Extrait de le Préface de Danièle Deschamps
Guibert Terlinden
Prêtre belge ordonné en 1982. Diplômé en psychologie clinique. Au sein de la pastorale du site bruxellois de l’Université catholique de Louvain (UCL), il est membre de l’aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc depuis 1990 et son responsable depuis 2000. Il y coordonne le Carrefour spirituel pluraliste. Il collabore aux activités du Centre œcuménique et de la pastorale des étudiants.
ISBN : 2-87356-336-2 Prix TTC : 13,95 €
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fidélité
Guibert Terlinden
J’ai rencontré des vivants
Il faut un brin d’inconscience pour rendre compte d’une pratique du soin spirituel au cœur d’un hôpital, même catholique, et de plus universitaire ! Guibert Terlinden en relève le pari avec audace, passion et clarté. A travers des « histoires » de rencontres parfois poignantes, il témoigne de cette mission pastorale en tant que prêtre, responsable de l’équipe d’aumônerie catholique, et en tant qu’homme, frère humain, les deux étant indissociablement liés. Il nous parle de ses questions, doutes, révoltes, impuissances et appels, en résonance à celles de ses interlocuteurs. Il se situe résolument dans la Tradition spirituelle qui est la sienne, celle de la Bible, des psaumes, et de l’Evangile comme appel du Vivant au vivant à venir, y compris dans la tempête et le chaos. Son plus profond désir : donner du temps au temps quand le réel anéantit tout et « réduit le spirituel au niveau zéro » ; rendre aux équipes soignantes leur fonction de présence contenante, terreau de lien interhumain retissé et fondement nécessaire pour que « du sujet » apparaisse, qu’un récit émerge, s’ancre aux fondements de la tradition de chacun. Alors prennent leur juste place des paroles, gestes, rites qui réinventent le « passage ». On est loin de la « mort TGV » !
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J’ai rencontré des vivants
Guibert Terlinden
J’ai rencontré des vivants Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie
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J’ai rencontrÊ des vivants
Guibert Terlinden
J’ai rencontré des vivants Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie
Préface de Danièle Deschamps
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Namur – Paris
En couverture : Tour de Babel de Max van der Linden (© www.maxvanderlinden.org) Il est suspendu à un fil fragile, tendu vers ce qui oriente son désir. On pourrait croire qu’il est infiniment seul et sa quête sans objet. A regarder avec davantage de respect, on découvre l’exceptionnelle vitalité qui le traverse, la proximité solidaire et essentielle des amis, et l’humanité, si émouvante dans sa diversité, qui lui indique un chemin. Beauté et grandeur des humains en leur marche, l’un épaulant l’autre. Qu’est donc ce monde d’en haut, à peine évoqué ? A-t-il à voir avec le bonheur ? Mêlés à la foule, Jésus, Mohammed, Confucius… nous disent qu’ils l’ont entrevu. Mémoire spirituelle dont on ne saurait couper l’humain sans lui faire violence. Nul n’est né sans bagage.
© Éditions fidélité 61, rue de Bruxelles 14, rue d’Assas BE-5000 Namur FR-75006 Paris BELGIQUE FRANCE fidelite@catho.be Dépôt légal : D/2006/4323/05 ISBN 10 : 2-87356-336-2 — ISBN 13 : 978 2 87356 336 3 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique
Préface
E
TONNANT hasard : quand Guibert Terlinden m’a proposé d’écrire cette
préface, je terminais une postface pour un autre livre, intitulé Des psy à l’hôpital : quels inconscients 1 ! Je dirais bien la même chose pour les aumôniers ! Il faut un brin d’inconscience pour rendre compte d’une pratique du « soin spirituel » au cœur d’un hôpital, même catholique, et de plus universitaire, et ceci en à peine plus de cent pages ! Guibert Terlinden en relève le pari avec audace, passion et clarté. A travers des « histoires » de rencontres parfois poignantes avec des malades, familles, soignants, il témoigne de cette mission pastorale en tant que prêtre, responsable de l’équipe d’aumônerie catholique, et en tant qu’homme, frère humain, les deux étant indissociablement liés. Il nous parle de ses questions, doutes, révoltes, impuissances et appels, en résonance à celles de ses interlocuteurs. Il se situe d’emblée dans le même bateau, celui de ce grand navire universitaire, phare-espoir et lieu de désespoir, celui de la vie qui semble mener en bateau certains, au risque de sombrer, de s’y noyer engloutis, celui de Noé… Il nous parle de « Dieu et l’art de la pêche à la ligne 2 » dans sa propre mise en route « à la pêche au vivant » dans les couloirs de l’hôpital, et de la nécessaire confrontation à l’inquiétante étrangeté de cette mort qui rôde au dedans ou en dehors. Sa formation de « psy » le soutient pour se retrouver « sans mémoire et sans désir », sinon celui de laisser émerger « la langue originelle » de chacun au cœur du plus archaïque réveillé par le traumatisme. Mais il se situe résolument dans la Tradition spirituelle qui est la sienne, celle de la Bible, des psaumes, et de l’Evangile comme appel du Vivant au vivant à venir, y compris dans la tempête et le chaos. Au cœur de ce « job » là, il cherche à entendre la plainte, la quête de sens aboli, tout ce qui réactualise Job quand la « mémoire dangereuse de la souf-
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france » s’incarne à nouveau, encore et toujours, en tel ou telle, éperdus de non-sens, de chagrin, parfois même de lien, en rade d’éthique. En réponse aux équipes qui l’appellent en urgence, il ose affirmer la spécificité de sa propre équipe d’aumônerie, composée de prêtres et de laïcs, dans leur différence radicale avec « les psy ». Son seul « job », son plus profond désir : donner du temps au temps quand le réel anéantit tout et « réduit le spirituel au niveau zéro » ; rendre aux équipes soignantes leur fonction de présence contenante, terreau de lien interhumain retissé et fondement nécessaire pour que « du sujet » apparaisse, qu’un récit émerge, s’ancre aux fondements de la tradition de chacun. Alors prennent leur juste place des paroles, gestes, rites qui réinventent le « passage » ; déblaient les fausses projections du malheur sur le « Dieu pervers », ou le dieu magicien ; ouvrent parfois une brèche qui permette de « rouler la pierre » et réinventent une « éthique du soin » qui prenne soin du Tout de l’homme… En cela, il rejoint et interpelle chacun de nous, lecteur « allant cherchant à devenir vivant ». N’est-ce pas étonnant que la définition la plus claire de ce rôle sorte de la bouche d’un « psychotique », qui dans une pause de son délire reprend souffle et s’arrête pour répondre tout net à cet homme qui l’interroge : «Toi, qu’attends-tu aujourd’hui de moi ? » « J’attends du prêtre aumônier Guibert de la présence, qu’il lise avec moi la Parole de Dieu (et je dirais dans ma vie à moi), que l’on prie ensemble, et qu’il m’aide à contacter la puissance qui m’anime. » Comment cela peut-il se faire, sinon par l’humble conviction que « la mort est un abîme qui en appelle à un autre abîme », comme le disait en vérité frère Roger de Taizé ? On est loin de la « mort TGV 3 » ! Serait-on plus près de la parole des poètes, ces vigiles témoins garants de la respiration du monde, au jour le jour ? Danièle Deschamps* * Docteur en psychologie clinique, psychanalyste. Auteur de Psychanalyse et cancer. Au fil des mots… un autre regard, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997, et de L’engagement du thérapeute. Une approche psychanalytique du trauma, coll. « Transition », Erès, 2005.
Introduction
« J’espérais, en entrant chez vous, qu’on pourrait sortir plus grand qu’on y est entré. Merci, monsieur l’aumônier… » Un papa désenfanté
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’équipe d’aumônerie dont j’assume la responsabilité était en grande difficulté suite à une augmentation continue des appels de nuit et à l’élargissement de ses missions de jour. Une certaine nuit, il m’est apparu avec évidence que nous ne pouvions plus agir dans la logique héritée, qu’elle n’était plus ajustée. L’aumônerie avait à se positionner nouvellement face aux mutations profondes qui ont bouleversé le paysage culturel et social, la communauté chrétienne et l’univers des soins de santé lui-même. S’il ne s’agissait que de nous, nous aurions pu trouver du courage et de la générosité pour durer encore un temps. L’enjeu était, est cependant plus profond et complexe. La médecine a développé des moyens de plus en plus performants, avec les résultats que l’on sait et dont on ne se plaindra guère. Mais il faut bien reconnaître que l’envers d’une haute technicité croissante est la tendance à déposséder le sujet de lui-même et à le laisser bien seul parfois face à cette puissance quasi sacrée, fascinante autant qu’effrayante. La pression économique en rajoute encore avec son exigence de rentabilité aboutissant à une diminution drastique du temps consacré à l’humain et donc à l’accompagnement. La so-
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litude atteint des sommets lorsque cette médecine échoue dans sa promesse imaginaire de supprimer la finitude. Celle-ci, contenue ou refoulée jusque-là, fait alors retour en force, laissant bien démuni celui qui n’a pu l’apprivoiser ou s’y préparer dans le décours de sa vie. Cette solitude est redoublée du fait que beaucoup de contemporains, patients, proches autant que soignants, se trouvent être démunis en matière de spiritualité. Les grandes traditions spirituelles échouent dans leur capacité de transmettre leur trésor symbolique 4, tant pour des raisons internes qu’en raison du discrédit intellectuel et culturel dont le fait religieux est l’objet dans nos sociétés. Lorsque l’épreuve survient, l’individu se trouve livré à lui-même, de façon souvent fort affective, et privé de mots pour humaniser ce qui lui arrive ou y construire du sens. La médecine risque alors de s’emballer dans un faire dont la principale finalité est de faire : faire afin de combler le vide de sens ou de ne pas laisser le patient sans espoir. Face à ce qui s’apparente dès lors parfois à de l’acharnement, un courant social issu des patients a trouvé un relais politique qui a obtenu que les malades récupèrent une part de libre décision. Le débat public autour de l’euthanasie a cependant mis en lumière que le faire médical risquait cette fois d’être instrumentalisé pour délivrer les humains du rude chemin de la fragilité consentie. On connaît l’incroyable définition de la santé donnée par l’OMS : « Un état de complet bien-être physique, mental et social, […] pas seulement une absence de maladie ou d’infirmité » ! Il s’ensuit que, chaque fois que l’humain se trouve confronté à de la limite ou à la finitude — ce qui est bien la condition humaine —, il serait en droit d’exiger de la médecine qu’elle l’en guérisse, sinon qu’elle mette fin à une existence désormais insensée… Où aboutirait une médecine qui chercherait à répondre à une telle demande ? On attend d’elle un « rapport aux choses » plus libre et libérant. Nous verrons que cette configuration nouvelle n’est pas sans influencer l’exercice de la mission pastorale à l’hôpital.
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Les évolutions en cours au sein de la communauté catholique sont également nombreuses : chute vertigineuse de la pratique religieuse, d’une foi vécue de façon intégrée ; privatisation individualiste de la religion et difficulté de l’articuler à un projet collectif. Parmi les mutations en cours, la plus profonde concerne l’impérieuse nécessité où se trouvent les catholiques de repenser la question de Dieu, mais aussi leur rapport au corps, à la souffrance et à la finitude, afin de retrouver une parole propre à ce sujet. L’arrivée d’animateurs pastoraux laïcs dans les aumôneries est une bonne nouvelle, mais faute de reconnaissance symbolique ou de formation adéquate, certains d’entre eux ont été malmenés de façon injuste. Il faut inventer, pas à pas, de nouveaux modèles de présence d’Eglise intégrant cette nouvelle donne. L’apparition d’un pluralisme de fait au sein des institutions catholiques oblige à une égale créativité pour qu’une heureuse collaboration soit possible avec les aumôneries des autres cultes et la laïcité organisée. Le Carrefour spirituel de Saint-Luc en est un fruit original dont nous fêtons les dix ans d’existence 5. Quoiqu’il en soit de ces évolutions, je voudrais attester que les grandes traditions spirituelles peuvent constituer un apport tout à fait majeur à l’effort que font les malades et leur entourage pour traverser l’épreuve. Prenant appui sur cette conviction, nourrie par quinze années d’aumônerie, les pages qui suivent ont pour objectif de repositionner l’engagement spirituel des soignants (je n’ai pas dit religieux) au sein de ce paysage en mutation et à y articuler mieux celui des aumôneries. Bien des choses se font déjà dont je serai ici le passeur. Rien de ce que je raconterai en « je » n’aurait d’ailleurs pu se faire seul. Le plus souvent, un aumônier bénéficie du travail de fond réalisé par l’équipe soignante, terme large qui inclut souvent aussi pour moi les femmes de ménage, les familles, les bénévoles, les voisins de chambre. Dans un premier temps, je tenterai de situer le soin spirituel dans l’ensemble des soins. Par la voie du récit, je chercherai avec prudence
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à identifier ce que recouvre ce mot dans la réalité de la vie des malades et en quoi les soignants s’y trouvent engagés. Je proposerai ensuite de réfléchir avec ceux-ci au cadre optimal nécessaire pour que leurs accompagnements et ceux des aumôniers portent du fruit. Les dimensions de durée et surtout de temps opportun montreront ici toute leur importance. Pour qui accepte d’entrer davantage dans le langage propre des chrétiens, je poursuivrai en décrivant mon cadre intérieur lorsque j’accompagne autrui « au nom du Seigneur ». Je terminerai par une dimension plus collective ou institutionnelle, indiquant à la fois comment les Cliniques Saint-Luc de l’Université catholique de Louvain dont je suis collaborateur développent, selon moi, une visée spirituelle dans leur pratique hospitalière et quelques pistes d’action auxquelles une aumônerie peut collaborer. Je remercie particulièrement mes collègues avec qui les idées développées dans ces pages ont été mûries, parfois dans la souffrance de traversées éprouvantes ou du temps mis à me convaincre. Merci aux soignants et patients qui nous font confiance, nous apprennent ce qu’un ministère d’aumônier d’hôpital peut procurer comme joie profonde dans la rencontre de vivants. Merci aux éditions Fidélité qui m’ont invité à ce travail d’écriture et aux amis qui en ont accompagné l’élaboration. Enfin, comment oublierais-je ceux qui m’ont offert le cadeau inestimable d’une tradition riche de sens : ma famille, les belles figures de spirituels croisés sur ma route et les maîtres qui ont nourri en moi le désir d’en approfondir la signification pour aujourd’hui. Demeure une crainte : celle de donner à penser que la souffrance, en tant que telle, aurait à être sacralisée ou que j’aurais à ma disposition les clés pour maîtriser ce qui est et restera de l’ordre de l’énigme. Si j’en suis venu à le penser, la vie s’est chargée de me renvoyer à l’humus afin d’y façonner cela seul qui a du prix pour un souffrant : l’humble présence de qui se tient à ses côtés. Il m’est arrivé aussi de m’enfuir de situations trop dures ou qui m’ont mis en échec. Ce n’est
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cependant pas moi qui compte : ma présence ne s’autorise que d’une Eglise qui m’a mandaté et confié une tradition de paroles. J’espère ne pas être trop « en retard sur ce que je dis »…
Chapeau bas !
« Les choses ont leur secret, les choses ont leur légende, mais les choses nous parlent si nous savons entendre. » Barbara
Un moulin à paroles… L’équipe médicale vient tout juste d’annoncer avec grande délicatesse à Mme V. que le cancer dont elle souffre depuis trois ans ne pourra plus être guéri. Les soignants lui ont proposé très humainement de l’accompagner dans le temps qui la sépare du jour encore incertain de sa mort. Au fil d’entretiens réguliers avec elle, je l’avais perçue plutôt anxieuse tant que planait l’incertitude face à son avenir. Me voici donc surpris de la découvrir étonnamment sereine. C’est comme si cette femme de quatre-vingts ans, veuve depuis longtemps, se trouvait soulagée de savoir qu’elle se tenait désormais devant la page finale du livre de sa vie, prête à « accomplir sa biographie » avant d’y apposer le point final. D’où lui vient ce changement d’état d’esprit ? Elle me fait cadeau d’une réponse qui ne cesse de m’émerveiller, tant par sa simplicité que par ce qu’elle m’a appris de la place du soin spirituel dans un environnement médical fort peu disposé, à tout le moins peu préparé, à le valoriser. S’il est vrai que les mots ont leur poids, ceux qui lui sont venus aux lèvres en ce moment cru-
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cial n’ont, bien entendu, pas été choisis au hasard. Nous y reconnaîtrons, au contraire, un fil tiré au travers de son histoire. Son histoire sainte, dirais-je dans un langage de croyants. « Quand j’étais petite fille, me répond-elle, j’allais passer les vacances chez mes grands-parents d’Ardennes. Mon grand-père était meunier et très souvent je me rendais au moulin. J’étais fascinée par les bruits, les odeurs, la présence mystérieuse qui s’en dégageaient. » Entrons dans son récit et laissons œuvrer notre imagination. Nous verrons la grande roue à aubes arrachée à sa pesanteur par la Semois toute proche, la lourde pierre mue par cette même force d’arrachement. Le puissant grand-père, qui impressionnait tant la petite fille, règne sur cet univers technique ainsi que sur les paysans venus apporter leur blé à moudre. L’enfant cherche à se faire oublier dans un coin afin de mieux observer, elle se laisse pénétrer par ses sensations, les jeux de lumières et d’ombres. Ce qui l’impressionne pardessus tout, c’est la présence du grand-père vénéré en son monde fabuleux, sortant indemne, comme par magie, de tout ce processus mi-infernal, mi-prodigieux. « Une fois par jour, poursuit-elle, ma grand-mère montait au moulin. Elle discutait avec les paysans afin de savoir qui désirait — ou non — entrer, puis elle fermait la porte, allait trouver son homme et donnait le signal d’arrêter la roue, donc le travail. Les enfants et les femmes s’agenouillaient avec elle. Le grand-père avait droit à un siège, tandis que les paysans se tenaient debout, tournant, un peu gênés et maladroits, leur casquette dans les mains. Quand chacun occupait sa juste place, on priait. Etait-ce le chapelet ou des litanies pour l’Angélus ? je ne sais plus, me dit-elle encore, mais ça devait être long parce que les hommes ne participaient que rarement à ce rituel. Moi, ça ne me gênait pas. » Quoiqu’il remonte à tant d’années, on se représente bien ce qui fait l’objet de ce récit : le silence habité s’emparant du moulin suite à l’intervention de la grand-mère. Au vacarme de la pierre, de la
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technique, de la vie industrieuse, laborieuse, fabricatrice : en un mot à tout ce qui est de l’ordre du faire ou du produire (du soigner, de la maîtrise en médecine), succède le silence. En réalité, ce n’est pas vraiment un silence, encore moins un silence qui serait source d’angoisse, mais plutôt le murmure de l’eau qui passe le long du corps assoupi du moulin, le chant de la source accompagné lui-même par le bruissement des psalmodies et des prières. L’enfant ne comprend pas le contenu de ces mots, mais une chose est certaine : tant d’années après, leur mélodie a inscrit, au plus profond d’elle, la mystérieuse force d’être du monde des adultes, et le désir de chercher à comprendre ce qui les orientait. Cette ambiance si chargée affectivement éveillait ainsi en elle le goût de l’intériorité, l’écoute, la gratitude envers la vie reçue, l’accueil de ce qui « passe l’homme en l’homme » et le fonde dans l’existence. Alors que cette dimension de sa vie était relativement en veilleuse, la voici réveillée en sursaut, tout étonnée de son assoupissement : des événements bouleversants viennent lui rappeler l’existence d’un audelà de l’humain en l’humain. Ma présence à ses côtés, comme représentant de sa tradition, aura certainement contribué à ce qu’elle retourne voir de ce côté. En y prenant appui avec bonheur, elle cherchera par la suite à exprimer en ma présence à la fois sa gratitude envers la vie, ce qui la reliait aux autres, ainsi que sa manière toute personnelle de relire sa vie sous le regard de son Dieu. Régulièrement, nous « arrêterons la roue », en priant et en partageant la lecture de pages d’Evangile, nourriture qu’elle appréciait beaucoup dans sa quête intérieure. Elle me demandera de célébrer avec elle le sacrement de la réconciliation et, en présence des siens, celui des malades. Jusqu’à son dernier souffle, sa parabole du moulin restera entre nous comme un clin d’œil : l’indice du cap qu’elle avait choisi de garder, façon de remettre à sa juste place une médecine puissante qui avait orienté toutes ses énergies vers le seul désir de guérir. Que le grand-père accepte d’arrêter la roue, ce n’était pas pour elle un drame, mais la pos-
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sibilité heureuse de renouer avec le cœur de son être. Rendez-vous attendu et préparé depuis toujours avec l’ultime en elle.
Ouvrir un espace spirituel pour qu’advienne de l’autre Voilà donc le récit offert par cette femme en réponse à ma question sur l’origine de sa sérénité. J’inviterais à y voir une heureuse métaphore de ce qui se joue dans la dimension spirituelle qui traverse les soins apportés à un malade et à ses proches. Les soignants, tel le grand-père au moulin, ont consenti à arrêter la roue. En ne lui mentant pas, en la libérant en quelque sorte du souci anxieux porté à son corps malade, ils lui ouvrent un espace pour autre chose, lui signifient avec justesse que le tout de l’être ou de la vie ne réside pas dans un faire acharné. Sans doute est-ce parce que ces soignants ont eux-mêmes admis leurs limites, une démaîtrise. Par ce geste qui la rend à elle-même, à sa liberté d’être, ils l’autorisent à renouer avec ses questions de sens, avec ce qui la relie au monde, à son histoire, à l’autre, à tout ce qui a fait jusque là sa dignité de femme ; également à Dieu et à ce qui fonde son espérance, puisqu’elle est croyante. Il y a dans « sauver », bien davantage que « guérir » : que serait en effet une guérison dépourvue de sens, de ce que les religions appellent « salut » ? Quant à la grand-mère, elle signifie, à mon sens, la coupure, l’interruption, qu’introduit le spirituel dans le cours des soins techniques. « Interruption, c’est la définition la plus courte de la foi chrétienne », propose le théologien J.-B. Metz. Celle de M. de Certeau est à peine plus longue : « A toute clôture, proportionner une ouverture. » La grand-mère, en son geste d’interrompre, de forcer le monde clos où l’action risque toujours de s’enfermer dans sa suffisance, montre le chemin de l’intériorité. Ce n’est pas dire que l’écoute intérieure est le tout de la vie, ou que le faire est sans importance, mais que l’une et l’autre sont nécessaires à la vie. Il en va de même à l’hôpital : on ne sau-
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rait les dissocier sans rendre malades patients autant que soignants, sans rendre spirituellement boiteux, ou sans produire quelque violence. On ne voit que trop les effets néfastes d’une telle dissociation. N’est-ce pas cela que tente précisément de signifier l’invitation au repos sabbatique dans la tradition d’Israël ? Le sabbat introduit une coupure salutaire dans la prétention de l’homme d’action à tout maîtriser jusqu’à s’établir propriétaire de la vie elle-même. C’est invitation à un temps d’arrêt pour reprendre haleine et distance, pour souffler (Ex 31, 17).
Mémoire croyante : une initiation affectivement chargée Etonnons-nous de ce qui paraît aller de soi afin d’en mesurer l’importance. Ce que l’on découvre chez cette patiente, ce ne sont pas des émotions brutes, des sensations immédiates, archaïques, stéréotypées. Ce qui surgit en elle, sans qu’elle le sache encore, c’est déjà toute une construction, une élaboration à partir de sa propre histoire affective, relationnelle, spirituelle. C’est ici, en l’occurrence, le souvenir du silence rituel provoqué et recherché jadis par le monde des adultes. Elle en sera la première surprise. Remonté du puits de sa mémoire tel un « bruissement ténu de fin silence » (1 R 19, 12), l’arrêt priant et poétique de ce monde d’adultes lui révèle soudain, à l’autre bout de sa vie, ce qu’elle avait appris depuis toujours dans sa propre tradition : c’est que notre existence n’est pas seulement produite par nous, elle est aussi reçue comme un don venant de plus loin que nous et méritant que même le fort grand-père s’arrête un moment pour mettre, devant « cela », chapeau bas. Cette patiente appartient à une tradition spirituelle qui relève par certains aspects d’une Atlantide enfouie. Les repères religieux qui l’ont construite dans l’enfance font songer à ces croix plantées jadis à la croisée des chemins afin d’indiquer sobrement deux axes essentiels
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de la vie croyante. Pratiquante dans une tradition riche de sens, elle y a été suffisamment initiée pour en capter toute la richesse. Dans notre monde qui s’urbanise et s’internationalise rapidement, les frontières entre traditions tendent plutôt à s’atténuer. Nous surfons sur une infinité de signaux qui nous sollicitent constamment. Nous sommes tous devenus des sang-mêlé, des entre-deux, avec certes la chance d’être métissés de cultures diverses et parfois contradictoires, mais aussi avec la difficulté de tensions difficiles à vivre, voire avec le risque de ne plus savoir choisir, de n’être plus de nulle part et fort désorientés. L’enjeu est cependant le même pour nous que pour elle : qu’est-ce qui nous permet d’élaborer une perception personnelle du sens de notre existence et, un jour, de notre mort ? Ou, avant cet ultime passage, qu’est-ce qui nous permet de déchiffrer le sens possible des moments de notre vie marqués, eux aussi, par la finitude, la limite ou l’incertitude ? Dans le décours de la vie ordinaire, il nous arrive de stopper la roue de la technique, de la production ou de la consommation, du faire, de fermer la porte de notre moulin et d’écouter la source dans le silence, seuls ou reliés à d’autres. A chaque fois, non seulement nous nous faisons du bien en trouvant un rythme humain, mais aussi nous boisons notre mémoire pour les temps inévitables de passage ou de crise. C’est tout l’enjeu de l’initiation, de la transmission. Dans le temps présent, celle-ci semble en panne, pour tout le monde et dans tous les domaines. Ceci est aussi vrai des soignants : ils ont à vivre des situations qui les bouleversent parfois extrêmement mais sont bien seuls et peu outillés spirituellement pour les traverser. A mes yeux, une des nouvelles tâches des aumôneries est d’inventer, avec d’autres, un accompagnement adéquat de ces soignants et une initiation de ceux qui le deviendront un jour. Il nous faut aller vers eux car d’eux-mêmes, ils ne le font que bien peu.
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Des récits de vie pour reconstruire du sens Par bribes et morceaux Pourquoi cette personne malade choisit-elle, pour me dire d’où lui vient sa paix inattendue, de me livrer ainsi le récit d’une page de sa vie en laquelle une oreille peu avertie n’aurait peut-être vu que de l’anecdotique, du bavardage ? Les malades choisissent très souvent de faire le récit de leur vie. Ils ne le font pas sur le mode d’un exposé linéaire et maîtrisé ; plutôt par petites touches, sans trop chercher à construire une cohérence, par bribes et morceaux, entre deux portes parfois, à l’occasion d’un soin, de l’entretien de la chambre, d’un contact apparemment superficiel. Cela arrive si souvent que j’ai acquis la conviction que ces récits ne surgissent pas par hasard, qu’ils ont même une fonction spirituelle essentielle dans l’effort que fait le malade pour assumer sa situation nouvelle. En choisissant un témoin à qui se raconter, il manifeste que la maladie n’arrête décidément pas son interrogation sur le sens de son existence, sur ce qui en constitue la cohérence et souvent aussi l’énigme. Il restaure ainsi sa dignité en permettant à l’histoire de sa maladie de trouver une place et un sens dans l’ensemble de sa vie. Il le fait avec l’aumônier mais aussi avec d’autres personnes de son entourage qu’il choisit en fonction des contacts qui ont pu s’établir et de ce qu’ils peuvent lui offrir. C’est de cette succession d’échanges, parfois difficiles à accorder entre eux par un regard extérieur, que surgira pour lui quelque chose comme une cohérence dans l’aprèscoup. « De dos, dit la Bible, quand Dieu est passé » (Ex 33, 23) : non pas dans l’évidence du face-à-face ou d’un regard captateur, mais dans l’aventure d’une relecture osée, offerte, inattendue, après-coup.
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Comme par surprise Au fil de ces récits et de la dynamique qui s’y met en mouvement, peu à peu se dégage du souffle, naît du sens, loin de la raison raisonnante et sans que vraiment on l’ait cherché. Le plus souvent, le sens est à lire entre les lignes. Parfois, avec étonnement ou émerveillement, il éclate au jour, tel un fruit mûr qui n’attendait qu’à éclater pour relancer la vie. Je me souviens d’un patient leucémique qui, une nuit, s’est trouvé débordé par l’angoisse. L’infirmière a eu l’idée géniale de lui proposer d’écrire fictivement à un membre de son entourage. Alors qu’il avait choisi de s’adresser à sa mère, quelle ne fut pas sa stupeur de se voir écrire : « Maman, tu m’as pourri jusqu’à la moelle ! » C’est sorti « comme ça », sans qu’il y ait jamais pensé avant, comme une vérité effrayante sur lui-même venant au jour, une secrète histoire de pourriture. Dans les mois qui précéderont sa mort, cette phrase sera pour lui comme une énigme qu’il cherchera à déchiffrer mais aussi à dépasser par des relations plus ajustées. Formulons l’hypothèse que la vérité d’une vie ne peut trouver accès à la conscience qu’au travers du récit que l’on s’en fait. Cette vérité ne se trouve qu’en se faisant, inlassablement et jusqu’à son ultime point final. Seul le récit en respecte le caractère particulier, unique et cependant toujours balbutiant, partiel, complexe, foisonnant, un peu comme une création artistique ou poétique. Le récit donne aussi saveur, profondeur, valeur et poids à la vie racontée, une consistance dont le narrateur n’a parfois qu’une bien faible perception.
