DAVID MEYER et BERNARD PHILIPPE
Europe et Israël:
deux destins inaccomplis
l’Autre et les autres
Regards croisés entre un diplomate et un rabbin
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Europe et Israël : deux destins inaccomplis Regards croisés entre un rabbin et un diplomate
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L’Autre et les autres, 20 Une collection dirigée par Jacques Scheuer s.j.
Du même auteur De David Meyer, chez le même éditeur : Les versets douloureux : Bible, Évangile et Coran entre conflit et dialogue (avec S. Bencheikh et Y. Simoens), 2008. La vie hors la loi : est-il permis de sauver une vie ?, 2008. Le minimum humain : réflexions juive et chrétienne sur les valeurs universelles et sur le lien social (avec J.-M. de Bourqueney ; préf. A. Maalouf), 2010. Croyances rebelles, (préf. S. Klarsfeld), 2011. La vocation de la Terre sainte (avec T. Oubrou et M. Remaud ; préf. B. Philippe), 2014. De Bernard Philippe : Le prix de la paix : Israël/Palestine, un enjeu européen ?, Riveneuve, 2010.
© 2017 Éditions jésuites 7, rue Blondeau, 5000 Namur (Belgique) 14, rue d’Assas, 75006 Paris (France) www.editionsjesuites.com ISBN : 978-2-87299-335-2 DL : 2017/4255/27
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FEUILLE DE ROUTE
Israël nous préoccupe. Sans doute pour des raisons diverses, car nos parcours professionnels, théologiques, culturels et spirituels, sont radicalement différents. Un rabbin, professeur de littérature rabbinique à l’université Grégorienne de Rome et un diplomate européen ayant servi la cause de la construction européenne pendant des décennies, y compris en Israël et en Palestine, n’ont a priori que peu de chose en commun. Nos expériences, nos cadres de référence, nos formations et nos engagements divergent considérablement. Et pourtant, au-delà de l’amitié qui nous unit, résultat de rencontres quelque peu fortuites à Bruxelles, Rome et Jérusalem, un ancrage commun et puissant autour du conflit sans fin entre Israéliens et Palestiniens s’est fait jour. Nous partageons la conviction que face à l’héritage de blocages historiques, diplomatiques, religieux et surtout psychologiques, poussant les protagonistes du conflit dans les impasses de violences infinies, seule l’audace extrême d’une pensée politique et théologique radicalement nouvelle peut, au risque de paraître naïve ou trop idéologique, ouvrir le chemin d’un avenir à présent impensable. Face à des siècles de luttes sanglantes et incessantes en Europe, culminant dans les millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale et dans l’extermination des juifs européens dans les camps de la mort nazis, un projet de construction européenne, inversant la violence du passé en outil de construction de l’avenir, a soudainement germé. Alors que l’impasse semblait totale et que les
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mentalités étaient figées dans les haines héréditaires entre nations d’Europe, la vision osée d’une Europe pacifiée par l’union de ses valeurs vit soudainement le jour. « Union des valeurs », mais qui aurait osé y croire à la sortie de la guerre, les fours crématoires d’Auschwitz encore fumants ? Et pourtant, plus de soixante ans après la force d’une telle pensée, l’inimaginable d’hier s’est imposé comme une évidence acceptée par tous, malgré les crises profondes qui aujourd’hui bouleversent et minent le projet européen. La crise migratoire en constitue la plus forte illustration : en démultipliant toutes les autres crises, elle nécessite une nouvelle « justification » ou « raison d’être » de l’Europe, pour délivrer la part de vie et de renouvellement qui pourrait rester captive si les sources normatives et narratives du projet européen venaient à se tarir. Ce qui a permis à l’Europe d’inverser son propre destin, peut-il alors devenir la clé de voûte d’une réflexion politique et philosophique européenne sur le conflit, présentement insoluble, entre Israéliens et Palestiniens ? Le savoir de l’inversion de la violence en « union des valeurs », peut-il jouer un rôle dans le règlement du conflit du Moyen-Orient ? Et cela d’autant plus que la viabilité pérenne et pacifiée