SIMON-PIERRE ARNOLD
Dieu derrière la porte
La foi au-delà des confessions
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DIEU DERRIÈRE LA PORTE LA FOI AUDELÀ DES CONFESSIONS
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DU MÊME AUTEUR : En français Au risque de Jésus-Christ. Une relecture des vœux, Bruxelles, 2007. La foi sauvage. Bilan provisoire d’un théologien perplexe, Paris, 2011. Où allons-nous ? Une théologie de la vie consacrée pour un temps de crise et d’espérance, Montréal, 2014. En espagnol Ensayos andinos, Cochabamba, 2009. Tú sígueme, Cochabamba, 2010. Talitha Qum, Buenos Aires, 2015.
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SIMONPIERRE ARNOLD
DIEU DERRIÈRE LA PORTE LA FOI AUDELÀ DES CONFESSIONS
Traduit de l’espagnol par Evelin Bloch
PAULINES LESSIUS
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Arnold, Simón Pedro [Era de la mariposa. Français] Dieu derrière la porte : la foi au-delà des confessions Traduction de : La era de la mariposa. Publié en collaboration avec : Lessius. ISBN 978-2-920912-70-0 1. Foi. 2. Mysticisme. 3. Théologie négative - Christianisme. I. Titre. II. Titre : Era de la mariposa. Français. BT771.3.A7614 2016
234’.23 C2016-940753-5
Titre original : La era de la mariposa © Editorial Claretiana, Buenos Aires (AR)
© Paulines ISBN : 978-2-920912-70-0 Dépôt légal Bibliothèque et Archives nationales du Québec 2016 Bibliothèque et Archives Canada 2016 www.editions.paulines.qc.ca Éditions Lessius ISBN : 978-2-87299-302-4 Dépôt légal Bibliothèque royale de Belgique : 2016/4255/13 Collection La part-Dieu, n° 29 www.editionsjesuites.com Tous droits réservés Imprimé au Canada
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À mes chers frères du Prieuré de Weston, témoins privilégiés et source d’inspiration de ces pages.
Abandonne tout lieu, tout temps et même toute image ! Emprunte, sans chemin, le sentier étroit. Tu parviendras ainsi jusqu’à l’empreinte du désert. Maître Eckhart
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INTRODUCTION
Ce livre ne traite pas spécifiquement des nouveaux paradigmes. Différents collègues théologiens et théologiennes réalisent ce travail de manière excellente, depuis quelques années, en Amérique latine et ailleurs. On ne doit donc pas s’attendre à une analyse systématique de chacun de ces paradigmes. Je renvoie plutôt à la littérature dont je m’inspire moimême pour le projet de ce livre1. Sans entrer dans le débat théorique, je m’engage à relever le défi de préparer le terrain pour une nouvelle parole de foi dans le contexte actuel. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir de la foi à partir du présent. Les nouveaux paradigmes, de même que la postmodernité, sont le point de départ de ma réflexion et non pas son point d’arrivée. De nombreuses surprises nous attendent encore. En rester là serait aussi naïf que de nous cramponner au passé prémoderne. D’une certaine manière, il ne s’agit pas tant d’une discussion entre foi et nouvelles consciences, mais bien plutôt d’une réflexion interne à la foi elle-même, vécue au sein de cette 1
Cf. entre autres José María Vigil, Teología del pluralismo religioso, Córdoba, Éd. El Almendro, 2005. Roger Lenaers, Un autre christianisme est possible, Paris, Golias, 2011. Également de Lenaers, Aunque no haya un Dios ahí arriba. Vivir en Dios, sin dios, Quito, 2013.
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nouvelle réalité. Que signifiera dans l’avenir être croyant ? Comment trouver un langage apte à décrire la nouvelle cosmovision et ses conséquences concrètes ? Je propose donc une approche intuitive des défis d’aujourd’hui et de demain, à partir d’une théologie spirituelle. Un peu comme au début du christianisme, quand il nous a fallu transplanter nos racines juives dans le monde grec en vue d’une nouvelle fécondité, il nous revient de forger une parole encore inédite à partir de notre tradition historique, charismatique et mystique. En tant que moine, je me lance dans cette aventure quasiment à la manière patristique. Partant de la centralité de la Parole, j’invite à une exploration par vagues successives et concentriques, parcourant les multiples espaces où il nous faut incarner notre foi aujourd’hui. Pour ce pèlerinage hasardeux, je propose l’expérience mystique comme fil conducteur de cet enchevêtrement.
