Si tu connaissais le don de Dieu

Page 1

L’auteur Le cardinal Danneels est archevêque, Primat de l’Église de Belgique, président de la Conférence épiscopale belge depuis 1979. Il a été membre de plusieurs conseils pontificaux et congrégations romaines. Il représente également l’Église de Belgique aux Synodes des évêques. Il a aussi été président de Pax Christi international.

ISBN : 978-2-87356-280-9 Prix TTC : 19,50 €

9 782873 562809

Cardinal Danneels

Le cardinal Danneels offre ici une lecture renouvelée de l’évangile de Jean. Dans un souci pastoral, il organise son commentaire en trois temps, selon la méthode de la lectio divina : - une lecture patiente et attentive du texte (reproduit dans son intégralité – version TOB) ; - un temps de réflexion qui aide à voir dans le passage retenu une parole indissociablement liée au tissu vivant de l’ensemble de l’Écriture. Celleci est en même temps une parole que Dieu adresse au lecteur ; - une prière qui reprend, en s’adressant au Père ou à Jésus, les idées-force du texte et de son commentaire.

Si tu connaissais le don de Dieu

Si tu connaissais le don de Dieu

Cardinal

DANNEELS

Si tu connaissais le don de Dieu Commentaire pastoral de saint Jean



Si tu connaissais le don de Dieu



Cardinal Godfried Danneels

Si tu connaissais le don de Dieu Commentaire pastoral de saint Jean


Titre original : Johannes aan het woord © Halewijn nv, Anvers 2003 © Pour l’édition francophone : Éditions Fidélité • 61, rue de Bruxelles • BE-5000 Namur • Belgique Textes bibliques tirés de la Traduction Œcuménique de la Bible © Société biblique française et Éditions du Cerf, 1988 et 2004. Avec autorisation. La responsabilité de la Société biblique française et des Éditions du Cerf est engagée uniquement sur le texte biblique cité dans cet ouvrage. ISBN : 978-2-87356-280-9 Dépôt légal : D/2007/4323/15 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


Avant-propos Ce livre n’est pas un commentaire exégétique. Celui qui est un familier de l’Écriture n’y trouvera donc guère de nouveautés. Le but de ce livre est d’apprendre à lire l’évangile de Jean comme le faisaient autrefois les Pères de l’Église et les auteurs spirituels. C’est avant tout une aide pour aborder la lectio divina. Celle-ci est une tradition d’Église qui nourrit depuis des siècles la vie spirituelle de ceux qui, dans l’Église, veulent vivre de la Parole de Dieu. Car l’Écriture n’est pas seulement un instrument de compréhension ; elle est là aussi pour que nous vivions d’elle, pour que notre cœur s’enflamme comme celui des disciples d’Emmaüs. La lectio divina comporte trois temps. D’abord elle est lectio, c’està-dire lecture patiente et attentive du texte. Il faut commencer par le lire lentement, avec attention. Cette démarche, on la reprendra au besoin plusieurs fois. Il est fort important de lire le texte de façon approfondie et de ne pas passer trop vite au commentaire. Vient ensuite le temps de la meditatio, c’est-à-dire le temps de la réflexion à l’aide d’un commentaire discret. Ce dernier révèle que le passage qui retient l’attention n’est pas un monolithe isolé. C’est une parole indissociablement liée au tissu vivant de l’ensemble de l’Écriture, et c’est en même temps une parole que Dieu m’adresse personnellement. Dans cet ouvrage, le commentaire reste simple. Il se veut une mise en valeur du texte dans deux directions : vers l’ensemble de la Bible, d’une part — avec références tant à l’Ancien qu’au Nouveau Testament —, vers la vie du chrétien d’aujourd’hui, d’autre part. Chaque passage de l’Écriture ressemble à une mélodie : 5


jouée au clavier de la main droite, celle-ci a besoin de la main gauche pour l’accompagnement de la partie de basse. Le temps le plus important est le troisième, l’oratio. La lectio divina est incomplète tant qu’elle ne mène pas à la prière. Aussi, après chaque passage, ce livre comporte-t-il une prière, non à titre d’ajout, mais plutôt de point d’orgue. Les idées-force du texte de l’Écriture et de son commentaire y sont reprises dans le langage propre à l’oraison. Ces prières ne sont d’ailleurs qu’une incitation à la prière personnelle. Elles n’ont d’autre prétention que d’être le plus possible en harmonie avec le mystère de ce que le lecteur souhaite dire personnellement à Dieu. Ce n’est qu’alors que la lectio divina sera complète. Pour finir, une remarque encore. Dans son évangile, Jean a des paroles dures pour les Juifs. La chose pourrait en étonner certains aujourd’hui. Aurait-il donc des griefs à l’encontre du peuple juif ? N’était-il pas Juif lui-même, tout comme Jésus d’ailleurs ? En fait, chez Jean, le terme « juif » n’est pas un terme ethnique, mais un terme théologique : les Juifs sont tous ceux qui ne reconnaissent pas Jésus comme Messie. En ce sens, les « Juifs » sont de tous les temps. Au xviie siècle, le poète néerlandais Jacob Revius écrivait déjà : « Ce ne sont pas les Juifs, Seigneur Jésus, qui t’ont crucifié… C’est moi, ô Seigneur, c’est moi qui t’ai fait cela. » + Godfried Cardinal Danneels


Prologue

habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père. 15 Jean lui rend témoignage et proclame: «Voici celui dont j’ai dit: après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était.» 16 De sa plénitude en effet, tous, nous avons reçu, et grâce sur grâce. 17 Si la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. 18 Personne n’a jamais vu Dieu; Dieu, Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé.

1 1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. 2 Il était au commencement tourné vers Dieu. 3 Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui. 4 En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes, 5 et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. 6 Il y eut un homme, envoyé de Dieu: son nom était Jean. 7 Il vint en témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui. 8 Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière. 9 Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. 10 Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. 11 Il est venu dans son propre bien et les siens ne l’ont pas accueilli. 12 Mais à ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. 13 Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu. 14 Et le Verbe s’est fait chair et il a

7


Dieu Un oiseau se reconnaît à son plumage ; un évangéliste, à son prologue. Chacun des évangiles chante incontestablement son propre chant, et cela dès le premier verset. Marc, toujours concis, se contente d’un seul verset : « Commencement de l’Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu » (Mc 1, 1). Matthieu est sensible à la continuité de l’alliance que Dieu a conclue avec son peuple. Aussi commence-t-il par un arbre généalogique. Ensuite, il raconte la petite enfance de Jésus vue par Joseph, car c’est par lui que Jésus est un « fils de David ». Luc, lui, a plutôt un tempérament de peintre. Considérant l’Incarnation du point de vue de Marie, il raconte l’annonciation, la visite à Élisabeth et la naissance à Bethléem. Enfin, Jean est à la fois poète et théologien. Il écrit une magnifique page d’ouverture, comme il s’en trouve dans les manuscrits du Moyen Âge. Son prologue offre au lecteur un avant-goût intense de ce qu’il veut proposer dans son évangile, une sorte de résumé du message jusqu’à son noyau le plus intime. Mais délicatement rehaussé d’or comme les miniatures. Tout est annoncé « en creux » : il va s’agir de vie, de lumière et de témoignage, de gloire et de vérité, de foi et d’incrédulité, de Dieu et du monde. Le prologue de Jean ressemble à l’esquisse monochrome d’un tableau. Par de légères touches de pinceau, Jean y apportera ensuite ses magnifiques couleurs. Jean ne s’arrête pas aux apparences ; il réalise de Jésus une sorte de radiographie. Ce n’est pas ce qu’on peut voir, entendre ou toucher extérieurement, qui est important, mais bien ce qu’est Jésus en profondeur. Ce qui importe, ce n’est pas non plus ce que nous pouvons percevoir de lui. Seul compte ce que donne le regard profond de la foi. Chez Luc et Matthieu, Jésus paraît couché dans une crèche du village de Bethléem. C’est insuffisant pour Jean : Jésus vient de beau8


coup plus loin. Un Noël de chez nous le chante : « Tu viens de si haut, de si loin ». Jésus sera bien plus qu’un rabbi itinérant : il est le Fils même de Dieu. Son histoire, ce n’est pas dans la nuit de Noël qu’elle a commencé, mais infiniment plus loin et plus haut : dans le sein du Père et de l’Esprit, au cœur de la Trinité. Marie l’a enfanté, mais c’est le Père qui l’a engendré. Il est animé non seulement d’un esprit humain, mais de l’Esprit Saint. « Que la crèche ne vous aveugle pas », dit Jean, exercez votre regard, car il y a beaucoup plus à voir. » Le prologue de Jean est beaucoup plus riche qu’une lecture superficielle ne peut le supposer. Sa perspective porte nettement plus loin que dans les récits de la crèche de Matthieu et de Luc. Jésus est la « Parole », le « Verbe », et ce Verbe existe de toute éternité auprès de Dieu. Il est Dieu. Ce n’est pas Marie qui l’a engendré, car c’est lui qui l’a faite ainsi que tout ce qui existe. Tout s’est fait par lui, et, sans lui, rien ne s’est fait : ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni l’univers, ni tout son peuplement. Sa Création, le Père l’a d’abord « moulée à l’image » de son Fils : celui-ci fut comme la matrice de la création. Dans tout ce qui existe est imprimée son image. Et c’est en son visage que le Père voit chacun d’entre nous. De toute éternité, le Père voit son Fils fait homme, et, en lui, tous les hommes. Dieu, notre Père, toi qui nous as donné des yeux pour voir tant de choses, fais que nous voyions aussi que tout ce qui existe est fait par toi à l’image de ton Fils. « Il est le reflet de ta gloire, l’expression de ton être. » 9


Donne-nous le regard de la foi : que nous voyions, sans comprendre, qu’il est ton propre Fils, engendré de toi avant le commencement des temps. Que nous puissions avec joie porter vers lui nos regards et professer dans la foi : « Tu es le Verbe tu es auprès de Dieu, et toi-même es Dieu.» Donne-nous cette foi. Si, d’aventure, Dieu ne nous avait pas parlé…

Au commencement était le Verbe Le Verbe, le Verbe, le Verbe… d’un bout à l’autre, ce mot traverse le prologue de Jean à la manière d’une traînée de poudre. Dieu nous a parlé. Mais nous y sommes tellement habitués que c’est à peine si cette réalité nous étonne encore Dans d’autres religions, les dieux ne parlent pas. Ils dominent, ils trônent et se taisent. Notre Dieu, lui, ne peut s’empêcher de parler. Tout au début de notre histoire, il prend la parole : « Dieu dit », formule répétée jusqu’à huit fois dans le récit de la création. Dieu sort de son mystère pour nous chercher et pour nous trouver. Pour nous aimer aussi. Car celui qui aime parle, alors que celui qui est furieux ne daigne pas dire un mot. Dieu parle. Il ne demeure pas seul. En Dieu, de toute éternité, Père, Fils et Esprit Saint entretiennent un dialogue d’amour, le plus intime qui soit. Dieu s’y exprime totalement en son Fils : Celui-ci est la parole d’amour parfaite de Dieu, la Parole par excellence, le Verbe. 10


Lorsque les temps furent accomplis, Dieu parla également aux hommes. D’abord par les prophètes, finalement par son Fils. Dieu a-t-il besoin d’interlocuteurs ? N’a-t-il pas tout en lui ? Oui, il a tout en lui. Et donc aussi l’amour. Mais l’amour, justement, ne se contente pas de soi. Il veut sortir de soi, précisément pour aimer. Il parle, il donne, il pardonne. Tel est Dieu : il aime et donc il parle. Sa Parole est d’ailleurs consistante, et impérissable est son Amour. Sa Parole n’est pas qu’un souffle qui passe, un moment éphémère de communication. Sa Parole est Quelqu’un. Elle est son propre Fils. La Parole d’Amour de Dieu ne passe pas : elle est. Déjà la première Alliance rêvait de cette Sagesse de Dieu qui disait : « Quand il affermit les cieux, moi, j’étais là, quand Il grava un cercle face à l’abîme, quand il condensa les masses nuageuses en haut et quand les sources de l’abîme montraient leur violence […] Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes » (Pr 8, 27-28.30-31). Déjà alors, on pressentait que la Sagesse de Dieu devait être Quelqu’un, quelqu’un qui créait, jouait, révélait. La parole est ce qu’il y a de plus intime ; elle livre le cœur de l’homme. Dans un mot d’amour, celui qui aime se dévoile totalement, il s’en remet totalement à la personne aimée. Tel est aussi Dieu : il s’est entièrement tourné vers nous en son Fils. Et il nous a parlé. Que serions-nous devenus s’il ne l’avait fait ? Dieu notre Père, tu nous as parlé à bien des reprises et de bien des manières par les prophètes. Mais en eux tu ne t’es pas exprimé totalement ; 11


ils prononçaient seulement en ton Nom une parole provisoire. À la fin des temps, tu t’es exprimé entièrement en ton Fils, Jésus, ta première et ta dernière Parole. Mais nous nous y sommes tellement accoutumés. Guéris-nous, Père, de la paralysie qui s’appelle « évidence ». Nous ne sommes même plus surpris que toi, notre Dieu, tu nous aies parlé alors que d’autres dieux se taisent : « Ils ont une bouche et ne parlent pas ; pas un son ne sort de leur gosier. » Ils trônent et ils règnent. Fais que jamais nous n’oubliions de te remercier et de te louer de ce qu’entre toi et nous il n’y ait jamais eu de silence, de ce qu’en ton Verbe, Jésus, tu aies réuni tous les mots d’amour Que tu voulais nous dire.

Le Verbe s’est fait chair Dieu aurait pu rester dans son ciel. Il ne l’a pas fait. Il est venu chez nous en son Fils bien-aimé. Seul l’amour est capable de pareil don. Il ne se contente pas de parler ; il veut se faire proche. Il ne supporte pas la distance.