d’Israël est, en elle-même, une obligation de l’accomplissement européen. Réussir Israël, c’est aussi réussir l’Europe. La pensée du judaïsme, quant à elle, paie aujourd’hui le prix de ses propres impasses dans l’affirmation de sa relation inconditionnelle à Israël. Incapable de proposer une lecture de l’histoire dans laquelle une vision religieuse d’Israël puisse rassembler le peuple juif et infuser une dynamique de paix à la région, la tradition juive sombre peu à peu dans l’illusion d’une pensée messianique et mystique de l’État juif, déifiant la « Terre sainte » et la souveraineté juive, son armée et son appareil étatique. Ses croyances, refuges face aux incertitudes du présent, n’ont fait qu’enfermer Israël dans une logique de possession territoriale justifiant la violence et la ségrégation, n’offrant aucune vision viable de l’avenir, et anéantissant dans son sillage toute la vivacité intellectuelle du judaïsme. Alors, face à ce constat d’échec et d’impasse, le judaïsme ne devrait-il pas, à la lumière de l’audace européenne, mais également des ses propres audaces passées, oser reformuler radicalement une réflexion rabbinique sur Israël, loin des propos lénifiants qui minent aujourd’hui
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les communautés juives ? Quelle pensée juive d’Israël, innovante et résolue, pourrait alors voir le jour ? Ce qui unit nos deux contributions, au-delà des différences évidentes qui n’échapperont pas aux lecteurs, c’est une croyance indéfectible dans la force créatrice des pensées audacieuses, capables d’inverser soudainement le cours de l’histoire. Qu’il s’agisse d’une perspective théologique rabbinique ou d’une perception philosophique et diplomatique de l’histoire, nos deux essais s’attachent à poser les bases d’un cadre de réflexion originale pour penser Israël, mais aussi l’Europe autrement et, qui sait, pour permettre un jour de trouver un chemin religieux et politique, audible et propice à la paix.
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EUROPE ET ISRAËL une communauté de destin inachevée ? Bernard Philippe, ancien diplomate auprès du Service européen d’action extérieure1
1.¥Les propos tenus ici le sont à titre personnel. Ils n’engagent ni les Institutions européennes ni le Service européen d’action extérieure.
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Introduction LE FUTUR DU PASSÉ
Le passé de l’Europe a-t-il (encore) un futur ? Et si oui, quels sont les contours possibles de ce futur du passé ? Comment les inscrire dans le jeu politique européen ? Si l’Europe nous a apporté une leçon précieuse à reconsidérer, c’est bien son rapport au temps et à l’histoire : sans être ni réversible ni malléable, l’histoire peut être relue, éclairée, investie d’un sens nouveau, et devenir un matériau de construction de l’avenir. Il a fallu toutefois tirer les leçons du passé et, audace suprême, adopter en conséquence les attitudes et les politiques requises pour commencer du neuf. D’où l’intérêt de revenir aux fondations de la construction de l’Europe, pour en retrouver la pleine justification et se demander : Europe, que dis-tu de toi-même ? Quelle est ta raison d’être ? Après plus de soixante-dix ans de paix continue en Europe, ex-Yougoslavie exceptée, s’y observe un retour de la violence inattendu. Le terrorisme est capable désormais de frapper toute cité du continent, et la guerre sévit au pourtour oriental et méridional de l’Union, de la Syrie à l’Ukraine. Aussi, la quête originelle de l’Europe — inverser la violence par une paix fondée sur une communauté de destin — se retrouve-t-elle au cœur des préoccupations actuelles. Toutefois, on ne le saisit plus tant le projet européen est devenu illisible. On ignore presque d’où il vient, comme on est incapable d’anticiper et, pire encore, de s’entendre sur tout cheminement à venir. En découle la nécessité d’en retrouver des grilles de lecture pour, à l’image de la cure psychanalytique, « substituer à des bribes
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d’histoire à la fois inintelligibles et insupportables une histoire cohérente et acceptable dans laquelle on puisse se reconnaître1 ».