Respectare, relegere Il est précieux pour mon propos de relever que les mots « respecter » et « religion » disent l’un et l’autre qu’il convient d’y regarder à deux fois. L’étymologie que Cicéron propose au mot religion est : « Lire
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une seconde fois, lire non pas du bout des lèvres mais avec soin, en se pénétrant du sens de ce que l’on vit ». Les événements de nos vies méritent un tel « y retourner voir », une telle « relecture », dans la mesure où c’est ce qui leur ouvre un sens. C’est particulièrement important « dans une société où l’on ne souligne plus rien, où tout se consomme sans recul, se prend et se jette, comme si rien ne méritait vraiment qu’on s’y arrête 6 ». Qu’il se trouve quelqu’un pour reconnaître la valeur des mots, y trouver même plaisir ou émerveillement, que cet auditeur respectueux manifeste de l’intérêt au narrateur et à son récit, cela réveille sa créativité et enrichit sa liberté. On est loin alors de la petite visite de l’aumônier ou d’un acte soignant réduit à de la pure technicité ! Permettre à un patient de relire avec respect son existence, c’est affirmer que rien n’est sans poids, si du moins l’on croit au langage et au poids des mots. « Enfin quelqu’un qui ne me demande pas comment ça va ou ce qui se passe dans mes entrailles », s’est réjouie une patiente. Les équipes soignantes et d’aumôniers qui prennent le temps de s’arrêter en vue de relire leurs propres pratiques professionnelles avec un tel respect, peuvent elles aussi témoigner de la valeur inestimable de pareilles relectures.
Il relit avec eux, dans les Ecritures, ce qui le concernait (cf. Lc 24, 27) Un chrétien pourrait interpréter en ce sens le récit d’Emmaüs dans lequel le Christ rejoint deux amis endeuillés en errance. Il les trouve ruminant les événements, y tournant en rond, sans perspective autre que sa mort et l’incompréhension, le désarroi et la solitude où celleci les a jetés. Le texte rapporte qu’il « relit avec eux dans les Ecritures ce qui le concernait ». Ce dont témoigne le récit, c’est qu’après la mort de Jésus, les disciples ont repris cette histoire de vie apparemment insensée et brutalement interrompue mais pour la relire, cette fois, avec plus de respect et d’intelligence. Ils l’ont fait particu-
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lièrement en l’inscrivant dans une histoire ou une tradition de paroles et de gestes qui les précédait largement. Avec les fruits que l’on sait. N’est-ce pas ce qu’un malade serait en droit de recevoir dans le temps de sa propre traversée ? Dans une lecture croyante, il peut penser que c’est le même Christ qui se rend présent à lui au travers d’un frère ou d’une sœur en humanité. Un véritable « sacrement du frère ». D’Emmaüs à sa chambre d’hôpital, une même fécondité salutaire et créatrice se donne à reconnaître : grâce à la parole échangée dans la rencontre, émerge du chaos de son existence un sens qui, jusque-là, ne s’était pas livré dans l’évidence. Si une telle présence manque, rien ne pourra commencer. Proches, soignants et aumôniers ont chacun leur responsabilité. C’est ce que je cherche à détailler et à fonder dans les pages qui suivent.
Le spirituel en ses multiples registres
Prière « 0h ! Seigneur, si je pouvais être vivant quand je mourrai ! » D.W. Winnicott
Une dimension commune Lorsque des soignants arrivent à identifier ce que les patients vivent dans l’ordre du spirituel et s’aventurent à les y accompagner dans le quotidien des soins, ils disent y trouver joie et sens dans l’exercice de leur profession si exigeante. « Nous sommes confiés les uns aux autres incomplets », disait une infirmière pour rapporter ce qu’elle avait reçu des multiples échanges noués avec ses patients. Quel privilège qu’il lui soit donné de s’accomplir au lieu même où s’exerce sa compétence ! Il suffit de bien peu de chose pour que, à la pointe de l’âme, d’âme à âme, un fil de vie se tisse entre partenaires de soins. Qu’est-ce alors « cela » que l’on nomme tantôt quête de sens, tantôt spiritualité, vie spirituelle, expérience intérieure ? Comment rendre compte d’une réalité spirituelle, la prendre dans le filet des mots, tout en sachant qu’il est impossible de la fixer sans la trahir ? Comment ne pas la restreindre au seul moment de la mort (« quand il n’y a plus rien à faire… ») ou l’abandonner aux soins des seuls aumôniers comme si eux seuls étaient concernés ? Cette réalité est évidemment plus large et plus riche.
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J’inviterai à y reconnaître une dimension constitutive de notre humanité, commune donc aux croyants et aux non croyants. Je nuancerai en montrant combien la vie spirituelle est nécessairement enracinée quelque part, dans une « langue » propre. Il est tout aussi évident que ce que je cherche à dire dans cet ouvrage a son point d’ancrage dans ma tradition et est donc situé. Il arrive parfois que le patient nous offre des indices du chemin qu’il parcourt dans la nécessaire solitude de sa quête intérieure, des indices qui en manifestent la qualité, la complexité ou la souffrance. J’ai sélectionné quelques bribes de récits dans mes carnets de bourlingueur afin d’éveiller avec pudeur à ce sujet si subtil. La voie de la narration s’y accorde bien : elle ne saisit pas. Mon objectif est que, par petites touches, comme dans un tableau impressionniste, nous nous accordions quant à ce que recouvrent ces mots. Je m’efforcerai dans ce chapitre de repérer différents registres ou axes en lesquels j’entends le spirituel se déployer, en espérant le rendre reconnaissable au détour des accompagnements. J’en proposerai six. Il m’importe surtout que chacun, en réveillant sa propre mémoire, se forge ses propres critères de discernement afin d’appréhender autrui en son chemin spirituel et de décoder ce qui peut ou doit y être accompagné.
Premier axe : Intériorité – « demeurer » – dignité Au moment où nous sommes confrontés à l’énigme du mal, du malheur ou de la mort, nous sommes renvoyés « au plus intime à nousmêmes que nous-mêmes », pour paraphraser saint Augustin, ou à un « sol » sur lequel nous cherchons à prendre appui. «Espace en soi […] où chaque individu s’interroge sur le sens de sa vie, de sa présence au monde, sur l’éventualité d’une transcendance » (Mollier et Lecomte). Un patient me disait : « Je vous parle comme je me parlerais à moimême. » Une dimension d’intériorité donc, de l’ordre d’un « être
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dans », d’un demeurer, d’une intimité de soi à soi, d’un apprivoisement de l’autre en soi. Je suis souvent ému de percevoir cette sorte de puissance intérieure, de concentration, de présence, à l’œuvre chez autrui. Ce sont parfois de tout jeunes parents qui se montrent habités par quelque chose d’intérieur, de sérieux. Ils s’en disent eux-mêmes tout étonnés. Un agnostique m’a dit combien les mois passés près de son enfant à l’hôpital ont été « un extraordinaire moment de retour à soi ; non pas à un soi égoïste, égocentré, mais à la dimension sacrée qui est en nous, la profondeur, ce qui nous permet d’être enracinés, humains finalement. » Il ajoutait : « C’est l’amour. Point ! » Les trésors de sagesse et d’intelligence dont un enfant est capable, lorsqu’on lui fait confiance, sont aussi énormes. Même la maladie d’Alzheimer n’a pas coupé une femme de ce questionnement. Elle m’a interrogé ainsi, dans sa grande déréliction : « Dites-moi, quand donc est-on le plus soi-même ? » Et d’ajouter, après un temps de repli dans un lieu qui nous échappait totalement : « C’est une question cruciale ! » En effet ! Qu’est-ce qui fait que l’on a du prix, et aux yeux de qui ? Qu’est-ce qui constitue notre dignité, notre valeur : est-ce notre autonomie, la qualité de notre intellect, notre capacité de relation à autrui, la santé de notre carcasse, l’image que l’on offre de soi ?… A chacun sa réponse. Un homme qui songeait à l’euthanasie motivait sa demande par le fait qu’il lui était insupportable que ses proches le voient mourir : la maîtrise de son apparence lui était essentielle pour conserver sa dignité personnelle. Toute autre est l’orientation d’une enseignante qui avait lutté sa vie entière contre les injustices et le racisme dans son quartier populaire. Elle l’avait payé cher par des conflits douloureux avec ses collègues et son entourage. Portée par une vision très élevée de l’humain, elle avait tenu bon et su voir plus loin que la haine ou la violence : alors que tout paraissait chaotique, elle avait maintenu son intuition d’un chemin de vie possible. Elle apprend, au cours d’une hospitalisation, qu’elle perdra la vue en raison d’une tumeur à l’œil. Sachant que je l’accompagne,
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son médecin m’encourage à aller la trouver au plus vite, ce que je fais en m’attendant à devoir la soutenir. Sans trop savoir que lui dire, je m’assieds à ses côtés. Elle me fixe d’un regard déjà presque aveugle. Son visage tout à coup se transfigure, comme éclairé du dedans par une intuition qui résume toute son existence, et, peut-être pour me consoler, elle a ces mots qui continuent de me bouleverser : « Ça n’est rien, je regarderai en dedans ! » Y a-t-il plus beau résumé des fruits possibles d’un chemin spirituel ? Je suis sorti de cette chambre porté par une énergie incroyable, rempli de gratitude envers cette femme qui, au terme de sa vie, me faisait le don inestimable d’une parole de sagesse venue de son expérience de vie. Une autre patiente âgée souhaitait « en finir avec cette vie insensée ». Elle ne se nourrit plus, régresse, est comme figée. Elle le savait sans le savoir : elle mourait, mais personne n’avait l’audace de le lui dire. Ce silence l’indignait. Un matin, elle m’interroge : « A quoi bon vivre si on me traite comme une poupée ? » et s’explique : « Je ne sais pas pourquoi je suis ici, ni pour quoi on me traite. » Objet déclassé ! Dès l’instant où une parole vraie fut échangée, sa compétence reconnue, elle a pu exprimer son désir clair de se tenir debout, libre devant la mort, sa mort. Nul ne sera étonné !
Deuxième axe : Quête de souffle ou de sens – espérer – s’orienter Les malades et leur entourage indiquent un deuxième registre du spirituel lorsqu’ils nous disent manquer de souffle, être à bout de souffle ou l’avoir retrouvé. L’expression « rendre le souffle » suggère que ce souffle, ce dynamisme, ce n’est pas notre propriété : il nous traverse et un jour on le rendra. Il souffle où il veut, avec parfois des surprises. Difficile de ne pas tout maîtriser ! Du côté du souffle, il y a donc quelque chose d’essentiel à la vie, de l’ordre d’une respiration, et s’il fait défaut, on meurt. D’autres crient l’insensé de leur situation vécue ou nous de-
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mandent vers où ils vont. Ils interrogent les bien portants que nous sommes quant à ce qui oriente notre existence et fait qu’elle ait sens. Parlons d’un « être vers ». Qu’est-ce qui nous oriente ou nous désoriente ? Le pôle qui oriente les chrétiens, c’est « le Père qui est au Ciel » ou « le royaume de Dieu ». Les juifs disent : « Si je t’oublie, Jérusalem… » La Qibla est « ce qui oriente » la prière des musulmans. Quel est le sens de notre quête ? Qu’est-ce qui a du prix finalement ? Quelle est notre espérance ? Ai-je ou non des raisons de lutter encore, de continuer à vivre, ou tout cela est-il désormais sans avenir ? Quel est le sens de ma maladie, de ces soins ? Qu’y a-t-il après ? Nous retrouverons-nous après la mort ? Rencontrerons-nous le Dieu qui est demeuré l’Inconnaissable dans nos vies ? Il n’est pas indifférent que ces questions se rencontrent au moment où l’on passe un seuil, un point limite avec le risque de basculer du côté de l’inhumain. C’est souvent Dieu qui est pris comme interlocuteur dans ce questionnement, mais aussi les autres, ou la médecine et ses représentants. Il serait plus exact de dire : les représentations que l’on se fait de Dieu et de la médecine. Et c’est précisément en élaborant autrement ces représentations que l’on pourra retrouver souffle et sens. Détaillons quelque peu.
« Qu’ils ne perdent pas confiance dans la vie ! » Une maman accompagnait depuis des mois son fils leucémique de dix-neuf ans. L’équipe soignante était à bout de forces face à ce corps extrêmement dégradé et se sentait tout aussi incapable d’encore donner du sens à cette vie qui n’en finissait pas de finir. Ce que vivait la maman était d’un autre ordre : l’inquiétait surtout que son garçon exige d’elle de parler en vérité et qu’elle ne dispose pas des ressources nécessaires pour y faire face. Alors que nous explorions ce qui pouvait la consolider, elle m’a tenu ces propos : « Mon fils a eu une adolescence très difficile, avec des conflits épuisants entre nous, mais
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j’ai toujours gardé confiance en lui. Je me disais : le jour où il rencontrera un grand défi dans sa vie, je sais qu’il aura tout ce qu’il faut en lui pour y faire face. Il a montré son courage dans sa lutte contre la maladie. Il a, pour moi, accompli son destin. Sa vie est pleine, il peut s’en aller en paix. » Malgré l’horreur de ce qu’elle et son fils avaient à vivre, cette maman me prenait à témoin du sens qu’elle avait pu élaborer peu à peu. Généreuse jusque dans son deuil, c’est elle encore qui m’a demandé d’écrire quelque chose pour ses amis : « J’aimerais tant qu’ils ne perdent pas confiance dans la vie ! »
« On ne peut quand même pas laisser un patient sans espoir ? » Un médecin savait parfaitement futile tel traitement proposé, mais justifiait ainsi son choix : « On ne peut quand même pas laisser un patient sans espoir ! ? Je dois lui proposer quelque chose à faire, un projet ! ? » Les infirmières, si souvent sensibles à la qualité de vie, trouvaient celle de ce patient par trop dégradante : «Vivre comme ça, dur, dur ! » ou « Ce n’est pas très humain de l’obliger à vivre ainsi ! » Dans ce concert de voix, celle d’une toute jeune infirmière : « Pourquoi si vite ? Ne peut-on donner un peu de temps au temps ? » Ces interrogations existentielles en disent long sur notre difficulté à nous tenir simplement près d’un patient quand on ne peut plus rien lui promettre d’autre que de l’accompagner au mieux. Des patients qui se savent « condamnés » confient effectivement leur impatience et combien ils considèrent le temps les séparant de la mort cruellement vide, insensé. Lors de très longues chimiothérapies, d’autres nous disent tenir tant que l’on fait quelque chose, mais vivre dans l’épouvante le temps qui sépare la fin de la cure de celui où l’on en évaluera l’effet. Ce n’est pas facile à supporter, reconnaissons-le, surtout quand « ça dure ». Peu après la discussion évoquée, une volontaire rend visite au patient qu’on ne voulait pas laisser « sans espoir ». L’air de ne pas y toucher, elle lui pose une question du style : « Vous avez donc accepté
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une nouvelle chimio ?… » Il a fort bien saisi dans le ton, dans le non-verbal de la question, qu’elle avait un fond caché, un projet. Hors de lui, il l’a mise à la porte, ébahie, en lui disant : « Vous me faites peur, sortez ! » C’est que cette question « perfide » lui faisait réaliser tout à coup qu’il était promis à la mort. Il n’était pas sans ressource pour autant. Lorsque cette volontaire viendra s’excuser (chapeau à elle !), il lui dira en effet ceci qui témoigne du chemin intérieur parcouru : « Vous m’avez fait perdre confiance, mais je vous en remercie : c’était une mauvaise confiance. » Comme on l’avait prévu, ce patient a décompensé dans les premières heures de la chimio lancée aux fins de calmer l’angoisse existentielle de l’équipe. A bout de souffle, il m’a dit : « Tu vois ces calendriers dont on enlève chaque jour une page avec le programme de la journée ? J’ai l’impression que le mien est arrivé au bout… Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? » Dans le silence qui a suivi sa question, j’ai perçu qu’il reliait bien des choses jusque là éparses. Je n’avais bien évidemment pas de réponse à apporter à sa question. Je me suis seulement permis d’évoquer à demi-mots, presque une allusion sans parole, deux forts moments d’échange que nous avions eus dans les semaines précédentes. Dans le premier, nous avions lu l’évangile du jour où Jésus invite ses disciples à ne rien prendre qui encombre pour la route (Lc 9, 3). Nous nous étions découverts proches. Lui désencombré, simplifié par la maladie. Moi de même : parce que je n’avais aucun acte technique à lui proposer, il me fallait consentir à ce dépouillement afin d’être disponible, autant à lui qu’à Celui que je représentais. L’autre moment était celui du sacrement des malades : il avait bien compris qu’il ne s’agissait pas d’un acte magique, mais d’une confirmation heureuse de sa propre puissance spirituelle. Il a souri, comme abandonné à cela qui le dépassait infiniment. Peu après, il est entré debout dans la mort.
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Maîtrise-démaîtrise Bien des situations rencontrées me donnent à penser qu’un aspect essentiel de la vie spirituelle se joue entre prise et lâcher prise, entre peur et confiance abandonnée. Dans l’histoire de la vie spirituelle du patient autant que du soignant, l’altérité que leur signifie l’échec de traitements entrepris, la fragilité et bien sûr la mort, sont des rendezvous déterminants. Comment se transforme de l’intérieur le désir — légitime — de maîtriser les choses de la vie, lorsque celles-ci nous échappent ? Un jeune père qui venait de perdre son petit en a pris toute la mesure, lui qui me disait : « On n’est pas maître de ces choseslà », et ajoutait : « c’est peut-être mieux ainsi… » Un autre qui, avec son épouse, avait refusé un avortement thérapeutique et préféré mener à terme la grossesse de leur bébé, m’a dit après coup : « On a appris à aimer gratuitement, sans rien attendre en retour. Ce furent quatre mois de retraite. » La maladie force vraiment à un élargissement de soi, un abandon ou, mieux, une générosité à vous couper le souffle. Des parents d’un enfant malade encore : « Nous voulons certes qu’il vive, mais si ce n’est pas le meilleur pour lui, alors… » A chaque perte d’une fonction, ils ajoutaient : « Pour nous, ça n’est rien, on sait qu’on pourra faire face, mais c’est pour lui… » : lui dans sa plus grande singularité, dépouillé de tous les projets de maîtrise que ses parents avaient auparavant sur lui. J’ai encore un clair souvenir de ce chef d’entreprise qui, lentement, va consentir à ce que, dans la dernière étape de son existence, il n’aie plus rien à maîtriser, à mériter, à prouver ou à apporter, sinon sa disponibilité la plus totale possible au grand passage. Il était chef en tout, jusque dans sa mort insupportable… Il l’a reconnu lorsqu’on a célébré le pardon et l’adieu en présence des siens, dans une joie incroyable, une sorte de jubilation. Il a contemplé ses mains grandes ouvertes après l’onction, comme s’il n’en revenait pas lui-même d’être capable de s’en remettre sans peur à l’avenir, au Dieu de sa foi. Chacun
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pourra dès lors reprendre le fil de son histoire singulière dans l’espérance, y compris le médecin qui, au départ, n’avait pu que coller à la peur de son patient et lui dire : « Vos radios sont superbes ! » Quand un soignant ne voit pas sa propre fragilité que lui signifie pourtant son patient, quand il refuse d’accepter qu’il n’est pas tout et donc sa part d’impuissance, avec quelle violence cherche-t-il parfois à se protéger ! Après des mois d’hospitalisation et de promesses de « miracle », une patiente avait trouvé la force de murmurer à son médecin, éclatant de santé, ce qui était au-dedans d’elle véritable hurlement : « Docteur, je n’en peux plus, je suis tellement fatiguée ! Quand cela finira-t-il ? Je voudrais mourir… » Pour unique réponse, elle reçut ceci : « Je ne vais quand même pas vous mettre un coussin sur la figure ? !… » En contraste à de telles agressions, me remplissent de joie les moments magiques au cours desquels une équipe risque le premier pas qui la conduira à systématiser peu à peu l’acceptation de ses limites. Une équipe, débordée par le doute et l’inquiétude, reprochait avec agressivité au médecin de patauger avec un patient fort douloureux. Après que chacun eût « vidé son sac » — c’était parfois proche de la haine —, cette jeune médecin s’est tue un long moment, puis nous a lentement dévisagés, l’un après l’autre, et a dit ceci que je n’oublierai pas tant le temps qui a suivi a été lourd de sens, de réflexion, de mutation profondes : « Eh bien ! moi non plus je ne sais pas !…» Un patron osait reconnaître sans faux-fuyant ses limites. Ce fut le début d’une magnifique aventure interdisciplinaire : chaque profession a renoncé à attendre l’impossible des médecins et a du coup retrouvé l’accès à ses propres compétences complémentaires. Les patients taisent bien des aspects de leur cheminement intérieur, manifestant ainsi une certaine liberté frondeuse envers nos désirs de tout contrôler. Une veuve, qui avait pourtant accepté de subir une lourde chimiothérapie, m’a choisi comme « complice en résistance » : « A vous je le dis, monsieur l’abbé : je ne crois pas à cette
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chimio. Mon mari m’est apparu en rêve et m’a dit : « Tu seras bientôt près de moi. » J’obéis à mes enfants pour qu’ils ne soient pas tristes, mais je sais que ça ne sert à rien… » Ce en quoi elle a eu raison. Dommage que personne ne lui ait posé de question qui lui eût permis de faire entendre cela.
Quand l’espérance s’éveille au moment où on ne l’attend pas Au moment de la mise en bière de sa maman, une petite fille de six ans a étonné tout son monde, fort inquiet pour elle, en déposant dans le cercueil une petite boîte de sa fabrication — « le cercueil ». Un cœur y était déposé sur de l’ouate et de toutes petites graines collées sur le couvercle. Etait-ce pour signifier un ensemencement, sa confiance d’enfant en une possible germination de… De quoi donc ? La vie répondra. Plus tard. Il se fait que sa maman avait pu lui dire adieu, la préparant ainsi à la séparation. « Quand elle sera morte, avait-elle dit bien sérieusement à son papa après une visite, je lui parlerai dans mon cœur ! » Ce « cercueil » était-il une manière de s’assurer, avec pudeur, qu’après la séparation les choses « tiendraient » en leur permanence ? Cela fait penser au beau rituel qui, dans le judaïsme, consiste à déposer un petit caillou sur la tombe d’un défunt et à lui signifier ainsi : « Tu peux aller : après toi, ça tient, la communauté demeure. Et merci pour la pierre que tu as apportée ! » Des moyens médicaux nouveaux viennent relancer l’espérance en offrant des ouvertures, en particulier aux personnes souffrant de maladies jusque-là intraitables. Après la mort tragique d’un proche, un don d’organes est désormais perçu avec gratitude comme une façon de conserver en vie quelque chose du défunt, ce qui en atténue le deuil, ou d’ouvrir à une générosité inouïe. Au fil de longs mois aux soins intensifs, un couple avait noué une véritable amitié avec les parents d’un autre enfant. Lorsque leur petit est mort, ce couple a proposé que ce voisin bénéficie de ses organes. Ceci ne se pouvait
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mais dévoile la grandeur de l’humain altéré par l’épreuve. Il était plutôt replié sur son bonheur, et voilà que l’autre fait irruption avec une force immense. Parce qu’ils font eux-mêmes l’expérience si douloureuse de la perte, ils mesurent l’espérance qui soulève d’autres humains à l’idée qu’un don puisse rendre vie à ce qu’ils ont de plus cher au monde. Voyons également dans le don de son corps à la science une autre façon de soutenir l’espérance en un monde meilleur grâce aux progrès de la médecine et des futurs médecins.
Troisième axe : Entre indignation et émerveillement Poursuivons notre enquête en nous rendant cette fois du côté de ce qui nous fait vibrer. Lorsque nous reconnaissons en nous une émotion de l’ordre de l’indignation, de la honte, de la tristesse ou, à l’inverse, que nous vibrons d’émerveillement, de joie, de fierté, de gratitude, nous ne sommes pas très loin d’une autre dimension du spirituel. Songeons aux prophètes qui prennent la parole, au nom de Dieu, particulièrement lorsque les choses manquent ou ont manqué. Nous identifions par là un axe peut-être plus moral de la vie spirituelle, nommant ce qui paraît juste ou au contraire injuste.
Indignation Tout d’abord ces questions lancinantes et indignées de tant de gens : « Pourquoi la souffrance, pourquoi tant de souffrance dans le monde, quel sens lui donner, faut-il l’accepter ? C’est injuste ! » Souffrance et cri dont aucun mot, jamais, n’arrivera à rendre compte. Les croyants ne sont pas épargnés, que du contraire : leur souffrance est redoublée du fait qu’ils espéraient en un Dieu bienveillant et pensent que celui-ci n’a pas répondu à leurs attentes. « Une pensée lancinante et douloureuse revient en moi, m’écrivait un ami en deuil de son fils : nous avons été
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abandonnés de Dieu (Ps 22), alors que notre cœur lui était resté fidèle. » Heureusement que l’homme biblique est libre et ose invectiver son Dieu, le mettre en demeure de répondre ! Il n’a pas à se soumettre ; s’il le fait, c’est toujours comme un homme libre. On lit dans le Talmud : « Il n’y a pas de destin pour Israël. » C’est dire que son destin n’est pas inscrit dans les astres ou dans un quelconque livre : il n’y a pas d’autre destin que celui qu’Israël se forgera. Il est de sa responsabilité de transformer le destin ou la fatalité (les grecs parlent d’anankè) en destinée, en histoire d’alliance avec son Dieu et son peuple. Des soignants se disent bousculés par des patients qui veulent rester seuls avec leur destin, débordent d’angoisse ou de colère, dont les réactions sont énigmatiques, qui ne réagissent pas selon les modèles établis, les laissent hors du coup, hors de la parole échangée. D’autres sont bouleversés durablement par les demandes qui mettent leur éthique personnelle à mal ou par la mort de patients avec qui ils ont établi de forts liens d’attachement. Le sentiment d’échec, d’accablement, de détresse est parfois considérable. Une infirmière pleurait la mort d’un jeune gars et, désolée d’être à ce point affectée, suggérait : « C’est peut-être parce que nous sommes spirituellement bien démunies devant de telles situations ? » Avec une émotion mêlée de désespoir et d’impuissance, une patiente s’indignait : « C’est la seconde fois que je dois vivre la mort d’une voisine de chambre. Mais une fois encore, pas une parole vraie, pas un geste pour l’accompagner. Elle est à un moment capital de sa vie et tout ce qu’on trouve à faire, c’est la distraire avec des nounours en peluche et des guili-guili. C’est terrible. Je ne peux pas supporter cette dérision. Ni adieu ni expression de gratitude, pas la moindre préparation à la rencontre. Que puis-je faire ? J’ai proposé qu’ils appellent l’aumônerie, mais ils ne veulent pas. Priez pour elle ! » Indignation encore face à certaines évolutions sociales. Une femme vient d’accoucher d’un enfant porteur d’un handicap. Le mari regarde l’enfant, puis la sage-femme, et s’exclame : « Mais moi, je n’ai rien à
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foutre de ça ! » La même semaine, une mère porteuse vend le « produit » de sa grossesse au plus offrant sur Internet. Bébé profit. Ou encore, cette ancienne actrice qui a dû être superbe avant son cancer du visage. Cherchant le soutien de son mari, je suggère qu’avec tout son amour pour elle il voie certainement plus profond que cette défiguration. Me prenant à témoin, il lance devant elle : « Je l’ai épousée pour sa beauté, voyez ce qu’elle est devenue ! » Bien des contemporains sont perdus face à la souffrance d’autrui, se montrent maladroits, s’enfuient ou simulent ne rien voir. Une amie traitée pour un cancer estime avoir perdu les quatre cinquièmes de son ancien réseau amical. Davantage encore qu’elle, ses enfants ont été scandalisés par cette désertion. Une autre confiait combien ses enfants étaient durs avec elle, comme s’ils lui reprochaient de n’être plus à la hauteur de leur désir imaginaire mais confortable de disposer d’une maman invulnérable et solide. La solitude des vieux dans les grandes villes est aussi redoutable : « Pour qui voulez-vous que je guérisse ? », me tançait l’un d’eux. Comment donner sens au temps qui reste à vivre si l’on est privé de relations ? Ces personnes disent tout haut ce que beaucoup déplorent tout bas : le non-sens et l’absurde ne prévalent-ils pas aujourd’hui sur le sens et la bonté ?