12


Ainsi le Verbe éternel de Dieu descendit du ciel. Lui qui était parfaitement heureux dans le sein du Père, l’a quitté pour venir demeurer parmi nous. L’amour s’est cherché un Corps ; le Verbe s’est trouvé un langage humain. Car la Sagesse n’a pas trouvé sa réelle joie avant de jouer parmi les enfants des hommes, « de jouer sur terre et d’être heureuse avec les hommes » (cf. Pr 8, 31). « Et le Verbe s’est fait chair », écrit Jean. Aucune parole de l’Écriture ne contient autant d’amour et de vérité en si peu de mots. Dieu fait un pas de géant vers les hommes. Son Verbe, son Fils unique, jette un pont sur l’abîme entre Dieu et l’homme, entre le ciel et la terre. De l’éternité au temps, de « toujours » à « à peine trente-trois années ». Voilà l’événement de Noël. En cette nuit, pour la première fois, se profile la délivrance : une nuit de Noël qui est nuit de Pâques. En cette nuit, Dieu vient pour libérer son peuple. « Un silence paisible enveloppait tous les êtres et la nuit était au milieu de sa course ; alors ta Parole toute-puissante quittant les cieux et le trône royal, bondit… » (Sg 18, 14-15a). Lors de l’Exode, Dieu était venu « comme un guerrier impitoyable au milieu du pays maudit, avec, pour épée tranchante, [son] décret irrévocable. Se redressant, ta parole sema partout la mort » (cf. Sg 18, 15-16a). Aujourd’hui il s’incarne dans un enfant sans défense, couché sur la paille. Dieu seul peut se faire aussi petit, tout en restant pleinement lui-même. Seul l’amour grandit en s’effaçant. « Et le Verbe s’est fait chair ! dit Jean. Et il a habité parmi nous » (1, 14). Des siècles plus tôt, Dieu avait habité dans une tente au milieu de son peuple. Il cheminait avec lui, de puits en puits, dans le désert. Il demeurait près de lui, visible seulement dans une colonne de nuée, le jour ; dans une colonne de feu, la nuit. Provisoirement, il ne choisissait pas de demeure permanente. Il restait itinérant. Mais aujourd’hui, voici la tente définitive. Ce n’est plus la toile éphémère chaque jour repliée et emportée, ce n’est même plus un 13


temple de pierre, comme à Jérusalem. Désormais il est installé définitivement parmi nous en Jésus, le temple nouveau et dernier, un temple « qui n’est pas fait de mains d’hommes » (cf. He 9, 11), une tente qui ne sera plus démontée. La nuée de l’Exode reste suspendue ; Jésus est lui-même la colonne de feu. Dorénavant, Dieu n’est plus une présence insaisissable et passagère ; il est un homme vivant que nous pouvons voir de nos yeux, entendre de nos oreilles, toucher de nos mains (cf. 1 Jn 1, 1). La tente du désert a disparu et le temple est détruit. Il n’y a plus de sacrifices. L’Agneau du sacrifice est là, lui-même. Seigneur Jésus, Dieu petit, nous, humains, nous avons toujours cru que, pour être vraiment Dieu, tu devais être très loin, très au-dessus de tout. Pourtant, c’est comme un Dieu tout petit que tu es venu à nous au cœur de la nuit. Tu es un avec le Père : celui qui te voit, voit le Père, celui qui demeure en toi vit éternellement dans le saint Amour de Dieu. Père, Fils et Esprit sont tellement un, et pourtant tu ne t’es pas estimé trop grand pour devenir homme, pour te faire petit, pour être couché dans une crèche et mourir sur une croix.

14


Accorde-nous une foi profonde en ta présence, toi, Dieu manifesté dans un homme ; ne cesse pas de nous combler de l’émerveillement des bergers et de la générosité des sages.

Celui qui repose sur le cœur du Père Dieu a parlé et nous l’avons entendu. La première parole fut adressée à Moïse : ce fut la Loi. Les « dix commandements» ne sont pas un carcan destiné à refréner notre liberté ; au contraire, ils visent à nous libérer. C’est nous qui, de mauvaise foi, avons fait de ces paroles de libération des liens qui nous enchaînent. Car, dit le psaume, la Loi est douce, elle a le goût du miel : « Que tes ordres sont doux à mon palais, plus que le miel à ma bouche » (Ps 119, 103). Seul, celui qui enfreint la Loi n’a qu’amertume à la bouche. La première parole de Dieu — sa Loi — est à la fois un poteau indicateur et une recette de bonheur. En effet, si nous n’avions pas ces dix commandements, comment saurions-nous ce qui est bon, ce qui est mauvais et ce que nous devons faire pour être heureux ? « Je suis errant comme une brebis perdue, conclut le Psaume ; recherche ton serviteur, car je n’ai pas oublié tes commandements » (v. 176). Sans la Loi de Dieu, il nous est impossible de distinguer le bien du mal : nous naviguons sans boussole dans une obscurité totale. Les paroles de la Loi sont pur bienfait pour l’homme. Mais nous, nous en faisons une camisole de force. Si la Loi nous montre le chemin, elle ne nous aide pas automatiquement à le suivre. Elle est une lampe qui nous éclaire sur la route, mais nous n’avons pas pour autant l’énergie nécessaire. Pour cela, 15


nous avons besoin de la grâce, et celle-ci est plus que lumière. Nous avons besoin de force pour suivre le chemin de la Loi. Il ne suffit donc pas d’un Législateur, il nous faut un Sauveur. Jean nous dit que ce Sauveur est venu : « Si la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » (1, 17). La grâce ne jaillit pas de tables de pierre ; elle vient du flanc ouvert du Fils. Pour cela, il devait d’abord venir ; pour cela, il devait vivre, puis mourir. Notre malice avait fait de la Loi un fardeau. Le coup de lance que nous avons porté au Crucifié — autre témoignage de notre mauvaise volonté et de notre péché — a été le début de notre délivrance. La Loi n’est parvenue à son achèvement que par la grâce du Christ. Cette grâce, le Fils l’a trouvée dans le cœur du Père, là où de toute éternité il repose pour écouter les secrets de son Père et pouvoir nous en parler. Tout comme Jean s’est reposé sur le cœur de Jésus durant la Cène et y a recueilli ses secrets. Le Père a versé dans ce Fils la plénitude de son cœur. De sa plénitude, nous avons tous reçu « grâce sur grâce » (1, 16). Le baptême et tous les sacrements — tout au long de notre vie — sont effectivement « grâce sur grâce ». Seigneur Jésus, tu as habité chez nous, tu as marché au milieu de nous, tu as parlé et souffert. Tu es vraiment l’un des nôtres. Comme tu es vraiment chez toi auprès de ton Père. Car tu ne l’as jamais quitté, Même quand tu es venu chez nous.

16


Tu es Dieu même. Depuis toujours, tu reposes près du Père ; ton oreille est à l’écoute sur son cœur, et tout ce qui y vit, chaque parole, chaque désir, chacune de ses pensées, tu les entends et nous les transmets. Apprends-nous à écouter la Parole, tout ce que le Père t’a dit, tout ce qu’il nous dira encore par ton Esprit. Les secrets de son cœur sont aussi les tiens : partage-les nous. Alors nous serons heureux nous aussi, car il n’a pas d’autre projet sur nous que de nous aimer davantage encore.


Le ministère de Jésus Et voici quel fut le témoignage de Jean lorsque, de Jérusalem, les Juifs envoyèrent vers lui des prêtres et des lévites pour lui poser la question: «Qui es-tu?» 20 Il fit une déclaration sans restriction, il déclara: «Je ne suis pas le Christ.» 21 Et ils lui demandèrent: «Qui estu? Es-tu Élie?» Il répondit: «Je ne le suis pas. —Es-tu le Prophète?» Il répondit: «Non.» 22 Ils lui dirent alors: «Qui es-tu?… que nous apportions une réponse à ceux qui nous ont envoyés! Que dis-tu de toi-même?» 23 Il affirma: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: “Aplanissez le chemin du Seigneur”, comme l’a dit le prophète Ésaïe.» 24 Or ceux qui avaient été envoyés étaient des pharisiens. 25 Ils continuèrent à l’interroger en disant: «Si tu n’es ni le Christ, ni Élie, ni le Prophète, pourquoi baptises-tu?» 26 Jean leur répondit: «Moi, je baptise dans l’eau. Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas; 27 il vient après moi et je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de sa sandale.» 28 Cela se passait à Béthanie, audelà du Jourdain, où Jean baptisait. 29 Le lendemain, il voit Jésus qui 19

18

vient vers lui et il dit: «Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. 30 C’est de lui que j’ai dit:“Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était.” 31 Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau.» 32 Et Jean porta son témoignage en disant:«J’ai vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui. 33 Et je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, c’est lui qui m’a dit: “Celui sur lequel tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.” 34 Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu.»


Moi ? Non ! C’est, semble-t-il, un procès qu’on fait à Jésus, un procès en bonne et due forme. Dès le début, les personnages sont mis en scène : les commanditaires, les juges d’instruction et leurs questions rituelles. Au banc des inculpés — à ce qu’il semble de prime abord : le Baptiste. Il y a aussi des émissaires officiels. Ils viennent uniquement de Jérusalem, car « là sont placés des trônes pour la justice, des trônes pour la maison de David » (cf. Ps 122, 5). Comme dans tout procès, à peine arrivés sur place, ils posent la question de son identité : « Qui es-tu ? » (1, 20). Tout l’évangile de Jean est construit sur le canevas d’un procès. Pour Jean, la vie de Jésus n’a été qu’un long procès avec, dans la salle d’audience, le bien et le mal, l’amour et la haine, la loi et la miséricorde, le peuple, ses chefs et le Messie. Le dénouement aura lieu, comme il se doit, à Jérusalem, devant le Tribunal de Caïphe et celui de Pilate. Il le faut puisque c’est là que se dresse « le trône pour la justice ». Un prophète ne meurt d’ailleurs pas hors de Jérusalem. À première vue, Jésus est le perdant : dès à présent, la cause est entendue. Dès le début, avec méfiance, on demande donc au Baptiste qui il est. Serait-il le Messie ? Mais Jean dit : « Je ne suis pas le Messie. » Suit une deuxième tentative : « Es-tu Élie ? » À nouveau il répond : « Je ne le suis pas. » Impatients et contrariés, ils posent une troisième fois la question : « Es-tu le Prophète ? » Jean répond sèchement « Non. » Bref, plus on lui demande qui il est, plus il devient laconique : au début cinq mots (en grec), puis deux et finalement un seul.

19


Souvent, à l’inverse, plus on nous demande qui nous sommes, plus nous devenons loquaces. Nous ne nous contentons pas de décliner nom et prénom, adresse et profession ; nous étalons une série de prestations, décorations, diplômes et mérites variés. Nous aimons tant parler de nous-mêmes. Pour le Baptiste, c’est tout le contraire : plus on l’interroge de façon détaillée, moins il en dit. Nous voulons croître en importance. Lui, il veut disparaître. Voici le secret de Jean : sa joie à s’effacer. « Moi ? Non ! » Et il ajoute que c’est là précisément ce qui le rend heureux : « Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue », dira-t-il plus tard (3, 30). Là est sa joie, il la dit même parfaite. Jean est la lune ; il n’est pas le soleil. La lune s’en va quand le soleil se lève. Quand le jour paraît, l’aube peut se retirer : le travail matinal est achevé. Les synoptiques le répètent autrement : « [il est] une voix [qui] crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers » (cf. Mc 1, 3). Le Baptiste est comme une voix, un souffle, une fragile aile d’oiseau qui porte les paroles. La voix n’est pas le message ; elle s’éteint quand la parole est arrivée au terme de sa route, dans le cœur de celui qu’elle doit atteindre. Seule la parole a de la consistance ; la voix s’envole : elle est pur service. Jésus est la Parole, Jean n’est qu’un souffle. Quant à nous, la parole ne nous appartient pas, nous lui donnons seulement voix, nous n’avons rien à dire qui provienne de nousmêmes. C’est ainsi que cela doit être, mais nous l’oublions souvent, encore aujourd’hui. Le Baptiste veut disparaître. Bientôt, il s’évanouira totalement : dans le cachot d’Hérode à Massada, au cours d’une bacchanale, macabre récompense pour une danse de Salomé. Dieu notre Père, celui qui veut venir à ton Fils Jésus ne le peut s’il ne se met d’abord à l’école du Baptiste. 20


Il est le seul à pouvoir rendre droits les sentiers qui mènent à ton Fils. Apprends-nous la modestie et l’humilité, l’art de parler brièvement de nous-mêmes. Préserve-nous de toute témérité. Parce que nous ne sommes pas la parole, que nous sommes seulement la voix qui porte un instant la parole sur des ailes fragiles jusqu’à ce qu’elle ait fait son œuvre en celui qui l’a accueillie dans son cœur. Alors nous pouvons disparaître, et c’est notre joie. Fais qu’elle soit parfaite.

Voici l’agneau de Dieu Enfin paraît le Messie qu’on attendait depuis des siècles, celui que Jean désigne ainsi : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (1, 29). C’est lui, le dernier et le plus grand des prophètes, qui nous présente le Messie. Voici Jésus. Ce n’est pas ainsi qu’Israël l’avait imaginé : un Messie homme parmi les hommes et, pire encore, comme un pécheur parmi d’autres pécheurs, au bord du Jourdain. Car ce sont des gens ordinaires qui viennent se faire baptiser « pour la rémission de leurs péchés ». Et lui — le Messie — qui n’a pourtant aucun péché, prend place parmi les gens. Il entre avec eux dans le fleuve et disparaît sous la surface des eaux. Il courbe même la tête sous la main de Jean. Non, un Messie ne se courbe pas, et certainement pas devant un serviteur : il domine et règne. Personne ne l’a attendu ainsi. Même la plupart des pro21


phètes pensaient que, lorsque le Messie viendrait, ce serait, entouré de chevaux et de chars, en cavalier divin à l’épée de feu, monté sur un coursier d’apocalypse avec toute une armée à sa suite. Il chasserait les Romains du pays et passerait au fil de l’épée tous les vieux ennemis, de l’Euphrate jusqu’au Nil. Il briserait comme des roseaux ces cèdres orgueilleux. Non, l’Envoyé du Seigneur des armées célestes — le Dieu Sabaoth — viendrait d’une tout autre manière. Et il ne viendrait certainement pas de Nazareth, ce coin païen de Galilée. Inattendu, impossible à reconnaître, le Messie se tient au milieu d’eux. Seul le Baptiste le reconnaît : « Regardez, dit-il, voilà l’Agneau de Dieu. » Un Messie Agneau ? Les agneaux ne triomphent pas, ils se laissent conduire docilement. Des siècles plus tôt, l’un des prophètes, Isaïe, avait timidement soupçonné que « cet agneau serait mené à l’abattoir ». Rien d’une entrée triomphale, mais une marche tranquille vers l’endroit de la mort. « Un agneau — c’est ce que pressentait encore Isaïe — qui porterait les péchés du monde ». Il serait appelé serviteur de Dieu, à la fois enfant et domestique, chargé de la malice des innombrables brebis perdues, de notre perversité à tous (cf. Is 53). Cela, le Baptiste le dit en une seule phrase : « Voici l’Agneau de Dieu. » En fait, il dit davantage encore. Qui ne pense alors à cet autre agneau, immolé dans la nuit de la sortie d’Égypte, mangé à la hâte accompagné d’herbes amères et de pain sans levain ? Voici que se tient debout, ici, le nouvel Agneau pascal, avec la même mission. Son sang sera également appliqué sur les montants des portes, afin que « l’ange exterminateur » passe son chemin et épargne. Le Baptiste prévoit davantage encore : de cet Agneau pascal non plus aucun os ne sera brisé sur la croix. Jean voit tout cela. Une seule fois — dans son cachot — il se posera des questions : il enverra ses disciples à Jésus pour lui demander s’il est vraiment le Messie. Jésus répondra : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, 22


les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » — toutes les œuvres du Messie les unes à la suite des autres — « et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi » (Mt 11, 4-6). Et nous ? Que l’Agneau sans défense soit accusé par le monde entier, pourquoi cela ne cesse-t-il pas de nous exaspérer ? Attendrionsnous peut-être malgré tout un Messie revêtu de puissance, un Dieu qui l’emporte toujours ? Et disons-nous : « Seigneur, pourquoi ton Règne grandit-il avec tant de discrétion et de lenteur ? Montre la force de ton bras, sers-toi de ta puissance ! Cela nous conviendrait tellement mieux, à nous et à ton Église… » Ce n’est pas ainsi que parlent des disciples de l’Agneau. Seigneur Jésus, Agneau de Dieu, conduit à l’abattoir, muet devant celui qui le tond, sans défense, sans personne pour s’en apercevoir… Apprends-nous que seuls les agneaux sont suffisamment solides et forts pour porter les péchés, que le salut du monde exige cette rançon : la mort de l’Agneau innocent et les souffrances de tous ceux qui le suivent où qu’il aille. Parce que c’est ainsi que le Père l’a voulu. Comme tu l’as répondu aux envoyés de Jean : « Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi. »


