Le don des mains. Phénoménologie de l'incorporation

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Emmanuel Housset

Le don des mains

philosophie

donner raison

Phénoménologie de l’incorporation



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Emmanuel HOUSSET

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Donner raison – philosophie, 68 Une collection dirigée par Paul Gilbert s.j.

Du même auteur

Personne et sujet selon Husserl, PUF, coll. Épiméthée, 1997. Husserl et l’énigme du monde, Seuil, coll. Points Essais, 2000. L’intelligence de la pitié. Phénoménologie de la communauté, Cerf, coll. La nuit surveillée, 2003. La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, PUF, coll. Épiméthée, 2007. L’intériorité d’exil. Le soi au risque de l’altérité, Cerf, coll. La nuit surveillée, 2008. Husserl et l’idée de Dieu, Cerf, coll. Philosophie et théologie, 2010.

Ouvrage publié avec le concours de l’EA 2129 Identité et subjectivité de l’Université de Caen Normandie.

© 2019 Éditions jésuites, 7, rue Blondeau, 5000 Namur (Belgique) 14, rue d’Assas, 75006 Paris (France) www.editionsjesuites.com ISBN : 978-2-87299-350-5 D 2019/4255/2


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AVANT-PROPOS

Le projet d’un livre sur la main est né il y a plus de vingt ans à l’occasion d’une conférence pour laquelle j’avais été sollicité par Christophe Carraud et qui s’est tenue à l’Institut d’Art visuel d’Orléans en présence de mes amis Marcel Reggui et Dominique Sorin. Depuis la question n’a cessé de faire son chemin et j’ai pu réaliser quelques études ponctuelles sur le statut ontologique de la main chez certains auteurs dans des articles. Néanmoins, dans mon projet d’ensemble d’une élucidation du caractère manuel de l’existence, je me suis heurté à deux difficultés : d’abord celle de l’immensité du champ à étudier et la nécessité de le circonscrire pour ne pas se perdre. Le danger était que la question « Qu’est-ce que la main ? » soit simplement reconduite à la question « Qu’est-ce que l’homme ? » et que dans une étude indéfinie des représentations de la main et de ses usages, ni l’essence de la main, ni l’essence de l’homme ne soient étudiées. Cette étude ne prétend donc aucunement à l’exhaustivité et n’a pas cherché à totaliser les figures infinies de la main et les très nombreux écrits sur la main. En outre, elle risque quelques propos sur des domaines qui ne sont pas les miens comme la chirurgie, l’histoire de l’art ou la théologie ; je sollicite donc l’indulgence du lecteur pour une entreprise philosophique qui ne vise pas à l’encyclopédisme. La deuxième difficulté était proprement philosophique : pour ne pas simplement raconter des histoires de mains, pour ne pas s’en tenir à des considérations anthropologiques, aussi importantes soient-elles, et pour parvenir à développer une ontologie de la main ou pour défendre l’idée que la vérité de la main est au-delà de l’ontologie, il me fallait une véritable thèse sur le devenir corps du corps, sur l’incorporation, et cela


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Avant-propos

supposait de pouvoir montrer que l’identité de la main, comme identité d’exode, puisque la dignité des mains, leur gloire, est de s’oublier dans l’action, ne pouvait pas relever de la compréhension parménidienne de l’être. Ce travail a donc pris son temps afin de déployer une conception de l’incorporation qui ne soit ni grecque, ni nietzschéenne, ni husserlienne, et qui défende l’idée qu’il faut manier pour voir, pour parler et pour répondre. Il n’aurait pas pu être mené à terme sans le congé d’un semestre qui m’a été accordé par l’Université de Caen Normandie. Enfin, cette réflexion sur l’existence manuelle n’aurait pas non plus pu se réaliser sans la patience de mon épouse Catherine, sans ses encouragements, et sans la précieuse aide qu’elle a pu m’apporter pendant toutes ces années pour la recherche documentaire, notamment en histoire de l’art.


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INTRODUCTION

La main n’est pas une simple partie du corps de l’homme et, à elle seule, elle peut manifester toute l’existence de l’homme dans son caractère charnel et temporel. On pense immédiatement à ces mains que l’on peut voir dans les grottes du paléolithique, qui sont en négatif ou en positif, et que nous interprétons aujourd’hui comme le témoignage d’une existence fugitive, de cette présence fragile de l’homme au monde. Quel père également n’a pas été ému par les peintures que son enfant a pu faire avec ses mains ? Sans multiplier d’emblée les histoires de mains, une question se pose : si la main est vraiment la synecdoque de l’homme, comment se fait-il qu’il n’existe pas un véritable traité des mains comme s’en étonne Valéry1 ? Bien sûr, on trouve de très nombreux textes sur la main dans l’histoire de la pensée, mais Valéry donne la raison de cette impossibilité d’un « traité des mains ». L’inexistence d’un tel traité n’est pas contingente, ce n’est pas que personne n’a pensé à l’écrire, c’est qu’il serait sans bornes : puisque la main dit l’homme dans la totalité de ses possibilités, dans l’ensemble de ses dimensions, un traité des mains contiendrait en lui toute l’an1. « Je suis étonné parfois qu’il n’existât pas un “traité de la main”, une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes » (Paul Valéry, Variété, dans Œuvres I, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1957, p. 919).


