Le corps

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Ce soixante-cinquième numéro l corps sur Le a été réalisé par Philippe Cochinaux.

Le corps

Trimestriel • Éditions Fidélité no 65 • 4e trimestre 2005 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-323-0 2-87356-333-8 Prix TTC : 2,45 €

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No d’agréation : P401249

mière en méprisant le second. Ou bien on idolâtre le second en oubliant la première. Aujourd’hui, et de toute urgence, nous sommes invités à redécouvrir leur unité profonde. Deux dimensions d’une même réalité : la personne humaine. La beauté du corps — sa signification conjugale — les caresses — la nudité — les soins…

Le corps

L’âme ou le corps ? Souvent, on choisit la pre-



Le corps

Éditorial par Charles Delhez ce sein que je ne saurais voir », dit le Tartuffe de Molière. Phrase célèbre s’il en est ! À sa manière, elle pose bien la question du corps. Après un temps de pudeur excessive, dont il reste encore beaucoup de traces, les Occidentaux veulent lever les tabous. Il suffit de voir comment les jeunes s’habillent, ou plus exactement se vêtent de peu ! Les extrêmes sont toujours des excès. Cacher le corps ou le dévoiler sont, finalement, deux manières d’en faire une obsession. Le dualisme corps-âme sera sans doute toujours la tentation de toute culture. Soit au détriment de l’un, en idolâtrant l’autre ; soit à l’avantage du premier, en méprisant le second. Et pourtant, avec les philosophes contemporains, il faut redécouvrir l’unité profonde. « Notre corps et notre âme font le tout de notre être, ils sont indissociables l’un de l’autre », insiste plus d’une fois Philippe Cochinaux, dominicain du couvent de Rixensart, auteur de cette brochure. Au fil des pages, il nous redit la noblesse du corps qui,

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comme toute réalité humaine, peut être aussi ambigu. Ainsi par exemple le visage : il peut exprimer nos plus beaux sentiments ou nos plus grandes craintes, mais aussi donner le change à notre interlocuteur et devenir un masque. En ce temps de Noël, où cette brochure est mise sous presse, Philippe Cochinaux revient plusieurs fois au mystère de l’Incarnation. « Le Verbe s’est fait chair », dit saint Jean, utilisant un mot grec des plus concrets. Si Dieu prend corps, c’est dire que nous sommes invités à habiter le nôtre, sans mépris ni idolâtrie. Et même à « devenir corps », ainsi que le dit notre auteur à la lumière de saint Paul, trop souvent accusé de mépris de la chair. Dans ces très belles pages, on appréciera notamment le chapitre sur la caresse. Si nos corps sont invités à garder la distance de la pudeur, ils sont aussi le lieu d’une communication peut-être trop oubliée parce que trop vite vue uniquement sous l’angle sexuel, voire pornographique. On ne s’étonnera pas de voir, parmi ces réflexions, des allusions à l’eucharistie. Au cœur du culte catholique, n’y at-il pas cette phrase qui résonne solennellement lors de chaque messe : « Ceci est mon corps livré pour vous. » Si le corps peut être une prison — les Grecs l’avaient bien compris —, il est surtout le lieu de la rencontre, du don de soimême et de l’accueil de l’autre.


Chap itre

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Introduction

et tous, nous sommes identifiés par notre corps, que nous l’aimions ou non d’ailleurs. Notre perception variera au cours des âges et en fonction de la manière dont nous le vivons. Quel qu’il soit, nous sommes appelés à vivre notre corps puisque, avec notre âme, il fait partie intégrante du tout de notre être. Une personne n’a pas un corps et une âme. Il semble plus judicieux de dire qu’une personne est un corps et une âme. Ceux-ci ne sont pas étrangers, extérieurs à moi. Le corps Corps et âme et l’âme sont alors plus qu’une simple forment addition de deux dimensions, ils for- ma personne ment ma personne à part entière. Ne disons-nous pas « j’ai mal » lorsque nous souffrons, plutôt que « mon corps a mal » ? L’accomplissement de notre destinée passe ainsi par la coexistence la plus harmonieuse possible entre ces deux dimensions. Il est vrai que cette harmonie n’est pas toujours aisée à trouver. Ce qui est en tout cas clair, c’est que nous ne pouvons jamais nier une des dimensions, que ce soit celle de l’âme ou celle du corps. En effet, nier une des ces deux dimensions signifierait que nous entrions dans une spirale de déshumanisation,

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ce qui est contraire à la finalité de toute vie puisque le Christ s’est incarné pour l’humanisation de l’être humain, pour la divinisation de l’être humain. Comme le soulignent certains Pères de l’Église, Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Et cet appel à la vie divine passe par l’expérience de l’intégration de notre âme et de notre corps dans la personne que nous formons. De telle sorte, nous serons sauvés. Le salut étant ici entendu comme la réalisation, l’accomplissement total de l’être.

« Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10, 10).

La religion chrétienne, religion du corps Il ne nous est donc pas possible de faire l’impasse sur le corps. Devant le vivre au mieux, il me permet de partir non seulement à la rencontre de l’autre mais également du ToutAutre que, dans la foi, nous nous risquons à appeler Dieu. La religion chrétienne est une religion du corps par excellence, elle a donc quelque chose à nous apprendre dans la manière dont nous le comprenons, dont nous le vivons. Si le christianisme est la religion de l’Incarnation, elle a cependant véhiculé au cours des siècles un vocabulaire qui, mal compris, peut à son tour nous enfermer dans un dualisme. Lorsque nous utilisons dans notre langage les concepts de « corps » et d’« âme », s’ils peuvent a priori sembler dissocier la personne humaine, il s’agit simplement 4


d’aborder l’unité de l’être humain sous deux de ses dimensions : âme incarnée et corps animé. Dans les pages qui suivent, les distinctions de langage ne doivent cependant pas nous amener à séparer l’unité de l’être humain. « Le corps en effet — et seulement lui — est capable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer dans la réalité visible du monde le mystère caché de toute éternité en Dieu et en être le signe visible ». Jean-Paul II, Audience du 20 février 1980, § 4

Le christianisme est la religion de l’Incarnation


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Une perspective chrétienne du corps

à ce que certains pensent encore aujourd’hui, le corps, dans une perspective chrétienne, doit être reçu de manière positive. S’il en avait été autrement, il paraît clair que Dieu n’aurait jamais choisi de s’incarner dans un corps. Pour le souligner une fois encore, par définition, la religion chrétienne est une religion du corps. En effet, dans le premier récit de la Création (Gn 1, 26), l’être humain est le sommet de celle-ci. Dès le premier instant de leur vie, les hommes sont appelés à entrer en communion l’un avec l’autre.

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ONTRAIREMENT

Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre » (Gn 1, 26).

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L’homme spirituel Par les Mains du Père, c’est-à-dire par le Fils et l’Esprit, c’est l’homme, et non une partie de l’homme, qui devient à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or l’âme et l’Esprit peuvent être une partie de l’homme, mais nullement l’homme : l’homme parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l’image de Dieu. […] En effet, si l’on écarte la substance de la chair, c’est-à-dire l’ouvrage modelé, pour ne considérer que ce qui est proprement esprit, une telle chose n’est plus l’homme spirituel, mais l’« esprit de l’homme » ou l’« Esprit de Dieu ». En revanche, lorsque cet Esprit, en se mélangeant à l’âme s’est uni à l’ouvrage modelé, grâce à cette effusion de l’Esprit se trouve réalisé l’homme spirituel et parfait, et c’est celui-là même qui a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu Irénée de Lyon (v. 130-v. 208), Contre les Hérésies, V, 6, 1.

