévu pour la veillée d’armes de la nuit, car le lendemain, les jeunes officiers de Tsahal devaient prêter le serment de fidélité à l’État d’Israël et proclamer que « Massada ne tombera pas une seconde fois ». Spectacle impressionnant. Qumrân, dans le désert de Juda, mérite qu’on s’y arrête longuement. En 1947, des manuscrits bibliques et esséniens y ont été découverts, ce qui provoqua un choc, et pas seulement dans les milieux archéologiques. En effet, une vague de panessénisme se déploya à ce moment, qui tentait de réduire le christianisme au mouvement essénien, que l’on connaissait d’ailleurs très mal. Puis on se rendit compte que la secte possédait ses propres caractères et qu’à l’époque les sectes baptistes étaient plusieurs. Les tensions depuis lors se sont apaisées. Du moins, la communauté de Qumrân nous aura-t-elle fait comprendre ce que devaient être aux origines d’autres communautés, comme celles du christianisme naissant. En fait, de nombreux textes de l’Ancien Testament cités dans les manuscrits de Qumrân se retrouvent fréquemment dans les évangiles, même si l’influence essénienne demeure difficile à mesurer. C’est toute une mentalité et toute une époque, jusqu’alors relativement peu connues, qui ont ainsi resurgi à la surface de l’histoire. De plus en plus aujourd’hui, on étudie les écrits et les vestiges esséniens pour tenter de mieux cerner les origines chrétiennes. Finalement, vous entrez en Terre promise. Jéricho est l’une des plus anciennes villes du monde, sinon la plus ancienne (9000 av. J.C. ?). Depuis des temps immémoriaux, c’est un lieu de passage du Jourdain qui, à cet endroit, n’est large que d’une quinzaine de mètres. En vérité, il existe


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trois villes de Jéricho. Celle de Josué et de l’arrivée des Hébreux en Terre promise, d’une superficie qui ne dépasserait pas vraiment celle de la Grand-Place de Bruxelles… La Jéricho du temps de Jésus, qui guérit là deux aveugles, puis Zachée transformé qui promit la restitution de toute somme extorquée. Celle, enfin, moderne, entourée de camps de réfugiés. Mais Jéricho reste symboliquement le point de passage où un conducteur du peuple s’efface devant celui qui vient : Moïse devant Josué (Jos 1, 2), Élie devant Élisée (2 R 2, 15-16), Jean Baptiste devant Jésus (Mt 3, 15). C’est chaque fois moins un transfert de pouvoir que l’abandon de ce qu’on possédait. Et voilà qui donne matière à réflexion à propos du sens théologique de ce célèbre lieu antique. Plus tard, installé, le peuple d’Israël aura besoin d’une épopée de départ et d’un lieu où aura pris fin sa longue errance. Jéricho deviendra le symbole de l’entrée en Terre promise. Lorsque Salomon aura édifié le temple de Jérusalem, cette entrée sera commémorée par un tour du sanctuaire à l’intérieur duquel les trompettes en cuivre serviront à animer la procession, alors qu’au temps de Josué, on ne connaissait encore que les cornes de bélier… De Jéricho, nous montons par les montagnes de Juda vers Jérusalem, empruntant l’ancienne route romaine que suivait Jésus avec ses disciples, du moins jusqu’au carrefour où elle rejoint l’autoroute actuelle. Des dernières collines auxquelles s’accrochent les tentes de Bédouins, on passe aux premières implantations israéliennes de Maalé Adummim. Et déjà s’aperçoivent les tours de la Ville sainte. Cinq journées sont consacrées à découvrir la cosmopolite cité des trois religions révélées, qui possède son quartier arabe, son quartier juif, son quartier chrétien et son quartier arménien. Mais aussi, à découvrir l’Ancien Testament et la royauté telle


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qu’elle s’est imposée de David et Salomon jusqu’à l’Exil, de même que les venues de Jésus et, plus encore, sa passion. Ayant choisi pour y aller le temps de Pâques, nous serons les témoins des grands pèlerinages, comme aussi de l’afflux du tourisme international. Et de ces groupes japonais, thaïlandais, philippins et autres, qui ne saisissent pas toujours bien la signification des lieux saints, mais que la Terre Sainte attire… Parlant de Jérusalem, on évoque aussitôt les « lieux saints », dont l’internationalisation fut maintes fois revendiquée par le SaintSiège. S’agit-il de tous les endroits et monuments liés à la naissance du christianisme, ou seulement des plus sacrés d’entre eux comme le Saint-Sépulcre dont l’évocation enflamma les croisades ? En vérité, ils sont aussi nombreux que dispersés. La Via Dolorosa et le Lithostrotos (ou « dallage »), lieu du jugement de Jésus au tribunal romain (Jn 19, 13) y figurent, mais aussi le Cénacle tel que reconstruit par les croisés, le tombeau de la Vierge et le monastère bénédictin de la Dormition, le mont des Oliviers avec le Carmel, et l’édicule de l’Ascension. La plupart d’entre eux sont, non pas internationalisés, mais bien extraterritorialisés. Il en est qui appartiennent à l’Allemagne, comme le mont Sion où se trouvent établis les bénédictins allemands, cependant que le couvent des sœurs bénédictines du mont des Oliviers, tout comme le Carmel, appartiennent à la France. Il s’agit généralement de concessions achetées à l’empire ottoman par les grandes puissances. Les Israéliens souhaitent s’assurer du bien-fondé de telles donations. À cet effet, ils réclament des congrégations les titres de propriété, dont certains, il est vrai, semblent depuis longtemps égarés au hasard de très problématiques archives. Il faut du temps pour pénétrer l’esprit de cette ville, si souvent détruite et reconstruite au cours des ans. Il faut méditer les


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textes bibliques, tâter les pierres, écouter longuement les voix qui s’appellent dans toutes les langues, humer ses senteurs, longer ses murailles, pour en découvrir petit à petit le secret. Les psaumes surtout chantent le souvenir de Jérusalem : « Confiants dans le Seigneur, ils sont comme le mont Sion. Il ne bronche pas. Il demeure pour toujours. Jérusalem, des montagnes l’encerclent : le Seigneur entoure son peuple, maintenant et dans l’éternité » (Ps 125, 1-2) ; « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite t’oublie ! Que ma langue s’attache à mon palais si je perds ton souvenir ! » (Ps 137, 5-6) ; « De Sion chacun dira : “C’est ma mère”, car en elle tout homme est né » (Ps 87, 5). Se faisant l’écho de ces prières, le cardinal Carlo Maria Martini écrivait en 1992 : « Jérusalem est le point de convergence des idéaux de tout l’univers, de toute l’histoire du salut. C’est le lieu où s’est produite la fusion de tous les peuples avec le peuple juif, aimé de Dieu. » Bref, on n’a jamais fini de découvrir Jérusalem. André Chouraqui a écrit un livre attachant sur la Ville sainte : Vivre pour Jérusalem. Avec les juifs du monde entier achevant la célébration du repas pascal, j’ai souvent répété au cours de ces années : « L’an prochain, à Jérusalem ! » Visiter les lieux saints permet-il de parler in situ des évangiles et de l’Ancien Testament ? C’est sur place effectivement que j’évoque le temple et son histoire. Une histoire spirituelle en outre, puisque l’évangile de Jean nous a transmis la parole de Jésus : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le reconstruirai » (Jn 2, 19). Et l’évangéliste d’ajouter qu’il parlait du temple de son corps. C’est un lieu saint dont l’actualité est singulièrement sensible, puisque l’esplanade du temple est en même temps le Haram-ash-Chérif, espace où se dressent la mosquée el-Aqsa — « la lointaine », par


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rapport à La Mecque — et le dôme du Rocher, la pierre sur laquelle reposait autrefois l’autel des sacrifices. C’est dans ce lieu significatif entre tous que nous avons failli mourir le jour de Pâques 1982. Au moment d’entrer avec le groupe, nous entendons des coups de feu qui se rapprochent. Le policier arabe de service nous dit : « Never mind » et nous laisse entrer, tandis que Julienne et Mireille gardent sacoches et chaussures au-dehors. À peine entrés, nous voyons un soldat israélien, grenades aux bottes, surgir à l’intérieur et grimper sur le rocher sacré en mitraillant. Je crie au groupe : « Vite ! À plat ventre derrière les colonnes ! » Les pèlerins obéissent, et après quelque temps la fusillade cesse. Enfin le soldat vocifère : « Get out ! » Je me lève et lui réponds en hébreu : « Que nous veux-tu ? Nous ne sommes que des touristes. » Poursuivant en anglais, il me dit d’aller chercher un officier israélien. Je comprends soudain qu’il se sent pris dans une souricière et qu’il veut qu’on le délivre. Je demande de laisser sortir le groupe. Dehors, la population des environs, ameutée, descend en criant sur l’esplanade, avec des bâtons, des pierres. Reprenant nos affaires auprès de nos deux gardiennes que le policier arabe avait mises en joue, nous nous sauvons et regagnons en vitesse le couvent de l’Ecce Homo, tandis que Tsahal fait irruption sur l’esplanade ; l’armée emmènera ce juif américain enrôlé de fraîche date, qui voulait faire un coup d’éclat pour se valoriser. Il sera renvoyé dans son pays, tandis que les deux Arabes qu’il avait abattus seront inhumés à la nuit tombante. Le Samedi saint, l’habitude s’est établie de nous rendre à Bethléem et de passer un long moment dans la basilique constantinienne de la Nativité, qui abrite sous le chœur la crypte identifiée par saint Jérôme avec la localisation précise de la mangeoire. Rapprocher les deux mystères, celui de la mort et celui


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de la naissance de Jésus, est hautement symbolique : l’entrée de Jésus en ce monde et sa sortie de la vie scellent la réalité de l’incarnation du Fils de Dieu dans l’humanité. Sur la route du retour, au couvent des bénédictines du mont des Oliviers, sœur Marie-Paul nous accueille. Elle voue ses journées à la création d’icônes, cette révélation, dit-elle, « du visible de l’invisible », quand les paroles s’expriment en formes et en couleurs tandis que « son or dit la lumière de Dieu ». Elle nous apprend à découvrir que « l’icône, c’est toi ». D’autres rendez-vous nous attendent. Comme Ein Karem, l’église de la Visitation avec sa chapelle à la margelle et cet extrait de saint Luc qui relie l’annonce à Zacharie de la venue au monde de Jean Baptiste à celle de Jésus à Marie. Deux mamans qui se révèlent l’une à l’autre le trésor qu’elles portent en leur sein en se disant bienheureuses. Le Magnificat jaillit : mystère de toute rencontre un peu profonde entre humains. Nous y revoyons une amie belge de longue date, religieuse de la Charité, juive d’origine, qui fut directrice de l’école d’infirmières de l’hôpital universitaire, sœur Hanna Kleinberg, qui témoigne de sa vie au milieu de son peuple. Nous passons à Abu Gosh, site probable de l’Emmaüs dont parle l’évangile de Luc (Lc 24, 13-35), et dont les bénédictins et bénédictines envoyés il y a bientôt trente ans par l’abbaye du Bec-Hellouin, en Normandie, font revivre la splendide église romane de l’abbaye Sainte-Marie de la Résurrection. Le père abbé, juif d’origine et qui officie en hébreu, a été récemment ordonné évêque de la communauté chrétienne hébréophone. C’était Monseigneur Jean Baptiste Gourion, toujours accueillant et paternel ; il vient de mourir le 23 juin de cette année 2005.

Reste la région première où aller à la rencontre de Jésus.


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De Judée, nous montons en Galilée. Il fut un temps où nous passions par la Samarie-Cisjordanie, nous arrêtant à la basilique de Sichem, près de Naplouse au puits de Jacob. Mais à la suite de l’intifada, l’itinéraire s’est déplacé vers l’est et la vallée du Jourdain. En cours de route, comment ne pas prendre le temps d’admirer, remise au jour, l’une des plus belles cités hellénistiques de Palestine, avec ses temples antiques couchés par le tremblement de terre, et dont les ruines se relèvent aujourd’hui à la façon d’un décor qui se reconstitue, Beth Shean ? En 1968, on ne voyait encore que la moitié du théâtre romain excavée. Trente-cinq ans plus tard, une ville magnifique, avec cardo, bains et odéon, a réapparu en pleine lumière. Ainsi arrivons-nous là où le Jourdain naît du lac de Tibériade, prêt à entamer le voyage vers la mer Morte. L’eucharistie est alors célébrée face au lac, avant qu’un tour du lac ne s’achève au mont des Béatitudes. Ce haut lieu du sermon sur la montagne, cet endroit où Jésus a choisi ses disciples constitue le point de départ de plusieurs autres visites. À Capharnaüm — le village de Nahum le prophète —, où Jésus entame son ministère, accomplit de nombreux miracles et enseigne à la synagogue, j’évoque le discours de Jésus sur le Pain de vie, tel que saint Jean le développe au sixième chapitre de son évangile. Que signifie l’Eucharistie pour nous chrétiens : table de la Parole et du Pain partagés, à la lumière du geste de la maman allaitant son bébé tout en lui murmurant des paroles d’amour ? À Tabgha, la source chaude aux sept bras, avec son église bénédictine de la multiplication des pains récemment reconstruite et l’église franciscaine de la primauté de Pierre, sur les lieux de la pêche miraculeuse et de la troisième apparition du Ressuscité : « Pierre, m’aimes-tu ? » (Jn 21, 15-17), nous sommes invités à emboîter le pas à Pierre dans sa confession confiante.


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C’est en suivant pratiquement la même route romaine que parcourait Jésus, que nous atteignons le cadre, sans doute devenu méconnaissable, de son enfance et de la vie de la sainte famille. À Nazareth, nous rencontrons l’une des grandes figures de la réconciliation et du dialogue, arabe israélien de confession chrétienne, le père Émile Shoufani. Mais aussi d’autres personnes qui font l’expérience des passerelles entre juifs et arabes, comme notre amie Adeline Peyskens, une Belge qui a consacré toute sa vie à l’Église locale et au séminaire Saint-Joseph au service de sa population chrétienne et musulmane. Au monastère grec melkite de l’Annonciation, ce sont cette fois des moniales de diverses nationalités qui partagent une spiritualité orientale en parfaite union avec Rome. « Le Christ est l’icône du Père, explique l’une d’elles. L’icône est le dogme écrit en beauté. » À mi-chemin entre Tel Aviv et Haïfa, Césarée maritime fut un des grands ports de l’Orient ancien. Pierre y baptisa le premier païen à se convertir, le centurion Cornélius (Ac 10, 34-48). Paul y fut emprisonné, et aussi s’y embarqua à destination de l’Occident. Les fouilles récentes ont remis à jour l’amphithéâtre romain, où pour la première fois en dehors des évangiles et de Flavius Josèphe apparaît le nom de Ponce Pilate sur une pierre du siège qui lui était réservé ; plus loin se dressent le palais d’Hérode, la statue d’Hadrien, l’hippodrome aux vingt mille places. L’histoire de Paul revient à la mémoire, comme l’écrit Luc dans les Actes des Apôtres. Saint-Jean d’Acre (ou Akko), qui s’appela aussi Ptolémaïs, garde pour sa part le souvenir d’Alexandre le Grand, Jules César, Saladin, Richard Cœur de Lion, Philippe-Auguste, François d’Assise, Marco Polo et Napoléon. Une petite ville attachante, avec ses souks aux mille senteurs, ses étroites ruelles,


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son port de pêche, ses vestiges de murailles ; présent et passé se répondent face à une mer inchangée. Dans une tout autre direction, au nord-est, à la base du mont Hermon, nos pieds foulent le sol de Banyas, actuelle dénomination de Césarée de Philippe, où Matthieu rapporte qu’à la question de Jésus : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Pierre répondit : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Et Jésus de confier à Pierre l’intendance de la miséricorde divine. Il faut mentionner encore l’étape de Safed, la ville des peintres juchée sur la montagne, Rosh ha-Niqra au nord, tout au bord de la mer, point de passage de la frontière libanaise, le mont Thabor où se passe l’épisode de la Transfiguration, lorsque Jésus partage avec Pierre, Jacques et Jean le mystère de sa propre filiation. À Deir Hanna, dans la vallée de Beit Netofa, il nous arrive d’aller saluer un père trappiste hollandais, qui vit là très pauvrement avec deux ou trois moines qui ont creusé de leurs mains la chapelle dans le rocher même, et qui tente de tisser des liens fraternels entre populations juive et arabe, le père Willebrands. Les croyants qui s’en vont avec vous sur les pas de Jésus apparaissent comme des chercheurs de Dieu qu’anime le désir de découvrir et de comprendre ce qui fait la sainteté de cette terre des trois monothéismes et de la tradition abrahamique. Pays des affrontements et pays de l’Alliance. Tout à l’image de la violence et de la douceur qui parcourent la Bible. Vivant écho d’une rencontre mystérieuse, celle de Dieu et des hommes. À l’esprit et au cœur des participants, le pèlerinage en Terre Sainte présente ce qui est rapporté dans les Écritures et ne fait qu’un avec la réalité d’aujourd’hui. Car le Christ est ressuscité. Et il est bon de se retrouver sur les lieux historiques pour se rendre compte que l’histoire de Jésus s’y est réellement passée.


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Mais puisqu’il est vivant, cette histoire continue avec nous. Généralement, dans notre vie quotidienne, nous n’y songeons guère. En parcourant ces lieux et en lisant l’évangile, nous prenons conscience que ce que Jésus a fait une fois, il le refait sans cesse. Mais avons-nous les yeux pour le voir ?



Qui dites-vous que je suis ?

Dans le parcours du père Radermakers, l’animation des retraites de fin de secondaires n’aura représenté qu’un chantier supplémentaire. La formule connaît des hauts et des bas, des phases de pressante demande, des périodes de désaffection. Certains d’entre nous ne gardent pas nécessairement, des retraites auxquelles ils ont dû participer, un souvenir impérissable. D’autres, et le jeune Jean Radermakers fut du nombre, auront vécu là une étape déterminante. Dans tous les cas, la question posée n’a rien perdu de sa force et de son actualité : « Et toi, qu’entends-tu faire de ta vie ? »

Parlez-nous des retraites. Leur animation — terme préférable à celui de « prédication » souvent employé — a commencé pour moi en 1965-1966, dans le souci de répondre à une demande des écoles secondaires belges dont les directeurs ou directrices souhaitaient voir les jeunes intérioriser davantage et approfondir leur foi. Dans leur principe, les retraites existaient, certes. En troisième et seconde, trois journées de récollection figuraient au programme de l’enseignement catholique, la « retraite de vocation » étant celle de rhétorique. Or, au moment du Concile, on assista, en particulier de la part d’écoles de Bruxelles et de Liège, à une nouvelle demande de prédicateurs adressée de préférence aux jésuites, quand ce n’était pas aux bénédictins de Maredsous ou aux dominicains de La Sarte, sur les hauteurs de Huy. Pourquoi si souvent aux jésuites ? Vraisemblablement parce que leurs Exercices spirituels suscitent une véritable prise de conscience de ce qu’est la liberté devant Dieu, avec, à la clé,


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l’apprentissage d’une responsabilité intérieure et d’une décision personnelle quant à sa propre vie. C’est bien dans cette lignelà qu’étaient orientées les retraites de vocation. Suite à cette demande, nous avons mis sur pied des réunions de style brainstorming auxquelles se voyaient conviés des directeurs d’école et des professeurs de rhétorique et de seconde, hommes et femmes, ainsi que des responsables d’aînés. Amener les étudiants trois jours durant à faire retraite et à réfléchir sur le sens de leur existence, sur celui de la vie en commun, sur la vraie liberté, voilà qui s’inscrivait dans la droite ligne de Vatican II et de notre charisme. En même temps, c’était assez nouveau. Lorsqu’on rencontre un père jésuite et qu’avec lui on parle de la Compagnie de Jésus, c’est souvent pour en venir à évoquer saint Ignace de Loyola et les Exercices spirituels. Autrement dit, la méditation, la contemplation et le discernement, dans une quête de la volonté divine. Saint Ignace a vécu lui-même un cheminement spirituel tellement intense et profond après sa conversion au Christ qu’il est arrivé à en décrire les étapes de façon extrêmement précise et fidèle, afin d’en partager les fruits à tous ceux et celles qui désiraient suivre la même voie de libération intérieure. Non que ces Exercices spirituels constituent un monopole de la Compagnie de Jésus, car leur originalité est un bien d’Église sur lequel personne ne peut mettre la main. Le chemin qu’ils présentent comporte quatre étapes, chacune se prolongeant idéalement sur le temps d’une semaine. La première est la considération et la contemplation du péché ; la deuxième s’applique à accompagner le Christ dans sa vie terrestre, jusqu’au jour des Rameaux ; la troisième nous met à


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l’école de la passion de Jésus, tandis que la quatrième nous amène à contempler les mystères de la résurrection et de l’ascension du Christ. Il s’agit d’une pédagogie d’exercices spirituels pour « chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie, en vue du salut de son âme ». En fait, c’est un chemin d’ascèse destiné à conduire vers une grande liberté intérieure. Bien sûr, avec des jeunes surtout, il était impensable de proposer des retraites suivant les détails précis élaborés par saint Ignace, mais l’esprit de la démarche et ses moments essentiels ne pouvaient être omis sous peine d’édulcorer l’expérience. Celle-ci induit un certain nombre de comportements destinés à se mettre à la disposition de la grâce de Dieu, loin de toute méthodologie automatiquement efficace. L’itinéraire spirituel est vécu au rythme de la confrontation active de la Parole et des réactions personnelles. Les méditations particulières servent à tester notre capacité à nous laisser libérer par le Christ lui-même. Elles posent la question de savoir si notre prière s’adresse réellement à Quelqu’un ou si elle demeure essentiellement tournée vers nousmêmes. Notre décision sera-t-elle, à l’instar des apôtres, de laisser tout tomber pour suivre le Seigneur, ou au contraire demandera-t-elle le temps d’une longue réflexion et d’une longue maturation ? Ces méditations doivent nous préparer personnellement, dans notre profondeur intérieure retrouvée et notre intimité propre, à décider de notre existence. Et à en décider en fonction du Seigneur : « Qu’est-ce que lui me demande ? » La première semaine débute par une attitude d’ouverture et une prise de conscience du sens de notre vie, compte tenu de notre passé de pécheur : quel est le chemin de péché vécu par l’humanité depuis les origines ? quelle est l’infidélité de l’homme à la grâce qui lui est faite, grâce d’une vie unique pour


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un être unique ? Un trésor de grâce à assumer dans le pardon que le Seigneur nous a toujours déjà donné, mais qui est à recevoir sans cesse, avec ses conséquences, car « nos actes nous suivent ». Lorsque la paix du cœur est revenue, nous abordons l’incarnation du Fils de Dieu et l’évangile nous conduit à travers l’enfance de Jésus, puis sa vie au milieu des hommes, à la découverte de son humanité qui nous interpelle : « Pourquoi suis-je venu vers vous ? Voulez-vous venir avec moi ? Écoutez le message que je vous adresse ! » Tel est l’objet de la deuxième semaine : l’appel du Roi et l’apprentissage onéreux et béatifiant de la contemplation dans un cœur à cœur avec lui. Après la deuxième semaine et un premier contact avec Jésus en compagnie des apôtres, le moment vient d’aborder la passion : non seulement sa Passion à lui, mais celle dans laquelle il nous entraîne, comme il entraîna ses disciples, allant jusqu’au bout de l’expérience humaine. Jusqu’au bout de la souffrance avec lui, en raison d’un attachement profond, intime, total à sa personne. Tout en nous renvoyant à nous-mêmes, en reprenant certaines méditations contemplatives, en faisant appel moins à nos sens affectifs qu’à nos sens spirituels, il s’agit de nous efforcer de partager le chemin de la Croix tel que les évangiles le décrivent, de la dernière Cène au calvaire, en passant par Gethsémani et l’arrestation, le procès juif et le procès romain, et de tester une fois encore notre capacité, ou en tout cas notre désir, de suivre Jésus, maintenant et toujours, dans la liberté de notre être intérieur. Cette troisième semaine s’achève par une élection : une décision de vie. La quatrième semaine est consacrée à la découverte de la réalité à vivre tous les jours : celle de Jésus ressuscité. S’il est ressuscité, il est vivant. S’il est vivant, il est présent à notre vie. S’il est