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Introduction

thropologie. Certes, il est tout à fait réalisable d’écrire un « éloge de la main », pour renvoyer au célèbre texte d’Henri Focillon2, mais l’idée d’une encyclopédie de la main est une absurdité, car la main n’est pas une chose dont on pourrait examiner les différents aspects, mais le pouvoir même de l’homme. Il suffit de penser aux 69 expressions citées dans le dictionnaire de Littré3, qui disent l’action humaine en utilisant le terme main, pour se rendre compte qu’une telle entreprise serait vaine. Il est donc essentiel de ne pas tomber dans une telle erreur de méthode, dans ce mauvais infini, qui consisterait à vouloir totaliser l’humanité de l’homme à partir d’une description exhaustive des actions des mains. La difficulté d’une philosophie de la main est de ne pas sombrer dans le multiple tout en cherchant à élucider l’être de la main humaine, qui n’est ni un simple instrument à disposition ni une pure liberté. Il peut sembler étonnant de commencer un ouvrage sur la main par une question sur la possibilité même d’écrire sur la main, et pourtant cette question possède une priorité de droit, parce qu’il convient d’abord de reconnaître que la main n’est pas simplement une chose qui apparaît sur l’horizon du monde, mais est, comme on l’a dit, un pouvoir par lequel il peut y avoir un monde. En conséquence, une parole philosophique sur la main ne peut être qu’une description phénoménologique de la main à partir de son mode de donnée propre ; la main se donne à la conscience, après réduction, comme un ensemble d’actes : manipuler, appréhender, travailler, œuvrer, toucher, se toucher, parler, tâtonner, caresser, tendre, écrire, donner. L’exigence philosophique consiste à se demander quand la main est vraiment main, qu’est-ce qui fait qu’elle est pleinement elle-même. Par suite, une interrogation sur la main ne peut être qu’une question sur le corps tout entier, sur le sens de notre incorporation, et donc sur la définition de 2. Cf. H. Focillon, Vie des formes (1943), PUF, coll. Quadrige, Paris, 1993. Cf. également Ottavio Scarlatini, « La main et ses guises » (1680), trad. C. Carraud, dans C. Carraud (dir.), La main, Institut d’Art Visuel d’Orléans, Orléans, 1996, p. 77-154. 3. D’une façon plus ludique il est possible de regarder la bande dessinée de Greg, Achille Talon et la main du serpent, Dargaud, Paris, 1979. Il y a également celle de Fred, Le manu manu et autres histoires naturelles et sociales, Dargaud, Paris, 1979.


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l’homme comme être sensible, pensant et agissant. On voit alors qu’une méditation sur la main ne peut pas reléguer l’action à n’être qu’une simple conséquence de la contemplation et qu’elle tend au contraire à montrer que l’action est co-originaire à la sensibilité et à la pensée. Autrement dit, c’est également parce que l’homme agit, qu’il sent et qu’il pense. La main du chirurgien est celle qui manifeste son savoir, elle est la pure expression de ses capacités, mais son intelligence tient également à sa possibilité d’écoute et de compréhension. Même toute équipée qu’elle soit, il y a une mansuétude de la main du chirurgien comme disponibilité sereine à une situation qui peut être plus complexe. Il s’agit ainsi d’élucider ce qui nous donne d’avoir des mains : estce que c’est l’homme qui se donne lui-même ses propres mains dans son projet de maîtrise de lui-même et du monde, ou bien est-il possible d’avancer que les mains lui sont données dans l’approche du monde, dans la rencontre d’un autre corps, d’une autre subjectivité ? Un tel don des mains serait bien sûr à entendre au double sens du génitif, objectif et subjectif, et c’est pourquoi la question de la main est également un fil conducteur privilégié pour élucider la signification du don. La main est-elle seulement ce qui s’avance dans le monde pour se l’approprier et le transformer, ou bien est-elle également ce qui s’expose depuis sa nudité à la manifestation du monde ? Est-elle purement immanente, expression de l’essentielle réflexivité de l’homme, ou bien se caractérise-t-elle par une forme bien particulière de transcendance aussi bien dans la main tendue de celui qui appelle à l’aide, que dans la main agissante de celui qui apporte son secours ? Il est sans doute impossible de s’en tenir à une telle alternative, comme s’il y avait deux essences distinctes de la main, la prise et le don, et toute la question est de comprendre comment s’articulent les différentes possibilités de la main. La main se trouve très souvent décrite comme ce qui fait la perfection et la dignité de l’homme, qui est non seulement de contempler le monde, mais aussi d’agir en lui, néanmoins la main du dignitaire, remplie du sentiment de sa puissance, possède peu d’éléments communs avec la main du soignant, qui tente de soulager la personne dans sa vulnérabilité. Même une main de fer dans un gant de velours demeure une main de fer, qui impose sans recevoir ni écouter, qui


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parle haut et fort, mais en dehors de tout dialogue. Tel est le cœur de la question : la main vraiment main est-elle celle qui prend, qui décide, qui impose, ou bien est-elle celle qui est toujours un dialogue, qui se comprend toujours comme une réponse dans la poignée de main comme dans le soin ? Une telle question ne va pas de soi aujourd’hui et demande à être construite, dans la mesure où l’homme moderne, issu des Lumières, se prend pour la mesure de toute chose et, dans son rêve d’un pouvoir fondé sur le savoir, il se définit d’abord par le projet de se prendre en main, d’être son propre projet et d’être ainsi le créateur de lui-même. Certes, toute la modernité ne se réduit sans doute pas à cela, néanmoins il reste à savoir si ce « siècle à mains », selon l’expression de Rimbaud dans Une saison en enfer, permet véritablement de se prendre en main ou s’il ne conduit pas à seulement manipuler et à ainsi à oublier l’être de la main dans cette fascination idolâtrique de la manipulation, qui vise à mettre toute chose à disposition des projets de l’homme. Toute interrogation possède son historicité et il est impossible de questionner l’être de la main dans l’époque qui est la nôtre sans commencer par remettre en cause cette représentation de la main comme liberté toute puissante à laquelle tout finit par céder. Cette idéologie prométhéenne semble accorder à la main humaine le pouvoir créateur, qui était auparavant attribué à la main divine, mais en ne retenant de la main divine que la toutepuissance et non l’amour. À suivre cette image du monde, la main humaine se doit d’être forte, ferme, productive, telle la main de Stakhanov dans la propagande soviétique. Au-delà des caricatures, il en va tout de même de l’essence de la main : est-elle la capacité à arracher au monde le maximum de matière, de produire toujours davantage dans tous les ordres possibles, à tel point que même dans les humanités l’université ne parle plus d’écrivains ou d’auteurs, mais de « produisants », ou bien est-elle la capacité proprement humaine de recevoir et de donner ? On voit bien ici qu’il en va de l’essence de l’action humaine, qui peut être comprise comme la volonté d’une suppression de toute finitude, à moins que l’on restitue à la finitude sa place essentielle dans l’action humaine. La main humaine n’est-elle pas par essence une main finie, qui ne peut pas tout faire, qui ne peut pas répondre de tout ? En outre, cette reconnaissance de la finitude n’est peut-être pas un alibi pour justifier le découragement, et on peut au