L’incarnation du Christ De par le simple fait de son incarnation, le Christ a vécu notre vie d’être humain, car il habitait lui aussi son corps. Selon les évangiles, il ne vivait pas celui-ci comme étant une partie étrangère de lui-même. Il vivait pleinement sa condition humaine. Par le biais de son corps, il rencontrait ses contemporains, il n’avait pas peur de les toucher. De 7


nombreux récits de ses miracles attestent de cette réalité : il touche les lépreux et les enfants, il mélange sa salive avec de la boue pour la mettre sur les yeux d’un aveugle… Non seulement, il touche les autres, mais il se laisse également toucher par eux. À titre d’exemples nous viennent à l’esprit la femme qui touche son vêtement espérant ainsi être guérie ou encore celle qui oindra ses pieds et qui séchera

Grandeur et dignité du corps chez saint Paul Ce que Paul exprime en ses diatribes peut-être trop nombreuses, voire parfois obsessionnelles, ce n’est pas le mépris du corps, mais au contraire la conscience de sa grandeur et de sa dignité, qu’il voit justement piétinées et niées par l’abandon au péché. Le corps qui se laisse aller à ce qui le contredit, n’est plus un corps signifiant, voilà la vérité de saint Paul et l’expérience des premiers parents. Le corps sort de la séquence des métaphores vives (corps de la création, corps du Christ, corps des autres, corps sacramentel, corps eschatologique). Il quitte son sort et son destin. Il quitte le circuit, le réseau qui lui donnait sens, il perd la route. Il n’est plus un chemin vers Dieu et vers le prochain, il est un chemin perdu, ce « chemin qui ne mène nulle part ». Car quand donc survient le péché, sinon chaque fois que l’être se déroute, se révolte contre lui-même, contre sa propre bonté ? Contre son destin. A. Gesché, « L’invention chrétienne du corps », dans Le corps, chemin de Dieu, Paris, Cerf, 2005, p. 68.

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ses larmes sur ces derniers. Ailleurs encore, Jésus rappelle que l’essentiel de toute vie de foi en Dieu se réalise lorsque je vêts celle ou celui qui est nu, je nourris celle ou celui qui a faim, je soigne celles et ceux dont je me suis fait proche. Le Christ nous donne ainsi l’image d’un homme qui vit pleinement sa dimension corporelle. Le christianisme, par l’événement de l’Incarnation, est donc bien une religion du corps. C’est son corps que Jésus donnera à ses disciples le soir de la dernière Cène. S’il en est ainsi, alors nous pouvons nous étonner d’une certaine vision chrétienne plus négative qui a marqué longuement notre culture. Comme le souligne Timothy Radcliffe : « L’enseignement chrétien part de notre conviction qu’avoir un corps est fondamentalement une bonne chose. Cela dit, il est curieux de voir comme les chrétiens sont souvent mal à l’aise dans leur corps, et le traitent comme si c’était un bagage encombrant, un poids mort qui nous alourdit jusqu’au moment de la libération de notre âme, à la mort. Il faut honnêtement reconnaître que bien des théologiens ont écrit comme si c’était le cas. Cela s’explique parce que, pendant la plus grande partie de son histoire, le christianisme a dû lutter contre le dualisme qui faisait une séparation nette entre le matériel et le spirituel. L’Église primitive a bataillé contre le gnosticisme qui affirmait souvent que le monde avait été créé par un dieu mauvais. Le salut devenait une fuite hors du corps. Pendant un certain temps, saint Augustin a été manichéen, avant que sa vie soit transformée par l’affirmation scandaleuse que le Verbe s’est fait chair. Saint Dominique a initialement fondé notre ordre [les Dominicains, NDÉ] pour combattre le dualisme albigeois. Descartes a injecté dans la culture occiden9


tale une forte teinture de dualisme, séparant l’esprit du corps ; nous n’en sommes pas encore totalement libérés aujourd’hui » (T. RADCLIFFE, Pourquoi donc être chrétien ?, Paris, Cerf, 2005, p. 127-128). La façon manichéenne de comprendre et évaluer le corps et la sexualité de l’homme est essentiellement étrangère à l’Évangile et pas le moins du monde conforme au sens exact des paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la montagne Jean-Paul II, Audience du 22 octobre 1980, § 5

Manichéisme : doctrine de Manès (IIIe siècle après Jésus Christ). Il suppose un principe bon, spirituel et lumineux, dans une lutte sans fin avec un principe mauvais, matériel et obscur. C’est donc un dualisme. Saint Augustin l’a réfuté après s’en être lui-même détaché. Les Cathares, combattus par saint Dominique, sont les héritiers de ce que le christianisme considère comme une hérésie. Actuellement, manichéen est devenu synonyme de dualiste. Heureusement pour nous, aujourd’hui, même les philosophes n’envisagent plus la dualité de l’âme et du corps et reconnaissent que la personne forme un tout avec son âme et son corps. Ces deux dimensions de tout être humain ne sont pas dissociables l’une de l’autre. Alors, si la dissociation entre l’esprit et la chair hante toujours certaines âmes, c’est sans doute parce qu’elles sont encore pétries de cette philo10


sophie platonicienne qui envisageait le corps comme étant la prison de l’âme. C’est la raison pour laquelle il fallait se libérer de ce corps pour retrouver l’essence de toute créature humaine qui se définit comme étant un être spirituel. Dans cette perspective, il n’y avait rien de plus facile que d’accuser le corps et de prétendre qu’il était la source du mal.Toutefois, il semble aujourd’hui que, parmi la jeune génération, nous assis- La profonde tions à l’émergence d’une nouvelle unité de chaque forme de dualisme où l’âme et le être humain corps peuvent se vivre de manière totalement indépendantes l’un de l’autre. Niant la perspective chrétienne affirmant la profonde unité de chaque être humain, ce nouveau type de dualisme conduit à une certaine forme de déshumanisation de l’être humain qui vit une fidélité fracturée entre les différentes dimensions de son être. Nous reviendrons plus loin sur ce constat.

Lors de la mort Certains prétendent que la mort sépare les deux dimensions de l’être humain. Et il est vrai qu’ils ont raison de l’affirmer puisqu’ils n’envisagent que le simple aspect physique de la question. Par son expérience de la résurrection, le Christ nous introduit dans une nouvelle perception : toutes et tous nous ressusciterons comme personne, c’est-à-dire avec notre âme et notre corps même si nous ne savons pas de quelle manière cela se vivra. Et certaines questions peuvent alors nous hanter : serons-nous les mêmes ? À la résur11


rection, aurai-je le corps de mes vingt, quarante ou soixante ans ou plus âgé encore ? Si je perds un membre, est-ce que je le retrouverai de l’autre côté ? Nous reconnaîtrons-nous les uns les autres ? Où se situe notre au-delà ? Celles et ceux qui sont de l’autre côté, sont-ils vraiment là alors que trop souvent nous butons sur un terrible silence ? Ces questions resteront sans réponse pour longtemps encore, sauf si nous prenons les dires de Jésus au sérieux. D’après lui, nos morts sont bien vivants. Quelle formule paradoxale ! Ils sont vivants sans pour autant être réinstallés confortablement dans une demeure spéciale communément appelée le Ciel, le nouvel Éden. Les morts en effet ne sont Nos morts sont plus dans un lieu. Ils sont dans un bien vivants état. Un état de bonheur dans lequel ils nagent. C’est la raison pour laquelle ils sont devenus semblables aux anges, filles et fils de Dieu. Ils vivent dorénavant la vraie vie, la vie des enfants de Dieu. Qu’est-ce à dire ? Notre seule espérance est de croire ce que l’évangile dévoile dans les mots de Jésus. N’appelons plus celles et ceux qui sont partis de l’autre côté de la vie : les morts. Ils sont vivants, les grands vivants de notre histoire puisqu’ils vivent en Dieu, dans cet état de bonheur éternel. Ils vivent à jamais en Lui l’immensité de l’éternité. Ils sont vivants, bien plus vivants que nous n’aurions pu l’imaginer. Ils sont les grands vivants.

