Le Jésus des chrétiens

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Charles Delhez Jacques Vermeylen

Les agences de voyage organisent des visites sur les lieux du Da Vinci Code : le musée du Louvre, l’église Saint Sulpice, Rennes-le-Château… Il s’agit de vérifier sur place ce que dit le livre. Pourquoi ne pas visiter avec la même préoccupation d’autres lieux fréquentés par le roman : les évangiles du Nouveau Testament et les évangiles apocryphes, ce qu’on sait du Jésus historique, les origines du christianisme, la foi en la divinité du Christ ? C’est le défi que Charles Delhez, journaliste, et Jacques Vermeylen, exégète, relèvent dans ce petit livre. Aux lecteurs trop crédules de Dan Brown comme à ceux qui gardent une image surannée du christianisme, ce voyage fait découvrir un Jésus étonnant, une foi qui s’interroge sur elle-même, une tradition chrétienne porteuse d’un grand souffle de vie. ISBN : 2-87356-345-1 Prix TTC : 8,00 €

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Collection « Que penser de… ? »

Charles Delhez - Jacques Vermeylen

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Le Jésus des chrétiens

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Charles Delhez Jacques Vermeylen

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Le Jésus des chrétiens





Charles Delhez et Jacques Vermeylen

Le Jésus des chrétiens

Collection « Que penser de… ? »


Charles Delhez, jésuite, est rédacteur en chef de l’hebdomadaire catholique Dimanche (Belgique). Il a publié plus d’une trentaine de livres, dont Ces questions sur la foi que tout le monde se pose et Ces nouvelles questions (Cerf) et Tu peux changer le monde (Fidélité-Salvator). Jacques Vermeylen, prêtre, est professeur d’exégèse de l’Ancien Testament à l’Université catholique de Lille. Il a notamment publié aux éditions du Cerf Le Dieu de la promesse et le Dieu de l’alliance et Dix clés pour ouvrir la Bible.

Cum permissu superiorum : Daniel Sonveaux, Provincial de Belgique méridionale, le 8 avril 2006. © Éditions Fidélité • 61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur ISBN 10 : 2-87356-345-1 • ISBN 13 : 9782873563455 Dépôt légal : D/2006/4323/12 Couverture : Isabelle de Senilhes Maquette intérieure et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


Introduction

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éritable Harry Potter pour adultes, le Da Vinci Code 1 est le champion des best-sellers : la presse parle de vingt millions d’exemplaires vendus et de quarante traductions. C’est un livre dont on tourne les 574 pages à toute vitesse. L’intrigue policière est remarquablement menée, en effet, et différents sujets à la mode y défilent : Marie Madeleine, les Templiers, l’Opus Dei, sans oublier le Saint-Graal. Au cœur du roman, il est question de documents que l’Église tient cachés depuis des siècles. Ces manuscrits précieux n’ont pas été détruits : la société secrète du Prieuré de Sion les a conservés et avait le projet de les rendre publics, ce qui n’aurait pas manqué de causer un scandale immense. Car voici la vérité stupéfiante qu’ils révèlent : non seulement Jésus était marié à Marie Madeleine, mais ils ont eu ensemble un enfant dont descendent les Mérovingiens, puis des Français qui

1. Dan Brown, Da Vinci Code, Paris, Lattès, 2004, 574 p. (abrégé DVC). L’édition originale en anglais a été publiée en 2003.

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vivent aujourd’hui sous le nom de Plantard. La « vérité officielle » du christianisme aurait été inventée au IVe siècle de notre ère par l’empereur Constantin, pour renforcer son propre pouvoir ; quant au christianisme authentique, celui du « vrai » Jésus, il relayerait le culte immémorial du Féminin sacré. « C’est une thèse omniprésente dans les milieux ésotériques : les chrétiens primitifs connaissaient une vérité originelle que l’Église a dissimulée », explique Frédéric Lenoir dans Le Nouvel Observateur. « Les Templiers, les Cathares, les manuscrits de la mer Morte, les secrets enterrés dans les caves du Vatican. Il ne manque plus que le frère jumeau de Jésus ! », ironise le théologien Michel Quesnel. Ajoutez à cela les thèses féministes : l’Église aurait tordu le cou au culte de la grande Déesse et mis définitivement de côté la gent féminine. Dommage quand même que pratiquement tous les personnages du roman soient masculins, sauf Sophie Neveu, de la police judiciaire ! Quoi qu’il en soit, Dan Brown rouvre pour des millions de personnes la question de Jésus. Il invite donc ses lecteurs à réfléchir à ce qui fait le cœur de la foi chrétienne et met ainsi les chrétiens au défi : qu’ont-ils à dire sur Jésus ? sur quoi se basent-ils ? Trop souvent, en effet, les croyants se contentent de redire les formules apprises, sans chercher à comprendre. Quand la société était presque entièrement chrétienne, il leur suffisait de se laisser por6


ter par l’opinion générale qui tenait lieu d’évidence. Aujourd’hui, le monde est pluraliste : toutes les manières de vivre, toutes les opinions sont sur la place publique. Il n’est pas étonnant que certains affirment des choses étranges, Les fondements voire scandaleuses, sur Jésus et de la foi sur le christia-nisme. Cela chrétienne oblige les chrétiens à reprendre sont-ils solides ? conscience de leur identité profonde et à dépasser le ronron des habitudes. Dan Brown pose donc une question essentielle : quels sont les fondements de la foi chrétienne ? sont-ils solides ? et qu’est-ce que cette foi peut apporter à l’homme d’aujourd’hui ? * L’objet de ce petit livre est donc de permettre aux lecteurs de Dan Brown et à d’autres de faire le point sur Jésus de Nazareth. Sans éluder les difficultés ou les sujets controversés. Sans langue de bois. Sans vouloir défendre l’indéfendable et sans prétendre avoir le dernier mot : au lecteur de réagir et de continuer la réflexion ! Nous partirons du roman lui-même et de son étonnant succès. Il y a là un phénomène de société auquel nous proposerons une piste d’explication en faisant référence à la gnose, un courant très présent aux origines du christianisme. 7


Dans une deuxième étape, nous nous permettrons de visiter rapidement le roman lui-même et l’érudition dont il fait preuve, pour commencer à y démêler le vrai et le faux. Certes, il s’agit bien d’un roman, comme l’a rappelé le jugement rendu suite à la requête des éditeurs du livre de Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, The Holy Blood and the Holy Grail, paru en 1983 chez Pygmalion, sous le titre L’énigme sacrée, ouvrage qui se veut historique et où l’on reconnaît déjà plusieurs grandes idées du Da Vinci Code. Un romancier est en droit de prendre des faits historiques et de les transformer en fonction de sa trame romanesque. Le lecteur est assez malin, suppose-t-on, pour faire lui-même le tri. Mais en a-til les moyens ? Il faut ajouter que Dan Brown n’a pas résisté à la tentation d’écrire, au début du livre (DVC 9), une page qu’il intitule « Les faits ». Elle s’ouvre par la phrase suivante : « La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. » L’enquête menée par MarieFrance Etchegoin a pourtant permis d’établir que cette société est une association fondée le 7 mai 1956 par un certain Pierre Plantard, un illuminé d’extrême droite féru d’ésotérisme. Du point de vue de l’exactitude historique, le roman commence mal ! Nous relèverons une série d’autres erreurs manifestes. Par exemple, Dan Brown dénombre 666 losanges — le chiffre satanique — sur la pyra8


mide du Louvre (DVC 32), alors qu’elle n’en compte que 603. Certes, l’auteur d’un roman est libre de créer « sa » réalité, mais s’il transforme le réel pour le faire entrer dans son schéma ésotérique, il vaut mieux que le lecteur soit prévenu. À partir du chapitre troisième, nous nous centrerons sur la personne de Jésus. Dan Brown ne met pas en doute son existence. Sophie Neveu en serait même une lointaine descendante ! Nous partirons quand même de cette question, car l’ancrage historique du christianisme lui L’ancrage est essentiel, le regard de foi historique du étant d’une certaine façon sechristianisme cond. Nous commencerons par lui est essentiel étudier les documents dont nous disposons — évangiles « canoniques » et évangiles « apocryphes » — pour connaître le prophète de Nazareth. Nous verrons ensuite les premiers témoignages non chrétiens et nous cernerons de plus près le personnage, son message, ses actes — ses miracles en particulier. Il nous faudra bien sûr approfondir sa relation avec Marie Madeleine. Et, d’abord, qui était-elle ? Ce sera l’occasion d’un petit détour sur le statut de la femme dans l’Église catholique et sur la question du Féminin sacré. Nous serons ainsi à pied d’œuvre pour aborder le second versant de la « question Jésus », celui de la foi des chrétiens. Pour Dan Brown, Jésus était 9


un être humain comme un autre, et c’est l’empereur Constantin qui a inventé sa divinité. Les chrétiens, de leur côté, proclament Jésus « vrai homme et vrai Dieu ». Est-ce tenable dans notre culture ? Et comment comprendre ces mots ? Pour répondre à ces questions, il faudra refaire le chemin qui, on l’oublie parfois, part de la résurrection de Jésus. Ici, serait-on en pleine mythologie ? Ce sera à considérer. Ce n’est de toute façon qu’à partir de cet « événement » pascal que l’on peut envisager la question de l’identité singulière de Jésus de Nazareth.


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Le succès du Da Vinci Code

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planétaire de Da Vinci Code a été suivi par un flot ininterrompu de commentaires et de polémiques. Des milliers de personnes vont jusqu’à suivre la trace du Da Vinci Code au Louvre, à l’église Saint-Sulpice, à Rennes-le-Château… pour vérifier ce qui est vrai… tout en se laissant mystifier par son délire ésotérique. Rationalité et fuite dans l’irréel ! Des jeux vidéo ont également été édités tandis que Anges et Démons 2, un ouvrage antérieur du même auteur publié en français après Da Vinci Code, connaît lui aussi un succès considérable. La sortie du film — avec Tom Hanks, Audrey TauE SUCCÈS

2. Celle qui mène l’enquête avec Robert Langdon est ici une Italienne, Vittoria, petite-fille du savant du CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire) qui vient d’être assassiné. Rome sert de décor. Encore une fois, l’Église catholique en prend pour son grade. Le sang coule à flot autour de la chapelle Sixtine où un conclave élit un nouveau pape. La secte incriminée n’est plus celle du Prieuré de Sion, mais des Illuminati. En préface, Dan Brown assure que cette confrérie a existé. Comme dans Da Vinci Code, il s’inspire d’une littérature conspirationiste « particulièrement nauséabonde » (Marie Etchegoin, Dossier du Nouvel Observateur, 17-23 mars 2005).

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tou, Jean-Pierre Marielle, sous la direction de Ron Howard — est annoncée à grand fracas pour le 17 mai 2006. Quant à la suite des aventures du professeur Langdon, elle est attendue en principe pour 2007. Le roman de Dan Brown s’inscrit dans une série. Depuis quelques années, les thrillers religieux se multiplient, et plusieurs ont connu un succès considérable. Ce retour spectaculaire du religieux dans la littérature paraît correspondre à la déception éprouvée par l’homme sécularisé aux prises avec les duretés de l’existence et la froideur de la rationalité. Ce qui est fonctionnel ne peut, à lui seul, combler les aspirations humaines, et l’angoisse collective qui monte dans nos sociétés riches provoque la fuite hors d’un réel qui fait peur. Cette situation alimente la quête spirituelle de certains, mais aussi la fuite dans l’irrationnel (astrologie, ésotérisme, phénomènes sectaires…). Ici, le meilleur et le pire se côtoient, et la crédulité est parfois effarante.

Un bon roman policier L’histoire commence au musée du Louvre. Jacques Saunière, le conservateur en chef, est assassiné par un géant albinos membre de l’Opus Dei. Avant de mourir, il a laissé d’étranges signes 12


qui sont déchiffrés par Robert Langdon, spécialiste américain des symboles. Commence alors une traque haletante, jalonnée d’énigmes et de codes secrets. On y rencontrera le Graal, la société secrète du Prieuré de Sion, les papyrus de Nag Hamadi, Isis, les intrigues du Vatican, les Templiers, Léonard de Vinci… En définitive, l’enjeu de l’enquête est lié à un terrible secret : Jésus, simple mortel, aurait eu un enfant avec Marie Madeleine. Les critiques en conviennent : le roman n’appartient pas à la grande littérature. Le vocabulaire est limité, la psychologie des personnages n’a guère de profondeur, les ficelles de l’action sont assez grosses. Alors, pourquoi tant de gens se passionnent-ils pour le livre ? Son succès tient pour une part à l’efficacité de l’intrigue, alliée à un style facile. De ce point de vue, c’est un bon polar, qui tient son lecteur en haleine jusqu’à la dernière page. À elles seules, cependant, ces qualités n’expliquent pas le raz-de-marée commercial de l’ouvrage. Il ne suffit pas qu’un roman se lise avec facilité et plaisir, il ne suffit pas d’un matraquage publicitaire pour qu’il se vende à des millions d’exemplaires ! Dan Brown provoque ses lecteurs, et le parfum du scandale fait vendre, c’est bien connu. Encore fallait-il être crédible pour que le scandale advienne ! Le phénomène Da Vinci Code aurait été limité si des millions de lecteurs n’étaient pas prêts à croire, en partie au moins, ses élucubrations. Cela nous mène 13


sur le terrain des évolutions des croyances et du sentiment religieux dans notre société.

Un phénomène de société Le livre de Dan Brown apparaît, en effet, comme révélateur d’un phénomène qui le précède. Formulons une hypothèse : si tant de lecteurs sont captivés par le roman, ne serait-ce pas parce qu’ils s’identifient inconsciemment avec le héros, le professeur Robert Langdon ? Dans un monde marqué par la violence (l’histoire commence par un meurtre, et il y en aura d’autres) et la dissimulation, il cherche seul (avec la nièce de Saunière, Sophie Neveu) la Vérité cachée par l’Institution. Il s’agit, de surcroît, du Secret par excellence, celui du Graal, la vérité religieuse scandaleuse entre toutes : la force impersonnelle du Féminin Sacré, c’est-à-dire la Déesse primordiale qui serait antérieure au Dieu mâle. Sa recherche, le héros la mène d’une manière rationnelle (en maniant tout un savoir : il est spécialiste de la symbolique religieuse), mais à travers un dédale de croyances ésotériques, de rituels étranges, de pratiques religieuses diverses. Le tout apparaît comme une quête initiatique, jalonnée d’épreuves, où il faut à chaque étape faire montre d’intelligence. Dans ce parcours, on retrouve la quête spirituelle de beaucoup d’hommes et de femmes de notre cul14


Le Saint-Graal Au Moyen Âge, le thème littéraire du Graal se retrouve dans les littératures française, galloise, irlandaise, allemande, mais aussi portugaise, espagnole, anglaise… Ce Graal reçoit des définitions différentes, qui vont du talisman à la corne d’abondance. Il peut être aussi une pierre brillante, une gemme précieuse, un plat creux porté par une pucelle. Il peut s’agir également du Saint-Graal, c’est-à-dire la coupe de la dernière Cène où Jésus offrit son sang, ou encore de la coupe dans laquelle Joseph d’Arimathie recueillit le sang de Jésus crucifié et que symbolise toujours le calice de la messe. Dan Brown y a ajouté son interprétation pour le moins personnelle : le Saint-Graal, c’est Marie Madeleine elle-même ! Ce thème se renouvelle presque à chaque époque, le plus souvent dans le cadre des légendes du roi Arthur et de sa cour. Un des textes capitaux est Perceval ou le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes, un roman inachevé (env. 1135 – env. 1183). Cet ensemble connaîtra bien des interprétations de la part des critiques littéraires et soulève beaucoup de questions. Toutefois, écrit Cédric E. Pickford, dans l’Encyclopædia Universalis, le Saint-Graal est d’abord un symbole chrétien associé à la Passion du Seigneur, mais les autorités de l’Église restent réticentes à ce sujet et ne développent jamais ce thème.

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ture, tiraillés entre rationalité (nous restons fils des Lumières et des maîtres du soupçon) et irrationnel (le monde doit être ré-enchanté, dit-on). Au XXe siècle, les grandes espérances collectives qui ont mobilisé les foules ont fait faillite. Il reste pour seul horizon la société de consommation : du pain et des jeux. Partout dans notre Occident fatigué, l’anxiété monte, et chacun s’interroge : quel avenir pour nos enfants ? que deviendra notre planète détruite par la pollution ? comment vivre le stress de la concurrence et préserver son emploi, L’anxiété monte, et chacun ou comment trouver du tras’ interroge vail ? le choc des civilisations nous menace-t-il ? Pour échapper au cauchemar — ou, tout simplement, à la banalité du quotidien — il faut du rêve. De la spiritualité aussi. La fameuse phrase attribuée à Malraux est sans cesse citée : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Même dans un certain confort, la vie à ras de terre ne suffit pas. L’homme d’aujourd’hui cherche donc autre chose, qu’il appellera de différents noms : du sens, de la profondeur, de la spiritualité, de la religion. Pour être crédible, cette recherche se doit d’être affranchie des grandes Institutions du sens, à commencer par l’Église catholique, dont on dénoncera volontiers l’emprise sur les consciences et l’obscurantisme. Un ressentiment plus ou moins 16


conscient fait apparaître — d’une manière en partie anachronique ou fantasmée — l’Église de Rome comme une puissance tentaculaire, bardée de dogmatisme et de traditions dépassées. De toute manière, l’homme d’aujourd’hui supporte mal des convictions qui lui sont dictées par une autorité, quelle qu’elle soit : il veut vérifier, expérimenter, construire sa propre opinion.

Une quête solitaire En phase avec l’individualisme ambiant, chacun mène donc sa quête en solitaire, le seul lieu où elle peut être partagée étant le petit cercle chaleureux des relations proches. Cette recherche personnelle prend surtout trois routes, qui peuvent s’entrecroiser. Les uns veulent explorer les chemins du « moi », dans une ambiance narcissique : il s’agit de découvrir ma « vraie » personnalité, veiller à mon épanouissement personnel, libérer mon énergie intérieure. D’autres recherchent du merveilleux, ce qui explique le succès d’un monde religieux de pacotille à tendance gnostique (voir encadré p. 18) ; l’imagination des uns et la crédulité des autres sont quelquefois vertigineuses. D’autres, enfin, croient pouvoir apaiser leur angoisse en faisant partie d’un groupe à tonalité sectaire : l’autorité du gourou dispense d’être torturé par les questions et la chaleur 17


La gnose La gnose est un courant de pensée qui traverse le christianisme de la fin du premier au IVe siècle surtout. Elle transmet — oralement ou par écrit — des traditions secrètes censées procurer à leurs adeptes le salut par la connaissance des mystères divins. La figure de proue de ce mouvement, un certain Valentin, enseigne à Rome au IIe siècle. Pour les gnostiques, le monde tel que nous le voyons est marqué par la souffrance et la mort ; ce monde mauvais a été créé par une Puissance mauvaise ou bornée, parfois identifiée au Dieu jaloux de l’Ancien Testament. Il existe aussi un monde spirituel créé par un Dieu bon et transcendant. Les âmes des hommes qui possèdent la « gnose » (du grec gnôsis, « connaissance ») émanent de ce Dieu ; elles sont prisonnières du monde mauvais. La gnose, déjà enseignée par le serpent de la Genèse, est la connaissance du Secret sur le monde céleste et le monde mauvais. « Ce n’est pas seulement le baptême qui est salvateur, mais aussi la gnose », dit le gnostique Héracléon. En effet, le Dieu transcendant a envoyé un Sauveur, le Christ, pour délivrer les âmes des élus et les rassembler dans le monde spirituel ou « plérôme ». Celui-ci comporte divers « éons » (ou mondes hiérarchisés), le plus élevé étant celui de la Sophia ou la Mère des Vivants, c’est-à-dire l’Éternel féminin. Tout cela fait l’objet de spéculations compliquées.