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présent à notre vie, il l’est tout autant à la vie des autres. Nous pouvons dès lors le découvrir là où nous vivons et, en quelque sorte, le mettre au monde, en adhérant vraiment à sa présence de Ressuscité, une présence communiant aux itinéraires des uns et des autres. Saint Ignace termine par une contemplation pour obtenir l’amour, pour éveiller en nous l’amour spirituel. En fait, l’amour, ce n’est pas nous qui l’avons inventé, la première épître de saint Jean le souligne (1 Jn 4, 9-10). C’est Dieu qui l’a inventé, c’est lui qui l’a placé au fond de notre cœur. C’est une grâce à recevoir, en serons-nous capables ? Partie du cheminement accompli avec Jésus tout au long de ce mois d’exercices spirituels, la contemplation invite à regarder notre vie, de même que les bienfaits divins dont elle recueille les fruits. Et c’est ainsi qu’au terme des Exercices, saint Ignace peut nous mettre sur les lèvres et dans le cœur cette prière : « Prends et reçois toute ma liberté. À toi entendement, mémoire, volonté. J’ai tout reçu de toi. Et je veux tout te rendre, sans rien me réserver, sans jamais rien reprendre. Je m’abandonne à ton bon plaisir, ne formant plus qu’un vœu, qu’un seul désir : vivre de ta grâce et t’aimer sans cesse. C’est assez de bonheur, c’est assez de richesse. » Cette prière, que nous apprenions à chanter au noviciat, aura accompagné toute notre vie religieuse. Ces Exercices sont-ils réservés aux seuls jésuites ? Non. Les Exercices sont destinés à ceux qui veulent réformer leur vie et la réorienter dans le sens d’une liberté totale devant Dieu. Elle est ouverte aux laïcs, voire à tout homme : en grand pendant un mois, en petit pendant huit jours ou moins ; éventuellement pendant beaucoup plus longtemps, un an ou un an et demi. Dans la vie courante, on distribue les diverses médita-


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tions sur un temps allongé, car plutôt que de faire quatre méditations par jour, elles se limiteront à une, et cela durera autant qu’il le faudra. Nombre de laïcs choisissent ce qu’on appelle « les Exercices dans la vie ». Il est possible d’y consacrer chez soi une heure ou une heure et demie chaque jour, mais il faudra toujours en rendre compte à un accompagnateur spirituel qui nous aidera à discerner les mouvements intérieurs de notre prière. Le petit livre des Exercices est avant tout destiné à ces accompagnateurs, qui s’adapteront aux conditions, au vocabulaire et aux capacités de chacun. Au fond, c’est toujours une manière de reprendre l’Évangile. Sans doute, saint Ignace parle-t-il peu de l’Ancien Testament ; car l’époque à laquelle il vivait en faisait une relecture essentiellement christologique. Une fois qu’on a compris comment Jésus accomplit toute l’histoire d’Israël, il est possible de relire l’Ancien Testament à partir de Jésus. Saint Ignace se borne à cet essentiel : un contact personnel avec Jésus vivant. Les Exercices ignatiens se présentent donc comme chemin d’intériorité et modèle de spiritualité en adéquation avec les temps que nous vivons. Ne constate-t-on pas un renouveau de l’intérêt, non seulement de la part des laïcs hommes, mais également chez les femmes ? Depuis de nombreuses années déjà, des femmes « donnent » les Exercices spirituels, et souvent des femmes et des hommes expérimentés le font conjointement. Ce regain d’intérêt pour une démarche de vie plus intériorisée réagit probablement au vide spirituel de notre monde. L’homme moderne se trouve constamment attiré à l’extérieur de lui-même, il est en perpétuel mouvement et en éprouve une sorte d’aliénation, le sentiment de passer à côté de sa vie authentique, ce qui l’amène un jour à franchir le seuil de certains lieux spirituels, comme


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les abbayes ou les maisons de retraite spirituelle. Les Exercices spirituels, parce qu’ils insistent sur la liberté personnelle, réunifient la vie. Ils lui donnent un sens unique, réorienté vers cette présence et ce rapport intime avec Jésus et avec le Père. C’est tout le problème de la liberté. Il est difficile de faire admettre à l’homme d’aujourd’hui qu’il peut accepter les exigences d’une profonde spiritualité, sans pour autant subir les contraintes d’une manipulation ou d’un conditionnement. Sans y perdre sa liberté, mais tout au contraire, pour la retrouver. Nous sommes tentés de croire que la liberté consiste à faire « ce que nous voulons » ou « ce dont nous avons envie », alors qu’il s’agit d’être qui nous sommes. Lorsque je laisse tomber tout ce à quoi je m’accrochais, ce n’est pas de ma part verser dans un quelconque égocentrisme : c’est d’abord me demander qui je suis par rapport à moi-même, par rapport aux autres, par rapport à Dieu. Quand Jésus, dans l’Évangile, interroge ses disciples : « Qui dites-vous que je suis ? », Il leur pose implicitement cette autre question : « Et qui dites-vous que vous êtes ? Suis-je vraiment Celui qui donnera sens à votre existence ? » Bref, la liberté, c’est rencontrer Dieu au plus profond de soi ; c’est aussi se rencontrer au plus profond de Dieu. Ainsi nous est-il donné de vivre l’incarnation à notre mesure.

S’il est vrai que la personne de Jésus représente le cœur même des Exercices de saint Ignace, il reste difficile pour nos contemporains de déterminer le regard à porter sur celui qui nous a été défini comme Homme-Dieu. Longtemps, on a privilégié la dimension de Fils de Dieu, « descendu du Ciel et venu mourir pour le rachat de nos péchés et le salut du monde » — le « rachat » étant cette transformation intérieure qui nous restaure dans notre dignité essentielle.


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Mais l’époque actuelle voit plus volontiers en lui le Frère des hommes, dont le destin s’inscrit dans son temps, sa tradition et son peuple, même s’il a laissé derrière lui une parole et un exemple qui ont fait le tour de la Méditerranée et de l’Orient, avant de venir imprégner la civilisation occidentale. Comment confondre ou distinguer dans une même personne le Jésus des historiens et le Christ des théologiens ? En effet, c’est aujourd’hui un problème majeur. Pour la plupart, Jésus est un homme qui a vécu il y a deux mille ans, sans plus. Certains pensent qu’il a fondé une religion, encore que, pour d’autres — et c’est le cas de nombreux juifs —, saint Paul soit considéré comme le fondateur, et Jésus apparaisse comme un être divin. La condition humaine de Jésus a été abondamment traitée, voire romancée par de nombreux écrivains modernes. Déjà, les gnostiques, entre le IIe et le IVe siècles, ont produit une littérature suspecte, demeurée apocryphe, que d’aucuns voudraient à présent réhabiliter. Pour eux, Jésus est un homme, un point, c’est tout. Un homme certes génial, qui développe des visions spirituelles d’une incontestable grandeur et qui dispense un enseignement cohérent, principalement moral, certainement très élevé, sur ce qu’il appelle Dieu. Toutefois, les mêmes mettent en question ce Dieu de Jésus : s’agit-il d’un Dieu de l’Ancien Testament ? est-ce une manière nouvelle de voir le Dieu ancien ? Le marcionisme — du nom de Marcion, chrétien hérétique du IIe siècle — oppose le Dieu de l’Ancien Testament, justicier vindicatif, et le Dieu de Jésus, le véritable, le compatissant, le miséricordieux, jusqu’à ne garder pratiquement de la Bible que l’évangile de Luc, les Actes des Apôtres et quelques lettres expurgées de saint Paul. Le Moyen Âge, quant à lui, ne va guère buter sur des difficultés analogues lorsqu’il devra parler de l’Homme-Dieu. En effet,


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les premiers conciles sont passés par là, surtout ceux du Ve siècle, qu’on qualifie de christologiques ou de trinitaires et qui se sont employés à approfondir le paradoxe. Car il est vrai que toute notre religion repose sur ce paradoxe du Dieu-Homme. Est-ce que Dieu, s’il existe, peut venir jusqu’à nous ? L’Infini peut-il rencontrer le fini ? L’Infini peut-il être personnel ? La question est capitale, et notamment face au bouddhisme, pour lequel la divinité n’est ni transcendante, ni personnelle, ce qui exige de l’homme qu’il se dépersonnalise et, en quelque sorte, s’immerge dans ce grand Tout où il connaîtra d’ailleurs une existence extérieurement et intérieurement équilibrée. Si donc le Moyen Âge hérite de la réflexion des premiers Pères de l’Église et des conciles et ne soulève guère le problème de la divinité ou de l’humanité de Jésus, saint Ignace, qui se situe dans le contexte de la Renaissance, à ce tournant où l’humanisme prend son essor, en revient, lui, à l’expérience fondamentale de Jésus vivant, du Ressuscité. Un homme appartenant à l’histoire et ressuscité ; un homme qui, après sa mort, reçoit une vie nouvelle, pas seulement pour lui-même, mais pour chacun d’entre nous : qu’est-ce que cela signifie ? C’était la question du procurateur romain Festus qui faisait comparaître Paul à son tribunal en présence du roi Agrippa : « … ses compatriotes avaient avec lui quelque contestation concernant leur religion… et un certain Jésus qui est mort et que Paul affirme être en vie » (Ac 25, 19). Pour ce juriste, cela ne fournissait pas une preuve. Mais d’une certaine manière, l’incarnation de Dieu dans l’humanité n’existe-t-elle pas dès la création de l’homme, puisque celui-ci est « image de Dieu » ? Et si Dieu est présent dans la création, ne l’est-il pas nécessairement à l’intérieur de tout homme ?


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À dire vrai, Dieu intervient dans l’histoire, et cela à un moment précis. Il reprend le passé, il écume l’histoire d’Israël, de la Torah aux prophètes, des prophètes aux sages. Il intervient dans cette histoire comme un homme parmi les hommes, déterminé dans le temps et dans l’espace. Rudolf Bultmann est de ceux qui en ont parlé dans les années d’avant la seconde guerre mondiale, pour opposer l’un à l’autre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Comment ce Jésus peut-il être en même temps un homme et tout homme ? Comment peut-il être en même temps le Dieu présent au cœur de toute intériorité, et aussi de toute liberté humaine ? (et si j’évoque la notion de liberté, c’est que saint Ignace entend précisément nous rétablir dans ce lieu-là). Puisque Jésus finalement vit la réalité de toute vie humaine, ne serait-ce pas que Dieu s’est fait homme, dans le dessein que l’homme puisse entrer dans l’intimité divine et, en somme, devenir lui-même divin ? Le problème est plus que jamais d’actualité. Comme exégète, j’observe que se publient quantité de livres qui tentent de répondre à la question : que sommes-nous capables de savoir historiquement de Jésus ? Outre-Atlantique, toute une réflexion en vient à se centrer autour de la dimension historique et humaine de Jésus. L’interrogation envahit même les magazines et s’exprime jusque dans un phénomène intellectuel, le « Jesus Seminar », dont les participants s’interrogent sur les paroles de Jésus en votant sur la question : « Telle ou telle parole de Jésus est-elle authentique ? » Si une majorité se prononce pour estimer qu’elle l’est, elle sera adoptée. En toute aberration… Toujours est-il qu’entendre que Jésus est un homme aussi unique que réel et qu’en même temps, il se trouve présent dans chaque humain n’est pas aisé pour nos contemporains.


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À moins qu’ils n’aient la grâce de vivre avec ce Jésus, aujourd’hui, une expérience d’intimité vraie. Aussi bien, lorsqu’on parle de sa résurrection, quelle signification lui donne-t-on ? S’il était simplement revenu à notre vie humaine, ne devrait-il pas une nouvelle fois mourir ? La résurrection, c’est pour l’homme l’entrée dans l’intimité divine qu’annonçait déjà l’Ancien Testament, mais pour la fin des temps. Pour les disciples, qui tous étaient juifs, la mort de leur Maître bouleversait leur mentalité autant que leur comportement. Et voici qu’eux, les peureux, qui craignaient de devoir passer par le même chemin que Jésus, par la souffrance et par la mort, sortent subitement en proclamant : « Non, il est vivant. Il est ressuscité. » Il s’est relevé de la mort, un peu à la manière dont on s’éveille [le terme est en usage chez les Juifs comme chez les Grecs de l’époque]. Il est vivant d’une façon nouvelle, pour nous qui avons vécu avec lui, « qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection », comme en témoigne Pierre auprès du centurion, ainsi que le rapportent les Actes des Apôtres (Ac 10, 41). Il nous est présent. Et nous lui sommes présents désormais. Discours inouï… Dans la théologie de l’Église et dans la réflexion sur la foi des premiers apôtres, de ceux qui les ont accompagnés et ont adhéré à la même foi, on parle d’Incarnation, entrée libre et volontaire de Dieu dans la vie humaine, comme si quelque chose lui manquait et que ce quelque chose était justement le manque ! Nous affirmons que c’est par amour. Dans le dessein de nous aider à prendre conscience de la réalité de l’amour comme intimité divine, le Fils de Dieu est entré dans ce manque qu’est la vie humaine et a accepté d’accomplir jusqu’au bout un chemin d’homme. Il faut bien le constater : trop parler de Dieu aux hommes paraît maintenant insupportable. Parler de Dieu comme d’une per-


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sonne familière avec laquelle on partage une vie profonde peut sembler déroutant. Pourtant, c’est ce que Jésus a fait et ce qui a troublé la majorité de ses contradicteurs, quand il parle de Dieu en des termes personnels, révélant une intimité qui dépasse tout ce qu’on a jamais pu dire de Dieu. Voilà l’étonnant dans la vie de Jésus et ce qui a définitivement frappé ses disciples, complètement retournés devant l’évidence de la présence divine, au point de dire : « Il est vivant, la preuve, c’est qu’il vit en nous. Nous l’avons vu. » Comment la résurrection de Jésus, annonçant la nôtre, estelle une complète transmutation de notre être limité et fini dans ce que saint Paul appelle « un corps de gloire », c’est ce qu’il faut longuement méditer. Avec saint Paul, nous pouvons aspirer à « le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts… » (Ph 3, 10-11). Et il ajoute, en parlant aux chrétiens de Colosses : « Puisque vous êtes ressuscités, recherchez les choses d’en haut… Songez aux choses d’en haut, non à celles de la terre… Quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie, alors vous aussi, vous serez manifestés avec lui, pleins de gloire. » La gloire est le rayonnement de l’amour. Pour l’Apôtre, c’est déjà chose faite !


Réjouis-toi, comblée de grâce

Il a voulu vivre l’anéantissement de l’homme. Tous les chemins par lesquels celui-ci passe, Jésus les aura parcourus. Et déjà dans le sein maternel. Ce qui unit Jésus et Marie apparaît comme une dimension essentielle de sa vie et de notre foi. Cette communion de la mère et du fils éclaire la condition féminine.

Pourtant, la mère du Christ laisse d’elle une image étonnamment discrète, et même effacée. Le personnage de Marie est relativement peu présent dans les évangiles, hormis ceux de l’enfance — dans celui de Matthieu, et davantage dans celui de Luc. Le but de ces écrits est de montrer que le destin d’un homme se trouvait déjà contenu en germe dans les événements qui entourent son berceau et dans ses premières années. Signe que la totalité d’une vie humaine est assumée dans le projet divin. Entre le IIe et les IVe ou Ve siècles, la relation entre Jésus et sa mère est à l’origine d’une importante littérature que l’Église préfère déclarer apocryphe, parce que relevant d’une curiosité humaine plutôt que de l’essentiel de la foi. Empreinte d’un certain romantisme, cette littérature imagine une enfance de Jésus dont les évangiles euxmêmes n’ont rien relaté. Et l’Église s’est opposée à cette importance démesurée accordée à l’humanité de Jésus, comparée à ce que sa vie publique et son ministère représentent d’unique, de progressivement révélé. Jusqu’à la réalité de la Résurrection. Jusqu’à sa présence désormais vivante dans les hommes et les femmes qui composent l’humanité entière. Luc pour sa part donne à Marie un rôle personnel lors de la


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salutation angélique, de la présentation au temple, et finalement dans sa prière au milieu des apôtres, avant la Pentecôte. Quant à Jean, à la fin du Ier siècle, il nous montre la présence de Marie à deux endroits précis et significatifs de son évangile : l’un au début de la vie publique de Jésus, à son entrée dans l’histoire des hommes, aux noces de Cana, l’autre à l’heure de la mort sur la croix, au moment où il quitte l’humanité. L’évangile de Jean, qui est historique dans la mesure où les détails rapportés revêtent toute leur importance et peuvent être recoupés archéologiquement, apparaît en même temps comme le plus symbolique et le plus spirituel des évangiles. La réflexion sur ces deux textes johanniques m’a toujours paru capitale, dès mes études à l’Institut biblique. Entrant en scène à Cana, Jésus reprend le thème des noces de Dieu avec l’humanité, déjà présent dans l’Ancien Testament quand il parle d’Alliance. Dieu se met là dans une situation bien humaine, s’approchant de l’humanité à la façon dont l’homme s’approche de la femme ; qu’on se réfère par exemple aux rencontres des patriarches autour du puits. Marie y symbolise l’humanité à travers l’Église. Personnage individuel, la femme dans l’Ancien Testament figure toujours la famille, la collectivité, puisque les générations d’enfants passent à travers elle. Jérusalem est personnifiée par une femme, la Sagesse de Dieu est figure féminine. Au fond, cette expression de Dieu qui rencontre l’humanité en lui donnant d’accueillir sa présence et en même temps de devenir elle-même est celle d’une tendresse quasi amoureuse, comme l’exalte le Cantique des Cantiques. Ce poème à la fois érotique et spirituel célèbre tout ensemble la beauté de l’amour humain, image de Dieu, et son Alliance avec les hommes ; c’est pourquoi le judaïsme l’a inséré dans le catalogue des livres saints.


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Marie, à Cana, va prendre une place aussi nécessaire que discrète. Elle est là la première. Elle fait signe à Jésus, lui demandant s’il peut donner sens à sa présence aux noces. La réponse de Jésus semble dure : « Qu’y a-t-il entre toi et moi ? Mon heure serait-elle venue ? » (Jn 2, 4). J’aime l’interprétation de cette dureté par saint François de Sales, qui fait parler Jésus : « Cet amour que je vous porte et celui dont je sais que vous m’aimez m’a fait prévaloir de la fermeté de votre cœur pour donner cette leçon au monde, étant tout assuré que ce cœur amoureux ne s’en émouvra point. Combien qu’en apparence elle soit un peu rude, ce n’est rien pour vous qui entendez le langage de l’amour, qui ne s’explique pas seulement par les paroles, mais aussi par les yeux, les gestes et les actions. » Et il poursuit : « En entendant la réponse qui aux autres semblait un refus, elle crut que le Sauveur lui avait accordé ce qu’elle lui demandait, de sorte qu’elle dit aux serviteurs : Faites tout ce qu’il vous dira. » Et, alors même que le thème de l’épouse apparaît si souvent dans l’Ancien Testament, le texte cette fois, évoquant le marié, ne mentionne pas l’épouse. Sa mère la représenterait-elle ? Comme si les noces auxquelles assiste Jésus étaient, en une perspective symbolique et profondément juive, ses propres noces avec l’humanité tout entière. Au moment de la croix, Jean dépeint cette autre vision, comme le pendant à la précédente. Elle réunit Jésus, Marie et le « disciple que Jésus aimait » (Jn 19, 25-26), car l’évangéliste refuse de se mettre en scène explicitement en tant que personnage historique. Le disciple que Jésus aimait, sans doute le fils de Zébédée, désigne aussi le croyant, celui dans lequel chacun peut se reconnaître. Jésus confie sa mère à Jean, et c’est au croyant qu’il la confie. Petit à petit, l’Église va dégager cette image de Marie comme mère des croyants. Et celle du corps du Christ, devenu universel, pour symboliser le corps de l’humanité. Marie a


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donné Jésus au monde, Jésus nous la donne pour mère, afin qu’elle nous ramène par lui au Père. Marie est encore celle que Luc nous montre, au début des Actes des Apôtres, attendant l’Esprit Saint au milieu de la communauté. Et de la même façon qu’elle a mis au monde le Christ, elle enfante cette communauté. Ainsi, le personnage de Marie intervient-il dans la réflexion du Ier siècle comme faisant corps avec l’histoire humaine, comme son mystère intime qui doit être dévoilé. D’une personne, il est permis de connaître l’âge, l’état civil, le curriculum vitae, les opinions même, les habitudes et les sentiments. Mais connaître le mystère de quelqu’un ? On ne peut le réduire à ce qu’il fait, de la même manière qu’il est impossible de ramener Jésus à sa seule réalité historique. Comment l’approcher dans son existence, dans son intimité profonde ? Marie, sans cesse, est là pour nous l’apprendre. N’est-il pas surprenant de voir que Marie, tellement peu présente dans le cours du récit biblique, a pris dans la mémoire et dans le culte de l’Église une place si exceptionnelle ? Dans une mesure souvent effacée, mais néanmoins déterminante, le rôle de Marie éclaire le regard que l’Église — repris par le concile Vatican II —, pose sur la femme. Déjà, c’est à partir de Marie que sa réflexion s’est forgée, à une époque où, au sein de la société juive comme de la société grecque — même si, dans cette dernière, elle commençait à jouir d’une plus grande liberté extérieure —, la femme n’était pourtant pas, du fait des observances et coutumes, mais aussi du qu’en-dira-t-on, considérée comme l’égale de l’homme. À relire aujourd’hui l’Ancien Testament et, mieux encore, le Nouveau, on prend réellement conscience de la valeur essen-


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tielle de la femme. N’est-elle pas là pour que l’homme se découvre comme être unique, comme elle-même se découvre en lui en tant qu’aimée pour elle-même, et qu’à deux, ils perçoivent le sens de leur intimité, comme chemin de Dieu ? Je crois personnellement que ce chemin constitue le prolongement de la communion trinitaire, chemin qu’il est donné à l’être humain de tracer, dans la distinction des personnes et la communion conjuguée des sexes. L’Église fait de Marie le sujet de sa réflexion. De cette femme, elle n’aura jamais voulu faire une déesse. Elle l’aura toujours regardée comme étant là pour Jésus, pour le donner et le montrer au monde et lui amener le monde. Elle a en effet tout centré sur ce que l’évangile de Luc présente comme les paroles de l’ange, porte-parole de Dieu : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ! » (Lc 1, 28). Combien surprenant de voir Dieu saluer une femme, dont il est lui-même la réalité la plus intime et la plus profonde ! Il se reconnaît en elle : l’annonciation est la conception de l’Homme-Dieu. Oui, c’est à partir de là que l’Église s’est interrogée sur sa perception du rôle et de la dignité de la femme, le sens de sa destinée. Étrangement peut-être, ce sont des moines qui ont le mieux parlé de Marie. Bernard de Clervaux est même de ceux qui, au moment des croisades, ont le plus approfondi ce qu’est la femme pour l’homme comme ce qu’est l’homme pour la femme. L’Église s’est attachée à traduire ce qu’elle découvrait de Marie en des formules dogmatiques. Faut-il rappeler que le dogme demeure cette réalité profonde que nous vivons, même si, pour en exprimer la quintessence, nous avons recours à des termes parfois un peu abstraits et pas toujours les mieux appropriés ? Mais lorsqu’on parle de Marie — et les Pères de l’Église le redisent à l’envi —, c’est de l’humanité entière qu’il est question,