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La résurrection signifie non seulement la récupération de la corporéité et le rétablissement de la vie humaine dans son intégrité grâce à l’union de l’âme et du corps, mais aussi un état absolument nouveau de la vie humaine elle-même. Jean-Paul II, Audience du 2 décembre 1981, § 3

Inhabité par la présence divine Enfin, toujours dans une perspective chrétienne, dès l’instant de notre conception, notre corps est inhabité par la présence divine. Par notre baptême, nous sommes tabernacles de Dieu sur cette terre. En d’autres termes, cela signifie que c’est par notre corps que nous sommes capables de rencontrer Dieu. Il n’est pas dans un ailleurs tellement éloigné de nous que nous pourrions avoir le sentiment qu’il est inatteignable. Non, depuis l’événement de l’Incarnation, Dieu se laisse rencontrer dans notre propre corps. C’est là, au plus profond de notre profondeur, qu’il a choisi d’établir sa résidence. En ce sens, nous sommes toutes et tous images de Dieu sur terre. Mais non seulement images mais visages, mains de Dieu présent en ce monde. Un peu comme si Dieu avait besoin de ses créatures humaines pour œuvrer ici-bas. S’il en est ainsi, nous sommes invités à soigner notre corps, à le respecter, voire à l’aimer puisqu’il fait partie intégrante du tout que nous formons.Vivre son corps dit quelque chose de notre manière de vivre notre vie.Vivre son corps dans la foi dit quelque chose de notre manière d’être chrétien. En effet, de par le simple fait de mon appartenance au Christ, 13


mon corps ne m’appartient plus uniquement. Je ne suis plus le seul propriétaire de mon corps. Mon corps est non seulement le mien, mais il est également celui du Christ. Saint Augustin ne dit-il pas : « Devenez ce que vous mangez. » Par l’eucharistie, le Christ est en nous. Son corps en moi rend mon propre corps ouvert à l’accueil de Dieu.

Appelés à devenir corps Nous sommes chair, mais nous sommes appelés à devenir corps. Chair et condition charnelle sont des données originelles, le déjà-là de l’existence, tandis que le corps est encore, largement, pour nous à venir, objet d’une aspiration : « Aspirer à avoir un corps revient à vivre dans l’espoir d’une rencontre » (D. VASSE, La Chair envisagée, Paris, Seuil, 1988, p. 170). Je suis plus ou moins corps selon que je fais plus ou moins l’expérience de la rencontre – avec l’aimé, avec le Christ, avec la communauté. Etre corps, c’est faire corps. Toute la question est alors : comment, avec quoi, avec qui ferai-je corps ? La signification du corps trouvera son accomplissement dans celle de l’Alliance. X. LACROIX, Le Corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de l’amour, Paris, Cerf, 1996, p. 239-240.


Chap itre

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La beauté du corps

OUVENT à la naissance d’un nouveau né, la famille proche

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s’émerveille de la beauté de l’enfant cherchant à voir à qui il ou elle ressemble le plus. Et il est vrai que certains bébés naissent beaux. Il est évident qu’il n’est pas aisé de proposer un critère objectif de la beauté. Les canons de cette dernière sont proposés par des professionnels de la mode et tant pis pour celles et Les canons de la ceux qui ne peuvent pas y répondre. beauté fluctuent Or les canons de la beauté ont fluctué au cours des époques. Il suffit de regarder les hommes et les femmes tels qu’ils étaient peints par Rubens par exemple. Ils étaient enveloppés, bien en chair. Tout le contraire d’aujourd’hui où la taille filiforme, voire l’absence de formes semble être devenue un critère incontournable. La beauté est d’autant plus subjective que certaines personnes estimeront que telle autre est belle alors que leur avis n’est absolument pas partagé par celles et ceux avec qui ils en discutent. Il n’y a donc pas clairement de critères objectifs de la beauté. Ceux-ci sont décidés par quelques personnes au nom de l’ensemble de l’humanité. De plus, ils peuvent varier en fonction des cultures, des continents… 15


Quels que soient ces critères, il est toutefois important de souligner que tout être humain est beau à une époque de sa vie. Il y a des personnes qui n’auront pas été, selon toujours ces critères décidés par d’autres, de beaux bébés, de beaux enfants ou encore de beaux adultes et qui deviendront de très belles personnes âgées. Il y en a d’autres qui auront leur heure de gloire durant leur jeunesse ou l’âge adulte, puis se flétriront d’une certaine manière. En d’autres termes, nous sommes toutes et tous appelés à vivre l’expérience de la beauté à une étape de notre vie. En dehors de ces critères proposés, nous sommes toujours beaux pour quelqu’un sur cette terre. Forts de cette constatation, nous avons alors à entretenir cette beauté, car notre visage est également la lumière de notre être. Il est vrai que nous ne sommes pas responsables de la tête que nous avons reçue à la naissance. Par contre, nous le sommes du visage que nous offrons à celles et ceux qui croisent notre regard. Il est un des lieux par excellence de l’expression des émotions positives ou négatives qui nous traversent. Souvent, un visage peut se lire comme une page d’un livre. Nos traits marquent l’écriture de notre vie. Nos joies et nos stress le gravent à jamais. Puissions-nous alors toujours être attentifs à la tête que nous faisons, car elle dévoile tellement tout ce qui nous traverse à l’instant même où nous l’offrons aux autres.


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La fidélité fracturée

corps et notre âme font le tout de notre être, ils sont indissociables l’un de l’autre. S’il est vrai que pendant de nombreux siècles, certaines écoles de philosophie et de théologie ont eu une certaine tendance à dissocier les deux, aujourd’hui, il semble acquis que l’âme et le corps forment bien le tout d’un être humain. Sa personne se définit à partir de l’harmonie vécue entre ces deux dimensions de son essence. Toutefois, il semble que nous assistions depuis peu à une fracture grandissante chez certains entre ces deux dimensions ; un peu comme s’il était possible qu’elles aient une vie indépendante l’une de l’autre. Cette attitude ambivalente conduit à ce que certains auteurs appellent « la fidélité fracturée ». Précisons quelque peu ce concept. Je peux être fidèle à mon âme, c’est-à-dire à mon éthique de vie qui s’est élaborée au fil des années grâce à l’éducation reçue, aux personnes rencontrées. Cette fidélité se marquera dans mes prises de parole, dans mes discours souvent bien construits alors que ce que je vivrai avec mon corps ira tout à fait à l’encontre de ma pensée. Les valeurs éthiques animent mon âme, mais mes actions liées à mon corps ne s’enracinent au-

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cunement dans ma pensée. Je dissocie volontairement les actes corporels que je pose de la manière dont je réfléchis les valeurs auxquelles j’adhère par ailleurs. En d’autres termes, mon âme pense ce qu’elle veut et mon corps vit ce qu’il veut. Ils peuvent être en totale contradiction l’un visà-vis de l’autre sans pour autant que cela ne gêne la personne concernée. Nous assistons ici à une fidélité fracturée : je suis fidèle à mes pensées tout en étant infidèle dans mes actes. Ces derniers ne sont pas tenus de suivre les méandres de mes considérations éthiques. Il y a ici comme une nouvelle forme de divorce entre l’âme et le corps de par le fait que je pense une chose et Une nouvelle que je fais son contraire. Une telle forme de divorce approche de vie va évidemment à entre l’âme l’encontre de toute forme d’éthique. et le corps Même si le milieu ambiant semble à certains moments favoriser la fidélité fracturée, il nous semble toutefois essentiel de la dénoncer, car elle ne permet

L’éthique n’est pas un ensemble de règles et de lois à respecter à tout prix, mais une dynamique de vie qui cherche toujours la solution qui apportera le plus d’amour. Nous pourrions parler d’éthique « théologale » c’est-à-dire une éthique fondée sur les vertus théologales qui sont la foi, l’espérance et l’amour et comme le souligne saint Paul dans sa première Lettre aux Corinthiens (1 Co 13, 15), des trois, la plus importante est l’amour.