A. UNE HISTOIRE QUI SE CLÔT ? C’est ainsi en termes de cure analytique qu’il convient de reconsidérer le projet européen. Travail que l’on ne peut éviter face au risque, bien présent et bien concret, de délitement qui le menace. Conçue comme une véritable inversion de l’histoire européenne faite de guerres et de rivalités, cette expérience est-elle à présent épuisée, à l’image d’une histoire dont on a perdu le sens ? Assiste-t-on au retour de la banalité de l’histoire européenne nourrie par la violence et l’aveuglement ? Fait-on face à présent à une histoire qui se clôt ? Bien des signes semblent l’indiquer. Le risque de délitement de l’Europe est aiguisé par la crise des réfugiés et des migrants. Elle se conjugue à bien d’autres crises non résolues et, prenant des proportions inattendues, elle détricote les fondements de l’Union, comme la solidarité entre États et la liberté de circulation. Ceci nourrit les populismes et retours sur soi, alors que l’importation durable du terrorisme sur le sol européen a ouvert une profonde inquiétude au sein de nos pays. Quant au Brexit, il ajoute une sérieuse dose de confusion nouvelle sur le devenir du projet européen. Mais pour que des remèdes courageux soient imaginés puis initiés, l’Europe se doit de retrouver la force de ses commencements, à savoir, sa capacité transformatrice fondée sur la créativité et l’audace qui ont accompagné chaque étape de sa construction. Redonner sens et direction au projet européen requiert l’adhésion des peuples et des gouvernants. Une telle adhésion (affectio societatis) est même un préalable à toute sortie de crise. Elle suppose de refonder l’identité narrative de l’Europe. En effet, seule une détermination et une audace sans faille peuvent nous aider à trouver une brèche subversive grâce à la communauté de destin qui construit 1.¥Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Seuil, Paris, 1985, p. 440.
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notre identité. Selon Ricœur, ces récits se constituent par une suite de « rectifications appliquées à des récits préalables » et « c’est par ce travail de correction et de rectification de son propre récit que l’on se reconnaît dans sa propre histoire2 ». Pour le dire en termes bibliques, c’est la révélation finale de l’histoire de Joseph qui récapitule le texte de la Genèse, si ce n’est toute l’économie biblique : « Dieu démaille et remaille le propos humain pour l’inscrire dans son dessein de salut3. » Le temps humain est ici refiguré par le récit biblique.
B. RETOUR SUR L’ESSENCE DU PROJET EUROPÉEN En cherchant les racines du projet européen, on découvre qu’elles demeurent d’une exceptionnelle nouveauté. En découle le besoin urgent d’en retrouver l’essence, et par là le sens de ce projet, en vue de le réinterpréter. Un tel travail herméneutique est une étape essentielle à la relecture du récit européen. Avant d’y entrer, il conviendra de se replonger dans ses commencements, comme expérience radicale d’inversion d’une violence, a priori inguérissable, mais transformée en coopération fondée sur des règles de droit et des institutions communes. D’où un retour nécessaire aux fondements comme à la justification de l’Europe. À savoir, la recherche du bien commun par excellence, qui n’est rien d’autre que la paix. Toute réflexion sur les commencements de l’Europe peut ainsi s’organiser autour de l’expression de Jean Monnet : « une paix d’organisation ». Il signifiait par là que la paix n’est pas un phénomène naturel, mais doit être pensée, voulue et inscrite dans un calendrier. Ce n’est pas une génération spontanée. C’est pourquoi, l’accent est mis sur la méthode, à savoir, l’inversion de 2.¥Ibid., p. 444. 3.¥Jean-Pierre Sonnet, Lorsque ton fils te demandera…, Lessius, Namur-Paris, 2014, p. 29.
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la violence permettant la construction de la paix et de l’unité du continent. Comment ? Grâce à l’édification, entre anciens belligérants, d’un État de droit commun fondé sur un socle de valeurs communes. C’est ce que l’Europe a de plus spécifique et de plus précieux et qui constitue, aujourd’hui encore, la pierre angulaire de sa construction. Se pose alors une question clé : une telle expérience, très spécifique, liée à un temps donné, une histoire, et à des lieux particuliers, est-elle condamnée à rester un cas isolé, sans pouvoir se reproduire sous d’autres cieux, à d’autres époques ? Ou, au contraire, l’alchimie en cause peut-elle servir à d’autres ? Une telle interrogation mérite d’autant plus d’attention qu’elle nous fait entrer dans le champ du partage et de la transmission. Cela dit, il ne s’agit, en rien, de présenter une telle expérience comme un modèle exclusif, mais simplement de l’entendre et de s’en enrichir. Le fait que l’Europe trouve son origine dans le mal absolu a fait penser qu’elle représentait le bien absolu. Cette déformation optique, car c’en est une, explique peut-être certains de nos déboires et certaines de nos désillusions.