L’expérience religieuse et les nouveaux paradigmes Les nouveaux paradigmes sont un fait de civilisation typique de l’Occident qui remonte à plus de cinq cents ans. Néanmoins, la résistance tenace que les institutions et les idéologies religieuses leur opposent a accaparé depuis lors une bonne partie de leurs énergies. En ce qui concerne le catholicisme, ce n’est que récemment – durant le dernier concile – qu’il y eut une tentative, bien timide d’ailleurs, d’ouvrir le dialogue avec les nouvelles cosmovisions et « sociovisions », leurs anthropologies et leurs images de Dieu. Mais il faut bien reconnaître que cette ouverture mentale et spirituelle relative a été grandement paralysée ces trente-cinq dernières années. Il semblerait que nous sortions enfin de ce long hiver ecclésial. La nouvelle Pentecôte
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annoncée il y a cinquante ans commence à peine. Profitons de ce printemps.
Une lecture de foi des signes des temps Tous les défis de civilisation sont, pour le croyant, des signes des temps, c’est-à-dire des actes dans lesquels l’Esprit est impliqué. Mais pour les accueillir ainsi, il faut renoncer à une foi qui prétend donner des réponses et courir le risque du Christ et de son Royaume en optant pour une foi située au-delà de toute croyance, au cœur du monde actuel. Le vieux débat entre rationalité mythique et rationalité scientifique, à peine sorti des cénacles théologiques et exégétiques, devient l’espace public où doivent se mouvoir la pastorale, la mystique et la vie croyante au quotidien. La démythologisation à la Bultmann2, bien que douloureuse, fait partie désormais de la condition et du travail héroïque de chaque croyant. En ce sens, il faut considérer Feuerbach, Marx, Freud et Nietzsche, au même titre que Copernic et Darwin, comme de véritables et indispensables libérateurs des croyants en chemin pascal de deuil et de re-création de leur foi. Avec eux s’achève, comme le disait déjà Max Weber, l’enchantement religieux-magique du monde. Il nous faut de façon urgente abandonner l’univers mental des croyances pour aborder celui du désert et de la nudité de la foi. En Amérique latine, l’après-concile fut essentiellement consacré à une prise de conscience et à la dénonciation, à partir de la foi, de situations sociales intolérables, dans un contexte dont le caractère religieux, massivement catholique, n’était pas remis en cause. Cette veine prophétique de la théologie de la 2
Rudolf Bultmann, Jésus. Mythologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1968. Cf. aussi ses travaux sur les Évangiles synoptiques.
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libération continue à inspirer de manière spécifique ce continent. Néanmoins, l’Amérique latine d’aujourd’hui n’est plus celle des années 1970 à 1980. Il est urgent de reconnaître qu’ici aussi se termine le temps de la chrétienté et qu’une nouvelle parole est exigée de nous. Ce nouveau défi, comme nous le verrons, nous pouvons aussi l’assumer en partie en puisant le neuf et le vieux dans le trésor des cultures indigènes et métisses. Il s’agit d’une véritable chrysalide spirituelle. Nous entrons dans « l’ère du papillon », où il faut nous libérer du rampement mental du ver mythique et de sa sécurité illusoire, pour entreprendre le vol libre, bien que fragile et éphémère, du papillon postmoderne. Indéniablement, en Amérique latine comme ailleurs, il est devenu impossible de prétendre expliquer la réalité par le « fait religieux ». Cette fonction revient désormais à la science sous ses diverses modalités. Si le fait religieux conserve, dans la postmodernité, quelque légitimité, c’est exclusivement dans le domaine de la quête et de la construction symbolique de sens, à l’intérieur de cette réalité désormais autonome.
