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Le salut vient des femmes Figures bibliques
Corinne LANOIR, Christine PEDOTTI, Anne-Marie PELLETIER Sous la direction d’André WÉNIN
Le salut vient des femmes
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© Éditions jésuites, 2017 7, rue Blondeau B-5000 Namur info@editionsjesuites.com www.editionsjesuites.com ISBN Lumen Vitae : 978-2-87324-569-6 Dépôt légal : D/2017/0026/02 Éditions CRER 19, rue de la Saillerie – CS 1002 F-49184 Saint-Barthélemy-d’Anjou Cedex www.editions-crer.fr ISBN : 978-2-85733-451-4 Dépôt légal : février 2017 Conception et graphisme de couverture : Olivier Cravatte Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
Imprimé en Belgique
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Collection Trajectoires n° 29 Corinne LaNOIR, Christine PEDOttI, Anne-Marie PELLETIER sous la direction d’André WÉNIN
Le salut vient des femmes Figures bibliques
Conférences de la Fondation Sedes Sapientiae et de la Faculté de théologie, Université catholique de Louvain, février-mars 2016
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La collection Trajectoires Démocratie dans les Églises n° 10 - J. Baubérot - J. Famerée - R.T. Greenacre - J. Gueit Quand le salut se raconte n° 11 - A. Wénin - L. Basset - L. Cassiers - A. Gesché Romans de Dieu, Dieu des romans n° 12 - J.-Fr. Grégoire Habiter et vivre son corps n° 13 - J.-P. Lebrun - N. Frogneux - É. Gaziaux - W. Lesch - Br. Cadoré Des rites et des hommes. Regards d’anthropologie et de théologie n° 14 - L. Voyé - R. Deliège - J. Cottin - A. Haquin Mystiques et politiques n° 15 - J. Leclercq - M. Bartoli - J.-P. Delville - M. Léna - A. Veilleux Le mal. Qu’en faire ? n° 16 - N. Jeammet - É. Gaziaux - A. Wénin - J. Reding Pèlerinage et espace religieux n° 17 - J.-P. Delville - A.H. Mahfoud - J. Scheuer - L. Voyé La foi chrétienne. Quelle transmission ? n° 19 - H. Carrère d’Encausse - H. Derroitte - B. Lobet I. Saint-Martin Au cœur du monde. L’engagement du chrétien dans la société n° 20 - J.-M. Faux Habiter notre temps en chrétiens n° 21 - sous la direction d’A. Borras et de L. Bressan Le christianisme est-il misogyne ? n° 22 - J. Famerée - M.-É. Henneau - É. Parmentier - A. M. Reijnen Qu’arrive-t-il à l’Église aujourd’hui ? n° 23 - I. de Gaulmyn - P. Poucouta - P. Scolas - A. Veilleux Monothéisme et violence n° 24 - S. Bencheikh - W. Lesch - D. Meyer - P. Valadier Quand les religions doutent de la science n° 25 - B. Bourgine - D. Lambert - J.-M. Balhan - O. Perru - Fr. Euvé Paroles de foi et réalités éthiques : quelles voies et quelles voix ? n° 26 - É. Gaziaux - D. Jacquemin - C. Ehrwein Nihan - D. Greiner W. Lesch Dieu, un personnage de roman ? Littérature et théologie n° 27 - J. Famerée - B. Lobet - P. Kéchichian - G. Ringlet Quelle âme pour l’Europe ? n° 28 - J.-P. Delville - G.-Fr. Dumont - V. Dujardin - J. De Volder
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Introduction
par André WÉNIN
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Encore un livre sur les femmes de la Bible ! N’a-t-on pas tout dit à ce propos ? De celles et ceux qui déclassent ce livre parce que trop de pages y heurtent de front les avancées en matière de droit des femmes et les revendications légitimes pour leur pleine reconnaissance, à celles et ceux qui désirent sauver la Bible en lui trouvant des circonstances atténuantes ou en montrant qu’elle ne dit pas vraiment ce qu’elle semble dire, en passant par les féministes qui la prennent à rebours pour dénoncer des idéologies et des pratiques inadmissibles aujourd’hui, on pense avoir tout lu sur ce sujet. Dans cette abondante littérature, il y a peut-être place malgré tout pour ce petit ouvrage qui regroupe les conférences d’un cycle organisé en février et mars 2016 à Louvain-la-Neuve par la Fondation Sedes Sapientiae et la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain1. À distance des positions rapidement évoquées ci-dessus, il n’a d’autre ambition que d’inviter à relire la Bible, à se plonger dans la complexité humaine qu’elle met en scène. Qui prend ses pages au sérieux pour les lire avec l’attention que méritent des textes qui ont 1
En 2009, le cycle des conférences fut consacré à une question similaire : voir Joseph Famerée, M.-É. HeNNeau et al., Le christianisme est-il misogyne ? Place et rôle de la femme dans les Églises, Lumen Vitae, coll. Trajectoires n° 22, Bruxelles, 2010.