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et dès lors aussi de l’Église. Tout ce qui se dit de Marie peut être dit de l’Église, tout ce qui se dit de l’Église peut être dit de Marie. Toujours, naturellement, en référence à Jésus. Et c’est ainsi que, petit à petit, sont apparus les mystères de la Vierge Marie, c’est-à-dire ce qu’elle éclaire de notre réalité humaine et de la féminité. Au plan humain, la virginité constitue une donnée physique médicalement vérifiable. Pour le Nouveau Testament, elle correspond à l’état de celle ou de celui qui se trouve empli de la présence divine et qui ne vit plus que pour elle. Mais ils le vivent en Jésus de Nazareth, lui-même en alliance avec l’humanité. Vierge avant, pendant et après la conception, Marie est l’idéal de la femme, tout simple, exempt de sensationnel, qui reconnaît que Dieu est don de vie et que c’est mettre en acte Dieu au monde que de nourrir et donner la vie, comme le fait toute femme, toute mère. Saint Luc dit qu’elle est la mère de celui qu’il appelle « la Parole de la grâce ». Les prophètes enfantent la parole en proclamant la bonne nouvelle de Dieu, Marie donne corps à la Parole en la mettant charnellement au monde. Cet aspect-là est de plus en plus creusé aujourd’hui et s’est tellement enrichi au cours des années récentes. Souvent, les femmes témoignent d’une conscience particulière de ce que représentent la douleur et la mort, l’amour et Dieu. Serait-ce dû à leur statut de détentrices de la vie, de sa permanence et de sa fragilité ? J’aimerais à ce sujet revenir quelques instants à la place qu’occupe la femme dans l’Ancien Testament, œuvre dont les auteurs sont évidemment masculins. Là, les hommes sont ceux qui travaillent, qui édifient le monde, mais aussi qui font la guerre et qui détruisent, cependant que les femmes assurent la continuité dans l’histoire en préservant la vie. Elles portent les


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enfants, les nourrissent, les élèvent et les éduquent, ce qui justifie d’ailleurs qu’elles se trouvent dispensées d’aller à la synagogue. Car, sans cesse en contact avec la vie, ne connaissentelles pas avec Dieu une relation permanente ? Depuis Ève jusqu’à la Sagesse, personnage féminin lui aussi, les femmes demeurent dans l’histoire toujours prêtes à se saisir du flambeau de la vie et, nonobstant les circonstances, à s’y montrer fidèles, même si certaines d’entre elles, à l’instar de Yaël ou de Judith, ne craindront pas de manier les armes lorsque l’homme démissionne. Ainsi la figure de Judith dans le petit livre qui porte son nom : un roman qui incarne la judéité. Quand les hommes lancent tel un défi à Dieu : « Si dans cinq jours nous ne sommes pas libérés, nous ferons reddition à l’ennemi », elle réplique : « On ne met pas Dieu au défi. Si vous ne voulez pas y aller, j’irai moi-même » (Jdt 8, 11-17). Et elle tuera Holopherne pour délivrer son peuple. Je songe à la crypte de l’église de la Dormition au mont Sion, à Jérusalem. Le gisant de porphyre représentant la Vierge Marie est surmonté d’une mosaïque qui représente quelques femmes bibliques : Ève, avec le fruit que lui présente le serpent, et Miryam, la sœur de Moïse entonnant avec son tambourin un cantique au moment de passer la Mer des roseaux. Puis Ruth la Moabite, cette étrangère qui suit sa belle-mère en Israël et va donner pour Noémi naissance à Obed et à la dynastie de David. Et Yaël, avec son piquet, prête à occire Sisera. C’est aussi la reine Esther en vêtements somptueux, qui sauve ses compatriotes de la violence d’Aman l’intrigant, et Judith brandissant la tête de l’ennemi ; l’une et l’autre prennent en charge la cause d’Israël en terre étrangère et parviennent à protéger la communauté juive. Au milieu des épreuves des hommes, des ténèbres et des massacres, ces femmes de la Bible dessinent une trajec-


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toire de grâce que j’appellerais volontiers le chemin de l’Immaculée Conception, c’est-à-dire de la Grâce divine au cœur des turpitudes et des infidélités humaines. Fille de Sion, Siège de la Sagesse, Étoile de la Mer : les titres attribués à Marie et repris dans les litanies de la Vierge sont ceux-là même que l’Ancien Testament donnait à celles qui avaient joué un rôle éminent dans le parcours d’Israël. D’ordre symbolique, une telle réflexion théologique n’en adhère pas moins étroitement à la manière de vivre et d’interpréter l’histoire d’Israël. Les textes eux-mêmes, leur reconstitution, le mode de leur réception au sein de la communauté juive et de la communauté chrétienne appartiennent tout autant à l’histoire. Cela n’est nullement anhistorique. Plus proches du mystère de la vie qu’elles reçoivent pour la donner, sans doute les femmes sont-elles aussi plus sensibles à la présence du Dieu vivant. Dans l’Église romaine, au cours des siècles derniers encore, la Vierge Marie a fait l’objet d’une vénération et d’un culte extraordinaires, célébrée comme médiatrice, voire corédemptrice aux côtés de Jésus. Vatican II ne l’a-t-il pas resituée dans une perspective ecclésiologique plus conforme au contexte théologique, exégétique et œcuménique actuel ? Deux dogmes mariaux récents font aujourd’hui question pour beaucoup de gens : celui de l’Immaculée Conception qui remonte à 1854 et qui n’est pas étranger aux apparitions de Lourdes (Bernadette Soubirous rapportait de la rencontre avec l’apparition cette expression « Immaculée Conception », sans en comprendre vraiment ni les mots ni le sens), et celui de l’Assomption qui date de 1950 et dont la signification échappe, elle aussi, à beaucoup. Il s’agit, faut-il le préciser, de la venue au


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monde de Marie et de son départ de ce monde, ce qui nous place d’emblée face aux deux réalités essentielles des origines et de la fin de tout homme, et à cette question : « Que sommes-nous dans le plan de Dieu ? » C’est dire que ces deux mystères de la Vierge nous concernent aussi. Si nous nous considérons destinés à vivre dans la liberté comme dans l’intimité divine elle-même, la réponse à cette question élargit la genèse de l’homme et sa destinée à une perspective mystérieuse, infiniment autre que la dimension technico-médicale de la procréation assistée, des manipulations génétiques, de l’eugénisme, du clonage, de l’avortement ou de l’euthanasie, toutes prétentions prométhéennes à dominer la vie et la mort, à en diriger et contrôler les circonstances, à en occulter le mystère. Marie, elle, est là simplement. Elle ne bénéficie d’aucune protection singulière ni d’aucun privilège, à la différence des statuettes qui la représentent et qu’on plaçait autrefois sous un globe, à l’abri de la poussière, pour ne pas abîmer ses vêtements de dentelle. Elle est entièrement donnée par amour, dans sa virginité comme dans sa naissance et dans sa mort. Elle vient de Dieu, elle retourne à Dieu et nous apprend cette vérité de tout être humain qu’avant d’être enfant de son père et de sa mère, il est enfant de Dieu, et qu’ayant achevé son parcours terrestre, il retourne à cet amour qui l’a fait exister, en Dieu. En somme, parler de la Vierge Marie revient à parler de Jésus. Car il faut parler à la fois de la femme et de l’homme, non pas de l’un sans l’autre, mais de l’un autorisant l’autre à devenir luimême dans la constante attention qu’est l’amour. Cet amour qui nous a été donné afin que nous le découvrions toujours plus. Marie est la femme, elle est aussi la destinée de l’humanité entière. Et c’est bien ce que perçoit l’Église, qui voit en Marie le


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rayonnement de Jésus. Le Dieu fait homme a assumé l’humanité de tout homme qu’il conduit dans l’intimité du Père ; Marie, femme d’Israël, reçoit de lui de prendre en charge toute la réalité humaine et sa destinée. Maintenant, comment les évangiles, et surtout celui de Jean, nous donnent-ils de voir le rapport de Jésus avec les femmes ? Jésus vit avec les femmes un rapport nettement plus simple et plus libre que celui du judaïsme de l’époque. Là, les femmes circonscrivent leur territoire à la maison, à l’écart de la vie publique, alors que les hommes s’éloignent de la maison pour agir dans le monde. Saint Marc montre Jésus parlant en cours de route avec ses disciples, mais s’arrêtant ensuite à la maison comme dans un lieu d’intériorité, ce que la femme représente. Saint Jean nous fait découvrir la manière délicate avec laquelle Jésus aborde les femmes. D’habitude, il les appelle « Femme » pour dire le rôle irremplaçable qu’elles représentent dans l’Alliance de Dieu avec toute l’humanité. Il y a sa mère, puis la Samaritaine, Marthe et Marie, sœurs de Lazare — dont Jean dit que Jésus les aimait —, Marie de Magdala. Vis-à-vis d’elles, Jésus prend une attitude simple et libre, mais déférente et affectueuse, qui détonne par rapport aux habitudes du temps. Quant aux évangiles apocryphes, ils tentent de mettre la main sur le mystère, un peu comme nous essayons de posséder quelque chose de la réalité d’autrui. Cette curiosité a suscité l’invention du roman biblique. On a voulu savoir ce qui se passa à la naissance de Jésus, comment Marie et Joseph vivaient leur tendresse, comment ils ont éduqué leur enfant, quelle a été son adolescence, car les évangiles sont très sobres en détails concrets. Ainsi, on a produit le protévangile de Jacques, qui se prétend écrit par l’apôtre du même nom, bien qu’il date du IVe ou du


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début du Ve siècle. Dans ce livre, on voit Joseph à Bethléem s’en aller à la recherche d’une sage-femme, qui vérifiera si Marie est bien vierge. Cet apocryphe a d’ailleurs inspiré des icônes byzantines, comme à Khora, dans une charmante église en dehors de Constantinople, où de très belles mosaïques racontent le parcours de Marie tel qu’il est décrit par les apocryphes. Concentrée sur l’extérieur des choses, l’attention est détournée de la réalité mystérieuse, et même d’une théologie vraie. Aujourd’hui de nouveau, la tentation se manifeste de romancer la vie de Jésus comme celle de sa mère, et l’on reparle des apocryphes. Et, précisément, s’intéressant au rapport qu’il eut avec les femmes et prétendant qu’il a pleinement assumé la condition humaine, certains auteurs imaginent que Jésus a nécessairement dû vivre l’expérience amoureuse. Ils évoquent Marie-Madeleine et suggèrent qu’ils ont eu à deux une descendance. Ce sont un peu des Revelation’s People. À la recherche du sensationnel, on renoue avec le roman et les mythes. On le voit encore avec le fameux Da Vinci Code de Dan Brown. On sait que c’est un roman, mais on y croit tout de même un peu. Il faut en effet que Jésus soit un homme comme les autres. Alors, on explique qu’il était amoureux de Marie-Madeleine et que Pierre en prit ombrage ; c’est sa jalousie qui aurait fermé l’Église aux femmes et y aurait imposé la misogynie dès le Ier siècle. Cette interprétation, qui vient en droite ligne des apocryphes gnostiques retrouvés dans le désert d’Égypte, nous la retrouvons aujourd’hui dans des manifestes féministes, comme dans le livre récent de Françoise Gange intitulé Jésus et les femmes. Elle ne le présente pas comme un roman, mais comme la réalité qu’elle entend réhabiliter auprès des hommes de ce temps qui ont droit à la vérité : « Jésus se détourne des valeurs de conquête pour prê-


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cher l’amour qui commence par celui qu’un homme et une femme peuvent éprouver l’un pour l’autre, amour à la fois spirituel et charnel. » Pour la jaquette de son livre, elle a choisi le visage peint par Botticelli de la naissance de Vénus… Alors, faut-il répondre à ces auteurs ? Leur imagination les pousse à déserter la vérité historique pour rabaisser les personnages évangéliques à leur propre niveau. Ils évacuent le mystère profond des personnes pour mettre à sa place une façade trompeuse. Marie médiatrice, voire corédemptrice, ces titres qui lui ont été abondamment attribués ne sont-ils pas parfois remis en question aujourd’hui ? La médiatrice est l’intermédiaire, celle qui intercède, ce qui souligne le lien profond entre Jésus et sa mère, comme le montre le récit de Cana, ou celui du calvaire dans l’évangile de Jean. Mais l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, c’est le Christ. Il en va encore davantage du terme de corédemptrice, apparu sous la plume de certains mariologues ; il n’est pas reçu par l’Église, ni par ses théologiens. En vérité, seul le Christ est rédempteur, car il est le seul à tirer les hommes de leur enfermement pour les conduire à l’intime de la Trinité. Mais Marie est la voie rêvée pour accéder à Jésus. Notre imaginaire ressent comme le besoin de voir à côté de Jésus, qui est un homme, la présence d’une femme. Or ici, la femme, c’est la mère et non l’épouse. Dieu, dans le judaïsme, n’a pas de partenaire divine, comme dans les mythologies grecques ou mésopotamiennes. Il est unique, il apparaît dans la Bible avec des traits masculins et les allures d’un homme — un maître de maison, un vigneron, voire un guerrier —, mais ses gestes sont souvent ceux d’une femme qui accouche, qui prend soin de ses petits, les porte et les embrasse.


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Par ailleurs, le Cantique des Cantiques montre la femme et l’homme dans un vrai rapport d’égalité, même si la femme représente le peuple et la terre d’Israël et si, derrière l’homme, se profile l’image de Dieu. L’idée d’alliance s’affirme ici ; elle est abondamment exploitée par les prophètes. Même dans l’Islam, on verra que Mahomet, qui a à peine connu sa mère puisqu’elle est morte alors qu’il était en bas âge, voue une très grande ferveur à Marie, mère du prophète Jésus. Ce que le Coran dit de la Vierge est remarquable : télescopant d’une manière géniale l’Ancien et le Nouveau Testament, il identifie Marie, mère de Issa, ou Jésus, avec Maryam, la sœur de Moïse et d’Aaron, en en faisant une figure unique dans les sourates 3 et 19. Un jour, j’ai accepté de célébrer l’Eucharistie pour une classe de jeunes filles en terminale, à l’occasion d’une fête de la Vierge ; elles comptaient parmi elles des musulmanes et demandaient la participation de toutes, compte tenu de leurs différences. « Nous commencerons, leur dis-je, par une célébration de la Parole, durant laquelle les unes et les autres sont invitées à intervenir. Pour la suite de la liturgie, nous nous séparerons en deux groupes : les chrétiennes poursuivront l’eucharistie, et les musulmanes approfondiront de leur côté ce qu’elles souhaitent partager et prier. » Une musulmane de seize ans intervint : « Pourrais-je parler de la Vierge Marie ? » et, dans le langage propre aux jeunes, elle fit une homélie sur l’Annonciation, rappelant la vocation de toute femme : devenir la mère du prophète. Chaque femme va mettre au monde un enfant, dans l’espoir qu’il devienne à son tour prophète. Au moment du baiser de paix, ces jeunes filles se sont offert l’une à l’autre un dessin de leur main. Geste délicat prouvant que le dialogue interconfessionnel ou interreligieux est possible : une ouverture à ne pas sous-estimer.


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Le père Pierre Teilhard de Chardin a écrit un poème où il parle de « l’Éternel féminin » qu’il applique à Marie, et le père Henri de Lubac en a fait un beau commentaire dans un livre portant le même titre. Teilhard y fait dire à Marie : « … placée entre Dieu et la Terre comme une région d’attraction commune, je les fais venir l’Un à l’autre, passionnément… Jusqu’à ce qu’en moi ait lieu la rencontre où se consomment la génération et la plénitude du Christ, à travers les siècles… Je suis l’Église, épouse de Jésus. Je suis la Vierge Marie, Mère de tous les humains. » Formulation osée, élan poétique que nous pouvons comprendre dans le langage de Teilhard, mais que nous ne pouvons répéter inconsidérément sous peine d’altérer la réalité de l’incarnation de Dieu. C’est pourquoi l’Église reste prudente à propos des titres attribués à Marie. Certes, Marie a donné son consentement à l’incarnation rédemptrice du Fils de Dieu, mais c’est lui et lui seul qui apporte le salut à l’humanité, et il nous est donné de nous glisser discrètement dans le oui de la Mère de Dieu. Marie est-elle toujours entourée de la même et intense piété populaire de la part des chrétiens que par le passé ? Peut-être avec moins de représentations, d’imageries, de statuettes et de fleurs. Plus sobrement, donc, dans des formes d’expression moins affectives et dévotionnelles. Mais si je me rends dans un des grands lieux de pèlerinage, ou si je passe en revue les collections d’articles qui se publient chaque année, je constate plus de discrétion et plus de profondeur dans la manière de parler de la Vierge et de la prier. Je crois que la réflexion sur l’identité et la complémentarité de la femme et de l’homme se trouve étroitement liée à une telle évolution. Il faudrait relire les textes de Jean-Paul II : son encyclique de 1987, la Mère du Ré-


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dempteur, et sa magnifique catéchèse sur le Credo de 1995 à 1997, Marie dans le mystère du Christ et de l’Église, où tous les mystères mariaux sont touchés avec beaucoup de tact et de justesse. Il n’empêche. Quand l’Église nous explique qu’avec Marie les femmes occupent dans l’Alliance une place absolument particulière, nombre d’entre elles acceptent toujours aussi mal de ne pas se sentir traitées sur pied d’égalité, ainsi en ce qui concerne l’accès au sacerdoce. Leur ouvrir cet accès au sacerdoce ministériel équivaudrait, je pense, à réduire leur rôle sacerdotal. Je veux croire que la différence sera maintenue, car elle me paraît très importante, du moins tant que l’humanité n’a pas encore bien perçu le sens divin de la différence sexuelle. Anne-Marie Pelletier, qui a consacré aux femmes dans l’Église un livre remarquable (Le christianisme et les femmes), aborde précisément ce point-là dans ses dernières pages. J’aime écouter ce que les femmes disent d’elles-mêmes. Au fond, le rôle du prêtre ordonné est simplement de « signifier » la présence du Christ vivant à la communauté ecclésiale, et par elle au monde. Que le Christ est présent, et que dès lors la communauté lui est présente. Car le peuple chrétien est tout entier sacerdotal, en participation à l’unique sacerdoce du Christ : au moment de l’Eucharistie, je remémore à l’assistance l’histoire de Jésus qui, la veille de sa Passion, prit le pain et dit : « Ceci, mon corps livré pour vous… » Je le rends présent, par grâce. Le sacerdoce n’est pas un pouvoir, c’est un service. Par contre, par son être même et sa proximité avec la vie qu’elle nourrit intérieurement et qu’elle engendre, la femme est prêtre en quelque sorte, mais d’une tout autre façon, à l’intérieur d’un sacerdoce réel, mais sans la limite institutionnelle. Elle est par elle-même


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Eucharistie, disant à son petit qu’elle nourrit : « Prends, ceci est mon corps, le corps de notre amour. » Ainsi Anne-Marie Pelletier cite-t-elle sainte Thérèse et son désir d’être prêtre, jusqu’à ce qu’elle ait saisi sa vocation de femme : « Oui, j’ai trouvé ma place dans l’Église, et cette place, ô mon Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée… dans le Cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’Amour… ainsi je serai tout… ainsi mon rêve sera réalisé ! » Et l’auteur ajoute : « Il y a dans ces mots une lumière que ne peuvent ignorer aujourd’hui nos débats sur la question de la place des femmes dans l’Église. » Nourricières de l’humanité, par l’Amour… À commettre l’erreur de croire que le sacerdoce est un pouvoir — parce que beaucoup de prêtres l’ont souvent rendu tel —, on voudrait faire entrer tout le monde dans l’institution, qui n’est en somme qu’une structure à l’intérieur de la grande communauté chrétienne, une réalité tellement plus profonde et qui la dépasse. Autant je suis convaincu qu’il est bon que les femmes agissent toujours davantage en vérité dans le monde, autant je pense qu’il serait néfaste de prétendre niveler la différence des sexes. Les deux fonctions, les deux manières d’être et d’exister, le judaïsme en avait fort bien perçu la distinction qui, dans la Bible, n’est nullement au désavantage des femmes. Dans l’Église qui ne fut pas toujours, c’est vrai, à l’abri d’une certaine misogynie, l’intention a vu le jour et s’affirme de plus en plus de reconnaître aux femmes une place active et engagée, dans une égalité avec les hommes qui établit entre eux attention réciproque et communion. Anne-Marie Pelletier montre qu’à chaque époque de l’histoire, la femme a su, simplement et sans atermoiements, accompagner les grandes mutations de la société.


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Il n’en demeure pas moins que les femmes de ces années 2000 réclament le droit de pouvoir assumer les mêmes fonctions que les hommes sans aucune exclusive. La fonction du prêtre est primordiale, puisqu’il suffit qu’il vienne à disparaître pour que la communauté cesse d’exister. Peut-être parce que l’on s’est trop habitué à lui faire tout endosser. Certes, il doit y avoir quelqu’un autour de qui la communauté se rassemble — et sans le prêtre, pas d’Eucharistie —, mais ce n’est pas le prêtre seul qui fait la communauté, c’est l’Esprit Saint. Et l’expérience le prouve. On voit à présent des femmes prendre en charge les baptêmes, d’autres présider aux enterrements — au Canada et en France notamment —, visiter les malades et recevoir leur confession, entreprendre des études de théologie et commenter, souvent avec une finesse particulière, les passages de l’Écriture. J’ai connu à Grenoble Anne, une dame mariée qui était vicaire apostolique et remplissait un rôle médiateur entre les prêtres et leur évêque. Il y a dans l’Église un nouvel avenir pour les femmes, mais pas dans un rôle de pouvoir. Ce n’est pas parce que les pays occidentaux traversent une grave crise des vocations qu’il faudrait orienter les femmes vers une fonction qui ignorerait leur mystère essentiel.

Y a-t-il maintenant des femmes qui ont pris place dans les rangs de l’enseignement théologique, à la suite de Thérèse d’Avila, de Catherine de Sienne, de Hadewijch, voire de Thérèse de Lisieux ? Je ne puis omettre l’importance de l’avènement des femmes à la théologie, spécialement dans l’enfantement de la Parole de Dieu dans les esprits et les cœurs, non seulement en catéchèse scolaire ou paroissiale, mais aussi au niveau universitaire ; dans les années soixante, je me souviens de Madame Annie Jaubert


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qui, dans les congrès bibliques, était souvent la seule femme exégète parmi ses compagnons masculins. À cette époque déjà, entraînées par le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (1949), beaucoup avaient tenté de faire entendre « la voix des femmes » dans la société comme dans l’Église. Le branle fut surtout donné aux États-Unis par Élisabeth Schüssler Fiorenza et son livre En mémoire d’elle (1983) dont le titre évoque la parole de Jésus à Marie Madeleine lors de l’onction avant sa passion. Les mouvements de théologie féministe, relisant la Bible sur un mode féminin, ont permis de mettre en lumière certains aspects de la paternité divine, de l’incarnation ou du mystère de Marie restés oubliés. Malgré quelques outrances, il faut dire que les femmes continuent d’apporter à l’exégèse, et à la théologie en général, une contribution appréciable par leur intelligence en profondeur du mystère de Dieu et leur finesse de perception des textes sacrés. Qu’on songe à France Quéré ou Lytta Basset du côté protestant, à Adrienne von Speyr ou Anne-Marie Pelletier du côté catholique !


Je vais lui faire une aide, comme son vis-à-vis

La Genèse met en scène le Créateur qui se parle à lui-même : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul… » D’où sa décision de lui donner un visà-vis, une aide qui lui soit assortie. Si Jésus a pu demander à ses disciples et à d’autres après eux de renoncer à ce pour quoi l’homme et la femme sont créés, c’est qu’il y voyait une valeur prophétique essentielle.