Les différentes dimensions de l’expérience religieuse Le débat sur le fait religieux et l’avenir des religions est ancien. À plusieurs reprises au cours de l’histoire, et particulièrement depuis le XIXe siècle, on nous a prédit la fin des religions. Ces prophéties ont péché par ingénuité et superficialité. Les religions n’ont jamais été aussi présentes, florissantes et puissantes, pour le meilleur et pour le pire, sur la scène politique et culturelle. La mort de Dieu annoncée par Nietzsche n’a point signifié, loin de là, la mort des religions. Parlons tout d’abord de ce que nous appellerons désormais la religiosité. J’aborde ici ce concept en tant que capacité humaine, quasi universelle, plus ou moins intense selon les
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cultures, à entrer subjectivement et collectivement en relation avec le mystère, le symbolique, dimensions considérées comme constitutives de la réalité. Cette capacité peut se rapporter ou non à un dieu, ce dernier pouvant revêtir une multitude de formes. Quand nous parlons ici de religion, en revanche, nous nous référons à une représentation culturelle et institutionnelle historique de cette capacité anthropologique. Cette représentation se réalise par le biais d’un discours, de croyances mythiques, de gestes rituels, de contenus doctrinaux et éthiques. Dans cette même perspective, nous parlerons également de religion à propos du système de pouvoir clérical qui se légitime par le contrôle qu’il exerce sur ces mêmes représentations. Par contraste, je veux privilégier l’expérience mystique comme évènement fondateur, irruption du mystère et du symbolique dans l’expérience personnelle ou collective. Cet évènement peut se produire, ou non, au sein du système religieux comme pouvoir ou comme discours. Quoi qu’il en soit, il s’agira toujours d’une expérience conflictuelle, dialectique entre le discours appris de l’autorité ainsi que de la tradition à laquelle appartient le sujet et la nouveauté scandaleuse et transformatrice de cet évènement. Pour ma part, c’est sur ce terrain mystique que je vois le futur de la foi dans le contexte des nouveaux paradigmes.
La foi : ce qui reste quand il ne reste rien Dans la perspective chrétienne, la foi est l’au-delà de l’expérience religieuse telle que je viens de la présenter, ce qui reste quand il ne reste rien, absolument rien, de nos croyances. Pour le disciple de Jésus de Nazareth, la foi jaillit de la crise religieuse de la croix. Au Golgotha, Jésus dénonce et bouleverse définitivement les croyances religieuses qu’il
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avait déjà commencé à remettre en question durant sa vie de rabbi, y compris les croyances messianiques de ses propres disciples. En ce sens, la croix est littéralement une crise mystique, un scandale religieux, comme dirait Kierkegaard. Devenir disciple est l’unique école de cette foi qui pénètre d’abord par les pieds, au long d’un cheminement onéreux à la suite de Jésus, cheminement fait de scandales, de fascinations, de doutes, de perplexités et de séductions. Évènement historique par excellence. Comme ce fut le cas pour les disciples d’Emmaüs, cette marche à tâtons se transforme, ensuite, en une expérience : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant… » (Lc 24,32). La foi devient alors communion affective. C’est seulement après ces deux premières étapes essentielles que nous pouvons parler de conviction de foi, de théologie. Là se retrouvent réunis, dans un contexte intellectuel et symbolique particulier, les instruments toujours nouveaux qui permettent de comprendre, de rendre compte de l’expérience vécue de façon personnelle ou communautaire. Cette troisième étape s’insère toujours dans un temps et un contexte historique spécifiques. C’est sur le plan théologique et intellectuel que la foi évolue en permanence. À chacune de ces étapes de la foi comme aventure mystique, historique et théologique, le croyant est témoin d’une expérience dont il sait qu’elle est, mais dont il ignore ce qu’elle est. C’est pour cela qu’il fait continuellement référence aux instruments de sa culture en les recréant, dans l’espoir de balbutier quelque chose de cette expérience. Aujourd’hui, pour le chrétien occidentalisé que je suis, ces instruments sont nécessairement les nouveaux paradigmes. Ma foi va au-delà de la pensée moderne, mais ne peut se passer de ce que cette dernière offre comme progrès dans la quête de la vérité.