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pas à l’être humain de participer à son propre salut. En agissant de la sorte, il se dénature car cette personne ne fait plus un avec elle-même. Nous assistons à une sorte de schizophrénie : deux êtres vivent en moi, celui qui pense et celui qui agit. La fidélité fracturée qui est une manière policée de parler d’une rupture de fidélités conduit à la déshumanisation de la personne. Elle quitte l’unité de son être pour s’enfermer dans une dualité dévastatrice à moyen ou à long terme. Comme notre âme et notre corps forment le tout de notre être, il en va de même avec nos actes et nos pensées. Nous ne pou- Une certaine vons les dissocier en argumentant conception de la d’une fidélité à double face : l’une libération sexuelle pour le corps et l’autre pour l’âme. Agir de la sorte conduit à nier l’essence même de notre destinée. Une certaine conception de la libération sexuelle ne contribuerait-elle pas à entretenir cette fidélité fracturée ? En effet, plutôt que de se libérer, l’être humain se rend en réalité prisonnier de son corps, s’il le place au dessus en ne voyant qu’en lui un moyen de bonheur et de libération. Alors qu’au cours des siècles l’homme a essayé de maîtriser les passions de « son corps », de maîtriser la chair par l’ascèse, aujourd’hui, la démarche est parfois inverse. C’est le corps qui veut dominer l’âme. Et la voilà emprisonnée… et notre fidélité fracturée…


Chap itre

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Le refus de la réification de notre être

OMME nous l’avons déjà souligné, nous n’avons pas un

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corps, nous sommes notre corps. Il fait partie intégrante de ma personnalité. Il dit quelque chose de moi dans la manière dont je le traite, je le soigne ou encore dont je m’exprime. Les anglophones ont cette expression concernant le langage corporel : le body language. Il peut arriver que notre âme veuille dire une chose et notre corps son contraire et cela sans que nous nous en rendions compte. Par exemple, tout en disant « oui » à la question posée, sans me rendre compte, je fais un signe « non » de la tête. Notre corps a donc bien son langage et parfois exprime de manière inconsciente ce que nous ressentons au plus profond de nous. Il y a également différentes manières de se mouvoir dans l’espace.Telle personne aura une démarche plus masculine, une autre plus féminine. Sans pour autant nous enfermer dans de telles images, notre corps peut donc exprimer certaines parties de notre personnalité. Même nos émotions les plus élémentaires passent par notre corps. Par un simple regard, je puis dire à l’autre si je suis envahi de bonheur ou si je suis en colère. Mon visage rayonne-t-il de joie et est-il détendu, ou bien ai-je les traits tirés par la fatigue ou parce 20


que je suis irrité par une situation ? Le body language n’est donc pas un leurre, il exprime quelque chose de notre être et de ce que nous vivons intérieurement. Une raison de plus de reconnaître que je ne puis me dissocier de mon corps.

Un sujet qui forme un tout Je suis mon corps signifie alors que je prends pleinement conscience de ma personne comme étant un sujet ayant des devoirs et des obligations. Je suis pleinement le « sujet » de mon être. Qu’est-ce à dire ? Un sujet est un être humain à part entière, il est entendu et compris comme une personne prise dans sa globalité. Un sujet forme un tout à respecter dans toutes les dimensions de son être. Je suis le sujet de ma propre vie. Je suis le sujet de En me reconnaissant sujet de ma ma propre vie propre histoire, je prends conscience que je suis également responsable des actes que je pose, des paroles que je prononce. Je ne suis pas un être divisé et « divisable » par les autres. Si j’ai à m’accepter dans ma globalité, j’attends également que tout être humain m’accepte dans le tout de mon être et n’exclue pas certaines parties de ma personne. Je suis un être à aimer avec mon âme et avec mon corps. C’est cela être un sujet de sa vie. Hélas, aujourd’hui, par certains types de médias, le corps est parfois réifié, c’est-à-dire chosifié. L’être humain n’est plus compris comme un sujet pris dans toutes ses dimensions, mais il est vécu comme un objet. Je ne vois plus la personne, mais seulement certains éléments de celle-ci. Elle 21


peut être devenue à mes yeux juste un corps et je me moque de savoir ce qui traverse son esprit, quelles sont ses émotions les plus profondes, ce qu’elle vit et ressent. Je ne vois plus qu’un corps qui est marchandé, commercialisé. L’âme de l’autre n’a plus de place dans de telles images. La pornographie se situe clairement dans cette ligne où l’être humain est toujours réifié, chosifié. Les images proposées montrent seulement des corps « objectifiés ». Il ne s’agit pas d’une rencontre humaine De fausses avec toutes les dimensions de l’être images du corps humain. Les corps sont sans âme et jouent un rôle sans conviction. Elles montrent à la fois de fausses images du corps truquant ces derniers au moyen de subterfuges techniques et en les rendant performant au-delà de toute possibilité humaine, de fausses images d’une certaine forme de violence où tout est permis au gré des fantasmes de chacune et de chacun, de fausses images de la sexualité où toute forme de tendresse et d’engagement est totalement absente. Dans une perspective éthique, nous sommes notre corps et donc nous sommes des sujets et non pas des objets. Toute forme de réification de l’être humain est immorale car elle contredit le sens même de notre humanité. La réification de la personne ne se réduit toutefois pas à la pornographie. Les manières de chosifier un être humain sont multiples : frapper violemment quelqu’un, toute forme de torture, une rencontre intime sans lendemain, parler de l’autre en le réduisant à une chose ou un animal. Il est important de souligner que lorsque la réification de l’être humain est poussée à son paroxysme, elle conduit tou22


jours à l’élimination de la personne. Le racisme, les génocides, les exterminations politiques sont tous fondés sur le principe de la réification de l’être humain. En effet, quand je ne considère plus une personne comme étant un être humain, j’en fais un objet, je le réduis à ce qu’il n’est pas. Et tout objet, par définition, je peux m’en débarrasser. Réifier l’être, c’est m’autoriser à entrer dans une dynamique d’élimination d’un autre être humain. La réification d’une personne nous fait immanquablement entrer dans une spirale de violence.

Des êtres relationnels Par définition, nous sommes des êtres humains, des sujets ayant des droits et des devoirs. Nous avons non seulement à nous respecter comme sujet, mais également à voir en toute personne un sujet, c’est-à-dire quelqu’un ayant un ensemble de dimensions le constituant. Ces dimensions ne peuvent être séparées l’une de l’autre car toute personne ne peut être comprise et aimée que dans sa globalité. La rencontre véritable ne peut se vivre que lorsque ce sont deux sujets à part entière qui se livrent et se donnent en toute vérité. Nous ne pouvons jamais oublier que nous sommes des êtres relationnels. En effet, la relation est inscrite au cœur même de notre conception. Nous sommes nés de la rencontre, de l’amour entre un homme et une femme. Sans relation, nous ne pouvons pas grandir, il nous est impossible de nous épanouir. Sans relation, nous mourrons. Toutes et 23


tous, nous avons un besoin existentiel d’aimer et d’être aimé. De manière naturelle, nous mettons en place des mécanismes de séduction (et non pas de don juanisme) pour entrer en relation. Nous serons attentifs à la manière dont nous habillons notre corps, à la façon dont nous parlons avec nos mots, nos yeux voire nos mains. Lorsque nous étions petits et que nous Un besoin avions fait une bêtise, il pouvait nous existentiel d’aimer arriver d’être punis. Ce n’est pas tant et d’être aimé la punition que nous craignions, car si nos parents étaient des gens droits, celle-ci était souvent légère. Non, la crainte de la punition était liée à notre peur de ne plus être aimé par celles et ceux qui nous sont chers. Nous ne pouvons le nier, nous avons chacune et chacun besoin de relations pour exister. La rencontre humaine passe toujours par notre corps. La première fois que je rencontre quelqu’un, si je ne suis pas aveugle, mon regard va se porter sur son visage et puis sur l’ensemble de la personne. Je serai attentif à la manière dont elle ou il est habillé, à ses gestes, à son regard. Ce premier regard est important car très souvent il va marquer le début d’une relation de manière positive ou négative. La rencontre pourra nous faire évoluer dans nos jugements, mais la première impression de la vue de l’autre est imprimée en nous. Notre corps n’est donc pas neutre puisqu’il est le premier élément de notre personne qui est donné à voir. L’autre me rencontre d’abord par mon corps et puis, si nous le souhaitons de part et d’autre, une relation d’amitié ou d’amour pourra naître et exister car nous avons décidé d’aller au-delà de ce premier regard.