Vos relations avec les femmes se sont-elles déroulées sans heurt, dans la simplicité et la vérité ? Car dans ce monde hypersexualisé, le célibat pour le Royaume ne va pas de soi et ne doit pas être aisé à vivre. Il faut dire que l’horizon de mon enfance était surtout féminin. À la maison, face à Maman, mes trois sœurs et une tante de Maman accueillie chez nous, mon père et moi ne faisions pas le poids. Enfant, je jouais avec une petite voisine de mon âge, Louise, qui manifestait des goûts semblables aux miens, et nous nous entendions à merveille. Devenue professeur d’école normale et restée célibataire, elle est décédée cette année ; j’en ai éprouvé de la tristesse. Petit à petit, au collège, à Verviers puis à Bruxelles, la camaraderie avec les copains de classe prit le dessus, et à partir de mon entrée au noviciat jusqu’au sacerdoce, mon entourage devint majoritairement masculin. Pendant mon temps de régence au collège Saint-Michel, notre recteur nous mettait en garde contre une familiarité avec les élèves. L’accent était placé


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sur la netteté et la réserve dans nos rapports avec eux : respect, accueil, gentillesse, et sévérité de bon aloi. Avec le sacerdoce et la fondation du Patro au village de Lanaye, à quelques kilomètres de Maastricht, j’entrais régulièrement en contact avec les parents, les mamans surtout, et ce que j’avais appris de mes sœurs revenait à la surface. Je prenais plaisir à leur franche hospitalité. À partir du troisième an, la rencontre des femmes dans les récollections puis les retraites devint encore plus fréquente, et je pus apprécier l’aide mutuelle que nous nous apportions par ces rencontres elles-mêmes. Mon séjour en Israël dans le cadre de l’Ulpan, école d’hébreu pour immigrants, avec les mœurs souvent plus libres des Israéliennes et des Israéliens, fixa davantage mon attention sur les femmes et mon comportement vis-à-vis d’elles. Souvent la question des filles surgissait : « Es-tu marié ? — Non. — Pourquoi pas ? N’as-tu pas trouvé chez toi une fille qui te plaise ? Ici, tu pourrais épouser une femme juive. Elles sont bien, tu sais ? » J’essayais de leur faire comprendre le sens du célibat consacré. Nos discussions se prolongeaient : « Serais-tu un “tire-au-flanc”? Car Dieu a fait l’homme et la femme pour qu’ils s’unissent ; c’est le premier commandement de la Torah : “Croissez et multipliez-vous ! Emplissez la terre et soumettez-la.” C’est un devoir humain, une responsabilité de procréer ! – Qu’en fais-tu ? » À partir de Jérémie, à qui Dieu demande de ne pas prendre femme (cf. Jr 16, 1) pour être prophète, témoin du Seigneur dans une situation précaire et menacée, ou bien en évoquant les esséniens de Qumrân, célibataires semble-t-il, je tentais de les sensibiliser à la réalité d’une vocation venant de Dieu, mais souvent elles restaient sceptiques. Jésus, leur disais-je, ne va pas à l’encontre de la prescription divine, mais il nous donne un conseil de la part de Dieu lui-même, dans le cadre d’un appel particulier : être


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en ce monde des témoins à temps plein du Dieu unique par une fécondité spirituelle. Par ailleurs, les filles étaient très correctes avec moi, et même certaines parmi les « observantes » ne m’adressaient guère la parole ; l’une d’entre elles surtout, une juive polonaise qui avait échappé au massacre du ghetto de Varsovie avec sa mère qui la portait. Elle voyait en moi l’abomination, car je faisais partie de cette Europe chrétienne nazie persécutrice des juifs. Les étudiants connaissaient mon appartenance, car la directrice m’avait présenté à la classe comme dati, c’est-à-dire religieux. Cependant, Élishèva, l’une d’entre elles, devint mon amie ; elle venait d’Allemagne et, après le cours, je m’en retournais avec elle. Mais elle n’acceptait pas que je décapsule une bouteille pour lui offrir un jus ; elle devait le faire elle-même, car je restais un goy, et elle entendait vivre kashèr. À la fin de l’année, je suis allé lui rendre visite au kibboutz de Tirat-Tsvi, près du lac de Tibériade, où je suis resté quelque temps pour m’initier au fonctionnement d’un kibboutz. Une autre expérience de cette époque fut l’apprentissage de la danse folklorique que nous faisions à l’Ulpan. Là m’apparut pour la première fois, dans l’exercice des pas et du rythme, la beauté du corps féminin, transfiguré par la grâce et la souplesse. Il y avait là de jeunes juives redécouvrant leur patrimoine culturel, pleines de fougue et de force vitale, nous entraînant dans de vives figures où les corps se touchaient et s’étreignaient. C’est à ce moment que je sentis naître en moi l’intérêt, et même parfois la ferveur de la danse et de la gestuelle. Revenu à Bruxelles, dans le cadre de Lumen Vitae, j’invitai Guy Ramet, professeur à l’Institut des arts de diffusion, à nous donner des cours d’expression corporelle. En même temps, j’avais organisé à l’école de nursing un groupe de danses


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israéliennes et d’expression du Cantique en préparation aux « sessions d’hébreu biblique » organisées par le père Jacques Maigret, auxquelles je participais régulièrement. J’étais aussi stimulé dans ce sens par l’exemple de Magdalith, une sœur contemplative de Sion d’origine juive, qui donnait des représentations impressionnantes du Cantique des cantiques chanté et dansé. Les représentations données par Béjart, fréquentes alors à Bruxelles, faisaient aussi mes délices. Occasion de réfléchir à la signification noble de la danse et à la symbolique du corps humain, lequel faisait mon admiration par sa complexité harmonieuse. C’était pour moi un utile complément au cours d’anthropologie biblique que je donnais alors à Lumen Vitae. L’opuscule de Paul Valéry L’âme et la danse m’accompagnait souvent dans mes réflexions. Ces cours de Lumen Vitae présentaient l’avantage de me faire rencontrer des femmes de nombreux pays et de cultures très diverses et de former ma psychologie par ces rencontres. Liberté et paix intérieure, tel fut le fruit progressivement mûri de ces contacts bénéfiques. Est-ce qu’une vraie amitié est possible avec ou entre des personnes consacrées de l’autre sexe ? À côté de la compagnie fidèle de mes frères jésuites, j’ai connu et je connais encore de profondes amitiés féminines qui me sont devenues comme nécessaires et toutes naturelles, car elles me procurent épanouissement et équilibre, sans me détourner de ma vocation. Il s’agit seulement de garder la réserve indispensable et de prendre distance par rapport à des attachements accaparants, qui ne sont constructifs ni pour l’un ni pour l’autre. Les confidences atteignent parfois un niveau de


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profondeur et de communion, dans la prière partagée notamment, que je considère comme une grâce insigne. Le célibat pour le Royaume est-il aisé à vivre ? Aisé : non. Car il faut se remettre sans cesse dans le droit fil de l’Amour du Christ qui nous appelle. Source de joie et d’enrichissement : certainement. Il faut dire que ma participation comme accompagnateur spirituel dans des groupes de foyers des Équipes NotreDame ou de « partages d’évangile » m’a toujours apporté force intérieure et apaisement affectif. En ce qui concerne l’amitié entre personnes consacrées, l’affection mutuelle peut apporter à l’un et à l’autre un merveilleux épanouissement. La condition est que tous deux consentent et s’engagent à respecter la virginité de l’autre en s’en faisant leur garant et leur gardien. C’est devenir l’un pour l’autre l’expression et le chemin de la présence divine qui est le tout de leur vie et qui les confie l’un à l’autre. Dieu nous a créés homme et femme. N’est-il pas contre nature de vouloir aller à l’encontre de cette réalité qui nous constitue ? Je crois que Jésus ne détruit pas ce que le Créateur a fait quand il propose à ses disciples, du moins à ceux qui peuvent le comprendre, de renoncer à l’union conjugale. Ce n’est pas nécessairement écarter l’autre sexe de notre horizon humain. La femme et l’homme sont faits pour aimer, et leur constitution, leur corps même, signent cette commune aspiration qu’ils tiennent de leur Père des cieux. Ils sont l’un pour l’autre chemin de grâce, de toute manière : l’union conjugale participant à la responsabilité créatrice, et c’est pour cela qu’elle est exclusive ; le célibat faisant signe vers le terme de cette vie terrestre, la communion à l’intimité trinitaire, ce qui la rend inclusive,


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disponible sans cesse à l’accueil hospitalier de l’autre comme image de l’Autre. Le célibat consacré n’est pas un refus de l’amour ou de la tendresse. Au contraire, il y engage d’une façon juste et mesurée. Sans vouloir prendre pour soi, sans accepter d’être possédé. Dans la paix, sous le regard du Seigneur, ce qui favorise la clarté et la transparence. Sans exclusivité, car celle-ci engendre la jalousie, cette ennemie mortelle de l’amour et de la vérité. J’ai eu fréquemment à en souffrir : les femmes comme les hommes sont enclins à comparer les attitudes, les attentions, surtout ceux et celles qui s’estiment moins favorisés ou moins aimables que d’autres. Il est bien difficile de faire entendre aux personnes qu’aux yeux de Dieu, chacun ou chacune est absolument unique et qu’on ne peut pas vraiment parler de favori ou de rejeté, de privilégié ou de méprisé, d’accueilli ou d’exclu. Mais c’est un idéal qu’on n’atteint guère, et dans la vie courante, la concurrence et la mise à l’écart sont plutôt monnaie courante. Est-il souhaitable, pour des personnes consacrées, de vivre une amitié réelle et profonde qui n’enlève rien à leur consécration mais qui la parachève ? La femme et l’homme sont faits pour vivre ensemble et pour s’unir. C’est la loi de la création, le don du Créateur qui partage son amour. L’homme — le terme hébreu pour dire « le masculin », zakhar, signifie « le souvenir » — est fait pour être don, générosité, bienveillance, fort de la mémoire qu’il porte en lui. La femme — le mot hébreu qui désigne « le féminin », neqéva, veut dire « accueil, ouverture » — recueille la vie, l’enserre et la nourrit, l’offre au monde. C’est dans leur accueil et leur offrande de l’un à l’autre qu’ils se construisent au long des jours. Se parler, échanger, sans présupposé et sans s’imposer, chercher à com-


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prendre, s’émerveiller, telle est la loi de la communion. Se laisser sans cesse surprendre par l’autre sans jamais prétendre en avoir fait le tour, telle est la tâche de la fidélité. Je puis ici en appeler à l’exemple du pape Jean-Paul II. La manière dont il accueillait chacun, homme ou femme, enfant ou vieillard, ami ou inconnu, apparaissait toujours empreinte de spontanéité et de bienveillance ; avec les jeunes filles et les femmes particulièrement, sa tendresse et sa délicatesse se manifestaient d’emblée. D’ailleurs, ce qu’il a écrit sur l’union de l’homme et de la femme mérite une attention qu’on ne lui accorde guère habituellement. En témoignent les vingt et une catéchèses sur L’amour humain dans le plan de Dieu, qui sont une réflexion de grande valeur sur ce que l’homme et la femme s’apportent l’un à l’autre. À plusieurs reprises, j’ai partagé avec des groupes et des foyers la lecture de la lettre apostolique de Jean-Paul II la Dignité de la femme et sa vocation, datant du 15 août 1988. Il faut sans doute la dégager d’un langage un peu conventionnel toujours en honneur à la Curie, mais à ce prix-là, chacun a pu constater combien le document dépasse, et de loin, ce que les médias lui faisaient dire. De même sa Lettre aux femmes, du 29 juin 1995, demanderait à être méditée. Elle se termine de manière étonnante : « Que l’on donne vraiment tout son relief au “génie de la femme”, en ne tenant plus compte seulement des femmes importantes… mais aussi des femmes simples, qui développent leur talent féminin au service des autres dans la banalité du quotidien ! » Il poursuit en affirmant que la femme voit l’homme avec sa grandeur et ses limites, et elle cherche à venir à sa rencontre et à lui être une aide… Il faudrait citer ici le témoignage d’une femme qui appartient depuis plus de vingt-cinq ans à la Curie romaine et parti-


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cipe au gouvernement de l’Église, Lucienne Sallé, née à Bourges, qui a travaillé avec Jean-Paul II au Conseil pontifical pour les laïcs. Son livre Femme au Vatican est vraiment éclairant. Bref, qu’il s’agisse de personnes consacrées ou non, la femme et l’homme sont faits pour vivre et travailler côte à côte, pour s’estimer, se respecter et s’aimer dans la vérité de leur être et de leur situation. Quelques exemples pris dans l’histoire de l’humanité manifestent cette fécondité mutuelle de la femme et de l’homme. Anne-Marie Pelletier cite quelques-unes des grandes rencontres spirituelles qui ont marqué l’histoire de l’Église d’un sceau indélébile. Elle cite Bérulle et Marie de l’Incarnation, Monsieur Vincent et Louise de Marillac, Agnès de Langeac et Monsieur Olier, François de Sales et Jeanne de Chantal. Il faudrait certes y ajouter d’autres noms ; par exemple, en amont, Claire et François d’Assise, Benoît et Scholastique, et en aval, Adrienne von Speyr et Hans Urs von Balthasar, mais aussi Pierre Teilhard et ses amies, surtout Marguerite sa cousine et Lucile, François Varillon et son amie Simone, combien d’autres. De toute manière, je remercie le Seigneur de m’avoir donné de guider en Terre Sainte quelques centaines de personnes, hommes et femmes, depuis près de quarante ans. Nous avons vécu ensemble des moments inoubliables qui me font croire en la réalité de l’Église comme corps du Christ vivant, chacune et chacun des pèlerins assumant cette expérience avec ce qu’ils sont, en apportant au groupe cette note de collaboration personnelle, féminine ou masculine, qui fait que le groupe prend corps et trouve sa vraie physionomie. Je dirai aussi la même chose de la collaboration entre professeurs et étudiants à l’IET. Dès sa fondation, nous avons partagé ensemble, femmes et hommes, la même tâche qui est la formation sacerdotale du peuple de Dieu tout entier. C’est pourquoi nous avons évité le


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cloisonnement entre futurs prêtres et laïcs, car c’est le même travail théologique qui nous réunit, quelles que soient notre formation intérieure ou nos capacités intellectuelles. Comme l’écrit saint Paul : « Faisant la vérité, grandissons dans l’amour de toutes manières vers celui qui est la tête, le Christ, dont le corps tout entier, harmonieusement constitué par diverses articulations qui le desservent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opère la croissance du corps, pour sa propre construction dans l’amour » (Ep 4, 15-16). Aujourd’hui, la structure familiale traditionnelle se trouve de plus en plus décriée au profit d’autres modèles de vie en commun, qu’ils soient homosexuels, monoparentaux ou autres. La Bible serait-elle tout à fait dépassée sur ce point ou bien aurait-elle encore une parole constructive à propos de l’union conjugale ? À la lumière de l’union des sexes dont nous venons de parler, et qui est nécessaire pour un juste équilibre humain, disons un mot de la famille dans l’éclairage biblique. L’essentiel de l’éducation, aujourd’hui, me semble devoir résider dans l’apprentissage progressif de la liberté intérieure qui structure chaque personnalité. Ceci ne pourra se réaliser que si les enfants ont devant eux l’exemple d’une communion conjugale fidèle entre leur mère et leur père, dans une constante mise en œuvre d’amour affectueux, de respect de l’autre et de pardon mutuel. Il est nécessaire qu’ils baignent dans une atmosphère de partage et de convivialité et dans une sphère sociale, scolaire notamment, où la concertation est une réalité vécue, où l’on s’engage à construire ensemble plutôt qu’à détruire, où les conflits sont sans cesse repris dans la réflexion pour un dépassement de soi-même. Mais pour cela, une référence à un Dieu personnel et transcendant me paraît indispensable.


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C’est ici que le recours à l’Écriture peut nous aider à acquérir une excellente base de données et des canevas de réflexion fondamentale sur tous les problèmes humains que nous rencontrons, car ceux d’autrefois sont aussi ceux d’aujourd’hui : paternité et maternité responsables dans une concertation permanente et réflexion sur nos capacités de don. Dans ce domaine, une réflexion nuancée sur la théologie de la libération et une théologie féministe peuvent apporter de suggestives lumières pour nourrir l’esprit des jeunes et les aider à aborder la modernité en personnes libres et responsables. Une interrogation commune à partir de la Bible, tant dans les foyers qu’à l’école, me paraît constituer un chemin de choix dans l’éducation des jeunes. Mais il y a encore beaucoup de progrès à faire dans ce domaine.


Une clé de compréhension universelle

Si la Bible nous parle de l’homme, de l’amour, de la souffrance ou de l’injustice, c’est qu’elle entend nous interpeller à propos des problèmes les plus fondamentaux de la conscience et de la condition humaines. Le peuple d’Israël, pour lui-même comme au titre de guide des nations, a abordé de front les interrogations majeures auxquelles tout humain se heurte.

Quelles sont les questions auxquelles nous ne pouvons pas échapper ? Elles sont déjà présentes dans le livre de la Genèse et, plus précisément, dans ses onze premiers chapitres. À commencer par celle de la création. Chacun, tôt ou tard, se demande d’où vient le monde. D’où viennent l’homme et la femme, et dès lors l’union conjugale, y compris certaines difficultés à la vivre. Quelle est la part assumée par Dieu dans cette histoire qui est celle d’Israël, mais également de l’humanité entière ? C’est le récit d’Adam et Ève au paradis. Autre question : la relation fraternelle, Caïn et Abel. Fils d’un même père et d’une même mère, comment peut-on avoir sur des situations données des regards aussi contradictoires, sinon opposés ? Comment à l’égard de l’autre peut-on éprouver de l’envie et de la jalousie ? Comment arrive-t-on à être pour son frère son pire ennemi ? Et puis, la descendance et les liens familiaux apparaissent avec Noé. En quoi les générations ont-elles foncièrement changé par rapport à celles qui les précédaient ? Comment un père et une mère en viennent-ils à ne plus reconnaître leurs enfants ?


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Comment les enfants arrivent-ils à ne plus comprendre leurs parents ? À plus longue échéance, quel est l’avenir pour les générations et les civilisations qui se succèdent à travers les siècles ? Les différences enfin, et les différends entre races, nations, langues et cultures. Pourquoi des hostilités et des haines aussi impitoyables surgissent-elles entre des appartenances étrangères les unes aux autres ? Ne serait-il pas envisageable d’entreprendre des efforts en vue de rétablir une réciproque compréhension, dans une recherche d’unité, de justice et de paix ? Pourquoi le monde est-il une tour de Babel ? Si la Bible soulève de tels problèmes, n’est-ce pas qu’elle entend y réagir en des termes qui ne seront qu’à elle ? Les cultures avoisinantes, assyrienne, babylonienne et égyptienne, dans leur polythéisme, apportaient sans doute certaines réponses. Israël, pour sa part, mise entièrement sur un Dieu unique, moteur essentiel de toutes choses. Et ce choix entraîne aussitôt, dans la manière de regarder la vie, des attitudes et des exigences qui en font toute l’originalité. La partie proprement « historique » de la Bible débute avec l’entrée en scène d’Abraham. Il vient précisément de là où naît l’histoire : des régions du Golfe. Our en Chaldée est le lieu où a été inventée l’écriture, vers 3300, et avec elle, l’histoire : « L’histoire commence à Sumer. » À une époque difficile à préciser, c’est là qu’Abraham prend sur ses épaules l’atavisme humain tout entier. Il remonte l’Euphrate et décide de s’installer dans le pays de Canaan qui, plus tard, deviendra Israël. Or, les grands problèmes humains sont déjà au rendez-vous. Entre Abraham et Sarah, tout ne marche pas sans heurts ; Sarah inféconde envoie sa servante Agar vers son mari : première mère porteuse. Cependant, Dieu intervient. Entre les deux enfants Ismaël et Isaac, les confronta-


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tions surgissent, même si tout finira dans la réconciliation. Problème identique pour Rébecca : entre Esaü et Jacob, ce sera la rupture à l’intérieur même de la souche familiale et dans tout ce qui l’entoure. Le problème des générations est posé. Il sera surmonté grâce à la présence d’une foi commune, ce « fil conducteur » qui traverse les âges, proclamant : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Ex 3, 4). Cette première approche de la vie et des origines passe outre l’aspect extérieur, pour atteindre le dedans de mon être, et là, m’inscrire dans la suite des générations comme on s’intègre à une réalité qui nous dépasse, puisqu’elle remonte au Dieu vivant. Le Nouveau Testament, à son tour, nous présentera la Résurrection comme cette capacité de participer, au-delà de notre simple dimension physique, corporelle, matérielle, au grand courant de la vie et, dès lors, à l’éternité. C’est cette intervention de Dieu dans la continuité transgénérationnelle qui aura produit la tradition dont les juifs sont les témoins privilégiés et qui dit que la vie vient de Dieu pour se couler dans la nôtre. Il y a encore le problème des nations, qui est celui de l’incompréhension des hommes à l’égard de leurs semblables : on n’entend pas la langue de l’autre ! À travers les livres qui la composent, la Bible fait clairement entendre que la violence et la guerre constituent toujours une mauvaise issue. C’est d’ailleurs des trois religions monothéistes et de leur rapport profond avec la divinité qu’est parti ce mouvement de fond qui, aujourd’hui, œuvre dans le sens d’une recherche des voies de la paix, repris à leur compte par les grandes organisations internationales et par l’humanité en sa pluralité. Ce point-ci me paraît capital. L’homme rêve de vaincre les limites de la vie, et donc la souffrance et la mort. Or, dans la Bible,


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une réalité unique vient transcender et animer le questionnement sur la vie et la mort : c’est celle de l’amour. Déjà, l’Ancien Testament — n’en déplaise à Marcion, ce chrétien dissident du IIe siècle —, l’homme a été créé pour procréer dans l’amour. L’amour s’origine dans le don total de l’homme et de la femme, de l’un à l’autre. Il se déploie à l’intérieur de la cellule familiale, de la relation fraternelle, de la descendance et de l’entourage. Il vient à bout des différences que les générations ont accumulées et il met en lumière ce besoin d’échange et de générosité qui tient à la vocation humaine la plus foncière. Il arrive à triompher des incompréhensions entre nations. Dans la relation avec l’autre, les deux partenaires se font exister mutuellement et s’enrichissent l’un l’autre de la part d’humanité qui lui est propre. Rappelons-nous le début des Actes des Apôtres, la Pentecôte. Les gens venus d’autres contrées et pratiquant des langues différentes parviennent néanmoins à se rejoindre de l’intérieur, dans ce même Esprit qui est donné : celui de Jésus, à la fois un homme et tout homme. N’est-ce pas au fond ce que nous rencontrons de nos jours dans la problématique tellement prometteuse du dialogue interreligieux ? La mission « envoyés pour dire la Bonne Nouvelle » telle qu’elle était conçue sous les pontificats de Pie XII à JeanPaul II s’est progressivement ouverte aux autres grandes traditions. Et nous pouvons espérer que l’objectif de Benoît XVI sera le même. Évolution d’autant plus nécessaire qu’elle se situe dans le contexte nouveau d’une communication universelle et en temps réel. À l’heure où nous nous voyons toujours davantage « bombardés » d’informations et menacés de nivellement culturel, la Bible est là qui autorise une réflexion cohérente et synthétique sur l’immédiate diversité et l’unité qui la dépasse, et sur le singulier dans son rapport avec l’universel.