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Paradigme postreligionnel et nouvelle identité du fait religieux Dietrich Bonhoeffer annonçait déjà dans les années 1940 une foi moderne libérée du joug religieux. À la lumière des évènements, je ne suis pas convaincu par sa prédiction. Il semble plutôt que les institutions et le discours religieux soient, sous divers aspects, déterminants dans le monde d’aujourd’hui. Néanmoins, ces institutions et ce discours traversent à la fois une crise de légitimité et une crise de fonction sans précédent. Ce qui est en question actuellement, ce n’est pas tant l’existence future du fait religieux et des religions, mais bien leur lieu et leur sens dans la nouvelle culture. En ce cas, je ne parlerais pas d’une postmodernité postreligieuse, ce qui impliquerait la fin des religions, mais plutôt, comme le font plusieurs auteurs contemporains, d’une culture postreligionnelle, dans le sens d’une transformation radicale du rôle social, culturel et historique du fait religieux et des religions.
Jésus et la religion Cette transformation est déjà présente en germe, me semble-t-il, dans le message et la pratique de Jésus, et arrive à maturité au sein de la première communauté postpascale. Malheureusement, très vite – pratiquement depuis les Épîtres pastorales à Timothée et à Tite –, le discours et les institutions religieuses reprennent le pouvoir, jusqu’à ce que ce processus de récupération religieuse du christianisme culmine dans la chrétienté, inaugurée par l’édit de Milan et par l’intégration de l’Église, sous Constantin, dans le système impérial. L’attitude de Jésus face à la religion est, à première vue, ambiguë. D’un côté, surtout pour Luc, Jésus et son milieu
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familial sont présentés comme juifs orthodoxes, proches de la spiritualité des anawîm. En ce sens, la judéité religieuse de Jésus ne fait aucun doute. Dans ce contexte cependant, l’incroyable liberté religieuse de Jésus – sur des points de doctrine aussi essentiels que le sabbat, les rites de purification légale ou la légitimité des normes mosaïques en ce qui concerne le divorce – attire puissamment l’attention. Ce contraste entre l’orthodoxie et la liberté religieuse de Jésus m’amène à comprendre l’Évangile comme une critique prophétique radicale de la religion à partir de la religion. Dans cette dialectique, le scandale majeur se trouve dans la tension du discours sur la montagne entre le « il vous a été dit » de la religion officielle et le « moi je vous dis » de la nouvelle Torah des Béatitudes. Cette tension signe, de fait, la rupture entre christianisme et religion, en particulier la religion juive. La première communauté réunie par Jésus se présente clairement comme un laboratoire du Royaume en tant qu’expérience non pas tant « areligieuse » que « suprareligieuse » et eschatologique. La communauté selon le Royaume constitue une véritable révolution : elle se compose de manière scandaleuse d’hommes et de femmes, mariés ou non, ayant la même responsabilité de prise de parole publique ; elle a pour centre symbolique l’enfant ; enfin, elle admet la cohabitation d’idéologies et de classes en conflit les unes avec les autres. Certains épisodes fondamentaux de l’Évangile explicitent cette rupture religieuse radicale : le figuier desséché symbolisant le peuple de la loi ; la confrontation dans le Temple avec les changeurs et les vendeurs d’animaux destinés aux sacrifices ; le dialogue avec la Samaritaine à propos des adorateurs en esprit et en vérité plutôt que sur les montagnes rituelles de Jérusalem et de Garizim, etc. Sans aucun doute : le Royaume marque la fin et l’au-delà du Temple et de la reli-
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gion. Cette rupture religieuse est perçue comme une menace par Caïphe (cf. Jn 18). Tel est donc le motif véritable et définitif de la crucifixion, dans la perspective du Temple3. En situant l’inauguration de la foi dans l’évènement de la croix, j’affirme son caractère suprareligieux. Finalement, Jésus est un anticlérical qui ne parle jamais explicitement de Dieu. Il rend seulement témoignage de sa propre relation avec son Abba et propose cette relation comme icône de la foi. Pour le reste, le Dieu de Jésus n’apparaît qu’à travers la parabole multiple de l’humain. Le seul titre christologique que Jésus semble avoir assumé est celui de Fils de l’homme : humain, seulement et pleinement humain, même si cette humanité christique se réfère mystérieusement à la figure messianique du prophète Daniel. Et cet humain, en outre, fut Nazaréen jusque sur la croix, c’est-à-dire totalement marginal et insignifiant. Cette manière particulière d’être humain, devient, pour les disciples et tout spécialement pour Philippe, la seule image de Dieu. Ainsi, dans la polémique à propos de César, Jésus dépolitise la religion et en même temps sécularise la relation à Dieu.