Les premiers disciples

Il va trouver Nathanaël et lui dit: «Celui de qui il est écrit dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l’avons trouvé: c’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth.» 46 «De Nazareth, lui dit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon?» Philippe lui dit: «Viens et vois.» 47 Jésus regarde Nathanaël qui venait à lui et il dit à son propos: «Voici un véritable Israélite en qui il n’est point d’artifice.» 48 «D’où me connais-tu?» lui dit Nathanaël; et Jésus de répondre: «Avant même que Philippe ne t’appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu.» 49 Nathanaël reprit:«Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël.» 50 Jésus lui répondit: «Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu crois. Tu verras des choses bien plus grandes.» 51 Et il ajouta: «En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme.» 45

Le lendemain, Jean se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples. 36 Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit: «Voici l’agneau de Dieu.» 37 Les deux disciples, l’entendant parler ainsi, suivirent Jésus. 38 Jésus se retourna et, voyant qu’ils s’étaient mis à le suivre, il leur dit: «Que cherchez-vous?» Ils répondirent:«Rabbi — ce qui signifie Maître —, où demeurestu?» 39 Il leur dit: «Venez et vous verrez.» Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui, ce jour-là; c’était environ la dixième heure. 40 André, le frère de Simon-Pierre, était l’un de ces deux qui avaient écouté Jean et suivi Jésus. 41 Il va trouver, avant tout autre, son propre frère Simon et lui dit: «Nous avons trouvé le Messie!» — ce qui signifie le Christ. 42 Il l’amena à Jésus. Fixant son regard sur lui, Jésus dit: «Tu es Simon, le fils de Jean; tu seras appelé Céphas» — ce qui veut dire Pierre. 43 Le lendemain, Jésus résolut de gagner la Galilée. Il trouve Philippe et lui dit: «Suis-moi.» 44 Or, Philippe était de Bethsaïda, la ville d’André et de Pierre. 35

24


Rabbi, où demeures-Tu ? Le Baptiste se trouve au bord du Jourdain avec deux disciples. Il leur dit : « Voici l’agneau de Dieu » (1, 36b). Les deux disciples emboîtent le pas de Jésus. C’est tout ce qu’ils peuvent faire : marcher derrière lui un moment. Le suivre. Car, lors d’une vocation, c’est toujours Jésus qui prend les choses en main. Il se retourne pour leur demander : « Que cherchez-vous ? » (1, 38b). « Que voulez-vous ? » En fait, ils n’ont rien à vouloir : c’est Jésus qui choisit, pas eux. Celui qui est appelé fait un pas pour commencer, rien de plus : tout le reste vient de Jésus. La réponse des disciples paraît maladroite : « Rabbi, où demeurestu ? » (1, 38c). On serait tenté de penser qu’ils auraient pu trouver quelque chose de plus intelligent à demander que l’adresse du Messie. Par exemple, quelque chose au sujet de Jésus lui-même et non de sa maison. Jésus ne répond pas à la question. Il dit simplement : « Venez et vous verrez » (1, 39a). Une vocation ne se base pas sur des renseignements, des dépliants, un livre ou Internet ; on doit faire un pas, aller voir où habite Jésus et rester un certain temps auprès de lui. Et celui qui reste n’oubliera pas de sitôt l’heure à laquelle il a accompagné Jésus. « C’était environ la dixième heure » — quatre heures de l’après-midi. Jean le sait encore. Peut-être était-il lui-même l’un des deux disciples. Quatre heures, c’est de plus le moment où le jour a mûri, où il s’avance vers son accomplissement. Bien des heures d’hésitation et de lutte l’ont souvent précédé. À peine a-t-il passé une journée auprès de Jésus qu’André ne tient plus en place : il faut qu’il en parle à un autre. Il part à la recherche 25


de son frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie ! » (1, 41). « Nous avons trouvé » — en grec eurèkamen… En français, comme en bien des langues, le singulier eurèka (« j’ai trouvé ») souligne à la fois la surprise et l’enthousiasme d’une découverte. Simon n’a guère le temps de retrouver son souffle que le voilà déjà près de Jésus. Cette rencontre le bouleverse. Immédiatement, Jésus lui donne un autre nom, un nom qui implique aussi une mission. Dorénavant, il s’appellera Pierre, c’est-à-dire Roc. C’est le cas pour chaque vocation. Quand Jésus appelle, il y a simultanément re-création et mission. La vocation n’est pas une nouvelle tunique que vous passez simplement par-dessus vos vêtements, la vocation fait de vous un autre homme, un homme nouveau. Simon devient aussitôt la pierre solide, cimentée dans l’édifice ecclésial de Jésus. Il ne lui est plus possible de s’échapper, même s’il tentera pourtant de le faire plus tard, dans le jardin de Caïphe. Très vite suivent deux autres appelés. Les vocations sont en effet semblables à des flammes dans les chaumes. Elles se propagent comme du feu. S’il en vient deux ou trois, aussitôt il en surgit beaucoup. Mais là où elles se font rares, le danger est réel de les voir disparaître presque totalement. Le premier à suivre Jésus après André et Simon est Philippe. Une vocation « sans histoire ». « Suis-moi », dit Jésus, pas un mot de plus (1, 43b). Certaines vocations ne suscitent guère de commentaires : « Il m’a invité et je l’ai suivi », entend-on encore parfois. Avec Nathanaël, il n’en va pas ainsi. Philippe le sait et il y va de son préambule. Mettant tout son poids dans la balance, il dit tout ce qu’il sait à propos de Jésus : « Celui de qui il est écrit dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth » (1, 45). Il est presque impossible d’être plus complet. Avec autant d’informations, Nathanaël sera forcé de céder. Mais voilà, celui qui dit beaucoup peut aussi fournir pas mal d’oc26


casions de trébucher. Et c’est ce qui arrive : Nathanaël trébuche sur Nazareth. Que peut-il sortir de bon de Nazareth ? Alors Philippe se souvient de la méthode de Jésus, et, comme lui, il dit : « Viens et vois » (1, 46b). Et Jésus prend le relais, touchant le point sensible de Nathanaël, la vanité. Il dit : « Voici un véritable Israélite en qui il n’est point d’artifice » (1, 47b). Nathanaël souhaite en savoir plus et demande : « D’où me connais-tu ? » Quand Jésus lui répond qu’il l’a vu assis sous le figuier — l’arbre à l’ombre duquel les sages étudient la Loi —, la situation change du tout au tout. Nathanaël s’exclame : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël ! » (1, 49). Incontestablement, l’évangéliste a quelque peu étoffé et développé cette profession de foi. C’est trop beau pour être vrai, trop précoce surtout puisque cela anticipe ce qui ne deviendra manifeste qu’après la résurrection. Cependant Jésus lui-même suggère cette anticipation. Ne dit-il pas que Nathanaël verra des choses bien plus grandes encore, qu’il verra le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme (cf. 1, 51) ? Or cela, c’est déjà Pâques. Cette échelle avec les anges montant et descendant, Jacob Israël l’avait vue le premier (cf. Gn 28, 12). Jésus n’avait donc pas tort en disant à Nathanaël : « Voici un véritable descendant de Jacob Israël en qui il n’est point de tromperie ou d’artifice. » C’est que le premier Jacob s’était servi de pas mal d’artifices. Seigneur Jésus, appelle-nous comme tu as appelé André et Jean : invite-nous à voir et à demeurer près de toi. Appelle-nous comme Simon : que nous soyons bouleversés, totalement convertis par toi. 27


Appelle-nous à te suivre sans tarder comme Philippe. Ou appelle-nous comme Nathanaël, sauvé d’une mer de scepticisme : prends en main notre destinée, Seigneur, et fais que nous voyions ces grandes choses que tu lui as promises, les anges qui montent et descendent au-dessus de toi, Fils de l’homme. Alors, nous pourrons dire comme lui : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, le Roi d’Israël. »


Les noces de Cana

disciples; mais ils n’y restèrent que peu de jours.

2 1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère La purification du Temple de Jésus était là. 2 Jésus lui aussi fut invité à la noce 13 La Pâque des Juifs était proche et ainsi que ses disciples. Jésus monta à Jérusalem. 3 Comme le vin manquait, la mère 14 Il trouva dans le Temple les marde Jésus lui dit: «Ils n’ont pas de chands de bœufs, de brebis et de vin.» colombes ainsi que les changeurs 4 Mais Jésus lui répondit: «Que me qui s’y étaient installés. veux-tu, femme? Mon heure n’est 15 Alors, s’étant fait un fouet avec des pas encore venue.» cordes, il les chassa tous du Temple, 5 Sa mère dit aux serviteurs: «Quoi et les brebis et les bœufs; il disperqu’il vous dise, faites-le.» sa la monnaie des changeurs, ren6 Il y avait là six jarres de pierre desversa leurs tables; tinées aux purifications des Juifs; 16 et il dit aux marchands de coelles contenaient chacune de deux lombes:«Ôtez tout cela d’ici et ne à trois mesures. faites pas de la maison de mon 7 Jésus dit aux serviteurs:«RemplisPère une maison de trafic.» sez d’eau ces jarres»; et ils les em17 Ses disciples se souvinrent qu’il est plirent jusqu’au bord. écrit: Le zèle de ta maison me dé8 Jésus leur dit:«Maintenant puisez vorera. et portez-en au maître du repas.» 18 Mais les Juifs prirent la parole et lui Ils lui en portèrent dirent: «Quel signe nous montre9 et il goûta l’eau devenue vin — il ne ras-tu, pour agir de la sorte?» savait pas d’où il venait, à la diffé19 Jésus leur répondit:«Détruisez ce rence des serviteurs qui avaient temple et, en trois jours, je le relèpuisé l’eau —, aussi il s’adresse au verai.» marié 20 Alors les Juifs lui dirent: «Il a fallu 10 et lui dit: «Tout le monde offre quarante-six ans pour construire d’abord le bon vin et, lorsque les ce Temple et toi, tu le relèverais en convives sont gris, le moins bon; trois jours?» mais toi, tu as gardé le bon vin jus21 Mais lui parlait du temple de son qu’à maintenant!» 11 Tel fut, à Cana de Galilée, le comcorps. 22 Aussi, lorsque Jésus se releva mencement des signes de Jésus. Il d’entre les morts, ses disciples se manifesta sa gloire et ses disciples souvinrent qu’il avait parlé ainsi, et crurent en lui. 12 Après quoi, il descendit à Capharils crurent à l’Écriture ainsi qu‘à la parole qu’il avait dite. naüm avec sa mère, ses frères et ses 29


Le premier signe : les noces Une semaine a passé. Jean a rendu son témoignage et montré l’Agneau. Cinq disciples ont rejoint Jésus. Le temps est venu pour lui de leur montrer qui il est. Il le fera deux fois : une double révélation de soi. D’abord, à l’occasion de noces où il manifeste sa compassion, sa bonté. La deuxième fois, dans le temple, quand il chasse les marchands, faisant voir son zèle pour le Père. Il montre sa pitié en même temps que sa puissance. Il montre sa bonté et sa rigueur, son souci des hommes et de Dieu. D’abord, il y a la fête des noces à Cana. À première vue, il semble s’agir d’un récit purement anecdotique : deux jeunes mariés sont dans l’embarras car le vin des noces s’épuise. Jésus vient à la rencontre de leur besoin, et de façon surabondante : six jarres de vin pleines à ras bord. Cependant, il semble que les époux ne soient pas au centre du récit, mais plutôt Jésus. C’est vers lui qu’ils doivent tourner les yeux. C’est ce que feront d’ailleurs les disciples à la fin du récit : « Ils crurent en lui. » Car ce qui se passe ici n’est pas un prodige, mais bien un signe que pose Jésus pour attirer l’attention sur quelque chose de bien plus important. Jésus réalise le rêve caressé depuis des siècles par le peuple d’Israël : le rêve de l’abondance. Depuis des siècles les prophètes parlaient d’une abondance de blé, de moût et de fruits, d’un pays où ruissellent le lait et le miel… Jamais ce rêve ne s’était réalisé. Aujourd’hui, le rêve devient réalité, car voici le véritable Éclaireur qui revient de la Terre Promise, chargé de la grappe géante (cf. Nb 13). C’est Jésus, l’Homme de l’abondance messianique. Près de lui 30


se tient Marie. Dans leur dialogue, Jésus fait allusion à son « heure », l’heure de la réelle abondance, quand de son cœur transpercé jailliront sur le monde entier de l’eau et du sang. En cette heure de la Passion, dernière étape vers la Terre Promise, les choses commenceront pour de bon. Cana n’en est que le prélude. Et ce ne sont pas les jeunes mariés qui entreront les premiers en Terre Promise, mais le bon larron. Car alors Jésus foulera le véritable pressoir et le sang du Raisin qu’il est lui-même jaillira en abondance : bien plus de six jarres pourront en être remplies. Le vin nouveau sera versé quand, sur la croix, seront célébrées les noces de l’Alliance de Dieu avec les hommes. Il est bien un « époux de sang », le nouveau Moïse (cf. Ex 4, 25). La première récolte du vin nouveau est ici, à Cana, comme le signe avant-coureur de la pleine récolte. Ailleurs viendra aussi la manne nouvelle, quand Jésus multipliera les pains sur la montagne. Le prodige du vin à Cana est à la fois miracle et signe. Il fait référence déjà à la dernière Cène et à la Croix, il fait référence à l’eucharistie quand le vin sur la table ne réjouit plus le cœur pour une heure seulement, mais donne la vie pour les siècles des siècles… Et maintenant déjà, « ses disciples croient en lui » (cf. 2, 11). Seigneur Jésus, à Cana, tu t’es révélé, tu t’es montré tel que tu es : le Prophète du vin nouveau qui remplit en abondance les jarres. Marie était là, silencieuse et discrète. Elle a demandé le miracle en notre nom à tous. Apprends-nous à comprendre ce signe, puisque Cana se poursuit 31


jusqu’aujourd’hui, chaque fois que du vin est versé dans les coupes lors de l’eucharistie. Accorde que, tout joyeux, nous nous mettions à table avec toi comme pour un festin de noces. Car nous y célébrons tes noces, l’Alliance de Dieu avec les hommes scellée en ton Sang. C’est le vin qui jaillit du pressoir que tu as foulé quand fut venue ton « heure » : le pressoir de ta Croix.