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forgé notre culture, ne tardera pas à découvrir que la réalité humaine qu’ils évoquent avec une grande finesse se dérobe à toute tentative de mainmise et à toute réduction simplificatrice. Leur richesse est telle, en effet, qu’ils offrent un réservoir inépuisable de figures permettant de penser l’humain sans caricature ni moralisation, et à le penser en lien avec ce qui le dépasse radicalement. Cela se vérifie notamment en ce qui concerne le féminin et les femmes. Bien sûr : produit d’un monde patriarcal, l’ample récit, qui va de la Genèse à l’Apocalypse, met en scène un monde principalement masculin. Pourtant, il n’est pas rare que ce soient des femmes qui permettent à l’histoire d’aller de l’avant ou qui y enrayent des dynamiques mortifères. Qu’elles restent dans l’ombre, comme les sages-femmes d’Égypte ou la Syrophénicienne ou qu’elles soient davantage mises en évidence comme la prophétesse Déborah ou Marie, la mère de Jésus, leur rôle est parfois déterminant pour faire triompher la vie sur le mal et la mort. On en croise aussi d’autres, comme la femme de Putiphar ou la reine Athalie, dont les manigances n’ont rien à envier en fait de perversité à celles de certains homologues masculins… Dans ce livre, on s’arrêtera principalement à ces femmes qui, dans l’histoire racontée ou à travers une lecture attentive, illustrent le titre de l’ouvrage : Le salut vient des femmes. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet avec une réflexion sur la question de savoir comment lire la Bible à une époque où bien des pages heurtent de plein fouet la sensibilité moderne en matière de droit des femmes, un rapide tour d’horizon, sur ce que propose le livre, permettra de se mettre en appétit2.
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J’ai rendu compte du cycle de conférences dans la Revue théologique de Louvain 47, 2016, p. 462-467. Cette introduction s’inspire fortement de ce compte rendu.
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Bibliste bien connue, Anne-Marie Pelletier introduit l’ensemble de ce volume par un essai de synthèse : Dans un monde patriarcal, les femmes cependant… Elle y propose un panorama des questions soulevées par la thématique « Bible et femmes ». La Bible, constate-t-elle, a longtemps servi à construire la façon d’être femme ou homme. Il est temps de la relire à partir des avancées actuelles : interrogée autrement, elle peut livrer des secrets restés cachés jusqu’ici. Dans un premier temps, l’auteure repère, comme dans un procès, le versant obscur de la Bible par rapport à la femme. Ce livre est né dans un mode patriarcal où les femmes sont considérées comme des mineures et pour ainsi dire effacées ou référées à un homme (père, mari, maître), soumises aux hommes, à leur pouvoir, à leur désir, voire à leur violence. Même dans les textes, elles sont souvent réduites au silence, tandis qu’on parle d’elles. Et si, dans la grammaire, le masculin l’emporte, c’est souvent en excluant le féminin. Enfin, la métaphorisation de la femme pour parler de l’alliance peut avoir des effets désastreux quand la femme (le peuple) est dénoncée pour ses fautes, assimilées à de la prostitution. La révélation divine s’est faite à travers l’humain, jusqu’à s’introduire dans les structures de péché pour rejoindre l’être humain concret. Elle ne les légitime pas pour autant. En effet, la Bible se singularise par sa capacité à dépasser les conditionnements culturels, à y introduire des déplacements qui ouvrent d’autres voies. C’est ainsi que, dans l’univers patriarcal qui est le sien, elle fait une place singulière aux femmes. Pas de patriarches sans matriarches qui, stériles, reçoivent leur fécondité de Dieu dont elles deviennent les partenaires. Pas de Moïse sans les femmes qui se sont coalisées pour faire échec à Pharaon, ni de David, qui n’aurait pas vu le jour sans Noémi et Ruth. L’histoire même d’Israël ne serait pas ce qu’elle est sans de nombreuses femmes, une puissance paradoxale se déployant dans leur faiblesse – sans compter que la sagesse inscrit le