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La gnose est réservée à des initiés. Les adeptes se disent « élus », « parfaits », « fils du Père », « générations inébranlables », « compagnons spirituels ». Ils forment des cercles philosophiques sous la direction d’un maître ou des groupes d’adeptes de cultes à mystères, forts en vogue à l’époque. Il y a en effet, à l’origine du christianisme, un fort foisonnement spirituel à l’intérieur comme à la marge des communautés chrétiennes. La gnose est combattue par l’Église « orthodoxe ». On trouve déjà des traces de cette polémique dans la première lettre de Paul aux Corinthiens (1 Corinthiens 8, 1 : « La connaissance enfle, mais l’amour édifie ») et dans sa première lettre à Timothée (1 Timothée 6, 20 : « Évite les bavardages impies et les objections d’une pseudo-science »). Plusieurs Pères de l’Église (Irénée, Tertullien, Origène, Clément d’Alexandrie, Augustin, etc.) la réfutent. Quelles sont les origines de la gnose ? Certains y voient le fruit d’une hellénisation radicale du christianisme, d’autres un retour aux sources orientales du christianisme, d’autres encore le résultat d’une influence des antécédents juifs du christianisme. Il n’y a pas d’accord entre les spécialistes ! Voir notamment M. Tardieu, article « Gnostiques », dans l’Encyclopædia Universalis.

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fusionnelle procure un vrai réconfort. En tout cas, chacun veut être original, mais le résultat apparaît comme assez stéréotypé, avec une dominante : Dieu n’est pas un visage, mais une force anonyme. Le Da Vinci Code s’inscrit dans cette ambiance, et cela explique probablement l’étendue de son succès. Les aventures du professeur Langdon et de Sophie Neveu sont la métaphore d’une recherche personnelle de la Vérité cachée par les autorités de l’Église catholique. En même temps, elles alimentent cette recherche en faisant miroiter le Secret par excellence, transmis et protégé par un petit groupe d’initiés qui ressemble fort à une secte parée de qualités éminentes : des grands La métaphore maîtres prestigieux (Godefroy d’une recherche de Bouillon, Leonardo da Vinci, personnelle Botticelli, Isaac Newton, Victor Hugo, Claude Debussy, Jean Cocteau) et le courage héroïque de défendre la Vérité contre la violence du Mensonge incarné par Rome. Quant au vrai Dieu, ce n’est pas celui des évangiles — écrits au IVe siècle pour renforcer le pouvoir de l’empereur Constantin (DVC 289) —, mais la force impersonnelle du Féminin sacré. Le livre confirme ainsi ce que nous portons déjà en nous. Sa puissance de suggestion est d’autant plus forte qu’il ne prescrit rien : il se contente de raconter une histoire où se mêlent les faits réels et la fiction. Nous sommes allergiques à ceux qui disent : 20


« Tu dois croire ceci ou cela », mais nous résistons peu à un récit qui épouse et confirme l’air du temps. Surtout s’il est précédé d’une page qui présente l’existence du Prieuré de Sion depuis l’an 1099 comme un fait établi, « preuve » à l’appui (alors qu’il s’agit d’une « association loi 1901 » créée le 7 mai 1956), et si la « vérité » est énoncée comme une évidence par un grand savant comme le professeur Langdon. Si bien que, pour ne pas avoir l’air idiot, il faut avoir lu Dan Brown… et y avoir pris goût !

Un héritage gnostique Au christianisme conventionnel, le Da Vinci Code oppose un christianisme à tendance gnostique. Ce n’est pas un hasard si les papyrus de Nag Hamadi tiennent une place notable dans le roman. Ce site de Haute Égypte était au IVe siècle le siège d’une communauté gnostique importante. En 1945, on y a découvert une jarre contenant treize rouleaux de papyrus, dont le célèbre Évangile de Thomas, recueil de paroles de Jésus, dont certaines figurent aussi — sous une forme légèrement différente — dans les quatre évangiles « classiques ». Ces divers manuscrits livrent l’enseignement secret que le Christ aurait révélé soit à un apôtre comme Thomas, soit à une sainte femme, comme

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Marie Madeleine, enseignement qui s’écarte résolument de celui de l’Église officielle. L’univers gnostique a des affinités avec diverses interprétations sectaires du christianisme. Les groupes sectaires, eux aussi, considèrent le monde comme mauvais, dominé par le mensonge des voix officielles. Seule, la petite élite formée par les membres du groupe possède la connaissance, offerte par le gourou, et elle seule accédera au Salut. Il y a aussi des affinités entre l’univers gnostique et celui du nazisme. On sait que Hitler était passionné d’ésotérisme. Selon l’idéologie nazie, le monde est pourri, dominé par la ploutocratie, c’est-à-dire le complot judéo-maçonnique (le Dieu de l’Ancien Testament !). Une petite élite, la race aryenne, révèle enfin la Vérité (« Le pays réel ») et a pour vocation de dominer le monde. Pierre Plantard, fondateur du véritable Prieuré de Sion, était un sympathisant actif du nazisme ; il se disait descendant des Mérovingiens… issus de Jésus ; le roman est largement inspiré par son délire.

Les contradictions du lecteur Laurence Devillairs estime, dans la revue Études (décembre 2004), que le « phénomène » Da Vinci Code

est paradoxal. Les mêmes lecteurs, fait-elle remarquer, « se délectent du Da Vinci Code, dénonçant la 22


crédulité aveugle des fidèles » et « donnent euxmêmes dans une autre forme de crédulité », acceptant tous les énoncés fantaisistes de Dan Brown. Car, après tout, pourquoi ce dernier serait-il plus fiable que deux mille ans de christianisme ? L’homme d’aujourd’hui veut savoir sans s’en remettre à la foi. « Que l’on nous dise tout, pour ne plus avoir à croire sans voir. C’est là, bien évidemment, un signe de dogmatisme et une négation de la croyance, laquelle ne va pas sans le doute, la confiance et l’intelligence de la foi. » Autre paradoxe : le succès du livre témoigne d’une fascination pour ce que l’on condamne, à savoir l’ésotérisme et le mystère. Les lecteurs sont ravis par l’opération de démystification menée par l’auteur et, en même temps, au lieu d’aspirer à une religion raisonnable, rationUne fascination nelle, transparente, ils placent, pour ce que l’on sur les ruines de ce christiacondamne nisme jugé menteur et manipulateur, une religion « occulte et hystérique ». Des croyances parallèles, non critiquées, fourmillent en effet dans ce roman. « Dieu ne serait pas Parole ou Verbe, mais code et message chiffré. » Ce roman est lié à une « sorte de disneysation du monde », ajoute Laurence Devillairs. Il présente en effet le christianisme comme une civilisation engloutie, disparue. En reste un immense jeu de piste 23


qui passe par le Louvre et l’église Saint-Sulpice. La culture de l’Europe chrétienne est présentée comme une « langue morte » et, en même temps, nous entrons dans une ère où la critique du religieux est plus que romanesque et où le retour du croire prend la forme d’un engouement pour l’ésotérisme. Le lecteur type du Da Vinci Code se laisse emporter loin des exigences de la raison et se bâtit un ensemble ésotérique et occulte, loin d’une foi adulte que l’on est en droit d’espérer. À ce jeu, en définitive, la raison est perdante autant que la foi.


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Du vrai et du faux

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est un roman, c’est-à-dire un ouvrage de fiction. On sait cependant qu’une histoire bien racontée peut avoir un message plus efficace qu’un traité de philosophie. Le lecteur moyen ressort du livre avec quelques idées simples : le catholicisme, c’est en définitive le mensonge et la violence, et l’Opus Dei (société secrète, masochisme, luxe effréné) y joue un rôle important ; les « vrais » évangiles ont été cachés et les textes présentés aujourd’hui comme « évangiles » n’ont été écrits qu’au IVe siècle ; le christianisme tel que nous le connaissons a été inventé par l’empereur Constantin pour des raisons de pouvoir… Quant à Jésus, c’est un prophète qui a donné un enfant à Marie Madeleine ; il n’a été considéré comme Dieu que plus de trois cents ans après sa mort, pour détruire le culte du Féminin sacré. Ce message est asséné par des autorités (l’historien Teabing, le professeur Langdon…) comme des vérités évidentes que seuls les ignorants contestent. Le livre apparaît comme une entreprise de mystification, où se mêlent le vrai — car bien des déE LIVRE

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tails sont exacts — et le faux. Les manuscrits de Nag Hamadi existent, le siège de l’Opus Dei à New York aussi. Mais l’image globale que le livre donne des évangiles et du christianisme est fausse. Dan Brown manipule le lecteur lorsque, avant de raconter son histoire, il expose ce qu’il appelle « les faits ». Il veut faire croire que ses thèses sont solidement établies, qu’elles reposent sur des évidences. Avant d’aborder les questions les plus essentielles, vérifions la culture générale que l’auteur fait miroiter. Le roman étale une érudition peu commune. L’homme de Vitruve, la séquence de Fibonacci, le nombre phi, la Dernière Cène, la Vierge aux Rochers et la Joconde de Léonard de Vinci, Isis, l’histoire des Templiers et des premiers francs-maçons, l’Inquisition, le roi Salomon, le pentacle iambique, le code Atbash, le Hieros gamos, la crypte de Temple Church, l’abbaye de Westminster, les mystères de Rosslin Chapel… : la liste est impressionnante. Pour le commun des mortels, Dan Brown maîtrise un immense savoir, ce qui accrédite les propos qu’il prête à ses héros. Le problème, c’est que cette érudition paraît superficielle, mal maîtrisée. Les erreurs et les à-peuprès sont nombreux. En voici quelques exemples 3 :

3. Nous remercions ici Alice Dermience pour son travail qui a servi de base à ce chapitre. Nous nous sommes aussi aidés du livre de Marie-France Etchegoin et Frédéric Lenoir, Code Da Vinci : l’enquête, Paris, Robert Laffont, 2004.

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Concernant l’Antiquité grecque Il n’y avait pas de prêtresses au sanctuaire d’Apollon à Delphes (DVC 34), le plus ancien sanctuaire grec. C’était des prêtres qui interprétaient les oracles du dieu proférés par la Pythie. Quant à la labrys, c’est une double hache dont on trouve la représentation partout en Crête, une civilisation détruite vers 1400 av. J.-C. Il n’est pas du tout sûr que ce soit un symbole religieux. Elle figure sur chaque pierre des édifices de Cnossos et serait donc plutôt une marque de fabrique ou de propriété royale. ◆ Dans le monde grec, il y a des cultes de déesses, surtout de la fécondité, mais on ne parle pas de « la Déesse » (DVC 34). ◆

Concernant le judaïsme David n’est pas le descendant de Salomon, « roi des Juifs », terme par ailleurs anachronique pour l’époque (DVC 312) : c’est l’inverse qui est vrai. Il n’appartient pas à la tribu de Benjamin, qui d’ailleurs n’a pas de lignée royale, mais bien à celle de Juda (voir Matthieu 1, 4-7). ◆ Dan Brown aligne la Bible, le Coran et la Torah, comme s’il s’agissait de livres semblables. La Torah (ou Loi) est une partie de la Bible hébraïque ; elle est constituée des cinq premiers livres bibliques. ◆

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Le culte de la déesse Shekinah : « Les fidèles se rendaient au Temple où ils s’accouplaient avec les prêtresses — ou hiérodules — pour expérimenter le divin à travers l’union charnelle » (DVC 388). En fait, la Shekinah (terme hébreu pour signifier « la Demeure ») est une manière d’évoquer la présence de YHWH (le Dieu d’Israël) sur l’Arche d’Alliance. Notons aussi que les hiérodules étaient des femmesesclaves attachées au service d’un temple grec, notamment à Corinthe, et qu’il n’en est pas question dans la Bible. ◆ Dan Brown fait dériver le tétragramme hébraïque YHWH de « Jéhovah » (DVC 388). C’est le contraire : sous sa forme primitive, l’hébreu s’écrit sans voyelles, et « Jéhovah » est une manière de le vocaliser, actuellement utilisée par les « Témoins ». Cette vocalisation suit le « texte massorétique », établi par des savants juifs du Moyen Age. En réalité, elle ne correspond pas à l’usage ancien. En effet, le judaïsme avait considéré entre-temps que le nom divin était imprononçable et, par respect, on lui avait donné des substituts, dont en particulier ’ADONAY, « Le Seigneur » ; pour que les lecteurs ne se trompent pas, on a placé les voyelles de ’ADONAY sous les consonnes YHWH. La prononciation « Jéhovah » mélange donc les consonnes d’un mot et les voyelles d’un autre, et elle n’a jamais été en usage dans l’Antiquité. Quelle était alors la « vraie » prononciation ? Certains textes grecs ont fait croire ◆

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qu’il fallait lire « Yahvé », usage repris dans certaines traductions de la Bible en langue française, mais c’est sans doute une nouvelle erreur. L’usage des noms théophores (formés à partir du nom divin) et d’autres indices montrent que l’on disait sans doute « Yahou ». De toute manière, par respect pour la sensibilité juive, il vaut mieux utiliser le mot ’ADONAY ou sa traduction (« Le Seigneur »).

Concernant les débuts du christianisme Les « premiers écrits chrétiens » n’ont été découverts ni à Qumrân ni à Hag (sic) Hammadi (il aurait fallu écrire Nag – DVC 308). ◆ Dans les manuscrits de Qumrân, on ne trouve aucune allusion au mouvement de Jésus, pas même son nom, pas plus que celui de Jean Baptiste. Nous y reviendrons à propos de l’identité de Jésus (voir p. 60−62) ◆ Les papyrus de Nag Hamadi (s’écrit avec seul m en français), en Haute Égypte, sont des écrits gnostiques rédigés en copte, langue des Égyptiens de l’Antiquité utilisant les caractères grecs et donc lisibles par ceux qui le connaissent le grec (DVC 293). Ils sont, pour la plupart, très bien conservés, sur des feuilles de papyrus pliées en cahiers et reliées (non pas assemblées en rouleaux). Cet ensemble d’environ mille deux cents pages n’est pas encore entière◆

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ment interprété. Il permet néanmoins de percevoir la diversité et le foisonnement de la réflexion théologique chrétienne pendant les quatre premiers siècles. Ces textes font partie de ce que l’on appelle les écrits apocryphes, ceux qui n’ont pas été retenus dans le « canon » (voir encadré p. 49) du Nouveau Testament, c’est-à-dire ceux dans lesquels les communautés chrétiennes n’ont pas reconnu leur foi. ◆ Telle que Dan Brown l’évoque (DVC 289-293), l’histoire de Constantin est forgée de toutes pièces. Relisons l’histoire. Par l’édit de Milan (313), cet empereur romain décréta la liberté religieuse et mit fin aux persécutions. C’est Théodose qui, en 380, fera du christianisme la religion officielle de l’Empire. Constantin convoqua le concile de Nicée en 325 pour des raisons politiques, en vue de mettre fin à des conflits qui divisaient les chrétiens et troublaient la sécurité de l’État. Quant à prétendre qu’il est à l’origine du Nouveau Testament actuel et qu’il a fait brûler les textes antérieurs (plus de quatrevingts évangiles !), c’est sans fondement aucun. Nous possédons en effet des manuscrits grecs (papyrus et parchemins) qui datent du IIe siècle. Des traductions latines sont citées dès la fin du IIe siècle par les écrivains religieux de l’époque, ce qui suppose des originaux antérieurs ! ◆ Les évangiles « apocryphes » (du grec : « tenus cachés, à l’écart ») sont des écrits religieux plus tardifs que les textes du Nouveau Testament. Certains 30


d’entre eux sont tenus pour hérétiques, c’est-à-dire ne correspondant pas à la foi de l’Église officielle. Il s’agit notamment des écrits « gnostiques » (cf. p. 2021), qui développent une idéologie dualiste (monde mauvais, rejet de la sexualité, salut réservé aux initiés) ; tel est le cas des textes de Nag Hamadi, dont certains étaient déjà connus par ailleurs. ◆ Constantin et ses successeurs masculins auraient substitué au paganisme matriarcal la chrétienté patriarcale (DVC 251). Le Prieuré de Sion aurait alors été chargé de perpétuer le culte de la Déesse. À vrai dire, pas plus qu’en Grèce, ce culte n’existait dans l’Empire romain, mais bien la vénération de plusieurs divinités féminines : grecques (Hêra, Athéna), orientales (Artémis à Éphèse), romaines (Junon, Vénus), gauloises. Ce n’est pas Constantin qui a interdit ces cultes, mais Théodose, quelques décennies plus tard. ◆ À propos du symbole de la Croix, le terme latin crux (« croix ») ne dérive pas de cruciare (« crucifier », traduit dans le roman par « torturer » — DVC 181) : c’est l’inverse qui est vrai. Mettre en croix était le supplice réservé aux esclaves et aux étrangers (cf. Plaute, IIe s. av. J.-C.). Ce verbe a pris ensuite le sens plus large de « torturer ». ◆ Faire du Vatican le lieu de résidence de l’évêque de Rome ou d’une autorité centrale de l’Église à l’époque de Constantin est un énorme anachronisme. L’Église de Rome n’a acquis que progressi31


vement un rôle de priorité et de médiation entre les communautés chrétiennes du monde latin, en parallèle — sinon en rivalité — avec celle de Constantinople. Quant au pape (titre réservé à l’évêque de Rome depuis le XIe siècle seulement), il n’a résidé sur la colline du Vatican qu’au retour d’Avignon, au XIVe siècle. Auparavant, il vivait au Latran. ◆ Le secretarius vaticana (DVC 215) doit être, en bon latin, le secretarius vaticanus ou vaticanorum, si tant est que le titre ait existé. Peut-être Dan Brown veut-il parler du cardinal Secrétaire d’État. ◆ Le dimanche, comme jour saint hebdomadaire, serait d’origine païenne ; jusqu’à Constantin, les chrétiens auraient observé le sabbat (DVC 291). En fait, dans le monde romain, le jour de repos était le nundinum, le neuvième jour. Les chrétiens dispersés dans l’Empire célébraient plus ou moins discrètement la résurrection du Christ le « premier jour de la semaine », soit le lendemain du sabbat. Ce jour sera appelé dies dominica, le « jour du Seigneur », expression qui se transformera en dimanche. Constantin le Grand en a fait un jour férié officiel. Dans les langues germaniques, on l’appelle Sonntag, Zondag ou Sunday, ce qui semble indiquer que, dans cette aire culturelle, il a pris la place d’un culte au dieu soleil, de même que la fête de Noël fixée dès le IVe siècle au 25 décembre, jour du solstice d’hiver. L’intervention de Constantin porte aussi sur la date de Pâques. Certains groupes chrétiens avaient conservé la date de la 32


célébration juive (14 Nisan), tandis que d’autres célébraient la Résurrection le dimanche suivant, ce qui créait des tensions ; Constantin a décidé que ce serait le dimanche après le 14 Nisan (ce qui est encore le cas aujourd’hui : Pâques est fêtée le dimanche qui suit la première lune de printemps). ◆ Le Maleus Maleficarum (DVC 252), « manuel » pour la poursuite des sorcières, n’est pas une encyclique, mais l’œuvre de deux dominicains allemands, des Inquisiteurs approuvés par le pape de l’époque. La poursuite et le massacre des sorcières est un des épisodes les plus lamentables de l’histoire de l’Église et de la société occidentale, les deux étant profondément imbriquées. Parfois, d’ailleurs, c’était l’Église qui cherchait à tempérer l’État. Ainsi, en Allemagne, un jésuite, Friedrich Spee de Langenfeld (1591-1635), s’est rendu célèbre par son combat pour défendre les sorcières. Les historiens estiment qu’on a tué entre 80 000 et 100 000 sorciers et sorcières, dont 80 % de femmes. On est loin des cinq millions (DVC 252). ◆ Imputer au christianisme la figure d’Ève comme source du péché (DVC 57 et 252) est aberrant. Le récit dit « de la chute » se trouve dans le troisième chapitre de la Genèse, premier livre de l’Ancien Testament, et est donc bien antérieur à l’Église qui, si elle a pu tomber dans la misogynie, n’en a pas le monopole pour autant. Les commentaires des rabbins juifs étaient souvent très antiféministes… et furent repris par certains auteurs du Nouveau Tes33


tament. Notons aussi qu’Ève n’a pas mangé une pomme, mais un fruit (karpos, en grec, est traduit par pomus, en latin), sans lien avec la sexualité. Plus tard, en Gaule, on a parlé de malum qui, en latin, signifie à la fois « la pomme » et « le mal ». Le fruit du mal est ainsi devenu la pomme. ◆ L’affirmation selon laquelle la femme est bannie de tous les cultes monothéistes est inexacte : actuellement, il y a des femmes rabbins, des femmes pasteurs et évêques dans les Églises protestantes, des femmes prêtres et évêques dans l’Église anglicane. Dans l’Église catholique, les femmes ne sont pas exclues du culte, mais de l’ordination aux ministères. Notons aussi que, chez les catholiques précisément, une place particulièrement importante a été faite au culte de la femme. De nombreuses voix ont stigmatisé la « construction » de cette figure archétypale en la personne de Marie, la mère de Jésus, comme Vierge mère universelle, qui tendrait à désincarner la femme de Palestine au destin bouleversé pour en faire, selon les modèles païens de la Déesse mère et de la Vierge qui enfante, une sorte de figure féminine de la divinité. « Nous serions donc tentés de renverser totalement la démonstration de Dan Brown selon laquelle l’Église a voulu réprimer le féminin présent dans le paganisme à travers le culte de la grande déesse 4. » 4. Marie-France Etchegoin et Frédéric Lenoir, Code Da Vinci : l’enquête, Paris, Robert Laffont, p. 117.