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contraire y voir une condition indispensable de l’action, dans la mesure où avoir à répondre de tout, ce serait se condamner à ne pouvoir répondre de rien. Cela dit, cette reconnaissance de l’essentielle finitude de l’action humaine est peut-être ce qu’il y a aujourd’hui de plus difficile, car elle suppose un renversement complet de la représentation de son être. En effet, jamais la main n’aura autant défini l’homme dans sa volonté de manipuler le monde, ses semblables et finalement luimême, à tel point que l’action est devenue le synonyme de la virilité. La force du masculin serait le refus de toute pitié, de toute fragilité, de toute pudeur, dans une action qui n’est pas tournée vers l’avenir, mais fixe un futur. De cette façon, notre époque reprend l’opposition classique de l’action et de la contemplation en opposant les hommes de main et ceux qui n’ont pas de main, les mains sales et les mains pures, de façon à justifier une urgence et une impatience, qui transforment l’action en une gesticulation pouvant être parfois destructrice. Or, il est clair que si tout jeu de main est jeu de vilain, si avoir des mains, c’est-à-dire agir, cela revient toujours à avoir les mains sales, c’est proprement désespérant. Aussi convient-il de refuser de prendre comme point de départ de telles alternatives. Il n’y a pas d’un côté celui qui agit, qui se salit les mains en allant au charbon et de l’autre, le chercheur, qui depuis l’abri de son bureau se pense comme l’archonte du monde. Il ne suffit pas non plus de revaloriser les arts mécaniques pour échapper aux faux problèmes d’une telle alternative, mais il faut remettre en cause la séparation même de la contemplation et de l’action, justement dans une pensée de la finitude, qui seule permet de comprendre que s’il faut contempler pour agir, il faut également agir pour contempler. Interroger ainsi l’être de la main suppose alors de s’arracher en premier lieu à la pseudo-évidence selon laquelle tout homme à des mains : le mari violent n’a pas de mains, mais des armes pour frapper, le profiteur n’a pas de mains, mais les crochets d’un grippe-sou, celui qui se fond dans la foule n’a pas de mains, parce qu’il se refuse à agir en première personne et préfère la confusion de l’action collective et la tranquillité de l’anonymat. De même, celui qui demeure un pur spectateur est sans mains, car il ne se considère pas comme engagé dans le monde ; même s’il est très informé sur le monde, il n’est pas pris par lui et ne cherche pas à prendre part au monde. Il serait possible de dire des


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choses assez proches de celui qui a fait de l’oisiveté ou de la paresse un mode de vie, même si paradoxalement cela n’est pas incompatible avec le fait d’avoir de nombreuses activités. Enfin, il convient de ne pas minimiser le poids du découragement subi, que ce soit par un effondrement intérieur nous laissant les bras ballants, par une fatigue qui fait que tout nous tombe des mains, ou par un monde ne nous donnant pas la possibilité de travailler. Sans vouloir établir ici une liste exhaustive, on ne peut pas oublier l’oppression du monde qui dans certaines situations dramatiques retire jusqu’à la possibilité d’avoir des mains dans un travail aliéné par lequel elles ne sont plus que des instruments. Il y a une souffrance des mains, soit parce qu’elles ne peuvent pas agir, soit parce qu’elles sont asservies à une fin étrangère. Il serait cependant possible d’évoquer encore une forme moins traumatique du rapport au monde, dans cette possibilité d’avoir deux mains gauches, de ne pas être très habile, de ne pas savoir bien user des choses ; il restera à déterminer si une parfaite habileté sera toujours une perfection de la main ou bien si dans le corps à corps une maîtrise non parfaite de sa main n’est pas parfois une grâce. L’intelligence de la main est-elle dans la maîtrise ou le tâtonnement ? Quoi qu’il en soit, ne pas avoir de mains, c’est ne pas avoir de monde, soit dans la violence exercée sur le monde, soit dans la violence exercée par le monde sur soi. Ainsi, la main n’est pas un bien dont l’homme disposerait toujours déjà, mais une possibilité qu’il n’a qu’à la développer sans cesse, dans la conscience de pouvoir la perdre à tout moment, volontairement ou involontairement. Autrement dit, nous devons apprendre à avoir des mains, comme nous devons apprendre à marcher et à penser, dans la conscience de leur fragilité. Bien évidemment, pour le philosophe l’interrogation sur la main ne peut être qu’une question en vue de notre humanité, et se demander « qu’est-ce qu’une main ? », c’est faire de soi-même une question. Si, comme le dit Balzac, « la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen de manifestation4 », il convient d’élucider toute la perplexité dans laquelle fait plonger la question en retour sur l’être de la main, dans la mesure où en supprimant la pseudo-évidence d’un sujet désincarné et indépendant du monde par 4. Honoré de Balzac, Le cousin Pons, dans La comédie humaine, t. VII, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1977, p. 585.