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féminin en Dieu lui-même. Mais les femmes de l’Ancien Testament sont aussi intimement liées à la chair souffrante et humiliée qui crie vers Dieu pour implorer sa justice. Les Évangiles déplacent davantage encore l’accent. Sans Marie, pas de Jésus, dont la vie commence par des histoires de couples. Mais c’est surtout la façon dont Jésus entre en relation avec les femmes qui tranche, signe de la nouveauté des temps qu’il inaugure. Au-delà des Marthe et Marie et des femmes qui le suivent, il y a surtout le regard de Jésus, un regard libre. Il voit les femmes, il les fait voir avec des yeux différents, et enseigne à travers elles le chemin de la fidélité à Dieu. Certes, le Nouveau Testament contient des pages délicates, dans les lettres de Paul en particulier. Cela n’ôte rien au décalage fondamental introduit par Jésus, qui fait dire au même Paul qu’au regard de Dieu, « il n’y a plus l’homme et la femme » (Ga 3, 28). Bref, la Bible est importante pour les écarts qu’elle propose dans le monde dont elle est tributaire. Elle est à même d’enseigner « l’art bienfaisant d’honorer la complexité des choses » pour apprendre à penser et à vivre avec confiance la relation entre femme et homme, celle que chante avec des accents incomparables le Cantique des cantiques. Dans sa conférence Quand des femmes jouent en coulisse, Corinne Lanoir, exégète de l’Ancien Testament et doyenne de la Faculté de théologie protestante de Paris, montre que la présence de figures féminines secondaires dans la Bible hébraïque ouvre de vastes champs à la réflexion. Selon elle, ces femmes ne sont pas nécessairement des « perdantes », et leur présence est d’autant plus parlante qu’on les lit « ensemble ». Elle propose ainsi d’envisager deux groupes d’histoires de femmes. Le premier vient du livre des Juges. Au début, Aksa, la fille de Caleb (Jg 1, 12-15), sort de sa condition de femme objet et devient protagoniste d’une histoire où elle contraint son père
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à lui donner des terres et de l’eau. Elle ouvre ainsi la question de savoir quelle place les pères font à la génération qui suit. En contraste, la fille de Jephté (Jg 11, 29-40) est sacrifiée par son père suite au vœu inconsidéré qu’il a fait afin de s’assurer une victoire militaire. En opposition avec le sacrifice d’Abraham interrompu par l’ange, l’histoire soulève la question suivante : est-il vrai que Dieu intervient pour protéger les justes des catastrophes ? Elle provoque aussi une prise de distance ironique vis-à-vis de l’obéissance des femmes au pouvoir des hommes. À la fin du livre (Jg 19), l’abominable histoire de la concubine du lévite montre de façon criante comment les femmes peuvent être des victimes collatérales de la violence entre les hommes dans un monde en crise. Elle qui, comme Aksa, avait pris sa vie en main en sujet, finit littéralement désintégrée, de n’avoir pas pu être protégée par ceux qui avaient pouvoir sur elle. Ces trois femmes dont la présence scande le livre des Juges ont en commun de franchir des lignes, des seuils, non sans un esprit rebelle ; elles témoignent aussi de la fragilité de ces personnes coincées entre les hommes dans une société patriarcale que leurs histoires servent à dénoncer ; elles posent enfin la question de la place que les pères sont prêts ou non à faire aux générations qui les suivent. Une paire de femmes, toutes deux nommées Tamar, est au cœur de la seconde partie de l’article. Tamar, c’est le palmier, en hébreu, symbole de fertilité et de nourrissage, deux éléments importants dans l’histoire de ces femmes, des histoires de transgressions sexuelles. La première Tamar est la fille de David (2 Sam 13, 1-21). Son demi-frère Amnon la fait venir à son chevet pour qu’elle lui donne à manger. C’est alors qu’il la viole puis la rejette avec mépris, tandis que son frère Absalom l’invite à se résigner. Critique acerbe de la violence cachée derrière les murs d’un palais royal, cette scène montre aussi quelle folie une telle transgression représente pour celui qui la commet et qui, de la sorte, s’exclut lui-même de la succession dynastique. La seconde Tamar est la femme des fils