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Marie Madeleine est loin d’être « une sainte proscrite » (DVC 571) par l’Église, ni « bannie du dogme de l’Église », puisqu’elle est fêtée officiellement le 22 juillet en tant que « disciple du Seigneur ». De plus, son culte s’est abondamment répandu. Il suffit, pour s’en convaincre, de compter le nombre d’églises qui portent son nom en de nombreuses villes (Paris, Bruxelles…). ◆ Selon Dan Brown, c’est seulement à partir du concile de Nicée (325) que l’on a cru en la divinité du Christ (DVC 291). En réalité, dès le IIe siècle, saint Irénée fut le premier théologien à systématiser la réflexion sur cette vérité essentielle pour les chrétiens, et dont le Nouveau Testament est déjà rempli (voir le chapitre 7 de ce livre, p. 105). ◆

Concernant l’Opus Dei Il ne s’agit pas d’une « philosophie » (DVC 521), mais d’une association de laïcs et de prêtres appartenant à l’Église catholique et développant une spiritualité propre puisée dans l’œuvre du fondateur maintenant canonisé, José Maria Escriva de Balaguer. Cette association a le statut canonique de « prélature personnelle ». En 2004, on estimait à 84 000 le nombre des membres de l’Opus (moins de 2000 en France et de 300 en Belgique), répartis dans 90 pays, dont 2 % de prêtres.

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L’Opus Dei est une « prélature personnelle ». Souvent, à tort, on ajoutait « de Jean-Paul II ». Selon le droit canon (§ 294-297), une prélature personnelle se distingue d’une prélature territoriale. L’Église est, en effet, organisée sur une base territoriale (diocèses, paroisses…). Les membres de l’Opus Dei, eux, peu importe où ils se trouvent, dépendent d’un même prélat (qui n’est pas le pape, mais est nommé par lui, comme tout évêque). Le critère d’appartenance est donc lié à la personne (d’où « personnelle ») et non au lieu. ◆ C’est un mouvement, une organisation traditionaliste avide de pouvoir, aux dires de certains, mais pas criminelle ! La réduire de « prélature personnelle » à « une organisation charismatique indépendante de Rome » (DVC 521) est une impossibilité juridique. ◆ Le personnage de Silas n’est pas vraisemblable : l’Opus Dei n’a pas de moines, et certainement pas vêtus de la bure franciscaine… ◆

Mais encore… L’image de la franc-maçonnerie, amalgamée avec des associations occultes pratiquant des rites sexuels (DVC 42), est une caricature inacceptable. ◆ Léonard de Vinci (1452-1519) ne titrait aucune de ses œuvres. Il n’a donc jamais appelé son tableau Mona Lisa (DVC 127, 155). C’est Vasari qui, en 1550, ◆

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nomme ainsi celle qui figure sur la toile : « Mona Lisa, épouse de Francesco del Giocondo. » Mona est une contraction de Madonna (et non d’Amon et Isis), qui signifie « madame ». ◆ Léonard de Vinci aurait caché dans ses toiles la « vérité » sur Jésus et Marie Madeleine. Le nombre d’erreurs commises par Dan Brown à propos de ces peintures permet cependant de douter de la fiabilité de ses analyses. Dans la Dernière Cène, par exemple, il affirme que Jean est trop « féminin » pour être un homme alors que saint Jean est souvent représenté comme un homme très jeune et attirant. De plus, Dan Brown explique que s’il n’y a pas de calice, c’est parce que Marie Madeleine est ce calice. Or, le tableau n’illustre pas l’institution de l’Eucharistie, mais la trahison de Judas. Le calice n’a donc pas sa place ici. ◆ Aucun indice archéologique ne laisse supposer la présence d’un temple païen sous les fondations de Saint-Sulpice (DVC 113). La ligne de laiton n’appartient pas au tracé du méridien de Paris (DVC 136), car elle s’en écarte de quelques centaines de mètres. Il s’agit en fait d’un gnomon, un instrument ancien de mesure du temps grâce aux rayons solaires, qui fut utilisé pour des expériences scientifiques (voir Lenoir et Etchegoin, p. 217-221). ◆ La pyramide du Louvre comprend en tout 673 panneaux vitrés, 603 losanges et 70 triangles, et non 666 (DVC 32), ce qui fait plus diabolique ! 37


D’autres chiffres, dont le 666, ont cependant circulé et ce jusque dans la brochure officielle où des nombres différents coexistent. ◆ Rien ne permet d’établir qu’en 1307, un « vendredi 13 fatidique », le pape Clément V fit massacrer des centaines de chevaliers du Temple (DVC 199, 422). C’est Philippe le Bel qui, le 13 octobre 1307, un vendredi effectivement, fit arrêter les Templiers du royaume de France. Clément V protesta, mais les premiers aveux l’impressionnèrent. Pour reprendre l’initiative, il ordonna plus tard l’arrestation de tous les Templiers de par le monde. Un historien comme Lavisse, qu’on peut difficilement soupçonner de cléricalisme, le confirme : il n’y eut ni massacre ni implication de Clément V un vendredi 13. L’érudition dont le roman témoigne est donc bien peu maîtrisée, ce qui n’a rien de scandaleux en soi. Les erreurs, dont quelques-unes ont été relevées ci-dessus, ne doivent pas nécessairement être imputées à la malveillance. Leur effet, cependant, n’est pas négligeable : elles tendent à donner du judaïsme et du christianisme une image détestable. Si Dan Brown est peu fiable quand il s’agit de culture générale, l’est-il davantage en ce qui concerne Jésus, les évangiles et les origines du christianisme ? C’est la question à laquelle nous allons maintenant tenter de répondre.


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Évangiles « canoniques » et « apocryphes »

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connaissance de Jésus s’appuie essentiellement sur des récits appelés « évangiles ». Quatre de ces écrits sont reconnus et utilisés dans toutes les communautés chrétiennes (catholiques, protestantes, orthodoxes…), depuis pratiquement les origines. On les appelle « canoniques », car ils font partie du « canon » (voir p. 49) ou liste officielle de l’Église ; plus exactement, ils appartiennent au Nouveau Testament, seconde partie de la Bible chrétienne. Selon Dan Brown, la Bible aurait été confectionnée par l’empereur Constantin (DVC 289). Il aurait lui-même commandé et financé la rédaction du Nouveau Testament. Les récits les plus anciens et les plus fiables à propos de Jésus seraient les évangiles « apocryphes » : les évangiles de Philippe, de Thomas et de Marie (Madeleine), etc. Mais de quoi s’agit-il, et que faut-il penser de l’option prise par l’auteur ? Avant d’en parler, il convient de dire un mot au sujet de la Bible dans son ensemble. OTRE

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Une Bible, deux Testaments Ce que les chrétiens appellent « la Bible » (du grec ta biblia, « les livres ») est un ensemble d’écrits très divers, rédigés entre le Xe siècle avant notre ère et la fin du Ier siècle de notre ère. Les communautés croyantes juives et chrétiennes les considèrent comme « Écriture sainte » inspirée par Dieu. La première partie, appelée par les chrétiens « Ancien » ou « Premier Testament », est d’origine juive, antérieure au christianisme. En fait, le mot « Bible » désigne des ensembles plus ou moins vastes. Il faut distinguer, en effet : ◆ LA BIBLE HÉBRAÏQUE : écrite en hébreu avec quelques passages en araméen (langue sémitique assez proche de l’hébreu). Elle comporte trois ensembles : la Torah (ou Loi), comprenant les cinq livres attribués à Moïse, les Prophètes (récits et recueils d’oracles d’Isaïe, Jérémie…) et les Écrits (livres des Psaumes, de Job, etc.). C’est la partie la plus ancienne, commune à toutes les Bibles, et certains textes pourraient remonter au Xe siècle avant notre ère. La liste définitive des ouvrages appartenant à la Bible hébraïque a été arrêtée par l’assemblée juive de Yamnia, vers la fin du Ier siècle de notre ère, et non au IVe siècle, comme le prétend Dan Brown. ◆ LA BIBLE GRECQUE : dite des « Septante » (LXX), écrite par des juifs d’Alexandrie (Égypte) entre le 40


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siècle et l’époque de Jésus environ. C’est une traduction en grec de la Bible hébraïque, avec quelques livres supplémentaires (le Siracide, la Sagesse de Salomon, etc.) et un autre ordre de présentation. ◆ LA BIBLE CHRÉTIENNE : elle reprend l’Ancien Testament (sous sa forme grecque dans la tradition catholique, sous sa forme hébraïque dans la tradition protestante) et y ajoute une partie qui lui est propre écrite en grec, le « Nouveau Testament ». Celui-ci comporte les quatre évangiles, mais aussi les Actes des Apôtres, les lettres de Paul et d’autres apôtres, ainsi que l’Apocalypse. Le texte le plus ancien est la première lettre de Paul aux chrétiens de Thessalonique (vers l’an 51) et les plus récents l’Apocalypse (autour de l’an 100) et la seconde lettre de Pierre (vers 125). La rédaction des évangiles s’étend des années 60 (Marc) aux années 90 (Jean). La Bible est une véritable bibliothèque… à géométrie variable et comprenant des livres très divers. Mais elle forme aussi un ensemble, une grande œuvre qui a sa cohérence. Elle est à la fois un des plus grands monuments de la culture de l’humanité et le livre à travers lequel des centaines de millions de croyants juifs et chrétiens écoutent la Parole de Dieu. Mais n’allons pas croire qu’il suffit de lire une phrase pour y trouver « la » vérité sur tel ou tel sujet : la Bible est un livre de débats, qui fait réfléchir, qui invite à voir au-delà du visible. 41


Outre l’« Ancien » et le « Nouveau » Testaments, certains parlent aussi d’une « littérature intertestamentaire ». Il s’agit de toute une série d’écrits juifs rédigés autour de l’époque de Jésus (de 200 av. J.-C. à environ 200 ap. J.-C.) et qui ne font pas partie de la Bible. Ces textes sont précieux, parce qu’ils permettent de comprendre le judaïsme de ce temps-là, qui est aussi celui de la naissance du christianisme.

Les quatre évangiles du Nouveau Testament Le mot « évangile » signifie « message de bonheur », « heureuse nouvelle ». Celle-ci a été vécue et proclamée par Jésus, un juif de Galilée, une province de Palestine éloignée de la ville sainte de Jérusalem et assez méprisée. Les communautés chrétiennes utilisent quatre évangiles : autant de manières de raconter la vie du Maître, de faire comprendre son mystère. Jésus n’a écrit aucun texte, contrairement à ce que Dan Brown aime supposer (DVC 320). Aucune trace ni aucune vraisemblance ne peut corroborer sa thèse. Nous ne pouvons saisir Jésus « en direct » : nous n’avons accès à lui qu’à travers le témoignage laissé par celles et ceux qui ont mis en lui leur confiance. Manquerions-nous donc d’objectivité ? Oui, et heureusement. Si Jésus avait remis un texte précis, on se disputerait sur son interprétation et 42


l’on retomberait de toute façon dans le subjectif. Au moins, avec les quatre évangiles, les choses sont d’emblée claires : la foi sera toujours une affaire personnelle, un chemin unique pour chacun. L’histoire de Jésus de Nazareth est rapportée en quatre livrets attribués par la tradition à Matthieu, Marc, Luc et Jean. Pour Dan Brown, ils n’ont été rédigés que trois siècles après la mort de Jésus, sur l’ordre de l’Empereur Constantin. Que faut-il en penser ? Nous ne possédons plus les textes originaux des évangiles. C’est toujours le cas pour les manuscrits anciens, qui tombaient en poussière après une ou deux générations, et qu’il fallait recopier et encore recopier. Ainsi, les manuscrits de l’historien latin Virgile (mort en 19 ap. J.-C.) ne Les plus vieux remontent pas plus haut que le fragments VIe siècle. L’œuvre de Platon datent déjà du n’est connue que par deux mae II siècle nuscrits en mauvais état, postérieurs de douze siècles à leur auteur. Treize siècles séparent Euripide des plus anciens documents en notre possession. Pour les évangiles, les plus vieux fragments datent déjà du IIe siècle. Nous disposons, en effet, de morceaux de papyrus d’avant l’an 150, qui contiennent plusieurs versets de l’évangile de Jean. Deux parchemins donnant le texte complet du Nouveau Testament remontent au IVe siècle, ce qui est assez extraordi43


naire. On dispose de plus de cinq mille manuscrits complets ou fragmentaires du Nouveau Testament. Que pouvons-nous dire des origines des quatre évangiles ? Selon l’avis général des spécialistes, ils ont été écrits dans les années 60 ou 70 (Marc), dans les années 80 (Matthieu et Luc) et aux abords de l’an 100 (Jean), sur la base de traditions orales ou d’écrits partiels plus anciens encore. Chacun de ces auteurs a écrit pour la communauté à laquelle il appartenait. Marc a écrit pour les communautés persécutées de Rome, Matthieu pour des chrétiens issus du judaïsme, Luc pour des chrétiens d’origine grecque et Jean pour des communautés d’Asie mineure (l’actuelle Turquie). Le fragment de Muratori — découvert en 1740 et daté du VIIIe siècle — se réfère à Pie, évêque de Rome mort en 154, qui mentionne déjà les quatre évangiles, les Actes des Apôtres et treize lettres de Paul. Vers la fin du IIe siècle, Irénée de Lyon dresse la liste des quatre évangiles qui font désormais autorité dans toutes les communautés chrétiennes. C’est l’usage liturgique qui va fixer peu à peu le « Canon » ou liste des ouvrages considérés comme Écriture sainte. Cette liste sera officialisée au concile de Rome (382) et confirmée au concile d’Hippone (393) ; celui de Carthage (397) y ajoutera l’Apocalypse. Rien à voir avec Constantin !

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La question synoptique Les évangiles de Matthieu, Marc et Luc se ressemblent. Ils sont appelés « synoptiques » parce qu’ils ont de nombreux épisodes en commun, avec un texte parfois très semblable, si bien qu’on peut les écrire côte à côte et les regarder ensemble, d’un seul coup d’œil (« tableau synoptique »). Comment expliquer ce phénomène ? L’hypothèse classique est la « théorie des deux sources ». L’évangile de Marc, le plus ancien, contient surtout des récits. Matthieu et Luc — qui ne se connaissent pas — reprennent tous les deux la matière de Marc, en l’adaptant et en y ajoutant des matériaux qui leur sont propres. Ils utilisent aussi l’un et l’autre une source aujourd’hui perdue et dénommée Q, d’après le mot allemand Quelle, « source » (celle-ci, dans le roman, fait partie du trésor recherché : DVC 320) ; elle est composée de discours de Jésus. On peut visualiser cela dans un schéma : Marc (récits, surtout)

Q (paroles de Jésus)

Matthieu

Luc

(qui utilise aussi sa tradition propre) (qui utilise aussi sa tradition propre)

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Les évangiles apocryphes Pour Dan Brown, la vérité sur Jésus et sur les origines du christianisme ne se trouvent pas dans les évangiles du Nouveau Testament, mais dans les évangiles apocryphes ; ceux-ci seraient d’ailleurs les plus anciens. Encore une fois, de quoi s’agit-il ? Et que penser des théories présentées dans le roman ? Le mot « apocryphe » signifie « caché ». Un des thèmes récurrents d’une certaine littérature est de faire croire que l’Église tient cachés certains évangiles qui contrediraient les quatre textes officiels. En fait, ce nom vient sans doute des auteurs de certains écrits gnostiques qui voulaient tenir secrètes leurs propres écritures ; au début du IIIe siècle, Origène va utiliser le même mot pour condamner les textes gnostiques « cachés », secrets, alors que Jésus a toujours parlé ouvertement, sans vouloir rien réserver à des initiés. De toute manière, rassuronsnous : le temps de l’Index est loin ! Les textes sont publiés tant par des maisons d’édition catholiques 5 que, récemment, dans la prestigieuse collection de La Pléiade, aux éditions Gallimard 6.

5. Dans la collection « Cahiers Évangile » (Éditions du Cerf) ont été publiés différents extraits de ces évangiles apocryphes, et le fameux évangile de Thomas dans son texte intégral. 6. En deux tomes sous le titre : Écrits apocryphes chrétiens (1997 et 2005).

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Les évangiles apocryphes ont été écrits pour compléter les récits des quatre évangiles du Nouveau Testament, pour répondre à la curiosité des chrétiens ou pour répandre telle ou telle doctrine. Ils ont été rédigés entre le IIe et le VIIe siècles, soit bien après les textes « officiels ». La plupart ne sont connus que par des fragments ou des citations faites pour les réfuter. Dressons l’inventaire. Dans la longue liste des apocryphes, on peut distinguer trois groupes : ◆ Les « para-synoptiques », qui sont assez semblables aux évangiles de Matthieu, Marc et Luc et y introduisent des détails nouveaux : l’Évangile selon les Hébreux, l’Évangile des Ébionites, etc. Ce sont les évangiles apocryphes les plus anciens (IIe siècle), mais nous n’en connaissons que des fragments. ◆ Les évangiles « complémentaires », qui se concentrent sur un seul personnage (Marie, Joseph, Nicodème…) ou un seul moment de la vie de Jésus (son enfance, sa Passion, sa descente aux enfers…). Ils montrent comment l’imaginaire chrétien s’est déployé, depuis la seconde moitié du IIe siècle jusqu’au VIe ou au VIIe siècle. Le modèle du genre est le Protévangile de Jacques (IIe siècle), appelé ainsi parce qu’il raconte l’enfance de Marie, la mère de Jésus, c’est-àdire des faits plus anciens que ceux rapportés par les évangiles canoniques. C’est dans ce récit que l’on trouve les noms de Joachim et Anne, les parents de Marie. Il dit aussi que Joseph était veuf et avait des 47


enfants, tradition encore retenue par de nombreux croyants. Dans le Pseudo-Matthieu (VIe siècle), on trouve la tradition du bœuf et de l’âne dans la crèche. Les évangiles gnostiques expriment une doctrine dualiste dont nous avons déjà parlé. Le plus connu est l’Évangile de Thomas. C’est un ensemble de 114 paroles attribuées à Jésus. Probablement élaborées au IIe siècle, elles ont été retravaillées au IVe siècle par les gnostiques en fonction de leur doctrine particulière. Il y a aussi l’Évangile de Vérité (seconde moitié du IIe siècle), l’Évangile de Philippe (IIIe siècle), l’Évangile de Marie (Madeleine) (IIIe siècle), et d’autres. Récemment, on a redécouvert l’Évangile de Judas, déjà connu par Irénée de Lyon (vers 180). Ce texte fait de Judas l’initié par excellence, qui agit sur l’ordre de Dieu ; pour les gnostiques, en effet, le Christ a revêtu l’humanité comme un manteau provisoire, le temps de rassembler les initiés, et son enveloppe charnelle doit être sacrifiée. Outre les évangiles, on a retrouvé des actes, des épîtres, des apocalypses apocryphes, soit, au total, une soixantaine de textes divers.