Emerveillement Heureusement, la question du sens de l’existence surgit aussi en excès, en plein, de façon heureuse, surprenante. Il m’arrive d’être enchanté par la puissance d’affirmation dont disposent les humains pour faire face au malheur et y rester sujets de leur histoire. Pris dans des événements qui pourraient les écraser, ils découvrent en eux des trésors de force, de vie, et même de joie. Il y a là de l’inouï, du surcroît, qui dépasse infiniment ce dont l’homme se croit capable, des ressources de vie et d’amour à vous couper le souffle venant du fond de leur histoire. Moments superbes de surgissement. « Jamais je n’au-
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rais cru qu’une porte s’ouvrirait encore dans la maladie », m’a dit N. Une femme âgée lança sans nulle gêne : « Je suis une merveille ! » (Ps 139), ce qu’elle ne savait pas être une parole de psaume, tout étonnée de découvrir ce qui avait jailli d’elle dans le cours de sa vie. Il arrive que ce mouvement du cœur s’élargisse jusqu’à relire nouvellement la beauté des relations humaines ou à découvrir la splendeur de la création comme au premier matin du monde. Changement de regard : « Je ne verrai plus les choses comme avant. » J’ai le souvenir d’un homme qui endurait depuis des semaines des douleurs insupportables. Son entrée en matière est une question : « Y a-t-il beaucoup de gens, ici à l’hôpital, qui pensent au suicide dans une situation comme la mienne ? » Je n’ai bien sûr pas eu de réponse à lui donner. Le lendemain, il évoquera la souffrance indicible des parents de Julie et Mélissa : ce en quoi je reconnais la trace évidente d’un questionnement qui s’est élargi au cours de sa nuit. Il s’interroge : « Mais comment ces gens peuvent-ils encore vivre ? » La réponse qu’il donnera sera en fait réponse à sa question initiale, sans qu’il en ait alors claire conscience : « Leur désir de vivre existera tant qu’il leur sera possible d’aimer ! » Il ne m’a plus jamais parlé de suicide. La façon dont certains enfants appréhendent des choses qui nous paraissent si compliquées est exquise et juste. L’un d’eux est conduit à la morgue par ses parents tétanisés afin qu’il voie son petit frère mort à la naissance. « Pour son bien. » Il se rend sans hésitation au petit lit, embrasse le bébé avec détermination, attend, puis se retourne vers ses parents et leur lance en maître : « Il est vraiment mort ! » Vérité que, pourtant, on n’osait lui dire. Il avait regardé la veille la Belle au bois dormant et savait désormais la différence entre « dormir » et « être mort ». Honorons une femme de ménage, catégorie de personnel bien trop tenue à l’écart à mon sens. Elle m’a rapporté la demande reçue d’un jeune leucémique. A seize ans, il se trouve très isolé. Ses parents, en grande souffrance de couple, n’arrivent à se soucier de lui que
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de loin en loin. Alors que cette femme de ménage nettoie la chambre, le garçon l’apostrophe : « Je peux te demander quelque chose ? — Bien sûr, répond la femme sans hésiter alors qu’elle aurait pu l’ignorer. — Est-ce que tu veux bien me serrer très fort dans tes bras ? » S’asseyant au bord du lit, elle se laisse enlacer avec force, comme si c’était son propre enfant. Sans rien dire, elle l’autorise à pleurer tout son saoul, longuement, avec un désespoir infini montant du fond de son existence. En réalité, mais elle ne le savait pas à ce moment-là, elle est devenue le passeur de ce garçon : il est mort dans la nuit, comme s’il n’avait pu « aller » qu’après avoir eu, enfin, l’occasion d’exprimer à quelqu’un, quasi sans parole, la fin de sa lutte et de sa quête. Cette grande dame a accompli l’acte le plus spirituel qui soit : être présence humaine, fraternelle, attentive pour ce garçon qui mourait. Elle lui a permis d’entrer vivant dans la mort. Le plus bouleversant reste pour moi, sans conteste, le chemin étonnant que parcourent des parents confrontés au handicap ou à la mort d’un enfant. Chemin stupéfiant de ces couples qui passent par la colère, la culpabilité, la jalousie, la crainte de sombrer dans la folie et que l’on verra, à leur heure, laisser leur enfant aller son chemin. Est à l’œuvre là une puissance de vie à vous couper le souffle. « Jamais nous n’aurions pensé que dans des événements d’une telle horreur nous puissions connaître un tel état de paix », s’est étonné l’un d’eux.
Quatrième axe : Entre faute et culpabilité, responsabilité et réparation Une quatrième série de questions tourne autour de la responsabilité et de la dette ou de la faute : « Qu’ai-je fait de ma vie, comment aije usé de ma liberté ? » Ou encore : « Pour quel motif cela doit-il m’arriver, à moi, maintenant ? Serais-je puni ? Suis-je coupable et de quoi ? Dieu attend-il quelque chose de moi ? Quelle est ma mission
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en tant que malade ? Quant au mal, aux injustices subies et à ceux qui les commettent, qu’en adviendra-t-il ? » Je suis peu sollicité pour des confessions traditionnelles, mais régulièrement pris comme témoin par des personnes qui font leur bilan de vie lorsque le terme approche ou qui ne comprennent pas ce qui leur arrive et cherchent désespérément un sens, une issue. Les forces aveugles qui hantent l’inconscient s’éveillent, avec la faute prête à les accabler. Registre immense de la culpabilité et du doute qui l’accompagne, y compris lorsque des décisions graves s’imposent. L’éthique médicale s’est aussi constituée autour de ces interrogations aux limites.
Culpabilité infinie, réparation Citons la souffrance bien complexe des membres de familles endeuillées, qui n’en sortent pas, se déchirent, font des dépressions lourdes, des infarctus, des passages à l’acte suicidaires, cherchent par divers procédés à rétablir un contact avec le défunt, incapables qu’ils sont, parfois pour longtemps, de reconstruire du sens après la perte d’un compagnon de route, d’un enfant, d’un proche. C’est vrai aussi pour les soignants en burn out : alors qu’ils ont fait énormément, c’est comme s’ils n’en avaient pas fait assez ou pas su entendre. Ils nous rappellent en tout cas que la mort reste la mort, que la séparation est toujours douloureuse et triste, atteint très en profondeur la confiance que nous mettions en l’autre et en la vie. Le doute et la culpabilité pointent souvent le nez autour de la maladie et de la mort. Un rationaliste fut bouleversé de s’entendre penser, lorsqu’il apprit que sa femme avait un cancer : « Ça y est, je paie ! » Justice immanente… Je suis aussi frappé et parfois effrayé de constater combien de personnes donnent à leur maladie le sens d’une ultime conséquence de violences endurées ou d’une réparation. « J’ai la haine de mon père », m’a soufflé R. en bout de vie. Des personnes donnent l’impression d’avoir marché toute leur vie à reculons, orientées par des
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événements majeurs de leur existence, liées par eux, comme cette femme qui ne cesse d’entendre, depuis l’enfance, l’insupportable mépris de sa mère : « Mais crève, nom de Dieu ! Des comme toi, il faudrait les piquer à la naissance ! » Les secrets de famille, les « cadavres dans le placard », les rancunes provoquées par des blessures reçues, sont encombrants à l’extrême. La tendance à psychologiser la maladie de façon simpliste m’ennuie néanmoins : la recherche de coupables, les jugements de valeur, la moralisation et le doute qu’elle entretient, ajoutent parfois de la souffrance à la souffrance. Serait-ce la sécularisation des confessionnaux d’antan ?… Le Christ, lui, avait dissocié la maladie et la faute (Jn 9, 3).
Pardons créateurs Sans pour autant idéaliser, prenons-nous suffisamment la mesure de la paix qui peut surgir du pardon offert ou reçu, patiemment tissé et ajusté, parfois après des années de silence ou de haine destructrice enfouie dans les abîmes de l’être ? La souffrance de ne pas y arriver ou d’arriver trop tard, une fois l’autre mort, est minante et s’ajoute au mal subi qui hante le corps, l’être, les relations. Il m’arrive de lire avec des patients la fin du psaume 137 qui demande à Dieu de « se souvenir » : qu’il reconnaisse le mal subi et donc que le mal est le mal. Concernant l’ennemi qui l’a tant fait souffrir, il dit de lui devant Dieu : « Heureux qui te revaudra les maux que tu nous valus, heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc ! » Qu’il n’en reste rien ! Parole meurtrière ? Certes ! Mais ce n’est pas passage à l’acte. Quel bonheur de savoir que personne ne l’a supprimée de la Bible : il est donc légitime d’éprouver de tels sentiments de colère, de révolte, de vengeance ! Dieu ne demande pas d’être gentil. Lorsqu’on n’en sort pas, suggère ce psaume, il demeure qu’on puisse déposer ces pardons impossibles dans ses mains et croire qu’en cette matière aussi, il trouvera le moyen d’être créateur de vie, de liberté. Dans ma vie et, peut-être
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aussi, en celle de l’offenseur. Pour Dieu, est-il jamais trop tard ? En ce registre, la prière a de quoi surprendre qui ose s’y aventurer. A-t-elle perçu cela cette femme non croyante qui, dans son effort pour bricoler du sens autour de son cancer, me prit à témoin : « Si je meurs du cancer, c’est parce que je n’ai pas su assez aimer et pardonner. » Après un silence : « Peut-être est-ce parce que moi-même je n’ai pas été assez aimée ? Mais mes parents ont fait ce qu’ils ont pu, je leur pardonne. » Dans un soupir : « Ai-je vraiment fait mieux ? » « Si je n’en ai pas le temps, ajoute-t-elle, voudriez-vous dire à mes enfants que je leur demande pardon pour les éventuelles souffrances non apaisées dont je serais responsable ? » Elle avait déjà subi l’ablation des deux seins, mais il s’agissait pour elle de restaurer une intégrité plus fondamentale encore que celle de son corps. Cette intégrité plus intime, plus essentielle peut-être, touchait à sa destinée, au sens de sa vie, au fameux « Père et mère honorera » (Ex 20, 12) : ce qui ne signifie pas les « aimer » mais les mettre à leur juste place ; littéralement leur rendre le « poids » qui leur revient. Il s’agit parfois d’un poids dont nous avons été chargés à l’excès mais qui ne nous appartient pas. Le leur rendre, afin de ne plus le porter soi-même, permet de prendre enfin son envol : chemin de liberté qui est affaire d’une vie, pour chacun de nous 7. Rendre à César… Faire d’un destin une destinée : cela revient à chacun. Il arrive que des familles cherchent à réparer ou à ouvrir quelque chose tant qu’il en est encore temps. Une femme m’appelle au chevet de son mari et me dit : « Nous avons raté notre vie de couple, j’aimerais lui permettre de réussir sa mort. » Une autre savait avoir été trompée toute sa vie, avec une souffrance que l’on a peine à imaginer ; elle a su aller au-delà et a poussé la miséricorde jusqu’à proposer à son homme d’appeler sa concubine auprès de lui, ayant entendu que cette présence aimante lui ferait du bien. Ils étaient présents à trois lorsque j’ai célébré l’onction des malades, laquelle retrouvait tout à coup son lien structurel et si sensé avec la réconciliation. Quel beau pouvoir de lier et délier dont disposent les humains !
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Une femme m’a confessé, cinquante ans après un avortement pratiqué dans les conditions que l’on imagine, avoir été minée toute sa vie par ce secret dont elle s’ouvrait à quelqu’un pour la première fois. Son mari ne voulait plus d’enfant, d’où cet avortement qu’elle n’a pas osé lui avouer de peur qu’il la « jette », et le poids de ressentiment, de haine terrifiante qui a contaminé toute son existence. Elle a — enfin ! — donné un nom à cette « chose » venue à la parole, lui a demandé pardon et l’a bénie, l’inscrivant ainsi dans son histoire.
Le traitement de la douleur : premier soin spirituel En matière de responsabilité, je pense enfin à l’indignation que soulève l’insupportable douleur redoutée jusqu’à l’affolement, dont les patients nous rapportent combien elle les déshumanise, les rabaisse au rang de chair douloureuse incapable de relation, de réflexion, de toute visée spirituelle. J’admire les trésors d’attention, de patience, d’imagination, de compétence et, osons le mot, d’amour, déployés par le corps soignant pour en libérer les malades. Se laisser toucher par cet autre qui souffre et chercher à l’apaiser, si possible, c’est bien la première façon qu’ont les soignants de construire du sens dans le malheur et d’en repousser les limites. Traiter la douleur, c’est bien l’acte spirituel par excellence, le premier soin spirituel. Qu’il vienne à être négligé : c’est l’horreur et le sentiment extrême d’abandon.
Cinquième axe : Du côté de la pensée magique ou des voies parallèles Face au côté incompréhensible de la souffrance, d’aucuns cherchent à nommer ou à manipuler l’altérité qu’elle signifie. Comment la vivre sans y mettre un ordre, du sens, un minimum de « rationalité » ? Il arrive à des personnes de penser, par exemple, que la maladie est causée
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par de la haine ou de la malveillance. Il leur est impensable d’imaginer, surtout en cas de malheurs à répétition, que ceux-ci puissent être dus au seul hasard : mauvais œil, sort jeté par un ennemi de la famille qui « travaille » sur elle, envoûtement, sorcellerie, logement « chargé d’ondes négatives », morts hantant les vivants. « On n’y croit guère, mais depuis que tante M. nous a parlé de ça, on n’arrête pas d’y penser… » D’autres croient que, si elles sont bien gentilles et bien soumises devant la médecine ou devant le sacré et ses prêtres, la maladie et la mort pourraient être réversibles. Des gens m’ont hurlé : « Vous êtes plus puissant que les médecins, vous pouvez encore sauver notre papa ! » Le père S. avait promis que leur père s’en sortirait, mais — hasard ? — il était inatteignable à l’heure de la mort. Il ne manque pas de vendeurs d’illusions pour séduire les plus vulnérables et leur faire croire qu’une certaine foi servile (en qui ?) pourrait faire échapper à la condition humaine commune. Dieu ! oui que j’aimerais parfois disposer d’une telle puissance magique de sauveur. Que passe un « vrai » prêtre ensoutané et d’aucuns baiseraient bien ses phylactères ! Avec ce sacré menteur, nul aumônier laïc ni prêtre « moderniste » ne sauraient rivaliser. Les malades partagent peu cet aspect plus magique de leur quête de sens, pourtant source de grandes détresses. Ils ont peur, en effet, d’être jugés ou rejetés. Un couple de médecins m’a confié ne jamais passer devant un mendiant sans lui donner la pièce car, le mari étant traité pour un cancer, ils craignaient qu’un refus leur retombe sur le nez… On pourrait aussi se moquer de la présence incongrue d’une Vierge de Lourdes en plastique dans une des salles d’opération de Saint-Luc. Depuis quand est-elle là ? Nul ne sait. Mais qui oserait l’en retirer ? Chacun sait que sans le facteur chance, la plus grande rigueur scientifique peut se trouver battue en brèche. Ou peut-être pourrait-on déceler en cet objet l’indice d’une modeste ouverture à une autre rationalité, non médicale, rappelant que nul n’est tout ? Je ne dis encore rien du recours aux pratiques para-religieuses ou aux médecines dites parallèles, dont se moquent ces mêmes méde-
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cins. Les tiroirs des tables de nuit ressemblent parfois à ces petits autels dissimulés jadis à l’intérieur des maisons païennes : les grigris, les tissus magiques, les images ou médailles pieuses, les Corans miniatures, les fioles de pilules (toutes choses auxquelles on croit sans trop y croire, on ne sait jamais !) y figurent les divinités refoulées par la médecine technicienne. Au-delà d’une pertinence sur laquelle je n’ai pas à me prononcer, ce recours exprime aussi quelque chose de la quête d’un sens dans l’épreuve, ce dont a bien peu le souci une « médecine d’organes protocolisée où le « je » du patient s’efface souvent derrière une procédure médicalisée » (Dr Panici).
Sixième axe : La ritualité, entre corps et parole, individu et collectivité Sans aucun doute, enfin, la dimension rituelle constitue-t-elle un haut lieu du spirituel : prière partagée, demi-mots de la liturgie et des rituels religieux, liens communautaires si forts qui s’y manifestent, ouverture au sens qui s’y offre, soutien de traditions de sagesse millénaires… La ligne de démarcation entre le corps et la parole, le soi et l’autre ou les autres, s’y atténue au point de disparaître parfois. La parole y fait ce qu’elle dit, éveille dans le corps de qui l’entend la mémoire de ce qu’elle annonce. Nulle parole abstraite n’a une telle fécondité. Ainsi le sacrement des malades réalise-t-il ce qu’il dit en celui qui le reçoit : « Que le Seigneur te sauve et te relève. » J’en ai été bien des fois témoin par les fruits de liberté retrouvée et de paix qu’il génère. Quand un patient dénoue ses poings jusque-là serrés par l’angoisse, la colère ou le désir de maîtrise, et ouvre les mains pour y accueillir le signe d’huile, c’est tout son être qui s’ouvre, se déploie, se fait accueil à l’Autre ; il vit dans son corps la foi que l’on vient de demander pour lui dans la prière. C’est comme si son corps expéri-
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mentait avant lui le saut dans la confiance, l’osait en premier. Quand j’impose les mains sur sa tête, avec sa famille, parfois avec la collègue aumônier qui l’accompagne, déjà il est relevé. L’émotion est parfois extrême, y compris chez la famille tout étonnée devant le calme advenu. L’Eglise ordonnera-t-elle de nouveaux ministres pour célébrer ce sacrement si précieux ? Il y a urgence. Je revois un vieux cultivateur en bout de vie qui avait souhaité célébrer ce sacrement avec sa femme au milieu des siens, ce que j’apprécie tant. Chacun a préparé quelque chose selon ses dons : musique, psaume, évangile, prière partagée pour lui et sa famille, mercis. Il opine régulièrement de la tête pour manifester : « C’est vrai, j’y crois ! » Il lira avec conviction un message d’espérance qu’il avait préparé, avant de conclure par une découverte que la maladie lui a fait faire : « Seul, on n’est rien ! » Il m’interrogera par après : « Est-ce que ça se voyait que la foi est pour moi importante ? » Je dis l’avoir trouvé lumineux. Il poursuit : « Je me disais : je ne peux pas pleurer, je dois être fort ! » C’était, pour lui, comme un testament. En témoignant devant eux que le sol sur lequel il avait pris appui toute sa vie était fiable, il les invitait à le trouver à leur tour, mais sans rien imposer. Le rituel permet, avec grande sobriété de moyens, de dire l’essentiel de ce qui doit être dit. Des soignants m’ont rapporté qu’ils étaient « bloqués » avec telle famille et que le rituel a permis de relancer le processus, alors suspendu, et de le conduire à son terme, avec humanité. Dans une société où il est si difficile de parler de la mort, c’est parfois simplement oser dire la fin des traitements, la séparation, laisser l’autre aller. J’ai même célébré un mariage en pleine nuit pour un couple dont la femme africaine allait mourir. Leur mariage avait été retardé du fait que la famille belge ne l’avait pas acceptée. Ce couple avait dès lors décidé de patienter. La famille l’avait adoptée depuis, mais le temps passait… C’était le plus grand regret du mari. Nous avons célébré cet amour comme sacrement réalisé de l’amour de Dieu. Chacun rayonnait, transfiguré au cœur de la peine.
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J’ajouterai que même les croyants peu enracinés conservent en mémoire les gestes de leur tradition et retournent les chercher pour y retrouver un appui quand la vie leur échappe. Dans un Bruxelles de plus en plus multiculturel, on rencontre de belles pratiques communautaires autour de la mort. Comment oublier les chants d’Anatolie qu’une famille s’est mise à chanter pour le père mourant, ancien berger émigré de Turquie ? Ou ces coutumes qui témoignent d’une unité de l’être que nous ne soupçonnons même plus ? Au moment de la mort d’un enfant, une parente présente a posé le geste bouleversant de littéralement envelopper d’un boubou de deuil la maman « désenfantée » : façon de lui donner le droit au deuil, à être triste, à se protéger. Au pays, un an après, les femmes le lui enlèveront dans la mer pour le remplacer par un vêtement de vie et par le droit de cesser le deuil, de rechoisir la vie. Comment ne pas s’émouvoir des longues et langoureuses plaintes des chants africains autour du corps, les proches qui se frappent de douleur, secouent le mort et l’agonissent de reproches ! Nous n’osons plus cela et sombrons dans la dépression. Un ami brésilien m’a encore rapporté que, dans son pays, on appelle au chevet des mourants une sorte de confrérie qui chante des chants du répertoire religieux : manière d’offrir un support signifiant à l’espérance de celui qui meurt. Grande sobriété aussi des rituels juifs et musulmans qui refusent de faire de la mort un spectacle.
Conclusion L’objectif poursuivi dans ce chapitre était d’identifier quelques registres dans lesquels on peut reconnaître la vie spirituelle, ce qui la travaille de l’intérieur, ce qui peut y être en souffrance et être accompagné. Le lecteur en ajoutera d’autres encore, très certainement. Il aura perçu, au fil des récits, que la quête de sens s’inscrit nécessai-
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rement dans la relation et donc dans le langage, dans la parole échangée, les gestes, le corps, les liens sociaux, les grandes traditions historiques : tout un processus y est à l’œuvre, un procès de symbolisation, si constitutif de la dignité humaine. Efforçons-nous maintenant d’en prendre la mesure.
Nous ne sommes pas nés sans bagage
« Sans mémoire, il n’y a pas d’âme. La mémoire, c’est l’âme. » Umberto Eco
Qu’advienne une parole humaine, symbolique, poétique, croyante ! Depuis que l’homme a levé sa « truffe » du ras de terre et est ainsi devenu un humain, un être de langage, de culture, il a été amené par les aléas de son existence à questionner et à façonner son devenir. Ce ne sont pas tant les moments heureux qui l’y engagent — ceux-ci sont plutôt recourbés sur eux-mêmes, saturés de leur propre satisfaction — que les périodes de crise venant ébranler l’individu ou la collectivité. Si patients ou équipes de soins cherchent un appui auprès des aumôniers, c’est qu’ils perçoivent que des situations sont insoutenables tant que, d’une manière ou d’une autre, n’y émerge une parole ; pas seulement une parole rationnelle médicale qui explique, mais une parole humaine, symbolique, poétique, ou des gestes rituels manifestant que l’on y demeure humain. Comment pourrait-on en effet demeurer ou devenir sujet de sa maladie, se prendre en charge dans le processus de soins ou dans l’épreuve, si personne ne nous permet de nous inscrire dans un horizon signifiant ? J’atteste qu’en laissant entrer en résonance l’his-
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toire d’un patient et sa tradition spirituelle, il se trouve tiré de sa solitude et surtout relancé dans l’existence. Ce sont bien souvent les soignants qui offrent un tel accompagnement aux patients et à leurs familles dans le quotidien des soins. Ce sont eux encore qui assurent le relais vers un aumônier de leur tradition, s’ils le jugent opportun. Beaucoup disent que cette démarche professionnelle leur demande du courage. J’espère les soutenir par ces pages, en partageant le sens que j’y vois et les fruits que j’en escompte pour tous.
« Bain de mots » : sans langage, pas de désir humain Rangées au fond de quelque tiroir de nos mémoires, les traditions spirituelles gardent intacte, prête à venir au jour, leur exceptionnelle puissance de vie et de révélation de ce qui est essentiel à notre condition. Afin d’en comprendre la portée, observons les soins apportés aux nouveau-nés : à voir les gestes de tendresse et surtout les mots qui les accompagnent, nous réalisons qu’il s’agit bien davantage que d’apaiser des besoins élémentaires. On peut parler d’un véritable « bain de mots » sans lequel jamais le bébé ne deviendra un sujet unifié ni n’accédera à la capacité proprement humaine d’éprouver un jour des affects, des émotions, des sentiments.
Pas de désir humain sans un langage qui le précède Contrairement à ce que l’on croit habituellement, il n’y a pas d’abord le désir et puis, après coup, un langage qui le nommerait mais dont, au fond, on pourrait fort bien se passer. En effet, le langage, en ce compris le religieux, n’est pas un vernis déposé après coup sur de l’humain déjà là. J’aimerais convaincre du contraire : le langage est ce par quoi nous nous trouvons littéralement engendrés au désir en tant qu’humains. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on désigne ici par
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« langage ». On entend bien sûr tout un bagage de mots (la langue) et les affects qui les ont accompagnés lorsqu’ils ont émergé dans nos histoires personnelles. C’est aussi un bagage de traditions familiales, culturelles et linguistiques, spirituelles et religieuses, philosophiques, un ensemble de récits, de trajectoires humaines, tout un langage symbolique, rituel, artistique, architectural… : un bain de langage qui a éveillé notre désir, un véritable monde porteur dans lequel chacun, nécessairement, a grandi et se trouve bien, chez lui, en sécurité. Les dimensions cognitives et affectives y sont étroitement imbriquées. Réduire le spirituel à une quête de sens, donc au seul domaine intellectuel, ne respecterait pas la part affective et sociale mêlée toujours si fortement à nos convictions fondamentales. Que la vie spirituelle soit initiation, inscription dans une tradition héritée, c’est évident. Jamais cependant nous n’y aurions pris goût si des affects et des relations qualifiées ne s’y étaient mêlés depuis la plus tendre enfance. Même le rejet (le dé-goût) ne sera jamais purement intellectuel : on demeure déterminé, dans l’intime, par ce à quoi on s’oppose. Pour me faire comprendre, je citerai la question que la philosophe L. Bregman 8 a donnée comme titre à un article : « Mourir, une expérience universelle ? » Spontanément, nous répondrions que oui. Sa réponse est : non. Mesurons-nous à quel point l’expérience de la mort, au même titre que tout ce qui nous constitue humain, dépend pour une part considérable du terreau dans lequel elle trouve à se construire, à s’élaborer ? Le désir ne naît pas de rien, ex nihilo, n’est pas préprogrammé comme le serait l’instinct animal. « Nous sommes entrés en humanité (par) la langue que nous a parlée une autre, la “langue-mère” […] qui nous a “portés au-delà” (meta-pherein), non hors de notre humanité, mais en elle, au-delà de la pure facticité de nos besoins élémentaires. Là où il n’y a pas de langue maternelle, il n’y a rien d’autre, même pas soi-même 9 ». Nous sommes toujours précédés par le langage : c’est là notre milieu, le sol où plongent nos racines et hors duquel, vérita-
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blement nous mourons. Ainsi pourrait-on dire qu’il y a une manière, un style chrétien ou musulman ou hébraïque ou humaniste de vivre l’amour, la fraternité, la maladie et la mort, qu’il ne s’agit pas du même amour, de la même maladie ou de la même mort. Ecoutons simplement le sentiment d’étrangeté qui nous surprend face à certaines coutumes, et nous comprendrons que chaque « communauté narrative 10 » développe sa propre anthropologie, sa propre façon de vivre l’humain.
Un spirituel « universel » ? Pure vue de l’esprit Ceci met en évidence que parler d’un « spirituel universel », une sorte d’esperanto spirituel neutre, précédant en quelque sorte l’initiation dans une tradition de sens particulière, c’est pure vue de l’esprit. Notre vie spirituelle est toujours déjà incarnée, est le produit de la rencontre entre un héritage qui nous précède et la reprise affective et cognitive que nous en opérons. Certains reprochent aux traditions religieuses historiques d’avoir contaminé « le » spirituel et disent entreprendre un retour aux sources, à un « avant les religions ». Cette vision est tout simplement fausse. Que pourrait-on trouver chez les humains, en effet, qui ne soit toujours déjà inscrit dans de l’historique ? L’existence d’un spirituel chimiquement pur relève de l’illusion ou d’une recherche de pureté qui est elle-même à interroger.
Du plomb de la « suggestion » au témoignage respectueux Après ce trop bref détour par l’origine du langage religieux ou des traditions spirituelles, revenons au chevet du patient afin d’en tirer les conséquences pratiques. Dans nos cultures empreintes de laïcité, le spirituel a été cantonné dans la vie privée. Tout accompagnant de malades, y compris l’aumônier, est formé à n’influencer l’autre en aucune manière, sous peine de l’envahir avec ses propres croyances ou
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de malmener sa liberté de penser par lui-même. L’écoutant est censé se centrer exclusivement sur la libre association du patient : c’est « de l’or pur », dit Freud, alors qu’en contraste la « suggestion est de plomb », autant que toute autre intrusion dans le monde intérieur d’autrui. Je ne conteste pas la fécondité de ce modèle : ce fut salutaire pour sortir du modèle ancien. N’est-il pas vrai que les directeurs de consciences paternalistes, prêtres mais aussi soignants, n’ont pas toujours évité le piège de la suggestion volontariste ? Dans un contexte de soins rationaliste et objectivant, ce recentrage sur la personne du patient a certainement contribué à faire évoluer les pratiques. J’ai cependant la conviction que, en ce qui concerne les aumôniers et le spirituel, c’est aujourd’hui un handicap. In fine pour les patients. Ce l’est d’abord parce que de nombreux soignants, psychologues et bénévoles se sont formés à une telle écoute centrée sur le patient. Si l’aumônier fut hier un précurseur, il risque aujourd’hui, par manque de différenciation, de devenir, si pas insignifiant, à tout le moins instrumentalisé dans un cadre qui lui échappe. Ainsi avonsnous assuré pendant des années une garde d’aumônerie, si appréciée par les équipes infirmières débordées que les demandes ont été croissant… jusqu’à nous faire crier grâce ! Je n’ai jamais eu l’impression d’être rappelé à Saint-Luc « pour rien » : j’étais attendu et, après mon passage, je laissais le plus souvent la famille apaisée. C’était certes gratifiant, mais ce n’était pas ma juste place : n’était-ce pas un rôle d’accompagnement psychologique et spirituel — je n’ai pas dit religieux — revenant de droit aux soignants, si tant est qu’on ne les réduit pas à leur seule expertise technicienne ? J’ai surtout été amené à m’interroger dans une autre direction. Qu’il faille être centré sur la parole propre du patient, c’est acquis. Mais, alors qu’on est porteur d’un véritable trésor symbolique, quel sens cela a-t-il de demeurer au balcon, spectateur silencieux observant l’autre se dépêtrer dans son monde fragilisé par la maladie, aux re-
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pères parfois éclatés, voire d’une extrême pauvreté ? N’est-ce pas profondément injuste de le laisser ainsi à sa solitude ? Si plus personne n’accepte d’un aumônier qu’il débarque avec des réponses toutes faites, qu’il impose un sens de la souffrance, a-t-il pour autant à se satisfaire de la pure écoute empathique et neutre dont tout le monde use déjà ? Un aumônier d’hôpital n’est pas un psychanalyste, ni même un écoutant, si qualifié soit-il. Il est mandaté par une tradition dont il est invité à être le témoin. Certes, il le sera avec douceur et respect, informé par l’évangile des Béatitudes et par ce qu’il aura appris des méfaits de la suggestion. Nos contemporains refuseraient d’ailleurs qu’il se comporte autrement.