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du patriarche Juda (Gn 38). Déguisée en prostituée, elle arrache à son beau-père la descendance qu’il lui refuse suite à la mort de ses deux premiers fils dont il la croit responsable. Alors que Juda la condamne au bûcher pour prostitution, elle lui révèle que c’est lui le géniteur de l’enfant qu’elle porte. Il reconnaît alors sa justice : dépossédée de ses droits, elle a dû contourner les règles pour les faire valoir. En prenant des risques, elle a lutté contre une loi qui ne fait pas justice aux faibles et nie le sujet en eux : elle a agi en juste, et Juda le reconnaît avant qu’elle lui donne des jumeaux. À lire ces histoires « ensemble » avec des femmes d’ici ou d’ailleurs, on découvre leur étrange pouvoir de dénoncer la violence, l’injustice et l’oppression que les femmes subissent encore partout dans le monde. C’est qu’elles n’hésitent pas à montrer comment va la vie, avec ses atrocités, mais aussi avec les rébellions qu’elles suscitent, tout en invitant les lecteurs et les lectrices à faire preuve de créativité et à prendre leur existence en main, comme Aksa. Le chapitre 3 vient compléter le précédent. Quand les femmes prennent les choses en main prend en considération des femmes qui assument un rôle de protagoniste dans les récits de l’Ancien Testament. Trois figures retiennent l’attention, emblématiques de bien d’autres dont les noms sont seulement évoqués. Dans le monde patriarcal de l’Ancien Testament, la famille est le lieu privilégié de la femme. Il n’est donc pas étonnant que des personnages féminins y aient une place de choix, même si elles y restent sous le pouvoir du mari. Dès lors, si elles prennent les choses en main, elles le font de façon détournée. La première femme de tête de la Genèse en est un bel exemple : Rébecca (Gn 25–27). Dès son entrée en scène auprès d’un puits où est arrivé le serviteur d’Abraham qui cherche une femme pour Isaac, elle apparaît comme une femme décidée, 12
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énergique, active, hospitalière, empressée, serviable. Devenue l’épouse d’Isaac, elle a des jumeaux, Ésaü et Jacob. Préférant le cadet, elle fait donc tout pour le favoriser. Elle se montre alors dotée d’une intelligence astucieuse, d’un remarquable sens de l’à-propos, d’une intuition redoutable et d’une forte emprise maternelle. Dans la famille d’Isaac, elle est le chef d’orchestre, même si Isaac peut croire qu’il tient la baguette. D’ailleurs, Rébecca s’arrange pour le lui faire croire en lui imposant son désir au moyen de la ruse. Ruth est la fille d’un peuple banni à tout jamais de l’assemblée d’Israël, Moab. Veuve d’un homme de la tribu de Benjamin venu résider dans son pays, elle rentre en Israël avec sa belle-mère Noémi, veuve elle aussi, pour ne pas la laisser seule dans son désespoir. Elle embrasse ainsi la foi d’Israël, quittant son pays et sa parenté comme un Abraham au féminin. Dès son arrivée, elle va glaner pour assurer leur survie. C’est ainsi qu’elle rencontre Booz, un propriétaire terrien qui la prend sous son aile. Mais Noémi attend davantage de cet homme qui est un parent et est donc susceptible de donner à Ruth un fils du sang de son défunt mari. Elle demande à sa bru d’aller le séduire pour l’amener à lui faire un enfant, comme l’ancêtre de Ruth l’a fait avec son père Lot, et comme l’a fait Tamar avec Juda, Tamar, l’aïeule de Booz. Mais Ruth ne fait pas comme ces femmes : laissant toute ruse, elle demande à l’homme de l’épouser en tout bien tout honneur. Par son audace, sa générosité, son sens du service et son respect des personnes et des coutumes, elle entre de plain-pied dans la société d’Israël, telle une nouvelle matriarche. Judith « la Juive » est une jeune veuve de la ville de Bétulie. Très religieuse, vraie croyante, cette femme splendide est respectée de tous. Lorsque les armées du général assyrien Holopherne assiègent sa ville, alors que tous ses concitoyens sont tétanisés par la menace et se préparent à se rendre, elle met en œuvre une ruse pour libérer Bétulie avec l’aide de son Dieu.