C. LE PASSAGE PAR L’ORIENT À ce stade, une autre étape s’impose pour revisiter le récit européen. Déboussolée, l’Europe a besoin de se ré-Orienter. Solidaire de l’Occident, l’Europe ne s’y réduit pas et se doit d’être davantage solidaire de l’Orient. Le terme désorienté exprime à la fois la rupture avec l’Orient, mais aussi l’anarchie : une société humaine déboussolée. Cette précision nous donne une clé d’entrée dans les réflexions de Simone Weil, même si elle provient d’un contexte différent : « Nous avons besoin d’une injection d’esprit oriental. Nous, Européens, nous sommes au milieu. Nous sommes le pivot. […] L’Europe n’a peut-être pas d’autres moyens d’éviter d’être décomposée […] que par un contact nouveau, véritable, profond avec l’Orient4. » À 4.¥Simone Weil, « À propos de la question coloniale » (1943), dans Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960.
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ce stade, il s’agit d’un passage nécessaire qui conditionne directement la stabilité de la reconstruction de l’Europe, comme l’illustrent au quotidien les guerres qui se déchaînent en Syrie et en Irak, les poussées fracassantes de l’État islamique, et les vagues humaines déferlant sur une Europe surprise et démunie. Une nouvelle prise de conscience s’impose à l’Europe si elle entend achever son histoire et assumer ses responsabilités passées au Moyen-Orient, en les inversant. Vis-à-vis d’Israël, pour la Shoah, mais aussi vis-à-vis des Arabes par suite de sa colonisation violente et des remodelages de la région sur base des rivalités entre la France et l’Angleterre, l’une et l’autre soucieuses de se partager les dépouilles de l’Empire ottoman, plutôt que de veiller à des solutions saines et durables pour l’Orient. Sous forme de littérature, la culture éclaire ici aussi l’Histoire. Amos Oz nous rappelle ainsi que le conflit israélo-palestinien est avant tout un conflit entre deux victimes. C’est là une des raisons qui le rend particulièrement dur : « Deux victimes qui se partagent d’ailleurs le même oppresseur : l’Europe. L’Europe qui a colonisé le monde arabe, qui l’a exploité, humilié […] pour l’utiliser comme une aire de jeux impérialistes. L’Europe encore, qui a pratiqué la discrimination des Juifs, les a persécutés, harcelés mentalement, puis exterminés en masse lors d’un génocide sans précédent. » Oz y ajoute un supplément de gravité en précisant : « Alors, comme dans certains poèmes de Bertolt Brecht, on aurait pu imaginer que Juifs et Arabes développeraient immédiatement entre eux un sentiment de solidarité ; ce n’est pas le cas. Dans la vraie vie, certains des pires conflits sont précisément ceux qui opposent deux victimes d’un même oppresseur… Chacun voit en l’autre l’image de son ancien oppresseur5. »
5.¥A. Oz, Comment guérir un fanatique, Gallimard, Paris, 2006, p. 59.