Un accueil différent Les deux premiers groupes des évangiles apocryphes ont été, dans l’ensemble, bien accueillis dans les communautés chrétiennes, mais ils n’ont 48


Le Canon des Écritures D’origine phénicienne, le mot « canon » désigne une sorte de roseau, une tige étroite susceptible d’être utilisée comme règle ou comme unité de mesure. Dans les communautés chrétiennes, il constitue la liste des textes qui font autorité et qui appartiennent aux « Écritures saintes ». Cela ne signifie pas que les autres écrits sont sans valeur, mais bien qu’ils n’ont pas la même autorité. La constitution du canon est un phénomène progressif. Au début, il y avait profusion de textes, mais petit à petit les communautés chrétiennes se sont entendues pour donner pleine autorité à quelques textes seulement, sur la base de deux critères : sont devenus canoniques les livres faisant l’objet d’une lecture publique dans toutes les Églises et qui avaient été écrits par la génération des apôtres. La fixation du canon fut achevée à la fin du IVe siècle.

jamais eu le statut des évangiles du Nouveau Testament : ils ne font pas partie du « Canon des Écritures ». Quant au troisième groupe, il ne circulait que dans des cercles restreints et a été farouchement combattu par les Pères de l’Église. Origène disait, au début du IIIe siècle : « L’Église possède quatre évangiles ; l’hérésie en a une multitude. » Les apocryphes du deuxième groupe accordent une grande place au merveilleux, sans doute pour souligner la divinité du Christ. Ils lui attribuent des 49


prodiges qui ne sont pas du tout dans la ligne « sobre » des guérisons rapportées dans les évangiles du Nouveau Testament. Ainsi l’Évangile du Pseudo-Thomas (Ve siècle, à ne pas confondre avec l’évangile gnostique de Thomas) raconte que Jésus, à l’âge de cinq ans, a façonné douze moineaux en argile puis leur a donné vie. Dans le Protévangile de Jacques, Joseph, le père adoptif de Jésus, voit une colombe s’envoler d’une baguette et se poser sur sa tête pour le désigner comme époux de la Vierge Marie. Comme les évangiles canoniques, les évangiles apocryphes sont l’expression de la foi des communautés qui les ont vu naître. Quelle confiance pouvons-nous leur accorder ? Postérieurs et peu fiables historiquement, ils sont les témoins d’une foi ardente en la divinité du Christ, imaginée comme une toute-puissance magique. En d’autres termes, ils ne prennent pas au sérieux l’épaisseur humaine de Jésus. Nous devrons revenir sur cette question ! En tout cas, nous ne pouvons suivre Dan Brown, qui prétend que l’Église officielle a gommé ce qui avait trait à l’humanité du Christ (DVC 291). Au contraire, elle a privilégié les écrits les plus sobres, ceux qui prennent le plus au sérieux l’itinéraire humain de Jésus, en ne cachant ni ses faiblesses physiques (sa fatigue, par exemple), ni ses émotions, ni les conflits dans lesquels il a été pris.


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Le Jésus de l’histoire

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’IMAGINATION romanesque peut tout se permettre. Mais, quand il s’agit d’un roman qualifié d’historique, l’auteur choisit de partir de certains « faits ». C’est bien ce que Dan Brown explique dès le début. Avant même le prologue, il insère une page (la neuvième) intitulée « Les faits ». C’est là qu’il précise la date de fondation du Prieuré de Sion, qu’il présente l’Opus Dei et qu’il affirme que « toutes les descriptions de monuments, d’œuvres d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérés ». Comme nous avons pu le voir, il s’avance beaucoup ! Qui fut Jésus de Nazareth ? Est-on certain de la réalité de ce personnage ? Que pouvons-nous dire de sa naissance et de son enfance ? de son enseignement ? de ses miracles ? de sa mort ? Était-il zélote ou essénien ? Ouvrons donc le vaste dossier du « Jésus de l’histoire » en nous appuyant sur les meilleurs travaux des historiens d’aujourd’hui. Nous réserverons pour les chapitres ultérieurs la question des liens entre Marie Madeleine et Jésus, ainsi que celles de sa résurrection et de sa divinité. 51


Un préalable, avant d’entrer dans le vif du sujet : les évangiles ne sont pas des biographies de Jésus, au sens moderne. Ce sont plutôt des témoignages de la foi des premiers chrétiens, qui se fondent sur les souvenirs des premiers disciples. Certains épisodes des évangiles (les récits de l’enfance, en particulier) veulent avant tout faire comprendre aux lecteurs la profondeur du mystère de Jésus. Il faut donc lire avec intelligence et ne pas tout prendre au pied de la lettre. Cela ne signifie pas pour autant que tout soit invention des chrétiens !

Jésus de Nazareth a-t-il vraiment existé ? Peut-on affirmer l’existence historique de Jésus de Nazareth ou doit-on y voir une fable, un personnage imaginé, comme le Père Noël ? Au XIXe siècle, le débat faisait rage. Aujourd’hui, pour la plupart des historiens, la question ne se pose plus : Jésus est un personnage historique, autant que Napoléon ou Jules César. En dehors de la littérature chrétienne (le Nouveau Testament, mais aussi les écrits apocryphes), nous avons des témoignages très anciens, aussi bien juifs que romains. Dans la littérature juive, la mention de Jésus la plus ancienne se trouve chez l’historien Flavius Josèphe. Dans ses Antiquités juives, qui datent des an52


Le témoignage de Flavius Josèphe « À cette époque vécut Jésus, un homme exceptionnel, car il accomplissait des choses prodigieuses. Maître de gens qui étaient tout disposés à faire bon accueil aux doctrines de bon aloi, il se gagna beaucoup de monde parmi les juifs et jusque parmi les hellènes. Lorsque, sur la dénonciation de nos notables, Pilate l’eut condamné à la croix, ceux qui lui avaient donné leur affection au début ne cessèrent pas de l’aimer, parce qu’il leur était apparu le troisième jour, de nouveau vivant, comme les divins prophètes l’avaient déclaré, ainsi que mille autres merveilles à son sujet. De nos jours encore ne s’est pas tarie la lignée de ceux qu’à cause de lui on appelle chrétiens » (Antiquités, XVIII, 63-64).

nées 93 ou 94, deux passages parlent de Jésus. Le premier mentionne simplement « Jésus, dit le Christ » ; il est reconnu authentique par les critiques. Le deuxième passage (voir encadré) est écrit sur un ton très différent, étonnamment favorable à Jésus et il évoque même sa résurrection. Il semble qu’il soit, en tout ou en partie, l’œuvre d’un copiste chrétien. Le plus ancien document romain est une lettre de Pline le Jeune, légat de l’empereur en Bythinie, qui écrit à Trajan vers l’an 112. Ensuite, c’est l’historien Tacite qui écrit dans ses Annales en 116 ou 117 comment Néron, soupçonné d’avoir incendié Rome en l’an 64 pour ses projets urbanistiques, a 53


Le témoignage des historiens romains Le rapport de Pline le Jeune à l’empereur Trajan : « Certains assuraient qu’ils avaient cessé d’être chrétiens… Ils assuraient que toute leur faute ou toute leur erreur s’était bornée à se réunir habituellement à jour fixe, avant le lever du soleil, pour chanter entre eux, alternativement, un hymne à Christus comme à un dieu, et pour s’engager par serment, non à commettre tel ou tel crime, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne pas manquer à la parole donnée, à ne pas nier un dépôt quand il leur était réclamé. Après quoi, ils avaient coutume de se séparer puis de se réunir à nouveau pour prendre une nourriture, mais une nourriture tout ordinaire et innocente… Je n’ai rien trouvé qu’une superstition absurde… » Le témoignage de Tacite à propos des chrétiens : « Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait à nouveau, non seulement en Judée où le mal avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu’il y a de plus affreux et de plus honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle… » (Annales, XV, 44).

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désigné les chrétiens comme bouc émissaire ; il parle de l’exécution de Jésus par le procurateur Ponce Pilate, sous le règne de Tibère. Enfin, Suétone, biographe latin, parle des chrétiens vers 120. Notons d’autre part que, en ce temps-là, personne n’a contesté l’existence de Jésus. La croyance en Jésus est donc bien attestée dès la seconde moitié du Ier siècle, et même à Rome dès l’an 64, où les chrétiens devaient être assez nombreux pour attirer l’attention de l’Empereur. Il n’y a pas de preuve formelle de l’existence de Jésus, mais les indices sont au moins aussi probants que pour la plupart des grands personnages de l’Antiquité. Comment expliquer autrement ce qui est un fait avéré : l’existence, dès le milieu du Ier siècle, de communautés chrétiennes rayonnantes ? Admettons donc que Jésus de Nazareth fut un personnage historique. Mais que dire à son sujet ?

Que savons-nous de la naissance et de l’enfance de Jésus ? Dans les évangiles du Nouveau Testament, la naissance et la jeunesse de Jésus sont racontées deux fois : dans les deux premiers chapitres de Matthieu et les deux premiers chapitres de Luc. Ces textes relèvent d’un genre littéraire particulier que, pour faire savant, on pourrait appeler « midrash ». 55


Repères chronologiques vraisemblables Il est impossible de reconstituer une biographie en bonne et due forme de Jésus, mais on peut se faire une idée du cadre chronologique de sa vie. Voici les propositions du grand savant John P. Meier : ◆ naissance vers l’an 7 ou 6 av. J.-C. [peu avant la mort du roi Hérode le Grand (4 av. J.-C.)], et non en l’an un, la date de sa naissance ayant été mal évaluée par Denys le Petit, au VIe siècle ; ◆ début de son ministère dans la vallée du Jourdain vers la fin de l’année 27 de notre ère ou au début de l’année 28, à l’âge d’environ 33 ou 34 ans ; ◆ arrestation en l’an 30, dans la nuit du 6 au 7 avril, selon notre calendrier. Crucifixion et mort le vendredi 7 avril 30. Il avait environ 36 ans. (Un certain Juif Jésus, tome 1, Paris, Cerf, 2004, p. 259260.)

C’est une réflexion théologique présentée sous la forme d’une histoire tissée d’allusions et de citations de la Bible et enrichie de données parfois légendaires. De tous les textes des évangiles, ce sont sans doute ceux dont le fondement historique est le moins assuré ; il est aisé de remarquer que leur style est très différent. Les spécialistes s’accordent pour dire qu’on ne peut pas se baser sur ces textes pour obtenir des 56


renseignements historiques à propos de l’enfance de Jésus. Les deux récits ne s’accordent qu’avec difficulté et ils contiennent des « erreurs », par exemple à propos des rites de purification de Marie et de la présentation de Jésus au Temple (dans l’évangile de Luc). En outre, la chronologie des évangiles ne s’accorde pas avec les dates où Quirinus fut gouverneur en Syrie. Les récits de Matthieu et Luc ont pourtant un lien avec l’histoire. On ne connaît aucun recensement de tout l’Empire sous Auguste (30 av. J.-C. à 14 ap. J.-C.), mais Flavius Josèphe parle d’un recensement de la Judée en l’an 6 après J.-C., quand Quirinius était légat de Syrie. Sans doute Luc transposet-il une affaire locale à l’échelle mondiale. Hérode, quant à lui, était bel et bien un roi sanguinaire. Les évangélistes mélangent donc un peu les choses, mais leur souci n’est pas d’abord l’exactitude historique : ils veulent témoigner de leur foi en Jésus à la lumière des prophéties de l’Ancien Testament. En racontant une histoire, ils veulent faire comprendre : c’est bien lui le Sauveur, et il est le Fils de Dieu. Jésus est-il né à Bethléem ? Ce n’est pas certain ! Matthieu et Luc racontent la naissance de Jésus dans cette localité, mais ils veulent surtout montrer qu’il est bien l’héritier du roi David, originaire de Bethléem, et donc le Messie ; ils appliquent ainsi à Jésus la parole du prophète Michée : « Et toi, Bethléem Ephrata, le moindre des clans de 57


Juda, c’est de toi que naîtra celui qui doit régner sur Israël » (Mi 5, 2). Ce qui est important pour les évangélistes, ce n’est pas tellement la localisation matérielle de l’événement, mais sa signification profonde. Quant au jour de la naissance de Jésus, il est inconnu ; c’est bien plus tard qu’on a choisi de la fêter le 25 décembre, en lien avec le symbolisme du « Soleil invaincu ». Jésus était-il de sang royal, comme le dit Dan Brown (DVC 312) ? Descendait-il de David ? Dans l’Ancien Testament, c’est le père légal qui compte, qu’il soit ou non le géniteur de l’enfant. C’est lui qui insère un enfant dans le peuple. Si Joseph est descendant de David, Jésus l’est aussi. Nous n’avons cependant aucun moyen de le Jésus accomplit vérifier. En revanche, une chose la promesse de est certaine : Jésus a été considéré très tôt comme fils de Dieu faite à David David. La profession de foi primitive que l’on retrouve dans la deuxième lettre à Timothée (2, 8) l’atteste, ainsi que de nombreux textes évangéliques. Cette croyance est largement présente dans le christianisme du Ier siècle : pour ceux qui mettent en lui leur foi, Jésus accomplit la promesse de Dieu faite à David (2 Samuel 7, 12-14). On peut également estimer que, durant son ministère public déjà, il était considéré comme tel par certains de ceux qui le suivaient. L’historien ne peut pas aller plus loin. 58


Qu’a fait Jésus avant sa vie publique ? Nous n’avons aucun moyen de le savoir, et cela n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance. Nous pouvons seulement imaginer ce qu’était l’existence d’un jeune juif de cette époque en Galilée.

Comment Jésus se situe-t-il par rapport aux divers groupes du judaïsme de son temps ? Quand Jésus apparaît, le pays fait partie de l’Empire romain dont les soldats se trouvent surtout à Césarée, sur la côte. La Galilée est gouvernée par Hérode Antipas, l’homme des Romains, mijuif, mi-païen, tandis que la Judée est administrée par des procurateurs romains, dont Ponce-Pilate. Une politique d’occidentalisation — il faut être de son temps, adopter la culture romaine ! — dérange la population. Les notables s’adaptent sans trop de difficultés, mais les masses populaires résistent et des mouvements d’insurrection sont galvanisés par des prophètes. Reconnu comme prophète, Jésus se trouve donc en danger d’être assimilé à un opposant par les Romains. Le judaïsme de ce temps-là est assez diversifié. L’historien Flavius Josèphe parle de quatre « sectes » ou tendances. 1. Le parti des Sadducéens rassemble surtout des prêtres et la haute bourgeoisie. Ce sont les hommes 59


du Temple, de l’argent et des Romains ; ils acceptent beaucoup de compromis pour conserver rang et pouvoir. Jésus n’en faisait certainement pas partie, et c’est par eux qu’il sera tué. 2. Les Zélotes sont des révolutionnaires anti-Romains, dont un groupe de « sicaires » commet des assassinats politiques en utilisant un poignard appelé sica. Au temps de Jésus, ces groupes débutent seulement. Ils sont menés par des prophètes, dans un climat de grande exaltation. Jésus a probablement été considéré comme dangereux par les Romains et c’est pourquoi on s’est interrogé sur son appartenance à ce mouvement. Cependant tous ses discours sont non-violents. La réponse est très certainement négative. 3. Les Esséniens forment un groupe d’extrémistes religieux, une communauté d’ascètes qui s’adonnent à des bains rituels fréquents, à la prière et aux repas en commun. Pour eux, le judaïsme officiel a trahi, le Grand Prêtre n’est pas légitime. Ils fuient ce monde pourri et se réfugient au désert, notamment dans la région de la mer Morte, à l’est de Jérusalem. Les Esséniens refusent de fréquenter tout ce qui est impur ; cette obsession les amène à élaborer un système effrayant, de type sectaire. Malgré tout ce qu’on a pu écrire, il est impossible que Jésus ait été essénien, car ses options sont à l’extrême opposé. Ainsi, il conteste la notion même d’impureté : il va jusqu’à toucher le lépreux pour 60


Les manuscrits de la mer Morte Les manuscrits de la mer Morte ou de Qumrân représentent une des plus grandes découvertes archéologiques du XXe siècle. On y trouve des centaines de textes, dont l’écriture s’échelonne du IIIe siècle av. J.-C. au Ier siècle de l’ère chrétienne. Leur découverte et leur récupération, à l’état de petits fragments pour la plupart, se sont étalées sur dix ans, de 1947 à 1956, et leur publication n’a été achevée qu’en 2002. Malgré les polémiques — on a parlé d’un complot de l’Église catholique qui voulait cacher des textes compromettants — la lenteur de cette publication s’explique par la tâche extraordinairement difficile des chercheurs, qui appartenaient d’ailleurs à plusieurs confessions religieuses. Parmi les manuscrits retrouvés à Qumrân et dans les environs, on trouve de nombreux textes bibliques, ce qui confirme d’une manière éclatante la fidélité des scribes. Ainsi, le grand rouleau du livre d’Isaïe est identique, à de minuscules variantes près, aux manuscrits du Moyen Âge, les plus anciens que nous possédions jusqu’en 1947. D’autres textes étaient inconnus jusque-là : hymnes, réflexions de sagesse, règle de vie d’une communauté, etc. Il reste à faire un immense travail d’interprétation. D’où vient cette littérature ? Pour la plupart des savants, il s’agit de la bibliothèque des Esséniens, qui étaient établis dans les ruines toutes proches. Aujourd’hui, il est vrai, cette théorie est débattue, et André

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Paul, par exemple, la conteste. De toute manière, il s’agit d’une bibliothèque, et — comme les nôtres — elle peut contenir des écrits de diverses provenances. Au XIXe siècle, Ernest Renan, bien connu pour sa Vie de Jésus, pensait que l’essénisme était la première ébauche du christianisme ; Jean Baptiste et Jésus en auraient été membres. La découverte des manuscrits de Qumrân a ravivé ces vues anciennes. On y rencontre, en effet, la figure du Maître de justice, qui semble avoir été le fondateur du groupe. Comme Jésus de Nazareth, il a subi la persécution et il est mort de mort violente. Le rapprochement était tentant et André Dupont-Sommer, en 1950, croyait pouvoir prouver que Jésus était essénien et que le christianisme était une émanation de la secte. Ces hypothèses sont aujourd’hui abandonnées : les différences sont trop considérables. Il n’empêche : les manuscrits de Qumrân apportent un éclairage nouveau sur le judaïsme du temps de Jésus, et donc sur la naissance du christianisme.

le guérir (Marc 1, 41) et déclarer que tous les aliments sont purs (Marc 7). On lui reprochera ses mauvaises fréquentations, car il mange à la table des pécheurs publics, ce qui est une horreur pour les Esséniens. Jésus ne veut pas vivre séparé : il est homme avec les hommes. 4. Les Pharisiens sont des gens pieux, les piliers des synagogues, et ils forment l’élite religieuse du pays. 62


Très préoccupés de la Loi et des questions de morale, ils se posent constamment la question : quelle est la volonté de Dieu ? C’est avec eux que Jésus parle le plus : ils sont de vrais interlocuteurs, mais cela ne signifie pas qu’ils aient la même mentalité. La polémique porte souvent sur la notion de « devoir ». Les Pharisiens insistent sur les observances, sur la volonté ; pour eux, c’est « à la force du poignet », en faisant un effort, que chacun peut réussir ou perdre sa vie. Jésus répond : c’est Dieu qui sauve et il donne à tous les forces de vie, quels que soient les mérites des uns ou des autres. D’autres groupes non décrits par Flavius Josèphe existent. Notamment celui de Jean Baptiste, prophète du renouveau spirituel et moral. Jésus a sans doute été disciple de Jean Baptiste, ce qui explique leurs points communs : tous deux sont considérés comme prophètes de la fin des temps et ont des disciples. Jésus a ensuite pris ses distances. Jean Baptiste parle de la colère de Dieu qui vient : il faut sauver sa peau ; Jésus parle de Bonne Nouvelle : Dieu vient à la rencontre des hommes avec amour. En outre, Jésus identifie la présence du Royaume avec sa propre action : c’est inouï et radicalement neuf. Jésus s’inscrit dans les débats de son temps, mais il n’est affilié à aucun groupe particulier de la société juive de Palestine. Il se veut l’héritier de tout l’Ancien Testament et ce qu’il prêche ne sort pas 63


des limites du judaïsme. Cela dit, il n’est pas un maître de sagesse comme les autres !