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Elle fait semblant de trahir les siens et de passer à l’ennemi pour lui donner de précieuses informations qui doivent soidisant permettre à Holopherne d’exercer le jugement de Dieu contre le peuple pécheur. Elle séduit le général pour finalement le décapiter avec sa propre épée comme David avec Goliath. Avec beaucoup de finesse, le récit amène le lecteur à suivre Judith dans son entreprise risquée aux relents scabreux et à approuver la façon dont elle vient à bout par la ruse d’un ennemi trop sûr de lui. Comme l’écrit Paul Beauchamp, elle donne « le spectacle d’une vertu qui fait plus qu’éviter le mal : elle s’en approche assez près pour l’éteindre ». Dans un monde masculin, ces femmes ouvrent des brèches. Elles sont le grain de sable que l’on n’attend pas, la trace d’un Dieu tout aussi inattendu qui, à travers elles, s’invite en douceur au cœur de l’histoire que les hommes font, ou qu’ils croient faire. Sous un titre un rien provocateur, Jésus, l’homme qui préférait les femmes, Christine Pedotti, femme engagée et directrice de la revue Témoignage chrétien, se propose de faire voir ce que les a priori et les habitudes de lecture occultent presque toujours : bien qu’écrits dans une perspective masculin(ist)e, les Évangiles ne relèguent pas les femmes à l’arrière-plan. Au contraire, ils donnent à voir un Jésus étonnamment à l’aise avec les femmes à qui il se garde bien d’assigner un rôle spécifique. Un tour d’horizon un peu large révèle déjà bien des choses. Jésus regarde les femmes, les observe, les admire. Ses paraboles témoignent de ce qu’il est attentif à ce qui fait le quotidien de leur vie. Il les voit et les fait voir (la veuve à l’obole), parle avec elles (la femme courbée qu’il redresse), les touche et se laisse toucher par elles, au propre (l’hémorroïsse) comme au figuré (la Syro-phénicienne), bravant le jugement des gens. Il loue leur foi et les rabroue rarement. S’il rencontre des mères, il ne les enferme pas dans ce rôle. Assise à écouter la parole
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de Jésus, Marie est un véritable disciple, que Jésus refuse de renvoyer à ses casseroles quand sa sœur Marthe le réclame. Quant à Marie de Magdala, elle est l’apôtre des apôtres (Jn 20, 17-18). Pourtant, force est de constater la tendance de l’Église à métaphoriser, à minimiser ou même à censurer des passages où les femmes sont ainsi valorisées. Après ce panorama, quatre figures sont mises en avant. Il y a bien sûr la mère de Jésus, Marie. Hormis l’évangile de l’enfance selon Luc (1–2), elle est très peu présente dans les récits synoptiques. La scène où, avec d’autres, elle cherche à arrêter Jésus pour le ramener à la raison contrecarre la figure de celle qui acquiesce à ce qu’on veut faire d’elle comme une humble servante. Ce qui fait son lien à Jésus est moins le sang, que l’écoute et la pratique de la parole de Dieu. Dans le quatrième évangile, elle est la figure théologique du peuple qui attend l’accomplissement de la nouvelle alliance. Elle n’a donc rien d’un modèle parfait à brandir devant les femmes. La Samaritaine (Jn 4) apparaît quant à elle dans le cadre d’une histoire d’amour : Jésus est le septième mari qu’elle attend sans le savoir ; et une fois qu’elle a eu avec lui un dialogue profond sur le sens du baptême, elle devient son apôtre. Puis il y a la femme oubliée, celle dont l’Évangile dit pourtant que « partout où la bonne nouvelle sera proclamée dans le monde entier, on racontera aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle » (Mc 14, 9 ; Mt 26, 13) : elle a pris soin du corps de Jésus en le parfumant en vue de son ensevelissement, et