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La signification conjugale du corps

sein de l’Église catholique, la signification même de la rencontre des corps se vit dans le mariage où s’exprime par excellence le don de soi en toutes ses dimensions. Y. Semen précise très clairement cette notion : « C’est cette capacité de don qui nous confère notre dignité de personne. C’est la marque propre de la personne : seule une personne est capable de se donner et c’est dans le don libre d’ellemême que la personne réalise ce pour quoi elle est faite. Nous sommes ainsi appelés à nous donner par notre corps et avec tout ce qu’il inclut : notre affectivité, notre sensibilité, notre psychologie, notre sexualité, le tout spécifié de manière masculine ou féminine. Le corps humain n’est pas fait seulement pour la procréation, comme s’il s’agissait de répondre à un impératif biologique qui s’imposerait à nous comme il s’impose aux animaux. La fécondité, dans et par la procréation, est une surabondance de l’amour. Le corps humain avec son sexe et par son sexe est fait pour la communion des personnes. Le fruit de cette communion, comme son rayonnement, est la fécondité en une autre personne » (Y. SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, p. 109).

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Le mystère de la sexualité Une fois encore nous découvrons à quel point la sexualité n’est pas qu’un simple acte physique mais qu’elle implique tout le mystère de l’être humain. Personne ne trouvera jamais les mots justes pour exprimer ce qui se vit dans l’intimité des corps tellement nous nous sentons démunis dans nos expressions verbales face à un tel mystère. La sexualité n’est donc pas une simple équation qui peut se décrire. Il ne s’agit pas d’une énigme dont nous trouverions aisément la solution. La sexualité est un mystère et un mystère, pour le décrypter, il faut le vivre. Mais cela prend du temps : le temps de la connaissance de soi et de l’autre, le temps de l’apprivoisement, le temps du don total de son être dans l’engagement. C’est ce que souligne un religieux dominicain, veuf après presque trente années de mariage : « La douceur de la tendresse, de l’abandon de soi en se serrant nu contre l’autre, engendre l’immense bonheur de la confiance, de l’appartenance gratuite à plus qu’à soi-même. Cet abandon de soi dans les bras de l’autre réactive la relation, redonne goût à la connivence, laisse place au pardon, à la re-décision de s’aimer. La sexualité nous emporte alors bien au delà de nousmême. Elle nous relie à la source de notre bonheur, à notre Dieu Amour. La sexualité a alors quelque chose de sacré, de divin. Elle participe au sacrement de la relation. » Affirmer tout ceci va évidemment à l’encontre de notre société qui se prélasse dans le « tout, tout de suite ». Hélas, cette maxime est humainement immorale au sens où il faut des années pour qu’un homme ou une femme devienne plei26


nement lui-même, elle-même en toutes les dimensions de son être. Tout comme dans la vie, la sexualité a besoin de laisser le temps au temps pour qu’elle se laisse vivre en toute harmonie.

Le sacrement du mariage Le mystère caché en Dieu se révèle de la manière la plus sublime dans le couple humain, homme et femme appelés à la communion par le don total de leur personne et de leur corps. En ce sens, le mariage est signe de l’Amour incréé, de l’amour dont Dieu s’aime Lui-même et dont Il aime l’humanité. Dès les origines, il y a donc un sacrement primordial, qui est le sacrement du mariage. Dans l’union de l’homme et de la femme, dans cette sacramentalité de leur communion et de leur attrait, il y a l’expression de l’amour de Dieu. Y. SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, p. 155.

En lien avec l’eucharistie Dans une perspective chrétienne, la sexualité est intimement liée à l’eucharistie, constate Timothy Radcliffe. Et contrairement à ce que certains pourraient penser, cet auteur anglais n’est pas très novateur dans son affirmation, car la première Lettre de saint Paul aux Corinthiens va déjà dans ce sens lorsqu’il fait une comparaison entre la nourri27


ture et la sexualité. Nous faisons nôtre les mots du théologien : « Le meilleur point de départ si nous voulons comprendre notre sexualité est la dernière Cène. Quand Jésus livre son corps aux disciples, il est vulnérable ; il s’en est remis entre leurs mains pour qu’ils fassent ce qu’ils veulent de lui. L’un d’eux l’a déjà vendu, un autre va le renier et la plupart des autres vont l’abandonner. Le don de son corps révèle que la sexualité est inséparable de la vulnérabilité. Elle incarne une tendresse qui signifie qu’on peut être blessé ; c’est un don de soi qui peut rencontrer refus et moquerie, et dans lequel on peut se sentir utilisé. La dernière Cène témoigne de façon très réaliste du danger de se donner. On est loin du romantique souper aux chandelles dans une vieille auberge. L’éthique sexuelle chrétienne nous invite à assumer cette vulnérabilité, à courir le risque de l’intimité, à perdre toutes ses défenses » (T. RADCLIFFE, Pourquoi donc être chrétien ?, Paris, Cerf, 2005, p. 136-137). Il nous paraît non seulement intéressant mais essentiel de retrouver les racines de notre foi afin de faire ou refaire ce lien subtil entre la sexualité et l’eucharistie. Il n’est nullement blasphématoire de tenir de tels propos, mais plutôt ces derniers nous permettent de reconnaître non seu-


Tout amour rend vulnérable Aimez quoi que ce soit, et votre cœur connaîtra certainement la peine et sera peut-être brisé. Si vous voulez être sûrs que votre cœur demeure intact, ne le donnez à personne, pas même à un animal. Emballez-le soigneusement dans d’innocents passe-temps et des petits luxes ; évitez tout lien étroit. Enfermez-le à l’abri dans le coffre ou le cercueil de votre égoïsme. Mais dans ce coffre, sûr, sombre, immobile et sans air, il va se transformer ; il ne sera pas brisé mais il deviendra dur, impénétrable, inatteignable. Face à la tragédie ou au risque de tragédie, il n’y a que la damnation. Hors du Paradis, le seul endroit où l’on soit parfaitement à l’abri de toutes les perturbations, de tous les dangers de l’amour, c’est l’Enfer ». C.S. LEWIS, The Four Loves, London, Geoffrey Bles,1960, p. 111.

lement tout l’aspect mystérieux de la sexualité comme d’ailleurs l’est l’eucharistie, mais également de prendre encore mieux conscience que celle-ci implique un don total de soi en toutes ses dimensions ; ce don nous permet alors de vivre pleinement de cette vulnérabilité qui caractérise la rencontre véritable dans l’intimité des corps.


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Les caresses

son livre intitulé Apprivoiser son ombre, Jean Monbourquette, prêtre et thérapeute canadien, raconte l’histoire suivante : « Il était une fois un homme qui portait sept masques différents, un pour chaque jour de la semaine. Quand il se levait le matin, il se couvrait immédiatement le visage avec un de ses masques. Ensuite, il s’habillait et sortait pour aller travailler. Il vivait ainsi, sans jamais laisser voir son vrai visage. Or, une nuit, pendant son sommeil, un voleur lui déroba ses sept masques. A son réveil, dès qu’il se rendit compte du vol, il se mit à crier à tuetête : “Au voleur ! au voleur !” Puis il se mit à parcourir toutes les rues de la ville à la recherche de ses masques. Les gens le voyaient gesticuler, jurer et menacer la terre entière des plus grands malheurs s’il n’arrivait pas à retrouver ses masques. Il passa la journée entière à chercher le voleur mais en vain. Désespéré et inconsolable, il s’effondra, pleurant, comme un enfant. Les gens essayaient de le réconforter, mais rien ne pouvait le consoler. Une femme qui passait par là s’arrêta et lui demanda : “Qu’avez-vous l’ami ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?” Il leva la tête et répondit d’une voix étouffée : “On m’a volé mes masques, et le visage