Des réponses qui nous interrogent, nous relancent Résumons : si je dispose d’un trésor de récits et de gestes qui me dynamise et dont j’ai la conviction qu’il peut être source féconde ; si, par ailleurs, il est impensable de l’asséner comme une vérité absolue, clôturante, voire écrasante, alors : au nom de quoi oserais-je encore parler ? Les amis théologiens de Job avaient longtemps fait silence avant d’oser prendre la parole. Malgré cela, sa réaction sera cinglante : « Vous qui cherchez à me dire de belles paroles, vous n’êtes que des charlatans ! Qui donc vous apprendra à vous taire ? » (Jb 13, 4-5). Alors ? C’est à une intuition lumineuse du théologien Adolphe Gesché que je dois d’avoir pu sortir de ce dilemme. Je le cite. « Ne sommes-nous pas tous, dès notre naissance, précédés et munis de réponses ? Les réponses ne précèdent-elles pas les questions ? Ne les suscitent-elles pas ? Mais précisément comme énigmes, et énigmes à interroger. Que nous soyons ainsi précédés, n’est-ce pas une chance ? Comment commencer sans être initié ? Et le problème de la vie n’est peut-être pas autre chose que de savoir interroger les réponses […] Elles sont là pour nous interroger. Et dans le même temps, elles rendent possibles les questions : elles sont là pour être in-
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terrogées. Les grandes réponses sont des questions qui interrogent et qu’on interroge 11. » Le mot « Dieu » est une de ces questions ouvertes trouvées dans notre berceau. A qui prétend que la foi clôture tout questionnement ou est une attelle aux boiteries d’humains faibles qui ne sauraient être debout sans elle, il rétorquait encore ceci : « Ce que mes amis non croyants m’ont appris, c’est que mon Dieu n’est pas nécessaire. » On est loin des grandes machines à faire croire ou à consoler à bon compte ! Ayant acquis un peu plus d’audace et d’expérience, j’atteste que ces traditions ont notamment pour fécondité de soutenir le désir dans les moments charnières de notre existence, de le relancer, le restaurer. J’irais jusqu’à dire qu’elles ont la possibilité de faire prendre au désir des tours nouveaux, absolument inattendus, nous laissant parfois stupéfaits devant notre propre capacité de mutation profonde, de retournement, de conversion. Les temps d’épreuve, de souffrance, du mourir sont évidemment de tels moments. Insistons : je ne dis pas de ces réponses qu’elles viendraient clôturer nos questions, mais bien qu’elles les relancent, les nourrissent, les élargissent.
Illustration : se frotter au mot « Dieu » relance l’humain en crise Pour illustrer ce propos, référons-nous aux moments de crise lorsque des chrétiens interrogent Dieu, le dénoncent même. Avant le temps de l’épreuve, l’usage du mot « Dieu » leur semblait aller de soi, comme une évidence jusque-là non questionnée, collant au désir. C’est que chacun de nous, afin de pouvoir avancer dans l’existence sans trop d’angoisse, se forge des croyances, dont celle que le monde est — devrait être — juste et parfaitement ordonné, chaque chose y ayant sa raison d’être. Présidant à cet ordre universel, on pose une figure « paternelle » de dieu ou du destin que l’on imagine distribuant bonheur et malheur, bénédiction et malédiction, selon l’idée tout aussi imaginaire d’une juste rétribution. Cette construction fonctionne relative-
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ment bien jusqu’au moment où survient l’adversité et que tout s’effondre. Après, comment penser à neuf ce qui s’est effondré ? Les traditions spirituelles viendraient-elles boucher ces trous de bombes en notre jardin, répondre aux questions nées en ce lieu ? Certes non ! Prétendre offrir une réponse constituerait une inacceptable violence. N’étant pas au-dessus de la mêlée, ces traditions ellesmêmes ont d’ailleurs à se penser après ce qui en elles s’est effondré et est devenu non crédible. Soignants et aumôniers sont eux aussi quotidiennement mis en demeure de répondre de leurs convictions face à qui les questionne. Une maman qui venait de perdre le troisième et dernier de ses fils m’a jeté à la figure une poignée de médailles en hurlant : « Votre Dieu n’est pas !… » Mais qui donc est mon Dieu ?… Devait être aussi éberluée la conseillère laïque de permanence au Carrefour spirituel à qui un homme, sans lui laisser le temps de dire un mot, est venu crier : « Je rejette votre Dieu qui a envoyé un cancer à ma femme ! » Laissera-t-on pour autant le croyant seul avec sa souffrance ? Ne peut-on à tout le moins l’épauler lorsqu’il cherche à reprendre la route, à élargir sa vision quant à l’existence, à la précarité, à Dieu en sa relation à l’humain, aux limites de l’existence ? Si nulle réponse ne saurait s’imposer, il se trouve cependant bien face à l’impérieuse nécessité de tout interroger à neuf : en l’occurrence l’idée d’un dieu maître de l’Histoire, désiré « tout-puissant », ou encore la place de sa souffrance dans l’histoire du salut. Libérée de ses images écrasantes de Dieu, cette maman était enfin debout ; c’est du moins ce que j’ai compris. Mais tout était à reconstruire. J’ai été témoin de chemins absolument singuliers. Si l’incroyance peut être une réponse à de tels effondrements, il arrive plus souvent qu’on le pense que ce soit la tradition ou le Dieu questionné qui finisse par interroger le questionneur. Retournements parfois stupéfiants. Après plusieurs fausses couches, une jeune femme avait enfin une grossesse qui lui donnait d’espérer un enfant, mais voilà qu’une fois en-
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core elle perd le bébé qu’elle portait. A cette occasion, un chemin a commencé qui nous a fait nous rencontrer au nom du Seigneur. Lisant et priant un jour un texte biblique, je la vois devenir blême. Une évidence s’imposait à elle : « J’étais jusqu’ici dans l’idolâtrie ! » Stupeur ! Tout fut emporté, mis sens dessus dessous : la façon de se représenter Dieu, sa relation à lui, la prière, ses attentes, elle-même, son couple, sa compréhension du récit biblique. Début d’un long et douloureux travail de sortie des évidences acquises, écoute renouvelée de la tradition mais aussi de ses colères profondes. Elie en chemin vers l’Horeb (1 R 18‒19) !
Un choix institutionnel, voire politique, « catholique » : ouvrir un espace On aura compris mon intention : si les traditions qui nous ont forgés dès l’enfance sont bien constitutives de notre chemin d’humanité, puisque nul ne peut vivre sans enracinement, ne pas en tenir compte dans l’approche globale du patient — sous prétexte de respect, encore bien ! — tient vraiment du scandale. C’est en effet le priver d’une ressource fondamentale de son être-au-monde, d’autant que l’épreuve vient souvent tout bousculer, obligeant à tout reprendre depuis le début. C’est une réelle souffrance spirituelle pour lui. Rencontrer cette souffrance, c’est dès lors un réel choix institutionnel, voire politique, en tout cas « catholique », si ce mot signifie bien qu’une institution qui se qualifie ainsi se doit d’accueillir tout homme et le tout de l’homme. Un malade n’y sera réductible ni à un symptôme ni à un corps-machine que l’on répare ou manipule, mais un humain accompagné dans toutes les dimensions de son être, y compris la dimension spirituelle. De la même façon, les soignants n’y seront pas réductibles à une force de travail : habiter toutes les dimensions de leur être les unifiera et ils s’en trouveront mieux. Une
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sage-femme m’a confirmé cela : « Si je n’ouvre pas cette dimension dans mes soins, je me sens, moi, incomplète. » Quel bonheur qu’il se trouve des soignants en mesure de percevoir l’importance et la place de cette dimension spirituelle dans leur propre vie. On ne reconnaît chez l’autre que ce que l’on a d’abord éprouvé pour soi-même. C’est une responsabilité de tout soignant d’apprendre à déceler la quête ou la souffrance spirituelle chez un patient et à l’inciter, dès le début de la maladie, à explorer plus avant ce domaine, s’il le désire. Je ne souhaite pas, par de tels propos, favoriser la confusion des rôles, ni un quelconque prosélytisme de la part de soignants : on attend d’eux d’être soignants, pas d’être de telle ou telle confession et encore moins de faire de l’accompagnement religieux. Je veux seulement souligner ce qui est souhaitable et possible dans le contexte actuel des soins de santé : ouvrir un espace pour le spirituel là où cela est souhaitable, comme l’a fait la grand-mère du moulin.
« Je ne savais pas ce qui me manquait » La personne qui m’a éveillé à cette réflexion est une maman qui avait perdu son enfant après deux mois extrêmement douloureux aux soins intensifs. Elle m’a partagé plus tard ce qui l’avait aidée : « Avant que vous veniez, il me manquait quelque chose. Je ne savais pas quoi. Jamais je n’aurais pensé prendre l’initiative de vous appeler si les infirmières ne me l’avaient suggéré. C’est seulement quand vous êtes venu que je l’ai su. » « Que je l’ai su… » Qu’a-t-elle su ? Je crois avoir compris que, dans cet univers de soins très technique, cette maman n’avait plus que la perception d’un enfant objet, un corps aux prises avec la technique médicale, un corps à réparer, à soigner. Elle l’avait déposé dans les mains du « dieu » médecine, avec crainte et tremblement. Malgré tous les efforts fournis par l’équipe soignante, d’ailleurs remarquable,
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elle ne percevait aucune place pour elle dans cet univers, sinon se tenir à l’entrée du « temple », en silence, terrorisée, en un mot : aliénée, étrangère à elle-même, hors d’elle et « sans mot », selon la belle étymologie du mot « enfant ». Ce serait à peine une caricature de la comparer à une maman chat perdant dans l’impuissance son chaton, réduite dans ce cas à des perceptions très archaïques et terrifiantes. Ce qu’elle a su, ce qui lui a été rappelé par l’équipe puis par l’aumônier, c’est qu’elle était bien un humain à part entière dont les émotions, les affects, le désir, avaient grandi dans le terreau du langage, chrétien en ce qui la concerne ; qu’elle pouvait aller puiser dignité et fécondité dans ce terreau spirituel, à pleines mains. De ce contact restauré avec les sources de son humanité et de sa foi, elle dira avoir reçu une capacité créatrice qu’elle n’aurait jamais imaginée, une vitalité dont elle, son petit et tout son entourage retireront des fruits incontestables.
Vigilance déterminante des soignants Avec grande compétence professionnelle, infirmières et pédiatres ont donc su discerner qu’il y avait lieu de proposer une telle rencontre, sans pour autant s’enfuir eux-mêmes. Au moment opportun, ils ont osé remettre de la tradition de parole, du langage au sens large, dans le lieu de la technique. La vigilance des soignants sera, très certainement, de plus en plus déterminante dans l’avenir, vu que nos contemporains n’ont, pour beaucoup d’entre eux, plus de repères consistants en ce domaine. Spontanément et en situation d’angoisse, très peu d’entre eux ont l’idée de faire appel à un représentant de leur tradition. Peu sont informés du cadre adéquat dans lequel le spirituel pourra s’épanouir. Tant de gens pensent que « ce n’est pas encore le moment ». Sans une invitation venue de personnes vigilantes, cela risque bien de ne le devenir jamais…
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D’avoir été ainsi invitée à renouer avec sa tradition spirituelle, dans toute sa richesse et sa complexité, affective autant que symbolique et existentielle, cette maman s’est trouvée relancée dans son désir, un désir dont elle ne savait même pas qu’il était bloqué, tétanisé par la confrontation à la mort possible de son enfant. J’insiste sur ce point : elle ne savait pas qu’il était bloqué, ce n’est qu’après coup, quand il fut relancé, qu’elle l’a su. Rendue à elle-même, elle s’est souvenue qu’elle avait aussi sa place comme maman et, en l’occurrence, comme croyante. Dieu ne se reconnaît que de dos…
« On peut vous prêter notre aumônier catholique ! » Faire un tel cadeau de présence opportune à autrui n’est pas réservé aux seuls membres de la tradition à laquelle on appartient. Il arrive qu’un patient accepte, voire choisisse, comme témoin privilégié de sa traversée, une personne qui ne relève pas de sa communauté. Ainsi, une nouvelle fois à l’initiative d’une infirmière, ai-je été amené à tisser un lien avec un patient et son épouse de tradition juive dans un moment d’extrême solitude. Faute de pouvoir appeler un représentant de sa foi — on était un jour de sabbat —, l’infirmière lui a lancé : « Qu’à cela ne tienne, on peut vous prêter notre aumônier catholique ! » Moment magnifique dont il m’a dit après coup : « Monsieur l’aumônier, quand vous êtes venu, vous avez sauvé deux âmes ! » Il parlait de lui et de sa femme, et surtout, je crois, de sa gratitude pour avoir été relancé dans un moment de particulière détresse. Privé du contact intime avec son milieu, avec sa pratique religieuse, avec sa communauté, réduit à un corps dégradé, cet homme n’avait plus à ses yeux un visage d’homme. Il s’est trouvé perdu dans une soudaine panique tant sa souffrance spirituelle, sa solitude, étaient considérables. Il a été restauré par un bain de mots renvoyant à la tradition qui l’a éveillé à la vie. Encore aura-t-il fallu la finesse d’analyse
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d’une véritable professionnelle qui a su discerner l’origine spirituelle de cette souffrance et lui suggérer de renouer avec les mots. Nous avons voyagé dans notre tradition commune : Jacob, Job, les Psaumes, Isaïe, la Sagesse, et même Jésus… le Juif. Tant qu’il a eu un brin de force, il a acquiescé à ce que sa femme ou moi-même partagions ou même priions ensemble. On comprendra aisément qu’il n’était pas nécessaire que je sois de la même tradition que la sienne, mais qu’au moins je sois au plus près de ma propre humanité et lui de la sienne, lieu partagé où nos quêtes ont pu se rejoindre en se disant. Un rabbin, une infirmière, un psychologue, un visiteur, aurait contacté en lui autre chose et donc autorisé un autre type de résonance. Le niveau de proximité spirituelle n’en aurait pas été moindre pour autant. Lorsque mon interlocuteur n’est pas de ma tradition, je ne fais pas le caméléon mais lui fais entendre que ma « langue maternelle », c’est bien la tradition chrétienne. C’est une façon de lui manifester, le plus clairement possible, non pas que je désire « placer ma marchandise », mais bien que je suis de quelque part, que c’est au titre d’aumônier catholique que je suis à ses côtés. Pour quel autre motif m’y trouverais-je d’ailleurs ?
Ouvrir l’espace du spirituel : une tâche commune Je pourrais multiplier les récits de patients qui m’ont appris en quoi la vie spirituelle est bien plus qu’un savoir dogmatique, une morale à appliquer, une idéologie à laquelle se soumettre, voire une vision du monde qui viendrait clôturer nos interrogations ou fragilités, colmater nos angoisses devant l’énigme de la mort ou de notre finitude, promettre ce que nul ne peut promettre. La vie spirituelle concerne les racines de l’être, là où nous trouvons souffle et vie. Il faut une oreille bien avertie pour reconnaître ce qui s’exprime de façon parfois si subtile dans ce registre, tantôt avec une pudeur extrême, tantôt avec honte, ou colère, étonnement. Ce n’est cependant pas ré-
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servé à des spécialistes : ce devrait être une tâche commune. Le patient sait se choisir l’interlocuteur qui lui paraît le plus à même de partager sa quête, le plus disponible. On sait qu’en ce domaine, bien des choses se passent d’inconscient à inconscient, d’âme à âme. Si ces personnes ont pu trouver un chemin dans le chaos, parfois une paix, une sérénité, une vie plus unifiée, c’est notamment parce qu’on leur a donné l’espace et l’autorisation de replonger dans le bain de mots où leur désir s’est éveillé jadis, et où depuis il n’a cessé de s’enraciner avec plus ou moins de bonheur. Si ces personnes ont pu retrouver le fil de leur vie, c’est parce qu’elles ont repris contact, parfois après de longues interruptions, avec ces traditions vénérables, véritable sol sur lequel elles ont pu reprendre appui. C’est encore parce qu’elles se sont laissé interroger et relancer par elles. On pourrait paraphraser une parole de l’apôtre Pierre à Jésus : « A qui irionsnous ? Sans toi, vivre ne serait plus vivre » (Jn 6, 68). Aura-t-il réalisé après Pâques, après avoir retrouvé vie et dignité comme les patients que j’ai évoqués, que pour lui, coupé de cette relation vitale au Christ, vivre n’était plus vivre ? C’est quand cette relation fut coupée puis restaurée qu’il l’a su.
Relier — relire Rappeler l’existence et l’importance de cette dimension des soins, au point que — parfois — cela se passe, justifie déjà pleinement notre seule présence d’aumônier en hôpital, en deçà de tout motif idéologique, philosophique ou religieux, et même en deçà de toute exigence de rentabilité. Quelle est la souffrance la plus grande : estce la souffrance physique ou la souffrance d’être en rupture avec soimême, quand un autre s’installe en soi, et de ne trouver personne à qui le dire et qui l’entende ? Montrer au malade un tel respect, un tel amour même, au point qu’à ses yeux il redevienne quelqu’un, l’aimer
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dans sa détresse et sa pauvreté, avoir pour lui et pour son histoire de la considération, c’est le relier à notre humanité commune. Telle est la première étymologie possible du mot religion : religare, « offrir un espace pour faire lien avec autrui, retisser du lien social, de la relation, de la sollicitude ». C’est essentiel, tout particulièrement lorsque la fragilité est extrême. Dans un moment où autrui est perdu dans sa solitude, cette tâche consiste plus spécifiquement à le relier à la lignée des chercheurs qui lui ont appris la langue propre à sa communauté narrative. C’est dans ce trésor que la personne en recherche de sens va puiser de quoi relire — relegere — sa vie avec respect, ai-je dit plus haut. Que chacun puisse entendre dans sa propre langue la parole héritée, c’est alors jour de Pentecôte ! Il devient ainsi non plus objet passif soumis aux événements ou au destin, mais sujet libre d’interpréter ou de mettre en perspective ce qui lui arrive. Un autre peut l’y encourager, à l’instar du maître de la parabole des talents qui, à son retour de voyage, « fait lever la parole » (Mt 25, 19), non pour imposer subtilement la sienne ou pour contrôler de façon tatillonne et intrusive, mais pour se réjouir avec eux des fruits de vie que le don premier a produit en eux et par eux. Certains de ces chemins sont douloureux à l’extrême ou laissent chez tous un goût de cendre dans la bouche, un sentiment d’échec. Chacun pourtant m’a fait réaliser la grandeur de l’humain, la force et l’efficacité en chacun de sa mémoire affective, symbolique, croyante, l’importance encore du moindre geste de bonté, d’attention, de générosité, le prix du silence autant que de l’humble parole. Toute ma gratitude envers les soignants qui sont professionnels en ouvrant l’espace hors duquel rien de tout cela ne serait possible.
Venez, sinon le ciel restera fermé…
« Nous sommes accablés par les discours, par les polémiques, par l’assaut du virtuel, qui aujourd’hui créent comme une zone opaque. Or, la bonté est plus profonde que le mal le plus profond. Il nous faut libérer cette certitude, lui donner un langage. » Paul Ricœur
Introduction La vie spirituelle peut être en souffrance et doit être accompagnée. L’aumônier peut y aider mais, à l’instar de toute personne œuvrant dans une équipe pluridisciplinaire, il a besoin pour cela d’un cadre qui lui permette d’être en sécurité et de se déployer. Il doit d’une certaine façon porter ce cadre en lui, ce qui relève de sa compétence, mais la qualité d’hospitalité offerte par l’équipe soignante est tout aussi déterminante. C’est notamment dans la mesure où un soignant comprend ce que peut offrir un aumônier qu’il sera disposé à établir le contact au moment opportun et que le patient pourra en tirer les plus grands fruits.
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Une histoire racontée disant parfois davantage que bien des discours théoriques, voici le récit de l’accompagnement pastoral d’une famille après la mort inattendue de leur bébé de six mois. Je l’ai rebaptisée Marine. Pareil événement constitue une des épreuves les plus exigeantes qui soient, bien sûr pour ceux qui ont à la traverser, mais aussi pour l’aumônier qui a à l’accompagner à l’hôpital, un lieu où par définition le temps fait défaut, où manquent les racines et, a fortiori, toute forme de lien communautaire long. Les collègues laïques de mon équipe pourraient rapporter une façon de faire fort comparable.
« Il y a eu une bulle ! » Un matin de Saint-Nicolas, l’infirmière chef d’une unité de pédiatrie m’interpelle : « Guibert, il y a eu une grosse bulle hier soir. Une famille a demandé qu’on appelle le prêtre, mais on n’a trouvé personne ! Il faut qu’on en parle au plus vite ! » L’immense émotion dans laquelle elle est prise me touche infiniment : elle a les yeux rougis par les larmes et l’air vraiment anéanti. A mesure qu’elle raconte, l’événement survenu la nuit va prendre réalité pour moi. La veille au soir, Marine venait de remonter des soins intensifs. Les pédiatres pensaient son état stabilisé. Personne n’avait plus de réelle inquiétude pour sa vie, si bien que le père était rentré à la maison. En fin de soirée, du fait que Marine toussait, l’infirmière propose à la maman de la bercer un peu mais, l’instant d’après, c’est le drame : l’enfant meurt dans ses bras, subitement. C’est le pire qui puisse arriver à l’hôpital : c’est un enfant, aucun véritable signe n’a permis d’anticiper l’événement et donc de se préparer à la mort, la maman est seule, les infirmières ne connaissent pas cette famille et sont en bout de journée, épuisées. En outre, tous les partenaires éventuels ont quitté l’hôpital, en ce compris les aumôniers qui ne sont plus présents après vingt heures, si du moins on ne leur
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a pas demandé de se tenir disponibles. La mort est ici brutale et le retournement psychique qu’elle exige est considérable. Tous sont pris à contre-pied. « Un jour de Saint-Nicolas, encore bien !…» Ajoutons que c’est un service où il est rare qu’on meure, où les infirmières sont très jeunes et, avec toute leur génération, fort peu initiées, tant à l’approche de la mort qu’à la dimension spirituelle de l’existence. Alors que les aumôniers ont offert leurs services afin de réfléchir aux attitudes à adopter en leur absence, nul ici ne les a sollicités en ce sens. L’impréparation est donc grande, contrairement à ce qui se rencontre dans les rares unités de soins où les équipes ont élaboré, au fil de l’expérience, des rituels d’accompagnement et un véritable savoir-faire autour de la mort. Imaginez la panique à bord : la maman qui hurle dans le corridor pour appeler à l’aide, l’arrivée en trombe de l’équipe de réanimation et l’échec de ses tentatives tandis que la maman affolée essaie désespérément de contacter son mari… Toute cette tension pour aboutir au tableau final, dramatique, de ce petit enfant mort… Les heures qui suivent sont éprouvantes. Peu à peu, la famille proche rejoint l’hôpital, avec chaque fois beaucoup d’émotion à gérer. Les trois jeunes infirmières de l’équipe pleurent à chaudes larmes, prises elles aussi dans leurs émotions et le désespoir de n’avoir rien vu venir, rien pu faire. Elles ont l’âge de la maman et ce doit être difficile pour elles de ne pas se projeter dans sa souffrance. Pour couronner le tout, le grand-père exige qu’on trouve un aumônier et… il n’y a personne sur la ligne !
« Qui nous roulera la pierre ? » Lorsque je me trouve mêlé à des moments dramatiques semblables, j’ai chaque fois le sentiment de me trouver devant un bloc de pierre, compact, impénétrable. L’enfant mort disparaît sous la masse de ses
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proches légitimement atterrés. Ne pouvant pas croire à ce qui arrive, ils l’écrasent de leur détresse, le couvent comme si, en le couvrant de larmes et de baisers, ils espéraient l’engendrer à nouveau, faire reculer l’impensable, l’inacceptable, le rendre à la vie. Chacun vendrait bien son âme au diable si cela pouvait inverser le cours des événements, et ce d’autant plus que de vieilles culpabilités remontent à la surface. Dieu Moloch toujours et encore tapi à nos portes… En un pareil moment, il n’y a pas ou si peu de parole possible, sinon de l’ordre du cri : « C’est injuste ! Pourquoi ? Pourquoi nous ? Dieu se moque de la détresse des innocents ! Où sont allées toutes nos prières ? Je n’ai pas mis un enfant au monde pour le perdre ! C’est moi qui aurais dû être à sa place !…» Job et sa femme, encore et toujours en procès. Leur cri conserve toute son actualité : « Sachez que Dieu a fait de moi sa cible. Mon souffle en moi est épuisé. Mais où donc est-elle mon espérance ? Et mon bonheur, qui l’aperçoit ? J’ose le dire : Dieu se moque de la détresse des innocents. Et si ce n’est pas lui, qui donc est-ce alors ? Oh ! si je savais comment l’atteindre, comment parvenir jusqu’en sa demeure ! J’ouvrirais un procès devant lui, ma bouche serait pleine de griefs ! » (Job, extraits). Stupéfaction…
Problématique Cher lecteur, peut-être trouvez-vous scandaleux qu’un aumônier ne puisse plus être trouvé la nuit pour être présent en pareilles situations ? Je vous invite alors à faire vôtre la question suivante : lors d’une telle mort brutale, que pensez-vous qu’un aumônier puisse proposer qui du moins relève de sa mission propre ? Que ne seraient donc en mesure d’offrir, à ce moment de la crise, ni la famille ellemême, ni l’équipe soignante ? Je dis bien in extremis et au plus fort de la crise. J’ai souvent fait l’expérience qu’au moment du drame, tout est clos, fermé, brutal, saturé. On est dans le débordement normal des
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émotions, dans l’indicible ou le magique. La mort fait effraction dans une vie familiale épargnée jusque-là et polarise soudain toute l’attention. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, à ce moment la plus petite ouverture à un quelconque tiers, que ce tiers soit un aumônier ou le Dieu dont il est mis en position de représentant, voire de bouc émissaire. Il n’y a pas davantage de place pour une parole élaborée, ni pour une parole tierce, a fortiori pour une parole de foi ou de la tradition. Ceci se vérifie d’autant plus si les parents ne sont pas euxmêmes enracinés dans une tradition spirituelle vivante, familière et habitée de l’intérieur, partagée avec une communauté de foi. C’est devenu la situation la plus habituelle aujourd’hui. L’aumônier, confronté ainsi à un groupe familial en désarroi et de lui inconnu, sent peser sur ses épaules — avec quelle inquiétude ! — tout le poids de la colère. En temps de chrétienté, il y avait des codes préétablis et partagés par tous ; le langage religieux, les rituels et les clercs étaient repérables et disponibles. Ce n’est plus le cas pour le grand nombre. L’aumônier doit dès lors être fameusement « puissant » pour mettre cela en place dans l’immédiateté. Si l’aumônier est un laïc, c’est encore plus difficile, car son rôle ecclésial est mal identifié par les non-pratiquants et encore peu accepté par les croyants traditionnels. Il doit se justifier, par-dessus le marché, de n’être pas ce qu’on attendait, pas prêtre, pas habilité à ceci ou cela. Tâche bien encombrante ! Sentir en soi la lassitude ou la colère devant la suspicion, devoir parler de soi et se justifier alors que c’est l’autre qui doit polariser l’attention, cela finit par vous scier les jambes. Or, vous avez bien besoin de toute votre force intérieure.
Deux convictions Deux convictions ont peu à peu émergé de notre pratique d’accompagnement pastoral, aboutissant en août 2002 à la décision — dont
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j’assume la responsabilité — de supprimer les gardes de nuit, avec l’aval du comité de direction des Cliniques et de notre évêque référent.
La mort n’est pas une urgence La première de ces convictions est que la mort n’est pas une urgence. L’idéal véhiculé par notre époque est celui d’une mort à « très grande vitesse », une mort « TGV 12 »: mort rapide, si possible dans l’inconscience, deuil vite ficelé, n’ennuyant pas les vivants. Nous ne pouvions plus accepter que le temps de la technique envahisse ainsi totalement le temps de l’humain ou du spirituel : l’un et l’autre ne sont pas de même urgence, avons-nous compris avec force. C’est le vieux conflit entre le temps chronologique — le dieu Chronos des grecs, le temps qui dévore, inexorablement — et le temps symbolique, le Kaïros biblique, le temps opportun, le juste moment, celui de l’humain, de la parole. Ce temps-ci est celui où les choses mûrissent lentement comme un fruit, à leur heure, sans que rien ne puisse forcer la croissance. Comment harmoniser ces deux rapports au temps ? Comment sortir du temps immédiat, de cette immédiateté qui colle aux choses quand ce n’est pas encore ou plus le moment ? Jésus n’a-t-il pas mis trois jours avant de répondre à l’appel affolé des sœurs de Lazare (Jn 11) ou à rejoindre les disciples après Pâques ? « On ne ressuscite pas en un jour ! », disait une jeune femme dont je pensais atténuer le deuil par de belles paroles… Au moment de la mort, rien n’urge réellement. C’est plutôt le temps opportun pour autre chose. En tout cas, il convient de laisser le temps au temps de la mort. Exit donc la logique de « samu spirituel parlant-écoutant », de jour comme de nuit, par trop calquée sur le modèle des urgences médicales. Nous avons lancé aux soignants l’invitation pressante à ne plus attendre l’ultime minute pour nous appeler mais à anticiper, autant que possible, les moments où nous pourrions rendre service. Lorsqu’un patient meurt la nuit, ces soignants savent
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ouvrir un espace pour que du spirituel se déploie. Peu de moyens sont nécessaires. Nous les incitons, dans ce cas, à encourager les familles à nous contacter le lendemain en vue d’un moment à la morgue.