Quel fut l’enseignement de Jésus ? Jésus parle et il agit. Au début du récit de la vie publique, l’évangéliste Marc résume ainsi son enseignement : « Il proclamait la Bonne Nouvelle de Dieu et disait : Le temps est rempli et le Règne de Dieu s’est approché ; changez de mentalité et mettez votre confiance en la Bonne Nouvelle » (Marc 1, 14-15). Ce discours de Jésus comprend quatre petites phrases qui vont deux par deux, selon les règles habituelles de la poésie biblique. Les deux premières, qui sont synonymes, disent le contenu de la Bonne Nouvelle : voici venu le temps où Dieu établit son Règne, son Royaume. Israël le disait depuis longtemps : Dieu est roi. En pratique, cependant, il n’intervenait pas dans l’ordre du monde, si bien que les pauvres étaient écrasés par les puissants et Israël était soumis au pouvoir des païens ; on attendait donc que Dieu se décide enfin à exercer effectivement son pouvoir royal. Jésus déclare que ce temps va s’ouvrir. La grande espérance du peuple juif se réalise enfin ! Les deux membres suivants du discours de Jésus disent la conséquence de cet événement : si le Règne de Dieu s’ouvre, il faut changer 64


de mentalité et faire confiance à cette Bonne Nouvelle. Il s’agit, en d’autres termes, d’accueillir le Royaume et sa nouveauté surAccueillir le prenante. Car il ne correspond Royaume et sa pas, dans son contenu, à ce que nouveauté d’aucuns imaginaient : ouvert à surprenante tous, il n’est pas réservé à une élite ; il ne propose pas la victoire et la revanche sur les ennemis, mais il a pour lois l’humble service mutuel et le don de soi. Voilà tout un programme qui doit rénover le judaïsme et donner aux hommes de l’espérance. L’essentiel de la prédication de Jésus parle du Royaume de Dieu (beaucoup de paraboles, en particulier) et du style de vie qu’il implique. Mais Jésus ne se contente pas de parler : ce qu’il dit, il le fait. Là où il passe, les gens se remettent Ce que dit Jésus, debout et la société se transil le fait forme. Les signes du Royaume sont là : les esprits mauvais sont expulsés, les malades sont guéris, les exclus retrouvent leur place. À travers Jésus, son Messie, Dieu exerce son activité royale, et Jésus est entièrement mobilisé pour cette cause. Cet engagement suscitera l’opposition des Pharisiens et des autorités de Jérusalem et finira par justifier son exécution.

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Jésus a-t-il fait des miracles ? Dans les évangiles, les miracles de Jésus occupent une place immense. Ainsi, chez Marc, le plus ancien des évangiles, 209 des 666 versets, soit environ un tiers du texte, sont relatifs aux miracles, et surtout aux guérisons. Dans notre culture rationaliste, les miracles apparaissent à beaucoup de gens comme impossibles. Ne faut-il pas considérer ces récits comme des inventions de la communauté chrétienne ? Il faut distinguer ici deux types de miracles : les guérisons et les « miracles de la nature ». Jésus a-t-il vraiment guéri des aveugles, des lépreux, des boiteux, des gens paralysés ? Dans la société de son temps, cela ne paraissait pas impossible ; de tels actes étaient attribués à un certain nombre d’autres personnages. Une analyse rigoureuse et fine des textes permet d’affirmer que, historiquement parlant, Jésus a dû réaliser des actes extraordinaires considérés comme miracles par ses contemporains et par lui-même. En toute honnêteté, on peut estimer qu’il y a à la base de beaucoup de récits de l’Évangile des faits réels. Faisons un pas de plus. Dans ces récits, Jésus guérit les malades et chasse les démons. Les deux vont ensemble et sont quasi synonymes. Il ne faut pas nécessairement imaginer ces démons comme des êtres personnels : ce peut être une manière de dire les forces de mort qui habitent le cœur humain 66


et l’empêchent de vivre vraiment. Beaucoup de nos maladies sont psychosomatiques : le physique et le mental sont intimement liés. L’être humain aux prises avec les puissances de mort qui disloquent déjà son corps : voilà qui suscite la compassion de Jésus et le pousse à agir (cf. Matthieu 9, 35-38). En tout cas, Jésus porte sur les personnes un regard dont nous dirions aujourd’hui qu’il est chargé de confiance, d’estime, de profond respect. Lorsque Jésus rencontre l’homme riche, « il le regarde et se prend à l’aiJésus porte sur mer », raconte Marc (10, 21). Ce les personnes regard d’amour, ne l’a-t-il pas un regard offert à beaucoup d’autres ? chargé de Comme l’a souligné Louis confiance Évely, ceux qui croisaient Jésus devaient se sentir compris, rejoints au plus profond d’eux-mêmes. Aimés sans condition, sans aucune forme de jugement, ils se redécouvraient eux-mêmes dans les yeux de Jésus. Tout à coup, ce devait être comme une révélation merveilleuse : ils n’étaient donc pas l’être haïssable ou méprisable, incapable de fidélité à la Loi, que la société leur renvoyait et qu’ils avaient appris à imaginer ! Pour la première fois peut-être, ils découvraient leur propre dignité. Ils sentaient monter en eux un grand désir de service et de fraternité. Ils se découvraient capables du meilleur. En eux montait une confiance infinie. Et, du coup, les symptômes 67


de leur maladie disparaissaient : enfin, ils se sentaient bien dans leur peau, leur vie prenait sens ! Peut-être est-ce ainsi que nous pouvons comprendre la phrase que Jésus leur adresse alors : « Ta foi t’a guéri ! » Non pas l’adhésion intellectuelle à un credo, mais la confiance à laquelle ils ont pu s’abandonner. Telle est l’expérience fondamentale de la conversion, celle qui rend capable de marcher sur des routes nouvelles, d’entendre ce que Dieu dit au cœur, de dire des paroles de vie, de voir large et de voir loin. Voilà une manière d’expliquer les guérisons opérées par Jésus. La puissance divine est à l’œuvre dans la force de l’amour, avant La puissance de l’être dans des actes réputés divine est à « impossibles ». Pour Jésus, en l’ œ uvre dans la tout cas, et pour ses contempoforce de l’amour rains, ces guérisons sont des signes du Royaume de Dieu. Le cas des « miracles de la nature », comme l’épisode de la marche sur la mer (Marc 6, 45-52) ou de l’eau changée en vin à Cana (Jean 2, 1-11), est différent. Ce sont précisément ceux-là que Dan Brown cite (DVC 428). Pour John P. Meier (voir p. 125), ces récits de miracles veulent surtout révéler l’identité divine de Jésus. Un texte comme celui de la marche sur la mer ressemble aux manifestations de Dieu dans l’Ancien Testament. L’origine de pareils récits est donc à trouver dans la théologie de la première 68


communauté chrétienne plutôt que dans l’activité de Jésus lui-même. Comme pour les récits de l’enfance, on raconte une histoire pour faire comprendre qui est Jésus, au-delà des apparences. Les miracles de résurrection — celle de Lazare, par exemple — se trouvent entre les deux catégories. On peut imaginer qu’ils reposent sur des événements réels, sans doute des guérisons qui finissent par être racontées comme des résurrections. Pour ce qui est de la « multiplication des pains », John P. Meier maintient l’existence d’un repas particulièrement mémorable au bord du lac, avec du pain et du poisson. Cet événement aurait été relu à la lumière des miracles du prophète Élisée, de la Dernière Cène et de la célébration eucharistique dans l’Église primitive.

Pourquoi Jésus a-t-il été condamné et comment a-t-il vécu sa mort ? L’action de Jésus dérange les gens en place et elle suscite de leur part une hostilité grandissante, en particulier de la part des autorités de Jérusalem. S’il veut aller jusqu’au bout de son projet, révéler à tous l’amour inconditionnel de Dieu et libérer pour de bon ceux qui sont enfermés dans leur misère morale, c’est là qu’il doit mener son combat décisif. À Jérusalem, le Sanhédrin ou Grand Conseil pré69


Les Juifs responsables de la mort de Jésus ? On l’oublie parfois : Jésus n’était pas chrétien ! Le témoignage des évangiles est formel : il est né juif, et jusqu’à la mort il est resté fidèle à son judaïsme. Lorsque l’évangile de Jean appelle « Juifs » certains de ses contradicteurs ou ceux qui le feront crucifier, il faut comprendre « un groupe de juifs » ou « les autorités du judaïsme ». En effet, le conflit qui mènera à la mort de Jésus se situe tout entier à l’intérieur du judaïsme et oppose deux interprétations de la même tradition. La formulation de l’évangile est tributaire de l’ambiance qui prévalait sans doute dans la communauté johannique à la fin du Ier siècle, quand les polémiques entre juifs et chrétiens étaient maximales. Le Catéchisme de l’Église catholique (§ 595-598) le dit clairement, à propos du procès de Jésus : « On ne peut en attribuer la responsabilité à l’ensemble des juifs de Jérusalem, malgré les cris d’une foule manipulée et les reproches globaux contenus dans les appels à la conversion après la Pentecôte (Cf. Marc 15, 11 et Actes 2, 23.36…) ». Le Catéchisme se fait ici l’écho du concile Vatican II qui a dit : « Ce qui a été commis durant la Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps. […] Les juifs ne doivent pas être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture » (Nostra ætate, déclaration du Concile sur les religions non chrétiennes, 4). Une lecture simpliste des évangiles a malheureusement encouragé un antisémitisme que rien ne permet de justifier.

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sidé par le Grand Prêtre le considère comme un danger pour leur système de pensée et pour leur pouvoir. Quant aux Romains, ils voient sans doute en lui un leader religieux dangereux par son succès populaire. Pour les uns comme pour les autres, cet homme doit mourir ! Il est donc condamné à mort et exécuté de la manière la plus humiliante qui soit : comme un vulgaire malfaiteur. À partir d’un certain moment au moins, Jésus a dû envisager que sa mission Il a accepté sa pourrait avoir une issue tramort dans la gique. Il a accepté sa mort dans perspective de la perspective de sa mission et sa mission il s’est sans doute identifié à une mystérieuse figure dont parle le livre d’Isaïe, au chapitre 53 : le Serviteur souffrant, l’homme innocent qui accepte de donner sa vie pour sauver des coupables. La menace se précise. La veille de sa mort, Jésus rassemble les siens pour un dernier repas, celui de la Dernière Cène. Comme à l’accoutumée, il prononce la prière de louange à Dieu, il rompt le pain, il invite à boire le vin à la même coupe. Au geste traditionnel, il joint cependant des paroles nouvelles : « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang. Faites cela en mémoire de moi. » Le geste de don et de partage prend un sens nouveau, lié à l’événement du lendemain : son propre corps sera brisé sur la croix et son sang sera versé. Jésus révèle ainsi 71


comment et pourquoi il accepte la mort, et il invite ses disciples à donner leur vie pour le service des autres, comme il le fait lui-même. Jésus ne subit pas passivement la mort qu’on lui inflige : il donne sa vie pour la cause du Royaume de Dieu, c’est-àdire pour la cause de l’humanité entière.


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Marie Madeleine et Jésus

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de Marie Madeleine tient une place centrale dans le roman de Dan Brown : elle aurait été l’amante de Jésus et lui aurait donné un enfant. Comme le Graal des chevaliers de la Table ronde conservait le sang jailli de la blessure faite à Jésus sur la croix, elle a recueilli en son sein le sang du Sauveur puisqu’elle a porté sa descendance (DVC 296-305). Le « couple messianique » serait à l’origine lointaine de la dynastie des Mérovingiens ! Cette thèse aurait-elle un fondement historique ou biblique ? Lisons les textes 7 ! A FIGURE

Marie Madeleine dans le Nouveau Testament Dans le Nouveau Testament, seuls les évangiles parlent de Marie de Magdala (village de Galilée), nom déformé ensuite en Marie Madeleine. 7. Cette section du livre doit beaucoup à la réflexion d’Alice Dermience. Qu’elle soit ici remerciée !

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Les évangiles de Marc et de Matthieu ne parlent de Marie de Magdala qu’au moment de la mort de Jésus : elle fait partie d’un groupe de femmes « qui suivaient Jésus quand il était en Galilée » et regardent à distance. Le surlendemain matin, après le sabbat, elle vient avec une autre femme pour embaumer le corps, mais elles trouvent le tombeau vide et reçoivent la mission de porter aux disciples le message de la résurrection de Jésus. ◆ L’évangile de Luc reprend les mêmes données, avec quelques variations. Il ajoute cependant, dans le cadre de la prédication de Jésus en Galilée : « Les Douze étaient avec lui et aussi des femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies : Marie, dite de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres qui l’aidaient de leurs biens » (Luc 8, 1-3). Rappelons qu’être possédé par des démons équivaut à être atteint de maladies (épilepsie, paralysie, etc.). ◆ Dans l’évangile de Jean, Marie Madeleine se trouve, une fois de plus, dans un groupe de femmes qui assistent à la crucifixion. Au chapitre 20 (versets 1-2 et 11-18) Marie de Magdala est seule et reconnaît le Ressuscité, qu’elle a pris pour le jardinier, quand celui-ci l’appelle par son nom. C’est l’unique passage des évangiles où Marie de Magdala est seule en présence de Jésus et cela se passe après sa mort ! La scène a une portée symbolique. ◆

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On peut penser que l’évangéliste veut illustrer la relation personnelle que toute « vraie disciple » doit avoir avec Jésus ressuscité, comme il le montre par la conversation entre Jésus sur la croix et le « disciple bien-aimé », figure de tout « vrai disciple ». Ainsi, Marie de Magdala apparaît dans les évangiles comme une femme disciple de Jésus de Nazareth, qui, avec d’autres, l’a suivi depuis la Galilée jusqu’au tombeau, sans avoir jamais eu avec lui de relation singulière, intime. Dans l’évangile de Jean, elle est présentée comme le parallèle féminin du « disciple bien-aimé », symbole de la communauté croyante par sa relation d’amour interpersonnel avec le Christ ressuscité. Cela n’a rien à voir avec des relations amoureuses, encore moins avec des relations sexuelles.

La Madeleine devient légende La légende de Marie Madeleine, pécheresse convertie puis amante ou épouse de Jésus, est le fruit d’un imaginaire médiéval. Elle a pour seules sources les quatre évangiles, mais elle amalgame la femme de Magdala et d’autres femmes dont parlent les récits : ◆ La femme anonyme de Béthanie (près de Jérusalem), qui verse un flacon de parfum coûteux sur la tête de Jésus (Marc 14, 3-9 ; Matthieu 26, 6-13). Cette 75


femme pose un geste traditionnel de vénération, geste que les évangiles interprètent comme une annonce prophétique de la mort de Jésus. ◆ La femme anonyme de Luc 7 (36-50). Par ce récit, Luc illustre sa théologie de la miséricorde. La femme qu’il met en scène est une pécheresse, qui vient baigner les pieds de Jésus de ses larmes et de parfum, en signe de supplication confiante. Jésus la congédie réhabilitée : « Va en paix ! » ◆ Une des deux sœurs de Lazare, nommée Marie. Elle a été trouver Jésus lors de la mort de son frère (Jean 11) ; elle est soucieuse d’écouter la parole du Maître (Luc 10, 38-41) et a oint Jésus à l’approche de sa mort (Jean 12, 1-8). La figure populaire de Marie Madeleine est le fruit d’une confusion entre ces trois femmes et la « vraie » Marie de Magdala des évangiles. Au fil des siècles, elle va devenir, observe Régis Burnet (voir p. 125), une sorte de portemanteau où chacun peut accrocher ses propres habits et représentations. Celle du Da Vinci Code est un mélange de la Marie Madeleine inspirant certains courants féministes actuels (aux États-Unis, notamment) et d’une figure ésotérique née dans les années 30, en lien avec la légende du Graal. Cette sainte parmi les plus populaires de la spiritualité chrétienne a été progressivement utilisée comme argument contre l’Église : on nous a caché des choses ! Régis Burnet démontre comment, au 76


bout de cette évolution, on est très loin du message évangélique qui pourrait se résumer par le mot « grâce ». Personne, en effet, ne peut être réduit à son passé, à ses faiblesses ou à ses fautes. La grâce du pardon divin est offerte à chacun.

Une preuve dans l’Évangile de Philippe ? À l’appui de sa thèse, Dan Brown cite l’Évangile de Philippe, un écrit gnostique du IIIe siècle. Il traduit : « Et le Sauveur avait pour compagne Marie Madeleine. Elle était la préférée du Christ, qui l’embrassait souvent sur la bouche » (DVC 308). Cette fois, tout paraît clair ! La preuve est faite ! Oui, mais en apparence seulement. Lisons le texte tel qu’il se trouve réellement dans le seul manuscrit ancien dont nous disposons : « Et le compagnon des […] Marie de Magdala. […] elle plus que […] les disciples […] l’embrasse […] sur sa […]. ». On le voit : le manuscrit abîmé n’est pas entièrement lisible. Il y a des « blancs ». Dan Brown, qui suit sans le dire l’interprétation proposée par des féministes américaines, introduit dans le texte ce qui lui convient. Mais c’est Dan Brown qui écrit, non l’Évangile de Philippe ! À bien y réfléchir, l’interprétation de Dan Brown est impossible. Les gnostiques considèrent la 77


sexualité comme une horreur ; il serait incompréhensible qu’ils attribuent à Jésus un comportement qu’ils réprouvent ! On retrouvera le même mépris de la chair chez les Cathares des XIIe et XIIIe siècles. Et le baiser, alors ? Rappelons que le texte ne parle pas de la bouche ! Il devait s’agir d’un simple baiser fraternel qui n’a rien d’un geste érotique. Dans le langage ésotérique qui est celui de ce texte, il est l’image de la transmission d’un savoir. C’est une image mystique. En effet, l’Évangile de Philippe est un traité initiatique de type gnostique sur les noces spirituelles entre Dieu et La figure de la l’âme humaine déchue. Ce document présente Marie Made- parfaite disciple leine comme la compagne de Jésus, mais aussi et d’abord comme sa sœur et sa mère (Évangile de Philippe 59). En d’autres termes, elle est la figure de la parfaite disciple, dans la ligne de Marc 3, 35 : « Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur et ma mère. » Comme dans l’évangile de Jean (voir ci-dessus), Marie Madeleine apparaît dans l’Évangile de Philippe comme la disciple parfaite, digne de recevoir la gnose, la connaissance réservée aux initiés. Si donc les apôtres sont jaloux de Marie Madeleine, ce n’est pas pour des raisons sentimentales, mais parce qu’elle a mieux compris l’enseignement de Jésus. L’Évangile de Marie (DVC 310), découvert à la fin du XIXe siècle au Caire, la présente d’ailleurs 78


comme celle qui a le mieux retenu les paroles de Jésus. Cela n’a aucun rapport avec des relations sexuelles !