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ainsi découvert, je me sens trop vulnérable. — Consolezvous, lui dit-elle, regardez-moi, j’ai toujours montré mon visage depuis que je suis née.” Il la regarda longuement et vit qu’elle était très belle. La femme se pencha, lui sourit et essuya ses larmes. Pour la première fois de sa vie, l’homme ressentit sur son visage la douceur d’une caresse. »

La douceur d’une caresse Qui d’entre nous n’a jamais éprouvé le besoin d’une caresse lorsqu’elles se font rares ou inexistantes. Il est vrai qu’aujourd’hui, souvent, les caresses ont mauvaise presse. Elles ont été dénaturées, sexualisées et donc quelque part souillées par ces gens qui ont abusé de femmes ou d’enfants. Malgré un La tendresse, tel triste constat, nous ne devons pas expression laisser une certaine pornocratie en- merveilleuse vahir la tendresse. En effet, cette der- de l’amour nière est belle, pure et expression merveilleuse de l’amour. Dans la tendresse, les caresses retrouvent leurs lettres de noblesse et nous font redécouvrir l’importance du sens du toucher qui est un mode d’expression et de communication entre deux êtres. Toucher l’autre, c’est humain, mais également divin. Le Christ en est une belle preuve. C’est en tout cas ce qu’une page d’évangile (Mc 7, 31-37) nous dévoile. Jésus met les doigts dans l’oreille du sourd muet, puis prenant de la salive, il lui touche la langue. Ailleurs, il impose les mains, touche les enfants. Il communique donc également par son 31


propre corps, mais pour le bien de l’autre. D’où le sens de l’eucharistie, cette communion à son corps et son sang. Durant sa vie terrestre, le Christ s’offre une certaine proximité physique avec les personnes rencontrées au cours de ses marches. Mais cette proximité n’est pas vécue au grand jour, de manière médiatique. Non, Dieu le Fils s’autorise de toucher les gens en s’éloignant de la foule. Il se retire dans l’intimité de la rencontre. Par pudeur, par respect.

Toucher et se laisser toucher Les caresses, expression de la tendresse, se donnent à vivre dans le respect de chacune des parties en présence, car toucher l’autre n’est pas neutre. En effet, toucher l’autre, c’est également se laisser toucher. Toucher l’autre, c’est consentir à se taire Toucher l’autre, pour que le silence puisse s’instaurer c’est également dans la relation, car ce silence-là est se laisser toucher plus parlant que n’importe quelle phrase. Toucher l’autre permet aussi d’offrir un chemin de guérison. Notre monde a besoin de proximité, notre monde a besoin de tendresse. Notre monde, c’est-à-dire la majorité d’entre nous. Toucher l’autre tout en se laissant toucher est une expérience forte, car elle nous permet d’ouvrir nos bras et de serrer contre nous celle ou celui qui veut venir faire mourir sur notre épaule quelques larmes de tristesse. Elle nous permet également de prendre une main et de nous taire ou encore de caresser avec compassion le visage de celui 32


qui devient si proche à l’instant où il s’éloigne de sa propre souffrance. Et si Dieu nous demandait : aujourd’hui, par un geste, par des mots, as-tu touché quelqu’un ? Question inconvenante ? Peut-être ? Ou n’est-ce pas plutôt l’expression d’une attitude considérée comme folie humaine, signe de sagesse divine ? Quoiqu’il en soit, toute caresse d’un geste, toute caresse d’un mot est tendresse, mode de communication, voire de communion. Dieu le Fils ne s’en est pas privé dans l’intimité de la rencontre, n’en ferions-nous pas de même lorsque le besoin se fait ressentir en toute honnêteté, en toute vérité ?

La caresse est expérience du caractère à la fois accessible et inaccessible de l’autre. Au moment même où je mime l’appropriation, j’éprouve que l’autre est insaisissable. L’autre est proche, sous ma main, et pourtant toujours au-delà de ce que je peux saisir. Dans la plus grande proximité, il demeure à l’horizon. La rencontre est là, déjà donnée, mais aussi elle est toujours à venir. X. LACROIX, Le Corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de l’amour, Paris, Cerf, 1996, p. 102


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La nudité

n’est pas aisé d’aborder la question de la nudité dans la culture francophone, car elle est trop souvent directement sexualisée. Il semble que notre culture soit moins à l’aise avec celle-ci que ne le sont les cultures anglo-saxonnes, scandinaves ou encore celles des pays de l’Europe centrale ou de l’Est.

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Différentes cultures Dans notre culture, la nudité n’est pas facilement exposée. À part dans les clubs de sport ou dans les lieux expressément prévus pour que la nudité puisse se vivre (camps naturistes…), la nudité ne se partage pas aisément. D’autres cultures par contre la favoriseront en proposant des vestiaires communs dans les piscines, des installations de saunas ou bains turcs publics, des salles de bains prévues pour des centaines de personnes qui se lavent ensemble comme dans les pays de l’ancien bloc soviétique. Par ces différents lieux où la nudité se montre, les personnes apprennent au cours de leur existence à avoir un autre rapport avec leur 34


corps. Ce dernier n’est pas à cacher constamment. Le corps dit quelque chose de ce que nous sommes sans pour autant dévoiler le tout de notre être. Oser montrer son corps à l’autre peut ainsi devenir un apprentissage de libération vis-à-vis de soi puisque notre corps ne répondra jamais parfaitement aux critères de beauté établis par notre culture. Il s’agit de plus d’un dévoilement d’une partie importante de notre personne. Elle peut être un Le signe d’une signe d’une confiance partagée. confiance partagée C’est sans doute un des symboles exprimés dans le récit mythique d’Adam et Ève. Il ne s’agit bien évidemment pas d’un récit historique. Ce n’est pas pour autant qu’il faut le rejeter, car tout mythe raconte quelque chose d’intéressant à interpréter et ce, afin de mieux comprendre notre propre humanité.

La nudité d’Adam et Ève Reprenons-le. Au Paradis, dans un premier temps, Adam et Ève vivaient en harmonie l’un avec l’autre. La confiance était la pierre angulaire de leur relation. Ils n’avaient pas peur l’un de l’autre et donc n’avaient pas à se cacher. Ils étaient nus et ils étaient heureux. Puis ils vont manger du fruit de l’arbre de la connaissance, c’est-à-dire qu’ils vont entrer dans une nouvelle dynamique relationnelle. Ils quittent une vie basée sur la confiance pour entrer dans une nouvelle marquée par le désir de domination de l’autre par la connaissance. Un peu comme s’ils se disaient en eux35


mêmes : « La connaissance va me permettre de te maîtriser, de te dominer. » Ils sont ainsi passés de la vie à la mort. En d’autres termes, sentant entre eux un nouveau désir de domination par la connaissance, ils ont rompu ce qui faisait leur lien : la confiance. Comme celle-ci n’existait plus, ils ont alors choisi de se cacher l’un vis-à-vis de l’autre en n’offrant plus leur nudité à leurs regards respectifs. Ce récit mythique biblique souligne de la sorte que notre rapport au corps et à la nudité n’est pas quelque chose de neutre. Au-delà de la simple vision du corps de l’autre, il y a également une question de confiance partagée. Notre corps peut donc également avoir ce genre de langage : une nudité offerte peut être le signe d’une confiance inscrite dans la relation. Le récit biblique est également important,

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car il nous rappelle que la nudité ne doit pas systématiquement être liée à la sexualité. Être nu devant l’autre peut ne rien dire d’une orientation ou d’un désir sexuel possible. La vulnérabilité du corps exposé peut simplement être signe d’une confiance vis-à-vis de l’autre. Je te découvre mon corps comme je te livre une partie de mon âme lorsque je me raconte.