Le christianisme postpascal comme proposition postreligionnelle La grâce par excellence du christianisme primitif, bien qu’imprévue, fut la double persécution religieuse, de la part aussi bien du Temple que de l’Empire romain. Marginalisée et exclue de tout espace religieux officiel, l’Église se comprit non
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Beaucoup d’auteurs, en revanche, affirment que la crucifixion de Jésus, dont plus personne ne doute sérieusement, est principalement un évènement politique dans la logique impériale romaine. Jésus, en prétendant être roi eschatologique, menaçait d’une certaine manière l’ordre impérial. Nous aurions ainsi deux interprétations diverses de la mort de Jésus : Caïphe à cause de la religion et Pilate pour une raison politique.
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comme une religion parmi d’autres, mais bien comme une communauté plurireligieuse, pluriculturelle et eschatologique. Privée de tout rite public, elle s’est construite, comme le décrit magnifiquement la Lettre à Diognète4, comme une fraternité de table, de convivialité, forgée sur la mémoire vivante de Jésus. Cette nouvelle conscience interreligieuse se concrétisa durant le concile de Jérusalem, au cours duquel le fondement de l’Église s’établit non pas dans les formes religieuses (la circoncision, par exemple), mais dans l’expérience charismatique commune (« l’Esprit et nous »), dans une polyphonie de formes religieuses et culturelles. De cette prise de conscience surgit la priorité de la liberté du croyant (« Nous avons décidé de ne rien imposer »). Seulement quatre conditions d’appartenance à la communauté furent requises : le rejet de l’idolâtrie, la cohérence éthique (éviter l’inconduite sexuelle), la convivialité (s’abstenir de viandes avec leur sang, pour pouvoir partager la table entre païens et juifs) et la solidarité avec les pauvres (Ac 15,28-29 et Ga 2,1-10). Ces conditions minimales découlent de l’expérience charismatique de la foi, fondée sur le baptême. Aucune d’elles n’a un caractère explicitement religieux. Elles n’excluent pas non plus la cohabitation, au sein de la communauté, de symboliques religieuses provenant de diverses traditions. L’Église postpascale est interreligieuse de naissance et donc, son fondement déborde toute religion particulière.
Un nouveau chemin de théologie négative La tradition de la kabbale juive parle de quatre interprétations de la Torah. La première, la plus superficielle, c’est la lecture littérale du texte. La deuxième implique l’interprétation
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Œuvre apologétique du IIe siècle.