Jésus et les femmes. Était-il célibataire ? Les relations conjugales ou extra-conjugales entre Jésus et Marie Madeleine relèvent donc de l’affabulation. Rien d’autre ! Pourtant l’attitude de Jésus vis-àvis des femmes tranche par rapport aux mœurs de son temps. Dans la société israélite du Ier siècle comme dans les autres cultures méditerranéennes, la femme est considérée comme un être inférieur, elle est soumise à son père puis à son mari, et les fréquentations entre femmes et hommes sont terriblement réglementées. Jésus, lui, se comporte d’une manière beaucoup plus libre, jusqu’à scandaliser. Il est accompagné par un groupe d’hommes et de femmes (Luc 8, 2-3), parmi lesquelles Marie de Magdala. Il se permet d’adresser la parole à la Samaritaine (Jean 4, 7), ce qui étonne les disciples. Il se laisse baigner les pieds par les larmes d’une pécheresse, suscitant les reproches des Pharisiens (Luc 7, 36-50). C’est à Marie Madeleine qu’il apparaît en premier lieu au matin de Pâques (Jean 20, 11-18) et c’est elle qu’il envoie comme messagère de la Résurrection. Jésus étonne par la liberté de sa relation aux femmes, qu’il semble considérer à l’égal des 79


hommes. Faut-il dès lors imaginer qu’il avait des relations sexuelles à gauche et à droite ? Cela paraît hors de question quand on lit dans les évangiles la manière dont il dénonce la convoitise : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère. Et moi, je vous dis : Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère dans son cœur » (Matthieu 5, 27-28). Rappelons aussi sa sévérité à propos du divorce (Marc 10, 1-12). Reste encore une question : Jésus était-il marié ou célibataire ? Étonnamment, les évangiles n’en disent rien ! Ni dans un sens, ni dans l’autre. On ne peut donc rien exclure a priori. La vraisemblance, cependant, est du côté du célibat. Si Jésus avait été marié, pourquoi n’en aurait-on rien dit ? Dans une culture qui La vraisemblance est du côté considère que tout adulte « nordu célibat mal » doit être marié, Jésus valorise le choix du célibat : « Il y en a qui se sont faits eunuques pour le royaume » (Matthieu 19, 12), le mot « eunuque » étant ici à prendre dans un sens symbolique. Une telle option est d’ailleurs recommandée par certains groupes juifs comme celui des Esséniens, et on connaît d’autres maîtres spirituels célibataires. Déjà, dans le Premier Testament, un prophète comme Jérémie était célibataire. Jésus était donc très probablement célibataire. Ce choix avait du sens. Comme le propose Éric-Em80


Amour fraternel et amour conjugal Pourquoi Jésus n’aurait-il donc pas vécu la condition humaine dans son entièreté ? est une question souvent posée. Il faudrait alors déduire que ceux qui n’ont pas voulu ou pu vivre le mariage n’ont pas vécu entièrement la condition humaine, qu’ils sont des sous-humains. Chacun serait donc une « moitié de couple », ce contre quoi s’insurge Xavier Lacroix. Ce qui est premier, selon ce théologien, père de famille, ce n’est pas la conjugalité, mais la fraternité. Notre culture actuelle, en effet, survalorise le couple. Or, « le coït n’est pas le point culminant des relations humaines, écritil […]. Plus fondamental que le lien amoureux ou l’amour conjugal est l’amour fraternel, poursuit-il. Car spirituellement, dans la foi, nous sommes frères et sœurs avant d’être amants ou conjoints. » (Xavier LACROIX, Le corps de l’Esprit, Paris, Cerf, « Foi vivante » 416, 1999, p. 88.)

manuel Schmitt dans son roman L’Évangile selon Pilate, Jésus donne à son amour une dimension d’universalité : « L’amour, je devais en garder pour le vieillard et l’enfant affamés. L’amour, je devais en garder pour ceux qui n’étaient ni assez beaux, ni assez drôles, ni assez intéressants pour l’attirer naturellement, de l’amour pour les gens non ai81


mables 8. » Si importante — et si belle — soit la relation conjugale pour tant d’entre nous, le choix du célibat n’est pas une mutilation, à condition qu’il vise un amour plus large. Pour être des humains à part entière, nous ne pouvons pas nous passer de relations humaines vraies, chaleureuses, sincères, mais celles-ci peuvent prendre d’autres formes que la relation conjugale ou celle qui unissent parents et enfants. Nous ne sommes pas tous des conjoints, mais nous sommes tous appelés à vivre une fraternité authentique. Ceux qui, selon une longue tradition spirituelle, ont fait le choix du célibat pour témoigner du Royaume de Dieu peuvent l’attester !

Et si Jésus avait tout de même été marié ? Pour Dan Brown, Jésus était marié à Marie Madeleine. C’est une affirmation du romancier, mais les « preuves » qu’il avance sont fausses. Avec des si, on peut mettre Paris en bouteille, dit un vieux proverbe ; il est toujours possible d’imaginer n’importe quoi. Mais si l’auteur avait tout de même raison sur ce point, qu’est-ce que cela changerait pour la foi des chrétiens ? La réponse est claire : rien d’essentiel ! 8. Éric-Emmanuel Schmitt, L’Évangile selon Pilate, Paris, Albin Michel, 2000, p. 33. Réédité pour le théâtre : Mes Évangiles, Paris, Albin Michel, 2004, p. 28.

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Pour la foi chrétienne, Jésus est « vrai Dieu et vrai homme ». Mais que signifie « être un humain » ? Toute l’humanité est sexuée : nous sommes tous homme ou femme, jamais le tout à la fois, même si quelque-uns sont incertains de leur sexe. Jésus était homme et non femme. C’est un fait. S’il avait été les deux ou aucun des deux, il n’aurait pas été humain. Un éventuel mariage de Jésus contredirait-il sa nature divine ? Pour répondre « oui », nous devrions savoir qui est Dieu, ce qui est possible pour lui et impossible pour nous. Quelle prétention ! Dieu, nous l’imaginons souvent à l’image de nos désirs, mais qui est-il vraiment ? C’est Jésus qui nous le révèle !

Un Dieu féminin ? Qui donc est Dieu ? La question est aussi celle de Dan Brown. Il répond : le vrai Dieu, c’est le Féminin sacré dont le culte a été écarté par Constantin et par les Églises chrétiennes. Même si « la démonstration est truffée d’amalgames, d’approximations et d’inventions pures et simples » (Etchegoin et Lenoir, p. 167), cette question du Féminin sacré et son refoulement par l’Église antique mérite, dans le contexte de l’interrogation religieuse actuelle, qu’on s’y arrête. 83


Les préhistoriens s’accordent pour dire que les premières populations d’Europe et du Proche-Orient adoraient une grande Déesse. Du paléolithique au néolithique, cette divinité féminine, dont la fonction maternelle se doublait parfois d’une fonction érotique, était très présente. En témoignent les dessins muraux de nombreuses grottes et les sculptures retrouvées dans des sites archéologiques. La plupart de ces sociétés étaient de type matriarcal. La fin de la vénération de la grande Déesse a probablement eu lieu quelques milliers d’années avant Jésus-Christ, quand les Indo-Européens envahirent l’Europe. Ils apportèrent alors la croyance en des dieux mâles. Progressivement, déesses et dieux se mêlèrent dans les cultes, ce qui correspond à l’apparition de sociétés patriarcales. L’élimination du Féminin sacré est donc largement antérieure au christianisme. Dans la Bible, Dieu est présenté comme masculin, et cela depuis bien avant le christianisme. C’est un fait ! On parle de lui comme d’un Père ou d’un roi, jamais comme d’une Mère ou d’une reine. Il faut cependant ajouter que Dieu est comparé à une mère qui n’oublie pas son enfant (Isaïe 49, 15), que l’on parle de la « tendresse maternelle » de Dieu (Exode 34, 6, par exemple) et que le mot hébreu rouah, « souffle », qui désigne aussi l’Esprit de Dieu, est un mot féminin. Pour parler de Dieu, nous n’avons que des mots humains. Toujours trop courts ! Pour l’évoquer, 84


nous n’avons que des images humaines, alors qu’il est le Tout Autre. Dieu est, disait le jésuite Auguste Valensin, « un Père qui nous aime comme une mère ». En réalité, tous les mots sont piégés et toutes les images ambiguës. Il y a des pères autoritaires et des mères abusives. Il y « Dieu est un a aussi, heureusement, des Père qui nous pères et des mères qui respecaime comme tent leurs enfants et leur ouune mère » vrent des chemins de liberté. Il faudrait dépasser ce langage du masculin et du féminin, mais comment faire ? Pour savoir qui est Dieu, il faut regarder Jésus, disent les chrétiens. Il est relation et appelle à la relation. Il est générosité jusqu’à donner sa vie et appelle au même don. Il est liberté et appelle à la liberté. Il est respect infini de chacun et appelle au même respect. Au-delà du féminin et du masculin.

La place de la femme dans l’Église Une dernière question soulevée par Dan Brown en lien avec les précédentes : la misogynie et la place de la femme dans l’Église (DVC 251-252). L’auteur du roman n’hésite pas à faire dire par Langdon que « les femmes ont été définitivement bannies de tous les cultes du monde ». C’est peut-être aller un peu loin : les femmes ont bien leur place dans les églises 85


chrétiennes et participent au culte. La question est de savoir si leur place est suffisamment reconnue dans la structure de l’Église, et notamment la catholique. Une chose est certaine : le christianisme n’est pas misogyne par nature. Pour Dan Brown comme pour une large opinion publique, c’est saint Paul qui aurait introduit ce poison. « Non ! l’Église primitive n’était pas misogyne, affirme pourtant Dominique Barrios-Delgado ; elle l’était moins que la culture ambiante. » Et Paul lui-même va jusqu’à écrire : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Galates 3, 28). Évidemment qu’il y a encore des hommes et des femmes, mais dans la communauté chrétienne il ne peut y avoir de discrimination. Il y a là un principe fondateur : femmes et hommes sont d’abord égaux en dignité et cela appelle une répartition équitable des rôles. Ce texte est central dans la pensée de Paul. On ajoutera que des femmes ont eu, dans les premières communautés chrétiennes, des responsabilités très importantes. Paul compte parmi ses proches collaboratrices Phoebé, diacre de l’Église de Cenchrées (port oriental de Corinthe) (Romains 13, 1). Il appelle le couple Prisca et Aquilas ses « compagnons de travail dans le Christ Jésus » (Romains 16, 3) et il nomme Prisca la première, ce qui semble in86


diquer qu’elle était la personnalité dominante dans le couple ; dans le livre des Actes des Apôtres, le même couple est chargé d’enseigner Apollos (Actes 18, 26). Paul qualifie Andronicus et Junias, un autre couple, d’« apôtres éminents » (Romains 16, 7). De même, il écrit que deux femmes, Évodie et Syntyché, ont lutté avec lui pour l’évangile en même temps qu’un certain Clément et d’autres collaborateurs (Philippiens 4, 2-3). Plusieurs femmes de l’entourage de Paul participaient donc activement à l’annonce de l’Évangile et à la catéchèse. Elles avaient une responsabilité de premier ordre dans leurs communautés. La mauvaise réputation de Paul provient de quelques passages qui ne sont probablement pas de sa plume, mais ont été écrits plus tard en se réclamant de son autorité. Par exemple : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de dominer l’homme. Qu’elle se tienne donc en silence » (1 Timothée 2, 12). Ces textes incriminés ont été rédigés dans les années 80, à un moment où les communautés chrétiennes connaissaient des dissensions et subissaient la persécution, et notamment parce que leur style plus libre et plus égalitaire faisait scandale dans la société. Il fallait donc rétablir une certaine cohésion, mais aussi ne plus trop se singulariser. Ce sont des écrits circonstanciels qui ne remettent pas en question les principes énoncés par Paul luimême. La répression des femmes dans l’Église a 87


donc commencé avec la pression exercée par la société païenne ! Contrairement aux idées reçues, le christianisme a contribué en bien des lieux à l’émancipation de la femme. Ainsi, pour ce qui est du mariage, les sociétés chrétiennes ont été les premières à en faire un contrat fondé sur l’accord de deux volontés libres, fait remarquer l’historien René Rémond. « Dès les premiers siècles, l’Église a posé comme une condition sine qua non de la validité du mariage la liberté de son consentement », écrit-il. Depuis toujours, les femmes Le christianisme a contribué à sont admises à la prière coml’ é mancipation munautaire, contrairement aux de la femme usages du judaïsme et de l’islam. Au long de l’histoire de l’Église, il y a eu des femmes qui ont joué un rôle très important. Jean-Claude Barreau va jusqu’à parler de l’extraordinaire féminisme du Moyen Âge. Dans l’Église latine, les responsables de monastères féminins, les abbesses, avaient un réel pouvoir, y compris sur le plan juridique. Cela dit, il faut reconnaître que, globalement, les femmes ont été souvent et sont encore dans une certaine mesure discriminées dans les communautés chrétiennes tout comme dans notre société. Aujourd’hui, elles assurent en bien des lieux l’essentiel de la catéchèse, par exemple, mais leur responsabilité reste trop peu reconnue. Dans l’anglicanisme 88


comme dans le protestantisme, elles peuvent accéder aux responsabilités de gouvernement de leur Église, y compris l’épiscopat. Dans le catholicisme comme dans l’orthodoxie, nous savons qu’elles ne peuvent recevoir l’ordination. La responsabilité Les hautes autorités de l’Église catholique ont déclaré ce refus des femmes définitif ; pourtant, le débat à ce reste trop peu sujet continue à agiter bien des reconnue communautés. Dans une société où toutes les fonctions s’ouvrent aux femmes, y compris dans la magistrature, l’armée, la police ou les entreprises, cette situation est de moins en moins acceptée. « En tout cas, même si on maintient les femmes à l’écart de la prêtrise, pourquoi les écarter du gouvernement de l’Église ? Ce sont deux choses différentes », estime l’historien Jean Delumeau.



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La foi chrétienne en Jésus ressuscité

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avons dit l’essentiel à propos du Jésus de l’histoire. Cependant, la foi des chrétiens va plus loin : elle affirme que Jésus est vivant par-delà la mort ; bien plus, elle affirme qu’il est le Fils même de Dieu. Ces deux affirmations se trouvent au cœur de la foi chrétienne, et il faut reconnaître que, dans notre société qui se veut rationnelle, elles ne vont plus de soi. Cela fera l’objet de nos deux derniers chapitres. OUS

L’expérience fondatrice : « Il est vivant ! » Jésus est mort. Il a été « assassiné légalement ». Les autorités religieuses du judaïsme et les autorités romaines l’ont fait exécuter comme un vulgaire bandit. La mort de tout être humain plonge ses proches qui l’aiment dans un tourbillon de questions, parfois dans le désarroi ou la révolte. Pour les 91


hommes et les femmes qui ont mis en lui leur confiance, l’exécution de Jésus est un coup terrible. Avec lui, ils avaient vibré, ils étaient devenus des vivants et le Royaume de Dieu commençait à prendre forme. À présent, leur beau rêve s’écroule d’un seul coup. Ils s’étaient lamentablement trompés. Il ne leur reste plus qu’à rentrer chacun chez soi et à reprendre la vie ordinaire en essayant d’oublier. Tout devait donc s’arrêter là. Peu de temps après, pourtant, les disciples de Jésus ont le moral gonflé à bloc. Ils proclament : « Jésus est vivant ! Dieu l’a ressuscité ! » Leur conviction est tellement forte que, pour la communiquer à d’autres, ils iront bientôt jusqu’au bout du monde, en prenant tous les risques, y compris celui du martyre. Ici commence le christianisme. Mais comment expliquer ce retournement spectaculaire et inattendu ? A priori, trois hypothèses doivent être envisagées : la supercherie, l’illusion collective… ou une réalité bien mystérieuse. Explorons donc ces trois chemins.

Une supercherie ? L’explication est aussi vieille que le christianisme. Après la mort de Jésus, les disciples auraient décidé de faire croire en la résurrection de Jésus et, pour convaincre, ils auraient subtilisé le cadavre de Jésus. Quand l’évangéliste Matthieu ra92


La Résurrection de Jésus dans l’Évangile de Pierre Le nom de l’auteur est un pseudonyme, car ces pages ont été rédigées dans la première moitié du IIe siècle. Pierre était mort depuis bien longtemps. Une simple lecture fera découvrir que la manière dont la résurrection est ici présentée ne s’accorde pas avec ce que disent les textes du Nouveau Testament. Ainsi dans les quatre évangiles, seuls ceux qui ont la foi peuvent voir Jésus. Les gardes n’ont rien vu. Dans l’Évangile de Pierre, nous trouvons ceci : « Tandis que les soldats à deux prenaient leur tour de garde, il y eut une grande voix dans le ciel. Et ils virent les cieux s’ouvrir et deux hommes enveloppés de lumière en descendre et s’approcher du tombeau. Et cette pierre qui avait été jetée contre la porte, roulant d’elle-même, se déplaça de côté et le sépulcre s’ouvrit et les deux jeunes gens entrèrent… Ils virent sortir du sépulcre trois hommes, et deux d’entre eux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la tête des deux premiers montait jusqu’au ciel tandis que celle de celui qu’ils conduisaient par la main dépassait les cieux. » Un peu plus loin, on supplie Pilate d’ordonner au centurion et aux soldats de ne rien dire « parce qu’il vaut mieux pour nous, disaient-ils, de nous rendre coupables devant Dieu du plus grand des péchés, plutôt que de tomber entre les mains du peuple juif et d’être lapidés » (Évangile de Pierre, 35-49, coll. « Sources chrétiennes » 201, Paris, Cerf).

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conte ce qui s’est passé peu après sa mort, on voit bien qu’il connaît cette accusation et qu’il veut y répondre : les grands prêtres ont fait courir le bruit que les disciples avaient dérobé le corps, mais jamais personne n’a dit avoir retrouvé son cadavre (Matthieu 27, 62-66). C’est vrai : l’histoire du tombeau vide n’est pas une preuve de la résurrection de Jésus. Et pourtant l’hypothèse de la supercherie ne tient pas. Elle ne suffit pas pour expliquer l’enthousiasme des premiers témoins qui vont très tôt risquer leur vie pour rester fidèle à leur conviction profonde. Comment ne pas croire des témoins qui s’engagent de cette manière ?

Une illusion collective ou l’expérience d’une réalité ? Les premiers disciples y croyaient dur comme fer, sinon l’essor du christianisme naissant s’explique mal. Mais sur quoi se fondait leur conviction ? Sur une réalité ou sur une illusion ? On peut imaginer, en effet, qu’ils avaient été tellement engagés avec Jésus qu’ils n’ont pu admettre la réalité de sa mort ; ils auraient alors inventé — d’une manière inconsciente — la légende de la résurrection. N’écartons pas trop vite ce scénario. Après tout, ne nous est-il jamais arrivé de nous raconter de belles histoires et de finir par y croire ? Et comment 94


savoir ce qui se passait dans la tête des premiers chrétiens ? Pour en avoir le cœur net, il faut observer ce que produit la foi en Jésus ressuscité chez ceux qui la professent. Et, en bonne méthode, nous devons en tout cas commencer par écouter les témoins.

Que disent les témoins ? Les premiers témoignages nous sont parvenus à travers les discours prononcés par les apôtres Pierre et Paul dans le livre des Actes des Apôtres. Prenons un seul exemple, représentatif : ce que disent Pierre et les apôtres devant le Sanhédrin. En voici l’essentiel : « Le Dieu de nos pères a ressuscité Jésus que vous aviez exécuté en le pendant au bois. C’est lui que Dieu a exalté par sa droite comme Prince et Sauveur, pour donner à Israël la conversion et le pardon des péchés » (cf. Actes 5, 29-32). La mort et la résurrection de Jésus se trouvent au cœur de la proclamation de la foi chrétienne. Pourtant Pierre et les autres ne disent pas simplement : « Il est mort, il est ressuscité ! » Ils parlent de violence et de conflit, et ils parlent d’une action de Dieu. Jésus a été tué par ceux qui disaient : « Il blasphème », c’est-à-dire : « Il dit des horreurs sur Dieu ! » C’est au nom Dieu qu’il a été tué, alors que lui-même agissait pour la cause du Règne de Dieu. 95


Une image de Dieu contre une autre image de Dieu ! Mais Dieu, de quel côté était-il ? La résurrection, c’est l’engagement de Dieu qui se reconnaît dans le combat de Jésus. Les mêmes discours disent ce qu’est la résurrection de Jésus. Il ne s’agit pas de la « simple » réanimation d’un cadavre, mais d’un événement qui se passe « du côté de Dieu », dans l’invisible. Ailleurs, on dira : « Il est assis à la droite de Dieu », ou encore : « Il est le premier né d’entre les morts » (Colossiens 1, 18). Dès lors, nous devons nous poser d’autres questions : la résurrection est-elle un fait historique ? quelles preuves ou quels signes en avonsnous ?