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D. ISRAËL ET LA PAIX Repoussée aux calendes grecques, la question de la paix israélo-arabe a disparu de tous les radars diplomatiques. Les profonds déséquilibres régionaux, guerres de Syrie et d’Irak en tête, ont aussi conduit à une banalisation complète de la question israélo-palestinienne, légitimant ainsi le statu quo. Cette banalisation est d’autant plus forte que le conflit est considéré de faible intensité par Israël qui, en outre, sait gérer à son avantage l’occupation du territoire palestinien. Cette colonisation de la terre s’accompagne, bien souvent, d’une colonisation des esprits grâce à la justification biblique de l’occupation. Assimilée à un titre de propriété foncière, la Bible est alors prise pour un cadastre. À une telle colonisation des esprits s’ajoute une pensée unique que les Israéliens et les Palestiniens ont en partage. Elle se nourrit de la perception d’une histoire fermée, si ce n’est hermétiquement close, du fait de l’absence, chez l’autre, de tout interlocuteur crédible, mais aussi du caractère irrémédiable de la violence qui serait consubstantielle à la région. Aborder la question sous un angle différent s’impose. Non pas sous l’angle classique de l’occupation en général ni des violations répétées du droit international qui en découlent, ni même des responsabilités propres aux pays arabes et aux Palestiniens dans la difficulté de trouver des voies concrètes qui conduisent à la paix. Ces responsabilités ne manquent pas, allant de la lutte fratricide entre le Fatah et le Hamas, qui pratique une violence indiscriminée, à une perte de légitimité démocratique6 et une martyrologie non propice à la paix. Toutes ces questions demeurent pertinentes et imposent des solutions. Ici, on va davantage insister sur les effets du conflit sur Israël, par l’emprise de sa propre occupation du territoire de son voisin. D’où la question taboue pour Israël : comment se libérer de sa propre occupation ? Réduite, la violence n’y est pas éradiquée et la 6.¥Depuis 2006 (prise de contrôle de Gaza par le Hamas), l’Autorité légifère par décrets présidentiels et non par voie parlementaire.
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société demeure rongée par le conflit. Pour reprendre les termes d’Ehud Barak, alors Premier ministre, « le conflit avec les Palestiniens fait partie d’une sorte de malaise dans notre psyché collective ». On s’attachera ici à l’occupation sous deux aspects précis. Le premier, c’est l’essence même de toute occupation, par la force, d’un territoire autre que le sien. Source d’une pression continue sur les populations qui la subissent, une occupation qui se prolonge7 aboutit, par nécessité, au rétrécissement du champ éthique et démocratique de ceux qui l’exercent. En effet, une telle occupation corrompt nécessairement, justifie et systématise les mesures d’exception, enfermant l’occupant dans une logique de prévention et de répression. C’est d’autant plus inévitable qu’il y a plus d’un demi-million8 de colons à protéger et que, grignoté, le territoire palestinien subit un laminage continu. À titre d’illustration, c’est, en dernier ressort, pour éviter que la France ne perde son caractère libre et démocratique, que le général de Gaulle, malgré l’opposition féroce et les attentats qu’il a dû affronter, a finalement décidé de quitter l’Algérie et de réintégrer plus d’un million de colons sur le territoire métropolitain. Le second aspect, c’est l’option désormais inévitable d’un État binational. Option vers laquelle Israël, consciemment ou non, s’est engagé au fil des années. À l’étendue de l’occupation s’ajoute à présent l’extrême complexité du découpage du territoire palestinien ; il rend désormais impossible toute solution à deux États qui puissent rester ou devenir à la fois viables et démocratiques. On ne peut éviter du coup la solution binationale (une terre pour deux peuples), obligeant à faire vivre dans le même ensemble deux populations qui ne le souhaitent pas. La question dépasse les arrangements de sécurité pour protéger les populations juives, comme les populations arabes, des multiples violences qui s’exercent contre elles. Cette perspective pose une équation à d’innombrables inconnues, sans solution. C’est précisément cette audace de penser théologiquement Israël comme État binational qui justifie la tentative du rabbin David Meyer dans le 7.¥Depuis 1967, ce qui en fait la plus ancienne occupation au monde avec celle du Tibet par la Chine. 8.¥Fin 2015, on estimait leur nombre à 588 000 : 383 000 en Cisjordanie et 205 000 à Jérusalem-Est (source : B’tselem 2017).
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présent ouvrage. À rebours du Plan de partage de 1947 qui prévoyait un État majoritairement juif à côté d’un État arabe, option qui demeure le credo de la communauté internationale ou plutôt son tabou dans la mesure où plus personne n’y croit sérieusement et n’ose en parler. Ainsi, pour trouver autrement sa place au sein de la région, une place qui ne se fonde pas d’abord sur le recours à la force, Israël ne peut faire l’économie des mesures courageuses qu’exige la paix avec son voisin. Cela dit, pour que les mesures requises soient effectivement conçues, décidées et plus encore appliquées, il faut une détermination neuve, laquelle ne va pas tomber du ciel. Comme déjà souligné, la paix n’est pas un phénomène spontané. Elle exige de l’audace pour trouver une brèche subversive permettant d’inverser le cours d’une histoire perçue comme écrite d’avance. Ceci suppose, de la part d’Israël, une relecture de sa construction narrative de nature à ré-ouvrir le champ des possibles.