Au moment de la crise, les aumôniers ne sont pas à leur juste place Notre seconde conviction est que, au moment de la crise, un aumônier n’est pas à sa juste place. Au plus aigu de la crise, qu’est-il en effet possible d’offrir ? Je l’ai appris d’un papa dont l’enfant était mort aux urgences de la « mort subite » : « Ce qui a aidé mon couple, ce ne sont pas les paroles — je ne les entendais même pas —, c’est qu’il y a eu à nos côtés des gens qui tiennent. » Entendons : des gens qui avaient de la consistance, de la consistance humaine, qui ne se sont pas effondrés avec eux mais ont tenu bon, offrant ainsi leur appui, leur présence. Ces parents pensaient que la mort allait les engloutir, faire éclater leur identité en mille morceaux. Ils n’arrivaient plus à reprendre pied dans la parole, pensaient devenir fous. De la présence donc, de la tendresse aussi. « Juste » être là… Dans une institution de soins comme Saint-Luc, une telle présence est toujours déjà assurée par les infirmières. S’il arrive qu’un patient soit isolé, elles se laissent toucher et suppléent à l’absence des proches. Pour le dire dans ma langue, lorsque le Christ lance aux disciples en pleine tempête son fameux appel : « Confiance, soyez sans crainte » (Mt 14, 27), il relie ces deux invitations par une affirmation inouïe : « Je Suis ». C’est la parole de révélation réservée à Dieu seul. Là où un proche ou un soignant tient, demeure « debout », ne se laisse donc pas submerger par l’épreuve que vit autrui souffrant, ce dernier peut à son tour se garder debout « sur la mer ». Irais-je jusqu’à dire que Dieu est alors présent ? Nous parlons entre aumôniers de « sacrement du frère », le premier en importance car, sans cette présence, rien ne peut se déployer de notre indéniable trésor symbolique. Sauf à demeurer dans un ritualisme froid et sans vitalité.
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Se reconnaît ici ce que j’appellerais un « spirituel de niveau zéro », du côté de l’être. Celui-ci ne relève évidemment pas des seuls aumôniers mais bien de la responsabilité de quiconque est présent au moment de la crise. Il est donc de la responsabilité de toute équipe soignante de trouver les moyens de cultiver cette force intérieure, cette qualité de présence offerte. Sans cela, rien ne peut réellement commencer, d’autant plus, je me répète, si l’on n’a pas eu l’occasion de cheminer avec le patient et sa famille avant le drame. Certes, si l’on se trouvait en présence de personnes initiées de façon un peu riche dans la tradition chrétienne, on aurait pu éventuellement se reconnaître à demi-mot grâce aux rituels : elle aurait alors disposé des codes. Il en allait ainsi en période de chrétienté. En dehors d’un tel prérequis, on pourrait faire « comme si », mais c’est indigne. Si l’on veut que ce soit sensé, il faut tout construire dans la rencontre patiente entre leur langue et celle du récit chrétien. Cela n’est possible qu’une fois un début de souffle revenu et avec du temps. Peut alors s’ouvrir un espace pour le compagnonnage, la parole, le geste, le rituel, la prière, l’inscription dans un peuple de croyants, en un mot : pour la symbolisation. Par choix, fondé sur notre expérience, c’est bien ce cadre que nous avons décidé de privilégier pour nos interventions. Si ce cadre est davantage porteur pour les familles, il se trouve être aussi plus respectueux de nous-mêmes. D’une part, parce que notre Dieu n’est pas un magicien, une attelle à nos boiteries d’humains, et que nous ne sommes pas les passeurs d’âmes du Styx. D’autre part, parce que les aumôniers laïques ont besoin, plus encore que les prêtres, d’un long temps d’apprivoisement pour être reconnus par les familles — si ce n’est par les soignants — dont on a dit qu’elles sont souvent peu au fait de l’évolution des ministères dans l’Eglise. Depuis trois ans, les soignants apprennent à nous appeler au moment opportun, hors crise. Dans la journée qui a suivi, cette famille de Marine prendra ellemême l’initiative de solliciter la présence de l’aumônier à la morgue.
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Je connaîtrai avec celle-ci un moment au cours duquel je me suis senti pleinement à ma place, en accord avec la perception que j’ai de ma mission, du Dieu de ma foi, et de ce que peut offrir l’Eglise. En en faisant le récit, j’aimerais persuader que de pareils moments sont de véritables espaces de création où les choses peuvent commencer à se retourner, à se réorienter ; infiniment plus riches, en tout état de cause, que ce qui pouvait s’offrir la nuit, in extremis. Nous comprennent fort bien les infirmières qui, elles aussi, ont modifié dans leurs propres pratiques ce qui ne respectait pas pleinement le patient en tant que sujet adulte.
Christ est descendu aux enfers Ce qui s’est passé pendant cette heure est complexe et infiniment riche. Au départ, très peu de paroles : la famille formait un bloc compact au-dessus du petit lit. Je me suis présenté et, toutes mes antennes déployées, ai fait connaissance des personnes présentes : les parents, les grands-parents et un petit noyau familial.
Importance d’établir un cadre identifiable Après un temps et sans me presser, en silence, j’ai allumé une simple bougie, puis j’ai exprimé le sens de ce geste, à demi-mot. Ce geste est, en premier lieu, ma façon d’exprimer que je suis aussi démuni qu’eux devant ce qui leur arrive, que je n’ai pas de réponse toute faite à leurs questions, et que nous avons tous besoin de lumière. Je pense souvent à un passage du Credo que je paraphrase ainsi : « Le Christ nous rejoint en nos enfers. » Serait-ce l’espérance qu’il n’y pas d’abîme où le Christ ne puisse apporter sa part de lumière ? Dans ma prière intérieure, je m’approprie l’idée qu’a eue, pour se rassurer, une volontaire de l’équipe qui porte la communion le dimanche et Lui dis :
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« Passe devant !… » De quoi me rappeler que si quelque chose peut s’ouvrir du côté de la vie, d’un avenir, si le tombeau peut s’ouvrir et la pierre être roulée, si une lumière peut être trouvée, ce n’est pas de moi que cela viendra. Pas sans moi non plus. Cette petite flamme dans la nuit, toute fragile, c’est aussi ma façon de mettre en place, en le symbolisant, le cadre indispensable hors duquel je ne saurais opérer. Ce rituel, c’est un sol sur lequel prendre appui, un repère dans l’éclatement. J’exprime ainsi que je suis là au nom du Seigneur — hors cela, je ne me serais jamais trouvé là. Je suis certes un frère, un partenaire en humanité, un compagnon, mais surtout le témoin d’une tradition qui affirme avec sobriété que la violence n’a pas de dernier mot dans notre histoire, que « nous appartenons au jour, à la lumière, pas à la nuit ni aux ténèbres », selon la magnifique formulation de saint Paul (1 Th 5, 5). Je suis témoin d’un Dieu dont on affirme, depuis la Genèse, qu’il crée, autrement dit : qu’il met de l’ordre dans le chaos, dans le tohu-bohu du monde et ce, par la parole. Par lui, quelque chose de l’ordre de la vie, de la paix, de l’amour, nécessairement fragile, pourra peut-être nous être donné. Jadis, les infirmières se moquaient gentiment de notre rituel. Aujourd’hui, elles nous réclament de ces petites bougies afin d’en poser auprès du défunt. Façon de marquer qu’au temps de la technique et du faire succède le temps sacré de l’être, de l’adieu respectueux ? Façon aussi de se respecter elles-mêmes en honorant cet humain qui leur a fait confiance ?
De la parole pour s’inscrire dans une histoire croyante Peu à peu, par petites touches prudentes, les mots viendront avec pudeur et douceur. Le grand-père acceptera de sortir un moment avec moi pour m’informer sur l’histoire de ce couple, ses convictions, ses valeurs. Il m’apprendra que c’est un couple recomposé et que ce
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bébé a été conçu quelques semaines à peine après leur rencontre. Il y a donc peu de racines encore. Pour elle, c’est son premier enfant, un enfant miraculé même, car elle souffre d’une grave maladie qui n’a pas été transmise au bébé. Ils se disent croyants mais peu reliés à l’Eglise, assez cependant que pour avoir prévu un baptême. Ils ont déjà parlé de funérailles, d’incinération. Généreux dans son deuil, le grand-père me dira dans cet aparté qu’il aurait préféré prendre la place de sa petite-fille, que sa vie à lui était accomplie, que « ce n’est pas normal qu’un enfant parte avant ses parents ». De retour auprès du bébé, j’inviterai la famille à me le présenter. J’accomplis souvent cette démarche. Elle m’est inspirée d’une belle intuition juive selon laquelle la première mission des survivants consiste à se demander en quoi le défunt a été « christ », messie, ou, dit plus simplement, en quoi il a été témoin de la lumière, de la vie, messager de Dieu. La vie donc, avant toute chose ; les fruits de vie. Il sera toujours temps, plus tard, mais une fois cette lumière établie et éclairé par elle, de considérer ce qui aura été plus difficile ou obscur. Telle une icône que l’on contemple, ce visage se mettra à parler, et à faire parler, à éveiller les souvenirs, les jours heureux. « C’était une petite fille si belle et charmante, jamais contraire, éveillée comme une puce comme si elle était pressée de tout découvrir. » Le mystère de cette courte vie se déploiera peu à peu dans les mots de chacun. Le papa exprimera son espoir « qu’elle soit heureuse là où elle est, qu’elle y trouve un lieu d’amour, de fleurs, de poésie ». La maman dira ne pas être en colère contre Dieu, « ou un tout petit peu seulement : car pourquoi m’avoir donné Marine si c’est maintenant pour me la reprendre ? » Elle éprouve une peine infinie à laisser s’exprimer ses émotions, tant elle est choquée, atterrée, renvoyée à la terre des glèbeux de la Genèse, décréée pourrait-on dire. Après ce long temps de contemplation et d’évocation, je nommerai la place de Marine dans sa lignée familiale et dans la communauté chrétienne, lui reconnaissant ainsi son poids. Je le ferai en
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m’adressant à elle, m’inspirant de ce qui a été dit et attestant qu’elle était aimée et fruit de l’amour. Je reconnaîtrai sa place unique ainsi que celle de ses parents, ce qui aurait été fait au baptême. Dans la foulée, chacun lui tracera sur le front, après moi, le signe de la croix, signe de notre espérance. Le côté très charnel de ce geste s’avérera fort important pour la maman qui, la veille encore, trop terrorisée, n’avait pas osé toucher ce petit corps mort.
De la Parole et de la prière Quand j’estime que cela ne tombera pas à plat, je choisis une parole des Ecritures, parfois un simple verset, parfois un « copié collé ». A cette famille, je lirai un extrait dans lequel saint Paul évoque la vie du croyant enraciné dans la résurrection et, en lien avec elle, dans la bonté, la compassion, ou l’amour dont l’apôtre affirme qu’il est « le lien par excellence » (Col 3, 12-21). Viendra ensuite le temps de la prière dans laquelle j’adresserai à Dieu les mots partagés par les parents au fil des échanges. Suite à quoi nous avons prié le Notre-Père et confié Marine à plus grand que nous. M’inspirant du beau « Rituel du baptême pour enfant en danger de mort 13 », j’ai demandé à Dieu d’être comme un père, une mère d’adoption, qu’il « accorde à cet enfant de devenir (son) enfant par adoption », lui donnant ce que nous ne pouvons plus lui donner : « cette dignité d’enfant de Dieu que tu garderas intacte pour la vie éternelle ».
Mémorial du baptême : la mort n’aura pas le dernier mot Avec de l’eau que je demanderai à Dieu de bénir, je signerai le front de l’enfant en invitant les adultes présents à faire de même en mémoire de leur propre baptême. Sans doute est-ce un geste relativement ambigu, mais je le pose en sachant que des parents qui n’ont pas eu l’occasion de baptiser leur enfant ont souvent le sentiment de ne pas
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avoir pleinement accompli leur mission de parents, de ne pas avoir donné tout ce qu’ils pouvaient. « S’il n’y a pas de rituel, le ciel restera fermé », m’a dit une maman. Pour faire le deuil d’un enfant, les parents devront trouver un accomplissement à sa vie, pas au sens littéral du terme, mais une forme créée par eux, qui leur permette de donner un sens à la réalité de cette perte. Faire appel à une telle symbolisation permettra aux parents de réinvestir leur bébé comme parlé, reconnu, symbolisé donc. Si c’est possible, je prends le temps, par touches légères, de dire quelque chose du sens et de la portée du baptême. Enfin, nous solliciterons la bénédiction de Dieu sur ces parents et l’équipe soignante en vue de leur rendre souffle, pour le temps à venir, pour le temps de la traversée. Je l’ai fait en chantant la belle bénédiction d’Israël. Lors des temps de prière partagés avec l’imam auprès de couples mixtes, j’ai fait l’expérience que la douceur du chant contacte encore d’autres couches de l’humain, un peu comme le fait une berceuse. « Que le Seigneur te bénisse et te garde, qu’il fasse pour toi rayonner son visage. Que le Seigneur te découvre sa face, te prenne en grâce et te donne la paix » (Nb 6, 22). Bénir : bene dicere, dire du bien, souhaiter du bien. J’aime ce geste-parole qui fait ce qu’il dit. Un enfant mort pourrait n’être assimilé qu’à de la peine, à de la malédiction même, tant cette mort est une véritable cassure dans la vie des parents. Bénir, c’est à mon sens laisser Dieu ouvrir un réseau de signification. C’est comme si je disais à ces parents : « J’ignore évidemment le sens de ce qui se passe aujourd’hui, c’est peut-être insensé, même pour Dieu. Dieu, si l’on peut parler ainsi de lui, doit être fort probablement aussi démuni que vous, “surpris, car il ne s’attendait pas à ça 14”, et se reconnaître dans votre détresse. Mon intime conviction est cependant que cet enfant n’est pas là dans votre histoire uniquement pour votre malheur. » Bénir cet enfant, c’est comme jeter devant nous une parole de bien que nous ne comprenons pas aujourd’hui, mais qui nous montre un chemin possible. Nous sommes juste en retard sur elle. C’est croire
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que la vie de l’enfant a une signification pour nous, dans sa relation avec nous, même si celle-ci nous demeure aujourd’hui, et peut-être à tout jamais, indéchiffrable, obscure. Je ne possède pas ce sens : l’imposer serait d’une violence extrême. Seules les personnes blessées pourront le dire. En tout cas, ce sens ne sera jamais de l’ordre de l’évidence qui s’impose ou se maîtrise : s’il vient, il sera donné, comme une ouverture inattendue, comme une douce présence au matin de Pâques. Le demander dans la prière, c’est en tout cas s’y ouvrir. Peutêtre un jour… « Vous me verrez vivant, dit Jésus dans son discours d’adieu, comme vous serez vivants » (Jn 14, 19). Il nous appartient d’être vivants.
Quand s’éveille et se lève le « Sujet » Pendant tout ce temps, la famille est très attentive, intervient régulièrement par une parole, par des pleurs ou des signes de colère qui la débordent soudain, par un geste de tendresse entre eux ou envers l’enfant. Chacun prend sa juste place de sujet et j’en ressens, presque physiquement, le fruit d’apaisement, de paix. Ils sont déjà un peu relevés, re-nés, même si c’est provisoire et sera encore à reprendre souvent. C’est comme un chemin suggéré. Job encore : « Je sais, moi, que mon défenseur est vivant. Je sais que Lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon réveil, il me fera dresser, debout, près de lui, et, dans ma chair, je contemplerai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger » (Jb 20, 25-27). Le temps de prière achevé, la maman exprimera le regret que la veille elle n’ait pas osé ni trouvé la force de prendre sa petite fille morte dans les bras. Je l’y inviterai simplement, ce qui la remplira de joie. Chacun, à tour de rôle, prendra alors l’enfant, ce petit corps mort qui, la veille, était l’objet de tant de terreur. Le père se mettra à faire des photos de chacun avec Marine, en couple, en famille, avec moi. Etonnante familiarité avec la mort qu’a pu ouvrir, je crois,
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ce long temps d’élaboration par la co-présence, la parole, la prière, le symbole. Dieu peut-être bien… Tout ceci, je le répète, aurait été inimaginable la veille dans le contexte dramatique du décès : à ce moment, tous avaient évidemment le souffle coupé. Appelé la nuit, un aumônier-sauveur aurait pu répondre en collant à la demande et aurait offert un indéniable appui humain aux soignants et à une famille mutique en état de choc. Mais j’ai la certitude que cette famille n’aurait pas rappelé le lendemain. Elle aurait été privée alors de cette heure créatrice de parole et de vie, privée de ce soutien éminemment religieux au moment propice. On s’accordera pour reconnaître que c’est pourtant bien là le rôle propre d’un aumônier. Il me semble dès lors que l’on doive encourager les soignants dans la mission qui leur revient d’accompagner humainement patients et familles au moment de la crise. Ils le font fort bien pour les personnes qui ne demandent pas d’aumônier. C’est l’essentiel en cet instant. Certes, il leur faudra faire accepter aux familles la frustration du « pas tout de suite ». Ceci sera plus aisé si mon récit a su les convaincre de ce que, passé le premier choc, sans urgence, le lendemain, l’aumônerie pourra offrir un appui de façon bien plus heureuse encore. C’est un acte professionnel que d’y inviter les familles, car celles-ci ne le suceront pas de leur pouce dans un moment où elles se trouvent dominées par les émotions. On demandera si les aumôniers acceptent encore d’être appelés le jour… Certes oui ! Et le plus tôt sera le mieux. En journée, nous disposons du temps pour un apprivoisement progressif et pour la mise en place du cadre qui rendra possible une symbolisation féconde. Sachant que l’équipe soignante accompagne la famille, moi-même je vais et je viens, sans forcer. Le chemin que je viens de raconter, je le parcours par petites touches, quand je perçois que la famille est disposée à accueillir ce que je peux offrir. Certaines équipes infirmières ont acquis une telle expertise en matière d’accompagnement global,
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que je n’ai quasi rien à faire : ma seule présence signifie déjà que tous sont aussi là au nom du Seigneur, que les compétences de chacun-e en sont traversées, habitées. « Sacerdoce des fidèles » en acte !
La pierre a été roulée Lors d’une rencontre ultérieure — je reverrai en effet les parents de Marine par trois fois dans les mois qui suivront — ils me feront comprendre qu’ils auront trouvé, dans ce moment à la morgue, de quoi ouvrir un avenir, de quoi commencer un travail de deuil, de quoi spiritualiser l’événement jusqu’alors impensable. Notons qu’ils n’ont pas dit accepter : un tel événement est et demeure sans doute de l’ordre de l’inacceptable. Tout au plus pourront-ils, peut-être, un jour, con-sentir, vivre avec cet événement intégré dans la chair de leur existence comme une « cicatrice mémoire ». Certains me disent aussi qu’ils ne verront plus le monde avec le même regard : ils s’y ouvriront avec moins d’indifférence. D’autres voient en l’épreuve une provocation à la transformation personnelle. « On ne pourra pas continuer à vivre comme ça, disait un jeune cultivateur à sa femme après la mort d’une fille, on n’a pas eu le temps de voir grandir nos enfants. On travaille comme des bêtes. » Les parents de Marine n’ont pas dit que ce moment avait été tout : il s’est heureusement aussi trouvé des proches et des professionnels pour les soutenir dans l’élaboration psychique exigée d’une telle traversée. Quant aux proches, cette heure les aura libérés de la terreur de parler de Marine avec ses parents, aura levé le tabou et les aura sortis de la solitude : ce n’est vraiment pas rien ! Reliés. Le parrain a rapporté avoir perdu, lui aussi, un enfant de douze ans, et n’avoir tenu debout que grâce à l’affection des siens, tout particulièrement de la maman de Marine. « L’amour, ce lien par excellence », disait le texte de saint Paul. Moment d’émotion très intense : comme s’ils se re-
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connaissaient pour la première fois dans leur importance réciproque, se trouvaient reliés par la vie. L’un d’eux devenait tout à coup l’aîné de par son expérience ancienne de papa « désenfanté » ayant traversé l’épreuve. Il s’engageait à montrer la même affection que celle qu’il avait reçue jadis de sa sœur aujourd’hui « désenfantée » elle-même. Ils en étaient déjà à comparer leurs souffrances… Avant de les quitter, j’ai évoqué d’autres pistes d’appui pour l’avenir : leur réseau de proximité, la paroisse locale, le service psychosocial, l’association Parents désenfantés — qui a inventé cette si juste expression pour dire ce qui restait encore innommable dans la langue française… J’ai offert la possibilité de revenir nous trouver si cela pouvait les aider, dans le temps de l’errance, à élaborer un vécu trop lourd. Je les ai laissés en ayant le sentiment que tout était pour le mieux possible. Ils étaient épuisés mais avaient « le sentiment d’avoir vécu une vie entière en une semaine, plongés dans des abîmes et de là transformés profondément dans leur être et leurs liens ». Alors que toutes portes étaient closes, Christ, une fois encore, s’est tenu au milieu et, dans un souffle, a donné à entendre : « La paix soit avec vous ! » (Jn 20, 18-19). L’atmosphère disait l’apaisement provisoire. Quel contraste avec la charge émotive de la veille ! Cinq jours plus tard, quand viendra l’adieu au visage lors de la fermeture du cercueil en présence d’infirmières, ils m’appelleront à nouveau et tout sera à reprendre quasiment à zéro, m’invitant ainsi à une modestie infinie quant à un désir d’efficacité ou de toute-puissance. Dans nos professions soignantes, le rêve de barrer la dureté de la mort ou de promettre ce que nul ne peut donner est mis à rude épreuve ! La maman trouvera alors enfin — six jours après ! — un chemin pour laisser sortir ses émotions jusque-là bloquées en dedans.
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Envoi… En tant qu’aumôniers, nous nous percevons idéalement à notre plus juste place lorsque nous accompagnons le chemin spirituel que font des croyants pour être, pour rester ou devenir sujets de leur histoire, si possible du début à la fin de leur séjour. Le temps de l’urgence et celui du spirituel s’accordent difficilement. C’est en ce sens que nous demandons qu’une telle offre soit formulée dès que possible : le processus de symbolisation n’a quelque chance de se déployer en toute sa fécondité que si on lui en offre le temps, le cadre, l’espace. C’est, croyons-nous, une question d’éthique professionnelle. Deux courts récits serviront de démonstration finale.
Lorsque le temps devient un allié précieux Je suis une fois encore attendu à la morgue, cette fois par un couple de violonistes, sans appartenance ni communauté définies : elle se décrit comme post-chrétienne, lui dit avoir grandi dans une famille de « bouffeurs de curés ». Le courant a passé entre nous l’avant-veille lorsque, sollicité adéquatement par un pédiatre de néonatalogie, je les ai accompagnés, tard dans la nuit, dans la difficile décision de « désescalade thérapeutique » pratiquée sur leur dernier-né, grand prématuré en souffrance cérébrale sévère. Ma présence auprès d’eux et des soignants lors de la mort de leur petit les a aidés, semble-t-il. Pour leur rendre compte du sens que je voyais à ce moment spirituel vécu avec eux, c’est l’âme du violon qui m’a servi d’accroche ou de métaphore : cette pièce infime ne sert à rien mais sans elle, on le sait, aucun son ne sortirait de l’instrument. Si bien qu’ils m’ont demandé d’être présent à la morgue lorsqu’ils s’y rendraient avec leurs quatre enfants âgés de douze à deux ans. Moment époustouflant ! Cet homme qui, la veille encore, était anéanti et le souffle coupé, était là, debout, père à fond. Poète au goût
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raffiné, il a pris la liberté d’aménager la pièce neutre de la morgue avec des fleurs, des dessins des enfants, quantité de bougies colorées, de la musique apaisante : j’ai eu l’impression d’entrer dans un tableau de Georges de La Tour, tout en clair-obscur ! Le berceau où reposait le petit corps semblait être un puits d’où sortait la lumière. J’ai connu avec eux une heure exceptionnelle à laisser venir la parole, les questions, les textes composés par les deux grands. Ils avaient emporté avec eux l’album de photos familial et les textes choisis à l’occasion de leur récent mariage civil, des textes qui prenaient tout à coup une portée inouïe, presque prémonitoire, tant ils parlaient de la beauté fragile de l’existence et des ressources incroyables des humains. Les questions des enfants, comme souvent, furent immenses. « Et pourquoi on vit, nous ? » (sept ans). « Toi, papa, qu’est-ce tu crois ? » (douze ans). Je ne suis pas près d’oublier la question si éclairante de P… (six ans) qui demande dans un sanglot : « Et nous, papa, tu vas aussi nous abandonner ? » Ce qui n’est pas dit aux enfants, ils l’imaginent, et c’est pire ; on le vérifie ici encore. Ce sera l’occasion de rassurer en parlant vrai, de dire ce qui s’est passé, tout l’amour qui a présidé à la décision de laisser ce bébé trop fragile aller son chemin. S’ensuivirent des gestes forts entre eux, des caresses, de la prière : la mort apprivoisée. Ce père deviendra pour moi un des rois mages venus d’Orient, parmi tous ceux que j’ai eu le privilège de rencontrer. Ce « païen éveillé » sera dans ma crèche à la Noël toute proche.
Contre-récit Enfin, un contre-récit en forme de points de suspension. Sortant de la pièce où était Marine, j’ai croisé d’autres jeunes parents pleurant à chaudes larmes leur désespoir. Je savais qu’une de mes collègues avait été appelée en toute urgence auprès d’eux l’avant-veille au moment où leur petit garçon mourait lui-aussi. Elle n’avait bien sûr rien pu faire
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et encore moins dire ni ouvrir, tant elle s’était sentie incongrue au milieu de ce drame dans lequel l’angoisse des infirmières l’avait projetée in extremis. Elle s’enfuira littéralement. Les infirmières avoueront n’avoir appelé que dès lors qu’elles étaient elles-mêmes dépassées par les affects, totalement délitées, après que la dernière eut craqué… Cet enfant était hospitalisé depuis des mois… Sans juger, je m’interroge sur ce qui amène certaines équipes infirmières à occuper tout l’espace, à faire ou être tout, et à ne faire appel à un autre, aumônier en l’occurrence, ou « psy », que lorsque la faille, non reconnue jusque-là, est béante et à vif. Réalisent-elles la position impossible en laquelle elles placent cet autre ? Qui aidera à penser ce qui est en cause là ? Dans un échange ultérieur, l’infirmière-chef dira réaliser, pour la première fois, que les aumôniers sont, eux aussi, des humains et peuvent être parfois en souffrance faute de cadre adéquat ! Elle pensait jusque-là : « Ils ont Dieu avec eux ! » Ceci en dit long sur la façon de se représenter les « hommes du sacré » : ils ont la charge de représenter la puissance du dieu de nos imaginaires. Cela, les femmes d’Eglise ne le pourront et d’ailleurs ne le voudront jamais : être tout, c’est un imaginaire d’hommes. « Pas-tout ! », leur renvoient les femmes 15. Je croise donc ces autres parents au moment où ils quittent précipitamment la pièce de la morgue, laissant la porte grande ouverte. J’ai perçu leur petit garçon infiniment seul, comme abandonné, jetélà, son corps exposé aux regards de tous. Sans rituel, sans paix, sans espace pour un avenir. La porte grande ouverte. Quelque chose d’absolument inachevé. A pleurer ! Mort « TGV », alors que cette famille avait été magnifiquement accompagnée par les soignants dans le long temps de la maladie. De façon trop fusionnée, peut-être, sans suffisamment d’altérité ? Quel dommage ! Quel contraste avec ce qui peut se passer de bon, de fécond, lorsque le cadre dans lequel on nous appelle est adéquat ! Même s’il ne faut pas idéaliser. Comment faire comprendre cela aux soignants qui ne l’ont pas encore perçu ?
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Mon souhait est que ce récit contribue à faire voyager le lecteur dans ses propres possibilités avec un peu plus d’audace et de liberté. Peut-être l’ai-je amené à interroger le cadre imaginaire dans lequel il enfermait le spirituel ? J’espère aussi lui avoir fait réaliser que, lors de morts brutales autant que pour toute hospitalisation conséquente, il est aussi de sa responsabilité d’offrir le cadre qui favorisera le mieux possible cette symbolisation.
Accompagner au nom du Seigneur
« D’or et d’argent, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ, marche ! » Actes des Apôtres 3, 4
Ce que je n’ai pas, je te le donne… Un jeune psychotique vit un véritable cauchemar. Dans une grande angoisse, il me demande de lui imposer les mains sur la nuque : « C’est par là que quelqu’un hier m’a donné la folie. » Toute la nuit, il a senti sa chambre « envahie par des scarabées ». Comme en toute rencontre pastorale, je m’interroge : que sollicite ce patient ? De quelle partie écorchée de lui surgit cette demande ? Si j’y réponds, comment ce geste résonnera-t-il en lui ? On sait combien le corps est aussi psychique. En quelle position de toute puissance indue me place-t-il dans son imaginaire ? Comment le rendre à lui-même, lui rendre confiance afin qu’il se lève et se remette en route ? Quel lien entre psychologie et vie de foi ? Je balbutie, pas assuré pour un sou… La question est, une fois encore, celle de ma juste place. Je l’aborderai dans ce chapitre en un langage explicitement chrétien. Pour un soignant chrétien, qu’est-ce que vivre « en Christ » la relation à une personne en souffrance ? Pour un aumônier, qu’est-ce que « accompagner au nom du Seigneur 16 » ?