Le deuxième signe : le nouveau temple D’emblée, Jésus fait un deuxième signe, plus grand encore que le premier. Il n’accorde pas seulement la véritable abondance messianique dont avaient parlé les prophètes ; il affirme être le nouveau Temple qui, s’il est détruit, resurgira le troisième jour, alors qu’on avait travaillé quarante-six ans pour ériger l’ancien. Aux yeux de ses contemporains, ceci a une tout autre signification que de changer l’eau en vin dans six jarres pleines. De plus, ce signe exaspère : comment ose-t-il proclamer être le lieu où Dieu vit pour toujours au milieu de son peuple ? Le pouvoir qu’a Jésus de faire des prodiges semble déjà ici dévoiler sa prétention d’appartenir à la sphère divine. Ainsi, nous savons que ce passage vise à aborder un thème autrement plus important que l’incident — certes haut en couleur, et peut-être drôle — de la monnaie des changeurs dispersée, des tables renversées, des colombes chassées. Il ne s’agit pas d’une simple his32


toire de querelle avec une poignée de marchands : pas plus que les jeunes mariés tantôt, les marchands ne sont ici les personnages principaux. Il est question de Jésus et de la manière dont il se révèle à tout le peuple de Jérusalem. Ce qui se passe ici, c’est ce qu’avait prédit le prophète Malachie : « Voici, j’envoie mon messager. Il aplanira le chemin devant moi. Subitement, il entrera dans son Temple, le maître que vous cherchez… » (Ml 3, 1a). Jésus entre dans son temple, et en même temps il en annonce la fin : il se présente comme le nouveau temple, où il n’y a pas de place pour les marchands, où il n’y a besoin ni de brebis ni de colombes. En ce jour-là, « il n’y aura plus de marchand dans la Maison du Seigneur, le tout-puissant» (Za 14, 21b). Pour la première fois dans l’évangile, Jésus appelle Dieu son « Père ». L’expression est absolument familière à nos oreilles, mais jusque-là elle ne s’était jamais présentée. Certes, Dieu était appelé Père par tout le peuple, mais personne n’avait réclamé pareil honneur à titre personnel. Jésus le fait à cet instant : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic » (2, 16b). Avoir Dieu pour Père revient à Jésus, personnellement et exclusivement. Même nous, qui, en lui, sommes devenus également enfants de Dieu, nous n’avons pas Dieu pour Père de la même manière. Aussi dira-t-il à ses disciples après sa résurrection : « Je monte vers mon Père qui est votre Père » (Jn 20, 17). Nous ne pouvons pas être appelés fils de Dieu au même titre que le Fils. Enfin, à propos de lui-même, Jésus dit encore une chose inouïe : le nouveau Temple est son propre corps. Ce temple, il a le pouvoir de le rebâtir en trois jours. À nouveau, comme à Cana, Jésus ne peut manifestement pas se taire à propos de son « heure ». La destruction et le relèvement dont il est question auront lieu en effet sur la Croix et à la Résurrection. C’est alors qu’un temple — le Temple de son corps — sera démoli et reconstruit : cela ne prendra que trois jours. 33


Très tôt dans l’évangile, tout est donc dit de ce qui est à dire de Jésus : il est le Crucifié et le Ressuscité. Tout le mystère pascal est déjà dévoilé. Non, le récit des marchands chassés du temple n’est pas une anecdote un peu étrange, une crise d’indignation et de colère d’un prophète surexcité à propos de quelque commerce dans la maison de Dieu. Il n’est pas étonnant que les disciples ne l’aient compris que plus tard : « Lorsque Jésus se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi, et ils crurent à l’Écriture ainsi qu’à la parole qu’il avait dite » (2, 22). Seigneur Jésus, depuis le jour de ta résurrection, il n’existe plus qu’un seul Temple : celui de ton corps glorieux. Dieu y habite désormais parmi nous pour toujours. Il n’habite plus comme à l’époque nomade dans la tente du désert, qui, jour après jour, était démontée et emportée. Il n’habite plus dans le grand Temple de Salomon qui, malgré ses hautes murailles et ses merveilleux trésors, serait plus tard ravagé. Le nouveau Temple de ton corps ressuscité existe pour toujours. Il est maintenant le lieu où ton Père est adoré en esprit et en vérité, où lui est offert le sacrifice 34


qui remplace tous les précédents en les portant à leur perfection : le sacrifice de ta Croix. Fais que, quand nous pénétrons dans une église, nous soyons toujours conscients que c’est toi le temple spirituel. Accorde-nous respect et crainte, mais aussi joie et assurance Nous sommes toujours exaucés, puisque c’est par toi que nous demandons tout, Seigneur Jésus Christ, qui vit avec le Père et l’Esprit pour l’éternité.


Séjour à Jérusalem

Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. 7 Ne t’étonne pas si je t’ai dit: “Il vous faut naître d’en haut.” 8 Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.» 9 Nicodème lui dit: «Comment cela peut-il se faire?» 10 Jésus lui répondit: «Tu es maître en Israël et tu n’as pas la connaissance de ces choses! 11 En vérité, en vérité, je te le dis: nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu et pourtant vous ne recevez pas notre témoignage. 12 Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel? 13 Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. 14 Et comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l’homme soit élevé 15 afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle. 16 Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. 17 Car Dieu n’a pas envoyé son Fils 6

Tandis que Jésus séjournait à Jérusalem, durant la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom à la vue des signes qu’il opérait. 24 Mais Jésus, lui, ne croyait pas en eux, car il les connaissait tous, 25 et il n’avait nul besoin qu’on lui rendît témoignage au sujet de l’homme: il savait, quant à lui, ce qu’il y a dans l’homme. 23

Entretien avec Nicodème 3 1 Or il y avait, parmi les pharisiens, un homme du nom de Nicodème, un des notables juifs. 2 Il vint, de nuit, trouver Jésus et lui dit: «Rabbi, nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu, car personne ne peut opérer les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui.» 3 Jésus lui répondit: «En vérité, en vérité, je te le dis: à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu.» 4 Nicodème lui dit:«Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître?» 5 Jésus lui répondit: «En vérité, en vérité, je te le dis: nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. 36


dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. 18 Qui croit en lui n’est pas jugé; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. 19 Et le jugement, le voici: la lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. 20 En effet, quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de crainte que ses œuvres ne soient démasquées. 21 Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses œuvres soient manifestées, elles qui ont été accomplies en Dieu.»

Ministère de Jésus en Judée Après cela, Jésus se rendit avec ses disciples dans le pays de Judée; il y séjourna avec eux et il baptisait. 23 Jean, de son côté, baptisait à Aïnôn, non loin de Salim, où les eaux sont abondantes. Les gens venaient et se faisaient baptiser. 24 Jean, en effet, n’avait pas encore été jeté en prison. 25 Or il arriva qu’une discussion concernant la purification opposa un Juif à des disciples de Jean. 26 Ils vinrent trouver Jean et lui dirent: «Rabbi, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain, celui au22

37

quel tu as rendu témoignage, voici qu’il se met lui aussi à baptiser et tous vont vers lui.» 27 Jean leur fit cette réponse: «Un homme ne peut rien s’attribuer au-delà de ce qui lui est donné du ciel. 28 Vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit:“Moi, je ne suis pas le Christ, mais je suis celui qui a été envoyé devant lui.” 29 Celui qui a l’épouse est l’époux; quant à l’ami de l’époux, il se tient là, il l’écoute et la voix de l’époux le comble de joie. Telle est ma joie, elle est parfaite. 30 Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue. 31 Celui qui vient d’en haut est audessus de tout. Celui qui est de la terre est terrestre et parle de façon terrestre. Celui qui vient du ciel 32 témoigne de ce qu’il a vu et de ce qu’il a entendu, et personne ne reçoit son témoignage. 33 Celui qui reçoit son témoignage ratifie que Dieu est véridique. 34 En effet, celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, qui lui donne l’Esprit sans mesure. 35 Le Père aime le Fils et il a tout remis en sa main. 36 Celui qui croit au Fils a la vie éternelle; celui qui n’obéit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui.»


Le premier candidat à la foi : Nicodème Les disciples croient déjà en lui. Viennent maintenant d’autres candidats à la foi. Jean nous en présente trois : Nicodème, la Samaritaine et un officier royal. Pourquoi justement ces trois-là ? Jean peint trois portraits différents. Peut-être connaissait-il dans sa communauté chrétienne ces trois modèles : un sceptique, une pécheresse, un païen sans préjugés. Ce faisant, il nous fournit la réponse à ces questions : qu’est-ce qui fait obstacle à notre foi et quels sont les présages favorables ? Le premier candidat — Nicodème — prend le départ sous une mauvaise étoile. Dès le début, un sombre nuage menace sa conversion : il vient de nuit. Comment quelqu’un qui redoute tant la lumière, peut-il un jour venir à la Lumière ? C’est que Nicodème ne veut pas se compromettre : il a des collègues dans les milieux religieux. Que diraient-ils s’il venait présenter ses respects en plein jour ? Celui qui fait partie des cercles dirigeants et qui vit dans pareil milieu ne s’expose pas de la sorte. Nicodème ne parle d’ailleurs que partiellement en son nom personnel. Dès son entrée en matière, assez flatteuse, il s’en tient à un pluriel prudent : « Rabbi, nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu, car personne ne peut opérer les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui » (3, 2). Il dit « nous ». Que pense-t-il vraiment, lui ? Jésus évite le piège. Il surprend Nicodème par une réponse mystérieuse : Nicodème doit naître à nouveau. Debout, Nicodème, viens plus haut, renonce à ton bon sens et à ses évidences. Mais Nicodème ne parvient pas à monter d’une marche, il retombe aussitôt dans les 38


sentiers battus et continue à raisonner. Les « quoi », « comment » et « pourquoi » semblent figés sur ses lèvres, et c’est normal chez un docteur de la loi. « Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux ? demande Nicodème. Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître ? » (3, 4). À l’évidence, la chose n’est pas possible : il a mille fois raison, Nicodème. Mais c’est précisément là que le bât blesse : avoir mille fois raison n’a rien à voir avec la foi. Aussi Jésus ne cède-t-il pas d’un pouce, mais va rendre les choses encore plus difficiles pour ce rationaliste endurci : « Nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit… » (3, 5). Nicodème n’y comprend plus rien. Alors Jésus lui vient en aide : il existe, dit-il, tant de mystères dans la nature — ah oui, d’où vient par exemple le vent ? — pourquoi refuser de voir qu’il peut y en avoir bien plus encore dans le monde divin ? « Tu es maître en Israël et tu n’as pas la connaissance de ces choses ? […] Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel ? » (3, 10.12). Et ensuite ? Rien. Du moins à première vue. Tout à coup, Nicodème a disparu, il s’est envolé comme l’oiseau effarouché qui a perçu un bruit suspect dans le jardin plongé dans la nuit. Le langage de Jésus a-t-il été trop inquiétant ? Mais, comme la lessive du blanchisseur, la parole de Jésus continuera à agir en lui. Car, plus tard, à la fin, il réapparaît pour le porter au tombeau avec myrrhe, aloès et aromates, pour pas moins de cent livres. À ce moment, il ne se montrera plus de nuit, mais en plein jour. Il aura jeté le masque. Ses collègues l’auront évidemment appris, et nul doute qu’on aura beaucoup parlé de lui dans les milieux, à Jérusalem. Jésus a donc eu le dernier mot. Mais sans ramener son message au niveau du plausible, sans avoir tout expliqué de A à Z. Il ne déflore pas les mystères. Le courage de Nicodème est le fruit de la mort de Jésus. Car « lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que Je Suis… » (8, 28). En effet. 39


Seigneur Jésus, regarde-nous avec amour. Nous ressemblons tous à Nicodème. C’est également de nuit que nous préférons venir près de toi, de peur de nous montrer ou de paraître vulnérables : « Que diront les gens ? » Il nous est difficile de guérir du scepticisme, de notre penchant à jouer sur du velours, des « pourquoi », « comment » et « quoi » sans fin que nous portons dans nos gènes. Nous sommes tellement enclins à douter. Et l’offre est tellement vaste sur le marché : tant de gourous, tant de prophètes. Guéris-nous du fléau de ne pas arriver à choisir, de nous sentir bien dans l’irrésolution et l’attentisme. Par la grâce de ta mort, fais qu’un jour avec Nicodème nous annoncions la couleur, que nous prenions des risques sans éprouver de crainte devant quelque Pilate que ce soit.

Dieu a tant aimé le monde… Tout à coup, Nicodème n’est plus là. Jésus s’en est-il aperçu ? Toujours est-il qu’il continue de parler. Il s’adresse donc à nous tous. Ou bien est-ce Jean qui poursuit sa réflexion sur une énigme incompré40


hensible ? « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (3, 16). Cela dépasse tout entendement : pourquoi y a-t-il si peu d’amour en réponse à un si grand amour ? Plus tard, saint François dira : « Amor non amatur » (« l’amour n’est pas aimé »). Qui peut comprendre cela ? « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu » (1, 9-10). Ou encore : « La lumière est venue dans le monde et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière… » (3, 19). Jean n’est jamais parvenu à se l’expliquer. Dans son évangile, il relève souvent — comme en passant, et de façon méditative — ce point tragique : comment expliquer que tant d’amour n’ait pu susciter en nous un amour en retour, que tant de lumière n’ait pu chasser les ténèbres ? Dieu avait déjà fait cette expérience aux jours de la première alliance. Et dans la liturgie du Vendredi saint résonnent les lamentations d’un Dieu déçu de son peuple. Ne les avait-il pas couverts de bienfaits ? Et qu’a-t-il reçu en retour ? Les prophètes qu’il avait envoyés ont été massacrés. Son propre Fils serait tout de même ménagé… Mais non ! ils se dirent : « C’est l’héritier de la vigne. Venez ! tuons-le et la vigne nous appartiendra totalement » (cf. Mt 21, 38). En effet, le peuple tenait davantage à l’obscurité qu’à la lumière. Ô mon peuple, que t’ai-je fait ou en quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi ! Parce que je t’ai fait sortir de la terre d’Égypte, tu as préparé une croix à ton Sauveur. Parce que durant quarante années je t’ai guidé au désert, 41


t’ai nourri de la manne et t’ai fait entrer dans un pays de délices, tu as préparé une croix à ton Sauveur. Qu’aurais-je dû faire de plus pour toi que je n’aie point fait ? Je t’ai planté comme ma vigne la plus belle, mais tu m’es devenue très amère, car c’est avec du vinaigre que tu as étanché ma soif, et avec une lance que tu as percé le côté de ton Sauveur. Pour toi, j’ai frappé l’Égypte et ses premiers-nés, et toi, tu m’as l’appelé et livré. J’ai ouvert pour toi la mer, et d’un coup de lance tu m’as ouvert le côté. J’ai marché devant toi dans la colonne de nuée, et toi tu m’as conduit au prétoire de Pilate. Dans le désert, je t’ai nourri de la manne, et tu m’as frappé du poing sur la bouche. Je t’ai désaltéré de l’eau jaillie du rocher, et tu m’as fait boire du fiel et du vinaigre. J’ai frappé pour toi les rois de Canaan, et tu m’as frappé la tête avec un roseau. Je t’ai mis dans la main un sceptre royal, et tu m’as couronné d’épines. Je t’ai élevé avec grande force, et tu m’as suspendu au bois de la croix. Ô mon peuple, que t’ai-je fait, en quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi ! (Impropères de la liturgie du Vendredi saint)

42


Le piège des amis Sans transition, nous nous retrouvons auprès du Baptiste. Jean baptise toujours, mais voilà que Jésus le fait aussi. Certes Jean a commencé ; il a d’ailleurs baptisé Jésus. Mais, désormais, ils sont plus nombreux, ceux qui viennent à Jésus plutôt qu’à Jean. Entre Jésus et Jean, il n’y a pas le moindre nuage. C’est d’ailleurs que menace l’orage : il vient des disciples de Jean. « Rabbi, disent-ils, voici que Jésus baptise et tous vont vers lui » (cf. 3, 26). C’est toi en premier qui as le droit de baptiser ! Défends ce… droit ! Ce n’est pas dans le cœur du Baptiste qu’est née la jalousie, mais dans celui de ses disciples. Jean ne pense pas en termes de concurrence. Il leur répond : « Un homme ne peut rien s’attribuer au-delà de ce qui lui est donné du ciel » (3, 27). Le Baptiste n’est pas possessif et la méfiance doit lui être instillée par ses disciples. Ils sont tombés dans le piège et voudraient entraîner Jean avec eux. Depuis le début, c’est le même schéma, depuis Adam et Ève au paradis. Jamais ils n’avaient songé à devenir les égaux de Dieu. Mais un serpent le leur a chuchoté à l’oreille : « “Vraiment ? Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout du jardin…” La femme répondit au serpent : “Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir.” Le serpent dit à la femme : “Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bonheur et du malheur” » (Gn 3, 1-5). Le plus souvent, le mal nous est susurré d’ailleurs. Et nous, nous cédons. Jean ne cède pas. Les tentations affermissent le juste. Elles mettent davantage en lumière sa vertu. En cela, Jean ressemble à Jésus. Quand Jean le baptisait, Jésus n’at-il pas, en toute humilité, courbé la tête sous sa main ? Cela ne s’im43


posait pas. Lorsque Jean a protesté, Jésus lui a répondu : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice » (Mt 3, 15). Jean est le précurseur : en matière d’humilité et de modestie aussi il annonce Jésus. Dès son baptême, Jésus met ses épaules sous la croix ; par Jean, il se laisse consacrer à une vie de dépendance et de service. Il est un Messie sans puissance. C’est ainsi également que se présente Jean. Sa seule réponse à ses amis : « Il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue » (3, 30). Ils devront se contenter de cela jusqu’à ce que, comme un grain de blé, il disparaisse entièrement et meure. Et cela, affirme-t-il, « le comble de joie » (cf. 3, 29). Dieu, notre Père, ton Fils Jésus a dit : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents, et de l’avoir révélé aux tout-petits. » Donne-nous donc un cœur humble, un cœur qui se réjouisse du bonheur des autres. Apprends-nous à devenir pauvres de cœur, à être petits comme des enfants de Dieu, car c’est à ceux qui ont un cœur d’enfant qu’appartient ton Royaume. Fais-nous voir que nous devons devenir plus petits et Jésus plus grand. Que ce soit là notre joie, notre joie parfaite.