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son pouvoir de réflexion, elle met en cause l’idée d’une liberté et d’une dignité fondée sur la seule autonomie. En effet, encore une fois, il est difficile et nécessaire de déconstruire l’idéal moderne de la main conquérante, invulnérable, qui sait trancher dans le vif, en montrant quelle image de l’homme est à l’origine d’un tel idéal, et cela de façon à pouvoir retrouver une certaine humilité des mains. Soit la main se comprend à partir de la mesure d’une volonté pure, autonome, autolégislatrice, autotélique, soit elle se comprend à partir de la mesure d’une volonté traversée par autre chose qu’elle et à laquelle elle doit répondre. Si la main prend, si tout son acte est de prendre, cette prise ne consiste pas nécessairement à tout transformer en objet de proie. Certes, il ne s’agit pas non plus d’opposer bien naïvement les mains douces de Blanche-Neige aux doigts crochus de la belle-mère transformée en sorcière, car cette imagerie en se contentant d’opposer la prise et le don ne permet pas d’accéder à la compréhension de la main, qui ne cherche pas toujours à garder son emprise sur ce qu’elle produit. Dès lors, s’interroger sur la prise, c’est également se demander à quel moment cette main devient vraiment la mienne : est-ce uniquement dans la création de soi du héros moderne, ou bien ne doit-on pas penser, à partir de notre incorporation, une ipséité plus complexe, une main qui n’est elle-même que quand elle est déjà prise par autre chose qu’elle-même, comme dans l’écriture ? La main n’est donc pas une chose ni une partie du corps, mais elle est un mouvement, un verbe, une puissance de manifestation du sujet agissant, et en cela elle est pleinement esprit et pleinement corps, sans qu’il soit possible de dissocier en elle ces deux dimensions de l’existence. Toute la question est alors de déterminer si dans ses différentes actions (prendre, toucher, œuvrer, etc.), la main n’est que l’expression charnelle d’une pensée qui est déjà là, ou bien si elle ne peut pas être comprise en tant que la mise en œuvre de la pensée elle-même. Comme on l’a dit, s’il faut penser pour agir, il est sans doute également nécessaire d’agir pour penser, et cette deuxième dimension modifie la compréhension du rapport de l’homme au monde. La pensée est-elle ce pur rapport de l’esprit à lui-même, qui peut prendre une expression sensible dans l’action, quand une idée devient projet, ou bien la pensée s’accomplit-elle en devenant charnelle ? Si la main est l’action de l’homme dans le monde, elle doit également comprendre, voir contem-


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pler. Certes, quand on envisage la main, on considère en premier lieu ce qu’elle fait dans le monde, néanmoins la main agissante, qui fait œuvre, doit pour cela écouter et comprendre. Même les mains du voleur et de l’assassin écoutent pour mieux frapper. Selon une réceptivité plus haute et moins intéressée, l’art du pianiste et l’art du sculpteur se trouvent dans leurs mains et il serait possible d’avancer, d’une façon plus générale, que les mains pensent quand elles œuvrent : « La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense5 ». Or, soutenir que la main pense, c’est dire que la conscience réflexive et rationnelle est inséparable du mouvement de la main, qui est bien plus qu’un support de sensations. De ce point de vue, penser, ce n’est pas se représenter, mais c’est accéder à ce qui est et qui excède toute représentation. Dès lors, la main est sans doute plus qu’une réceptivité, pour être une ouverture à l’événement du monde, une présence à l’être au-delà de l’étant. La question de la main n’est donc pas du tout une question régionale en philosophie, elle n’est pas la considération d’un organe particulier, ni même une illustration du pouvoir de l’intelligence humaine sur le monde, mais elle engage ce qu’il faut entendre par penser. Autrement dit, si la main pense, ce n’est peut-être pas parce qu’elle se réduirait à une expression de l’esprit, et il convient également d’envisager que ce soit à partir de la main qu’une compréhension de ce que signifie penser puisse s’ouvrir. Si nous ne pensons pas sans les mains, c’est que sans elles nous ne serions pas exposés et engagés dans le monde et nous ne ferions qu’assister au spectacle du monde. Si les mains rendent visible, si elles donnent accès à l’être, c’est aussi parce qu’avant de tout transformer en noèmes, elles laissent les choses venir en présence dans l’action elle-même, sans rechercher à se les approprier. On peut même se demander si sans les mains il pourrait y avoir un présent, une venue en présence du monde, du prochain, c’est-à-dire un présent qui ne soit pas un simple instant. Sans la main ouverte de l’artiste, le monde peut-il se donner à voir ? Sans la main tendue de l’ami, l’ami peut-il se confier ? Sans les deux mains ouvertes du père, l’enfant prodigue trouverait-il un lieu où revenir ? Sans les mains jointes de l’orant, la sagesse de Dieu peut-elle être entendue ? Ainsi, les mains, selon leur mouvement propre, peuvent 5. H. Focillon, La vie des formes, p. 104.


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alors être comprises comme ce qui restitue son sens verbal à l’être. Si comme le suggère Merleau-Ponty6, par la main la vision se fait geste, c’est pour rendre possible une présence à l’être qui est proximité et non-appropriation. Selon cette nudité des mains, qu’il faudra interroger, et qui conduira sans doute à montrer que par la main c’est aussi le geste qui rend possible la vision, le temps ne trouve pas seulement son origine dans le pouvoir réflexif de l’ego, mais également dans la venue en présence d’une parole à travers le monde, à travers le prochain. La main qui prend pitié est dans le présent d’une écoute de la souffrance, qui est incommensurable avec tout présent réflexif. Ces quelques indications sur ce qui se trouve engagé par une méditation sur la main peuvent déjà permettre de situer autrement la confrontation classique de l’animal et de l’homme. Si l’animal ne peut être compris que négativement, comme cet être animé qui n’a pas de mains, mais des griffes, des serres, etc., la simple constatation d’une proximité étonnante des actions de certains animaux avec l’activité humaine ne suffit pas à brouiller le partage entre animalité et humanité. En effet, le mode propre de l’être au monde de l’animal continue de se distinguer de la manière d’habiter le monde pour l’homme et la main donne à comprendre que l’homme est bien plus qu’une couche d’humanité venant se superposer à une couche d’animalité. Tout le paradoxe de la main est là : elle est pleinement corps et pleinement esprit et contraint à penser cette union de l’âme et du corps, voire leur inséparabilité. Bien évidemment, si la main se voit définie uniquement comme un organe de préhension, alors, effectivement, l’homme n’est peutêtre pas le seul être à avoir des mains. Cela dit, même une telle question ne peut être abordée qu’après avoir élucidé ce qu’est la signification proprement humaine de la prise, qui ne se réduit sans doute pas à la manipulation. Si la main humaine permet de prendre, le Capitaine Crochet a perdu bien plus qu’une simple pince. Il est vrai que les progrès conjugués et remarquables de la technique et de la médecine permettent de pallier plus ou moins la perte des mains, il n’en demeure pas moins qu’aucun outil, aussi sophistiqué soit-il, même la main bionique, ne pourra remplacer la main, dans la mesure où elle est bien plus qu’un 6. Voir Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, I, III, Gallimard, Paris, 1945, p. 116.