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de la tradition orale. La troisième, la lecture symbolique et allégorique, ou l’interprétation philosophique. Mais le cœur de la Torah, son fondement éternel et définitif, correspond à l’interprétation mystique. Le discours religieux fait clairement partie des deux premières formes de lecture, sujettes aux variations de l’histoire et de la culture. Mais la foi se réfère, quant à elle, aux deux dernières. Dans le contexte des nouveaux paradigmes, je suis convaincu qu’il nous faut revenir à ce langage symbolique et mystique. Dans toutes les grandes traditions spirituelles, le sommet de la montagne correspond, d’une manière ou d’une autre, au silence mystique, ce que nous appellerions ici la théologie négative, soit le renoncement absolu à parler de Dieu. Comme le dit Maître Eckhart, « il faut tout faire comme si Dieu n’existait pas pour l’écouter respirer derrière la porte5 ». C’est la même intuition que nous trouvons dans Le Nuage d’Inconnaissance6, chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite7 et dans tant d’autres textes mystiques, chrétiens ou non. Dans cette montée du Carmel, dont parle également Jean de la Croix, les religions, leurs traditions et symboliques apparaissent comme le commencement d’un chemin de crête qui aborde la montagne par ses différents flancs. Au fur et à mesure que ces chemins montent, ils se rapprochent les uns des autres et parfois même se rencontrent. Mais dans leur approche progressive du sommet, leurs propres traces s’effacent insensiblement et, comme le dit le poète, il n’y a, alors, plus aucun chemin.
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Maître Eckhart (1260-1327), sermon Du Détachement. Anonyme anglais du XIVe siècle. Pseudo-Denys l’Aréopagite, mystique byzantin anonyme des Ve et VIe siècles, une des sources les plus importantes de la mystique négative.
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C’est l’étape spirituelle à laquelle nous sommes arrivés en ce temps des nouveaux paradigmes. Mais quelle surprise ! En entrevoyant de loin le sommet dans le nuage épais de l’« inconnaissance », nous rencontrons, parmi les nouvelles respirations mystiques, la science elle-même et ses contemplations. Les progrès extraordinaires de la connaissance humaine de l’univers sont devenus pour moi une source privilégiée, constante et joyeuse d’adoration contemplative du mystère indicible. Grâce à ces sentiers mystiques imprévus, je pressens chaque fois davantage ce que Maître Eckhart appelle la «déité », au-delà de tout dieu et de toute image du divin. C’est ce que Richard Kearney nomme la phase de l’« anathéisme8 ». Après le théisme prémoderne et au-delà de l’indispensable athéisme moderne, nous entrons dans une nouvelle ère de la foi, qu’il appelle anathéiste et qui, sous bien des aspects, ressemble à cette intuition universelle de la théologie négative.
Un apport à partir des religions indigènes Je veux conclure ces réflexions d’introduction en revenant à notre Amérique latine. Sur ce continent, ces dernières décennies ont été marquées par des réflexions théologiques qui vont au-delà de la théologie de la libération. Je veux parler ici du courant de la théologie indienne, dans lequel, à partir du monde andin, je suis personnellement impliqué depuis de nombreuses années. Sans aucun doute, les spiritualités indigènes qui subsistent parmi nous sont clairement areligionnelles, d’après le sens idéologique et institutionnel évoqué plus haut. Comme pour le christianisme primitif, la grande chance de la spiri-
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Richard Kearney, Dieu est mort, vive Dieu, Paris, Nil, 2011.
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tualité indigène fut sa persécution par le christianisme colonial. Réfugiée dans la clandestinité durant plusieurs siècles, cette spiritualité est pauvre en doctrine, en discours idéologique et en codes moraux écrits. Sa force se concentre en une ritualité non institutionnelle extrêmement flexible et créative, en profonde communion avec les réalités cosmiques. Son projet ne vise pas plus loin que l’harmonie préservée ou restaurée entre l’histoire immédiate et le cosmos. L’utopie inspiratrice de cette mystique réside dans ce que l’on appelle généralement le buen vivir9. À partir de la conjoncture bolivienne et péruvienne récente, nous travaillons beaucoup le thème de la décolonisation mentale sous toutes ses formes. Pour la théologie, cet effort implique précisément de repenser un christianisme libéré de ses préjugés religieux coloniaux et occidentaux. D’une certaine façon, il est urgent que nous revenions à une foi des hauteurs. Dans ce défi, le buen vivir indigène représente une véritable chance et une parole originale sur le chemin vers l’anathéisme et le postreligionnel. Mais nous commençons à peine les premiers balbutiements de ce dialogue interreligieux et interculturel entre intuitions indigènes et nouveaux paradigmes. Nous sommes en plein dans l’ère du papillon, nous sommes en pleine chrysalide. Avec ces éléments théoriques en main, abordons maintenant l’exploration de ce qui pourrait être, demain, une nouvelle manière d’être croyants, hommes et femmes, disciples de Jésus de Nazareth, et de l’exprimer, à nous-mêmes et aux autres, dans la diversité de la culture postreligionnelle, interculturelle et interreligieuse. Simon-Pierre Arnold, o.s.b.