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Prenons deux exemples à partir du vécu actuel. L’irruption du tsunami le 26 décembre 2004 dans l’Océan indien a suscité un mouvement de solidarité sans précédent par le monde entier, immédiatement averti du cataclysme. Le 2 avril 2005, la mort du pape Jean-Paul II a pareillement ému les populations de la planète et un déferlement de prières et de supplications a submergé le Vatican, à Rome. Le rôle des médias est de supprimer les distances tout en reconnaissant la spécificité des cultures et des religions. Tel devrait être le sens d’une vraie « laïcité » : l’accueil de chacun dans sa religion comme dans sa façon de penser. Assez ironiquement, notons que le terme « laïc » était initialement entendu de l’appartenance au peuple d’Israël, puis de l’Église. La signification aujourd’hui a viré de bord. Les judéo-chrétiens auraient-ils donc intérêt à retourner plus fréquemment à leurs racines et à se souvenir de ce qu’elles conservent de vital pour eux ? Sans cela, ils risqueraient de voir tomber dans l’inconsistance des abstractions ce qui fait leur savoir et leur personnalité. Sauver en même temps la singularité de chacun et sa dimension universelle, avec le souci de nourrir l’humanité en sa totalité, c’est bien là le regard de Paul lorsqu’il parle du corps du Christ. Chaque partie du corps possède une fonction propre, chacune concourt à l’ensemble, à sa construction et à sa défense. En politique, on évoquerait le « bien commun », le nôtre quand il est aussi celui d’autrui. Il en va tout pareillement pour les nations, ce qui enclenche dès lors cette question-ci : se montrent-elles disposées à renoncer à des intérêts par trop égoïstes et à des radicalismes par trop identitaires et à s’efforcer de progresser désormais vers la paix ?


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Jésus affirme calmement : « Qui veut sauver sa vie, la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8, 35). Celui qui s’enferme dans sa seule individualité et dans la sauvegarde exclusive de ses biens perdra tout, y compris le sens de son existence. Celui, par contre, qui accepte de perdre ce à quoi il tient farouchement, et en tout cas de s’effacer devant une réalité qui le dépasse, celui-là sera sauvé, tout en sauvant l’autre. Il saura pour qui il existe. On pourrait parfois penser que notre monde du XXIe siècle est à la recherche de ces liens qui uniraient entre eux les frères humains. Des liens libérateurs. L’avant-dernier chapitre des Actes des Apôtres nous le montre bien (cf. Ac 27). L’Esprit unificateur de la Pentecôte n’a pas attendu pour rapprocher le sud et le nord de l’Israël divisé, pour réconcilier la Judée et la Samarie, et, Israël étant ainsi redevenu corps vivant, pour essaimer en Asie mineure et en Europe, grâce aux disciples de Jésus. C’est le début de cette grande épopée unificatrice, dont l’Esprit est celui de Jésus de Nazareth, mort et ressuscité. Paul en est le « vecteur », lui qui traverse toute l’histoire de la fin du premier siècle de l’Église. Il fonde un certain nombre de communautés. Il connaît à Jérusalem le sort du prisonnier. Ses coreligionnaires le condamnent, pour la raison qu’il ne force pas les non-juifs venus au Christ à accomplir le passage préalable par la judéisation et qu’il reçoit tels quels ceux que les Israélites voudraient d’abord intégrer à leur singularité juive. Paul, dans les Actes — Luc le souligne —, est le promoteur de cette universalité déjà en germe dans le témoignage de Jésus. Ainsi, quand Jésus envoie ses apôtres par toute la terre, accomplissant d’ailleurs la vocation propre d’Israël vis-à-vis du monde


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entier. S’il est vrai qu’il n’existe qu’un seul Dieu, celui-ci doit pouvoir être connu de tout homme. Sans quoi, il ne serait pas le Sauveur du monde. Détenu par ses frères à Jérusalem, Paul se voit emmené à Césarée — la ville de César — par les Romains, des païens ! Il bénéficie d’une double appartenance, puisque, juif, il possède aussi par statut familial la citoyenneté romaine, réputée universelle. À Césarée, les Romains embarquent leur prisonnier à bord d’un bateau en partance pour Rome. On est aux premiers jours de l’hiver, on vient de célébrer le Yom Kippour, jour de la repentance, le grand Pardon. En pleine mer, le bateau se trouve pris dans la tempête. Et voici que l’autorité, le détachement militaire issu de la cohorte italique, et dont le centurion n’incarne pas moins que le pouvoir de la capitale impériale, en est réduite, elle aussi, à dépendre de la cargaison et des vivres, de l’équipage et du commandant, de l’armateur enfin qui est du voyage. Politique, économique, coercitif : c’est une sorte de microcosme aux pouvoirs multiples sur ce bateau bientôt à la dérive. Paul, pourrait-on dire, y évolue « comme un poisson dans l’eau ». Alors qu’on croise au large de la Crête, il prévient que, si on n’hiverne pas dans les parages, les risques de périr seront grands pour tous. On le fait taire. C’est souvent le sort des prophètes. Et le bateau sans sextant, sans boussole, dérive sur l’océan en furie, remettant en mémoire à plus d’un l’épopée de Jonas ou celle de l’Odyssée. Il est urgent d’alléger le transport en jetant une partie du fret par-dessus bord. Les passagers pour la plupart sont malades. À ce moment, Paul prend en main des aliments, refaisant les gestes de l’Eucharistie : « Nous serons sauvés », rassure-t-il. N’empêche, des marins pour échapper au désastre cherchent à mettre une chaloupe à la mer et à gagner ainsi le rivage. Mais Paul met en garde les soldats : « S’ils nous


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quittent, nous ne serons plus capables d’aborder nulle part. » Pressentiment de la réalité d’un corps social, d’une solidarité constitutive de l’humanité, et qu’un jour reprendra Teilhard de Chardin, d’une unité qui suppose l’existence d’un principe vital, celui qui, au dire de Paul, ne peut venir de l’homme. Il s’agit de Jésus, Fils de Dieu, descendu dans l’humanité pour la faire vivre. C’est son Esprit qui portera celle-ci tout entière. Cet événement de la vie de Paul, on le voit devenir, sous la plume de Luc, comme une grande parabole de ce que vit notre monde. Un homme est emmené pour aller affronter son jugement au cœur de l’Empire ; sur le bateau, il est accompagné du pouvoir exécutif, des spécialistes de la traversée maritime et d’une précieuse cargaison sur laquelle veillent le capitaine et l’armateur. Qui l’emportera ? Finalement, tous seront sauvés et aborderont à Malte, grâce à la recherche du bien commun, en parfaite solidarité. Mais poursuivons-nous tous le même but ? Nous estimons-nous tous entre les mains de Dieu ? Telle est la question que nous pose Luc au chapitre vingt-septième des Actes des Apôtres en nous proposant le récit du voyage de Paul vers Rome. Une telle vision peut paraître bien accordée à notre monde. Comme si les hommes de ce temps commençaient à saisir que la terre sur laquelle ils vivent est non seulement plus petite qu’ils ne le pensaient, mais aussi plus fragile. Et qu’en définitive, ils sont tous, à l’instar des compagnons de traversée de Paul, embarqués sur le même bateau. Peut-être parvenons-nous à une prise de conscience qu’entre toutes les langues de Babel, les races et les cultures, le moment est venu d’inventer une véritable communauté où l’on parlerait ensemble le langage de la paix ?


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En réaction à trop d’injustices, de conflits et de cataclysmes, l’unité de la chose humaine apparaît en effet au grand jour. Il faut que s’imposent des changements profonds. Cela nous concerne directement. Celui qui meurt sous nos yeux, à la télévision, est un frère, un père, un proche. Et il nous fait brusquement découvrir notre finitude. Or, cette fin ne peut tarder à soulever des interrogations concernant le commencement lui-même. Car qu’est-ce donc qu’une existence humaine ? Qu’est-ce que le « je » ? Premier constat, le « je » véritable qui parcourt la Bible, c’est Dieu. En chaque individu, il se dit. D’une manière certes imparfaite, partielle, tâtonnante, mais il se dit. Alors, la Bible pose la question : comment Dieu, dans un projet tout à la fois créateur et rédempteur, se fait-il présent à toute l’histoire humaine, à toutes les histoires humaines, jusqu’à finalement les ramener à lui ? Paul avait déjà en tête une vision qui dépasse l’imagination, celle du Corps mystique. Fils de son époque, Teilhard de Chardin parlera, lui, du Christ cosmique et de la « christification » de l’univers. Autant le souligner, la nécessaire cohésion du groupe n’enlève rien à l’innombrable richesse de la diversité. Ce ne sera jamais en édifiant des tours de Babel qu’on atteindra le ciel, mais bien en recevant la diversité telle une grâce. Restera à surmonter les incompréhensions et les confrontations, si l’on veut arriver à saisir la vie qui, traversant tout, aboutit à la vision unifiante. À mes yeux, la Bible apparaît clairement comme une clé de compréhension universelle, à tout le moins englobante. Elle n’a rien de totalitaire, elle ne s’impose pas. Elle propose et, pour cela, en appelle à la foi, donc à la liberté de chacun. Au contraire d’une attitude fondamentaliste et de la prétention à im-


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poser son propre projet, forcément limité, la tradition judéochrétienne s’élève au-dessus du besoin sécuritaire, conjonction de particularismes, égoïsmes, peur des autres et peur de vivre. Elle vise plus haut, là où Dieu l’appelle. Car, plutôt que de séparer, elle libère. Abordant le dernier chapitre de l’évangile de Jean (21, 15-19), les commentateurs trahissent quelquefois une tendance à rétrécir les mots, à les réduire à un sens unique, alors même que l’auteur garde intacte leur ambivalence. « Pierre, m’aimes-tu ? » demande Jésus ressuscité. « M’aimes-tu plus que ceux-ci ? » Et là, le sens demeure ouvert : « Plus que ceux-ci ne m’aiment ? » ou « Plus que tu n’aimes ceux-ci ? » L’un et l’autre revenant à « M’aimes-tu vraiment d’une manière unique ? », ce qui est tout de même un peu différent ! Pour parler d’amour, Jésus se sert d’ailleurs de deux termes précis. Il emploie d’abord le verbe « aimer comme Dieu aime » (en grec agapân) ; puis, à la troisième fois, il reprend le verbe utilisé par Pierre : « aimer comme l’homme aime » (en grec phileîn), signifiant plutôt l’affection. Ensuite, il mêle entre elles les deux significations, montrant par là qu’il s’agit à la fois d’accueillir l’amour en tant que force qui nous dépasse et en tant que cheminement à l’intérieur de la tendresse humaine. Tout l’amour de Dieu présent dans ces gestes humbles et pourtant vrais que nous faisons à longueur de journées. « Je suis toujours un peu dans tous les mots d’amour », fait dire Edmond Rostand dans sa pièce La Samaritaine par Jésus à la femme de Samarie au puits de Jacob. Il s’agit de comprendre cela pour apprendre à faire la paix. Vous avez fait allusion à ces « dénominations religieuses » ou ces « appartenances sécurisantes » qui naissent aujourd’hui. Leurs adhérents viennent se fondre parmi ceux qui leur ressemblent le plus ; on y retrouve ceux qui se croient les protégés du mal, les privilégiés de la


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miséricorde divine. Cela prouve sans doute qu’un acte libre, ouvert et qui engage tout entier peut faire peur. C’est ce que la Bible appelle « idoles ». Ces valeurs humaines comme le confort, la sécurité, la dépendance affective sont bonnes en soi, ou elles nous paraissent telles, puisque nous les avons créées. Elles nous consolent et nous comblent : une forme d’autophagie. Le vrai Dieu ne se trouve pas là. Il demeure au cœur du réel et fait lever la grande espérance de l’Apocalypse. Que fait Dieu des horreurs et des destructions que l’homme répand sur terre ? Comment les traverse-t-il et déjà les a-t-il traversées ? Car l’Apocalypse nous dévoile la trajectoire du Fils de Dieu sauveur à travers nos turpitudes et les vicissitudes de nos vies. La mort et la résurrection de Jésus apparaissent comme les actes de Dieu qui redonne vie au-delà de la destruction : un germe de justice et de vérité, de paix et d’amour. Que voyons-nous dans ce livre de tempête ? Des chevaux qui renversent ceux qui leur résistent, emportant leurs cavaliers hagards. Des bêtes fantasmagoriques qui sèment la ruine et la dévastation. Elles représentent cette part d’animalité pulsionnelle qui vit en l’homme. Mais l’Agneau est là, sur le trône, au milieu du ciel : immolé, il est passé par la mort, mais il est vivant. Serviteur souffrant ressuscité. L’humanité l’entoure : les morts et les vivants. Cette multitude est représentée par les hommes de l’ancienne Alliance : douze fois douze mille, cent quarantequatre mille au total. Tandis que les mormons retiennent ce chiffre de cent quarante-quatre mille pour désigner les familles initiales des sauvés dont nous serions issus, le livre de la Révélation poursuit en parlant d’une masse humaine impossible à dénombrer. Chacun des hommes de l’histoire peut y trouver sa place, mais le salut n’est pas automatique. Il requiert un acquiescement : il me faut reconnaître que j’ai tué le Christ, cette


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parfaite image de Dieu que le Père m’a envoyée, dans mon frère ou en moi-même, pour recevoir gracieusement un pardon qui me dépasse et m’émerveille. Je suis sauvé par l’amour gratuit de Dieu. C’est lui qui me fait vivre. L’histoire humaine, dans la Bible, ne comporte rien d’abstrait, d’idéologique ou d’arbitraire. L’Apocalypse se veut la révélation du sens de l’histoire. Elle est destinée à soutenir ceux qui souffrent des persécutions romaines et doivent franchir les épreuves et la mort. C’est en même temps une ouverture à l’espérance. Il faut relire le chapitre douzième où apparaît une femme mystérieuse, nimbée de douze étoiles… Elle désigne tout ensemble Israël, Jérusalem, la Vierge Marie et l’Église. Cette femme met au monde un enfant qui sera emporté au ciel ; elle donne la vie à l’humanité meurtrie et meurtrière, qui doit être emportée auprès de Dieu, dans le sillage de l’ascension de Jésus. C’est l’entrée des hommes dans l’intimité trinitaire, Dieu communion qui se donne aux hommes. Effectivement, la fin de l’Apocalypse montre Jérusalem rénovée descendant du ciel, belle comme une épouse [une femme, encore !] parée pour son époux : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple. Et lui, Dieu-avec-eux sera leur Dieu » (Ap 21, 3). C’est dire que le salut ne vient pas des hommes eux-mêmes. Dans la foi en la résurrection, la mort signifie l’entrée dans la vie de Dieu. Passant en Dieu, Jésus entraîne avec lui l’humanité, puisqu’il l’a assumée tout entière par son incarnation. Nous rejoignons ici ce que la finale du Deutéronome dit à propos de la mort de Moïse, suivant l’interprétation du midrash, comme je le raconte en Israël quand nous remontons d’Égypte, en apercevant à l’est les montagnes de Moab avec le mont Nébo. Mourir, c’est rencontrer Dieu venant à notre rencontre.


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C’est le laisser déposer sur nos lèvres un baiser éternel, dans un acte d’amour. Dans la pensée des rabbins, tout homme, par sa mort, efface la somme des fautes qu’il a pu commettre au long de sa vie. Ainsi s’abandonne-t-il, à la façon dont il abandonne tout ce pour quoi il a vécu. Et c’est là que Dieu l’accueille.



Tous projetés dans la même aventure avec Dieu

Parlant de la Bible, on pourrait estimer aujourd’hui sa situation paradoxale. Aux yeux d’un large public, en hémisphère occidental avant tout, elle constitue un ensemble de récits très anciens et légendaires, comme on en trouve aux origines de toutes les grandes traditions religieuses, et qui n’ont pas vraiment de rapports avec la vérité historique, encore moins avec les réalités vécues du XXIe siècle. Même si on reconnaît à certains de ces récits un caractère humaniste édifiant, l’œuvre, qui s’identifie à un âge et à un langage archaïques, n’aurait plus à l’heure actuelle d’autre destin que de figurer au mémorial spirituel de l’humanité. C’est alors qu’à l’inverse, un mouvement se développe, qui replace la Bible dans une nouvelle actualité, en tant que fondement essentiel d’une foi pour aujourd’hui.

Toujours davantage relue et approfondie, la Bible représente le tronc commun des chrétiens — tellement moins séparés entre eux sitôt qu’ils ont la Bible pour les réunir —, mais aussi des monothéismes, à commencer, cela va de soi, par le judaïsme. Mieux encore, elle n’est pas tout à fait étrangère au dialogue interreligieux, quand on voit par exemple de grands penseurs hindous évoquer l’Ancien et le Nouveau Testament et dire leur admiration pour la personne de Jésus et pour son enseignement. Il est d’ailleurs étonnant de voir la Bible diffusée partout dans le monde, en Inde comme en Chine ou en Russie ex-communiste, sans oublier l’Afrique et l’Amérique latine. Elle se répand dans toutes les langues. Et maintenant, sur l’île Maurice


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où je séjournais récemment, on va bientôt disposer d’une traduction créole. Pas moins étonnant de voir ce qui se publie autour de la Bible. Elle revient à l’ordre du jour, ne serait-ce qu’au titre de document majeur du patrimoine culturel universel. Et on la traduit avec une préoccupation nouvelle à l’esprit, en confiant le travail, non seulement à des spécialistes, mais aussi à des auteurs, romanciers et poètes, associés dans cette réappropriation à laquelle ils tenteront d’insuffler une expression, un style et un langage propres à notre temps, comme la récente traduction de la Bible parue aux éditions Bayard. Le résultat ne se révèle pas toujours concluant, tant il est vrai que franchir une distance culturelle de deux ou trois mille ans risque d’être problématique. Cette histoire du peuple d’Israël, remémorée et rédigée par un grand nombre d’écrivains pour la plupart anonymes, intégrée en un Livre unique aux alentours des IVe et IIIe siècles avant Jésus Christ, aurait-elle connu l’expansion qui a été et est toujours la sienne dans le monde, si elle n’était pas devenue également patrimoine d’un christianisme d’emblée universel ? D’abord écrite en hébreu, passée par l’araméen ou le syriaque, pour bientôt se faire grecque et latine, elle aura submergé l’Europe entière et, par elle, les quatre autres continents. À l’heure présente, dans un contexte si radicalement différent, il est tout de même permis de se demander si des écrits tellement anciens et tellement datés gardent une réelle pertinence dans l’existence qui est celle de nos contemporains. La Bible est-elle encore utile et nécessaire au XXIe siècle ? Dieu n’est pas devenu silencieux, absent et inutile, même si, de nos jours, il peut sembler s’être retiré d’une partie de notre monde. Mais un Dieu qui ne va plus de soi, un Dieu caché : le


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prophète Isaïe utilisait déjà l’expression : « Vraiment, tu es un Dieu qui se cache ! » (Is 45, 15). Or, voici que l’homme, spirituellement parlant, découvre l’inconfortable sentiment du vide. Sous l’emprise totalitaire des réalités concrètes et immédiates de l’existence, il se met à éprouver peu à peu en lui le besoin d’une autre dimension, comme une soif vitale d’intériorité et de retour aux sources. Un signe en est la multiplication des lieux de prière et autres oasis de recueillement et de repos. Aussi les musulmans, hindouistes, bouddhistes, shintoïstes en reviennent-ils eux aussi à leurs textes fondateurs, car le même besoin semble se faire jour partout. Par ailleurs, les grandes religions se connaissant mieux les unes les autres, une certaine curiosité réciproque se fait jour, pour ne pas dire une certaine émulation. Alors, chacune d’entre elles est invitée à s’interroger sur le degré d’adéquation entre ses propres textes fondateurs et l’état actuel du monde, et à entreprendre une opération de ressourcement. D’engagement aussi. Chrétiens, nous considérons qu’il existe pour nous une source vitale que Jésus appelle l’eau vive, l’eau qui fait vivre, et vivre éternellement. Dans la société en recherche de repères, de valeurs et de raisons fondamentales pour vivre et continuer à vivre, retrouver notre tronc commun, notre réalité essentielle, apparaît absolument primordial. Par-delà les préceptes, au-delà des récits imagés et symboliques, la Bible en effet prend l’homme dans sa réalité quotidienne et réfléchit avec lui. Elle lui dévoile le cheminement d’un peuple qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le cheminement de toute personne humaine, compte tenu des différences culturelles, évidemment. Certes, on constate un recul en ce qui concerne la perception de la présence de Dieu. Par ailleurs, l’exploitation médiatique ne permet plus d’ignorer aucune des valeurs de sagesse du monde


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et nous assistons à une intensification sans précédent des contacts interpersonnels. Dans cette conjoncture, sans doute est-il moins indiqué de vouloir endoctriner les hommes ou de les convertir, que de redécouvrir ce qui, dans les religions dominantes, est résolument commun à tous les hommes. Toutefois, la Bible recèle une multitude de particularités liées à une personne, une famille, un clan, une tribu, un peuple — le monde connu alors —, perception qui correspond plutôt bien à la mentalité moderne. Successivement nomade ou seminomade, sédentaire et déjà policée, cette culture d’un lointain passé a en tout cas produit, avec la sagesse, des réflexions fondamentales sur des aspects qui demeurent vitaux pour l’humanité présente. À ces questions essentielles que rejoint précisément la Bible, les hommes attendent même plus que jamais des réponses. Cependant, si la même participation à la réalité humaine constitue un tronc commun, il nous reste encore à redécouvrir ce qui est fondamental en l’homme. Pour les trois religions monothéistes, il existe un seul Dieu, personnel, créateur et sauveur des hommes — quelle que soit la manière dont on envisage cette création et ce salut ! Ainsi, ce Dieu est en relation constante avec nous, même si les voies par lesquelles il se révèle apparaissent différentes dans ces trois confessions. Retourner aux textes fondateurs manifeste les points de convergence, mais en même temps les irréductibilités. Car déjà le rapport des croyants à leurs textes n’est pas identique. Et même avec le judaïsme, si nos racines sont communes, la manière d’approcher les mêmes textes de l’Écriture sainte et de les interpréter est fort différente. L’actualité de ces textes d’Ancien Testament vient, pour le juif, du fait qu’ils fondent la mémoire du peuple d’Israël, dont il fait encore et toujours partie,


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de par sa judéité même. Pour nous, chrétiens, il n’en va pas ainsi. C’est Jésus, juif, qui les assume comme le patrimoine du peuple singulier auquel il appartient, mais en même temps, il nous les donne en partage, en qualité de Fils de Dieu, à nous qui ne sommes pas juifs d’origine. Ainsi, il universalise ce qui fait la singularité du juif et l’étend à toutes les nations de tous les temps. C’est « l’Acte du Christ » — incarnation, mort et résurrection — qui consacre pour nous l’actualité de ces textes, parce qu’il est vivant pour l’éternité. Le signe de cette transmission par le Christ est l’addition du Nouveau Testament à l’Ancien, dont sont reprises de multiples citations, allusions ou évocations, avec la dynamique qui les parcourt. Des questions essentielles, nous en avons abordé au fil de nos entretiens. Ainsi, de l’amour, de l’injustice et de la souffrance. Plus fondamentalement, restent les interrogations sur la vie, la mort et l’audelà. Lorsqu’on se trouve immergé dans le courant de la vie, on peut avoir le sentiment qu’elle est sans fin, que la famille, la maison, les amis seront toujours là autour de nous. Comment admettre un effet que nous sommes de passage ? Le jour où arrivera la fin, ne sera-ce pas comme si, jusqu’alors, nous ne l’avions pas réellement prévue ? La vie et la mort, une énigme et un mystère. D’où viens-je ? Où vais-je ? Qu’est-ce qui m’a fait naître ? Quelle raison justifie que j’existe ? Mais en même temps, quelle merveille que l’homme ! Déjà, le corps humain force l’admiration par son harmonie organique ; pourtant, ce n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, écrivait Pascal, mais « c’est un roseau pensant » ! Et tout cela, projeté dans le cosmos de l’infiniment petit à l’infiniment grand, avec ses cortèges de systèmes solaires qui peuplent l’univers et dont nous ne soupçonnons pas toujours la présence. Depuis notre jeune âge, nous nous po-