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organe de préhension et dans la mesure où la maniabilité relève du corps tout entier et peut se déployer même en l’absence des mains. Même si la médecine prédictive envisage d’ici quelques générations la possibilité de remplacer tous les organes du corps humain, on peut se demander si ce fait pour la main d’être remplie d’esprit ne la rend pas irremplaçable, car en quelque sorte la main n’est pas dans la main, mais dans l’être-au-monde. Elle n’est peut-être pas le seul organe avec lequel la question se pose, mais avec elle ce problème apparaît d’une façon tranchée, car d’emblée elle se donne comme étant bien plus qu’un ensemble de capacités physiques, et c’est sa méchanceté qui a fait perdre sa main au Capitaine Crochet, pas uniquement le crocodile. Comme on va le voir, depuis l’Antiquité il a été montré que parmi tous nos organes, la main est le plus souple et le plus fin et qu’elle peut opérer une quantité considérable de mouvements de rotation et de prise par le mouvement du poignet et celui des doigts. Bien sûr, la prise ellemême est rendue possible par le pouce qui s’oppose aux autres doigts. À cela s’ajoutent la continuité et l’acuité du toucher, qui sont les conditions de notre être en vie. Néanmoins, cette main que l’on peut nommer « grecque », comme possibilité infinie de se porter vers les choses, d’œuvrer en elles, qui certes n’est pas la main créatrice et productrice de la modernité, épuise-t-elle l’être de la main ? Il est en effet aussi envisageable de penser la main comme ce qui ne vient pas relier après-coup l’homme et le monde, mais comme étant au contraire ce qui d’emblée rend indissociables l’homme et le monde, qui apparaissent à partir du mouvement de la main. La main n’est-elle pas alors ce rapport des rapports qui permet de la dire parole ? Si la main grecque est vide, parce qu’elle peut tout faire, il est possible de considérer une autre main vide, une main qui cette fois se vide d’elle-même pour accueillir ce qui n’est pas elle. Cette main, qu’il est possible de nommer cette fois « médiévale », n’est plus grecque en ce qu’elle est une action commandée par autre chose qu’elle, telle la main d’Adam approchée sans être touchée par la main de Dieu et envoyée par elle, telle que Michel-Ange a pu la peindre dans la chapelle Sixtine. Cette main non grecque serait une réponse à l’appel de la transcendance et la marque d’une coappartenance de l’homme à l’invisible du visible. Toute vie humaine est celle d’un homme de main agissant dans le monde, qui peut tuer, mais également prier, recevoir ou offrir. Le point


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de départ d’une étude de la main est donc que toute existence est manuelle, dans le bien comme dans le mal, dans l’espoir de la main qui attend ou dans le désespoir de la main qui se replie sur elle-même. L’homme peut aussi bien se tordre les mains dans la douleur ou la misère, qu’avancer sa main pour en serrer une autre ou pour caresser. Par la main, l’homme peut arracher la nourriture de la terre, comme il peut également la donner. Nous n’avons donc pas des mains comme nous avons un stylo, où un ordinateur, dans la mesure où, comme dit saint Thomas d’Aquin « la main est un outil uni et propre » alors qu’une hache est un instrument extérieur et commun7. Plus encore, avoir des mains signifie ici une tâche d’union de l’âme et du corps de façon à mener une existence à la fois charnelle et spirituelle. Ainsi Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu décrit l’homme comme placé devant une alternative : soit être deux mains jointes qui s’élèvent vers la vie éternelle, soit être deux poignets liés dans une captivité indéfinie. Ce n’est donc pas uniquement le monde, mais également l’homme vis-à-vis de lui-même qui se trouve soit « en de bonnes mains », soit « en de mauvaises mains », c’est-à-dire là où il ne s’agit pas tant de manier que de vouloir et d’écrire sa vie. Ainsi, encore une fois, le fil conducteur des mains permet de tenir ensemble diverses dimensions de notre existence charnelle : aussi bien les mains pendantes du travailleur épuisé, que les mains ouvertes de celui qui accueille, ou encore que les mains crispées de l’angoisse. Valéry écrit encore : La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe, bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse 7. Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 41, 12, trad. V. Aubin, C. Michon, D. Moreau, Flammarion, coll. GF, Paris, 1999, p. 242-243 : « Le corps et ses parties sont en effet l’outil de l’âme, mais d’une autre manière que des instruments extérieurs. Car cette hache n’est pas un instrument propre, comme l’est cette main : beaucoup de gens peuvent se servir de cette hache, tandis que cette main est dédiée à l’opération propre de son âme. Ainsi la main est un outil uni et propre, et la hache, elle, un instrument extérieur et commun ». Saint Thomas ajoute à la fin du § 12 : « Pour Dieu, la nature humaine du Christ est donc comme un instrument propre et joint à lui, à la manière de ce que la main est pour l’âme. »


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contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet ?… Que sais-je ? Ce désordre presque lyrique suffit. Successivement instrumentale, symbolique, oratoire, calculatrice, - agent universel, ne pourrait-on la qualifier d’organe du possible, - comme elle est, d’autre part, l’organe de la certitude positive8 ?