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Cf. « Le buen vivir : une sagesse originaire », au chapitre X de ce livre.
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PREMIÈRE PARTIE
DÉCHIFFRER LES SIGNES DES TEMPS
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CHAPITRE I
UNE THÉOLOGIE DES SIGNES DES TEMPS
Dans l’effervescence messianique caractéristique du temps de Jésus, puis de la communauté chrétienne postpascale, la pensée apocalyptique occupait un espace prioritaire dans les préoccupations des croyants aussi bien juifs que chrétiens. Entre Antiochus Épiphane profanant le Temple de Jérusalem (1 M 1) et Titus le détruisant définitivement en 70, la communauté croyante chercha le sens caché de ces catastrophes religieuses au moyen de signes, mi-divins, mi-politico-religieux. Il s’agissait de conserver l’espérance au-delà du désespoir. C’est dans ce climat, sur fond d’inquiétude messianique, que surgit Jésus. C’est pour ce même motif qu’un si grand nombre l’écoute ou veut le suivre. Depuis la rencontre avec Jean le Baptiste, jusqu’à la mort en croix et au-delà, les évangélistes – chacun selon le point de vue particulier de sa communauté – utilisent cette clef pour comprendre l’aventure de Jésus de Nazareth et son échec apparent. On peut même affirmer que les Évangiles sont des récits de paroles et de gestes attribués à Jésus autant que des reconstructions apocalyptiques face aux questions posées par la persécution des premières communautés chrétiennes.
En lecture partielle‌
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION ........................................................................................................
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PREMIÈRE PARTIE
DÉCHIFFRER LES SIGNES DES TEMPS .......................................................... 21 CHAPITRE I UNE THÉOLOGIE DES SIGNES DES TEMPS .................................
23
Que signifie la symbolique des signes des temps ? .................................. Temps de crise et d’espérance : le kairos ..................................................... Les signes de notre temps .............................................................................. Idéologie versus communication ................................................................. En temps d’obscurité, priorité à l’être .......................................................... L’ère de l’inter comme temps de l’Esprit ......................................................
24 29 35 38 41 45
CHAPITRE II NOUVEAUX PARADIGMES ET SPIRITUALITÉ .............................
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Les grandes interpellations du monde d’aujourd’hui .............................. Le défi du néopaganisme ............................................................................... Une crise d’identité providentielle ............................................................... Danser en plein séisme .................................................................................... Le présent, ascèse de l’espérance .................................................................
48 55 58 62 64
CHAPITRE III LE CHRISTIANISME N’EST PAS UNE RELIGION ........................
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Le « scandale chrétien » ................................................................................... 68 Le christianisme est un humanisme ............................................................. 74 Pour un nouveau christianisme au-delà du christianisme ..................... 78
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DEUXIÈME PARTIE
LE DIEU DE JÉSUS ................................................................................................ 85 CHAPITRE IV EST IL POSSIBLE DE PARLER DE DIEU ? ....................................
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Entre dire et parler ............................................................................................ Qu’est-ce que l’être humain ? ......................................................................... « Seulement » Jésus .......................................................................................... La figure du « Fils de l’homme » .....................................................................
88 94 99 102
CHAPITRE V IL EST IMPOSSIBLE D’ÊTRE PLUS PAUVRE QUE DIEU .............. 107
Dieu est Don ....................................................................................................... Les syndromes de Nazareth et de Bethléem .............................................. La divine nudité ................................................................................................. La somptuosité de Dieu .................................................................................. Le Dieu nomade ................................................................................................ Rien est Tout et Tout est Rien .........................................................................