E. EUROPE ET ISRAËL Repenser les récits respectifs nous ramène à un autre questionnement. Pour le moins délicat, il servira de trame à notre récit sur l’inachèvement de l’Europe comme sur l’inachèvement d’Israël. Mais peut-on relier les deux ? Tout en reconnaissant la spécificité absolue des expériences d’Israël et de l’Europe, peut-on y trouver des constantes de l’histoire humaine, constantes que l’on pourrait peutêtre déchiffrer et relier entre elles ? Non pas dans l’espoir de faire émerger un récit commun, mais au moins de voir si les récits respectifs se font écho et permettent de tisser du neuf. Quelle serait alors la part d’Israël dans l’accomplissement du récit européen ? Et, en écho, la part d’Europe dans l’achèvement d’Israël ? D’où le besoin de croiser ces récits pour les mettre à l’épreuve et les tester au-delà de constats communs relatifs aux impasses bien établies qui menacent les deux projets. À titre d’illustration, discerne-t-on des spécificités européennes dans la
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réflexion rabbinique sur Israël ? Inversement, retrouve-t-on dans le récit européen des liens avec Israël constitutifs de l’identité européenne ? Les deux récits narratifs peuvent-ils alors s’inviter et devenir hôtes l’un de l’autre pour travailler ensemble à la paix ? Et quant aux contenus respectifs, s’ils restent trop distants, sans liens porteurs de sens, peut-on pour le moins y discerner des mots ou des éléments de langage, voire un rythme, un alphabet, une grammaire, un souffle non pas nécessairement communs, mais simplement porteurs d’une même espérance ? Peut-être, selon les mots de Ricœur, « une synthèse de l’hétérogène » qui permette du « non encore dit9 », de l’inédit qui, espérons-le, nous surprenne. À moins que, finalement, tout les sépare… et qu’Israël et Europe, à force de ne plus se comprendre, n’aient plus rien à se dire ? Une telle éventualité, si elle est loin d’être exclue, n’est pas pour autant acceptable. Peut-on s’y résigner par essoufflement des espérances de chacun ? Et sinon, quel lien alors construire et pourquoi ? Enfin, quel que soit le fruit ultime d’un tel travail d’interprétation croisée, on ne peut éviter l’éventualité d’un autre aboutissement commun aux histoires d’Israël et de l’Europe. À savoir, pour reprendre l’expression de Kierkegaard, une « suspension de l’éthique » : le penseur danois traduisait ainsi son désarroi face à son incapacité de saisir le passage biblique du sacrifice d’Isaac par Abraham10. L’Europe et Israël peuvent-ils se résoudre à devenir des puissances comme les autres, sans vocation propre, sans éthique particulière ? Sans souffle prophétique et sans espérance ? Autrement dit, que resterait-il de l’Europe si le socle commun des valeurs qui la justifient devenait lettre morte ? De même, Israël peut-il devenir une nation 9.¥Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, p. 440. 10.¥Sören Kierkegaard, Crainte et tremblement, Aubier, Paris, 1946. Dans cette œuvre, Kierkegaard s’intéresse de très près à la figure d’Abraham, le père des croyants. Il s’interroge en particulier sur l’ordre donné de sacrifier son fils, son unique, Isaac, le fils de la promesse, tout en sachant que pour la tradition juive la question est plus ouverte parce que l’on y parle de ligature et non pas de sacrifice d’Isaac. Kierkegaard est rendu très perplexe par l’ordre reçu qui est tout sauf anodin et dont l’accomplissement (immoler son fils) renverse toutes les règles éthiques établies. L’éthique est ainsi suspendue. Le destinataire est sans défense. Sa seule protection, son unique justification, c’est la foi. Mais cela ne manque pas de soulever une autre série de questionnements : pour quelle foi et pour quel Dieu ?
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comme les autres ? C’est-à-dire détachée de l’histoire du peuple juif, du judaïsme et de l’histoire longue d’Israël ? Une telle errance éthique pose une vraie question à l’Europe comme à Israël. Mais aussi au monde, lequel a tant besoin d’une bonne boussole pour se ré-Orienter.