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sons beaucoup de questions. La science nous force à en poser plus encore. Fragilité et grandeur tout ensemble. Et nous affirmons que cette grandeur est reçue, qu’elle vient d’un Dieu aimant qui se soucie de notre fragilité jusqu’à la porter avec nous, et de nos errements jusqu’à nous les pardonner. Le mercredi des Cendres nous rappelle d’année en année notre petitesse : « Souviens-toi que tu es poussière » ; à quoi les astrophysiciens à présent font en quelque sorte écho : « Mais tu es poussière d’étoile. » Toutes les dimensions ont éclaté, et nous sommes comme des astronautes perdus dans l’immensité de l’inconnu qui, de partout, nous environne. Ce qui est évident, c’est que grandit la conscience de nos limites et de notre finitude. Peut-être n’avons-nous cette prise de conscience que parce que nous possédons en nous un élan sans limite. Dans le domaine de la pensée, nous percevons cette possibilité virtuelle de tout connaître, sachant néanmoins que chacun ne détient qu’une parcelle de cette connaissance du monde, des autres et de lui-même. Ceci, me semble-t-il, nous soumet à des interrogations autrement fondamentales et angoissées que celles qui hantaient l’esprit de nos ancêtres, grands-parents et arrière-grands-parents, pour qui il était tout naturel d’exister. Nous, plus vieux nous vivons, et plus nous voudrions savoir pourquoi il faut des limites à notre intelligence. Ou encore, avec combien de nos semblables serions-nous en mesure d’entrer en relation profonde ? Car notre capacité de rencontrer et d’aimer nous paraît sans limites, sinon celles de l’espace et du temps. Tant d’autres sujets nous assaillent et nous taraudent, comme ceux-ci : pourquoi de si nombreux jeunes, des enfants parfois, décident-ils de se suicider ? pourquoi paraît-il si difficile de se sentir bien sur la terre ? pourquoi la peur ? serait-ce donc celle


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de mourir, alors que la mort se trouve inscrite dans notre destinée naturelle ? alors que la fin ne peut être la fin, quand en nous se fait entendre comme une négation de cette limite… Laquelle ? Précisément cette faim insatiable de savoir et d’aimer. Teilhard de Chardin décrivait cette situation en termes d’entropie ou dégradation progressive, qui veut que tout être matériel se dégrade, tout en soulignant en même temps la présence d’une force de résistance à la dégradation. Nous éprouvons très fort ce double mouvement en nous, de la réalité naturelle et inévitable de la mort et de la capacité de la surmonter. N’est-ce pas déjà la dépasser que d’aller, en sens opposé, à la rencontre de ma naissance : quelle en est l’origine ? quels sangs divers coulent dans mes veines ? quelle racine s’avère authentiquement la mienne ? et Dieu, peut-il avoir un lien avec ma venue au monde ? Mais alors, que dire des manipulations génétiques ? ne sont-elles pas en train de mettre la main sur les naissances à venir ? De la même façon que cette maîtrise sur la mort, qui permettrait par exemple de me faire hiberner et renaître dans le futur. Autant d’interrogations, autant de signes d’un malaise qu’éprouve l’homme d’aujourd’hui vis-à-vis de la condition absolument inédite qui est la sienne. Aurait-il peur de vivre ? De devoir prendre en main la responsabilité de son existence, dans le risque, et de pouvoir prendre en charge sa mort dans une totale offrande à Dieu, maître de la vie et de la mort ? Et là, que nous dit la Bible ? La Bible affirme d’emblée que Dieu est le Créateur. Il est même créateur en ce sens qu’exactement comme « nous mettons de nous-même dans ce que nous faisons », il y a dans la réalité humaine une présence du divin. Mais ne serait-ce pas nous qui imitons Dieu ? Dès les premières pages, la Bible af-


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firme, comme vérité de base que nous ne sommes pas créateur de nous-même : l’homme se situe devant Dieu et, dans une certaine mesure, participe de sa réalité à lui, par le fait d’exister comme créature. Pour découvrir la plénitude de ce Dieu qui l’a façonné, et même façonné personnellement, individuellement, d’une manière qui le rend unique, l’homme a besoin des autres. Il ne se trouve pas face à rien en dehors de lui-même. C’est la relation qui va lui ouvrir les yeux sur plus grand que le « je » et le « tu » qui se rencontrent : sur cette présence qui les enveloppe tous, mais parlant au cœur de chacun. C’est au fond ce que l’homme découvre dans l’amour, comme il le découvre dans une réflexion sur la vie, qui à son tour le conduira à une réflexion sur la mort. Mais qu’est-ce donc qu’une vie pareillement limitée, toujours inachevée ? Israël nous le dira. Avec ceux qui nous précèdent et ceux qui viendront, tout comme avec ceux qui nous accompagnent, frères et sœurs, nous constituons un même corps. Un peuple. Et un peuple en union avec les nations, avec une mission de témoin à remplir parmi elles. Tant et si bien que le Dieu qui est le nôtre doit être universel. Un Dieu unique est nécessairement universel. De là, la responsabilité qui nous incombe, celle du dialogue et de l’alliance. Dans la tradition juive, les croyants sont arrivés plutôt tardivement à la foi en la résurrection. C’est à travers la conception de l’Alliance. Dans une alliance entre personnes, en effet, chacune partage avec l’autre le meilleur de soi. Ainsi Dieu, faisant alliance avec nous, nous donne ce qu’il a en propre : la vie sans fin. C’est dire qu’il ne peut nous laisser retomber dans le néant sous peine de briser l’Alliance. Ainsi, dans le cadre de


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l’Alliance, la mort implique impérativement un au-delà, une source d’espérance qui ne nous empêche pas pour autant de nous sentir toujours démunis. Car la perspective demeure de cette échéance que nous ne parvenons pas à situer dans le temps et dans l’espace et qui, en tout état de cause, se dresse quelque part devant nous, à cet instant inconnu où il nous faudra céder la place. Les feuilles tombaient des arbres, jaunes, rouges et brunes. Une petite fille se mit à les ramasser. Elle les trouvait belles. « En feras-tu une collection ? demandai-je, vas-tu les coller sur une page d’album ? — Pas du tout, répondit-elle. Pourquoi les conserverais-je ? Elles tombent, et c’est tout naturel. C’est pour laisser la place à celles qui pousseront au printemps. » La fillette avait été à bonne école, car Jésus, cité par l’évangile de Jean, disait : « Si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; s’il meurt, il portera beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). Saint Paul aussi reprend l’image dans la Première épître aux Corinthiens, quand il explique que ce qui sort du grain semé se trouvait contenu à l’intérieur du grain, et pourtant il s’agit d’un épi (cf. 1 Co 15, 35-38). À la fois le même et un autre. Comme nous. La mort soulève inévitablement le problème d’un au-delà. Parviendrons-nous jamais à l’imaginer ? Non, peut-être parce que cet au-delà est une remise de soi totale. De même que nous venons de Dieu, que nous sommes bien incapables de saisir, de même la mort s’ouvre sur un paysage qui dépasse notre imagination : les juifs parlent d’une ouverture sur Dieu. Le rabbinisme considère que la mort efface toutes les fautes de la vie. C’est l’instant où on se remet en son entier, même si on ne sait pas toujours à qui on se remet. On s’abandonne. Et c’est entre les mains de Dieu.


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Nombreux sont ceux qui lisent des livres tels que l’Apocalypse en se demandant s’ils n’arriveraient pas à sonder ce mystère de l’au-delà. Au vrai, l’Apocalypse ne parle pas de l’au-delà. Elle nous fait découvrir comment l’acte du Christ mourant sur la croix est salut et vie pour le monde. Oui, la Bible nous offre ce qui est peut-être le plus profond : une sagesse de vie, qui implique l’idée, la certitude éventuelle, la conviction que nous sommes entre les mains de Dieu. Non d’un Dieu qui tirerait les ficelles de marionnettes, comme si d’avance tout était joué, mais d’un Dieu qui fait vraiment l’histoire avec nous. Cette histoire qui, pour la Bible, représente un dialogue dans l’Alliance, avec les joies et les vicissitudes d’une relation telle qu’elle peut exister, les hésitations, les faux pas et les avancées, tantôt d’une démarche traînarde, tantôt sur un rythme dansant. Et cette relation n’est pas purement personnelle. Elle est collective, car il ne s’agit pas seulement de la mienne, mais de celle de nous tous qui nous trouvons projetés dans la même aventure avec Dieu. Un Dieu que les artistes représentent volontiers dans le personnage du juge au jugement dernier, certes, même si en hébreu « juger » signifie prendre en charge, assumer, protéger, accorder à chacun sa vraie valeur et sa dignité. Dans le jugement, je verrais plutôt ce moment où nous nous « ajustons » à notre étalon homme, à cet Adam que Dieu avait conçu dans son projet. « Voici l’homme », déclare Pilate, quand il montre à la foule Jésus qui vient d’être flagellé (Jn 19, 5). L’homme qui souffre, mais demeure rempli d’une étonnante espérance. L’homme qui souffre par la faute de ses frères, mais témoigne d’une exceptionnelle dignité, reflet de toute la puissance de sa liberté intérieure. « Ecce Homo » : ainsi, l’être humain, à l’heure du jugement, s’ajustera à ce Christ auquel, comme une humble cellule, il appartient.


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Dans la mort, notre époque ne redoute-t-elle pas autant que la douleur ce déclin qui ressemble à une déchéance et laissera l’homme diminué et humilié ? À l’abandon de celui qui regarde cette vie seule qu’il lui faut quitter, à ces signes d’inévitable vieillissement qu’évoquent certains passages du Qohélet (cf. Qo 12, 3-7), à la montée qui se fait de plus en plus lente, à l’amphore dont il avait l’usage et qui se brise, aux frayeurs du chemin, la Bible oppose la sereine vision de l’homme qui se couche auprès de ses pères et qui les rejoint, couvert de bénédictions et, même s’il y a eu violence, dans la douceur de l’apaisement. La Bible, en effet, surtout les prophètes relayés par l’évangile, nous rend attentifs au fait que ce sont les handicapés, les vieillards, les laissés pour compte qui en fait portent le monde, et non pas les grands de la terre qui prétendent tout contrôler. Déjà Isaïe, parlant au nom de Dieu, osait dire : « Celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, qui frémit à ma parole » (Is 66, 2), et Jésus invitait ses disciples à « servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10, 45).

Avec l’euthanasie, certains voudraient prendre le contrôle de la mort. Exactement comme ils cherchent à contrôler la naissance. Peut-être y a-t-il quelque chose de beau dans cette rationalité moderne éprise d’équilibre et de santé. Il n’empêche, les handicapés demeurent présents parmi nous. Et leurs déficiences mêmes suscitent chez les frères et les sœurs humains une merveilleuse capacité d’attention et de soutien. Toute la tradition juive en est imprégnée : cette sollicitude à l’égard des défavorisés fait partie, dans un degré essentiel, de l’existence humaine. Alors, est-il en notre pouvoir de mettre la main sur notre mort et d’en exercer la maîtrise ? Si nous sommes responsable de notre


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vie, c’est devant quelqu’un. Des livres récents ont tenté de décrire « la vie après la mort », ces cas de coma profond, à la frange de la mort, dont des témoins reviennent, parlant d’une grande lumière qu’ils ont rencontrée. Est-ce que cette confuse expérience des tréfonds en nous ne traduirait pas une vérité ? Ne serions-nous pas faits, avec toute notre histoire et notre réalité humaines, pour une autre vie ? Celle de la lumière absolue ! C’est bien la raison pour laquelle les juifs n’admettent pas une « immortalité de l’âme » dégagée du corps mortel, comme le voient les Grecs. Ils introduisent un troisième élément qui s’appelle l’esprit. L’homme est tout entier à la fois esprit, âme et corps. Cet esprit signifie notre rattachement à la vie de Dieu. Je ne me suis pas fait moi-même, je suis rattaché « de nombril en nombril », comme le précisent les juifs, à celui qui m’a fait naître et que je m’en vais retrouver, non plus avec ma dimension mortelle, mais avec ma réalité humaine. L’âme signale la personnalité, le moi ; cet unique que je suis pour Dieu, pour moi-même et pour les autres. La troisième composante, c’est le corps, lui-même à deux faces, l’une qui est capacité d’entrer en communication et en communion avec les autres hommes et avec la nature, l’autre qui correspond aux étapes de l’âge et à la caducité et qui constitue l’écorce. Car le corps, comme le souligne Paul, est une réalité spirituelle et matérielle. Ainsi, mon corps, c’est moi, au même titre que mon esprit : moi habillé de chair, moi habité d’Esprit. N’est-ce pas l’angoisse de la mort qui chercherait sa consolation dans la promesse d’un paradis ? J’aurais bien envie de retourner la question : « N’est-ce pas la perception mystérieuse d’une intimité avec Dieu déjà là qui me fait chercher à apaiser l’angoisse de la mort ? »


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Ensuite, le mot « paradis », je le rappelle, est une image d’origine persane, celle du verger en fleurs. Il évoque la création et le jardin d’Éden. Jésus utilise ce mot en Lc 24, 43, dans sa réponse au larron crucifié avec lui : « Aujourd’hui, avec moi tu seras dans le paradis », car il s’agit pour cet homme d’une recréation, une restauration de son être avec et en Jésus. En parlant de l’au-delà, la Bible emploie de préférence le terme « shéol » — c’est-à-dire l’interrogation ! — qui traduit le questionnement final de l’homme. Ce lieu imaginaire est alors celui où se tient une vie diminuée, dans l’attente de la résurrection des corps. Cette résurrection d’ailleurs n’apparaît qu’au IIe siècle av. J.C., époque des persécutions grecques. Ceux qui ont vécu comme des justes, faisant le bien, ne vont tout de même pas finir brûlés vifs ou jetés aux bêtes dans une mort définitive ! Alors l’idée de résurrection surgit. Elle s’affirme dans le livre de Daniel (cf. Dn 12, 2-3) et revient dans celui des Maccabées (cf. 2 M 7), qui espèrent rencontrer Dieu après avoir souffert le martyre pour son nom. La littérature apocalyptique va mettre en scène cet au-delà comme une sorte de conférence au sommet, telle une assemblée de l’humanité entière, avec ses hiérarchies qui entourent le trône divin. En coulisse, tout le mal et le malheur du monde ont été expulsés et ont pris des formes animales imaginaires de monstres et de griffons. Mais tout cela, finalement, est « jeté dans l’étang de feu » dans la vision de saint Jean (Ap 20, 13-15). Cette conception de la résurrection finale, apparue dans l’Ancien Testament en fin de parcours, sera extraordinairement mise en lumière avec la résurrection de Jésus. Celle-ci est la réalisation inouïe de ce qu’appréhendait la vision des ossements desséchés décrite par le prophète Ézéchiel (cf. Ez 37, 1-14) qui symbolisait le retour sur leur terre des captifs de l’exil babylonien et leur réimplantation dans le corps vivant du peuple. La


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résurrection de Jésus est personnelle, c’est celle du Fils de Dieu ; elle est le « retour » de Jésus à l’intimité du Père ; mais il s’y trouve accompagné de l’humanité entière. Quant à « la résurrection des morts » ou « la résurrection de la chair » dont parlent les chrétiens dans le Credo, elle est bien celle de toute l’humanité au sortir de l’exil terrestre, appelée d’une manière ou d’une autre à vivre ensemble dans l’intimité de Dieu. Les représentations que nous nous en faisons sont le fruit de notre imagination. Ce qui constituait un horizon final pour les juifs à l’époque de Jésus est devenu, dans la bouche des apôtres, une réalité imminente et transfigurante. Saint Paul le souligne au chapitre quinzième de la Première épître aux Corinthiens. Et il s’interroge sur les questions que posent les gens. Avec quel corps reviendront-ils à la résurrection ? Celui qu’ils avaient en fin de vie, ou celui de la jeunesse ou de la force de l’âge ? Dans quels vêtements, en habits de sabbat ou ceux des jours ordinaires ? Et, s’ils sont mutilés de guerre, avec la jambe perdue ou sans ? Autant de fausses questions que Paul élude aussitôt (cf. 1 Co 15, 3538), et il rappelle l’apologue du grain de blé tombé en terre. La nature ne reprend vie que dans la mesure où elle accepte de mourir. La mort est passage. Est-ce qu’on ne peut pas dire que la prière est déjà une façon de transcender notre finitude ? L’idée se trouve ancrée dans les traditions juive et chrétienne, et aussi islamique. La prière permet de vivre une relation réciproque avec Dieu. Je l’écoute, il m’écoute. Je l’entends à la fois de l’extérieur dans les événements, et de l’intérieur dans mon être profond. C’est ce qui apparaît en toute clarté dans les psaumes. Ils peuvent parler de lui à la troisième personne et, su-


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bitement, parler à lui. Ce qui montre qu’à force de parler de lui, on en arrive à lui parler. La prière est déjà cet avant-goût d’un au-delà qui s’identifie à la communication totale avec Dieu et avec les frères. Ce qui est remarquablement vécu dans les ordres contemplatifs. Nous prions pour les autres. Et ce réseau d’humanité qui nous entoure de toutes parts et dans lequel nous avons notre place, nous le raccordons à Celui qui nous fait vivre. Nous le plaçons dans la présence de Dieu. Et nous mettons Dieu à sa portée. La prière peut être faite dans la spontanéité et l’improvisation. Nous pouvons aussi recourir à une prière qui a fait ses preuves, initiée par les juifs, également portée par les chrétiens : les psaumes. Ils scandent la vie des moines et des moniales comme celle des juifs observants. Grâce à eux, la vie du monde d’aujourd’hui, qu’il s’en rende compte ou non, est traversée d’une prière sans fin qui s’élève à chaque instant tout autour de la terre et le met en contact avec Dieu. Dans les derniers chapitres du livre de Job, Dieu parle de sa création comme d’un enfantement (cf. Jb 38, 2-11). Cet enfant qui vient de naître et qui est entouré de soins maternels, c’est le monde lui-même. La prière des monastères enveloppe, à la façon des langes du nouveau-né, cette pauvre petite humanité qui vit ce qu’elle peut, et souvent sans bien se rendre compte de ce qu’elle vit. La prière apparaît dès lors comme une louange éternelle. Une question un peu indiscrète : cet enseignement de la Bible, et surtout, cette fréquentation quotidienne, qu’ont-ils vraiment changé dans votre vie personnelle ? Le changement s’est fait progressivement. Disons que, pour moi, la Bible représente ce constant rappel de Dieu en personne


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qui a traversé les siècles et continue à les traverser. Le Dieu de la Bible est un vivant, non pas lointain, comme retiré sur des hauteurs inaccessibles — celles du « Très-haut » —, mais proche au contraire, qui se manifeste à travers l’histoire de l’humanité et à travers celle de chaque homme : le « Très-bas ». C’est la raison pour laquelle je relie immédiatement cette double réalité de la vie et de la mort. Fréquenter la Bible, l’enseigner, entrer dans son interprétation à laquelle je consacre mon intelligence et mon cœur ont fait d’elle une partie de mon être. À ses textes, je réagis à la fois en profondeur et quasi corporellement. Dois-je dire que je les habite, ou que ce sont eux qui m’habitent ? La compénétration m’apparaît tellement totale que je ne pourrais plus dire l’un sans l’autre. Elle me fait vivre. Et ce sont ses prières par excellence, les psaumes, qui me font prier. Prier et, me dit-on, chanter et danser… Dans les années 1950-1970, le chant psalmique était remis à l’honneur, notamment par les remarquables efforts du père Joseph Gelineau, dont les mélodies nous trottent encore en tête. La Prière du temps présent, à laquelle le regretté père Didier Rimaud a apporté tous ses soins, allait offrir aux oraisons des moines et des moniales les accents d’un véritable renouveau. Ils figurent parmi mes hymnes préférés. Je suis très attaché aux psaumes, pour leur éclatante poésie, mais surtout parce qu’ils correspondent à cinq de nos attitudes et comportements les plus fonciers : cri d’émerveillement devant l’inattendu ; conscience vive de notre limite, quand elle engendre en nous la plainte et cette quête de qui pourra nous entendre ; sentiment de trouver où se reposer dans la paix, l’amour et la tendresse vécue ; profonde humilité du coupable en aveu du mal ancré au


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fond de lui-même et dont seul le libérera au nom de tous le pardon de cet Autre qui l’aura écouté ; et enfin, reconnaissance de la vie en ce qu’elle vient de lui et va vers lui, ce qu’on appelle bénédiction — reconnaissance à Dieu pour le don de la vie —, et action de grâce — ce courant de grâce en action —, et qui est source d’espérance. Telle est la prière pour moi la plus constante, la plus habituelle. Je voudrais ajouter ceci : ce sont des prières d’homme qui me sont données comme paroles de Dieu. Voici Dieu qui n’a ni bouche, ni mains, même si nous l’imaginons volontiers dans une stature humaine, et qui recourt aux gestes, aux attitudes, aux paroles d’homme pour se dire. Donc, d’une manière ou d’une autre, il est présent en chacun. Et en tout un chacun, il devient possible de communiquer avec cette présence mystérieuse et envahissante. En bon juif, Jésus devait connaître par cœur tout le psautier, tant de fois répété, même si l’évangile n’en parle guère, se contentant de relater que Jésus va prier, sans préciser quelle est sa prière. Nous savons que la nourriture de la prière, pour les juifs, ce sont les psaumes. Et, puisque Jésus les a priés, j’aime les prier, moi aussi. C’est sa prière, celle qu’il tient de sa tradition, qu’il partage à son Église, comme avec ses frères juifs. J’entre dans la prière de Jésus. Et cette prière de Jésus entre en moi. Comme le Psaume 62 que j’affectionne, notamment parce que ma sœur aînée, religieuse, est morte à Paris le 22 juin 1980 après avoir, avec sa prieure, prié ce psaume à Laudes : « Dieu, c’est toi mon Dieu, je te cherche ! Mon âme a soif de toi. Après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau… » Et moi, j’entends Jésus me dire : « Oui, c’est toi que j’aime, je te cherche, mon âme a soif de toi… » Je prie Jésus, et voici que Jésus me prie : c’est ma façon à moi d’en faire la lecture. Et pour-


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quoi pas ? Jésus adressait les psaumes à son Père, solidaire avec les hommes pécheurs. Il nous les adresse aussi, afin que nous lui soyons unis dans sa prière. Car Jésus se presse aux côtés de chacun d’entre nous pour le conduire au Père. C’est bien la raison pour laquelle je ne puis séparer cette prière de la mort et de la résurrection, celles du Christ et les miennes. Car la prière est une mort à moi-même et une rencontre avec le Vivant. Elle m’apparaît comme une anticipation du jour de la rencontre définitive. Elle m’habite et au réveil, remonte en moi d’elle-même. Il faut dire qu’à force d’avoir lu, analysé, expliqué et transmis les psaumes, ils sont, à mes yeux, devenus bien vivants. Ils sont une force de vie. En vous écoutant, je pensais qu’à la question récurrente « la Bible est-elle un texte inspiré ? », une réponse positive, d’un point de vue purement rationnel, semblerait difficile à admettre. Or, dans l’amour, échange le plus parfait qui soit, il n’est plus indispensable de le dire avec des mots pour être entendu et pour être aimé. C’est un peu cela, l’inspiration Exactement. C’est la réalité de l’amour, tel que le chante le Cantique des Cantiques. La prière est un dialogue d’amour. C’est, au fond, Dieu qui parle dans l’homme qui parle à Dieu. Car qu’est-ce qui me conduit à m’adresser à Dieu ? Ne seraitce pas finalement sa parole qui suscite la mienne ? L’enfant nouveau-né crie, dans l’impatience de trouver le sein maternel. Alors, on peut s’interroger. Qu’est-ce qui est premier : l’enfant qui a faim ou le sein qui va le rassasier ? Vous le savez, je ramène tout à la relation. Pour moi, on ne peut parler de Dieu qu’en termes de relation : que vivons-nous donc dans une relation qui nous ouvre la possibilité de parler à Dieu ?