44


Celui qui a été envoyé par Dieu Jean Baptiste ne se met pas en avant, il renvoie toujours à Jésus. Jésus fait de même : il renvoie au Père. Il est venu dans le monde pour nous révéler le nom de son Père. Dans chaque parole, dans chaque miracle, c’est du Père qu’il s’agit pour Jésus, jamais de lui-même. À peu de chose près, il parle comme le Baptiste : « Il faut que je diminue et que le Père grandisse » (cf. 14, 28). Et cela le comble de joie, lui aussi. Quand nous prions, nous fixons souvent notre regard sur Jésus. Il n’y a là rien d’illogique : il est un homme comme nous, nous pouvons nous faire de lui une image relativement concrète. Il mangeait et buvait. Il marchait et parlait comme nous. « Nous pouvions le voir de nos yeux, l’entendre de nos oreilles, le toucher de nos mains », écrit Jean (cf. 1 Jn 1, 1). Pourtant, Jésus n’est pas le terme de notre prière : il nous renvoie toujours vers le Père. Jésus dit les paroles que le Père lui a données. Il ne tient pas à parler de lui-même, il n’est qu’une courroie de transmission. Il ne vient sur terre que pour nous dire combien le Père nous aime. « Mais, dit Jean, nous ne recevons pas ce témoignage : nous refusons Jésus et, par le fait même, nous refusons le Père. » Celui qui reçoit Jésus reçoit aussi le Père, avec la vie éternelle ; celui qui le refuse ne vivra pas (cf. 3, 36). Celui qui entend la parole de Jésus et la reçoit apprend à connaître le Père, et il reçoit sans mesure son Esprit. Car tout ce que le Père pense, veut et ressent, tout cela vit dans le cœur de son Fils et en ceux qui croient en lui. Ainsi, celui qui croit devient participant de la vie au sein même du Dieu un et trine. Croire, c’est donc bien plus que connaître Jésus, c’est finalement être initié aux mystères de la Trinité. Croire, c’est apprendre à parler avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Ou encore — selon la parole déconcertante de la deuxième Lettre de Pierre —, c’est « entrer en communion avec la nature divine » (cf. 2 P 1, 4). 45


Jésus conduit plus avant celui qui vient à lui. Il le mène à son Père ; et celui qui vient au Père reçoit l’Esprit qui l’envoie au monde. Ainsi, entre Dieu et l’humanité, une boucle est bouclée, et c’est Jésus qui en constitue le nœud. Seigneur Jésus, dirige vers toi notre regard : fais que nous croyions en toi et que nous t’aimions. Et conduis-nous au-delà, jusqu’auprès de ton Père au ciel. Car c’est de lui que tu es venu nous parler, c’est sa vie que tu veux nous donner, ses promesses que tu veux réaliser pour nous. Comme Philippe à la dernière Cène, nous voulons te demander : « Seigneur, montre-nous le Père. » Accorde que nous aussi nous comprenions ta réponse : « Philippe, qui me voit voit le Père. » Nous te rendons grâce parce que tu vis tout entier du Père et que tu nous le fais connaître. Conduis-nous près de lui et remplis-nous de votre Esprit commun. Ne permets pas que nous soyons jamais séparés de toi parce qu’en toi seul est la vie : Père, Fils et Esprit Saint, Dieu un et trine que nous adorons.


Jésus et la Samaritaine 4 1 Quand Jésus apprit que les pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean, 2 — à vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples — 3 il quitta la Judée et regagna la Galilée. 4 Or il lui fallait traverser la Samarie. 5 C’est ainsi qu’il parvint dans une ville de Samarie appelée Sychar, non loin de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph, 6 là même où se trouve le puits de Jacob. Fatigué du chemin, Jésus était assis tout simplement au bord du puits. C’était environ la sixième heure. 7 Arrive une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit: «Donne-moi à boire.» 8 Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger. 9 Mais cette femme, cette Samaritaine, lui dit: «Comment? Toi, un Juif, tu me demandes à boire à moi, une femme samaritaine!» Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. 10 Jésus lui répondit: «Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit: “Donne-moi à boire”, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive.» 11 La femme lui dit: «Seigneur, tu n’as pas même un seau et le puits 47

est profond; d’où la tiens-tu donc, cette eau vive? 12 Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses fils et ses bêtes?» 13 Jésus lui répondit: «Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif; 14 mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle.» 15 La femme lui dit:«Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici.» 16 Jésus lui dit:«Va, appelle ton mari et reviens ici.» 17 La femme lui répondit:«Je n’ai pas de mari.» 18 Jésus lui dit: «Tu dis bien: “Je n’ai pas de mari” ; tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari. En cela tu as dit vrai.» 19 «Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète. 20 Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu’à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer.» 21 Jésus lui dit: «Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. 22 Vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient


des Juifs. Mais l’heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père. 24 Dieu est esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité.» 25 La femme lui dit: «Je sais qu’un Messie doit venir — celui qu’on appelle Christ. Lorsqu’il viendra, il nous annoncera toutes choses.» 26 Jésus lui dit: «Je le suis, moi qui te parle.» 27 Sur quoi les disciples arrivèrent. Ils s’étonnaient que Jésus parlât avec une femme; cependant personne ne lui dit «Que cherches-tu?» ou «Pourquoi lui parles-tu?» 28 La femme alors, abandonnant sa cruche, s’en fut à la ville et dit aux gens: 29 «Venez donc voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ?» 30 Ils sortirent de la ville et allèrent vers lui. 31 Entre-temps, les disciples le pressaient:«Rabbi, mange donc.» 32 Mais il leur dit:«J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas.» 33 Sur quoi les disciples se dirent entre eux: «Quelqu’un lui auraitil donné à manger?» 34 Jésus leur dit: «Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. 23

48

Ne dites-vous pas vous-mêmes: “Encore quatre mois et viendra la moisson”? Mais moi je vous dis: levez les yeux et regardez; déjà les champs sont blancs pour la moisson! 36 Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble. 37 Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit: “L’un sème, l’autre moissonne.” 38 Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucune peine; d’autres ont peiné et vous avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine.» 39 Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de la femme qui attestait:«Il m’a dit tout ce que j’ai fait.» 40 Aussi, lorsqu’ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer parmi eux. Et il y demeura deux jours. 41 Bien plus nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui; 42 et ils disaient à la femme:«Ce n’est plus seulement à cause de tes dires que nous croyons; nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Sauveur du monde.» 35


Le deuxième candidat à la foi : la femme de Samarie Voici un deuxième candidat à la foi : la Samaritaine. « Il lui fallait traverser la Samarie », dit Jean (4, 4). Oui, car c’était là le chemin le plus court pour gagner la Galilée en partant de Judée. Mais l’intérêt de Jean n’est pas d’ordre géographique et la nécessité en question est tout autre : il le « fallait » selon le plan divin. Cette femme devait pouvoir trouver la foi, et tous ses concitoyens avec elle (cf. 4, 42). La foi devait prendre racine aussi hors d’Israël. Jésus était venu pour tous les hommes. L’histoire démarre cependant sur un ton mineur. Le seul problème de la femme est d’ordre domestique : puiser de l’eau à midi, l’heure la plus chaude de la journée. Pourtant, Jésus lui prête grande attention, davantage même qu’il n’en a eu pour Nicodème. Il prend l’initiative et lui fait une demande qui cadre parfaitement avec sa besogne près du puits : « Donne-moi à boire », dit-il. Elle peut le faire facilement puisqu’elle a un seau. Mais elle réagit par une réflexion courante dans son milieu : les Juifs n’ont que mépris pour les Samaritains. Ces derniers s’étaient en effet séparés des Juifs : ils ne venaient même plus à l’unique temple, celui de Jérusalem. « Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains », note Jean pour le lecteur qui l’ignore (4, 9). La femme s’étonne qu’il lui parle et lui demande à boire. Elle comprendra encore moins quand, outre le service qu’il lui demande, il veut lui faire un don : « Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive » (4, 10). 49


« Tu as besoin de moi plus que je n’ai besoin de toi. » Jésus tend la main à la Samaritaine pour la mener plus haut. Cependant, la femme reste sur ses positions : elle n’est guère décidée à s’aventurer plus haut. Elle veut garder les pieds sur terre : « Seigneur, dit-elle, tu n’as même pas un seau et le puits est profond ; d’où la tiens-tu donc, cette eau vive ? » (4, 11). L’expression « eau vive », elle ne la comprend évidemment pas ; elle pense à l’eau du fond du puits, là ou la fraîcheur jaillit de la source. Pourtant, cette femme hyperréaliste a encore quelque notion de la Bible : cet étranger serait-il plus grand que Jacob, qui avait découvert le puits et avait bu de son eau, lui, les siens et son troupeau ? La question ne gêne pas Jésus. Il renchérit : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle » (4, 14). La femme ne comprend pas la moitié de ce que Jésus veut lui dire. Elle pense surtout à la profondeur du puits et à la chaleur de midi. « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici », dit-elle (4, 15). Le moment est venu pour Jésus de changer de cap ; il aborde celui de la morale. « Va, appelle ton mari et reviens ici » (4, 16). Ceci touche davantage la femme, car Jésus effleure sa conscience et son cœur. Toutefois, elle ne perd pas encore entièrement pied. « Je n’ai pas de mari », dit-elle. Jésus lui dit : « Tu dis bien : “Je n’ai pas de mari” ; tu en as eu cinq et l’homme que tu as n’est pas ton mari. En cela, tu as dit vrai » (4, 17-18). Voilà un prophète, quelqu’un qui voit dans les cœurs. À la vitesse de l’éclair, elle glisse sur des problèmes religieux d’ordre général qui n’engagent à rien, érigeant une clôture autour de sa conscience. Elle ânonne une « question de catéchisme » : « Où finalement nous faut-il adorer, demande-t-elle, ici ou à Jérusalem ? » Puisque c’est un prophète, peut-être est-il en mesure de résoudre une fois pour toutes une question pendante, objet de controverse avec les voisins juifs. Le 50


prophète répond, mais d’une manière toute différente de ce qu’elle attendait : ce n’est ni ici ni là qu’il faut adorer le Père, mais ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité (cf. 4, 21-24). Pour la femme, c’est une réponse sibylline : ce prophète ne semble pas plus connaître la réponse. « Mais, dit-elle, lorsque viendra le Messie, lui, il la connaîtra et il nous la fera connaître. » Alors Jésus offre à la Samaritaine un privilège qu’il n’a jamais offert à personne. C’est la première fois, dans l’évangile de Jean, qu’il parle à la première personne : « Je le suis, moi qui te parle » (4, 26). Désormais, elle se trouve à deux doigts du mystère : la porte est ouverte, il ne lui reste plus qu’à entrer. Le silence devient palpable. C’est alors que le moment de grâce est tout à coup gâché par le retour des disciples. Souvent ils sont là quand on ne les attend pas ou absents quand ils devraient être présents (comme au jardin des Oliviers et lors du procès de Jésus). La femme s’en va sur la pointe des pieds. Nous n’entendrons plus rien à son sujet. Est-elle devenue croyante ? Nous l’ignorons. Ce que nous savons, par contre, c’est qu’elle en a amené d’autres — des concitoyens — à la foi. Quand Jésus arrivera en ville, on l’y retiendra. Bien des gens se sont mis à croire, d’abord sur le témoignage de la femme : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait » (4, 39). Mais bien plus nombreux encore sont ceux qui croient en entendant Jésus : « Nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Sauveur du monde » (4, 42b). L’étonnement suscité par la « voyance » de Jésus n’était que le premier pas. « Il est beaucoup plus important, dit Jean, d’entendre sa parole. » Ce ne sont pas ses miracles qui importent, mais sa parole. C’est pourquoi beaucoup de gens se convertirent dans la ville de Sychar. Seigneur Jésus, souvent, quand tu nous parles, nous n’entendons 51


que ce qui nous convient. Nous ne tenons pas à être inquiétés par ta parole. C’est inné, nous cherchons à nous dérober. Autour de notre cœur et de notre conscience, nous avons bâti un mur. Nous nous protégeons de toi. Ne cesse donc pas de parler, ne nous laisse pas tranquilles. Et quand se lèvera le jour où tu nous diras clairement : « Moi qui te parle, je suis le Messie », alors viendra sur nos lèvres cette magnifique parole des gens de Sychar — ces pauvres Samaritains — : « Maintenant, nous l’avons entendu nous-mêmes et nous en sommes certains : c’est lui, le Sauveur du monde. »

Rabbi, mange donc Les disciples ont tout apporté de la ville. Il est midi, l’heure du repas, et il fait chaud. « Rabbi, mange donc », disent-ils (4, 31). À juste titre. Jésus ne venait-il d’ailleurs pas lui-même de demander à boire à la femme ? Seulement, il pense à une autre nourriture, à une autre eau. Sa pensée se situe à un tout autre niveau que le nôtre, et il doit nous secouer sérieusement pour qu’avec lui, nous accédions à cet autre monde. « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit », avait-il dit à Nicodème (3, 6). Il n’existe pour Jésus qu’une seule « eau vive », celle de l’Esprit. Et une seule nourriture : faire la volonté de son Père. « Ma nourriture, 52


c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (4, 34). Il vit de ce seul pain : le pain de l’obéissance. « Car je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé », comme il le dit dans le discours sur le pain de vie, un peu plus loin en saint Jean (6, 38). Ce court verset 34 du chapitre 4 au sujet de la vraie nourriture dont il vit, est la clef permettant de comprendre toute la vie de Jésus. Qui est Jésus ? Il est obéissance. En lui, rien n’est de lui : ses pensées, les battements de son cœur aimant, toutes ses intentions et projets, son imagination et ses sentiments, tout est du Père, tout est écrit dans la tonalité de la volonté du Père. De lui-même, Jésus ne dit pas un mot qui ne lui soit adressé du ciel par son Père. Chacune de ses paroles est depuis longtemps préformée dans la bouche du Père. Jésus ne fait que redire. Tout l’être de Jésus est tissé du fil d’une infinie disponibilité, et c’est précisément l’obéissance qui confère la fécondité à ses actes. Il voit déjà la moisson dans les champs. Les gens de Sychar sont les premiers à constituer cette moisson. Les disciples devraient être surpris que le grain ait germé hors d’Israël, en terre samaritaine. Bien plus encore, ils devraient être surpris que la moisson soit déjà là. Le temps des semailles et celui de la récolte semblent coïncider. Le moissonneur foule les traces toutes fraîches du semeur. « Regardez, déjà les champs sont blancs pour la moisson », dit Jésus (4, 35). Pourquoi parler encore de temps de croissance et de temps de maturation ? Voyez, les fruits sont déjà là. Et, plus fort encore, les disciples n’ont même pas dû semer : ils peuvent récolter ce qu’ils n’ont pas semé. C’est Jésus qui a semé à l’avance. Et, sans trop se fatiguer, les disciples peuvent lier les gerbes et entasser le grain dans leurs greniers. « D’autres ont peiné et vous avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine » (4, 38). 53


Seigneur Jésus, tu désirais une autre nourriture que celle apportée par les disciples. Ta nourriture s’appelait obéissance. Ne permets pas que nous soyons accaparés par le souci du pain matériel. Apprends-nous que nous ne vivrons pleinement que lorsque nous mangerons une autre nourriture : celle de la disponibilité aux demandes du Père. Si nous faisons sa volonté, nous verrons alors les champs se dorer déjà d’une moisson que tu as depuis si longtemps semée pour nous. Sans mérite, sans peine, nous pourrons lier ces gerbes, et nous pourrons ensiler le grain mûri au soleil de ton Esprit Saint.