Et la pudeur ? Même si notre culture francophone n’est pas aussi à l’aise que d’autres quant à la nudité, cela ne signifie pas pour autant que la pudeur est quelque chose de négatif. Chaque personne est pudique soit dans ses sentiments, soit dans son corps, soit dans ses émotions, soit… Cette pudeur est à respecter, La pudeur est car elle est le chemin que nous em- également un pruntons pour partir à la rencontre langage de l’autre. Elle a sa beauté en ellemême dans le fait qu’en la respectant, je me respecte également. Je ne m’impose pas dans la relation en exposant de manière trop brutale pour l’autre ce que je ressens ou ce que je suis corporellement. La pudeur est également un langage, plus doux peut-être. C’est pourquoi il est essentiel de la respecter. Au-delà de ce qui vient d’être affirmé, il nous paraît important de souligner avec force l’idée que la véritable rencontre entre deux personnes passera toujours par le dévoilement de la nudité de l’âme. Je ne connaîtrai jamais pleine37


ment l’autre s’il ne se dévoile à moi, s’il ne se rend vulnérable en se racontant, en ouvrant son cœur. Et il en va de même pour moi : je ne pourrai jamais rencontrer en vérité quelqu’un si moi-même je n’ose pas prendre le risque de me livrer, de m’exposer ainsi à son regard, à son jugement quant à ce que j’ai fait ou je ressens. C’est une autre manière de se mettre à nu face à l’autre. Il s’agit de notre nudité intérieure que personne ne peut voir. Elle ne se découvre que si j’accepte de me dévoiler dans la vérité des propos échangés. Oser risquer de se livrer prend également du temps : le temps de l’apprentissage de la confiance, le temps de l’amitié, le temps de l’amour.

Les espaces d’intimité Comme nous l’avons déjà souligné, le Christ aimait se retirer dans l’intimité. Robert Neuburger, dans son livre Les territoires de l’intime, affirme que tout être humain se construit à partir de trois territoires d’intimité : la pensée, le corps et l’espace.

La pensée Notre pensée est le lieu par excellence d’intimité où personne ne peut entrer de force. C’est à moi et à moi seul de décider ce que je livre de moi dans la rencontre. Au fil des années, j’apprends également à penser par moi-même. Ma personnalité s’affirme, mes idées s’affinent. Tel est la voie de tout être humain. Le poète Rainer Maria Rilke soutient que le partage total entre deux êtres est impossible. Il ne 38


sert cependant à rien de s’enfermer dans la morosité, car lorsque nous aurons pris conscience de la distance infime qu’il y aura toujours entre deux êtres humains, quels qu’ils soient, une merveilleuse vie « côte à côte » devient possible, écrit-il. Une vie « côte à côte » et non pas une fusion. Il faudra, poursuit cet auteur, que les deux partenaires deviennent capables d’aimer cette distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun des deux aperçoit l’autre entier, découpé dans le ciel. L’amour entre deux êtres peut être tel qu’ils peuvent presque devenir l’un l’autre. Mais il y aura toujours ce « presque », cette distance aussi fine puisse-t-elle être qui les séparera. Il n’y aura donc jamais d’unité totale entre deux êtres humains. Nous atteignons ici une des limites de notre humanité. Je peux aimer, aimer tellement à ressentir tout ce que l’autre vit. Sa respiration peut même devenir mienne mais il y aura toujours ce quelque chose, cet infime rien qui m’empêchera de l’être complètement. Notre vocation humaine n’est pas fusionnelle mais plutôt « côte à côte ». Comme nous le dit le récit de la Genèse (Gn 2, 21), Ève a été créée avec la « côte » d’Adam. Nous sommes, hommes et femmes, avant tout des partenaires non pas fusionnels, mais agissant « côte à côte », dans le respect de nos différences. Ainsi, nous sommes confrontés à la réalité des limites de l’intimité humaine, il est vrai. Mais par l’incarnation du Fils de Dieu, nous sommes appelés à répondre à l’appel de la vie et à accepter notre condition nouvelle et résurrectionnelle, celle de devenir pleinement enfants de Dieu. Filles et fils d’un même Père dans la foi. Tel est le sens de la prière du Christ : « Que tous, ils soient un, 39


comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous » (Jn 17, 21).

Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place (Gn 2, 21). Au cœur de ce monde, nous sommes conviés à vivre d’une intimité exceptionnelle, une intimité illimitée. Enfants de Dieu par adoption, nous le sommes. Comme nous l’avons déjà dit auparavant, Dieu a choisi de venir inhabiter en chacune et chacun de nous. À l’occasion de l’Ascension, il est parti rejoindre le Père qui est en nous. Le Fils a pris résidence au cœur de notre humanité. Dieu vit au plus intime de tout être humain, là où aucune autre personne ne peut nous rejoindre à ce point. Si je le souhaite, Dieu fait un avec moi. Il s’est établi au sein de ma conscience. C’est dans ce lieu précis que l’Esprit Saint est à l’œuvre et inspire mes actes et mes mots. Dieu est au plus intime de notre intimité. Il inonde mon être de sa réalité divine et me rend par là plus humain, plus divin. Il est plus grand que mon cœur et connaît toute chose (1 Jn 3, 20). Avec Lui, je vis en permanence. Il est là, attendant que je parte à sa rencontre en moi. Je n’ai rien à lui cacher. Je n’ai plus à me mentir. Il est là, bien là en moi et il m’accompagne. Non pas comme une petite voix intérieure jugeant mes actions, mais comme un ami qui avance avec moi sur le chemin de la vie. Il est vraiment au plus intime de mon intimité, là où personne ne peut venir tellement je 40


suis au plus profond de mon être. Ce qui est impossible humainement, l’est par contre divinement. Oui, l’intimité totale est possible entre deux êtres lorsque l’un est humain, l’autre divin. Nous ne ferons donc jamais d’expérience plus intime que celle de l’intimité de penser puisque pour nous croyants cette intimité est de l’ordre divin.

L’espace Vient ensuite l’intimité de l’espace. Toutes et tous, nous avons besoin de cet espace pour nous épanouir. Nous ressentons ce besoin primaire d’avoir notre « chez moi » où nous sommes heureux de pouvoir accueillir celles et ceux qui nous sont chers et avec qui nous entretenons des relations de communion. Cette intimité d’espace peut être un lieu tout comme elle peut se localiser dans un rayon précis autour de notre corps ; un peu comme s’il y avait une distance invisible que nous placions entre nous et les autres. Cette distance variera en fonction de l’affinité que nous avons avec ces personnes. Nous accepterons que certaines s’approchent de nous à quelques centi- Une distance mètres, pour d’autres nous marque- invisible entre rons une distance certaine et nous nous et les autres nous sentirons rapidement envahis s’ils mettent un pied dans cet espace invisible que nous avons constitué autour de notre corps. Cela se marque, par exemple, dans la manière de nous saluer. Nous pouvons nous donner la main, signe de paix qui montre à l’autre que je ne suis pas armé. Nous pouvons nous embrasser. Ce geste marquera une relation différente, déjà plus intime. Dans 41


d’autres cultures, les gens s’échangeront une accolade et leurs corps se toucheront. Si ce mode de salutations n’est pas le nôtre, nous pourrons avoir un sentiment d’être envahi dans notre espace d’intimité.

Le corps Enfin, il y a l’intimité de notre corps. Cette dernière sera fortement marquée par notre culture et par notre éducation. Notre corps faisant partie du tout de notre personne, nous souhaitons protéger notre vulnérabilité physique visà-vis de tout type d’envahissement possible. Se cacher de l’autre est parfois notre façon de vivre un certain mal-être de notre corps qui ne répond pas ou plus à nos attentes de beauté. Avoir la possibilité de cacher notre nudité Le dévoilement est essentielle, car elle marque les de notre corps frontières de cette pudeur pouvant nous appartient nous caractériser. Le dévoilement de notre corps nous appartient et nous sommes les seuls à décider avec qui nous acceptons de le vivre. Notre corps demande donc à être respecté et ce, à partir de nos critères personnels. C’est la raison pour laquelle nous attendons des autres qu’ils respectent notre intimité en ne nous imposant pas leur mode d’agir en ce domaine. Certains regards, voire certaines paroles peuvent être vécues comme des atteintes à notre intimité physique. Nous avons à exiger le respect de notre intégrité et la considération pour notre intimité.