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Interrompant son flot de paroles, je l’invite à faire silence et, sans trop raisonner, lui dis que j’accepte de poser le geste que ma tradition appelle « imposition des mains », et lui en explique le sens chargé de vie. Ne collant pas à sa demande magique, je me présente comme étant témoin d’un Autre que je crois « accueil sans condition ». Je pense qu’il le sait dans son for intérieur : ce Dieu au nom duquel j’ai répondu à son appel peut entendre sa souffrance et son cri, et le soutenir dans ses efforts pour chercher une paix possible. Après un temps de prière, je lui impose les mains, prudemment. Sans mots d’abord, puis en reformulant dans la prière ce qu’il a évoqué ; ce que j’en ai compris, certes. Calme comme jamais je ne l’ai connu, il murmure : « Ça fait tant de bien ! » Je m’assieds à nouveau face à lui, paumes ouvertes, en attitude de prière. Il a le geste inattendu de déposer en confiance ses mains dans les miennes et me remercie : « Il y a si longtemps qu’on ne m’a pas fait un tel bien. » Une parole lancée par Pierre à un mendiant paralytique (Ac 3, 4) a été fondatrice dans mon ministère d’aumônier d’hôpital : « D’or et d’argent, je n’en ai pas, lui dit-il, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ, marche ! » Je n’ai rien, mais ce que j’ai… Ni savoir, ni pouvoir sur l’autre ; rien de solide, rien de plein. « Joyeux dessaisissement », disait un collègue. Certes. Mais qu’est-ce donc ce rien que pourtant j’ai, pour le donner ? C’est en psychiatrie que les patients m’ont le plus appris à ne pas faire ce que tout le monde fait déjà, en clair, à ne pas rester du côté « psy ». J’ai appris ainsi ce qu’un aumônier a en propre et, partant, ce que tout patient est en droit d’attendre d’une rencontre pastorale. Paradoxe que ce soient des patients de psychiatrie qui m’ont fait sortir de la confusion… Un de mes maîtres, Jacques Schotte, répétait à l’envi : « La pathologie révèle la structure cachée du normal. »
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Notre commune humanité en chemin De la peur à la fraternité Ce que m’ont appris ces patients qui puisse valoir pour tous, c’est en premier lieu, que c’est bien la peur qui nous fait mettre le malade — ici, le « fou », le « fêlé » — à distance. « La division fonctionnelle entre bien et mal portants a pour raison d’être principale d’esquiver l’autre menaçant à qui le malheur arrive, d’éviter le face à face », affirme Patrick Baudry 17. La peur de l’autre est peur du même : ce que la souffrance d’une personne en crise me dévoile, c’est bien la fragilité de mon humanité, ma propre division intérieure que je ne veux pas reconnaître. C’est que nous partageons le même être-au-monde. Lui est aujourd’hui en souffrance ; demain, ce pourra être moi. La différence est que son chemin d’existence — son « pâtir », sa façon singulière d’aller et venir dans la vie — est bloqué dans son devenir. L’enjeu est qu’il puisse y circuler à nouveau : joie alors de trouver des partenaires qui ne s’enfuient pas mais lui en feront retrouver l’audace, du moins l’espérer ! En homme religieux, je dirai ma conviction que Dieu peut être un réel partenaire en mesure de rendre l’audace de circuler dans nos possibilités d’existence. Le Christ aussi, lui qui fut, pour tant d’humains déjà, « Sujet qui fait se lever d’autres sujets 18 ». Bien entendu, cela ne se décide pas par décret ni ne s’opère sans médiations. Je fais souvent observer aux patients en psychiatrie que ces autres partenaires que sont les soignants n’y portent ni blouse blanche ni badge. Je vois dans ce choix une signification spirituelle forte : dans le langage de ma communauté croyante, c’est une façon de tisser un lien entre tous, de nous établir frères et sœurs en chemin d’humanité. Ce n’est vraiment pas rien pour une personne malade qui sait que tout et tous autour de lui tendent, à partir des mêmes codes médicaux ou psychologiques, à la réduire au rang d’objet de soins ou de
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classification, « DSM-isé », et à la placer sous la coupe de soignants investis d’un pouvoir parfois inouï. La visée en psychiatrie est d’un autre ordre. Fraternité.
L’homme va à Dieu avec tout ce qu’il est En psychiatrie, où les profondeurs insoupçonnées en l’homme sont parfois exposées au grand jour, il apparaît également avec évidence que si l’homme va à Dieu, c’est bien avec tout ce qu’il est : avec sa réalité sociale et psychique plus ou moins consciente, avec ce qui le travaille dans son « arrière-scène » et qu’il ne soupçonnait pas. Je suis aussi cet homme. Cortège de scrupules effroyables, d’angoisses religieuses écrasantes, de représentations d’un Dieu pervers, tenaces et destructrices : les accompagnateurs spirituels n’ont pas attendu la psychologie pour identifier cela. Un exemple. Pour me dire le type de relation qui la liait à Dieu, une patiente avait utilisé l’expression Gotteshader : « C’est être en colère contre Dieu, m’expliqua-t-elle, d’une manière ruminante, penser à lui mais le refuser. C’est être en révolte, comme le petit enfant en colère contre son père, mais n’oser le lui dire, conserver les dents serrées, par crainte qu’il le punisse et le détruise. » Dans le dessin qui lui a facilité l’expression, la représentation perverse du dieu qui peuple son imaginaire éclate au jour. Un dieu au regard vide et froid, indifférent, cornu et barbu, la tient totalement liée, littéralement atterrée. Décréation. Il voit. Elle n’en sort pas de ce lien qui la saisit à la gorge. Qui est ce corbeau qui lui mord et « remord » sans cesse le cerveau, à la recherche de pensées secrètes inavouables ? Des doigts accusateurs autant que vengeurs la pointent férocement. « Tout le temps, on m’accuse d’être responsable de la mort d’une parente. J’ai peur de parler parce que ma parole donne la mort. Ai-je seulement le droit d’exister ? » Et tourne la roue du temps, du destin. Inexorablement. La prise de conscience de ce qui
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habitait son « arrière-scène » lui permettra certes un rapport plus juste à Dieu ; elle s’en trouvera aussi relancée dans sa psychothérapie. Où va donc se nicher chez nous, croyants et non-croyants, ce qui se montre ici au grand jour ? Avec quoi vais-je à Dieu ou à « pasde-dieu » ? Les patients en crise nous révèlent ce qui fonctionne dans notre dos et nous invitent ainsi à circuler, nous aussi. Jusque dans les reprises les plus autorisées de la tradition, on peut également se méprendre et tout à la fois se révéler dans son fond inconscient le plus singulier. L’analyse de ce qui se passe dans le transfert ou le parasite peut être un puissant levier d’un tel décryptage.
C’est le chemin qui fait la grandeur de l’humain Ce qu’un autre maître, Antoine Vergote 19, m’a amené à penser résolument, c’est que ce qui fait la grandeur de l’humain, c’est son chemin, sa capacité de circuler dans ses possibilités d’existence si complexes et si riches. Il serait injuste de dénier à la foi qu’elle puisse aussi permettre des avancées fulgurantes. De grandes figures de la foi comme François d’Assise ou Thérèse d’Avila, pour ne citer qu’eux, avaient sans doute un psychisme fort fragile sinon même malade, mais la foi leur a permis de traverser avec bonheur ce qui aurait pu les enfermer dans l’existence. Lorsque Freud dit du mot « psychothérapie » qu’il signifie non pas « traitement de l’âme », mais « par le biais de l’âme », il me donne à penser que, par la porte d’entrée de l’âme, du spirituel aussi donc, le tout de l’homme — somatique, psychique, spirituel — peut trouver une voie vers un mieux-être 20.
Articulation difficile du spirituel et du psychologique L’articulation du spirituel et du psychologique n’est pas donnée d’emblée, on le pressent. Une conviction m’est désormais acquise, c’est que si quelque chose peut naître de l’ordre du sujet, plus largement
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du salut, c’est dans l’entre-deux non maîtrisé de la relation, de la coprésence, de la parole ou de la prière partagée. L’Esprit est dans la relation, entre les personnes, au milieu d’elles : nul ne le détient en propre. Si le souffrant est remis en chemin, ce sera de l’ordre d’un surcroît qui n’appartient ni au psy, ni au pasteur. L’un et l’autre peuvent cependant permettre que quelque chose se passe. Deux remarques à ce propos. Du côté du soignant, j’ai déjà suggéré que le degré d’ouverture au spirituel auquel il est disposé est déterminant quant à ce que le patient pourra ou non travailler de son monde intérieur. Certes, personne n’est tout, personne ne fait tout ou ne saurait occuper tous les registres de l’existence, même s’il est évident que ceux-ci sont en lien étroit. Cette articulation est à inventer. Lorsque des personnes cherchent un « thérapeute chrétien », on peut y voir une forme de résistance, mais aussi entendre qu’elles pressentent l’incapacité de certains soignants d’au minimum accueillir les questions « du côté de l’âme ». Il arrive que ce soit grande misère ! Le patient ayant une identité personnelle non réductible à des tiroirs étanches doit parfois bricoler par lui-même l’unité des approches auxquelles il s’est trouvé soumis. Lorsque j’accompagne un patient, mon souhait est de me rendre proche de son aventure humaine et spirituelle, de le respecter en tant que sujet en chemin. Je ne suis pas guérisseur, même si je peux accepter que de la guérison vienne par surcroît. Je ne la chercherai cependant pas pour elle-même contrairement à une tendance qui se fait jour à réduire le religieux à quelque chose d’utile, d’efficace, à l’utiliser pour une autre fin que lui-même en l’intégrant à l’arsenal psychologique ou biomédical. Il existe de tels courants jusque dans les Eglises, issus du mouvement Revival américain ou relevant d’une religiosité populaire assez magique, bien souvent dualiste et simpliste. Un trop-plein de savoir quant à ce qui serait bon pour l’autre accompagne ces religions thérapeutiques en lesquelles je ne me reconnais pas.
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La plus courte définition d’un accompagnement chrétien Il m’a donc fallu apprendre, grâce « à ces chers patients qui ont payé bien cher pour me former », selon le beau mot de Winnicot. Ils nous font parfois de bien beaux cadeaux. Lors d’une ixième hospitalisation, C., connu de longue date, me fait appeler. Il est complètement « jeté », quasi clochardisé, et même si je reconnais l’un ou l’autre de ses thèmes délirants familiers, je suis perdu. Je me risque à lui poser la question suivante, à vrai dire sans trop de conviction : « C., qu’attends-tu de moi pour cette hospitalisation-ci ? » Il arrête à l’instant le cours de son délire anxieux et me répond à peu près ceci : « J’attends du prêtre aumônier Terlinden : 1) de la présence ; 2) qu’il lise avec moi la Parole de Dieu ; 3) que l’on prie ensemble ; 4) qu’il m’aide à contacter en moi la puissance qui l’anime. » Puis il reprend ses propos délirants. C’est la plus belle et la plus courte description que j’aie reçue de ma mission. Au travers d’une telle demande, je vous invite à identifier le cadre ou les conditions formelles proposées jadis par André Godin pour qu’une relation puisse être dite pastorale 21. En premier lieu, la relation y est asymétrique : c’est bien au prêtre-aumônier que C. s’adresse, reconnaissant ainsi que lui et moi n’occupons pas la même place. Pour lui, il est établi que je suis là au nom du Seigneur et il me différencie clairement des autres membres de l’équipe soignante. Pour moi, c’est bien lui qui est le demandeur, si délirant soit-il : à lui de déterminer l’objectif et le contenu des échanges. La relation pastorale est ensuite non réciproque. Ce n’est pas de l’amitié que me demande C. : Guibert s’efface derrière sa fonction d’aumônier, elle-même étant clairement reconnue au service de l’autre afin de préparer l’action de l’Esprit (dunamis), effectivement centrale dans le propos de C. Enfin, bien que asymétrique et non réciproque, la relation pastorale n’en demeure pas moins égalitaire : nous nous tenons l’un et l’autre face à un tiers — Dieu, sa Parole, l’Eglise… — habités chacun du désir de
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nouer avec lui une relation la plus juste possible. La demande que me fait C. d’écouter la Parole et de prier ensemble ouvre bien à l’expérience partagée d’un discernement axé sur l’Esprit Saint, non pas sur un manuel de psychiatrie. Lors de nos rencontres, il me relie régulièrement à la psychiatre et au psychologue qu’il continue de visiter régulièrement. Il manifeste ainsi que cette expérience dépasse les limites du religieux : l’enjeu, c’est rien de moins que la vie en lui. Sa demande se situe du côté du fondement de l’être, de l’originaire. En chacun de nous, quelle que soit notre profession, il a fort bien identifié une puissance d’être vivant, une « vivance » qu’il peut utiliser comme il l’entend. Il sait qu’elle est en mesure de le garder du côté de la vie et de le restaurer dans son intégrité, sans pour autant nous mettre en danger. Ce que d’autres n’ont pu.
Une présence qui rétablit l’humain en son bon sens Un psychiatre aime me charrier amicalement : « Alors, vous lisez toujours la Bible avec mes patients psychotiques ? » Cela m’arrive souvent, en effet, ou d’y faire référence dans la prière. En psychiatrie, plus encore qu’ailleurs, je vérifie que chaque personnage de la Bible a sa demeure en nous : chacune de ces figures est une part du chemin d’humain que nous avons à faire, à récapituler dans notre devenir humain individuel. Dans les pages qui suivent, j’aimerais faire comprendre que l’écoute de ces récits nous fait contacter l’humain en nous, dans toute son épaisseur et sa complexité, ce qui contribue à nous humaniser et à relancer notre quête spirituelle. Je l’ai dit plus haut pour les rites, les symboles, l’appartenance à une communauté de mémoire et de célébration : de la rencontre de ce trésor symbolique, on sort parfois clarifié, identifié.
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On trouve en Marc (5, 1-20) un récit qui me paraît fort éclairant pour notre propos 22. Cet évangile fait se rencontrer un homme que l’on dit possédé (un aliéné, un « pas-je »), la personne du Christ (le « Je suis » du Fils de l’Humain ; la Parole du Christ ; sa présence), un démon ou un groupe de démons et enfin, comme en miroir, la société ou la collectivité. En quelques mots d’une grande force dramatique, quatre rôles sont campés, ainsi que les effets de la rencontre entre le Christ et les autres figures. Dans le récit, sa présence est ce qui fait tiers et ouvre. Ce tiers, n’est-ce pas précisément ce « rien que j’ai » qui est présent dans ma relation au patient lorsqu’il sait fort bien que je suis là au nom du Seigneur et pas en mon nom propre comme copain, ami ou soignant ? Vérifions cela, mais après que le lecteur ait pris connaissance de ce passage.
L’homme souffrant est absolument premier D’emblée il s’avère que le possédé, donc l’homme souffrant, est absolument premier ; son aventure est reconnue dans sa violence, en ce qu’elle le déstructure profondément. La rencontre s’opère « aussitôt ». Pour le Christ, foin des théories d’écoles, des règles de pureté religieuse, de bienséance ou d’ordre : le sujet d’abord. L’individu dans sa singularité, l’humain en souffrance : voilà ce qui urge. C’est de lui qu’il convient de partir, absolument. Au départ de tout, ce qui touche le Christ au plus intime et le convoque, c’est l’homme en son épreuve, en sa déréliction.
L’homme et ses démons Celle-ci peut être terrible, on le sait. L’illustre ce dessin qu’a glissé sous ma porte un jeune patient demandant d’être délivré, par une confession, un miracle ou un exorcisme, de « cela » qui le possédait. Le sentiment de violence subie et retournée contre lui-même, l’épou-
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vante et l’éclatement y sont impressionnants. Comme si souvent, on est ici du côté de l’origine du mal ; du père en ce qu’il donne ou non droit à l’existence : « Il me sert si fort dans ses bras que j’étouffe. Ma mère veut m’en arracher : viens mon petit poussin. » Ce poussin est dévoré par un monstre à tête de cheval, la bouche emplie de dents acérées. Des voix obscènes l’injurient, lui envoient des odeurs de sperme. La bouche paraît symboliser une parole qui ne cesse de l’envahir et de s’écouler de lui comme du venin qui à son tour fait mal à d’autres, ce dont il doit se punir en se mutilant, en se frappant, en se « castrant ». Il doit payer, il ira en enfer, Dieu lui fera payer. Il parle en même temps de possession, un nœud le noue tout au fond de lui-même, le dépossède de toute paix possible. En quelles terreurs intimes nous rejoint-il dans l’inconscient ? On reconnaît ici l’expérience que disent faire des patients d’être littéralement déchiquetés par la maladie, aliénés à eux-mêmes, altérés, pris dans un jeu de forces qui les dépasse infiniment et les submerge d’angoisse, d’incertitude et de solitude. Pour éprouver cela, guère besoin d’être psychotique. « Je est un autre ». C’est l’expérience fondamentale de l’étrangeté de soi à soi, expérience qu’ils ne savent pas nommer, sinon avec des thèmes de violence subie, de démons qui les possèdent. Comment faire pour parler de cela qui les prend avec tant d’angoisse ? Encore faudrait-il que ce soit signifiant. Du langage à leur disposition, certains tirent des idées de diableries ou d’envoûtement, des demandes d’exorcisme : autant de bouées sur lesquelles ils pensent pouvoir trouver appui et libération. Il faudrait n’avoir jamais fait soi-même cette expérience d’altération pour n’y voir qu’enfantillages ! Qui, pourtant, ne s’est trouvé, un jour ou l’autre, en « désarroi », privé de la protection de ce qui lui donnait sécurité et contenance — de son arroi —, et partant, infiniment nu et désarçonné, seul, avec l’angoisse que l’on sait ? Le récit biblique et les récits des patients décrivent la maladie mentale comme combat entre soi et de l’autre, comme choix non libre qui est du côté de la mort, du tombeau, de l’enchaînement, de
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Illustration 2 : « J’ai un nœud de prière à mon plexus solaire… »
la destruction de soi, de la violence, et de l’effacement du sujet parlant. Seuls demeurent le cri, le langage du corps errant et mutilé, la mise à nu, la désorientation — tout le contraire de « assis, vêtu, sensé » (v. 15). « En psychiatrie, me disait un patient, on n’a même plus soi à soi… » Les démons figurent ce qui possède l’homme et l’altère : eux présents, tout se met à glisser, à déraper. Le mot « délire » vient de de lira, « sortir du sillon ». Un autre patient se plaignait d’entendre en permanence des voix. Elles étaient comme un chœur de tragédie grecque placé sur le bord de sa scène et commentant sa vie en voix off. Elles avaient pour lui l’évidence de la réalité et paralysaient sa vie, déjà véritable tragédie. Pourquoi lui ai-je lu, ou plutôt raconté le récit de Jacob luttant avec son autre (Gn 32, 23-33) ? Je l’ignore. Il avait accepté ma proposition de lire avec lui des textes de notre tradition, d’écouter une autre « voix », si j’ose dire, ayant en quelque sorte plus de réalité que celles
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qui le tyrannisaient. Je lui ai introduit ce récit en soulignant seulement en quelle polysémie le narrateur maintenait l’identité de l’autre : ange, Dieu, autre intérieur, autre soi-même, adversaire. Après avoir écouté ce récit, il s’est tu un long moment puis m’a dit, avec le ton de qui a pris conscience d’une réalité jusque là voilée : « C’est moi qui me bats avec mes peurs ! » Grande émotion : ce qui était divisé ou séparé (diabolos) se trouvait réunifié, tenant ensemble (sunbolos). Il était un et non légion. Pour un instant du moins… Après s’être identifié à Jacob dans sa traversée, à sa boiterie, à son combat et à l’identité nouvelle reçue au terme, il semblait rassuré : il n’était pas fou, mais humain parmi les humains ; il y avait une issue possible à sa lutte épuisante, autre que la mort ou le clivage. Il m’a évoqué son baptême et la force qui est en lui, puis nous avons prié Dieu de la confirmer, de la re-conforter. Après ce temps de prière, au cours duquel il était extrêmement présent, il a pointé du doigt son estomac et dit : « Ça me faisait si chaud là ! » Du côté des tripes, des entrailles, un centre retrouvé. Engendrement… ? Rien de magique ici. A la vie de vérifier ce qui se sera noué et dénoué dans cette rencontre au sommet entre deux figures de l’histoire sainte.
La collectivité : l’impensé Reprenons le fil de notre récit. Le narrateur brosse un portrait sans concession de la collectivité. L’attitude des habitants du pays envers ce possédé est vraiment terrible — le texte insiste : ville et campagnes. On a cherché à le dompter, puis à l’entraver, à le lier, enfin à l’enchaîner, et cela en vain. Geste immémorial de faire taire et d’exclure ceux qui cherchent d’une façon ou d’une autre à rompre avec les déterminismes sociaux, culturels, religieux, familiaux, psychiques… « Gestes obscurs par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’extérieur » (Michel Foucault). L’insistance avec laquelle Jésus est invité à aller se faire voir ailleurs, hors des frontières du pays,
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montre qu’il a touché à l’impensé de cette culture, en a dévoilé la logique interne. Il le payera cher. La Croix est pour les chrétiens une invitation à ne pas répéter l’histoire en se laissant fasciner ou aveugler à leur tour. Accompagner au nom du Seigneur, c’est aussi être porteur de cette « mémoire dangereuse de la souffrance » (J.-B. Metz). L’Evangile, le récit de la passion en particulier, est la mémoire autant que le dévoilement de ce mécanisme qui, dès lors, ne peut plus fonctionner impunément. Cette question pour illustrer : nos pratiques hospitalières ne fontelles pas de nous, malgré nous, les acteurs d’une société folle qui se maintient en créant de la maladie, de la dépression, de la folie ou de la démence, tout en faisant croire à ceux qui sont atteints par ces « nouvelles maladies de l’âme 23 » que c’est seulement biologique ou, pire, qu’ils sont seuls responsables de ce qui leur arrive, voire coupables ? Dans une société centrée sur la performance et la rivalité, y a-t-il pour ces personnes une autre façon de dire le non-sens de leur existence ? Est-ce que cela se « traite » ? Ces gestes de faire taire et d’exclure ceux qui cherchent à rompre les déterminismes sociaux sont tenaces et le seront toujours puisqu’ils sont indispensables à la cohésion sociale. L’Evangile de la liberté est cependant mémoire que ces mécanismes n’ont que la légitimité qu’on leur attribue. De chaque construction sociale, on dira : « ce n’est pas encore ça… » et on se remettra en route, humblement. Vers où ? Dans le sens d’une plus grande communauté de destinée, d’une plus grande fraternité sans doute, de plus de liberté encore. Nous y reviendrons.
Le Christ : l’hospitalité d’un désir Identifions enfin dans notre récit ce que la figure du Christ représente comme altérité, ce que sa présence effectue, autorise, au sens de « rendre possible », d’éveiller. Je mettrai six traits en relief. Il en res-
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sortira qu’un accompagnement spirituel n’est pas un petit supplément d’âme dans la relation, mais une dimension « meta » qui traverse toutes les relations ou en constitue le cœur. 1. Attention, respect : « Agapè » La rencontre commence par de l’attention : amour-agapè (saint Jean), chérissement (Chouraki), divine tendresse (Bellet), bonté, respect, acceptation. Cet amour-là est sans condition : amour d’inclusion. Jésus se laisse atteindre par ce que vit cet homme, il l’accueille avec bienveillance, là où il en est et comme il est. Lors d’un stage en psychiatrie à Paris, j’ai perçu que la personne la plus « thérapeute » de l’équipe était la femme de salle : femme lumineuse et infiniment respectueuse des patients. En bien des points, elle était plus humaine que les savants de l’équipe enfermés dans leur savoir sur l’autre, froids et distants. Un patient souffrant de maniacodépression a lancé à son psychiatre : « Dans ces moments terrifiants de ma vie où je me trouve déchiqueté par la maladie, quand je souffre sans limite, quand ce que je vis est indicible, je vous demande un minimum de présence de compassion. De tous les autres j’en reçois ; de vous, je ne reçois rien ! » Ceci nous invite à nous interroger en permanence sur la façon dont nous traitons un autrui vulnérable. Je peux témoigner qu’il se produit parfois, sur ce terrain-là, de bien belles choses entre patients. L’humour peut être chemin de compassion. Une femme m’a raconté que les gens passent devant chez elle en s’apostrophant : « Regarde, c’est la maison de la folle. Elle est allée au Beau-Vallon ! » Elle ajoute en riant : « Je m’rassure, je m’dis : T’entends des voix… ! Malheureusement, ce n’est pas du délire. Dure la réalité : ça fait mal ! » Un patient « parano », soigné pour cancer, dépensait toute son énergie à dénoncer avec colère les dysfonctionnements dans l’hôpital. C’est seulement en l’invitant à boire un verre à La Mort Subite, enseigne d’un débit de boissons bruxellois bien connu, que j’ai pu lui
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signifier avec humour que j’étais disposé à accueillir les angoisses de mort qu’il fuyait ainsi, à l’accepter tel et à faire alliance avec lui dans sa recherche. C’est la façon décalée que j’ai trouvée d’être pour lui signe du Dieu qui se donnait à entendre dans sa traversée. 2. Appel du côté de la vie : « Viens au jour ! » Deuxième trait si caractéristique du Christ : il n’enferme pas l’homme dans les tombeaux où il réside, mais au contraire l’appelle du côté de la vie. « Viens, dehors ! », lance Jésus à Lazare, enfermé dans son tombeau de mort : reviens au milieu des humains, à la lumière, hors la peur. Parole suivie de celle qu’il adresse à ses proches : « Déliez-le et laissez-le aller » (Jn 11, 43). Question de vie et de mort, de ténèbres et de lumière, question de création au cœur du chaos, de mise au monde ou d’envoi au monde. On reconnaît là une sorte de pari qui traverse les Evangiles : la mort, la violence n’ont pas, ne peuvent avoir le dernier mot. Elle a perdu son aiguillon, sa prétention. « Christ est descendu aux enfers » : il n’est pas de lieu, si infernal soit-il, où il ne puisse rejoindre l’homme et le délivrer de sa solitude, le ramener à la vie, le rendre sauf. « Il n’y a pas d’homme condamné », martèle Bellet dans toute son œuvre 24. La résurrection, le Christ, serait-ce en l’humain la vie surgissante, ce qui ne cesse de le tirer hors de ce monde de mort où il est empêtré ? En tout ceci, on perçoit combien est essentiel pour le discernement pastoral que l’on soit familier des paroles et pratiques évangéliques. L’accompagnant en sera aidé pour reconnaître l’écart entre certains désirs, demandes ou pratiques des patients, et ceux que l’Esprit Saint lui fait saisir à partir de son expérience de la parole de Dieu. C’est dans cet intervalle que le chrétien trouve un espace pour la recherche d’une articulation entre ses désirs et ceux de Dieu. Ainsi, le « Soyez parfaits comme votre Père est parfait » (Mt 5, 48) n’est-il pas recherche mortifère de perfection morale, mais invitation à s’ajuster à lui. Appel à la vie !
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3. Espérance en un inentamable en l’homme Où cet appel à la vie, hors la mort, trouve-t-il sa source, sa force, son inspiration spirituelle ? Je dirais que cette source — troisième trait christique —, c’est la foi et l’espérance indéracinables qu’a le Christ en tout homme. Pour lui, il y a en l’humain un inentamable, un inaltérable, un désir de vie qu’aucune force de mort n’a le pouvoir d’anéantir. Je suis toujours profondément ému quand je ressens cela chez l’autre. Mais comment le nommer ? Christian Bobin nomme « présence pure » ce qui demeure de la relation avec son père atteint par la maladie d’Alzheimer. La Bible affirme que l’humain est créé à l’image de Dieu : peut-on en inférer qu’une capacité de création infinie demeure en lui, même aux heures les plus sombres ou chaotiques de son existence ? C’est sa part de lumière. Encore faut-il qu’il la contacte. L’Evangile nomme le Christ « Prince des vivants » (Lc 11, 44 : archègôn), prince au sens de : initiateur, qui est au principe, au fondement de la vie. Le Christ est là où naît un commencement, par le lien de la foi. Cette foi en l’autre, n’est-elle pas un des puissants ressorts de tout accompagnement, à plus forte raison quand l’autre se trouve en grande carence d’être ? Si l’on ne croit pas en l’autre, si l’on est dépourvu d’espérance à son égard, si l’on ne croit pas foncièrement que l’être dépasse ce que l’on en voit ou en entend, comment pourrat-il retrouver l’espace pour se redéployer en dépassant ce qui le détermine, le conditionne, le limite et l’enferme ? Aucun médicament ne remplacera cette foi en l’autre. De même, le slogan « parler libère » sera-t-il pur mensonge, acte technique froid, s’il n’est accompagné — oserais-je le dire ? — de cet amour. 4. On ne se crée pas soi-même Me remerciant pour un entretien auquel il était arrivé profondément déprimé, un patient me disait : « En retournant, j’avais des repères, je me reconstruisais, j’allais déjà mieux. » Au cœur de la tra-
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dition Biblique, on trouve l’intuition qu’on ne se crée pas soi-même, à partir de rien : encore faut-il une relation. Nous sommes relation. L’inentamable en ce possédé, sa capacité de création enfouie sous le chaos de son existence, il ne peut les redécouvrir — les recevoir — qu’en entrant dans une relation qui ne le menace pas, qui contribuera à mettre ce trésor au jour. C’est de la rencontre que jaillit l’Esprit, comme un fruit qui est donné et dont personne n’est maître. C’est elle qui permet au sujet de pressentir qui il est « au principe » et de se remettre en route avec courage. A un jeune peintre en bâtiment perdu dans sa mélancolie, quasi illettré, j’avais fait découvrir un Psaume de lamentation. Il s’est mis à lire les Psaumes avec une sorte de jubilation incroyable, comme s’il y trouvait support et parole pour dire — enfin — son désir jusquelà inexprimable, mais aussi pour relancer son espérance. Cette découverte a été pour lui l’occasion d’une double ouverture à l’autre : à d’autres humains souffrants ainsi qu’à Dieu qu’il pouvait prendre à témoin de son désir meurtri. En le reliant, la prière lui a permis autre chose que de ressasser son malheur. Elle fut don lui donnant d’être. 5. Ça passe l’homme - étonnement Que cela soit donné, renvoie encore à l’attitude du Christ qui, jamais, ne se présente comme l’auteur de la guérison. « C’est le Seigneur qui a œuvré », suggère le texte, autrement dit : c’est un autre, ça transcende l’homme, ne lui appartient pas. La maladie mentale nous renvoie avec ténacité du côté de l’impuissance et de la nonmaîtrise : il y a trop d’échecs, trop de suicides aussi, que pour garder longtemps l’illusion. Si quelque chose vient au jour, cela nous échappe pour l’essentiel. La présence d’un aumônier dans un service médical, ici psychiatrique, ne sert à rien sinon, peut-être, à introduire une place pour l’autre, là où un modèle finirait par se prétendre unique : anti-Babel. L’aumônier signifie parfois qu’il y a d’autres approches de la réalité humaine, du psychisme, du pouvoir,
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du langage… Personne n’est tout, ne fait tout. Même Dieu, s’il est Dieu, n’est pas tout : que serait-il sans nous ? Je comprends dès lors que des soignants me disent qu’il leur arrive comme à moi d’intercéder dans la prière pour leurs patients ou pour être éclairés sur l’attitude à adopter. C’est reconnaître qu’on n’est pas dans la toute-puissance par rapport à l’autre. Les patients me demandent aussi de prier avec eux ou pour eux : pour des personnes souvent si enfermées en elles-mêmes, n’est-ce pas déjà un chemin spirituel formidable que de partager ou de s’adresser à un autre, à une dimension verticale, « méta », dont nous relevons tous ? 6. Un récit qui ouvre, engendre Arrêtons-nous enfin sur la finale du récit et sur ce qu’elle dit des conditions auxquelles la rencontre peut devenir chemin d’humanisation. Si l’évangéliste avait voulu séduire ou impressionner, il s’en serait tenu au seul récit d’un exorcisme : à la puissance des démons, il aurait opposé une puissance plus grande, celle du Christ en l’occurrence. Cela aurait évidemment constitué un puissant ressort pour faire croire, mais aurait maintenu les lecteurs dans un registre imaginaire, magique, infantile. De telles pseudo-spiritualités de type loterie ne manquent pas, mais ont un effet de clôture plus que d’ouverture. Le possédé de notre évangile serait demeuré aliéné à cette nouvelle puissance, celle de son guérisseur-Jésus, et aurait répété à l’infini la parole unique du maître… Bien au contraire, le narrateur de l’Evangile atteste que l’enchaîné-délié fut à nouveau capable de se confronter à une parole autre que celle de son propre discours ou du langage aliénant de sa folie. Il est redevenu un sujet parlant et même témoignant, osant une pensée créatrice, capable d’adhésion autant que de manque : il a repris la route sans recouvrir ses manques par un plein de Dieu. Dans ce récit, le Christ ne tient aucunement l’autre sous sa sugges-
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tion, pas davantage qu’il n’a de trucs et ficelles pour dire ce que signifie être sujet ou ce qu’est un chemin d’humanité. Les fruits d’une telle rencontre sont chaque fois inattendus : peut en témoigner toute personne qui en a bénéficié ou qui en a offert à d’autres, sans trop l’avoir cherché. Seul importe que ces fruits soient source d’engendrement, d’inspiration. Jésus empêchera l’homme guéri de rester avec lui et de le suivre, ce qui en fera un homme sauvé. C’est chose trop rare dans les groupes fusionnels ou sectaires que pour ne pas être signalée ! Il le renverra « dans sa maison, chez les siens », au lieu de son autonomie retrouvée, réinséré-ressuscité dans sa communauté. L’y a peut-être rejoint le paralytique des Actes qui a vu ses articulations raffermies « au nom de Jésus » et s’est trouvé debout, bondissant dans la louange au milieu d’une foule à son tour désorientée (Ac 3, 1-10).