Jésus en Galilée

rent: «Ton enfant vit!» Il leur demanda à quelle heure il s’était trouvé mieux et ils répondirent: «C’est hier, à la septième heure, que la fièvre l’a quitté.» 53 Le père constata que c’était à cette heure même que Jésus lui avait dit: «Ton fils vit.» Dès lors il crut, lui et toute sa maisonnée. 54 Tel fut le second signe que Jésus accomplit lorsqu’il revint de Judée en Galilée. 52

Deux jours plus tard, Jésus quitta ces lieux et regagna la Galilée. 44 Il avait en effet attesté lui-même qu’un prophète n’est pas honoré dans sa propre patrie. 45 Cependant, lorsqu’il arriva en Galilée, les Galiléens lui firent bon accueil: ils étaient allés à Jérusalem pour la fête, eux aussi, et ils avaient pu voir tout ce que Jésus avait fait. 43

Guérison à Cana du fils d’un fonctionnaire royal Jésus revint donc à Cana de Galilée où il avait fait du vin avec de l’eau. Il y avait un officier royal dont le fils était malade à Capharnaüm. 47 Ayant entendu dire que Jésus arrivait de Judée en Galilée, il vint le trouver et le priait de descendre guérir son fils qui se mourait. 48 Jésus lui dit: «Si vous ne voyez signes et prodiges, vous ne croirez donc jamais!» 49 L’officier lui dit: «Seigneur, descends avant que mon enfant ne meure!» 50 Jésus lui dit: «Va, ton fils vit.» Cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite et il se mit en route. 51 Tandis qu’il descendait, ses serviteurs vinrent à sa rencontre et di46

55


En Galilée Parti de Judée, Jésus revient, après un bref séjour en terre de Samarie, dans sa contrée d’origine : la Galilée. Ici, il est chez lui. Son message doit être entendu partout, également dans sa patrie. N’est-il pas venu pour tous les hommes ? Évidemment, au départ, les chances de réussite ne paraissent pas bien grandes. N’y a-t-il pas un proverbe connu : « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison » (Mt 13, 57) ? En fait, les choses se présentent mieux qu’on ne pouvait s’y attendre : « Lorsqu’il arriva en Galilée, les Galiléens lui firent bon accueil » (4, 45). N’est-ce pas justement là, aux noces de Cana, qu’il accomplit son premier miracle ? Jean souligne la différence d’attitude entre Judéens et Galiléens quand ils sont en contact direct avec ce Rabbi de Nazareth. En Judée, Jésus n’a pas eu l’heur de plaire, et sûrement pas depuis ce jour où il a chassé les marchands du temple et s’est déclaré le temple véritable. Mais, manifestement, en Galilée cela pourrait aller mieux. Pourtant, la foi des Galiléens, elle aussi, est d’emblée entachée d’une zone d’ombre : elle repose sur un autre motif que la personne même de Jésus, que sa parole. Ils l’aiment surtout parce que, à l’occasion de la fête de la Pâque à Jérusalem, il a fait tant de miracles. On l’honore comme le concitoyen qui s’est mis en valeur dans la capitale en présence d’innombrables pèlerins venus de partout. C’est là un incontestable succès pour un prophète issu de la région maudite du Nord, ce pays de ténèbres, cette « Galilée des nations » (cf. Mt 4, 15-16). Tous ceux qui se sont rendus à la fête ne tarissent pas d’éloges à son sujet. Les Galiléens s’attachent à la renommée de Jésus. Mais est-ce qu’ils s’attachent à lui ? 56


Tant que notre foi repose sur un aspect de Jésus, et non sur sa personne et sa parole, elle est incomplète et fragile. D’ailleurs, dans sa propre ville de Nazareth, Jésus trouvera si peu de foi qu’il ne pourra y opérer que peu de miracles, nous dit Matthieu (cf. 13, 58). Non, pour trouver une vraie foi, Jésus devra franchir une frontière, rencontrer un païen, un officier royal d’Hérode. Ce dernier n’est pas « catéchisé », il ne sait rien de l’Écriture, rien de ce que Dieu a fait pour Israël, son peuple. L’officier est en route vers Jésus, l’angoisse au cœur pour son enfant à la mort. Il croira sur une seule parole de Jésus, sans signe, sans preuve : « Va, ton fils vit » (4, 50). Et il s’en va, dans la foi pure. Seigneur Jésus, notre foi repose trop souvent sur autre chose que toi. Nous voulons voir des signes, obtenir des miracles. Apprends-nous à croire sans voir, sans signe et sans preuve, nous attachant uniquement à toi parce que nous avons entendu ta parole. Tu demeures chez nous depuis bien plus longtemps que tu n’as demeuré chez les Galiléens, mais nous ne te recevons pas plus chaleureusement pour autant. Ne permets pas que chez nous, comme à Nazareth, il te soit fait si peu honneur.

Le troisième candidat à la foi : l’officier royal Voici le troisième candidat à la foi : le véritable, le meilleur. Il ne vient pas de Galilée, il n’est même pas Juif. Il n’est pas préparé à la foi, si ce n’est en raison de l’extrême nécessité dans laquelle il se trouve : l’an57


goisse de la mort imminente de son fils. Le chemin qu’il parcourt est pour Jean modèle de toute foi, y compris de la nôtre. Aussi l’évangéliste n’hésite-t-il pas à présenter un païen comme exemple pouvant devenir « contagieux » pour tous ceux qui souhaitent venir à la foi. Quel est donc le chemin suivi par l’officier royal ? En trois pas, sa foi naissante arrive à pleine maturité. Ces pas sont également les nôtres sur le chemin vers Jésus. Le premier est un besoin profondément humain accompagné du sentiment que Jésus peut y remédier et qu’il veut le faire (cf. 4, 47). Au départ, le fonctionnaire n’est poussé que par l’amour du père pour son fils et par une confiance enfantine dans le nom et la réputation de Jésus. Ce dernier peut accomplir des prodiges, c’est du moins ce qu’on en dit. Jamais notre officier ne l’a vu, jamais il n’a assisté à un miracle. Il accourt vers Jésus avec une naïveté d’enfant, ne songeant ni à sa fonction ni à son rang social. Il se comporte simplement comme un pauvre homme dans le besoin, tout en restant fort discret : il ne demande même pas de signe. Il se contente de crier à Jésus combien sa détresse est grande, et il lui demande s’il ne veut pas venir : « Mon fils est mourant, descends avec moi. » La réponse de Jésus est courte, assez rude même : « Si vous ne voyez signes et prodiges vous ne croirez donc jamais ! » (4, 48). Il s’adresse à l’officier au pluriel : « vous ». Peut-être vise-t-il les Galiléens qui ne pensent qu’aux nombreux miracles à Jérusalem. Peut-être même songe-t-il à nous. L’officier pense tellement peu à lui-même qu’il ne s’offusque même pas des paroles de Jésus. Elles ne lui semblent pas être un reproche, mais plutôt une invitation à croire davantage. À croire en la personne de Jésus, pas seulement à ses miracles. Désormais, le regard de l’officier se porte plus sur Jésus que sur son pouvoir de faire des miracles. Et l’homme de répéter simplement sa demande : « Seigneur, descends avant que mon enfant ne meure ! » (4, 49). Voilà le deuxième pas : répéter la demande. 58


Le troisième pas suit aussitôt, croire en la parole de Jésus : « Va, ton fils vit » (4, 50). L’homme croit en la parole que Jésus lui a dite, et il se met en route. Jean donne tout son poids à la foi authentique : se mettre en route sans preuve, armé uniquement d’une parole de Jésus. Jésus n’accompagne même pas l’officier pour imposer les mains à l’enfant, il se contente de parler. Il confiera plus tard, à Thomas, le même secret : « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (20, 29). L’officier royal est un croyant de cette trempe, bien avant la résurrection de Jésus. L’officier d’Hérode a cru. Il voit maintenant de ses yeux que Jésus est source de vie : « Tandis qu’il descendait, ses serviteurs vinrent à sa rencontre et dirent : “Ton enfant vit !” » (4, 51). Il a commencé par croire, maintenant il voit. « Dès lors, il crut, lui et toute sa maisonnée » (4, 53). La foi se propage comme des champignons en forêt : en une nuit, il s’en trouve tout un cercle. Lorsque la foi s’approfondit, elle s’étend aussi : elle s’élargit comme une tache d’huile. À l’instar des arbres : plus leurs racines se ramifient, plus leur sommet s’élève. Seigneur Jésus, fais qu’avec l’officier royal nous arrivions à une foi sincère. Sois patient avec nous si notre premier pas vers toi est plutôt intéressé. Souvent nous ne venons à toi qu’en hésitant. Dans la nécessité ou l’angoisse, mais déjà aussi avec cette confiance que tu veux nous être d’un certain secours. Si tu ne nous donnes pas aussitôt ce que nous demandons, accorde-nous le cœur de l’officier, lui qui a cru sur ta seule parole. 59


Il n’a attendu ni signe ni preuve : il s’est mis en route. Accorde-nous une foi comme la sienne, alors comme lui nous ferons l’expérience que les choses se sont passées exactement comme nous le demandions, à l’heure même où tu as dit : Va. Alors aussi, autour de nous, dans la maison de ton Église, la foi grandira comme un arbre qui en une seule nuit a formé son fruit.


Guérison d’un infirme à la piscine de Bethesda

venait d’être guéri: «C’est le sabbat, il ne t’est pas permis de porter ton grabat.» 11 Mais il leur répliqua: «Celui qui m’a rendu la santé, c’est lui qui m’a dit: “Prends ton grabat et marche.”» 12 Ils l’interrogèrent: «Qui est cet homme qui t’a dit: “Prends ton grabat et marche”?» 13 Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c’était, car Jésus s’était éloigné de la foule qui se trouvait en ce lieu. 14 Plus tard, Jésus le retrouve dans le temple et lui dit:«Te voilà bien portant: ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore!» 15 L’homme alla raconter aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri. 16 Dès lors, les Juifs s’en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. 17 Mais Jésus leur répondit: «Mon Père, jusqu’à présent, est à œuvre et moi aussi je suis à œuvre.» 18 Dès lors, les Juifs n’en cherchaient que davantage à le faire périr, car non seulement il violait le sabbat, mais encore il appelait Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu.

5 1 Après cela et à l’occasion d’une fête juive, Jésus monta à Jérusalem. 2 Or il existe à Jérusalem, près de la porte des Brebis, une piscine qui s’appelle en hébreu Bethzatha. Elle possède cinq portiques, 3 sous lesquels gisaient une foule de malades, aveugles, boiteux, impotents (qui attendaient l’agitation de l’eau, 4 car à certains moments l’ange du Seigneur descendait dans la piscine; l’eau s’agitait et le premier qui y entrait après que l’eau avait bouillonné était guéri quelle que fût sa maladie.) 5 Il y avait là un homme infirme depuis trente-huit ans. 6 Jésus le vit couché et, apprenant qu’il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit:«Veux-tu guérir?» 7 L’infirme lui répondit:«Seigneur, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l’eau commence à s’agiter; et, le temps d’y aller, un autre descend avant moi.» 8 Jésus lui dit: «Lève-toi, prends Discours sur l’œuvre du Fils ton grabat et marche.» 9 Et aussitôt l’homme fut guéri; il 19 Jésus reprit la parole et leur dit: prit son grabat, il marchait. Or ce «En vérité, en vérité, je vous le jour-là était un jour de sabbat. dis, le Fils ne peut rien faire de 10 Aussi les Juifs dirent à celui qui lui-même, mais seulement ce 61


qu’il voit faire au Père: car ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement. 20 C’est que le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait; il lui montrera des œuvres plus grandes encore, de sorte que vous serez dans l’étonnement. 21 Comme le Père, en effet, relève les morts et les fait vivre, le Fils lui aussi fait vivre qui il veut. 22 Le Père ne juge personne, il a remis tout jugement au Fils, 23 afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas non plus le Père qui l’a envoyé. 24 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit en Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle; il ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie. 25 En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient — et maintenant elle est là — où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendue vivront. 26 Car, comme le Père possède la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils de posséder la vie en lui-même; 27 il lui a donné le pouvoir d’exercer le jugement parce qu’il est le Fils de l’homme. 28 Que tout ceci ne vous étonne plus! L’heure vient où tous ceux 62

qui gisent dans les tombeaux entendront sa voix, 29 et ceux qui auront fait le bien en sortiront pour la résurrection qui mène à la vie; ceux qui auront pratiqué le mal, pour la résurrection qui mène au jugement. 30 Moi, je ne puis rien faire de moimême: je juge selon ce que j’entends et mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. 31 Si je me rendais témoignage à moi-même, mon témoignage ne serait pas recevable; 32 c’est un autre qui me rend témoignage, et je sais que le témoignage qu’il me rend est conforme à la vérité. 33 Vous avez envoyé une délégation auprès de Jean et il a rendu témoignage à la vérité. 34 Pour moi, ce n’est pas que j’aie à recevoir le témoignage d’un homme, mais je parle ainsi afin que vous soyez sauvés. 35 Jean fut la lampe qu’on allume et qui brille: et vous avez bien voulu vous réjouir pour un moment à sa lumière. 36 Or je possède un témoignage qui est plus grand que celui de Jean: ce sont les œuvres que le Père m’a données à accomplir; je les fais et ce sont elles qui portent à mon sujet témoignage que le Père m’a envoyé. 37 Le Père qui m’a envoyé a lui-


même porté témoignage à mon sujet. Mais jamais vous n’avez ni écouté sa voix ni vu ce qui le manifestait, 38 et sa parole ne demeure pas en vous, puisque vous ne croyez pas à celui qu’il a envoyé. 39 Vous scrutez les Écritures parce que vous pensez acquérir par elles la vie éternelle: ce sont elles qui rendent témoignage à mon sujet. 40 Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie éternelle. 41 La gloire, je ne la tiens pas des hommes. 42 Mais je vous connais, vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu. 43 Je suis venu au nom de mon Père, et vous refusez de me recevoir. Qu’un autre vienne en son propre nom, celui-là vous le recevrez! 44 Comment pourriez-vous croire, vous qui tenez votre gloire les uns des autres et qui ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul? 45 Ne pensez pas que ce soit moi qui vous accuserai devant le Père: votre accusateur, c’est Moïse en qui vous avez mis vos espoirs. 46 En effet, si vous croyiez en Moïse, vous croiriez en moi, car c’est à mon sujet qu’il a écrit. 47 Si vous ne croyez pas ce qu’il a écrit, comment croiriez-vous ce 63

que je dis?»