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Il nous a fait relation. Et, quand la psychologie moderne défend la thèse que c’est nous qui projetons une image de Dieu pour nous rassurer, je lui demande : mais qu’est-ce qui me pousse à ce genre de projection ? Un mouvement vide et inconsistant, qui ne mène à rien ? un mouvement narcissique, qui me ramène à moi-même ? ou alors, un mouvement qui a réellement Dieu pour objet parce que c’est Dieu qui me l’inspire ? Le Dieu indicible, qui se rend accessible, et cependant demeure indicible… C’est cela l’inspiration. Un mystère de communication. Si Dieu existe et veut entrer en rapport avec l’homme, il lui faut bien adopter la langue que l’homme comprendra. Il parle à l’homme du haut de sa transcendance, de sa « hauteur », et il répond en nous de l’intérieur de notre fragilité où il réside.



Dieu lui a donné le don d’enseigner

Nos rencontres ont adopté un rythme régulier. Au fil des semaines, le père Radermakers est chaque fois, fidèle au rendez-vous, revenu s’asseoir à la table de travail. À peine interrompue, la conversation se renoue aussitôt. Je pourrais parfois craindre chez mon interlocuteur l’un ou l’autre moment de fatigue. Son agenda est tellement chargé ! Il a ses cours, ses multiples réunions, la lecture de thèses, les recensions de livres, un voyage quelquefois, ces exposés qu’il s’en va dispenser au cœur de janvier sur l’île Maurice. Et moi qui l’ai accueilli avec, derrière la tête, le thème à traiter aujourd’hui, une première question à poser. Lui qui, au quart de tour, prend le départ, toujours habité par la parole. C’est si vrai que les idées accourent, moins soumises à la rigueur d’un discours cartésien que soucieuses de sauvegarder la spontanéité d’une pensée rayonnante, tout autant que la densité d’une connaissance passionnée de la Bible.

Pour vous, ce sera toujours un bonheur de communiquer en même temps votre savoir et votre foi. À enseigner, il y a quelque chose d’exigeant, mais aussi de grisant. Et plus encore lorsque les auditeurs sont des adultes à la pensée déjà solidement structurée. Surtout dans le cadre d’un groupe de travail, car ensemble on discerne tellement mieux la force du texte de l’Écriture, on le pénètre et on y perçoit des accents qui avaient peut-être échappé jusque-là à l’attention. Bien que traité à plusieurs reprises, un même passage peut faire remonter à la surface d’autres richesses toujours étonnantes. On n’épuise jamais totalement la parole de la Bible. Elle garde même en elle l’étrange pouvoir de faire parler


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chacun dans son propre langage, un itinéraire parsemé encore de tâtonnements et d’obscurités. Rien de fermé donc, de fixé, de figé : c’est une expérience profonde qui nous fait prendre conscience de cette force vitale qui court à travers elle. « Si quelqu’un a le don de parler, qu’il dise la parole de Dieu », écrit saint Pierre (1 P 4, 10). L’évangile de Marc affirme littéralement que Jésus « parlait la Parole » (Mc 2, 2 ; 4, 33 ; 8, 32). Et saint Luc parle de lui comme de « la Parole de la grâce » (Lc 4, 22 ; Ac 14, 3 ; 20, 32). C’est dire que tout son être est « parole ». Voilà qui marque foncièrement mon enseignement. On voit l’Écriture comme en train d’accoucher socratiquement les esprits. Étudiants et professeurs collaborent dans cette mise au jour, non pas de tous les sens possibles, ce qui risquerait de les égarer dans la dispersion, mais d’une pluralité de nuances et de sens. Pour moi, ce qui me donne le courage de parler, c’est la bienveillance des auditeurs et l’amitié et la confiance de mes frères et sœurs professeurs. Ce qui me paraît évident, c’est la cohérence insigne de l’Écriture dans son ensemble, alors que les livres qui la composent émanent d’auteurs et d’époques tellement variés. Sous des particularités qui tiennent aux époques respectives et aux circonstances ponctuelles, partout on y retrouve des situations au fond très semblables. Nous voici, de quelque manière, en pays connu. Devant le texte, il ne nous reste qu’à nous effacer. Ce n’est ni mon interprétation, ni mon commentaire qui feront loi : c’est le texte, et lui seul. Car ce texte porte les traits de Dieu venu en chair humaine, et les traces de la lance et des clous. Ce n’est pas moi qui dicterai aux étudiants comment il faut le comprendre : c’est lui-même qui nous l’apprendra. Une telle recherche en groupe représente un travail remarquablement intéressant, fatigant sûrement, mais tellement fé-


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cond. Dans un cours magistral qui a tout de même l’ambition d’éclairer les extraits abordés, il s’impose de les relire, en hébreu ou en grec d’après la langue dans laquelle le texte fut rédigé, de percevoir, presque « d’entendre » ce qu’il contient, de s’en nourrir et de le digérer. Ensuite, il s’agit de sentir comment l’assistance le reçoit et de percevoir ainsi ce qui la rejoint, afin d’y apporter les accentuations et les explicitations nécessaires. Et tout cela fait vraiment vivre ! On a beau posséder de puissantes antennes émettrices, jamais on ne se passera d’antennes réceptrices. Même implicite, il n’y a que l’échange pour aller de l’avant. J’ai le souvenir d’une expérience personnelle, bien que d’un tout autre ordre. Un duo de chanteurs chrétiens, Jo Akepsimas et Mannick, mettait en musique des textes d’Écriture à l’intention des enfants et des adultes. À deux ou trois reprises, j’ai travaillé avec eux à Québec, au Canada. Un liturgiste jésuite, le père Étienne Amory, réunissait des sessions pour animateurs ; j’y étais appelé pour expliquer les psaumes, rapprocher des textes, organiser des célébrations. Pour leur part, Mannick et Jo Akepsimas souhaitaient donner à ces textes la transposition musicale la plus accrochante. Moi, j’apportais mon concours à titre de bibliste, je montrais comment les psaumes ont été conçus pour être, non seulement récités et chantés, mais également dansés. Comme j’avais déjà pratiqué la danse et l’expression corporelle, avec eux l’entente était parfaite : du texte à la musique, et de celle-ci à la danse pour revenir à l’inspiration musicale. On percevait bien que la cohérence biblique passait dans l’expression, qui restituait cette cohérence. Entre improvisation et dialogue, je redécouvrais une démarche artistique, vivante, stimulante.


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Cela me rappelle d’ailleurs une autre expérience, bien antérieure. Depuis deux ou trois ans professeur, j’étais arrivé à un surcroît de fatigue du fait de la somme de travail assumé. On m’envoya me reposer dans le calme et le grand air de Banneux. Il y avait là, dans les bois, un chalet de chasse où s’était établi le noviciat des Petites sœurs de Jésus, les religieuses de Charles de Foucauld. À l’approche de la fête du 8 décembre, sœur ThérèseMartine, responsable des novices, m’invita à venir célébrer l’eucharistie et parler de l’Immaculée Conception. Je dis oui. N’empêche, les jours suivants, je me préoccupai de la préparation de l’homélie, mais ce fut la panne sèche. Les idées n’arrivaient pas. Au point que, le matin prévu je me rends au noviciat sans trop savoir ce que je vais dire. Je commence la messe, alors encore en latin, et ce sont les Petites sœurs autour de moi, au bas de l’autel, qui doivent me souffler les prières. Après la lecture de l’évangile, vient naturellement le temps du sermon et tous les yeux se tournent déjà vers moi. Alors je me mets à parler. Et rien de ce que j’articule n’a été préparé, j’improvise tout à fait. Ce sont les regards convergents qui ont l’air de m’aider à trouver les phrases et les idées, à les enchaîner les unes aux autres, à donner naissance aux mots. Ce que j’ai vécu là m’a fortement marqué. En somme, me suis-je interrogé, est-ce que ce sont mes propos à moi que je dois communiquer ? N’est-ce pas plutôt ce qui survient en nous qui sommes réunis ? J’allai peu après dire à la sœur maîtresse des novices qu’elle m’avait rendu un immense service, celui de me permettre de me détacher de mes propres formulations et de m’entendre en prononcer d’autres comme venues du dehors de moi, d’elles, au fond. Jamais par la suite, ma méthode d’enseignement ne pourra l’oublier.


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Communiquer, n’est-ce pas toujours dans une certaine mesure la quête d’une forme de communion ? C’est particulièrement manifeste lorsque l’auditoire est nombreux, et de plus, divers dans sa composition, homogène dans sa motivation et son intérêt. J’ai utilisé le terme de « grisant ». Dans une discussion ou un débat, des connections s’établissent dans le cerveau à la faveur de ce que les interlocuteurs viennent de nous exprimer. Des questions nous sont d’ailleurs adressées, à la suite desquelles il faut bien nous interroger : « Mais, celle-ci en particulier, à partir de quel présupposé est-elle exprimée ? Et, comme elles affluent, quelle est l’unité qui en ressort, la réalité qui s’y reflète ? Comment parvenir à concilier interrogations individuelles et recherche commune ? » Rien n’oblige à répondre sur-le-champ ; aussi j’opte de préférence pour un renvoi de la question à l’assistance, de quoi susciter chez elle une réaction réfléchie, et déjà une attention accrue.

Pour les auditeurs, n’est-ce pas découvrir qu’ils détenaient en eux, sans trop le savoir, des éléments de réponse ? Je dis souvent à celui qui m’interroge, et après avoir quelques instants débattu : « Maintenant, réponds-y donc toi-même. » S’il a posé la question, c’est sans doute qu’« elle le travaillait ». À présent, le voilà prêt, non pas à « avaler » une réponse toute faite, mais bien à la contrôler, à la filtrer, finalement à la faire sienne. En Écriture et en théologie, j’invite les étudiants à relever ce qui, dans le cours, les aura tout spécialement touchés, à soulever l’interrogation qui leur sera venue à l’esprit. J’arrive ainsi à les aider à aller de l’avant, à renoncer à ce faux sentiment de sécurité que donne le fait de répéter les feuilles de notes.


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L’écrit et l’oral sont tellement dissemblables. Ce qui se dit manque souvent de cette finition que procure l’écriture. Le vocabulaire trahit des faiblesses, les phrases n’échappent pas à l’approximation. Et pourtant, le résultat est convaincant, grâce à ce que la voix recèle de caractère personnel : ce ton, cette chaleur, cette vie. C’est cela la magie du verbe. En définitive, la joie d’enseigner l’Écriture est d’abord celle de se laisser abriter par elle et de la laisser travailler en nous. En même temps qu’on l’assimile, on est assimilé par elle. Et, bien qu’on l’ait lue si souvent, elle restera toujours une parole neuve et incandescente. Au chapitre vingtième des Actes des Apôtres, Paul prononce un dernier discours à l’adresse des anciens d’Éphèse, venus sur la plage de Milet lui faire leurs adieux. C’est un texte que j’ai plusieurs fois relu sur les lieux mêmes, devant les pèlerins qui refaisaient la route « sur les pas de saint Paul ». Il ne dit pas : « Je vous confie la parole, afin que vous puissiez à votre tour la transmettre. » Il dit, beaucoup plus finement, et plus justement : « Je vous confie à Dieu et à la parole de sa grâce » (Ac 20, 32). Autrement dit, vous n’êtes pas les porteurs de la parole, vous n’en êtes pas les maîtres, mais elle court avec vous et vous dépasse, comme si vous étiez traversés par une force vivante. L’Évangile n’est pas un texte, il est une parole vivante, et c’est celle du Christ. Au moment où je relis ce texte, me revient à la mémoire un passage de l’un de mes poètes préférés, Pierre Emmanuel. À la fin de son livre intitulé Évangéliaire, il écrit un bel éloge de la Parole :

Or tandis que lié je tourne La roue dont l’ombre est l’horizon Un homme passe à mon côté


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sur les chemins de Galilée Sa parole me regarde… Parce que cet homme Nommé Jésus Qui vécut son temps et son heure Me parle ainsi Non du fond des âges Mais à présent et ici Je ne dis plus Ce sont des histoires J’entends ce qui m’est dit Je scrute la face du Livre Et vois Celui Vous êtes tous frères votre Père est le mien Je suis son Unique tout homme est en moi Premier-né du roi Un est le nom de qui mange mon pain Qui me consomme je le consomme Je suis en cet homme Le Père est en moi comme l’Un dans le Même Si tu ne fais qu’un avec l’Un qui t’aime Ton Père c’est toi

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Croire aujourd’hui

Avec une liberté un rien buissonnière et dans l’absence de tout plan préétabli, nous venons ensemble d’accomplir un petit voyage dans la vie de bibliste qui est la vôtre, ainsi qu’à la découverte du Livre dont, au XXIe siècle commençant, se réclament toujours les croyants. Vous nous aurez invités à voir la Bible avec des yeux autres, démontrant qu’elle ne recourt à l’allégorie et aux symbolismes que pour mieux traduire les réalités essentielles et, en une plongée au tréfonds de l’humain, rencontrer le Dieu unique, le Dieu de Jésus Christ.

À lui seul, le mot de « croyants » risque d’importuner, parmi les lecteurs, ceux pour qui la foi semble, par nature, incompatible avec la science, la raison et la modernité. Aussi, cette question doit-elle être posée au terme de notre parcours : pourquoi croire, comment croire et que croire ? Croire ne va pas de soi, croire ne sera jamais facile. Il est donc permis de nous interroger. Avant tout, pourquoi croire ? Tous, nous croyons en quelque chose, en tout cas je l’espère, en quelqu’un. Tous, nous entretenons avec d’autres des relations personnelles de confiance. Et croire, c’est bien cela : vivre dans l’intimité d’une confiance réciproque — ce qui ne doit être possible que dans l’affection, l’amitié et l’amour. Ainsi avons-nous besoin de tendresse et de compréhension profonde simplement pour exister, pour prendre la mesure de ce qui fait notre personnalité, pour devenir libres ! Et comment être libres, en effet, sans cette responsabilité qu’engendre l’amour ? Pourquoi croire en somme, sinon pour vivre ?


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Oui, mais croire en Dieu, pourquoi ? Si Dieu existe, il ne peut pas ne pas se faire connaître, se révéler, faire signe de sa présence, de son amour. Or, ouvrons les yeux : dans la création, il éclate. Il transparaît dans cette merveille que constitue l’univers interplanétaire, aussi bien que dans l’harmonie grandiose et fragile du corps humain. Sa délicatesse se devine jusque dans le regard du handicapé profond, l’élan qui fait bondir un enfant, ou la gerbe incandescente d’un volcan. Certes, Dieu ne se montre pas à nos yeux de chair, comme le font les êtres que la vie nous donne plus généralement de rencontrer. « Personne ne l’a jamais vu », confesse le prologue de Jean (1, 18). Le découvrir exige, dès lors, qu’intervienne, pénétrante et accueillante, une fine perception capable de percer le mur des apparences et d’atteindre le cœur des créatures ; autrement dit, une empathie avec l’intime des personnes et des choses. Un tel mode de connaissance nous est proposé à tous, mais tous nous n’avons pas le même accès immédiat. Saint Augustin le formule avec bonheur : « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié je me ruais ! Tu étais avec moi, et je n’étais pas avec toi ; elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant, si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas » (Confessions X, 27-38). Il est vrai que croire est difficile et impose un effort intérieur parfois onéreux. Mais cette difficulté même nous grandit, apportant un bonheur et un enrichissement sans pareils : bonheur de nous savoir aimés infiniment d’un amour qui déborde de toutes parts ; enrichissement de l’être entier quand il se laisse habiter par une force insurpassable, avec la joie de pouvoir partager cette richesse qui nous comble et se veut contagieuse.


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Vous et moi ne partageons-nous pas le sentiment d’avoir vécu, au cœur du XXe siècle, une sorte de basculement des valeurs, une mutation culturelle comme il en est peu ? Déjà, ces temps paraissent si lointains. Et pourtant, comment oublier l’Église de nos jeunes années, l’air inébranlable sur son roc doctrinal et institutionnel et qui, dans un décorum baroque, parmi les nuages d’encens et le grégorien des liturgies latines, ressemblait tellement parfois à un monde hors du monde ? Une Église pourtant souterrainement parcourue de courants précurseurs de changements, porteurs de renouveau. Une Église qui, en même temps, suscitait un puissant réveil des laïcs, aussi pragmatique dans la vie publique, sociale et caritative, que dans les mouvements de jeunesse. Une Église qui avait d’incontestables mérites et, disons-le, de la grandeur. Pourquoi nous attarder à cet âge révolu, sinon pour faire ressortir en contraste le nôtre ? Il y eut le choc du conflit 1940-1945, après lequel le monde se mit à changer plus vite encore, peut-être trop vite pour l’Église. Ce n’était plus la classe ouvrière qui la quittait, ce furent les générations de l’après-guerre. On entrait dans une ère de libres débats, de doutes, de soupçons, de remises en question et de choix individuels. Le bouleversant aggiornamento du Concile précéda de peu l’explosion contestataire sur les campus et ces barricades de mai 1968, à la suite desquelles plus rien ne fut comme avant. Les balises et autres rambardes du passé ne résistaient déjà plus sous la pression des nouveaux courants de pensée, idéologies politiques d’inspiration totalitaire aussi bien que philosophies de l’absurde et références à des maîtres du soupçon qui avaient pour noms Marx, Nietzsche et Freud, et aussi sous l’effet d’une surprenante accélération dans le changement scientifique et technologique, social et humain. La foi pouvait-elle demeurer insensible à de telles mutations ? Pouvait-elle ne pas s’en approfondir davantage ?


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Celle qui allait de soi aura donc fait son temps : cette appartenance dès la naissance, traditionnellement héritée des parents et grands-parents, des conventions sociales elles-mêmes, et cette observance scrupuleuse de pratiques et de dévotions dans le respect d’une doctrine parfois pointilliste en ses exigences. Beaucoup de ceux qui se disaient chrétiens s’éloignent alors sur la pointe des pieds vers l’indifférence d’un agnosticisme résigné, quand ce n’est pas un athéisme à prétention spiritualiste. « Voilà des mois que je ne prie plus, que je ne vais plus à la messe, que je ne fréquente plus les sacrements… Et rien vraiment n’a changé dans ma vie, preuve que je peux franchement m’en passer. » Et pourtant, la foi, quand elle s’affirme, paraît bien devenue plus solide, plus volontaire et plus libre que naguère. Si la crise du mariage est incontestable, j’observe que ceux qui font le choix de se marier à l’église donnent souvent à leur engagement une profondeur et une authenticité plus grandes que dans le passé. Et s’il est vrai qu’un certain nombre de ceux dont j’avais présidé la cérémonie d’union ont par la suite abandonné la pratique religieuse, combien de ceux qui s’étaient un moment éloignés reviennent à l’Église, tantôt en couple, tantôt l’un des deux, progressivement. Retour qui souvent accompagne la venue au monde d’un enfant, dans cette prise de conscience des responsabilités nouvelles, à commencer par celle de lancer un être nouveau dans la vie. Je constate qu’ils entrent pas à pas dans la proximité de Dieu et, au-delà du rite accompli, voient dans leur union la grâce de ce Dieu venu les aider à construire leur existence conjugale en vérité, qui s’est engagé à les accompagner et à leur permettre de faire de leur amour humain un reflet de l’amour divin. Dans mon accompagnement des foyers des Équipes Notre-Dame, c’est une expérience fréquente dont


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je suis le confident, et qui est confirmée par les contacts de jeunes en retraite spirituelle. Chez les garçons et, plus généralement, les jeunes, la découverte de la foi coïncide fréquemment avec celle de l’autre en tant qu’autre, ami, étranger, pauvre, handicapé. Plus besoin de passer par les prescriptions et les commandements : ils écoutent plus simplement saint Jean les interpeller dans sa première lettre : « Tu ne peux pas dire que tu aimes Dieu que tu ne vois pas, tant que tu n’aimes pas ton prochain que tu vois » (cf. 1 Jn 4, 20). Et, quand nous parlons de charité, ils utilisent plus volontiers le mot de solidarité. Dans les rangs des aînés cette fois, je vois des adultes qui ont déjà accompli un certain parcours de vie, dominé avant tout les préoccupations professionnelles, matérielles et immédiates ; ils ont souvent négligé de nourrir leur foi dans une mesure équivalente à leurs expériences et compétences humaines. Mais ils prennent à un moment conscience de la superficialité d’une société prétendument libérée, plus complexe que rassurante, plus comblée que satisfaisante, et qui, hantée par le matériel et le visuel, en oublie l’invisible. Nombreux sont ceux qui ressentent alors la puissante nostalgie d’une spiritualité qui s’exprime tout au long des récits bibliques et qui les fera retrouver une relation personnelle avec le Dieu de Jésus Christ. Mais alors, la foi ? Croire au temps d’une société chrétienne pouvait ressembler à un certain conformisme. Croire au milieu d’une société sécularisée apparaît nettement moins confortable — même si se situer à contre-courant peut se révéler prophétique. Pour avoir perdu les repères qui avaient tellement aidé les générations antérieures à vivre, nombre de nos contemporains cherchent une planche de salut dans la course effrénée aux illusions et aux artifices, elle


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qui leur laissera béants un immense vide intérieur, l’angoisse d’une profonde aliénation, une absence d’espoir. Ceux qui par contre s’affirment croyants placent beaucoup de leur foi dans l’espérance. Ils se veulent adultes, moins soumis à une autorité imposée et à une doctrine toute faite, qu’aux devoirs de leur conscience, à une volonté d’ouverture et de responsabilité vis-à-vis des autres et, pour le reste, à une spiritualité souvent taillée sur mesure. Au risque de manquer parfois d’assises suffisamment solides et de ne pas résister à l’attrait des syncrétismes faciles — toutes les religions se valent —, des modes d’inspiration asiatique, des dérives sectaires. Aujourd’hui, on croit peut-être autrement, différemment d’hier. Dites-nous donc : comment croire ? Croire à présent présuppose de le vouloir. Et, pour vouloir, d’avoir découvert le caractère irremplaçable d’une vie spirituelle, intime, en union avec le Dieu vivant, lui qui est communion. Lui que me révèlent, avec l’histoire d’Israël et la Bible, la personne même et la vie de Jésus Christ ressuscité. « Croistu dans le Fils de l’homme ? — Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » : l’épisode se situe au moment où l’aveugle vient d’être guéri, mais n’a pas encore identifié son guérisseur. « Je le suis, moi qui te parle » (Jn 9, 35-37). Je suis Fils de l’homme, modèle parfait. C’est Dieu lui-même qui nous introduit à la foi en lui. Cela se vérifie déjà dans toute relation humaine un tant soit peu profonde : si grandes sont nos richesses intérieures que chaque rencontre constitue en nous une expérience unique et insoupçonnée. Cette expérience, avec toutes les différences de nature, de culture, de capacités, de tempérament, de sentiments et d’idées, pourrait-elle survenir si elle n’était pas suscitée par un autre que nous ? Croire, c’est nous laisser saisir à l’intérieur de nousmêmes par l’évidence de ce trésor précieux que renferment cha-


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cune et chacun de ceux dont nous croisons la route. C’est ouvrir les portes de notre cœur à la contemplation d’autrui en sa différence, sans nulle intention de le posséder, ni d’être possédé par lui. Une telle relation s’appelle « prière ». Prier, c’est penser à Dieu en l’aimant et en se laissant aimer par lui. C’est l’écouter du dedans et converser avec lui dans la pleine confiance, sans abondance de paroles, souvent même dans un silence attentif. Encore une fois, une telle attitude, du moins à ses débuts, risque de présenter quelques difficultés. L’écoute polarise toutes les virtualités d’un être, tendu vers l’autre. Même si l’exercice réclame un long apprentissage, l’autre n’étant jamais tel que nous le désirons ou l’imaginons, mais nous déroutant en son propre mystère, les difficultés vont peu à peu se muer en une joie profonde. Le mystère de l’autre… Que dire du mystère de Dieu, lequel est insondable ? Le mystère, voilà bien ce qui nous constitue comme un être unique et totalement personnel : il est inépuisable et, sur lui, jamais nous ne pourrons mettre la main. Quelle est la femme qui arrive à connaître en plénitude son mari ? Quel époux son épouse, de telle sorte qu’elle ne puisse plus le surprendre dans la mise en lumière d’un secret jusqu’alors préservé ? Comment croire, sinon en permettant au mystère de l’autre de nous être peu à peu révélé et de nous envelopper à la façon dont Dieu lui-même, jour après jour, se laisse pénétrer de nos aspirations et de nos lassitudes, de nos répulsions et de nos exaltations, de nos épreuves et de nos espoirs ? C’est ce que nous apprennent les psaumes que chantèrent les croyants d’Israël, à présent relayés par les moniales et les moines du monde entier, efficace thérapie de l’âme qui nous enseigne la manière de convertir tout l’égocentrisme de nos perceptions et de nos sensibilités en gestes d’amour.