« Il a été conduit au port de son désir » (Ps 107, 30) Le récit évangélique que nous avons lu rapporte que si l’aliéné est devenu sujet, c’est parce qu’il s’est laissé convoquer et mettre au large par une parole venue à lui. Guéri, le voici désormais devenu luimême porteur de cette parole vive pour d’autres, avec la puissance qui est la sienne. On est loin d’un collage à des besoins archaïques de protection. On touche ici plutôt à ce que la Bible appelle conversion, retournement, metanoïa. Lui non plus ne savait pas ce qu’il cherchait. Il l’a su après la tempête quand, replacé dans son axe, « il a été conduit au port de son désir » (Ps 107, 30). Je ne crois pas non plus qu’il l’eût cherché s’il ne pressentait déjà ce qu’il désirait ou ne l’avait déjà trouvé dans l’intime de son être, en ce lieu précieux de luimême qui n’était pas contaminé par la violence ou la mort. Dans la tradition chrétienne, l’Eglise se vit convoquée par une parole qui la précède, par une parole qui ne vient pas d’elle et qui, par
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Jésus Christ, fait signe vers Dieu. L’Eglise est ainsi, de part en part, en son principe, marquée par un rapport original et fécond à l’altérité, à une parole tierce, qui interroge, relance, met au large. On connaît l’expression « le vent souffle où il veut » (Jn 3, 8). Elle dit que ni Dieu, ni l’humain, ni qui est né de l’Esprit, ne saurait être enfermé en de petites boîtes ou de petits besoins sécurisants. L’Esprit est tout entier ouverture, mise au monde. Avec toujours la nécessité d’ajouter que la relation à Dieu coïncide avec la relation aux frères, avec l’agapè, façon de ramener l’expérience spirituelle sur terre et d’en évaluer la santé (« travailler et aimer », disait le petit père Freud). Quand il nous arrive de rencontrer cette Parole, de nous ouvrir à cette présence, des fruits inattendus d’humanité et même de joie sont possibles. Chacun est témoin de tels surgissements. Un grand obsessionnel me disait après une rencontre : « Je vais vivre avec cette joie timide au fond de moi. » Si l’on veut susciter un tel croisement entre les blessures de l’existence et cette Parole de vie, ou même simplement déjà reconnaître chez autrui la joie qu’elle suscite, sans doute faut-il l’avoir connue pour soi-même, de quelque façon, et s’être trouvé délivré de toute prétention de maîtrise. Henri Bauchau en a témoigné à « Nom de Dieu » : « C’est par la blessure que l’on guérit, et que l’on est soi-même guérisseur. » Si Jacob est sorti boiteux de son combat avec l’ange, le Livre affirme dans le même mouvement qu’il fut source de bénédiction pour un grand nombre (Gn 32, 23 ss).
Démarche de liberté dans les soins de santé
« Il faudrait qu’on n’oblige pas les gens à mourir au-delà de leur propre mort. » Thomas More
La question des limites dans les soins de santé Les aumôniers d’hôpitaux ne vivent pas sur une île ! Si les situations qu’ils accompagnent pastoralement sont principalement d’ordre individuel, ils ne sauraient cependant s’abstraire de l’environnement culturel et social dans lequel celles-ci s’inscrivent nécessairement. Ainsi, les débats qui ont mobilisé le législateur et la société tout entière autour de l’euthanasie, ont-ils amené les aumôniers et des soignants à se demander pourquoi et comment un chrétien peut être présent à ces situations et à ces débats. A côté de l’euthanasie, on trouve bien d’autres situations de début ou de fin de vie qui interpellent davantage encore les personnes impliquées dans le quotidien des soins de santé. Loin d’être abordés avec légèreté, ces débats plus collectifs suscitent chez les intervenants (y compris les aumôniers) une forte implication personnelle. De la souffrance et du doute aussi dans la mesure où l’éthique n’est pas ici seulement théorique mais clinique. Au chevet de patients souffrants, non pas virtuels mais bien réels, les
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soignants sont confrontés, parfois douloureusement, aux limites de leur art. On est alors en droit de s’émerveiller de leur capacité à se montrer imaginatifs et à inventer des pratiques nouvelles qui serviront à tous, même quand ils ont échoué ou failli. En interrogeant ma tradition à partir de ces situations limites, j’en suis venu à penser que le spirituel peut aussi être décrit comme une démarche de liberté au sein de la pratique soignante. A tout le moins comme une visée de liberté. Dans ce dernier chapitre, j’étayerai cette proposition en montrant comment s’élabore dans mon institution la question des limites dans la pratique des soins apportés aux patients. Loin de susciter un relativisme moral ou une dénégation de toute norme, nous verrons combien l’éthique de la discussion qui y prévaut cherche à faire lever des sujets, au plus beau sens de ce mot. Si tout n’est pas parfait, loin s’en faut, c’est bien là l’intention poursuivie par le plus grand nombre.
Lorsque l’éthique s’élabore au chevet du patient Abstention de traitement, désescalade thérapeutique, arrêt de soins Mme E. est traitée pour leucémie chronique, ce qui la contraint à une vie assez restreinte mais néanmoins acceptable. La voici hospitalisée en raison d’une rechute mais, à la réflexion, elle ne souhaite plus entamer une nouvelle chimiothérapie. « Ma vie est pleine, ditelle, et à quatre-vingt-quatre ans je ne me sens plus la force de lutter à nouveau aussi rudement. » Elle s’interroge : ce refus a-t-il une signification morale de lâcheté, est-ce un suicide ? Est-il légitime ? Elle souhaite être rassurée, peut-être aussi retenue du côté de la vie. Ces demandes d’arrêt de traitement sont fréquentes, leur ambivalence pas toujours aisée à décoder, notamment chez les patients chroniques ou leurs proches qui peuvent être épuisés par la longueur
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du combat. En trois décennies, un patient avait tout (!) subi, jusqu’à des greffes extrêmement pénibles. Arrivé dans un état d’épuisement absolu, il a souhaité arrêter la dialyse, bien au courant que cela signifiait sa mort à brève échéance. Ses proches ont été choqués et m’ont fait le reproche d’avoir soutenu cette décision sans les en avoir informés. Il ne l’avait lui-même pas souhaité car ils auraient cherché à infléchir son choix. Il n’aurait pas supporté de s’entendre reprocher un manque d’amour à leur égard, alors qu’il ne disposait plus de la force nécessaire pour les convaincre du contraire. Nombreuses sont encore les situations où, après avoir tenté des soins, parfois héroïques, un médecin décide d’entamer une désescalade thérapeutique. Soutenu par son équipe, il arrive à l’intime conviction que poursuivre les soins serait disproportionné par rapport au bénéfice que le patient est en droit d’en escompter. Prenons l’exemple des grands prématurés que l’on a réanimés à la naissance pour leur donner une chance mais qu’après un temps, on estime déraisonnable de maintenir en vie, tant les risques de séquelles graves sont élevés. A partir de quand parler d’acharnement thérapeutique ou de soins disproportionnés ? Faut-il répondre à toutes les demandes et poursuivre les soins à tout prix ? Chacun sait d’expérience que les critères sont extrêmement difficiles à établir. Aux urgences et aux soins intensifs, on conserve la mémoire de patients dont la qualité de vie médiocre après une réanimation lourde laisse profondément dubitatif quant aux choix thérapeutiques qui ont été posés. Aurait-on dû préférer une abstention de réanimation ou à tout le moins poser plus rapidement des limites ? Les urgentistes sont encore davantage en première ligne. Le célèbre « j’agis, puis je réfléchis » ne peut plus leur suffire car ils disposent aujourd’hui de plus en plus d’indications objectives quant aux effets de réanimations injustifiées. Quand en outre il faut accueillir, dans ce jeu si subtil, un imam ou un clerc qui déclare « péché mortel » tout arrêt de traitement parce qu’il l’identifie à de l’euthanasie active…
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Régulation sociale autour de la fin de vie Ce qui rend le questionnement d’autant plus aigu, c’est le fait que beaucoup de patients sont alors endormis ou inconscients, incompétents s’il s’agit de mineurs, et donc entièrement dépendants du discernement d’autrui. Est-on en mesure de se prononcer, à la place d’autrui, sur ce qui rend sa vie acceptable ou non, sur les capacités qu’il aura de faire face au malheur, de construire une vie sensée à ses yeux ? Où s’arrêter ? Selon quels critères ? Sur la parole de qui ? Ces situations sont redoutées par tous en raison des tensions qu’elles génèrent entre soignants, ou avec les familles des patients, mais aussi en raison de leur charge émotionnelle élevée. Il n’est pas simple d’y mettre de la parole et de la réguler lorsque le doute s’est installé. Certains avancent l’argument qu’il faudrait « laisser faire la nature ». C’est déjà oublier que ces personnes seraient naturellement mortes si l’on n’avait mis à leur disposition des moyens aussi performants. C’est surtout ne pas voir la place énorme que la technique prend en médecine et, plus largement, la culture dont elle est l’expression : les attitudes nouvelles qu’elles conditionnent sont tout sauf naturelles. Ainsi, la proportion de décès à l’hôpital consécutifs à une décision médicale d’arrêter les soins est-elle en augmentation constante : on parle aujourd’hui d’un tiers. Autre exemple, celui d’un homme dont les traitements avaient échoué et qui demanda qu’on l’euthanasie en disant à ses médecins : « Vous me devez la mort ! » Comme elle le fut dès l’aube de l’humanité, la mort est éminemment culturelle. Nous sommes heureusement aussi acteurs dans cette culture. Une femme qui allait subir une interruption médicale de grossesse avait comme exigence : « que l’on en finisse au plus vite ». Les bien nommées sages-femmes ne l’entendront pas de cette oreille. Elle feront tout pour humaniser cet acte de mort, pour ramener cette mère dans le réel de sa relation à l’enfant qu’elle allait perdre. Elle s’attendait à
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un « simple acte technique », me dira-t-elle après coup, ajoutant avec reconnaissance avoir eu le sentiment de s’être réveillée d’une anesthésie, celle où l’avait plongée l’air du temps. Elle le doit à des infirmières aux attitudes justes et respectueuses de la responsabilité humaine. Les couples peuvent évoquer leurs doutes ou leur sentiment de culpabilité sans qu’elles cherchent aussitôt à les étouffer par crainte de les faire souffrir. Un chemin moral et spirituel vient souvent s’inaugurer au chevet de ces jeunes parents. Ils se construisent des repères éthiques personnels, s’ouvrent parfois à un chemin de pardon et à un engagement plus solidaire dans une société dont ils ont perçu soudain les défaillances. Que d’interruptions médicales de grossesse motivées par la crainte de se retrouver seuls à porter le malheur, faute d’infrastructures suffisantes pour être secondés ou en raison du regard d’autrui sur les personnes handicapées ! Lorsque cela est possible, des procédures instituées sont mises en place de façon à cadrer la réflexion avant que des situations génératrices d’incertitudes se présentent. Des cellules d’aide à la décision peuvent être constituées. Des repères institutionnels sont mis en débat puis fixés : ce fut le cas à Saint-Luc à partir de la note sur « L’accompagnement de la fin de vie, en ce compris les demandes d’euthanasie », rédigée par la Commission d’éthique hospitalo-facultaire de l’UCL 25. De l’expertise s’acquiert au fil de l’expérience, dont celle de l’équipe des soins palliatifs largement consultée pour cette raison. Nous parlerons plus loin du « projet thérapeutique ». Les nouvelles fonctions de médiateur de conflits et de médiateur interculturel sont au service de ce même objectif. Je pourrais multiplier les exemples : les pratiques réfléchies dans les unités de soins, la réflexion rigoureuse menée aux urgences et en gériatrie concernant l’approche des personnes âgées, une cellule permanente d’éthique aux soins intensifs, des pratiques nouvelles à l’interface entre l’hôpital et le domicile, la création de « filières patient ». Création. Respect : maître mot.
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Question des finalités Dans un sens plus collectif, on se met à questionner le jusqu’auboutisme de notre médecine occidentale. Pour quoi, en vue de quoi, ces interventions parfois héroïques ou disproportionnées, voire folles…, de la conception à la mort ? Quand on dispose des moyens de tout faire, quand plus rien n’est vraiment impossible, faut-il nécessairement le faire ? L’objectif qui consiste à faire parce qu’on dispose des moyens de le faire est indéfendable. Ce l’est tout autant si l’objectif est le prestige du praticien ou sa fascination devant la possible performance. Le coût humain et social en est par trop énorme. « Nos patients, ce sont des morts vivants, me disait un groupe d’infirmiers intensivistes dans un moment d’indignation et de fatigue. Même quand les familles demandent d’arrêter, on les retient encore !… » Pourquoi cette impossibilité de consentir à ce que l’humain soit mortel ? En outre, le contraste est si frappant avec les pays du monde où déjà les soins de base ne sont pas apportés, qu’on est en droit de s’interroger sur le coût devenu prohibitif d’une médecine dont les moyens ont littéralement explosé et sont trop souvent coupés de toute réflexion sur les finalités. Ajoutons enfin que, dans ce contexte de toute puissance médico-technique, le principe selon lequel la vie, en tant que don de Dieu, est sacrée et inviolable (« la vie pour la vie ») peut aboutir au contraire de ce qu’il vise et produire le cauchemar de vies insensées ou malmenées. Ce n’est simple à dire ni à l’hôpital, ni au sein de l’Eglise.
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L’éthique chrétienne est plurielle Limites d’une position morale a priori Quelle appréciation morale et pastorale adopter face à ces situations complexes dans lesquelles des chrétiens se trouvent forcément impliqués ? Concernant les demandes d’interruption de grossesse et d’euthanasie, une partie du monde catholique, dont le magistère, maintient une position de principe refusant qu’on touche à la vie d’autrui. Jean-Paul II allait jusqu’à parler de « meurtre délibéré moralement inacceptable 26 » ou à pousser « les catholiques qui soutiennent publiquement des choix immoraux comme l’avortement 27 » à s’abstenir de communier, jugeant les deux attitudes inconciliables. Hormis les situations où elle vise un « être humain innocent 28 », cette position a priori du magistère romain choque de nombreux cliniciens et chrétiens. Les soignants qui souhaitent s’en tenir à cette ligne ou l’imposer d’autorité éprouveront de grandes difficultés dans les institutions où toutes les convictions se rencontrent. Ils seront aussi, tôt ou tard, confrontés à des demandes venant de sujets non pas innocents mais consentants, et devront justifier leur position. S’ils se tiennent au balcon, dans une vérité ou une loi indiscutable, leur position deviendra celle d’irréductibles condamnés à l’insignifiance et à la marginalisation. Refusant l’autre en sa différence argumentée, y compris l’autre chrétien pensant différemment d’eux, ils se coupent de tout débat, tant éthique que théologique. Un trésor risque ainsi de se perdre. Cette attitude n’est-elle pas, en outre, assez paradoxale ? En défendant la vie pour la vie, quelles qu’en soient les conditions, et en refusant toute forme de régulation sociale, elle semble ne pas croire en la capacité responsable des humains à poser des choix dans le sens d’une vie bonne autant que possible. Sans trop dire pourquoi, elle ne
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fait pas confiance à cet humain dont elle affirme pourtant que Dieu l’a institué participant à sa Création, « co-créateur », qu’il est né d’une liberté première reconnue comme initiative gratuite de Dieu.
Liberté de la conscience informée, et ses limites La morale catholique est heureusement plus complexe 29. Je voudrais en particulier pointer un autre repère précieux, lequel me paraît en accord avec la confiance que, en Christ, Dieu accorde aux hommes inspirés par l’Esprit. C’est le repère bien connu de la conscience éclairée du sujet : après s’être informé honnêtement de ce que dit la grande tradition de l’Eglise — non pas univoque mais plurivoque, rappelons-le, tant dans l’actualité des Eglises que dans leur histoire —, le catholique décidera en son âme et conscience, donc devant son Dieu, ce qui lui paraît le plus juste ici et maintenant. C’est à lui, ultimement, que revient cette décision. La grande tradition chrétienne invite à ne jamais dissocier trois pôles à considérer lors de toute discussion morale. Le principe moral (la loi, l’inter-dit) ne sera jamais séparé de la conscience personnelle en sa visée de liberté ultime que je viens d’évoquer, ni de la situation singulière et concrète dans laquelle elle s’exerce. Référence donc à une norme, à la situation vécue et à la conscience informée : jamais l’une sans l’autre. En certaines circonstances déjà, l’Eglise s’est autorisée à transgresser sa loi au nom de principes jugés, pour telle époque, supérieurs (guerre juste, légitime défense, peine de mort y compris pour des motifs religieux…). Ce n’est pas pour autant qu’elle a affirmé que ces transgressions, jugées légitimes hic et nunc, étaient un bien. Elle n’a pas davantage souhaité en promouvoir l’usage. Pour exercer cette liberté de manière non pas impulsive ou autosuffisante mais réfléchie au sein de l’hôpital, le chrétien dispose aujourd’hui d’un cadre optimal : une culture du débat et des initiatives régulées, une culture pluridisciplinaire qui libère la relation
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entre médecin et patient du paternalisme autoritaire, une écoute renouvelée venue des sciences de l’humain. Confiance donc. Je ne suis cependant pas naïf. Se tenir en cette visée de liberté n’est jamais acquis. On connaît l’air du temps : primat des sentiments et de l’économique, égophobie et refus de toute hétéronomie, libéralisme médical et politique, tolérance sans vrai débat, pression inquiétante venant d’une judiciarisation à l’américaine ou encore d’une course aux brevets, niveau bien faible de l’initiation philosophique ou religieuse… Quoi qu’on en dise, les nouvelles lois instituent en outre un nouvel habitus qu’il ne sera pas simple d’habiter librement. Tout ceci influence les consciences à un point tel qu’on peut se demander qui est réellement outillé au plan moral. Qui, quel catholique en particulier, est informé de la si complexe réflexion morale de l’Eglise ? Sommes-nous libres ? Le suis-je, vraiment ? Pour un adepte catholique, la Tradition reçue de son Eglise sollicite au moins sa disponibilité loyale, ce qui implique de sa part une coresponsabilité spirituelle et morale avec elle. Cela ne signifie pas obéissance servile : on ne saurait accepter de penser sous la dictée et il arrive que le croyant conclue par un jugement circonstancié différent. En certaines circonstances, il peut faire sienne l’intuition évangélique selon laquelle « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 27). Il peut également devenir destinataire de la parole proférée par le Christ à propos des bricolages que chacun s’autorise avec la loi lorsque cela l’arrange : « Au commencement, dit-il, il n’en était pas ainsi » (Mt 19, 8).
Difficile exercice de la responsabilité humaine Que veut-il dire ? Au commencement, à l’origine… C’est comme s’il y avait pour Jésus un avant la loi, un en deçà de la loi. N’est-ce pas un pari risqué qui ouvre à toutes les justifications ? Est-ce dire :
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du côté du « cœur », quand humain et Dieu sont pleinement ajustés l’un à l’autre ? C’est bien indécidable ! Qui oserait se prétendre, sans reste, ajusté à Dieu ? Si vous êtes au chevet d’un couple qui vient d’apprendre que le bébé qu’il attend souffre de graves malformations, ou encore auprès d’un malade à bout d’énergie, parfois épuisé d’avoir lutté pendant des années contre la maladie et les angoisses de mort qu’elle génère inévitablement, ou pire encore, objet de douleurs absolument non apaisables, que penser ? Les plus beaux discours, les plus hautes intentions et justifications, deviennent fort fragiles. Si cet autrui sollicite notre aide, nous nous interrogeons dans notre for intérieur : au nom de quoi ou de qui discuter sa demande, différer la réponse, voire la lui refuser ? N’est-ce pas prise de pouvoir, violence ? Qu’il est difficile de s’entendre reprocher : « Vous, les cathos, vous n’avez pas de compassion ! », « Un chien, on le piquerait ! », « De quel droit ? ! » Des patients et des familles finissent par identifier les cellules d’aide à la réflexion à un tribunal dont sortirait un verdict, qui disposerait d’un droit de vie ou de mort ! Je suis sensible à la solitude de médecins et soignants devant de tels débats, si dévoreurs d’énergie et de temps. Je comprends même que, parfois, dans un emploi du temps surchargé et épuisant, ils mettent un terme au débat en passant à l’acte… pour en finir enfin. Comprendre, ce n’est pas dire que c’est un bien ! Par contre, que certains ne veuillent pas reconnaître en eux de tels conflits et soient du coup disposés à tout faire, jusqu’au bout, passant toute limite, cela est bien effrayant si l’on sait ce que peut la médecine technicienne d’aujourd’hui. On perçoit bien la difficulté pour la conscience de se maintenir en tension entre deux visées. D’une part, elle souhaite se laisser inspirer, informer par la tradition à laquelle elle appartient, l’habiter de façon personnelle. D’autre part, elle désire demeurer dans une exigence fondamentale de respect et, osons le mot, de compassion, d’amour très concret pour cette personne-ci qui la sollicite. Où com-
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mence, où s’arrête l’exigence de charité, d’humanité ? J’ai acquis la conviction qu’un niet rigide n’est d’aucune aide face à ces abîmes. L’autorité du Christ était quand même d’une autre nature ! Un tel niet est tout au plus un repère. Et à bien y penser…, mis à part le ton de supériorité qui est parfois si insupportable…, ce n’est peut-être pas rien. Lors du procès de Eichman à Jérusalem, Annah Harendt a noté que celui-ci disait n’avoir jamais rencontré ni loi ni interlocuteur pour lui dire que ce qu’il faisait — avec l’accord de l’Etat — était mal. Il ne faisait en outre usage que de slogans, de paroles « clé sur porte », sans la moindre intériorisation. Nous nous aimerions mieux préparés, n’est-ce pas ? Si autrui nous dit ne plus vouloir vivre ou ne pas vouloir enfanter parce que le défi que lui lance la vie lui paraît au-dessus de ses forces, il est de notre responsabilité d’accompagner humblement cette souffrance, chacun avec ses compétences et son humanité. Je n’ai pas dit y coller, ni répondre sans autre forme de procès à la demande. Il n’y a pas de recette. De ce fait même, nous sommes nous aussi des « autruis » souffrants lors de tels accompagnements. Il n’est pas facile de parler de ces souffrances-là, de dire ce qu’elles éveillent dans l’intime. On est vite catalogué, en effet, dans tel ou tel camp. Un des mérites des lois imparfaites votées ces dernières années n’estil pas d’avoir ouvert un espace pour faire sortir de l’ombre ces pratiques à caractère transgressif, pour les regarder en face et en parler ouvertement ? J’ai été témoin d’actes de mort posés en cachette de tous, en particulier du patient. Aux yeux de la loi, cet inqualifiable ne se peut plus, et tant mieux. Il n’est pas sûr que sans ces lois, si perfectibles soient-elles, les choses eussent changé.
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Et le « Tu ne tueras pas » ? (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17) On me demandera : « Ne vous référez-vous plus à aucune norme intangible ? Que faites-vous du fameux “tu ne commettras pas le meurtre” ? Et le Christ n’a-t-il pas dit lui-même ne pas être venu pour abolir la Loi mais pour l’accomplir (cf. Mt 5, 17) ? » Lisant ces textes pétris de milliers d’années d’interprétations et de traditions (au pluriel !) de lecture, j’en ai retenu que cet « inter-dit » s’avère bien plus libérant qu’on le pense. Il n’est pas mutilation des humains, mais chemin de respect de l’autre, confiance fondamentale en nos capacités de création responsable, invitation à faire lever la parole entre nous quant à nos libertés. On est loin du tout ou rien. Nous ne sommes pas non plus pires que nos devanciers : s’il y a loi, en effet, c’est qu’il y a toujours déjà là de la violence et du meurtre. Parce que nous sommes chez les humains. La loi n’a pas la prétention de les supprimer chirurgicalement, comme l’ont affirmé les idéologies fondées sur le culte de la pureté, avec les effets collatéraux qui ont fait souffrir tant et tant de gens. Dans la pratique clinique, la loi a pour visée fondamentale, je crois, de réguler par la parole, de placer du « dire » entre nous.
Au service d’une histoire de liberté Voyons le cadre dans lequel s’inscrivent les Dix Paroles (ou commandements), dont le « tu ne tueras pas » fait partie. Le narrateur en introduit la lecture par la profession de foi d’Israël : « Souviens-toi ! Ton peuple était esclave en Egypte. Dieu l’en a fait sortir. » Il s’agit donc d’un chemin d’humanisation proposé par et pour un peuple qui sait d’expérience ce qui abîme la liberté, y compris quand il croit cette liberté à l’œuvre ; un peuple qui a pris la pleine mesure de ce qui peut le conditionner ou le fasciner, l’aliéner. En termes bibliques : de la tentation d’idolâtrie. Voilà l’intention fondatrice de ces Paroles : faire lever la parole entre nous quant à ce qu’il en est de notre liberté.
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Personne ne peut se déclarer au-dessus de la mêlée, pas même ceux qui prétendent défendre la lettre de la loi. N’est-ce pas cela que le Christ est venu porter à son accomplissement : pousser le plus loin possible cette exigence spirituelle et éthique de liberté, d’humanité responsable et fraternelle, de soi et d’autrui ? Et l’on sait qu’au sens biblique, cette liberté est liberté de tous sinon de personne. Il ne s’agit donc pas d’une morale d’esclaves, étriquée et peureuse, ne laissant d’autre choix que de se soumettre et d’obéir. Il ne s’agit pas non plus d’opérer un choix du type : ou bien la souveraineté d’un Dieu méfiant et contrôlant, qui donne puis reprend, ou bien la responsabilité et l’autonomie de l’homme. Souvenons-nous de Job et de son reproche aux théologiens : « Vous cherchez à défendre Dieu, leur lance-t-il, ce faisant, c’est moi que vous malmenez » (Jb 13). N’est-ce pas façon de dire qu’on ne jouera jamais Dieu contre l’humain ?
Que fais-tu du frère qui t’est confié ? Inspiré par saint Paul, suggérons plutôt que Dieu a donné sans repentance, de façon irrévocable (Rm 11, 29), et que c’est par notre liberté que nous sommes créés à l’image du Dieu libre. C’est par notre liberté responsable, aimante dira le théologien, que Dieu s’est trouvé chez lui en notre humanité. Le « tu ne tueras pas » serait alors une interpellation extrêmement précieuse adressée à notre liberté responsable et solidaire : « De qui acceptes-tu de te faire le prochain ? Que fais-tu du frère qui t’est confié ? Ce qui t’a été donné avec autant de confiance, vas-tu te l’approprier comme un bien disponible ? » On apprend chaque jour en médecine qu’il y a bien des façons de « tuer » autrui, de refuser sa réalité d’autre : par inertie, insouciance, indifférence, en voulant le soigner trop, au-delà de toute raison ou sens pour lui, en décidant à sa place, en le traitant tel un corps-objet, ou encore, par recherche de gloire personnelle. Une de-
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mande d’euthanasie n’est bien souvent que l’indice de « meurtres » antérieurs, autrement plus préoccupants ! La Bible à peine ouverte, le meurtre est déjà là, assorti de cet appel qui vaut toujours : « Le péché est tapi à ta porte » (Gn 4, 7). « J’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et le malheur. Choisis donc la vie » (Dt 30, 19) : on apprend que la liberté est sans cesse à reconquérir sur nos violences et nos peurs, sur nos obscurités, sur les mécanismes inconscients qui la minent. La Croix est rappel qu’au nom d’intentions au-dessus de tout soupçon, au nom de Dieu, on a tué un juste. La Bible ne donne ni le spectacle d’un optimisme béat, ni davantage celui d’un fatalisme paresseux. Elle ouvre à la responsabilité. Même Dieu prend ses responsabilités en mettant un signe sur Caïn, le transgresseur-pécheur, « afin que le premier venu ne le frappât point » (Gn 4, 15). Il n’y a pas d’homme condamné.