Le paralysé de la Porte des Brebis Il existait à Jérusalem une piscine qui s’appelait Bethzatha. Le nom signifie probablement « maison de miséricorde ». Depuis des siècles, le peuple croyait aux vertus curatives de son eau. D’après la légende, un ange descendait régulièrement dans la piscine et en agitait l’eau. Le premier malade qui y entrait ensuite était guéri, quelle que fût sa maladie. À présent que les temps sont accomplis, c’est « l’ange » véritable qui s’approche de l’eau : Jésus. Il ne dédaigne pas la croyance populaire, il ne la blâme pas. Il n’a pas de honte à cautionner la légende. Jésus ne démolit jamais la foi populaire, il la purifie. Dans ce cas-ci, il remplace la vertu médicinale de l’eau par le pouvoir de sa parole. De plus, le paralysé représente davantage qu’un paralysé en chair et en os. Il est le symbole de l’Église d’aujourd’hui qui supplie de pouvoir guérir de sa paralysie. Le paralysé n’aura pas besoin d’aide pour plonger dans l’eau ; il n’aura pas davantage besoin de son pouvoir curatif. Il a Jésus et sa parole : « Lève-toi, prends ton grabat et marche » (5, 8). Et c’est ce qui se passe. Jean souligne un détail : le paralysé prend son grabat sur les épaules et marche. C’est un peu le monde à l’envers : normalement le grabat porte le paralysé, là c’est l’homme qui porte son grabat. En effet, celui qui est délivré des chaînes du péché porte comme un trophée le mal qui lui est pardonné. Ce qui le maintenait cloué au sol n’est plus qu’une gêne légère. « Heureuse faute… », chantons-nous la nuit de Pâques. Mais, une fois de plus, il y a une ombre à ce tableau lumineux : Jésus a opéré le miracle un jour de sabbat. C’est chercher des pro64


blèmes. Et comme il fallait s’y attendre, cela fait du grabuge. Les responsables juifs disent à l’homme : « C’est le sabbat, il ne t’est pas permis de porter ton grabat » (5, 10). « Mais, répond-il, l’homme qui m’a guéri m’a renvoyé avec mon grabat. » En fait, il ne sait même pas qui l’a guéri. Il doit donc retrouver Jésus, parce que l’affaire se gâte pour lui. Il ne peut pas faire autrement. D’ailleurs, le récit qui le concerne n’est pas encore terminé. D’une part, sa vraie paralysie, celle du péché, n’est pas encore guérie. D’autre part, Jésus doit avoir l’occasion de se révéler au peuple : il est le Fils du Père dont il accomplit les œuvres. « Mon Père, jusqu’à présent, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » (5, 17). Cela, les dirigeants du peuple doivent désormais le savoir. Aussi Jésus recherche-t-il lui-même le paralysé guéri : « Plus tard, Jésus le trouve dans le temple et lui dit : “Te voilà bien portant ; ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore” » (5, 14). Alors seulement se termine le récit. Le but du miracle était de mettre en lumière le prodige du pardon. La figure centrale de l’histoire n’est pas le paralysé, mais Jésus. La suite est encore bien plus importante : celui qui a libéré le paralytique a d’ores et déjà signé son arrêt de mort aux yeux des dirigeants. Plus tard, il sera lui-même étendu sur le « grabat » de la croix. Seigneur Jésus, paralytiques, estropiés et malades, ils sont innombrables à se bousculer à la Porte des Brebis. Ils attendent l’ange qui les aidera à plonger dans la piscine pour être guéris. Mais c’est seulement quand tu passes, toi l’ange de Bethzatha — Miséricorde — qu’ils peuvent se lever de leur grabat : à peine ont-ils entendu ta parole 65


qu’ils se remettent à marcher. Fais que nous entendions aussi l’autre parole, celle qui concerne la rémission des péchés. Alors seulement nous nous lèverons de notre paralysie, portant sur nos épaules le fardeau léger du mal pardonné.

Le même pouvoir que celui du Père Le miracle du paralysé focalise l’attention de l’assistance sur Jésus. Ce n’est pas ce que celui-ci recherche : ils devraient regarder au-delà de sa personne. Ce n’est pas lui qui est à l’œuvre ici, c’est le Père qui sans discontinuer est à l’œuvre en lui. « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père… » (5, 19). Il avait peut-être appris cela auprès de Joseph : regarder ce que faisait son père et faire comme lui le travail de charpentier. Maintenant, il fait de même vis-à-vis de son Père du ciel : il le regarde attentivement et agit comme lui. Parce que le Père aime le Fils et que le Fils écoute le Père. Entre Jésus et son Père, l’échange de regards est ininterrompu : il regarde le Père et le Père le regarde. Augustin a formulé la chose de façon prégnante : le Fils ne fait qu’écouter et regarder, il est tout œil et tout oreille. Nous avons des yeux et des oreilles. Jésus est œil et oreille (Commentaire sur Jean). « C’est que le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait… » (5, 20). La guérison du paralysé n’est qu’un prologue : Jésus fera voir des choses bien plus grandes encore « … de sorte que vous serez dans l’étonnement », dit-il aux Juifs (5, 20). 66


Seigneur Jésus, accorde-nous de toujours regarder vers toi comme toi tu regardes vers le Père. Fais que nous t’écoutions comme tu écoutes le Père. Tout ce que tu portes en toi vient de ton Père. Il t’aime et toi tu réponds à son amour De telle sorte que tu ne peux plus rien faire d’autre que faire ce qu’il fait. Tu es tout œil et tout oreille devant lui. Donne-nous ton regard, rends notre oreille capable d’entendre toute parole que le Père chuchote. Car nulle autre parole ne sort de sa bouche que celle-ci : « Celui-ci est mon Fils, mon Bien-aimé ; écoutez-le. »

La Source de vie « Vous serez étonnés », dit Jésus. Étonnés ? Pourquoi donc étonnés ? « Comme le Père, en effet, relève les morts et les fait vivre, le Fils lui aussi fait vivre qui il veut » (5, 21). Pour celui qui croit en lui, Jésus constitue la passerelle entre mort et vie : le Fils fait vivre qui il veut. Cela ne vaut pas que pour l’avenir, il en est déjà ainsi maintenant. « … l’heure vient — et maintenant elle est là — où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendue vivront » (5, 25). Ceci dépasse de loin ce qui est arrivé au paralysé. Pour Jean, la « mort » est tout autre chose que la fin de l’existence du corps : ce sont les pécheurs qui sont vraiment morts. D’ailleurs, il avait vu dans l’infirmité du paraly67


tique son état de pécheur. La vie éternelle est déjà là : qui écoute le Fils a vaincu la mort, il est déjà au-delà de la résurrection. Le corps suivra en son temps. Celui qui croit vit déjà aujourd’hui pour l’éternité. Jésus donne la vie, mais cette vie, il la puise à la source qu’est le Père. Le Père, source par excellence de toute vie, a donné pouvoir à son Fils d’être à son tour source de vie. Père et Fils, ils sont ensemble pour toujours une seule et indivisible source de vie. Le jugement aussi leur appartient à tous deux « en indivision ». Quand les morts entendent la voix de Jésus, ils se lèvent du tombeau. Vient une heure où tous ceux qui sont décédés entendront la voix de Jésus : patriarches, juges, rois et prophètes… ; ils se lèveront et se rassembleront devant le trône du Fils. Jésus ne fait rien de lui-même, rien en vertu de son propre pouvoir ; il ne suit pas ses caprices. Il écoute ce qui lui est inspiré de plus haut. Il ne veut rien faire de sa propre volonté. « Moi, je ne puis rien faire de moi-même : je juge selon ce que j’entends et mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (5, 30). Seigneur Jésus, ouvre nos yeux afin que nous puissions voir à quel point tu es avec celui qui t’a envoyé, ton Père. Avec lui, tu es une seule source d’où jaillit toute vie. Et tous ceux qui entendent ta voix se lèveront du tombeau. Aujourd’hui déjà, ils vivent pour l’éternité, aujourd’hui déjà, ils sont ressuscités ; seul leur corps doit encore suivre. 68


Fais-nous vivre en ressuscités, fais-nous dire avec toi : « Je ne puis rien faire de moi-même, parce que ce n’est pas ma volonté que je cherche, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. »

Sur la voie d’un procès ? Il semble de plus en plus que Jésus se trouve face aux gens comme un accusé devant ses juges. Jean présente toute la vie de Jésus sous cet angle : d’emblée son évangile se déroule comme un long procès. Or, dans un tribunal, il y a aussi des témoins. Jésus en cite cinq : un à un, ils se présentent pour témoigner à son sujet. Le premier témoin est le Baptiste. Jean parle de lui dès son prologue : « Il y eut un homme, envoyé de Dieu ; son nom était Jean. Il vint en témoin… » (1, 6-7a). Quand des prêtres et des lévites sont venus de Jérusalem pour lui poser la question : « Qui es-tu ? », le Baptiste a témoigné que ce n’était pas lui le Messie (cf. 1, 19-28). Dès ce moment, les gens pouvaient savoir que Jésus était le Messie. Mais ils ne l’ont pas voulu. Jean était cependant « la lampe qu’on allume et qui brille : et vous avez bien voulu vous réjouir pour un moment à sa lumière » (5, 35). De fait, cela n’a duré qu’un moment. Mais le témoignage, lui, était clair. Jésus en appelle à un deuxième témoin : ses « œuvres ». Ce sont les signes qu’il accomplit parmi le peuple, tels le miracle du vin à Cana, les guérisons du fils de l’officier royal et du paralysé. Mais sa « grande œuvre », le dernier signe, est encore à venir : sa mise en croix et sa résurrection des morts. Le Père — troisième témoin — rend également témoignage en faveur de Jésus : « Le Père qui m’a envoyé a lui-même porté témoi69


gnage à mon sujet… » (5, 37). Le ton de Jésus devient plus incisif. Qu’ils ne croient pas Jean, qu’ils ne comprennent pas les œuvres de Jésus, soit ! Mais qu’ils ne veuillent pas recevoir le témoignage de son Père ! C’est là véritablement persévérer dans l’attitude de leurs pères durant les années au désert. À l’époque, ils n’avaient pas voulu non plus écouter les paroles de Moïse. Ils persistent simplement dans leur comportement de « nuques raides » quand ils refusent maintenant le témoignage même du Père — car « il y a plus ici que Moïse ». Le témoignage de l’Écriture, ils ne l’acceptent pas davantage : « Vous scrutez les Écritures parce que vous pensez acquérir par elles la vie éternelle : ce sont elles qui rendent témoignage à mon sujet. Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie éternelle » (5, 3940). Le quatrième témoin ne semble pas avoir plus de poids. Finalement, Jésus en appelle au témoin principal, celui qui est respecté par tous les Juifs, qui est sans conteste au-delà de tout soupçon : Moïse lui-même. Lui non plus, ils ne l’ont pas écouté : « … votre accusateur, c’est Moïse en qui vous avez mis vos espoirs. En effet, si vous croyiez en Moïse, vous croiriez en moi, car c’est à mon sujet qu’il a écrit » (5, 45-46). Seigneur Jésus, tu es toujours cité à comparaître devant le tribunal du monde. Et les cinq témoins sont toujours là : le Baptiste, le Père, tes propres œuvres, les Écritures et Moïse, le plus grand des prophètes. Mais le monde n’écoute aucun d’entre eux ; il ne veut pas voir que c’est toi 70


qui devait venir. Préserve-nous de pareille incrédulité devant tant de signes et de témoins. Ne permets pas que nous passions négligemment notre chemin et que nous ne croyions pas en toi, nous qui entre-temps avons reçu beaucoup plus de témoins encore : toute la nuée de ceux qui, au long des siècles, ont témoigné de toi.


La multiplication des pains

sons; il leur en donna autant qu’ils en désiraient. 12 Lorsqu’ils furent rassasiés, Jésus dit à ses disciples: «Rassemblez les morceaux qui restent, de sorte que rien ne soit perdu.» 13 Ils les rassemblèrent et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge qui étaient restés à ceux qui avaient mangé. 14 À la vue du signe qu’il venait d’opérer, les gens dirent: «Celuici est vraiment le Prophète, celui qui doit venir dans le monde.» 15 Mais Jésus, sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne.

6 1 Après cela, Jésus passa sur l’autre rive de la mer de Galilée, dite encore de Tibériade. 2 Une grande foule le suivait parce que les gens avaient vu les signes qu’il opérait sur les malades. 3 C’est pourquoi Jésus gravit la montagne et s’y assit avec ses disciples. 4 C’était peu avant la Pâque qui est la fête des Juifs. 5 Or, ayant levé les yeux, Jésus vit une grande foule qui venait à lui. Il dit à Philippe:«Où achèteronsnous des pains pour qu’ils aient de quoi manger?» 6 En parlant ainsi il le mettait à l’épreuve; il savait, quant à lui, ce Jésus vient vers ses disciples qu’il allait faire. en marchant sur la mer 7 Philippe lui répondit:«Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas 16 Le soir venu, ses disciples despour que chacun reçoive un petit cendirent jusqu’à la mer. morceau.» 17 Ils montèrent dans une barque 8 Un de ses disciples, André, le frèet se dirigèrent vers Capharre de Simon-Pierre, lui dit: naüm, sur l’autre rive. Déjà l’obs9 «Il y a là un garçon qui possède curité s’était faite et Jésus ne les cinq pains d’orge et deux petits avait pas encore rejoints. 18 Un grand vent soufflait et la mer poissons; mais qu’est-ce que cela pour tant de gens?» était houleuse. 10 Jésus dit: «Faites-les asseoir.» Il y 19 Ils avaient ramé environ vingtavait beaucoup d’herbe à cet encinq à trente stades, lorsqu’ils droit. Ils s’assirent donc; ils étaient voient Jésus marcher sur la mer environ cinq mille hommes. et s’approcher de la barque. 11 Alors Jésus prit les pains, il rendit Alors ils furent pris de peur, 20 mais Jésus leur dit: «C’est moi, grâce et les distribua aux convin’ayez pas peur!» ves. Il fit de même avec les pois72


21

Ils voulurent le prendre dans la barque, mais aussitôt la barque toucha terre au lieu où ils allaient.