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Trois territoires indissociables Ces trois territoires de l’intimité sont indissociables l’un de l’autre et ils sont nécessaires à la construction de tout être humain. Trop souvent hélas un de ceux-ci n’a pas été respecté et cela peut conduire à des blessures intérieures que le temps et l’échange en vérité permettront de cicatriser petit à petit. Il est intéressant de constater que le corps est présent dans chacun de ces territoires. À ce stade, cela ne devrait plus nous étonner puisque nous avons découvert que le corps et l’âme ne font qu’un et qu’ils constituent les deux faces d’une même pièce. Je vis mon corps. Je suis mon corps. Il est le moyen par lequel je peux partir à la rencontre de l’autre. Il limite mon espace vital et crée autour de lui une zone naturelle d’intimité dans laquelle j’autorise les uns et les autres à entrer et ce, en fonction de mon propre degré d’affinité. Il y a en effet un paradoxe dans la corporéité. Le corps est là pour nous situer dans l’espace, pour nous séparer des autres, mais il peut également nous en rapprocher. Si le corps, la peau mettent de la distance entre deux êtres, entre deux milieux, paradoxalement, c’est le corps qui va nous rapprocher. Enfin, mon corps est la résidence non seulement de mon âme mais également de Dieu. C’est au plus intime de mon intimité que Dieu aime se laisser rencontrer.


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Prendre soin de son corps

terme de cette réflexion sur le corps, il nous a paru intéressant d’aborder ce dernier thème : le soin de son corps. En effet, comme nous l’avons souligné par ailleurs, c’est par notre corps que nous entrons en relation les uns avec les autres. Il représente cette dimension de notre être qui nous permet de sortir de nous-même pour partir à la rencontre de l’autre. S’il en est ainsi notre corps n’est pas neutre. Il est cette partie nécessaire de ma personne qui va me permettre d’aimer et d’être aimé. En ce sens, nous avons à le soigner, à le respecter. Un dicton populaire prétend que « souvent la première impression est la bonne ». S’il en est ainsi, n’est-il pas essentiel d’être attentif aux apparences que nous offrons aux regards des autres que nous croisons. Cette attention doit évidemment être modérée et non pas obsessionnelle comme si notre corps était l’essence même de toute rencontre. Il est vraisemblablement la première étape de la relation qui se poursuivra dans le dévoilement de notre âme et de nos sentiments. Nous sommes donc conviés à prendre soin de notre corps, c’est-à-dire à le respecter, à le laver, à l’habiller correctement. Nous ne pouvons pas le nier et passer à côté de lui comme

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s’il n’existait pas car agir de la sorte serait rejeter toute une partie importante de notre être.

Écouter notre corps Toutefois le respect du corps ne se limite pas à certains critères de beauté ou d’hygiène personnelle. Respecter son corps, c’est également être capable de l’écouter.Tout comme notre personnalité, notre corps a ses propres limites qui peuvent être améliorées sans pour autant être dépassées. Trop souvent des accidents cardio-vasculaires sont dus au fait que la personne n’a pas été capable d’entendre ce que son corps lui intimait de faire : briser le rythme fou de la vie, laisser plus de place au sport ou au sommeil, accepter qu’il y ait de l’espace pour des temps de détente purement physique. Notre corps n’arrête pas de nous parler et nous met souvent en garde lorsque nous n’intégrons pas nos limites corporelles. Prendre soin de son corps, c’est également accepter l’ensemble de ses limites, de ses appels incessants à une vie plus hygiénique, plus respectueuse de nos propres rythmes physiques. Dans un monde comme le nôtre où tout doit aller tellement vite, nous laissons peu de temps au temps. Or notre corps en a besoin et nous l’exprime de tant de manières différentes. Puissions-nous être à l’écoute de celui-ci et agir en conséquence, car lorsque notre corps se meurt, nous mourons avec lui. Toutefois, dans la foi, la mort n’aura plus jamais le dernier mot. Elle n’est qu’un instant que nous traversons en nous faisant passer de la vie terrestre à la vie éternelle. Toutes et tous, nous sommes appelés au don de la résurrection, promesse du partage de la vie divine.


Conclusion

nous l’avons souligné au cours de ces pages, la religion chrétienne est une véritable religion du corps. Celui-ci est envisagé de manière tout à fait positive même si au fil des siècles certains auteurs se sont autorisés à en montrer une image plus négative dont il est essentiel de nous libérer si nécessaire. Notre corps est une des dimensions essentielles de notre être et il fait partie intégrante de la personne que nous sommes et que nous devenons. L’âme et le corps sont deux dimensions indissociables de notre être. Ne pas comprendre cela risque de nous conduire à une réification de notre nature. Or comme nous l’avons constaté, toute réification d’un sujet conduit, à un moment donné, à l’élimination de celuici. Il n’y a donc rien de plus immoral qu’une attitude « réificatoire » de l’être humain. Les Écritures nous donnent une image toute positive du corps humain et ce, dès l’instant même de la Création de l’individu. Ce corps semble tellement précieux aux yeux de Dieu qu’il n’hésite pas à devenir l’un des nôtres en s’incarnant lui-même dans un corps. La vision chrétienne du corps nous rappelle que nous avons à ne pas nous enfermer en

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nous-même, mais que ce corps est nécessaire pour partir à la rencontre de l’autre, pour entrer en relation. Nous devenons ainsi pleinement nous-même en faisant l’expérience du don, c’est pourquoi dans la religion catholique, le don du corps est indissociable de l’expérience de la dernière Cène. Chacune et chacun nous nous situons différemment visà-vis de notre corps en fonction de nos étapes de vie ou encore de l’attention que nous portons aux critères de beauté tels qu’ils ont été établis par quelques professionnels de la mode qui se sont arrogé ce droit alors que d’autres les ont investis d’une telle compétence. La beauté physique restera toujours éminemment subjective et c’est tant mieux. C’est à nous, en fonction de nos propres émotions et valeurs de vie de décider de la beauté d’une personne. La beauté ne peut se réduire à un état plastique. La beauté de l’être humain est Notre âme avant tout la beauté de la personne peut influencer entendue dans sa globalité. N’est-il la beauté pas vrai que notre âme peut influen- de notre corps cer la beauté de notre corps par les regards que nous offrons à celles et ceux qui croisent notre route. Quoi qu’il en soit, puissions-nous ne jamais oublier que, pour Dieu, nous sommes toutes et tous beaux puisque nous sommes le sommet de sa propre Création.


Pistes de lecture • Adolphe GESCHÉ, Le corps, chemin de Dieu, Paris, Cerf, 2005. • Xavier LACROIX, Le Corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de l’amour, Paris, Cerf, 1996. • C.S. LEWIS, The Four Loves, London, Geoffrey Bles,1960. • Timothy RADCLIFFE, Pourquoi donc être chrétien ?, Paris, Cerf, 2005. • Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004.

Table des matières Éditorial 1. Introduction 2. Une perspective chrétienne du corps 3. La beauté du corps 4. La fidélité fracturée 5. Le refus de la réification de notre être 6. La signification conjugale du corps 7. Les caresses 8. La nudité 9. Prendre soin de son corps Conclusion Table des matières

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Ce soixante-cinquième numéro de la collection « Que penser de… ? » a été réalisé par Philippe Cochinaux, o.p.

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Ce soixante-cinquième numéro l corps sur Le a été réalisé par Philippe Cochinaux.

Le corps

Trimestriel • Éditions Fidélité no 65 • 4e trimestre 2005 Dép. : Namur 1 - Agr. P401249 Éd. resp. : Charles Delhez • 121, rue de l’Invasion • 1340 Ottignies

ISBN 2-87356-323-0 2-87356-333-8 Prix TTC : 2,45 €

9 782873 563332

No d’agréation : P401249

mière en méprisant le second. Ou bien on idolâtre le second en oubliant la première. Aujourd’hui, et de toute urgence, nous sommes invités à redécouvrir leur unité profonde. Deux dimensions d’une même réalité : la personne humaine. La beauté du corps — sa signification conjugale — les caresses — la nudité — les soins…

Le corps

L’âme ou le corps ? Souvent, on choisit la pre-


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