Cela pourrait conduire à penser que la crise de l’humanité européenne ne tient pas seulement à un oubli de la raison dans une pensée devenue uniquement calculante, mais tient également à un oubli des mains, voire à un mépris des mains : les « cols blancs » sont aussi ceux qui ont le privilège d’agir sans se salir les mains, en restant à distance du monde. D’une façon assez paradoxale, cet oubli des mains, comme refus de considérer son engagement dans le monde, n’est pas incompatible avec la transformation de toute chose en objet d’usage. Certes, le désir de vouloir user de tout n’est pas nouveau, néanmoins ce qui est propre à ce siècle à mains, c’est la volonté de tout ramener à soi, de se faire le centre de tout pour la pure gloire du moi. Dans cette gloire que le moi se rend à lui-même, il y a un changement sournois, profond et continu de notre être au monde, en ce qu’il conduit à oublier jusqu’à la possibilité même de recevoir et de donner. Ainsi, l’homme, manipulateur de toute chose, se trouve en un sens dépourvu de mains en n’étant engagé par rien. Il s’active dans un espace indifférent en n’étant animé que par son propre projet et sa main opportuniste n’est plus appelée par rien, elle n’est plus la main aventurière qui découvre le monde et vit de son appel. Cette main autotélique, qui n’est pas guidée par et pour un autre, a pour unique but d’assurer sa puissance en ne dépendant de rien. Une telle main ne devient-elle pas irresponsable et finalement anonyme ? Certes, elle répond d’elle8. P. Valéry, Variété, dans Œuvres 1, p. 919. Selon la même perspective : « La main bénit, gratte le nez ou pire, tourne le robinet, prête serment, manie la plume ou le pinceau, assomme, étrangle, presse le sein, arrache, caresse, lit chez l’aveugle, parle chez le muet, adjure, menace, accueille, fait un trille, donne à manger ou à boire, se fait compteur, alphabet, outil, se tend vers l’ami, et contre l’ennemi ; et tour à tour instrumentale, symbolique, oratoire, mystique, géométrique, arithmétique, prosodique, rythmique, acteur universel, agent général, instrument initial » (Id., Cahiers 2, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1974, p. 46). Je remercie Éric Pétagna de m’avoir fait découvrir ces textes de Valéry.


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même, mais sans répondre d’une autre personne, elle dit « je », mais dans une retenue qui évite le véritable engagement ; elle fait des gestes au lieu de poser des actes. La spécialisation toujours plus poussée de la médecine peut servir de fil conducteur pour une telle réflexion : chaque spécialiste répond de son acte, fait ce qu’il faut, mais dans la parcellisation des tâches il devient rare de rencontrer l’homme souffrant pour en répondre. Dans cette relation, on ne voit plus le malade, mais une partie de la maladie, et cela conduit, même involontairement, à passer à côté de la rencontre et finalement de la responsabilité. Si la spécialisation est dans l’ordre des choses, on ne peut pas dire que cette situation soit inévitable, car même la main experte et gantée du chirurgien peut être mue par un autre, mais il est seulement question de souligner combien l’exercice de cette responsabilité est peut-être plus difficile aujourd’hui. L’hydre de l’anonymat, de l’irresponsabilité, ne cesse d’avoir de nouvelles têtes et nous sommes tous tentés par une irresponsabilité assez pernicieuse selon laquelle on ne répond que de soi et de rien d’autre. Le don des mains peut alors se comprendre comme le don d’une tâche d’être, et de ce point de vue les différentes possibilités de la main ne peuvent véritablement prendre sens qu’à partir d’une réflexion sur l’existence manuelle et notamment sur l’histoire vivante qu’est chaque main. Qu’il soit agriculteur, artisan, soignant ou écrivain, tout homme est un ouvrier, au sens où il œuvre, et en cela il porte non seulement toute son intelligence dans ses mains, mais également toute son histoire. Certes, l’opposition du pouce avec les autres doigts permet d’expliquer ce qu’est la prise, mais pour dire en quoi l’homme est un être de prise, il est aussi nécessaire d’élucider l’historicité de la main, au sens de l’ensemble des vécus sédimentés dans la main et au sens de la relation originaire de la main au monde en tant que lien qui fonde l’action. Selon cette perspective, la main est plus que ses possibles : la main tendue du mendiant ne fait pas qu’actualiser en moi une capacité de compassion, mais elle peut susciter en moi une identité anarchique qui me conduit à donner bien au-delà de ce que j’imaginais pouvoir faire. Si la main n’est main qu’en ayant à l’être, elle peut également se comprendre comme une ouverture au-delà du possible, qui demeure fondé dans le pouvoir de réflexion du « je ». Autrement dit, la main peut devenir bien plus qu’elle ne peut, comme dans la situation exem-


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plaire de la compassion, et la main ouverte dit alors la transitivité de l’existence par laquelle l’homme vit de ce qu’il reçoit et de ce qu’il rencontre. Si la main est ce qu’elle peut, ce qu’elle peut lui est parfois anarchiquement donné par un appel et n’est pas toujours déjà contenu en elle en tant que capacité déjà là ou à développer. Sans anticiper sur la manière dont Aristote répond à la proposition d’Anaxagore, on peut avancer que si l’homme a des mains parce qu’il est le plus intelligent des animaux, c’est également parce qu’il possède des mains qu’il peut avoir une intelligence du monde et d’autrui. Un homme sans mains, désengagé du monde, irresponsable, serait également un homme sans patience et sans pitié, encore plus enfermé dans le mal que Lady Macbeth, qui elle au moins est torturée par ses mains pleines de sang. Telle serait paradoxalement une main de justice, qui depuis sa raideur serait indifférente à la souplesse de la prudence, en ne faisant jamais acception des personnes et des situations. Penser la main devrait alors permettre d’échapper à une philosophie du neutre, selon l’expression de Levinas à la fin de Totalité et infini. En effet, une réflexion sur la main peut sans doute permettre de renverser la conception égologique du sens en montrant que le sens ne peut apparaître que de l’épreuve de l’ailleurs, de l’infini. Dès lors, la liberté de la main n’est peut-être pas de façon la plus essentielle la liberté infinie, ou plutôt indéfinie, d’emprise sur le monde, et elle peut également se comprendre comme la liberté finie qui vit d’une rencontre, même si cette rencontre n’est pas nécessairement traumatique. La main du sculpteur peut donner à penser cet avoir à être de la main, dans la mesure où elle agit en écoutant et elle écoute en agissant, dans un dialogue qui est la main elle-même. Toute la difficulté est donc bien de parvenir à concevoir la liberté de la main, qui semble être à la fois la liberté infinie d’une mainmise sur le monde à partir du pouvoir d’un sujet autonome et autocrate et la liberté finie d’une main exposée qui laisse le monde se libérer à travers elle, car cette liberté la libère elle-même. L’autre main en appelant ma main peut briser mes propres chaines, sans abolir la finitude de mon action. En conséquence, pour penser ce que signifie « agir », la main sera décrite à partir des différents verbes qui permettent de comprendre son acte, de manière à remonter jusqu’à l’acte le plus essentiel de la main, celui qui donne son sens à tous les autres et qui en cela n’est pas un acte parmi d’autres. Il s’agit de montrer, qu’en


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dépit de la réflexivité, la main ne peut jamais pleinement se retourner sur elle-même et que cet écart constitutif de la main, loin d’être négatif, indique que la main n’est elle-même qu’en étant hors d’elle, qu’elle ne revient à elle que pour mieux repartir vers l’ailleurs.