107 112 119 124 128 131
TROISIÈME PARTIE
UNE NOUVELLE MANIÈRE COMMUNAUTAIRE D’ÊTRE DISCIPLE ........ 135 CHAPITRE VI SEULEMENT L’AMOUR ................................................................ 137
Le Dieu-Ami ........................................................................................................ La Bonne Nouvelle du Jeudi saint ................................................................. Le rêve de Dieu .................................................................................................. Recréer l’enfance ...............................................................................................
137 139 144 154
CHAPITRE VII DE LA COMMUNAUTÉ DE JÉSUS AUX COMMUNAUTÉS POSTPASCALES ............................................................ 159
Le paradoxe évangélique de la communauté de Jésus .......................... 161 Les communautés postpascales ................................................................... 166 Une école pour devenir disciple .................................................................... 171
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CHAPITRE VIII LA FEMME, MÉMOIRE INCARNÉE DE L’ À VENIR ................ 177
Jésus et les femmes .......................................................................................... 178 La vocation politique de la femme ............................................................... 184 La femme, mémoire incarnée de « l’à venir » ............................................. 191 CHAPITRE IX UN NOUVEAU VISAGE POUR LA MISSION ............................... 195
Nouvelles solidarités entre l’Église et la société postmoderne ............. 195 « Confesser, célébrer, rendre témoignage pour qu’ils aient la vie en abondance » ................................................................................... 201 Un nouveau kérygme pour une nouvelle mission ................................... 206 QUATRIÈME PARTIE
BUEN VIVIR ET SAGESSE POUR NOTRE TEMPS .......................................... 211 CHAPITRE X SAGESSE ET BUEN VIVIR : UN PROJET NOUVEAU ET ANCIEN ........................................................................................ 213
La sagesse, un art de vivre .............................................................................. Sagesse : héritage et tradition ....................................................................... Le défi sapientiel aujourd’hui ........................................................................ Le buen vivir : une sagesse « originaire » ......................................................
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CHAPITRE XI DÉCOLONISATION ET INTERCULTURALITÉ : LE POINT DE VUE THÉOLOGIQUE ...................................................................... 226
Impérialisme et idéologie coloniale ............................................................. Le paradoxe de la « décolonisation » ............................................................ Les revendications culturelles : une deuxième décolonisation ............. L’interculturalité : une décolonisation mentale ......................................... En chemin vers la décolonisation théologique ......................................... Décolonisation et théologie de la libération ..............................................
227 233 236 238 240 245
CONCLUSION VERS UNE NOUVELLE THÉOLOGIE NÉGATIVE ................... 250
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Dieu derrière la porte La foi au-delà des confessions « Un des traits les plus provocateurs des nouveaux paradigmes concerne précisément l’existence de Dieu. C’est simple, Dieu n’a plus de place. Nous n’avons pas besoin de nous débarrasser de lui. Dieu n’est ni signifiant ni nécessaire. Et si cette non-nécessité de Dieu était la véritable condition de son sens et de sa divine liberté ? Bien que cela paraisse paradoxal, je suis convaincu qu’une phase de spiritualité négative est indispensable pour guérir notre imaginaire religieux. Il nous faut renoncer à toute métaphore, à toute image, à tout concept, à toute référence, pour cheminer dans la foi, comme si nous nous laissions tomber dans le vide. Le Dieu “non existant”, non nécessaire, qui n’a plus de place, est précisément celui qui “respire derrière la porte” (Maître Eckhart), attendant que nous fassions silence pour l’écouter respirer en nous, dans l’univers et dans l’histoire. Si le fait religieux conserve quelque légitimité dans la postmodernité, c’est exclusivement dans le domaine de la quête et de la construction symbolique de sens. » Simon-Pierre ARNOLD, moine bénédictin d’origine belge, vit au Pérou dans une zone parmi les plus pauvres de l’Altiplano. Théologien et docteur en sciences de la communication, il a été responsable de l’équipe de théologiens de la Confédération latino-américaine des religieux et religieuses (CLAR). Il a fondé le Centre des spiritualités Emmaüs, l’Institut d’études des cultures andines, les revues Inculturación et Diálogos A.
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