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Chapitre premier EUROPE, QUE DIS-TU DE TOI-MÊME ?
L’Europe s’est construite au travers de crises. Sans conteste, la plus grave d’entre elles, c’est sa crise originelle qui n’est rien d’autre que la Seconde Guerre mondiale, elle-même prolongement de la première, si mal conclue par le Traité de Versailles de 1919. Par la suite, crises et ruptures ont accompagné chaque étape décisive de sa construction. Une litanie sans fin. Jean Monnet, qui n’a cessé d’inspirer Robert Schuman, nous avait pourtant prévenus : « L’Europe se fera dans les crises »… et sera même « la somme des solutions apportées à ces crises ».
A. EUROPE, SOMME DES SOLUTIONS APPORTÉES AUX CRISES ? Selon Monnet, plus qu’un mode de fonctionnement, les crises sont pour l’Europe sa raison d’être. Son rapport aux crises et du coup son aptitude à les dépasser seraient ainsi la façon de définir l’Europe. Plus généralement d’ailleurs, l’histoire de l’Europe apparaît bien comme une suite à peu près ininterrompue de chutes suivies de renaissances. Ainsi, l’Europe, si elle veut encore être
En lecture partielle‌
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TABLE DES MATIÈRES
Feuille de route ……………………………………………………
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EUROPE ET ISRAËL une communauté de destin inachevée ? Bernard Philippe Introduction. Le futur du passé …………………………………… A. Une histoire qui se clôt ? …………………………………… B. Retour sur l’essence du projet européen …………………… C. Le passage par l’Orient …………………………………… D. Israël et la paix …………………………………………… E. Europe et Israël ……………………………………………
11 12 13 14 16 18
Chapitre Ier. Europe, que dis-tu de toi-même ? …………………… A. Europe, somme des solutions apportées aux crises ? ………… B. Trouver des brèches subversives …………………………… C. Retour sur le récit fondateur de l’Europe …………………… D. Réinterpréter le récit originel ……………………………… E. Le narratif et la loi ………………………………………… F. Retour sur l’histoire de l’Europe ……………………………
21 21 22 25 27 28 29
Chapitre II. Une faille ontologique à combler …………………… A. Une triple faille …………………………………………… B. Repenser une Europe « post-religieuse » ? …………………… C. Traditions religieuses et bien commun ……………………… 1. Achever Nostra Aetate …………………………………… 2. Théologie de la libération et occupation …………………
33 33 34 36 37 39
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Table des matières 3. Du pardon en politique ………………………………… 4. Villes refuge du Proche-Orient …………………………… 5. De la liberté religieuse …………………………………… D. Repenser une Europe « post-violente » ? …………………… E. Au-delà de la violence ……………………………………… F. La culture européenne comme insoumission …………………
42 43 44 45 47 49
Chapitre III. Israël au sein des nations …………………………… A. Banalisation ? ……………………………………………… B. Enjeux de l’occupation …………………………………… C. Occupation versus « dé »-légitimation ? …………………… D. Le lien de la paix …………………………………………… E. Happy Birthday… …………………………………………
53 54 55 56 57 60
Conclusion. Achever l’histoire …………………………………… A. Changer d’horizon ………………………………………… B. Israël chassé des nations ? …………………………………
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ISRAËL : TOUT AUTRE CHOSE judaïsme, israël et l’enjeu démographique David Meyer Chapitre Ier. Le cadre du débat …………………………………… A. Urgences ………………………………………………… B. Paroles rabbiniques et tabous communautaires ……………… C. Voix diasporiques européennes pour « rabbiniser » Israël ……
71 71 73 77
Chapitre II. Diagnostic éthique …………………………………… A. La désunion des valeurs …………………………………… B. Espoirs d’audaces ………………………………………… C. Dé-messianiser Israël ……………………………………… D. La solution temporaire des deux États ………………………
81 81 84 86 88
Chapitre III. « Rabbiniser Israël » ………………………………… A. Wiesel et Fackenheim : Auschwitz comme révélation sinaïtique … B. Penser la Torah …………………………………………… C. Penser Israël comme la Torah ………………………………
91 91 94 98