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Chapitre premier PRENDRE ET MANIPULER Prendre, ce n’est pas nécessairement manipuler, et il y a dans ce verbe « manipuler » une grande partie de la conception moderne de la main, selon laquelle l’homme a un rapport purement instrumental aux choses. Bien évidemment, dans cette compréhension de l’action l’utile se substitue au vrai ; on demande qu’un médicament soit efficace, qu’il marche, sans toujours se soucier de la manière dont il marche. On demande également à un directeur, à un responsable, de « faire tourner la boutique » et la réflexion éthique est souvent au plus un alibi pour mieux « prendre en main » les choses, les personnes et les situations. Dans ce rapport à la vérité, le corps lui-même n’est plus qu’un instrument qui doit demeurer le plus opérationnel possible, et du coup, l’idéal de la main est de pouvoir tout manipuler, de savoir se servir de tout. Dans ce but pratique, qui n’est pas un but éthique, elle doit non pas être souple, mais habile. La première phrase de L’œil et l’esprit dit bien cette réduction moderne de la main à l’habileté de façon à affirmer son indépendance par rapport au monde : « La science manipule les choses et renonce à les habiter1. » Il s’agit bien pour Merleau-Ponty, en prolongeant et en allant au-delà des analyses de Husserl sur la science, d’opposer deux types de rapports au monde, qui sont aussi deux styles de vie. Il y a d’abord celui du peintre qui apporte son 1. M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit (1964), Gallimard, coll. Folio-essais, Paris, 1985, p. 9.


En lecture partielle‌


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INDEX DES NOMS CITÉS

Alexandre le Grand : 62 Ambroise, saint : 61 Anaxagore : 20, 36, 37 Aragon : 272 Arasse, Daniel : 151, 252 Arendt, Hannah : 54, 55, 72 Aristote : 20, 33-47, 60, 62, 80, 82, 83, 84, 122, 214, 234, 277 Augustin, saint : 62-69, 72, 79, 80, 82, 133, 134, 147, 175, 194, 249, 250, 254, 261, 269, 270 Bachelard, Gaston : 195, 196 Bacon, Francis : 130 Balthasar, Hans Urs von : 188, 249 Balzac, Honoré de : 12 Barthes, Roland : 159, 173 Baudelaire, Charles : 116 Benoît, saint : 68 Bergson, Henri : 97, 123 Bernanos, Georges : 149, 150, 267, 268 Bernet, Rudolf : 98, 99, 203 Binswanger, Ludwig : 47, 127

Blanchot, Maurice : 183 Bonhoeffer, Dietrich : 59 Bonnefoy, Yves : 53, 54, 146 Botticelli : 265 Bousquet, Joë : 230 Brague, Rémi : 41, 44 Braque, Georges : 172 Broda, Martine : 180 Brun, Jean : 34 Buffon : 81-85, 172, 180 Calin, Rodolphe : 73 Caravage, Le : 151 Carraud, Christophe : 5, 8, 57, 61 Celan, Paul : 180 Cézanne, Paul : 190 Chalier, Catherine : 65 Chrétien, Jean-Louis : 72, 82, 83, 229, 256, 263, 266 Cicéron : 43, 58 Claudel, Paul : 51, 76, 255, 256 Cocagnac, Maurice : 252 Compagnon, Antoine : 173 Corneille : 239


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Index des noms cités

Courtine, Jean-François : 168 Cuvier, Georges : 31 Dac, Pierre : 239 Dastur, Françoise : 108, 181 David : 121 Delale, Michèle : 255 Denys l’Aréopagite : 251 Derrida, Jacques : 123, 128, 154, 156, 160, 169 Desan, Philippine : 172 Descartes, René : 122, 123, 125 du Bouchet, André : 101 Dumont, Jean-Paul : 43 Dürer, Albrecht : 232, 268 Emery, Gilles : 251 Fantino, Jacques : 250 Focillon, Henri : 8, 14 Franck, Didier : 160, 163, 168, 169, 199, 215, 221 Fred : 8 Freund, Karl : 121 Gabellieri, Emmanuel : 31 Galien : 40, 45, 46, 88 Giacometti, Alberto : 193 Godard, Jean-Luc : 273 Gramont, Jérôme de : 240 Grauw, Pierre de : 148 Greg : 8 Grégoire, abbé : 121 Grégoire de Nysse : 45, 139, 141, 248, 249 Guénancia, Pierre : 122 Guillaume de Saint-Thierry : 79

Hegel, G.W.F. : 50, 123, 139, 145, 153, 174, 186, 187, 224 Heidegger, Martin : 108, 145, 147, 149, 157-167, 178-180, 185, 188, 198, 199, 216, 260, 261, 280 Henry, Michel : 25, 28, 115 Hugo, Victor : 117, 266, 267 Husserl, Edmund : 26-28, 88109, 115, 124-128, 131, 132, 146, 153-158, 163, 175-177, 181, 192, 197-200, 206, 211, 213, 216, 218, 229, 235-238, 277, 279, 280 Isaïe : 248 Isidore de Séville, saint : 266 Jankélévitch, Vladimir : 268 Jean, saint : 211 Jean de la Croix, saint : 253 Kandinsky, Vassily : 177, 178 Kant, Emmanuel : 29, 59, 69, 85, 91, 260 Karina, Anna : 273 Kieft, Xavier : 123 Kierkegaard, Sören : 131, 145, 223, 241, 260, 269 Laughton, Charles : 236 Laurent, Jérôme : 44 Leibniz, G. W. : 85 Léonard de Vinci : 151 Leroi-Gourhan, André : 37, 153 Levinas, Emmanuel : 20, 73, 74, 115, 116, 130, 192, 199, 205, 211-227, 277, 278 Littré, Émile : 8 Lorelle, Paula : 115