La résurrection, un fait historique ? La résurrection de Jésus est-elle un fait de notre histoire ? Tout dépend de ce que l’on appelle ainsi. Oui, si l’on veut dire que ce n’est pas une simple image ou une illusion. Non, si l’on veut dire que c’est un événement matériel, qu’on aurait pu filmer, par exemple. La résurrection de Jésus n’est pas « de notre terre ». Elle est, précisément, l’événement par lequel Jésus « quitte ce monde » et est élevé dans la « gloire du Père », ce moment où Jésus rejoint Dieu. Disons-le encore autrement : « La résurrection, c’est l’irruption de la Vie divine et éternelle dans la condi96


tion mortelle de l’humanité. Et Jésus est l’unique à avoir expérimenté cela » (Shafique Keshavjee). Jésus a dit à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36). C’est à partir de ce Royaume — qui est celui de Dieu — que Jésus fait signe à ses disciples. Jésus n’est pas « passé Jésus n’est pas dans la pièce d’à côté », décidant désincarné, de se montrer de temps en temps, mais divinisé il est « ailleurs », un ailleurs auquel aucun lieu et aucun temps ne sont étrangers. Un ailleurs qui est « un ici et maintenant », comme Dieu lui-même. Jésus n’est donc pas désincarné, comme si l’Incarnation n’avait été qu’une parenthèse, mais « divinisé », participant à la vie de Dieu. Cette nouveauté est au-delà de tout langage et de toute représentation. La présence du Ressuscité est de l’ordre des choses invisibles. C’est une expérience intérieure qui appelle à vivre dans la lumière de l’espérance. Et si le Christ n’est pas ressuscité, l’espérance n’est qu’illusion, et ils sont « les plus malheureux des hommes », écrivait l’apôtre Paul (1 Corinthiens 15, 12-19). Alors, quelles preuves avons-nous ? Aucune ! De réalités pareilles, nous n’aurons jamais de preuves irréfutables, mais seulement des signes qui nous invitent à la confiance. La foi en Jésus ressuscité sera toujours un acte d’engagement libre : vais-je mettre ma confiance dans la parole des témoins, dans les 97


signes qui me sont donnés ? Même le tombeau vide n’est pas une preuve, mais un signe. Nous pouvons y voir la signature « en creux », dans notre « ici-bas » matériel, de la résurrection éternelle de Jésus. Mais même si, au matin de Pâques, les femmes avaient retrouvé le cadavre de Jésus dans le tombeau, cela n’empêcherait pas qu’il soit ressuscité.

Les récits d’« apparitions » Pas de preuves, donc, mais des signes, qui invitent à mettre notre foi dans le Christ ressuscité. Parmi eux, il y a celui des « apparitions », tel que le Nouveau Testament les raconte. Le témoignage le plus ancien est celui de Paul, qui écrit : « Il s’est manifesté à Céphas (Pierre), puis aux Douze. Ensuite, il s’est manifesté à plus de cinq cents frères à la fois : la plupart sont encore vivants et quelques-uns sont morts. Ensuite, il s’est manifesté à Jacques, puis à tous les apôtres. En tout dernier lieu, il s’est aussi manifesté à moi, l’avorton » (1 Corinthiens 15, 5-8). Les gens sont encore là et peuvent témoigner. Mais quand le livre des Actes raconte l’apparition du Christ ressuscité à Paul, il le fait trois fois, avec des détails qui sont inconciliables (Actes 9 ; 22 ; 26). Sans doute faut-il comprendre : les images du récit cherchent à rendre compte d’une expérience spirituelle intense, mais les détails maté98


riels ne doivent pas être pris au pied de la lettre. La rencontre du Ressuscité a été pour lui comme une lumière aveuglante, elle l’a complètement retourné, sa vie est devenue toute différente, mais nous ne pouvons plus reconstituer exactement un scénario de ce qu’il a vécu sur le chemin de Damas. Les récits d’« apparitions » des évangiles ont été rédigés une quarantaine d’années après le matin de Pâques ; eux non plus ne concordent pas. Paradoxalement, leurs divergences ont un sens positif. Si tous disaient la même chose à propos d’un fait qui échappe à l’histoire, ce serait inquiétant : cela ressemblerait à une leçon apprise par cœur. Chacun des évangélistes a essayé, avec les mots dont il disposait et les références bibliques et culturelles qui étaient les siennes, de dire ce qui échappera toujours au langage humain. Ces récits sont en fait une catéchèse de cet événement extraordinaire qu’est la Résurrection de Jésus, en fonction des communautés auxquelles ils s’adressent. Nous sommes loin d’un reportage en direct de l’événement pascal. Il est donc difficile de distinguer, dans ces récits, la part des faits constatables et celle des images symboliques. Prenons, par exemple, la célèbre histoire des pèlerins d’Emmaüs, qui rencontrent Jésus sur la route, reçoivent de lui une leçon de Bible et le reconnaissent quand il partage le pain dans la maison. Ce récit est une catéchèse sur l’Eucharistie. Les 99


chrétiens en font l’expérience : quand ils se rassemblent, lisent ensemble les Écritures et partagent le pain eucharistique, le Ressuscité leur est présent. Il réchauffe leurs cœurs parfois si découragés, il leur révèle le sens de ce qu’ils lisent et il leur donne de le reconnaître au partage du pain. Leur existence, qui semblait si morne, si triste, devient frémissante de vie. Dans les récits des évangiles, Jésus ressuscité a bel et bien « été vu » par les disciples. Mais c’est une expérience particulière. En grec, le verbe utilisé (horaô) n’est pas le même que celui du constat ordinaire (blepô). Jean l’utilise quand il s’agit d’une vision de foi. L’apôtre Paul, dans Ces récits sont son langage, parlera d’une connaissance « selon l’Esprit » (Ro- une catéchèse de la Résurrection mains 8, 4) et non plus « selon la chair » (c’est-à-dire à la manière humaine — 2 Corinthiens 5, 16). De fait, ceux qui rencontrent le Christ ressuscité commencent par ne pas le reconnaître. Les pèlerins d’Emmaüs vont marcher et parler avec lui pendant des kilomètres sans savoir que c’est bien lui. Leurs yeux ne s’ouvriront qu’au moment où il partagera le pain comme à la Dernière Cène. Quand il apparaît aux Onze, ils croient voir un esprit (Luc 24, 37). Marie de Magdala le prend pour le jardinier (Jean 20, 14-15). Le Ressuscité est bien présent, mais on ne peut le reconnaître qu’avec les 100


Trois langages pour dire l’expérience intérieure Personne n’a vu Jésus sortir du tombeau. Où donc est-il ? Le Ressuscité est désormais « assis à la droite du Père » ; en même temps, il est présent aux croyants dans l’invisible et il donne la force de son Esprit. Ce n’est pas la réanimation (provisoire !) d’un cadavre, comme pour Lazare, mais une expérience nouvelle, imprévue, inédite. Une expérience intérieure bouleversante. Pour en rendre compte, il fallait inventer un langage nouveau. Les rédacteurs du Nouveau Testament s’y sont essayé de trois manières. Tout d’abord en racontant une histoire selon l’ordre chronologique : Jésus s’est « endormi » dans la mort, il a été « éveillé » par Dieu et ses disciples l’ont rencontré vivant. Les textes racontent donc ce qui s’est passé après la crucifixion. Un autre langage est davantage poétique, liturgique : il célèbre le triomphe de Dieu sur la mort, il parle d’exaltation de Jésus à la droite du Père. Il y a enfin le langage de la vie — « Il était mort, il est vivant » — qui dit le renouveau de la vie par-delà la mort. À chacun de voir le langage qui lui parle le mieux — celui du conteur, celui du poète ou celui de l’enseignant — sans oublier que chacun des trois laisse le mystère intact.

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yeux de la foi. Comme le tombeau vide, les apparitions ne sont pas des preuves (on pourra toujours les discuter), mais des signes qui invitent à la foi personnelle.

Où rencontrer le Ressuscité ? Dans l’évangile de Marc, quand les femmes vont au tombeau pour embaumer le corps de Jésus, elles constatent avec effroi que la pierre est roulée. Un jeune homme leur dit : « Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ? Il est ressuscité, il n’est plus ici : voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit » (Marc 16, 6-7). Il n’est pas ici, enfermé dans le tombeau, dans la mort. Il n’est pas ici, à Jérusalem, dans la ville sainte, dans la religion séparée de la vie réelle. C’est en Galilée, le lieu du premier appel, qu’il faut le trouver. La Galilée, où les disciples ont leur métier, leur famille. La Galilée, où juifs et non-juifs vivent ensemble. Le lieu de la vie ordinaire. Où chacun travaille, fait de la politique, aime, souffre, cherche son chemin… C’est là qu’il les envoie. C’est là qu’il les attend.

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Une relation nouvelle Le tombeau est vide, ce matin-là, et Jésus apparaît aux femmes, tout d’abord, aux disciples ensuite. Il s’agit bien du même Jésus, celui qui est mort sur la croix et qui a été enseveli. Il y a d’ailleurs des signes qui ne trompent pas : la trace des clous, la blessure de la lance… Les disciples peuvent faire appel à tous les souvenirs qu’ils ont de lui pour le reconnaître. Et pourtant, il faut un acte de foi. Il était mort, c’est certain. Et il est à nouveau au milieu d’eux. Laissonsleur le temps de sortir de leur étonnement… Si c’est bien le même Jésus, il est cependant autre. Les disciples sont invités à une relation nouvelle. Ainsi Marie Madeleine — la première bénéficiaire des apparitions — est-elle appelée à une relation plus intérieure, plus spirituelle : « Ne me retiens pas. Je ne suis pas encore monté vers mon Père. Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu” » (Jean 20, 17). Le Christ ressuscité ne la laisse pas s’accrocher au passé, mais il l’entraîne, à sa suite, vers Dieu son Père. Les témoins sont encore ici-bas. Le Christ, non. Comment la rencontre peut-elle avoir lieu ? Paul explique que ceux qui sont ressuscités avec le Christ n’ont plus leur corps matériel, mais un « corps spirituel » (1 Corinthiens 15, 44-46) ou un « corps glorieux » (Philippiens 3, 21). Rappelons que notre corps n’est pas seulement un ensemble de molécules, mais aussi

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ce qui nous permet d’être en relation avec autrui ; l’expression mystérieuse de Paul semble dire que le Ressuscité peut nous rencontrer sans connaître les limites physiques qui nous sont familières. Les récits d’apparition parlent, dans le même sens, d’une présence de Jésus auprès des siens alors que toutes les portes sont fermées. En tout cas, « la Résurrection du Christ ne fut pas un retour à la vie terrestre, comme ce fut le cas pour les résurrections qu’Il avait accomplies avant Pâques » (Catéchisme de l’Église catholique, no 646). Peut-on en dire plus ? L’essentiel est que les disciples de Jésus, d’abord déroutés par sa mort en croix, ont eu la certitude de sa présence avec eux. Ils ont fini par découvrir que l’amour était le seul chemin de vie et qu’ils pouvaient le prendre en compagnie de celui pour qui, quelques années plus tôt, ils avaient tout quitté.


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La foi chrétienne en Jésus, le Fils de Dieu

«I

Dieu né de Dieu, vrai Dieu né du vrai Dieu » : voilà ce que proclame le concile de Nicée en l’an 325. Cette profession de foi est encore aujourd’hui celle de toutes les Églises chrétiennes. Il faut avouer que cela ne va plus de soi, comme jadis. Que Jésus ait été un homme admirable, la plupart sont prêts à le soutenir. Qu’il soit ressuscité, c’est déjà moins évident. Mais qu’il soit Fils de Dieu, voilà une affirmation que l’homme d’aujourd’hui admet difficilement. Que faut-il en penser ? L EST

L’empereur Constantin, inventeur de la divinité du Christ ? Pour Dan Brown, Constantin est l’inventeur de la foi en la divinité du Christ. « Jésus n’était jusqu’alors considéré que comme un prophète mortel », explique Teabing à Sophie Neveu (DVC 291). 105


Pour unifier son empire et soutenir son propre pouvoir, cet empereur aurait misé sur l’essor du christianisme et aurait forcé les populations païennes à se convertir. Il fallait, dans cette entreprise, consolider l’Église. C’est pour cela qu’il aurait convoqué en l’an 325 le concile de Nicée qui votera un credo affirmant la divinité de Jésus. Comme il s’agissait d’une nouveauté, on a dû écrire les évangiles du Nouveau Testament et éliminer les évangiles apocryphes, c’est-à-dire les textes primitifs du christianisme (DVC 289-293). Une fois de plus, Dan Brown mêle habilement le vrai et le faux. C’est effectivement Constantin qui convoqua le concile de Nicée pour résoudre le grave conflit ouvert par les théories d’Arius (voir l’encadré ci-contre). Nous avons déjà vu que les évangiles canoniques sont bien plus anciens et que les évangiles apocryphes forment une littérature diversifiée, que l’Église n’a jamais voulu cacher ; certains d’entre eux soulignent d’ailleurs avec vigueur la divinité de Jésus. Il faut ajouter ici que Constantin n’a pas fait du christianisme la religion de l’Empire : il s’est contenté d’autoriser son culte et de faire cesser les persécutions. Quant à la divinité du Christ, elle est affirmée non seulement dans les évangiles du Nouveau Testament (celui de Jean est le plus clair), mais aussi dans les lettres de Paul, qui sont encore antérieures. Dans sa lettre aux Philippiens, il parle de Jésus Christ qui était 106


Le Credo de Nicée-Constantinople et ses développements Le Credo de Nicée-Constantinople, intégré aujourd’hui encore dans la liturgie chrétienne, a été constitué en deux étapes. L’essentiel remonte au concile de Nicée (325). Pour répondre à Arius, un prêtre d’Alexandrie (280-env. 336) — qui niait la filiation divine du Christ dès sa conception, faisant de lui une créature exceptionnelle que Dieu aurait ensuite adoptée comme fils —, les évêques ont repris en un texte unique les affirmations de credos antérieurs et déclaré Jésus Christ « vrai Dieu né du vrai Dieu ». Ce texte sera prolongé en 451 par le concile de Chalcédoine qui parle des deux natures du Christ — humaine et divine — réunies en une seule personne « sans confusion ni séparation ». Au VIIIe siècle, les Occidentaux ont introduit unilatéralement dans le Credo l’expression filioque (« Il procède du Père et du Fils »), qui fait encore problème dans le dialogue entre catholiques et orthodoxes.

« de forme divine » et « s’est dépouillé, devenant semblable aux hommes » (Philippiens 2, 6-7), même si l’on peut discuter le sens exact que Paul mettait dans ces propos.

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Comment en est-on venu à affirmer l’identité de Jésus ? Quand Jésus parcourait les villes et les villages de Galilée, personne n’aurait eu l’idée de dire qu’il était autre chose qu’un homme. Un homme étonnant, un homme extraordinaire peut-être, mais un humain comme nous le sommes. Certainement pas un Dieu : depuis longtemps déjà, il était évident pour tout juif que seul YHWH est Dieu. Alors, comment en est-on venu, un peu plus tard, à affirmer la divinité du Christ ? Une fois de plus, il faut compter avec des étapes. Au temps de sa vie publique, Jésus scandalise les uns et suscite l’admiration des autres. Cet homme est une énigme. Les gens se posent des questions : mais qui donc est-il ? Trois choses, surtout, suscitent l’étonnement : ◆ l’autorité avec laquelle Jésus enseigne : « On vous a dit, moi je vous dis… » ; « Tes péchés sont pardonnés ». Les gens qui l’écoutent dans la synagogue de Capharnaüm s’interrogent : « Qu’est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, plein d’autorité ! » (Marc 1, 27). ◆ la puissance de vie que Jésus manifeste en guérissant les malades. Quand Jésus a rendu sa mobilité à un homme paralysé, la foule rend gloire à Dieu, en disant : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil » (Marc 2, 12). 108


l’intimité de la relation de Jésus à Dieu. Il l’appelle Abba, terme affectueux qu’il vaut mieux traduire par « papa » que par « Père » ; une telle façon d’appeler Dieu n’est pas connue avant Jésus. Pour dire ce qu’il dit, pour faire ce qu’il fait, qui donc est-il ? Les gens donnent des réponses diverses : c’est un maître de sagesse, c’est un prophète, c’est le grand prophète de la fin des temps (Élie, qui doit revenir)… Pierre, au nom du groupe des disciples, déclare : « Tu es le Messie » (Christ, en grec), c’est-àdire le roi descendant du roi David, celui qui doit sauver Israël et l’humanité. Jésus lui-même se désigne à l’aide d’une expression étrange, qu’on trouve déjà dans le livre de Daniel : le Fils de l’homme. L’étape décisive sera l’expérience de la mort et de la résurrection de Jésus, dont nous avons déjà parlé plus haut. Si Jésus est vivant par-delà la mort, les réponses que l’on a données jusqu’ici ne sontelles pas insuffisantes ? Sensibilisée par l’événement pascal, la foi chrétienne a peu à peu découvert dans les paroles et le comportement de Jésus des harmoniques qu’elle n’avait pas soupçonnées. Une réponse se dégage peu à peu comme la découverte de ce que l’on avait toujours su sans pouvoir encore le dire : Jésus est Fils de Dieu. Ainsi, pour l’évangéliste Marc, l’identité ultime de Jésus se lit dans l’abaissement du Crucifié : à la vue de Jésus mort, le centurion romain s’écrie : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (Marc 15, 39). ◆

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Jésus, le Fils de Dieu « Tout se passe comme si, en se retournant, après Pâques, sur tout ce qu’ils avaient vécu avec Jésus de Nazareth, tout ce qu’ils avaient entendu de lui, ses disciples comprenaient enfin que toute sa vie fut filiale. C’est bien le Fils de Dieu dont ils avaient entrevu la lumière, sur la montagne sainte, entre Moïse et Elie, lorsque la voix de Dieu le leur avait révélé : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu ; écoutez-le » (Luc 9, 35). C’est bien le Fils dont ils avaient deviné l’intimité de la prière (« Abba, Père », Marc 14, 36), mais aussi l’autorité inouïe, presque scandaleuse, sur la vie, la mort et le péché. » Le titre de Fils, découvert à Pâques en un sens tout nouveau, marquant avec Dieu une proximité que personne n’avait jamais osé imaginer, peut alors être reporté en tête de la vie de Jésus pour en interpréter tout le déroulement, un peu comme on place une clé de sol en tête d’une portée musicale. Oui, c’était bien déjà le Fils que Dieu reconnaissait comme tel et que l’Esprit investissait au jour de son baptême dans le Jourdain, c’était bien le Fils qui était annoncé à Marie comme étant en elle le fruit de ce même Esprit. Et, en remontant jusqu’au terme, c’est-à-dire jusqu’au commencement sans commencement, la communauté peut proclamer que déjà, avant toutes choses, était le Verbe (Jean 1, 1), le Fils unique tourné vers le sein du Dieu Unique (1, 18). » (Jean-Noël Bezançon, Dieu n’est pas solitaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 103)

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L’expression « Fils de Dieu » peut revêtir des significations plus ou moins fortes. En un certain sens, tout être humain ne peut-il se découvrir fils de Dieu ? Pour Marc, par exemple, Jésus se révèle comme Fils de Dieu parce qu’il est parfaitement accordé à la volonté du Père. Et n’est-ce pas sur le même chemin qu’il entraîne ses disciples ? La réflexion va donc encore devoir se développer, à partir d’une expérience : la puissance de l’Esprit du Ressuscité, qui réalise des choses extraordinaires à travers la communauté chrétienne. Une conviction s’impose de plus en plus : Jésus vient libérer l’humanité entière. S’il est puissance de vie pour tout être humain, il n’est pas un fils de Dieu parmi d’autres, mais le Fils de Dieu dans un sens tout à fait unique.