Chapitre IV. Définir une relation herméneutique à l’État d’Israël A. Une herméneutique de la Torah …………………………… 1. Distance ………………………………………………… 2. Ambiguïté fondatrice ……………………………………
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3. Système holistique ……………………………………… 4. Confrontation …………………………………………… B. Une relation herméneutique à l’État d’Israël : pistes de réflexion … 1. Distance et impureté existentielle de l’État d’Israël ……… 2. Ambiguïté fondatrice et « géométrie variable » de l’État …… 3. Système holistique et autosuffisance de l’État …………… 4. « Confrontation » et Israël comme « machine discursive » …
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Chapitre V. « L’arme du projet juif » à construire
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Vivre ensemble sans s’aimer… le reste n’est que commentaire …
LE RETOUR DE JÉTHRO SUR LA SCÈNE DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN de la sagesse des nations et de la vivacité du droit international comme moteurs de la paix David Meyer et Bernard Philippe Introduction ……………………………………………………… 119 Retour sur Clausewitz ………………………………………… 121 Chapitre Ier. Le retour de Jéthro sur la scène politique du conflit israélo-palestinien ……………………………………………… 123 Chapitre II. La dynamique du Droit international comme espoir et fondement de la paix au Moyen-Orient ……………………… A. Le passage par le droit ……………………………………… B. Une approche binaire du droit ……………………………… C. Vers une approche « coopérative » du droit ………………… D. Pas à pas ………………………………………………… 1. Le devoir et les « petits pas » du plus fort ………………… a) Principe de proportionnalité ………………………… b) No Harm Policy ……………………………………… c) Approche coopérative ……………………………… 2. Exigences et « petits pas » palestiniens …………………… a) De l’unité palestinienne ……………………………… b) Respect des règles de droit …………………………… c) Au sein des nations …………………………………
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Chapitre III. Ancrage rabbinique et théologique d’une dynamique des « petits pas » ……………………………………………… 136 Une diplomatie enfin audible et un judaïsme grandi …………… 139
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Conclusion et visions d’avenir …………………………………… 141 A. Appliquer, mais aussi repenser le droit de la guerre ………… 141 B. Une occupation prolongée ………………………………… 142 C. Israéliens et Palestiniens : contraints par le Droit international, mais partenaires de son évolution …………………………… Conclusion ……………………………………………………
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Imprimé en Belgique Octobre 2017.
Quelle
serait la part d’IsraÍl dans l’accomplissement du rÊcit europÊen ? Et, en Êcho, la part d’Europe dans l’achèvement d’IsraÍl ? Ce double questionnement sert de trame au rÊcit des deux auteurs sur l’inachèvement de l’Europe comme sur l’inachèvement d’IsraÍl. Mais peut-on relier les deux ? Tout en reconnaissant la spÊcificitÊ absolue des expÊriences d’IsraÍl et de l’Europe, peut-on y trouver des constantes de l’histoire humaine, constantes que l’on pourrait peut-être dÊchiffrer et relier entre elles ? Non pas dans l’espoir de faire Êmerger un rÊcit commun, mais au moins de voir si les rÊcits respectifs se font Êcho et permettent de tisser du neuf.
Bernard PHILIPPE, ancien fonctionnaire europÊen membre du Service europÊen d’action extÊrieure et docteur d’État ès sciences Êconomiques, a consacrÊ l’essentiel de sa carrière au ProcheOrient et à IsraÍl. En poste à JÊrusalem de 2012 à 2015, il a publiÊ notamment: Le prix de la paix: IsraÍl/Palestine, un enjeu europÊen? (Riveneuve, 2010).
ISBN : 978-2-87299-335-2
9 782872 993352
16,50 â‚Ź
www.editionsjesuites.com
Illustration : Š Balancing Act, painting by Irit Epstein.
David MEYER, rabbin français, professeur de littÊrature rabbinique à l’universitÊ pontificale grÊgorienne (Rome). Il a rÊcemment publiÊ chez Lessius: Le minimum humain: rÊflexions juive et chrÊtienne sur les valeurs universelles et sur le lien social (avec J.-M. de Bourqueney, 2010), Croyances rebelles (2011), La vocation de la Terre sainte (avec T. Oubrou et M. Remaud, 2014).