Un « inter-dit » qui invite au recul nécessaire La Bible me paraît ainsi rendre l’humain extrêmement vigilant là où il est le plus exposé à nier l’altérité radicale de l’autre (Dieu ou humain), à nier la différence, à s’empêtrer dans la relation au pouvoir, au sexe ou aux biens d’autrui, à se détourner de la vie bonne. Entre moi et l’autre, elle place un « inter-dit », une parole qui sépare, qui invite au recul nécessaire, en particulier si cet autre est vulnérable ou sans voix. « Cet autre, c’est un autre toi-même, créé comme toi, qui a droit à sa liberté d’existence, au même titre que toi tu fus un jour esclave-objet libéré. » L’interdit fondateur vient, entre moi et moi, m’empêcher tout passage à l’acte, tout raptus anxieux et irréfléchi parce que fondé sur la peur, ou la convoitise, ou la violence, donc toujours sur une absence de vraie liberté. Qui est passé par là sait qu’il a été agi, possédé par ce qui en lui n’était pas encore libre et l’a fait déraper vers de l’inhumain. La culpabilité vécue est alors un repère sain dont il serait absurde de vouloir épargner autrui.
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Différentes peurs sont méconnues dans les soins de santé. L’une vient de ce que le patient fragile nous rappelle notre propre condition mortelle et la déchéance qui pourrait bien l’accompagner… et qui nous est insupportable. Autre peur : celle que soulève notre impuissance à guérir autrui de la mort, « cette dernière maladie que la médecine arrivera à guérir… », ai-je entendu dire Salavador Dali. Le « Ne pas nuire » du serment d’Hippocrate implique une réflexion du même ordre sur la liberté véritable. Soulignons enfin que ces commandements sont formulés principalement à la négative : « Tu ne… pas ». C’est dire qu’une fois qu’on les a écoutés et qu’ils ont fait lever la parole entre nous, c’est à notre responsabilité humaine et humanisante, à notre pouvoir d’invention, qu’il revient de trouver — positivement cette fois — ce qu’il y a lieu de faire. La foi biblique est d’abord une praxis. L’homme et Dieu sont ici alliés, partenaires d’alliance dans une histoire à écrire. Dieu lui-même a-t-il une autre possibilité que de se compromettre dans nos choix, de s’y incarner ? Je parle souvent en ces termes aux patients confrontés à des choix crucifiants. A temps et moyens nouveaux (Dieu sait combien !), responsabilités nouvelles, inédites, et surtout, choix difficiles, à jamais incertains. Il est loin le temps où la fatalité et l’impuissance dominaient face au malheur. Dans chaque contexte historique nouveau, il s’agira de s’interroger : « Que faire pour cet humain en souffrance ? » « Et moi, suis-je libre dans la décision que je prends ? » C’est laissé ouvert, à notre discrétion. Au moins l’écoute loyale de ce que dit le Livre nous aura-t-elle informés quant à ce qu’il en est du cœur divisé de l’homme autant que de ses possibilités extraordinaires de bonté et de générosité. Une tradition juive dit : « Trouvez dix justes pour estimer, après délibération, que tel interdit n’est plus au service de la vie de tel humain, en telle situation, alors la transgression de cet interdit est légitime. » La loi au service de la vie de l’homme, non l’homme au service de la loi. C’est bien l’intention et elle est connue des Evan-
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giles. « Quant à trouver dix juifs qui se mettent d’accord… », m’a rétorqué un autre juif… Sagesse et humour du peuple de l’éthique par excellence ! Préférera-t-on une logique purement disciplinaire et autoritaire mais manquant singulièrement d’autorité ?
Le spirituel comme chemin de liberté J’ai parlé dans des mots tirés de ma tradition, mais j’ai la conviction qu’ils disent bien que le spirituel est une dimension « méta » qui traverse l’ensemble des soins de santé et de ses acteurs : un savoir-êtrelibre, un rapport libre aux choses, aux autres et à soi-même, qui n’est pas réservé à quelques spécialistes du religieux, mais dont les religions parlent avec la sagesse qui est la leur. Si tout n’est pas parfait dans la société belge ou en médecine, je voudrais terminer par quelques observations indiquant que des attitudes figées s’ouvrent, des rôles établis se distribuent nouvellement, qu’une autre logique de soins est en gestation. Visée spirituelle.
Des lois au service du sujet (2002) Commençons par souligner que la loi dépénalisant l’euthanasie, dans des conditions très strictes, fait partie intégrante d’un triptyque indissociable 30. Dans une première loi, le législateur a souhaité rappeler les droits des patients. Dans le registre propre à la loi, on observe qu’a été entendu quelque chose de ce « péché » qui consiste à désapproprier autrui de lui-même, de sa volonté singulière, à « l’assassiner » ainsi en tant qu’humain. Il eût été profondément cynique qu’à ces deux lois ne s’ajoute celle reconnaissant le droit aux soins palliatifs. Celle-ci assure et rassure les plus vulnérables que, s’ils ne demandent pas à être euthanasiés, ils ne seront pas pour autant jetés (« tués ») comme des encombrants, parce que trop coûteux, trop
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vieux ou trop handicapés, inutiles, parce qu’ils nous renvoient une image effrayante de notre devenir ou de notre impuissance à sauver l’autre de la mort. Progrès considérable. Le débat autour de l’euthanasie et la fin de vie a en outre suscité une créativité renouvelée dans les institutions de soins. Il nous a aussi amenés à ne plus envisager notre fin de vie comme un fait naturel, simple et banal, mais comme un acte véritablement personnel et culturel : c’est que nul ne pourra plus faire comme si la loi n’offrait pas une voie de sortie en cas de panne de sens. Les unités de soins palliatifs et l’esprit qu’elles tendent à insuffler jusque dans les unités de soins aigus offrent aujourd’hui un espace tout à fait privilégié. L’acte de mourir peut s’y vivre de façon humaine et sensée, inscrit dans la relation, dans des soins visant la qualité de vie et la sérénité possible, un jour à la fois. La grande tradition chrétienne a bien sûr, dans son trésor symbolique et croyant, de quoi en faire aussi un acte profondément religieux. Mais qu’on ne tombe pas non plus dans une vue imaginaire : la mort reste la mort et dans certains cas, assez rares mais néanmoins réels, la douleur est à ce point ingérable et insupportable, qu’une demande d’euthanasie pourra être rencontrée. C’est, à Saint-Luc, rarissime. Question de compétence, de style, de conviction.
Le « projet thérapeutique » à l’UCL (février 2000) Le « projet thérapeutique », est un autre de ces fruits heureux. Il s’agit d’un document qui devrait en principe être rédigé pour chaque patient vulnérable de l’UCL, résumant le projet de soins en cours et les moyens mis en œuvre. Il est particulièrement intéressant de noter que ce document est censé être rédigé en concertation avec le patient, bien sûr, et l’ensemble de ses partenaires de soins, y compris son médecin généraliste qui connaît son histoire de vie. Cette concertation est la norme et si celle-ci n’est pas réalisée, le document appelle
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à s’en expliquer. Celui-ci permet surtout de prévenir l’acharnement thérapeutique inutile ou futile en mettant des limites aux moyens mis en œuvre. Ces limites négociées peuvent toujours être réévaluées à la demande d’un des partenaires. Cette réflexion sur les limites permettra aux soignants qui ne connaissent pas ce patient (la garde, en particulier) de ne pas poser d’actes excessifs dans des moments d’angoisse aiguë. C’est tout particulièrement important pour les patients qui ont décidé ou accepté la fin de traitements curatifs lourds et ont droit, dès lors, à une fin de vie la plus dégagée possible de toute intrusion médicale, sans être pour autant abandonnés. Il y a quelques années, alors que son mari était en stade terminal de cancer, une parente a dû exiger elle-même d’un assistant de garde inconnu qu’il cesse un massage cardiaque futile. Pour un patient qu’il ne connaissait pas, il était tenu d’agir ainsi. La réflexion ne pouvait venir qu’après, le « mal » étant fait… Cela ne devrait plus se présenter du fait que les limites ont été posées anticipativement et notifiées. J’y vois un véritable outil spirituel qui replace le patient-sujet et sa libre parole au centre du processus de soins. Il fait sortir du secret, de la seule parole médicale (masculine) qui « tuait » celle du patient, celle des autres soignants, en particulier celle des infirmières (femmes) et des généralistes. Il réinstaure de la limite dans une médecine qui, par logique interne, n’en a aucune puisqu’elle a les moyens de tout faire : l’illimité de ce pouvoir médical, parfois acharné, a constitué un puissant déclencheur du débat sociétal concernant la fin de vie digne. On accepte ainsi, et ce n’est vraiment pas rien, de se confronter aux limites de l’existence, à la finitude, à l’altérité. Ne sera pas oubliée l’altérité qui nous est signifiée par ceux qui vivent d’autres convictions et interrogent les nôtres. Cette procédure indique enfin qu’on accepte qu’en médecine ou en éthique clinique il n’y a pas de décision standard ou clé-sur-porte, ni même de bonnes décisions, mais toujours seulement des décisions
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les moins mauvaises possibles, ici et maintenant, pour-ce-patient-ci, décisions concertées qui auront toujours à n’être prises qu’à l’issue d’un partage entre humains questionnants. Personne n’est tout. S’il est juste de dire que la spiritualité est une façon de circuler plus librement dans l’existence là où l’on était bloqué, cette aventure n’aura pas été veine ! Ceci n’empêche évidemment pas que l’on échoue parfois, ce qui nous renvoie à notre humanité et souvent la relance.
Quelques propositions conclusives
« Merci pour l’autre jour. Je voulais mourir. En retournant, j’avais des repères. J’avais moins mal à moi-même. Je me reconstruisais. J’allais déjà mieux. Une force m’a été donnée. Je ne sais pas d’où ça vient. » Un patient
Comme aumôniers catholiques, nous participons, un parmi d’autres et avec nos attentes ou espoirs propres, à la vie des équipes de soins et aux débats institutionnels internes, ainsi qu’à leur mise en œuvre. Je citerai pour conclure quelques principes d’action qui guident nos choix. Notre objectif premier est, on l’aura compris, que chaque personne de passage ou au travail à Saint-Luc soit respectée au mieux dans la part spirituelle de son humanité et dans la tradition de son choix. Nous ne pouvions promouvoir cela seuls. Voici dix ans que, sous notre responsabilité, aumôniers et conseillers laïques issus des sept traditions reconnues par l’Etat belge ont créé dans le hall des Cliniques le Carrefour spirituel. Bien plus qu’une simple permanence, c’est un lieu laboratoire d’un pluralisme à vivre au quotidien dans tout l’hôpital : nous cherchons à en explorer les enjeux et les conditions de mise en œuvre dans cet univers de soins.
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Notre espoir est que les soignants, parce qu’ils en auront mesuré les fruits, y compris pour eux-mêmes, comprennent qu’il est aussi de leur responsabilité d’ouvrir un espace où la vie spirituelle des patients et des familles puisse se déployer. Ce lieu se veut un appel discret, adressé dès l’entrée, à ne pas se laisser réduire au corps qu’on a ou à sa force de travail ; un rappel que nul n’est né sans bagage et une invitation à y puiser pour traverser l’épreuve. C’est encore un lieu gratuit d’hospitalité où l’on s’efforce d’accueillir chacun tel qu’il est, dans le respect de ses convictions, pour qu’il puisse déposer ce que la vie à l’hôpital lui inspire. Lieu mémoire enfin où se croisent et s’interpellent paroles de patients et paroles glanées dans les grandes traditions : autant de bouteilles à la mer pour qui cherche un chemin de sens. Les fruits en sont nombreux. Un deuxième objectif est que l’on donne davantage de temps au temps et donc aussi, nécessairement, à la parole échangée et au « bouturage de symbolisation » qui s’y opère 31. Si l’on veut accompagner un patient et une famille en situation de crise existentielle ou éthique, il faut du temps pour pouvoir découvrir et utiliser au mieux les ressources du spirituel. Il faut aussi du temps à l’aumônier accompagnant pour qu’il puisse cheminer avec eux et, dans les situations plus complexes, pour être en accord avec sa propre conscience plutôt que d’être projeté dans une situation violente dont tout lui échappe. Respect bilatéral donc. Nous insistons pour qu’un accompagnement spirituel soit proposé au plus tôt dans l’hospitalisation, ne voyant dans l’appel in extremis ou « TGV » qu’une bien pauvre caricature du spirituel. Temps indispensable, enfin, pour que chaque acteur des soins puisse s’assurer d’une liberté intérieure la plus large possible, tout particulièrement dans les moments de confrontation aux limites et à l’altérité que celles-ci lui signifient. Il nous tient également à cœur de ne pas nous cantonner dans une position de maître, mais de nous laisser inspirer par ce que patients et soignants nous disent d’eux-mêmes. Une de nos missions est
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très certainement de nous réjouir de ce qui se vit d’humainement grand en nos murs : trésors de courage, de force, d’imagination créatrice, de bonté, de foi et d’espérance, de rencontres, de soutien mutuel, de paroles vives, d’humour… Autant de traces de l’Esprit qui souffle où il veut et n’appartient à personne, de la « Voie » dont la saveur d’Evangile se reconnaît aux fruits de fraternité qu’elle engendre. Reconnaître ainsi que tous sont acteurs du spirituel, c’est nous délivrer de la prétention anxieuse de nous croire seuls à le porter. Nous nous comprenons davantage comme témoins ou veilleurs d’une dimension qui traverse l’ensemble des soins et de ses acteurs. En ce sens, alors que notre société valorise l’autonomie comme critère axial de la dignité humaine, nous souhaitons contribuer à susciter, avec d’autres, les conditions d’une approche plus positive de la vie fragilisée 32, notamment par une perception plus relationnelle de cette dignité. Que faire quand la guérison n’est plus possible, quand il faut bien consentir à vivre avec de la souffrance ou un handicap, quand tout ne peut être contrôlé ? Comment restaurer du sens dans les situations de crise existentielle qui nous mettent en échec, humainement et professionnellement ? Lorsque celles-ci nous effrayent, comment y voir autre chose que de la perte, de la déchéance, de l’indignité à quoi il faudrait, à toute force, opposer de la puissance technique ? Comment retisser du lien social autour de ces moments de l’existence ? Comment donner sens au temps qu’il reste à vivre lorsqu’on attend l’heure de sa mort ? Ou encore, qu’est-ce qui justifie que je choisisse de reconnaître en tel malade ou personne vulnérable mon frère, ma sœur ? Pourquoi la fraternité ? Une anthropologie de la fragilité et de la fin de vie est à réinventer dans une culture qui a fort heureusement fait beaucoup pour les éradiquer. Les chrétiens ont matière à y contribuer. Du côté de l’initiation, nous cherchons, avec l’aide d’enseignants engagés, à contacter les étudiants afin d’élaborer avec eux une approche du spirituel la plus féconde possible. Nous aimerions dé-
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couvrir comment ils vivent cette dimension de l’être, tant pour euxmêmes que pour les patients qu’ils seront amenés à accompagner, et les aider à intégrer celle-ci de façon cohérente à l’ensemble de la démarche de soins. Parfois nous pourrons contribuer à les y éveiller. L’opportunité nous a été offerte dernièrement de relier la pastorale hospitalière et celle des étudiants, enseignants et chercheurs. Un tel décloisonnement est heureux. Les catholiques, à partir de leur tradition singulière, pourront contribuer à ce que la réponse au malheur — la maladie, la fragilité, le handicap, la mort — ne consiste pas seulement en une réponse technicienne, bien pauvre en fin de compte si elle ne respecte pas l’humain dans son intégralité. Ces engagements au service de l’ensemble seraient dénués de sens si l’aumônerie catholique 33, en tant que cellule d’Eglise à l’hôpital, ne s’efforçait d’offrir une présence la plus juste possible à ceux qui lui font confiance. Elle le fait par une vie de prière et d’écoute de la parole de Dieu ajustée à ce que patients et soignants lui inspirent. Elle s’efforce de proposer une vie liturgique de qualité qui aide à passer de la protestation devant la maladie ou le malheur à un chemin de foi et de témoignage. Elle collabore à l’évolution du ministère d’aumônier en articulant au mieux (possible !) en son sein la place des hommes et des femmes, des laïcs et des prêtres, chacun reconnu dans ses charismes personnels, et en puisant de façon créative dans le trésor symbolique hérité. Les mutations en cours sont profondes et touchent au pouvoir, à la différence des sexes, à la représentation du sacré et de ses clercs, et très certainement à la façon de vivre une identité propre et moins puissante au sein d’un monde pluraliste. Sans doute qu’en partant d’une connaissance plus affinée de la tradition chrétienne, l’aumônerie aura pour mission, à l’avenir, d’être au service des personnes qui recherchent les chemins d’un témoignage de foi aujourd’hui. Les patients demeureront nos maîtres, car ils nous apprennent ce qu’est vivre dans la fragilité et marcher humblement avec son Dieu.
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En Afrique du Sud, les mères atteintes du sida constituent pour leurs enfants des memory boxes. Elles déposent dans ces « boîtes à mémoire » ce qui permettra ultérieurement à ceux-ci de trouver un ancrage affectif, historique, symbolique, afin de commencer dans l’existence. J’espère avoir contribué à faire prendre la mesure émerveillée de ce qui peuple la boîte à mémoire de chacun et combien il peut être essentiel d’inviter une personne en fragilité à y retourner voir. Nodebais, novembre 2005
Notes et bibliographie 1. Collectif sous la direction de P. Ben Soussan, Des psy à l’hôpital : quels inconscients ! Toulouse, Erès, novembre 2005. 2. M.-A. Ouaknin, Dieu et l’art de la pêche à la ligne, Paris, Bayard, 2001. 3. Luce des Aulniers, « La mort TGV. Très grande vitesse, très grand vide », in Etudes sur la mort no 107-108, septembre 1996. 4. Le professeur Lieven Boeve parle de détraditionalisation, terme qu’il préfère à la notion plus normative et située de sécularisation. Cf. « La définition la plus courte de la religion : interruption », in Vie consacrée 75 (2003) p. 10-36 et « La vérité de l’incarnation et l’incarnation de la vérité. Epistémologie théologique, particularité et pluralité », in La Vérité, sous la dir. B. van Meenen, FUSL, 2005. 5. J’en ai suggéré un bref récit : « Soin et spiritualité ? De la nécessité d’un espace », in Louvain médical 121 : 388-397, 2002. 6. Cicéron, De natura deorum, II, 72, cité par Yves Ledure in La détermination de soi. Anthropologie et religion, Paris, DDB, 1997, p. 46. Le lien au mot respect vient de J.-F. Grégoire, pro manuscripto, 2004. 7. Cf. le chapitre très suggestif : « Les dix commandements. Pour une éthique de l’être », in Daniel Sibony, Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et leurs destins, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992, p. 329-351. 8. « Dying : a universal human experience ? » in Journal of Religion and Health, vol. 28-1, 1989. 9. Bernard van Meenen, Ecrit dans les marges d’une prise de parole…, juin 2004 (pro manuscripto). 10. De Paul Ricœur. Cf. deux numéros spéciaux de la revue Esprit, en juilletaoût 1988 et juillet 2005, notamment Le scandale du mal. 11. In La Foi et le temps XXI, 1991-4, p. 302-3. Pour qui cherche une présentation systématique et contemporaine de la tradition chrétienne, je recommande la lecture des ouvrages d’Adolphe Gesché dans la collection « Dieu pour penser » au Cerf. Concernant notre sujet, en particulier : Le mal, 1993, et L’homme, 1993.
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12. Formule de Luce des Aulniers, op. cit., que Danièle Deschamps se réapproprie dans « Déclin ou mort de l’esprit de fraternité chez les soignants », in Frontières, vol. 13 no 2, printemps 2001. 13. In Rituel du baptême des petits enfants, Paris, Mame-Tardy, 1970-1977, p. 105-106. 14. Proposition d’Adolphe Gesché dans Le mal et la lumière, in coll. « Pensées pour penser », Paris, Cerf, 2003. 15. Jean-Pierre Lebrun, De la maladie médicale, Bruxelles, De Boeck Université, 1993. 16. Parmi les ouvrages qui ont nourri cette réflexion, retenons : Jean Ansaldi, Le dialogue pastoral. De l’anthropologie à la pratique, Genève, Labor et Fides, 1986 ; Louis Perrin, Guérir et sauver. Entendre la parole des malades, Paris, Cerf, 1987 ; Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983. 17. In Michel Vovelle, Patrick Baudry, Maurice Abiven, Louis-Vincent Thomas, et alii, « La Mort à vivre. Nouvelles approches contre le silence, la souffrance, la solitude », in Autrement, no 87, février 1987. 18. Marie Balmary, Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986 ; La divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993. 19. Relevons dans ses œuvres majeures : Interprétation du langage religieux, Paris, Seuil, 1974 ; Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Seuil, 1978 ; Religion, foi, incroyance : étude psychologique, Bruxelles, Mardaga, 1983. 20. Traitement psychique, traitement de l’âme, 1890 (d’après Schotte, pro manuscripto). 21. In « Structure ternaire de l’accompagnement », in Christus, octobre 1987. Je renvoie également à son ouvrage Psychologie des expériences religieuses. Le désir et la réalité, Paris, Le Centurion, 1981. 22. Je m’inspire librement pour cette lecture de Paul Beauchamp, Le possédé de Gérasa : Mc 5, 1-20 Corps individuel et corps social, p. 87-94 ; Louis Beirnaert, « Le récit du possédé (Mc 5, 1-20) », in Aux frontières de l’acte analytique, p. 174-179 ; René Girard, « Les démons de Gérasa », in La Violence et le Sacré, p. 233-258. 23. Julia Kristeva, Les nouvelles maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993. 24. Pointons dans sa bibliographie foisonnante : Le Dieu pervers, Paris, DDB, 1979 ; L’épreuve ou Le tout petit livre de la divine douceur, Paris, DDB, 1988 ; L’écoute, Paris, DDB, 1989 ; Le lieu perdu. De la psychanalyse du côté où ça se fait, Paris, DDB, 1996. 25. On trouvera cette note dans le numéro spécial « Décisions médicales en fin de vie » in Louvain médical 2005 ; 124 (7), 209-270. Elle reprend les positions de
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l’UCL, des Cliniques Saint-Luc et Mont-Godinne, ainsi qu’une présentation du « Projet thérapeutique ». Le présent chapitre y a paru en version brève p. 265-270. 26. Jean-Paul II, Evangelium Vitae, 25-03-1995, § 65. 27. Id., Document de travail préparatoire au synode d’octobre 2005 sur l’Eucharistie. 28. Id., Evangelium Vitae, 25-03-1995, § 53. 29. Cf. notamment le beau texte du concile Vatican II, Gaudium et spes (L’Eglise dans le monde de ce temps), Paul VI, décembre 1965, § 16-17. 30. Du foisonnement de textes nés du débat sur l’euthanasie, je conserve précieusement deux petits textes : Pierre de Locht, « L’euthanasie en question », in Louvain no 63, nov. 1995, p. 15-17 ; Jean-Michel Longneaux, « Les institutions hospitalières chrétiennes face à la question de l’euthanasie », in Rapport des travaux de la commission d’éthique de la FIH-W 2000-2001, annexes 4 et 5, p. 16-21. 31. Expression reprise par Joyce Mc Dougall dans sa préface à Danièle Deschamps, op. cit., 2004. 32. Dominique Jacquemin, Bioéthique, médecine et souffrance. Jalons pour une théologie de l’échec, Paris, Médiaspaul, 2002. 33. L’équipe d’aumônerie catholique de Saint-Luc, c’est actuellement, au chevet des patients et insérés dans les unités de soins : quatre temps pleins rémunérés par Saint-Luc, un mi-temps payé par un fonds extérieur (l’Œuvre du Calvaire) et deux temps pleins bénévoles, soit six laïcs (dont un homme, pensionné en septembre) et quatre prêtres (deux seront aussi pensionnés en septembre ; le troisième, aumônier des étudiants, est présent un jour par semaine). Cette équipe s’élargit de l’apport essentiel et bénévole d’une secrétaire, de six permanents catholiques au Carrefour spirituel et, le dimanche, d’une chorale pour la messe, d’une équipe qui y véhicule les patients non autonomes et d’une autre qui porte la communion en chambres. Saint-Luc, c’est 4 800 membres de personnel et une capacité d’accueil de 960 lits (31 000 patients par an ; dont 900 décès), 26 000 hospitalisations d’un jour, 450 000 consultations. C’est aussi un lieu de formation pour des milliers de stagiaires de toutes les professions soignantes, issus de tous les coins du monde, et un lieu de recherche. Quelque 10 000 étudiants fréquentent le site universitaire voisin, épaulés par 4 500 adultes. L’aumônerie y est présente dans la mesure de ses moyens. Cf. le document pastoral « Le goût de l’autre » et le site de la pastorale : <www.uclouvain.be/viespirituelle-bxl
Table des matières
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Chapeau bas ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Un moulin à paroles… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Ouvrir un espace spirituel pour qu’advienne de l’autre . . . . . . . . . . . . . . . 16 Mémoire croyante : une initiation affectivement chargée. . . . . . . . . . . . . . 17 Des récits de vie pour reconstruire du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Il relit avec eux, dans les Ecritures, ce qui le concernait (cf. Lc 24, 27) . . . . . 21
Le spirituel en ses multiples registres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Une dimension commune. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Premier axe : Intériorité – « demeurer » – dignité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Deuxième axe : Quête de souffle ou de sens – espérer – s’orienter . . . . . . . 26 Troisième axe : Entre indignation et émerveillement . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Quatrième axe : Entre faute et culpabilité, responsabilité et réparation . . . 37 Cinquième axe : Du côté de la pensée magique ou des voies parallèles. . . . 41 Sixième axe : La ritualité, entre corps et parole, individu et collectivité . . . 43 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Nous ne sommes pas nés sans bagage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Qu’advienne une parole humaine, symbolique, poétique, croyante ! . . . . . 47 « Bain de mots » : sans langage, pas de désir humain . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Un choix institutionnel, voire politique, « catholique » : ouvrir un espace . 55 « Je ne savais pas ce qui me manquait » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 Relier — re lire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
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Venez, sinon le ciel restera fermé… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 « Il y a eu une bulle ! » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 « Qui nous roulera la pierre ? ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Deux convictions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Christ est descendu aux enfers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 La pierre a été roulée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Envoi… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Accompagner au nom du Seigneur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Ce que je n’ai pas, je te le donne… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Notre commune humanité en chemin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 La plus courte définition d’un accompagnement chrétien . . . . . . . . . . . . . 91 Une présence qui rétablit l’humain en son bon sens . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 « Il a été conduit au port de son désir » (Ps 107, 30) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Démarche de liberté dans les soins de santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 La question des limites dans les soins de santé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Lorsque l’éthique s’élabore au chevet du patient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108 L’éthique chrétienne est plurielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Difficile exercice de la responsabilité humaine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Et le « Tu ne tueras pas » ? (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 Le spirituel comme chemin de liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Quelques propositions conclusives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Notes et bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
Réimpression achevée d’imprimer le 17 novembre 2006 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
Extrait de le Préface de Danièle Deschamps
Guibert Terlinden
Prêtre belge ordonné en 1982. Diplômé en psychologie clinique. Au sein de la pastorale du site bruxellois de l’Université catholique de Louvain (UCL), il est membre de l’aumônerie des Cliniques universitaires Saint-Luc depuis 1990 et son responsable depuis 2000. Il y coordonne le Carrefour spirituel pluraliste. Il collabore aux activités du Centre œcuménique et de la pastorale des étudiants.
ISBN : 2-87356-336-2 Prix TTC : 13,95 €
9 782873 563363
fidélité
Guibert Terlinden
J’ai rencontré des vivants
Il faut un brin d’inconscience pour rendre compte d’une pratique du soin spirituel au cœur d’un hôpital, même catholique, et de plus universitaire ! Guibert Terlinden en relève le pari avec audace, passion et clarté. A travers des « histoires » de rencontres parfois poignantes, il témoigne de cette mission pastorale en tant que prêtre, responsable de l’équipe d’aumônerie catholique, et en tant qu’homme, frère humain, les deux étant indissociablement liés. Il nous parle de ses questions, doutes, révoltes, impuissances et appels, en résonance à celles de ses interlocuteurs. Il se situe résolument dans la Tradition spirituelle qui est la sienne, celle de la Bible, des psaumes, et de l’Evangile comme appel du Vivant au vivant à venir, y compris dans la tempête et le chaos. Son plus profond désir : donner du temps au temps quand le réel anéantit tout et « réduit le spirituel au niveau zéro » ; rendre aux équipes soignantes leur fonction de présence contenante, terreau de lien interhumain retissé et fondement nécessaire pour que « du sujet » apparaisse, qu’un récit émerge, s’ancre aux fondements de la tradition de chacun. Alors prennent leur juste place des paroles, gestes, rites qui réinventent le « passage ». On est loin de la « mort TGV » !
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J’ai rencontré des vivants
Guibert Terlinden
J’ai rencontré des vivants Ouverture au spirituel dans le temps de la maladie
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