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Croire en Dieu, n’est-ce pas aussi, pour nos contemporains, croire en l’homme ? Cet homme si souvent menacé dans sa qualité d’homme, dans sa dignité. Alors, le croyant est amené à se reconnaître dans des causes en apparence plus profanes, comme la défense des droits de l’homme, la lutte contre l’injustice et la pauvreté, ou la sauvegarde de la planète. Sans doute lui arrive-t-il plus authentiquement de reprendre les chemins du silence et de l’intériorité, de la méditation et de la prière, de remettre ses pas dans ceux des antiques pèlerinages, ou encore d’aller faire retraite derrière les murs d’une abbaye, dans toute la richesse d’un pur retour à la simplicité. La foi est-elle en crise ? Des communautés surgissent et revivent dans toute la fraîcheur du partage, et c’est signe de renouveau. Et l’on voit des non-croyants eux-mêmes reconnaître, comme remontant du fond de la conscience, un besoin de spiritualité, la nostalgie d’une dimension mystique de la vie et du sacré. Des sondages en témoignent, des moments d’émotion collective le prouvent, qui manifestent dans la sensibilité du public une foncière admiration pour des êtres que leur générosité et leur abnégation font apparaître comme des justes et des saints pour aujourd’hui. Tandis que, de manière parfois inattendue, ce sont des personnages connus, artistes ou scientifiques, politiques ou saltimbanques qui font tout à coup, devant les caméras ou dans les pages d’un best-seller, l’aveu d’une foi discrète. Et la question revient, insistante : en quoi consiste la foi ? que croire ? Le théologien Hans Urs von Balthasar a écrit un beau livre intitulé Seul l’amour est digne de foi. C’est une manière de répondre en vérité à la question. En effet, je ne puis croire que l’amour. Et cette foi a nécessairement une histoire, celle d’une relation entre Dieu et chaque être humain. Tel est bien le sens de notre Credo (« Je crois »), appelé aussi « Symbole — signe de reconnaissance — des apôtres ». Ces derniers ont expérimenté la proximité de Jésus au cours de son séjour terrestre. Ils ont pu


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évaluer la force de l’Esprit qui l’habitait. Ils ont pu discerner que ce même Esprit continuait à vivre dans ce que nous nommons la première Église : l’histoire de Dieu avec les hommes. Parfois, nous avons quelque peine à voir dans ce « catalogue de dogmes » que, de façon distraite et routinière, nous déclinons à la messe dominicale, l’histoire amoureuse que Dieu tisse avec nous au long des siècles… « Je crois en Dieu… », Dieu que j’appelle ainsi sans être à même de l’imaginer, dont je puis cependant faire l’expérience. Et, lorsque je veux dire ce qu’il est, je ne peux que recourir aux mots de Jésus qui nous a fait la confidence de son intimité avec le Père et l’Esprit Saint. Il nous a fait découvrir que Dieu, s’il est unique, n’est pas solitude, mais communion : une communion analogue à celle d’une famille unie. Mais là où, dans la famille, le principe géniteur se dédouble en père et mère et où les enfants se multiplient en frères et sœurs, il y a en Dieu réciprocité totale et infinie dans une absolue unité. Dès lors, je puis détailler le rôle de ces trois Personnes dans l’unité de leur communion. Un Père qui donne tout ce qu’il a, et qui n’est plus que pauvreté et, en même temps, toute-puissance, mais uniquement dans l’ordre de l’amour : il n’est qu’amour. C’est bien la raison pour laquelle il est créateur, amenant à la vie ce qui n’existait pas et portant chaque être en son sein, afin de le faire grandir en liberté. Un Fils, qui se reçoit tout entier du Père et qui partage ce qu’il est avec les hommes, épousant leur humanité, habitant chacun, du premier à l’ultime, de sorte qu’il peut dire que nous sommes ses frères et ses sœurs. Effectivement, il a vécu avec nous une aventure humaine, de la conception dans le ventre d’une femme jusqu’à la mort violente réservée au gêneur, à l’esclave, au marginal. Son histoire, je l’évoque en bref, afin de me remé-


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morer qu’il ne s’agit pas d’idéologie, mais bien de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore dans le cours de notre existence. Car ce que Jésus a vécu en Israël, au Ier siècle, sous l’empire romain, il ne cesse de le revivre d’une manière toujours nouvelle en chacune de nos vies. Avec ce Père et ce Fils, nous vivons une même réalité inouïe, une étonnante communion, que nous appelons l’Esprit Saint. Car c’est un même souffle de vie — comme une lumière, une flamme, une source, un ouragan, une colombe de paix — qu’il répand en notre être lorsque nous apprenons à vivre de façon conforme à l’Évangile du Christ. L’assemblée de tous les hommes, dans laquelle tous convergent à mesure qu’ils découvrent ce mystère, nous lui donnons le nom d’« Église », qui signifie assemblée des « convoqués » par l’amour. Cette foi ne nous fait-elle pas vivre pour toujours dans ce que Jésus, après ses devanciers et avec ses contemporains, nommait le « royaume des Cieux » ? Aussi, je puis ajouter : « Je crois au pardon qui transfigure et qui donne force et patience pour aimer les frères. Je crois à la réunion définitive de tous les hommes dans l’intimité du Père. » Telle est la substance de ma foi. C’est en même temps mon histoire et notre histoire. Lorsque je dis « Je crois », c’est cette aventure que je résume comme l’histoire d’une relation amoureuse qu’ensemble nous vivons. Alors, les « dogmes », qui parfois nous paraissent si indigestes, ne sont que l’expression raisonnée — autrement dit, passée par la raison — de ce que cette histoire suppose. Nous nous mettons alors à réfléchir au moyen des termes savants sur lesquels ont « planché » des évêques d’Orient et d’Occident réunis en conciles au cours des siècles, chaque fois qu’était mise en doute telle ou telle de ces réalités vitales qui nous constituent en tant qu’êtres de raison et de li-


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berté. Mais il s’agit de notre histoire, de mon histoire de chair et de sang. Ainsi, la foi ne m’apparaît pas comme une contrainte qu’une autorité souveraine et intransigeante — fût-elle un Dieu toutpuissant — nous imposerait du dehors. Elle est notre histoire intérieure, celle d’une alliance que Dieu noue avec les hommes pour toujours. « Utopie, incohérence, illusion », objecteront certains. « Philosophie ésotérique », opineront d’autres. « Prétention exorbitante », estimeront d’autres encore. À nous donc de choisir. Mais si c’était vrai ? Si c’était vrai que le peuple d’Israël a découvert progressivement au long des siècles cette merveille, et cela pour que nous puissions en vivre, nous aussi ? Si c’était vrai ce que Jésus est venu nous dévoiler de l’intimité divine ? Croire, c’est donner cette chance, à Israël et à l’Église, que cela soit vrai. Et c’est le vérifier, par le fait même. Il n’y a donc pas opposition entre la science et la foi : il y a différence de niveau. La foi n’est pas du même ordre que le monde sensible, elle n’est pas observable par approximation expérimentale. Et pourtant, elle est acquiescement à une expérience vitale. La foi ne s’oppose pas à la raison, dès lors que la raison veut bien inclure ce type de découverte intérieure, plongeant plus profond que la psychologie ou les sciences dites humaines. L’intelligence peut en effet montrer qu’il est raisonnable de croire en Dieu, elle peut en démontrer l’existence. Si donc raison et foi appartiennent à des registres différents, l’incompatibilité par contre n’oppose nullement intelligence et foi. La foi est sans doute cette reconnaissance du mystère, d’un incompréhensible tellement plus réel que la réalité même. Car Dieu sera à jamais au-delà de notre entendement, mais il est Quelqu’un, un Dieu personnel, Dieu Père, parce qu’il est Amour. C’est Jésus qui donne définiti-


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vement accès à l’inaccessible. « Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, déclare-t-il à la Samaritaine du puits de Jacob. Et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissante pour la vie éternelle » (cf. Jn 4, 5-14). Au XXIe siècle qui est le nôtre, pouvons-nous encore parler de progrès de la foi ? Bien sûr, puisqu’il y a progrès dans l’amour. Comme l’amour, la foi se coule dans des gestes et des comportements humains toujours prêts à un approfondissement, perméables aux rencontres et aux découvertes, accueillants aux nouveautés, pourvu qu’un tel progrès n’en vienne jamais à nier la réalité de cet amour. Nous déclarons l’Église gardienne de la foi. Or, cette Église se compose de croyants et possède une hiérarchie, à l’instar de la structure familiale, comme elle soucieuse de sauvegarder les valeurs humaines essentielles. À l’égal de la famille, l’Église vit dans le temps. Elle évolue avec lui, sans pour autant se laisser aliéner par les courants d’idées et de mœurs qui naissent et meurent autour d’elle. C’est souvent ce qui peut expliquer l’apparente lenteur de l’Église que nous constituons, car elle est, devant Dieu, responsable de l’homme, ainsi que des valeurs qui représentent sa dignité propre. C’est souvent ce qui la fait apparaître comme retardataire, voire obsolète. Un frein ? Mais n’est-il pas nécessaire quelquefois de freiner, afin d’éviter un accident funeste ? L’Église, nous avons à l’aider à changer : nous sommes d’Église et, de surcroît, gardons conscience des données primordiales qui font vivre l’homme. Si, par exemple, nous examinons le vocabulaire qu’au cours des deux derniers siècles ont utilisé les documents publiés par le magistère, c’est pour constater que tout ce qui naguère s’exprimait en termes de « mission » s’oriente à présent et progressivement dans le sens du dialogue interreligieux, fait qui, à lui seul, traduit une avancée de la foi.


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La grâce de notre siècle, à mon estime, est de nous faire participer davantage — en raison même de la sécularisation de la société et de la raréfaction des vocations sacerdotales et religieuses — à cette responsabilité qui est la nôtre vis-à-vis de l’homme et qui, à bon droit, mérite d’être qualifiée de prophétique. Ne commençons-nous pas à mieux incarner ce qu’on appelle « le sacerdoce commun des fidèles », ce rôle de tous les baptisés d’eau et d’Esprit saint dans l’unique sacerdoce du Christ ? Alors, vous vous posiez la question de savoir si, pour le chrétien, croire en Dieu n’est pas avant tout croire en l’homme. Je dirais plutôt que croire en Dieu renvoie immanquablement à la foi de Dieu dans l’homme. Je ne remplacerais pas « Dieu » par « homme », ainsi que le fait le courant humaniste actuel, mais je m’émerveillerais devant l’homme, qui me dit la grandeur de Dieu et le souci qu’il a de notre humanité. L’Islam nous rappelle la transcendance de Dieu, à laquelle il nous arrive de substituer un humanisme totalitaire. Que Jésus soit venu humaniser pour nous l’image de Dieu, l’assertion laisserait entendre que nous avons insuffisamment perçu à quel point ce Dieu transcendant est tout à la fois Père et Mère, responsable de cette humanité qu’il a créée et qu’il recrée sans cesse. Maintenant qu’il est venu, nous tentons d’étouffer sa voix dans une paganisation du christianisme qui s’efforce de le réduire à une taille humaine, mesquine et possessive, faisant de nous le centre du monde. Nous hissons alors sur le pavois nos idoles contemporaines, qui valent bien celles qu’évoque la Bible, des dieux faits de main d’homme : argent, plaisir, pouvoir absolu des médias, dont nous avons sans doute oublié la fragilité et la relativité. Nous ambitionnons de tout savoir, de tout régenter, de tout contrôler. Nous bradons des vies humaines et nous les détruisons. Nous rame-


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nons la réalité à nos propres systèmes, jusqu’à risquer de créer un nouvel esclavage universel. Or, Dieu, en Jésus, s’est fait serviteur de ces hommes aliénés que nous sommes. Il désire chasser nos mauvais démons, assumer la pauvreté des pauvres et la misère des miséreux, instaurer davantage de justice et de paix. Jésus lava les pieds de ses disciples. Il se mit à genoux devant celui qui allait le trahir et devant les dix autres qui allaient fuir et lâchement l’abandonner. Sommes-nous donc meilleurs que les Douze, nous qui recrucifions notre Maître ? Finalement, la foi nous transfigure. Au cœur de l’Évangile, le récit de la transfiguration de Jésus me fascine : « Celui-ci est mon Fils, le Bien-aimé, écoutez-le ! » (Mc 9, 7). Cette lumière qui émane du Maître envahit les disciples invités à reconnaître tout ensemble sa filiation et la leur propre. La mienne aussi, par conséquent. L’écouter, c’est en quelque sorte devenir lui, me laisser habiter par sa présence, devenir transparent à son éclat, tel un vitrail. La Bonne Nouvelle n’est pas utopie, idéologie aliénante. Tous désormais peuvent entendre la parole de Jésus — un fils d’homme parmi d’autres — suivant la route de souffrance des frères et sœurs dont il partage la condition, mais en même temps un tout Autre que les autres. Parce qu’il est le propre Fils de Dieu, il habite en tout être humain. Tous ceux qui désormais entendent sa Parole et découvrent le témoignage de sa vie sont invités à sa suite et s’engagent à vivre ce qu’il a vécu et ce que, comme Ressuscité, il vit encore en chaque croyant. À la fois, Dieu se donne et s’efface dans la personne de Jésus. L’éclat de la lumière qu’il projette là où il passe est sans cesse tamisée, car Dieu est discret. Il ne choque pas, il n’épouvante pas, il ne vocifère pas. Il séduit doucement, en se confondant avec le paysage et la foule qui l’environne. Suprême délicatesse de Dieu.


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Le mystère du Fils de Dieu se révèle à l’homme en déployant toute sa force au sein des incompréhensions et des résistances humaines. Sa discrétion même est signe de vérité. C’est pour cette raison que, souvent, Jésus impose le silence après une guérison. Il refuse la propagande. Faire profession de foi, c’est accepter de recevoir de Dieu, par Jésus, le sens de la vie et du monde, en même temps que la force de vivre et de mourir. Silence de l’homme devant Dieu qui s’offre à lui et se retire. Aussi nous faut-il faire silence en portant notre croix. Trop facile de dire sa foi sans en mourir ! Cette foi au Christ, si elle est vraie, demande à se vérifier dans le concret de notre existence qu’elle transfigure. Il s’agit d’assumer dans un combat paisible — « avec un cœur réconcilié », dirait le frère Roger de Taizé — les oppositions et les incompréhensions autant que nos propres réticences et nos impuissances, voire nos erreurs et nos fautes. La merveille du salut que nous offre Dieu est qu’il se donne à travers le refus des hommes, ce refus que le Fils de Dieu transfigure en amour comme il l’a fait pour Pierre le renégat et pour Judas le traître. Sa miséricorde n’a pas supprimé le péché ; elle le démasque et le pardonne. Le péché n’a jamais empêché Dieu d’être bon ! La transfiguration, c’est, par grâce lumineuse du Fils, devenir celui que je suis vraiment. La résurrection, c’est laisser transformer celui que je suis réellement en Corps du Christ. Ce que je suis, Seigneur, tu le sais bien, toi qui m’aimes. Tu le sais mieux que moi, et tu es le seul à le savoir. C’est dans tes yeux que je me découvre, non plus seulement comme fils ingrat, mais comme pécheur appelé dans ton incomparable tendresse. Que ta Parole soit vraiment ma demeure !



Il se fait tard. Et pourtant, longtemps encore aimerait se prolonger un dialogue aussi éclairant par l’intelligence du propos que par son message d’espérance. Mais la route toujours attend le père Radermakers. Jean l’infatigable ! Car, sur le chemin de foi qui est le sien, et qui l’appelle, et sur lequel déjà nous entraîne son enseignement, il restera jusqu’à la limite de ses forces témoin devant les hommes du Dieu de la Bible et de Jésus le Christ, « lumière du monde » (Jn 8, 12). F. C.

***

Merci à toutes celles et à tous ceux qui m’ont enfanté à la grâce et qui sont à présent dans l’intimité du Seigneur. En particulier : Maman et Papa, Irène-Marie, Joseph, Robert, Joseph, Henk, Alfons, Hélène, Ernest, Anne-Marie, Faraj, Marie-Dominique, Anne, Jean-Baptiste… Et à tous les autres, toujours en vie, dont l’amitié chaleureuse me nourrit et me fortifie, sans que je puisse les nommer, sinon dans mon cœur. J. R.


Liste des publications de Jean Radermakers

• Plusieurs articles pour le Vocabulaire de théologie biblique du père Xavier Léon-Dufour, Paris, Cerf, 1962, 1971 (2). • Article sur saint Jean : « Mission et Apostolat dans l’évangile johannique », dans Studia Evangelica, Berlin, 1964, p.100-121. • Plusieurs commentaires scripturaires pour Assemblées du Seigneur (2e éd.), no 26 (Jn 15), no 29 (Jn 17), no 60 (Mc 10), de 1972 à 1975. • Commentaires sur les évangiles : - Au fil de l’évangile selon saint Matthieu, Louvain, Éd. de l’IET, 1972, Bruxelles, 1974 (2) (plusieurs tirages et traduction italienne), épuisé. - La Bonne Nouvelle de Jésus Christ selon saint Marc, Bruxelles, Éd. de l’IET, 1974 (plusieurs tirages et traduction italienne), épuisé. - (avec Ph. Bossuyt), Jésus, Parole de la Grâce selon saint Luc, Bruxelles, Éditions de l’IET, 1981 (plusieurs tirages et traduction italienne). - (avec Ph. Bossuyt), Témoins de la Parole de la Grâce (Actes des Apôtres), Bruxelles, Éditions de l’IET, 1995 (traduction italienne). • Articles pour la revue Lumen vitae : - « La prière de Jésus dans les évangiles synoptiques », 24 (1969) p. 393-410. = Confrontations (Tournai) 2 (1969), p. 299-317. - « Prêcher le Ressuscité », 28 (1973), no 1, p. 67-80. - « Sens d’un dialogue judéo-chrétien », 30 (1975), no 1, p. 103-124. • Article « Matthieu (saint) », pour le Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome X (1980), col. 779-797 (1978). • « L’évangile de Matthieu », dans le collectif Évangiles synoptiques et Actes des Apôtres (coll. « Petite Bibliothèque des Sciences bibliques », N.T. 4), Paris, Desclée, 1981, p. 131-194. • Nombreux articles pour le Dictionnaire encyclopédique de la Bible, publié par l’Abbaye de Maredsous, Turnhout, Brepols, 1987.


LISTE DES PUBLICATIONS

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• Articles pour la Nouvelle Revue théologique (NRT) : - « La Mission, engagement radical. Une lecture de Mt 10 », 93 (1971), p. 1072-1085. - (avec J.-P. Sonnet), « Israël et l’Église », 107/5 (1985), p. 675-697. - (avec Ph. Bossuyt), « Rencontre de l’incroyant et inculturation : Discours de Paul à Athènes (Ac 17, 16-34) », 117/1 (1995), p. 19-43. - « Genèse et croissance du christianisme », 121/2 (1999), p. 274-287. - « Le “Oui” de Pierre Emmanuel : un itinéraire », 123/3 (2001), p. 373-382. - « Les Psaumes et nous. Quelques ouvrages récents », 124/4 (2002), p. 630-639. - « Jésus après Jésus » de Mordillat et Prieur », 126/3 (2004), p. 458461. - Nombreux comptes rendus bibliographiques. • Dieu, Job et la Sagesse (coll. « Le Livre et le Rouleau », 1), Bruxelles, Éd. Lessius, 1998 (traduction italienne et portugaise). • « Les sens de l’Écriture », dans la revue Tychique, no 148 (2000). • Nombreux articles annuels dans la revue liturgique Feu nouveau et dans la revue catéchétique Partages.


Table des matières

Liminaire

..............................................................5

Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Je verrai la Terre promise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Je dis oui sans hésiter. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 L’exégèse soulève en moi des joies nouvelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Que nous nous conformions à une Parole vivante . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Créés pour entrer en son intimité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 L’Écriture, âme de la théologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Ils rendent gloire à la parole du Seigneur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Ces lieux qui n’ont pas fini de nous parler

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

« Qui dites-vous que je suis ? » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 « Réjouis-toi, Comblée de grâce » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 « Je vais lui faire une aide, comme son vis-à-vis » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Une clé de compréhension universelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Tous projetés dans la même aventure avec Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Dieu lui a donné le don d’enseigner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Croire aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 Liste des publications de Jean Radermakers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 Table des matières

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240

Achevé d’imprimer le 15 novembre 2005 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Fernand Colleye est un ancien journaliste de la radio-télévision belge, ami du père Radermakers qu’il a accompagné en Terre Sainte. Dans leurs libres entretiens, Fernand Colleye nous fait découvrir la sérénité du savoir et la fécondité de l’expérience spirituelle de l’un des grands passeurs des Écritures pour notre temps.

Jean RADERMAKERS

Un livre d’entretiens pour découvrir la personnalité attachante et le fil rouge de l’engagement jésuite de Jean Radermakers, belle figure de l’exégèse francophone qui fut à la même école que Paul Beauchamp. Enseignant passionné et conférencier hors pair, Jean Radermakers est professeur à l’Institut d’Études théologiques de Bruxelles (IET). Hébraïsant attaché à la tradition juive, il a mené d’innombrables groupes en Terre Sainte pour découvrir la Bible sur le terrain. Cet homme sincère et discret est aussi animateur de cercles bibliques et d’équipes de foyers. Jean Radermakers a marqué de son érudition souriante, de sa simplicité pleine d’attention et de sa foi inébranlable plusieurs générations d’étudiants, d’auditeurs, de marcheurs et de chercheurs de Dieu. Nombreux sont ceux qui ont découvert à sa suite la passion de la Parole de Dieu et l’amour du Christ qui l’incarne. Avec Jean Radermakers, c’est d’un même élan qu’on aime l’homme et les Écritures qui le font vivre, cette Parole de Vie que sans relâche il explique, il transmet et il actualise.

Ta Parole, ma demeure

Ta Parole, ma demeure

Jean RADERMAKERS

Ta Parole

ma demeure

Entretiens avec

Fernand COLLEYE

9 782873 563240

fidélité

idélité ffidélité

ISBN 2-87356-324-9 Prix TTC : 16,95 €

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