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Index des noms cités

Lorre, Peter : 121 Luc, saint : 131 Maldiney, Henri : 33, 47, 137, 144, 147, 186-190, 205, 208, 209, 218, 219, 234, 259, 264, 276 Malebranche, Nicolas de : 194 Malraux, André : 182, 183 Marcel, Gabriel : 138, 199, 259 Marin, Claire : 123 Marion, Jean-Luc : 200, 201, 241-243, 271 Marx, Karl : 28 Matthieu, saint : 240 Meester, Conrad de : 265 Merleau-Ponty, Maurice : 15, 23, 99, 102-116, 124, 125, 127, 136, 137, 142, 155, 156, 181189, 197, 199, 205-211, 218, 222-226, 236, 279, 280 Michel-Ange : 16, 252 Mitchum, Robert : 236 Montaigne, Michel de : 172, 174, 258 Nietzsche, Friedrich : 25, 65, 75, 146, 171, 199, 257, 258, 272 Nerval, Gérard de : 32 Novalis : 195, 196, 261 Paul, saint : 64, 66 Péguy, Charles : 17, 52, 62, 257, 268 Pétagna, Éric : 18 Pétain, Philippe : 121 Platon : 46 Ponge, Francis : 46, 75, 139, 172, 191 Pradelle, Dominique : 27, 176

283

Proust, Marcel : 173, 189 Quintilien : 142 Raphaël : 151 Ravaisson, Félix : 123 Reggui, Marcel : 5 Rembrandt : 151 Renard, Maurice : 121 Reverdy, Pierre : 134, 160 Ricœur, Paul : 138 Rilke, Rainer Maria : 245 Rimbaud, Arthur : 53, 147 Rodin, Auguste : 221 Romeyer Dherbey, Gilbert : 44 Rouet, Albert : 265 Saint Aubert, Emmanuel de : 109, 182, 197, 199, 205 Salamito, Jean-Marie : 57, 58, 68 Sartre, Jean-Paul : 51, 88, 107, 201-207, 211, 215, 217, 222 Scarlatini, Ottavio : 8 Schapp, Wilhelm : 135, 136 Schleiermacher, Friedrich : 173 Schmitt, Jean-Claude : 251 Senelle, Bernard : 251 Serban, Claudia : 89, 115 Shakespeare, William : 120 Sorin, Dominique : 5 Spengler, Oswald : 25 Strauss, Erwin : 214, 228 Stroumsa, Gedaliah Guy : 61 Tertullien : 63, 64 Thérèse de Lisieux, sainte : 265 Thomas d’Aquin, saint : 17, 41, 62, 72, 241


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Index des noms cités

Valéry, Paul : 7, 17, 18, 33, 49, 53, 102, 117, 155, 171, 192, 196, 251 Vian, Boris : 77 Wahl, Jean : 202, 219 Wallon, Henri : 106 Weil, Simone : 28-31, 147, 192, 240, 262, 277 Zweig, Stefan : 254


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TABLE DES MATIÈRES Avant-propos ..........................................................................................

5

Introduction............................................................................................

7

Chapitre 1. Prendre et manipuler ........................................................

23

Chapitre 2. Travailler et œuvrer ..........................................................

49

Chapitre 3. Toucher et se toucher ........................................................

79

Chapitre 4. Parler et écouter ................................................................ 119 Chapitre 5. Écriture et style .................................................................. 153 Chapitre 6. Tâtonner et caresser .......................................................... 191 Chapitre 7. Recevoir et donner ............................................................ 231 Envoi ........................................................................................................ 275 Index des noms cités.............................................................................. 281 Table des matières .................................................................................. 285


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Achevé d’imprimer en janvier 2019 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy Dépôt légal : janvier 2019 Numéro d’impression : XXXXXX Imprimé en France La Nouvelle Imprimerie Laballery est titulaire de la marque Imprim’Vert®



Emmanuel HOUSSET est professeur à l’UniversitÊ de Caen Normandie oÚ il enseigne l’histoire de la philosophie. SpÊcialiste de phÊnomÊnologie, il est membre de l’Êquipe de recherche IdentitÊ et SubjectivitÊ de cette universitÊ. Il a publiÊ aux PUF : La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa redÊcouverte phÊnomÊnologique (2007), et au Cerf : L’intÊrioritÊ d’exil. Le soi au risque de l’altÊritÊ (2008) et Husserl et l’idÊe de Dieu (2010).

ISBN : 978-2-87299-350-5

9 782872 993505

25,00 â‚Ź

www.editionsjesuites.com

En couverture : Caravage, La diseuse de bonne aventure (dĂŠtail), huile sur toile, 115 Ă— 150 cm, vers 1595, Pinacothèque capitoline de Rome (Italie).

La main porte en elle notre humanitĂŠ et, en un sens, toute existence est manuelle. La difficultĂŠ est d’Êlucider en quoi cette dimension est essentielle et non pas secondaire. La main n’est pas simplement l’un de nos organes, elle est une histoire que chaque homme porte en lui et une ouverture vers l’avenir. Cet ouvrage se propose donc d’Êtudier les actes de la main : la prise, qui peut dĂŠgĂŠnĂŠrer en manipulation, le travail et l’œuvre dans leur dimension spirituelle, le toucher, qui est une interrogation sur le monde, le lien de la parole et de la main, l’Êcriture et la question du style de chaque existence, le tâtonnement et la caresse comme approches hĂŠsitantes de l’invisible, et enfin le don gratuit par lequel les autres actes de la main prennent leur unitĂŠ et leur sens. Entre les mains vides, ouvertes Ă tous les possibles, les mains remplies d’âme par leur passĂŠ et leur libertĂŠ et les mains blessĂŠes par un ailleurs qu’elles rencontrent, les mains manient quand elles permettent d’habiter le monde, d’y ouvrir un espace. Le monde n’a pas d’autres mains que les nĂ´tres.


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