cela, en dépit des critiques des disciples dénonçant ce qu’ils voient comme un gaspillage inutile. Ce faisant, cette femme annonce la mort et la résurrection de Jésus. Aucun signe sacramentel ne fait mémoire de cette femme, alors que l’on fait mémoire de la Cène par l’Eucharistie. À l’inverse, l’Église catholique interdit aux aumônières de conférer l’onction des malades à ceux qu’elles assistent par leur présence et entourent de leur prévenance. Enfin, il y a les pèlerins d’Emmaüs. Le nom de Cléophas est connu (Lc 24, 18). Mais qui est l’autre ? Ne serait-ce pas Marie, femme de Cléophas, celle
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qui était au pied de la croix (Jn 19, 25) et qui, après la mort de Jésus, rentre chez elle avec son mari, accablée ? Tous ces sondages dans les Évangiles le confirment : Jésus préférait les femmes. Pour une raison objective d’abord : dans la société de l’époque, les femmes font partie des petits, des pauvres, des sans pouvoir et, à ce titre, elles sont aimées de Jésus. Mais Christine Pedotti allègue aussi une raison subjective : lorsqu’elle lit les Évangiles, elle éprouve que Jésus est un homme parce qu’elle le rencontre comme tel, et qu’il est légitime de « tomber en amour » avec lui. Tel est le parcours que propose ce livre. Il ne prétend évidemment pas épuiser la question. Il désire seulement ouvrir quelques portes, pour relativiser les jugements a priori ou simplistes, et pour ébaucher dans le Livre l’un ou l’autre chemin à même de battre en brèche les « constructions imaginaires […] qui brouillent les idées trop simples ». Car c’est « une vertu majeure de la tradition biblique, en notre temps où les débats polémiques simplifient, raidissent, appauvrissent la réalité de la vie que de donner à expérimenter l’art bienfaisant d’honorer la complexité des choses » (A.-M. Pelletier). Ce petit ouvrage n’aurait pas vu le jour sans l’accueil que lui ont réservé les Éditions Lumen Vitae, ni sans la collaboration de Marguerite Roman qui a aimablement accepté de relire le manuscrit et les épreuves et de préparer les deux index. Qu’elles en soient remerciées.
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Dans un monde patriarcal, les femmes cependant‌
par Anne-Marie PELLETIER
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Petit détour par l’Égypte, à l’époque des Pères du Désert, au ive ou ve siècle : un moine en voyage croise des moniales sur son chemin. Il s’écarte de la route en les apercevant. Tous se retrouvent cependant plus loin. L’une des marcheuses prend la parole : « Si tu étais un moine parfait, tu ne nous aurais pas regardées. Tu n’aurais même pas vu que nous étions des femmes. » L’histoire a été conservée pour son caractère édifiant. Pourtant il n’est pas sûr qu’elle puisse passer pour telle aujourd’hui ! Ne pas voir les femmes, comme idéal vertueux… Les ignorer, par respect, ou par peur. Sachant que le premier motif peut servir de paravent au second. « Pourquoi les hommes ont peur des femmes ? », demandait naguère le psychanalyste Jean Cournut1. Question taraudante, alors même que des sociétés se font aujourd’hui une gloire de cacher les femmes, jusqu’à les rendre éventuellement invisibles, en annulant fantomatiquement et fantasmatiquement leur visage et leur corps. Le fond du problème ne serait-il pas précisément de parvenir à se voir, de savoir se regarder sereinement, si possible pour se réjouir et s’admirer ? Certes, la difficulté n’est pas d’aujourd’hui. Le seul avantage du monde présent en la matière est que, depuis plusieurs décennies, un regard critique se pose enfin sur cette 1
Jean COurNut, Pourquoi les hommes ont peur des femmes ?, PUF, Paris, 2001.