Quelques développements ultérieurs de la réflexion De Paul aux évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble affirme la divinité du Christ. Cependant, les débats ne font que commencer. En l’an 325, si Constantin convoque le concile de Nicée, c’est parce qu’il faut résoudre un conflit entre les évêques. Ils sont d’accord sur deux points essentiels : le Christ est le centre de leur foi ; il existe un seul Dieu. Pour Arius et les évêques qui le défendent, Dieu doit être compris avant toute filiation : « Il y eut un temps où le Fils n’était pas. » 111


Seul le Père est sans commencement et sans fin, et Jésus n’est pour lui qu’un intermédiaire, un « ambassadeur » qui donne accès à Dieu. Dans cette perspective, Jésus ne peut être Dieu ; il est nécessairement moins grand que lui. En Jésus, Pour les autres évêques, Jésus est vraiment Fils de Dieu, et Dieu et l’homme se touchent pas seulement son envoyé spécial. Il existe un seul Dieu, mais il est Père et Fils. En Jésus, Dieu et l’homme se touchent, ils ont une histoire commune. C’est dire que l’être humain a une dignité infinie. Le premier concile de Constantinople (381) complète celui de Nicée en affirmant la divinité du Saint-Esprit, et donc la Trinité formée du Père, du Fils et du Saint-Esprit (trois Personnes, mais une seule nature divine). Reconnaître la divinité de Jésus, en effet, conduit tout naturellement à revoir la conception que l’on se fait de Dieu. Les chrétiens ont compris que Dieu est un mystère de relation : le Père et le Fils dans l’unité du Saint-Esprit ; il est le contraire de la solitude absolue. « Dieu est amour », dit saint Jean (1 Jean 4, 8). À Éphèse (431), on débat d’une question secondaire en apparence : si l’on affirme la divinité de Jésus, Marie est-elle mère de Dieu ? Elle est « mère de Dieu selon l’humanité », répond le Concile. Prendre Marie au sérieux, c’est prendre l’humanité de Jésus au sérieux. Sans Marie, Jésus n’aurait pas 112


existé, le Fils de Dieu ne se serait pas incarné. La difficulté est d’accepter que la révélation de JésusDieu se fasse par l’une d’entre nous ! En 451, à Chalcédoine, les évêques se mettront d’accord sur la formulation suivante : Jésus est « vrai homme et vrai Dieu ». Pas l’un plus que l’autre. Les deux en équilibre. Jésus est solidaire de Dieu son Père ; de toute éternité, le Père lui dit : « Tu es mon Fils bien-aimé. » En même temps, Jésus est solidaire des hommes ; avec eux, il peut dire : « Notre Père ». Il est humainement Dieu et divinement homme. Il est une fenêtre que Dieu a ouverte sur son propre Mystère.

Comment la question se pose-t-elle aujourd’hui ? Nous ne sommes plus au temps des premiers conciles. Pendant de longs siècles, nos ancêtres ont vécu dans une sorte d’évidence : Dieu est un être tout-puissant et éternel ; il sait tout, il nous surveille et, s’il est bon, il est aussi celui qui nous jugera à la fin des temps. Alors que nous, nous sommes tout le contraire : fragiles, pécheurs, ignorants, mortels. Quand on proclamait la divinité du Christ, on lui prêtait automatiquement les qualités que l’on attribuait à Dieu (toute-puissance, omniscience, etc.). En d’autres termes, et même si l’on disait le Christ « vrai Dieu et vrai homme », on ris113


quait toujours de ne pas prendre la deuxième affirmation au sérieux comme la première. Si Jésus savait tout à l’avance, s’il pouvait faire n’importe quoi, il n’était pas « vraiment » comme nous ! Au fond, sans le dire, on considérait que le Christ, deuxième personne de la Trinité, avait pris les apparences de l’humanité, il avait « fait semblant » d’être homme, mais sa vraie nature était divine. Cette pensée porte un nom : c’est le docétisme, une doctrine que l’Église a pourtant toujours combattue. Aujourd’hui, la pensée humaniste s’est largement imposée dans l’opinion publique. Pour beaucoup, voir en Jésus un humain parmi les humains ne fait plus guère difficulté, même s’ils ajoutent aussitôt que cet humain se distingue des autres par des qualités éminentes. La question n’est donc plus : « comment comprendre l’humanité du Christ, puisqu’il est Dieu ? », mais plutôt : « comment comprendre sa divinité, alors qu’il est pleinement homme ? » Le mouvement naturel de la réflexion n’est plus descendant (de « Dieu » à « homme »), mais ascendant (de « homme » à « Dieu »). D’ailleurs, c’est bien ainsi que la réflexion s’est développée aux premiers temps du christianisme. Quoi qu’on en dise, Dieu est et restera une énigme. Il est le Tout Autre, mais s’il est vraiment tout autre, nos images et nos mots sont toujours trop courts. Nous ne pouvons donc pas partir de la divinité pour comprendre qui est Jésus. En re114


vanche, nous pouvons nous appuyer sur ce que les évangiles disent de la trajectoire humaine de Jésus pour découvrir le visage de Dieu. On peut lire en ce sens plusieurs passages du Nouveau Testament : « Tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15) ; « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous en son Fils » (Hébreux 1, 1). Dès L’image du Dieu les origines, les chrétiens ont invisible compris Jésus comme le révélateur de Dieu par excellence, « l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1, 15). Si nous voulons savoir qui est Dieu, la philosophie, la contemplation de la nature ou la lecture des Écritures peuvent nous dire quelque chose, mais « le chemin, la vérité, la vie » n’est autre que Jésus de Nazareth. En Jésus de Nazareth, l’amour de Dieu a fait battre le cœur d’un homme. En lui, Dieu s’est révélé humain. Il s’agit d’aller de l’homme Jésus à Dieu. En sachant que ce chemin est celui du croyant : c’est dans le choix libre de la foi, et ainsi seulement, que l’on peut reconnaître Dieu sur le visage humain de Jésus.

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La conception virginale de Jésus Pour dire la divinité du Christ, les évangélistes Matthieu et Luc ont mis en récit la conception virginale de Jésus. La tradition chrétienne, à leur suite, est unanime : la naissance de Jésus n’est pas due à l’initiative de Joseph, mais de Dieu, par l’Esprit Saint. C’est ce que signifie l’expression « conception virginale de Jésus » (que Dan Brown traduit par « sa mère était vierge » — DVC 428). Ils expriment ainsi leur foi en l’initiative divine dans l’Incarnation, la venue de Dieu dans notre chair (in-carnatio). Matthieu a pris le point de vue de Joseph. Tout perdu quand il comprend que Marie est enceinte, il est averti par Dieu en songe : « Ce qui a été engendré en elle est le fruit de l’Esprit Saint » (Matthieu 1, 20). Luc, lui, aborde ce mystère par le biais de Marie. D’une manière discrète, il fait comprendre ce « oui » de Marie au secret de la rencontre avec Dieu : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint et sera appelé Fils de Dieu » (Luc 1, 35). Il écrit encore ailleurs : « Il était fils, croyait-on, de Joseph » (Luc 3, 23). Cette croyance en la virginité était en rupture tant avec la culture juive qu’avec la mythologie païenne. Pour les Juifs, en effet, cet état constituait plutôt une malédiction. Quant à la mythologie des Grecs et des Romains, elle présentait certains dieux 116


comme partenaires sexuels d’une femme. Dans le récit de l’Annonciation, par contre, l’absence de représentation sexuelle constitue une « véritable démythologisation » (André Paul). L’Esprit Saint n’est pas procréateur mais créateur, comme à l’origine du monde, où il planait sur les eaux (Genèse 1, 2). Dans les récits des évangiles, la naissance de Jésus « de la vierge Marie » signifie que Dieu a l’initiative et que la vie de cet être Jésus est le humain est révélation du cadeau de mystère de Dieu. En d’autres Dieu lui-même termes, ce qu’on dit de la virà l’humanité ginité de Marie relève moins de l’ordre biologique que de l’affirmation théologique : Jésus est le cadeau de Dieu lui-même à l’humanité. Un cadeau surprenant : Marie a été prise au dépourvu, Joseph aussi. Les professions de foi mentionnent la virginité de Marie dès le début du IIe siècle, relayant ainsi les récits de Luc et Matthieu. Jusqu’au IVe siècle, les Pères de l’Église ont estimé devoir défendre cette doctrine contre les philosophes païens qui s’en moquaient, puis la polémique a perdu de son actualité. Citons encore John P. Meier : « La recherche historico-critique ne dispose tout simplement pas des sources ni des outils nécessaires pour parvenir à une décision définitive sur l’historicité de la conception virginale telle qu’elle est rapportée par Matthieu et Luc » (ouvrage cité, p. 144). L’histoire ne 117


peut ici rien dire. C’est donc à la foi d’un chacun de décider s’il accueille la tradition de l’Église. Il en va d’ailleurs de même pour la « virginité perpétuelle » de Marie. Ajoutons cependant que la foi en la divinité du Christ ne dépend pas de la conception virginale. Celle-ci n’est pas une preuve, mais un signe donné par Dieu au croyant. « La doctrine de la divinité du Christ ne serait pas remise en cause si Jésus était issu d’un mariage normal », écrivait Joseph Ratzinger, l’actuel pape Benoît XVI, en 1969.

Jésus Christ, le Sauveur Un autre titre est souvent donné à Jésus par les chrétiens, celui de « Sauveur ». Il ne faut pas le confondre avec « sauveteur », comme si ce rôle consistait « seulement » à préserver les hommes du malheur. Le mot « salut » provient de la même racine que « santé ». Le Sauveur, c’est celui qui fait vivre en pleine santé. Sauver l’humain, c’est lui permettre d’être enfin luimême, de réussir son aventure humaine. « Je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient en plénitude », dit Jésus dans l’évangile de Jean (10, 10). Comment peut-on dire que Jésus est le Sauveur de l’humanité quand, deux mille ans après sa venue, tant de gens vivent encore les horreurs de la guerre, la misère extrême, la maladie et d’autres malheurs 118


innombrables ? Jésus n’est évidemment pas sauveur au sens où il ferait disparaître comme par un coup de baguette magique toutes les souffrances humaines. Il n’est pas sauveur sans nous, sans notre liberté. Alors quoi ? Pour faire bref, disons qu’il arrache l’humanité au fatalisme, à la désespérance et qu’il révèle un Dieu plus humain que les humains. Celui qui met sa confiance en Jésus peut découvrir un sens à sa vie et une espérance pour le monde, et c’est essentiel, même si cela ne supprime ni les microbes ni les tremblements de terre. En Jésus de Nazareth, explique la tradition chrétienne, Dieu s’est fait homme. En le regardant, nous pouvons savoir qui est Dieu et de quel amour il nous aime. Il nous a délivrés de la terreur devant un Dieu que l’on imaginait trop souvent comme un juge implacable ou un roi aux décisions arbitraires. Désormais, nous savons que nous Une vie humaine n’avons pas à le craindre : il nous réussie comprend et nous respecte mieux que nous-mêmes, il veut que nous soyons des vivants, il nous invite sans cesse à la liberté et la responsabilité, il nous accueille même si nous sommes pécheurs, il souffre avec nous quand nous souffrons. En regardant Jésus, nous pouvons voir aussi ce qu’est une vie humaine réussie : non celle où chacun cherche d’abord à sauver sa peau, à s’enrichir ou à conquérir sa parcelle de pouvoir, mais celle qui se situe, quoi qu’il en coûte, sur 119


le même chemin d’amour que Dieu lui-même. Oui, nous pouvons nous humaniser en construisant des relations vraies avec nos semblables, en acceptant d’être vulnérables, en prenant les risques de la fraternité et du service mutuel. Jésus est encore sauveur de l’humain parce qu’il est le premier-né du monde nouveau. Il a brisé le cercle infernal de la violence en acceptant d’en être la victime innocente. Sa résurrection est promesse de notre propre résurrection. Il est comme cet oiseau qui, en se blessant au filet dans lequel tous sont emprisonnés, ouvre une brèche par laquelle tous pourront passer. Il fait entrevoir un bonheur définitif qui n’est pas individuel, mais relationnel, ce qu’il appelait le « Royaume de Dieu ». Lorsque Jésus apparaît aux femmes et aux apôtres, ceux-ci perçoivent que l’amitié commencée avec lui se poursuit. Il n’est plus de ce monde, mais il est toujours avec eux. Les disciples pourront continuer à vivre dans ce monde qui ressemble parfois à une jungle. Ils ne sont pas seuls. Avec le Christ, ils suivront le même chemin, celui qui traverse la mort pour rencontrer la vie. Ils mettront leurs pas dans les pas de celui qui a fait une ouverture dans le mur de la mort. Jésus ne ressemble-t-il pas à ce personnage de La Divine Comédie de Dante qui affronte les ténèbres ? Il tient une lampe à la main, mais dans son dos, pour éclairer ceux qui le suivent.


Conclusion a Vinci Code est un thriller écrit d’une manière particulièrement efficace. C’est aussi un livre qui confronte ses lecteurs — qu’ils soient chrétiens ou non — à des questions cruciales : qu’est-ce qui fonde la foi chrétienne ? qu’est-ce qui fonde le projet humaniste ? peut-on faire confiance à quelqu’un ? sommes-nous acculés au cynisme et à la désespérance ? Le succès planétaire du Da Vinci Code doit nous faire réfléchir. En prenant les moyens d’une vraie réflexion : s’efforcer d’en comprendre les raisons, écouter le plus sereinement possible les questions que le roman pose et nous les poser à nous-mêmes avec honnêteté, sans écarter a priori les réponses qui risquent de nous ébranler. Il faut, pour cela, ouvrir quelques dossiers et écouter ce que disent aujourd’hui les spécialistes de divers domaines. C’est ce que nous avons essayé de faire par ce petit livre qui s’achève. C’est un fait : la civilisation des sciences, des techniques, du commerce et de la finance n’a pas

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comblé, jusqu’ici, les aspirations de l’humanité. Même pas pour ceux qui ont la chance d’en être les principaux bénéficiaires, alors que des milliards d’humains vivent encore dans une misère totale. Les grandes idéologies ont échoué, y compris celle du progrès. Nous ne pouvons pourtant vivre sans horizon, sans rêve, sans espérance pour l’humanité. Dan Brown fait rêver ses lecteurs. C’est toujours ça ! En même temps, il jette le soupçon sur le christianisme et entretient une méfiance aujourd’hui très répandue envers toutes les institutions. Il éveille la curiosité en faisant miroiter une érudition impressionnante qui se révèle en définitive superficielle et mal maîtrisée. S’il se trompe sur des détails de « culture générale », est-il plus fiable quand il aborde des questions fondamentales, comme le Jésus de l’histoire, les origines du christianisme, l’écriture des évangiles ou la divinité du Christ ? Il semble bien que la réponse soit négative. Dan Brown a voulu écrire un livre qui fasse sensation, et il a réussi. Mais il n’a pas enquêté avec la rigueur nécessaire sur les questions principales qu’il développe. Prenons le livre pour ce qu’il est : un roman. Ne lui demandons pas autre chose ! Il ne faut donc pas croire Dan Brown les yeux fermés. Cependant, les affirmations du professeur Langdon ou d’une autorité comme Teabing mettent les chrétiens au défi : la foi professée par les Églises repose-t-elle sur des bases solides ? Voilà 122


une question redoutable, que les chrétiens auraient tort d’esquiver. Car, en définitive, ils la portent tous en eux-mêmes. Nous avons donc mené l’enquête en interrogeant les meilleurs témoins : que peut-on dire d’assuré sur Jésus ? sur Marie Madeleine ? sur la rédaction des La proposition évangiles ? sur la résurrection chrétienne peut et la divinité du Christ ? Nous donner sens à n’avons pas trouvé des preuves, nos existences mais des signes. En définitive, la proposition chrétienne ne s’impose pas à nous comme une évidence, mais elle n’est pas déraisonnable et peut donner sens à nos existences. À chacun de prendre ou ne pas prendre le risque de se laisser entraîner par le Christ. Le roman a de quoi troubler certains lecteurs lorsqu’il raconte les mensonges de Rome — qui aurait trafiqué les évangiles — ou les agissements de membres de l’Opus Dei, et plus encore lorsqu’il fait de Marie Madeleine la maîtresse de Jésus et la mère de son enfant. Faut-il pour autant déconseiller la lecture du livre, voire l’interdire ? Cela ne ferait que renforcer le soupçon, et de toute façon tout le monde l’a déjà lu. Il est dérisoire d’entrer dans la polémique avec Dan Brown sur tel ou tel point : ce combat a toutes les chances d’être inefficace. En revanche, le succès du livre attire l’attention sur la nécessité d’un travail de fond. 123


Une première nécessité est celle d’une formation qui aille à l’essentiel et s’accorde aux besoins d’aujourd’hui. Il ne s’agit donc pas d’ingurgiter une masse d’informations ou de donner un « petit prêtà-penser » théologique, mais plutôt d’affermir la foi chrétienne sur deux bases essentielles : l’expérience chrétienne fondatrice racontée dans les Écritures (il faut apprendre à les lire !) et l’expérience actuelle — personnelle et collective — des croyants. Cette formation devrait permettre de redécouvrir combien la Tradition chrétienne est riche d’humanité, donner du souffle et de l’espérance. Une deuxième nécessité vitale, liée à la première, consiste à tisser un réseau relationnel dans lequel les pratiques chrétiennes (liturgiques, par exemple) s’inscrivent naturellement, où chacun est invité à partager en toute sincérité ses convictions et ses découvertes spirituelles et à s’exposer ensemble à la Parole de l’Écriture. Ainsi, la charpente personnelle acquise dans la formation aura une dimension réellement ecclésiale. Celui qui trouve dans l’existence chrétienne une cohérence qui le tient debout et lui donne de la joie de vivre, celui qui peut partager ses convictions et sa prière avec des frères dans la solidarité et le questionnement mutuels, celui-là habitera sa foi sans craindre les livres réputés « dangereux ».


Quelques éléments bibliographiques Philippe BACQ, Odile RIBADEAU DUMAS, Un goût d’évangile. Marc, un récit en pastorale, Bruxelles, Lumen Vitae, 2006. ◆ Régis BURNET, Marie Madeleine. De la pécheresse à l’épouse de Jésus, Paris, Cerf, 2005. ◆ Charles DELHEZ, Ces questions sur la foi que tout le monde se pose, Paris-Bruxelles, Cerf-Racine, 1997. Nouvelles questions sur la foi, Paris-BruxellesNamur, Cerf-Racine-Fidélité, 2001. ◆ Marie-France ETCHEGOIN et Frédéric LENOIR, Code Da Vinci : l’enquête, Paris, Robert Laffont, 2005. Un livre vendu à 200 000 exemplaires. ◆ Camille FOCANT, Les Évangiles apocryphes, coll. « Que penser de… ? » Namur, Fidélité, 2001. ◆ John P. MEIER, Un certain juif Jésus, 4 tomes parus, Paris, Cerf, 2004-2005. ◆ André PAUL, La Bible avant la Bible. La grande révélation des manuscrits de la mer Morte, Paris, Cerf, 2005. ◆ France QUÉRÉ, Évangiles apocryphes, coll. « Points », Paris, Seuil, 1983. ◆ Michel QUESNEL, Jésus Christ, coll. « Dominos », Paris, Flammarion, 1994. ◆ Bernard SESBOÜÉ, Le Da Vinci Code expliqué à ses lecteurs, Paris, Seuil, 2006. ◆ Les écrits apocryphes, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 2006. ◆

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Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 1. Le succès du Da Vinci Code . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2. Du vrai et du faux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 3. Évangiles « canoniques » et « apocryphes » . . . . . . 39 4. Le Jésus de l’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 5. Marie Madeleine et Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 6. La foi chrétienne en Jésus ressuscité . . . . . . . . . . 91 7. La foi chrétienne en Jésus, le Fils de Dieu . . . . . 105 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

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Achevé d’imprimer le 21 avril 2006 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Charles Delhez Jacques Vermeylen

Les agences de voyage organisent des visites sur les lieux du Da Vinci Code : le musée du Louvre, l’église Saint Sulpice, Rennes-le-Château… Il s’agit de vérifier sur place ce que dit le livre. Pourquoi ne pas visiter avec la même préoccupation d’autres lieux fréquentés par le roman : les évangiles du Nouveau Testament et les évangiles apocryphes, ce qu’on sait du Jésus historique, les origines du christianisme, la foi en la divinité du Christ ? C’est le défi que Charles Delhez, journaliste, et Jacques Vermeylen, exégète, relèvent dans ce petit livre. Aux lecteurs trop crédules de Dan Brown comme à ceux qui gardent une image surannée du christianisme, ce voyage fait découvrir un Jésus étonnant, une foi qui s’interroge sur elle-même, une tradition chrétienne porteuse d’un grand souffle de vie. ISBN : 2-87356-345-1 Prix TTC : 8,00 €

9 782873 563455

Collection « Que penser de… ? »

Charles Delhez - Jacques Vermeylen

Le Jésus des chrétiens

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