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En lecture partielle‌
Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 par André WÉnin Dans un monde patriarcal, les femmes cependant… . . . 17 par Anne-Marie PELLETIER Sur le versant du procès… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au crédit de la Bible, une autre inscription du féminin . . Selon les Évangiles, la rencontre de Jésus et des femmes… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour conclure : revenir au texte pour guérir l’imaginaire
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Quand les femmes jouent, en coulisse. . . . . . . . . . . . . . . 35 par Corinne LaNOIR Introduction. Les femmes de l’ombre : seulement victimes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les femmes de l’ombre du livre des Juges : Aksa, la fille de Jephté, la concubine du lévite . . . . . . . . Ouverture du livre des Juges : Aksa (Jg 1, 12-15) . . . À mi-chemin : la fille de Jephté (Jg 11, 29-40) . . . . . .
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La concubine du lévite (Jg 19) . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comment lire l’ensemble de ces trois récits ? . . . . . . De Tamar à Tamar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La fertilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La dynastie royale davidique et la mise en retrait des fils aînés . . . . . . . . . . . . . . . . De la querelle de palais à la lutte pour la vie . . . . . . . Deux visions de la transgression . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion : en creux, un pouvoir transformateur . . . . . .
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Quand les femmes prennent les choses en main . . . . . . 63 par André WÉnin En famille, fille, épouse et mère. Rébecca . . . . . . . . . . . . Étrangères en Israël. Ruth . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dans la vie publique, des femmes de tête. Judith . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Jésus, l’homme qui préférait les femmes . . . . . . . . . . . . 91 par Christine PEDoTTi Un regard global . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jésus est un homme qui aime regarder les femmes . . Jésus parle avec les femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jésus admire les femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jésus se laisse toucher par les femmes . . . . . . . . . . . .
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Le rôle des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Femme mère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Femme disciple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Femme apôtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
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Portraits de femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie, mère de Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La Samaritaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La femme oubliée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La femme cachée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Quelques livres pour poursuivre… . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Index des personnages bibliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Index des références bibliques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
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L’ample récit qui va de la Genèse à l’Apocalypse raconte un monde essentiellement masculin. Pourtant, au détour de nombreux épisodes des deux Testaments, des femmes donnent à l’histoire du salut d’aller de l’avant. Qu’elles restent dans l’ombre ou s’illustrent de façon plus éclatante, leur rôle est souvent déterminant pour faire triompher la vie sur le mal et la mort. C’est à quelques-unes de ces figures que ce livre est consacré. Comment lire la Bible à une époque où bien des pages heurtent de front les avancées en matière de droit des femmes et les revendications légitimes pour leur pleine reconnaissance ? Comment, de ce point de vue, les personnages féminins de la Bible parlent-ils ou non ? Après un chapitre abordant ces questions, des portraits de femmes bibliques illustreront leur façon bien à elle de faire advenir le salut que Dieu donne à son peuple.
Corinne LANOIR Professeure d’Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante (Paris) Auteure de Femmes fatales, filles rebelles (Genève, 2004)
Christine PEDOTTI Directrice de la rédaction du journal Témoignage chrétien Auteure de Jésus, cet homme inconnu (Paris, 2013) et de La Bible racontée comme un roman (Paris, 2015)
Anne-Marie PELLETIER Professeure de Lettres émérite aux Universités de Paris X et de Marne-la-Vallée. Auteure de Le signe de la femme (Paris, 2006)
André WÉNIN Professeur d’Ancien Testament à l’Université catholique de Louvain. Auteur avec Camille Focant de Vives. Femmes de la Bible (Bruxelles, 2007)
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