Discours dans la synagogue de Capharnaüm Le lendemain, la foule, restée sur l’autre rive, se rendit compte qu’il y avait eu là une seule barque et que Jésus n’avait pas accompagné ses disciples dans leur barque; ceux-ci étaient partis seuls. 23 Toutefois, venant de Tibériade, d’autres barques arrivèrent près de l’endroit où ils avaient mangé le pain après que le Seigneur eut rendu grâce. 24 Lorsque la foule eut constaté que ni Jésus ni ses disciples ne se trouvaient là, les gens montèrent dans les barques et ils s’en allèrent à Capharnaüm, à la recherche de Jésus. 25 Et quand ils l’eurent trouvé de l’autre côté de la mer, ils lui dirent: «Rabbi, quand es-tu arrivé ici?» 26 Jésus leur répondit: «En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété. 27 Il faut vous mettre à œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous don22

73

nera, car c’est lui que le Père, qui est Dieu, a marqué de son sceau.» 28 Ils lui dirent alors: «Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu?» 29 Jésus leur répondit: «L’œuvre de Dieu c’est de croire en celui qu’Il a envoyé.» 30 Ils lui répliquèrent: «Mais toi, quel signe fais-tu donc, pour que nous voyions et que nous te croyions? Quelle est ton œuvre? 31 Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit: Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel.» 32 Mais Jésus leur dit:«En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, mais c’est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel. 33 Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde.» 34 Ils lui dirent alors:«Seigneur, donne-nous toujours ce pain-là!» 35 Jésus leur dit: «C’est moi qui suis le pain de vie; celui qui vient à moi n’aura pas faim; celui qui croit en moi jamais n’aura soif. 36 Mais je vous l’ai dit: vous avez vu et pourtant vous ne croyez pas. 37 Tous ceux que le Père me donne viendront à moi, et celui qui vient à moi, je ne le rejetterai pas, 38 car je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma propre volonté, mais la volonté de Celui qui


m’a envoyé. Or la volonté de Celui qui m’a envoyé, c’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. 40 Telle est en effet la volonté de mon Père: que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.» 41 Dès lors, les Juifs se mirent à murmurer à son sujet parce qu’il avait dit: «Je suis le pain qui descend du ciel.» 42 Et ils ajoutaient: «N’est-ce pas Jésus, le fils de Joseph? Ne connaissons-nous pas son père et sa mère? Comment peut-il déclarer maintenant:“Je suis descendu du ciel”?» 43 Jésus reprit la parole et leur dit: «Cessez de murmurer entre vous! 44 Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi je le ressusciterai au dernier jour. 45 Dans les Prophètes il est écrit: Tous seront instruits par Dieu. Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi. 46 C’est que nul n’a vu le Père, si ce n’est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père. 47 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. 48 Je suis le pain de vie. 49 Au désert, vos pères ont mangé 39

74

la manne, et ils sont morts. Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mangera ne mourra pas. 51 Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie.» 52 Sur quoi, les Juifs se mirent à discuter violemment entre eux: «Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger?» 53 Jésus leur dit alors:«En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie. 54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. 55 Car ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson. 56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. 57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi. 58 Tel est le pain qui est descendu du ciel: il est bien différent de celui que vos pères ont mangé; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité.» 50


Tels furent les enseignements de Jésus, dans la synagogue, à Capharnaüm. 60 Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire: «Cette parole est rude! Qui peut l’écouter?» 61 Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit:«C’est donc pour vous une cause de scandale? 62 Et si vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant…? 63 C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie. 64 Mais il en est parmi vous qui ne croient pas. «En fait, Jésus savait dès le début quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui allait le livrer.» 65 Il ajouta: «C’est bien pourquoi je vous ai dit: “Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père”.» 66 Dès lors, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui. 59

La confession de Pierre Alors Jésus dit aux Douze: «Et vous, ne voulez-vous pas partir?» 68 Simon-Pierre lui répondit: «Seigneur, à qui irions-nous? Tu as des paroles de vie éternelle. 69 Et nous, nous avons cru et nous 67

75

avons connu que tu es le Saint de Dieu.» 70 Jésus leur répondit:«N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze? et cependant l’un de vous est un diable!» 71 Il désignait ainsi Judas, fils de Simon l’Iscariote; car c’était lui qui allait le livrer, lui, l’un des Douze.


Le signe des pains Jean en est au quatrième miracle : celui de la multiplication des pains. Tous les évangélistes parlent de ce miracle : il constitue une charnière dans la vie publique de Jésus. Chaque évangéliste a cependant sa propre vision de l’événement. Pour les synoptiques [Matthieu, Marc et Luc, nde], il est le signe que Jésus est attentif aux gens en difficulté, à ceux qui ont faim. Jean y voit autre chose et son récit a une tout autre portée : il s’agit de la révélation de Jésus, de sa manifestation au monde. Car le miracle des pains n’est qu’un prologue. Tantôt suivra un long discours de Jésus avec pour seul thème : Jésus Messie, le nouveau Moïse qui donne à son peuple la véritable manne. Il est à la fois le Pain et celui qui le distribue. Il est le nouveau guide établi à la tête d’un peuple nouveau, qui refait « l’exode », vers le véritable Canaan cette fois. Chez Jean, le récit de la multiplication des pains est plein de symboles. Il mentionne pourtant plusieurs détails, montrant qu’il s’agit en même temps d’un fait historique. C’est ainsi qu’il dit que l’événement a lieu sur une montagne près de la mer de Tibériade, peu avant la Pâque. « Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit », écrit-il. Jean a l’art de « broder », mais il brode sur des faits réels. Son symbolisme s’enracine dans une réalité historique. La Pâque approche. Aux yeux de Jean, le repas miraculeux ne renvoie-t-il pas déjà à la dernière Cène, célébrée elle aussi juste avant la Pâque ? L’événement des pains a d’ailleurs une coloration tout eucharistique. Cependant, le récit renvoie aussi au passé, notamment à la manne du désert. Quand pour la première fois ils virent la manne, les enfants d’Israël demandèrent : « Quelle espèce de pain est-ce là ? » 76


Cette question serait naturelle ici : quel est ce pain que Jésus donne en abondance ? Il est l’avant-goût du pain ultime : son propre Corps. N’est-il pas étonnant que Jésus emmène comme à dessein la foule dans un lieu abandonné, où personne ne peut se procurer la moindre nourriture ? Ce détail, lui aussi, est chargé de symbolisme : comme Dieu autrefois lors de l’exode, Jésus conduit le peuple dans un endroit désert. En ce temps-là également les fils d’Israël furent envoyés vers un lieu hospitalier afin d’apprendre à ne mettre leur confiance qu’en Dieu seul. Leurs plaintes d’affamés, ils ne pouvaient les adresser qu’à Yahvé. Lui et lui seul pouvait procurer de la nourriture dans le désert. Il n’en va pas autrement dans le récit de la multiplication des pains : il n’est de solution au problème de nourriture qu’auprès de Jésus. Et pourtant, il dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains pour qu’ils aient de quoi manger ? » (6, 5). Ceci pour le mettre à l’épreuve, parce qu’il sait ce qu’il va faire. Ainsi les choses se sont-elles passées jadis dans le désert. Dieu a mis le peuple à l’épreuve pour savoir s’il lui ferait confiance. Les disciples peuvent apporter cinq pains et deux poissons, car Jésus ne fait pas de miracle sans une certaine collaboration de notre part. Il n’y a pas d’eucharistie — où Jésus nous nourrit de son Corps et de son Sang —, sans que nous ayons au préalable apporté nos dons, déposé pain et vin sur la table. Maintenant, Jésus va parler : il va dire à peu près les mêmes paroles que celles de la dernière Cène. Il demande à ses disciples de faire asseoir les gens sur l’herbe, comme s’ils étaient couchés à la table de la Cène. Il prend les pains et les poissons, rend grâce et distribue la nourriture, dit le texte. Seules les paroles de la consécration manquent : la croix est encore loin, « l’heure » de Jésus n’est pas encore venue. Nous ne sommes pas encore à Jérusalem, mais assez loin dans le Nord, sur une colline de Galilée. Toutefois, Jean utilise le récit des pains comme grille de lecture de l’eucharistie. Et inversement. Les deux événements renvoient l’un à l’autre ; ils se fondent l’un dans l’autre. 77


La nourriture n’est sans doute pas distribuée par Jésus seul, mais avec l’aide des disciples. L’eucharistie aussi est confiée à l’Église : celleci distribue le Corps de Jésus et fait circuler les coupes. Après le miracle, il y a beaucoup de restes : des paniers pleins, pour tous les temps à venir. Il y a même douze paniers : symbole de la perfection. Et ce sont les disciples qui rassemblent les restes, comme l’Église conserve le pain. Afin que « rien ne soit perdu » (cf. 6, 12). Et les gens ? Ont-ils cru ? À peine ! Dans l’action de Jésus, ils ont reconnu plutôt leurs vieux rêves d’un Messie Roi. Ils l’acclament et veulent le proclamer roi. Non parce que, grâce au signe des pains, ils ont compris qui il est, mais justement à cause des pains. Parce que ce prodige respire la puissance. Mais Jésus n’a pas oublié la promesse de son baptême : il ne serait pas un Messie royal, mais un serviteur de son Père. Pour ne pas dévier d’un pouce de la volonté du Père, Jésus part en douce. Il se retire dans la montagne pour y prier, pour être parfaitement seul avec le Père. Seigneur Jésus, lorsque nous avons faim, emmène-nous dans un endroit où il n’y a pas de pain, où nous n’avons que toi pour nous nourrir. Tu éveilleras ainsi en nous le désir de vivre de ta main, de vivre du vrai pain que tu donnes à manger, et de la vraie boisson que tu donnes à boire : ton Corps et ton Sang. Introduis-nous dans ton Église : c’est là qu’à partir des douze paniers d’autrefois, aujourd’hui encore, 78


tes disciples peuvent partager le pain qui donne la vie éternelle. Préserve-nous de la tentation de n’avoir d’yeux que pour le pain de cette terre qui ne nourrit que le corps. Débarrasse-nous aussi du rêve d’un Messie royal qui ne dresse les tables que pour cette vie. Et s’il nous arrivait de rêver, emmène-nous vite dans la montagne pour y être avec toi près de Dieu jusqu’à ce qu’aient disparu tous ces mauvais rêves de puissance.

Dans la barque « Enfin il est là, pensent-ils, le prophète, le véritable nouveau Moïse. » Au plus intime de leur cœur, ils voient en lui « un nouveau roi David ». Le vieux rêve de puissance n’est jamais loin : nous avons un nouveau roi, nous allons chasser l’ennemi du pays. Nous redeviendrons un peuple fiable. Ainsi pense toute la foule, y compris les disciples. Ce rêve déçoit Jésus : il s’enfuit dans la montagne pour prier, car seule la prière conjure les mauvais rêves. La journée s’achève donc sur un bémol : l’euphorie apportée par le pain part en illusion. Lui, le Messie, pourrait à coup sûr laisser s’accomplir les rêves de puissance de son peuple, mais il ne le veut pas. Cela ne correspond pas au rêve de Dieu pour son peuple. La nuit tombe, dans tous les sens de l’expression. Les disciples montent dans une barque. La tempête gronde en eux : pourquoi donc ne veut-il pas ? Cette tempête intérieure est le prélude de celle qui va se lever sur la mer. Un ouragan se déchaîne, et Jésus n’est pas là. Ils 79


sont pris de peur : où reste-t-il donc ? Voilà qu’ils ont déjà oublié son pouvoir sur les pains ; face aux vagues menaçantes, ils ne pensent plus qu’à sauver leur peau. Et le voilà qui vient… Mais le charme du faiseur de miracles s’est tellement estompé dans leur esprit qu’ils en sont venus à avoir peur de lui. Il s’adresse à eux : « C’est moi, n’ayez pas peur ! » (6, 20). Quel contraste avec la fierté qu’ils avaient quelques heures auparavant quand, parmi les cinq mille hommes, ils se promenaient en bienfaiteurs généreux avec leurs paniers de pain ! À l’heure qu’il est, ils ne sont plus qu’une poignée de pêcheurs sans défense, appelant au secours. Ils n’ont eu d’yeux que pour les pains, pas assez pour Jésus. Sinon, ils auraient compris que celui qui pouvait combattre la faim ne devait guère avoir de problèmes avec les vagues et le vent. Pour la première fois, ils ne considèrent plus le miracle, mais celui qui l’a réalisé. Ils veulent le prendre à bord ; ce n’est même pas nécessaire : la tempête ne peut l’atteindre. D’ailleurs ne vient-il pas de leur dire : « C’est moi » ? En grec, le pronom personnel « je, moi » et le verbe « suis » : « Je suis. » Or, qui s’est fait connaître autrefois par cette appellation, et dans des circonstances autrement dramatiques ? Nul autre que Yahvé lui-même, qui ne court aucun danger dans les tempêtes. Aussitôt, d’ailleurs, ils accostent, sans savoir comment. Qui plus est « là où ils se rendaient» (6, 21). C’est également vrai sur le plan figuré : ils sont précisément là où ils doivent être — loin de la prairie où des gens ont été rassasiés de pain —, auprès de Jésus. Sans qu’ils le sachent, c’est là qu’ils devaient être après le miracle des pains : auprès de Jésus. Ils ne le savaient pas, ils ne le voulaient pas… Il fallait une tempête ! Seigneur Jésus, nous ne nous intéressons à toi que pour des motifs plutôt égoïstes. La faim fait que nous considérons davantage 80


ce qui est donné que celui qui le donne. Mais alors, la tempête tombe sur nous, de nuit, et nous avons peur. Viens à notre rencontre et dis-nous : « C’est moi, n’ayez pas peur. » Fais que nous ne nous attachions qu’à toi. Ce n’est qu’alors que nous accosterons à cet endroit précis où, sans que nous le sachions, nous devons être : auprès de toi.

Quand es-tu arrivé ici ? Jésus s’est enfui. Naturellement, la foule, rassasiée de pain, part à sa recherche : ce roi ne doit pas leur échapper. Mais il s’est mis à l’abri de leurs convoitises. Il est en train de prier son Père. Par la prière, son existence reste orientée vers le « Nord divin », vers le plan de Dieu. Or, le plan de Dieu, c’est que Jésus demeure le Messie humble, petit. Lors de son baptême, il a lui-même choisi cette voie et il s’y est tenu quand plus tard il a été tenté au désert. Entre-temps, il est devenu introuvable pour la foule. Les gens ne l’ont même pas vu monter dans la barque avec ses disciples. Ne sachant que penser, ils appareillent eux aussi, mettant le cap sur l’autre rive. Où pourrait-il bien être ? « Venant de Tibériade, d’autres barques arrivèrent près de l’endroit où ils avaient mangé le pain après que le Seigneur eut rendu grâce » (6, 23). Naturellement, c’est là qu’ils vont chercher Jésus : ils ne peuvent oublier le souvenir d’une telle abondance, de tout ce pain reçu gratuitement. Le signe, ils ne l’ont pas compris ; ils restent sous le charme du prodige. Il doit être là. Mais il n’y est pas. Aussi remontent-ils dans les barques en direc81


tion de Capharnaüm. C’est là qu’il habite. Ils ont toutes les chances de l’y trouver. Et de fait, ils l’y trouvent. Ils demandent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? » (6, 25). Mais il leur dit pourquoi il n’est pas resté à l’endroit où ils le cherchaient : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété » (6, 26). Ce n’est pas pour moi que vous venez, mais à cause de cette abondance de pain dans un lieu désert. Du reste, comment Jésus pourrait-il en vérité annoncer le moment de sa venue ? Jusqu’ici, ils ne comprennent toujours pas le moindre signe messianique. Jésus semble jouer à cache-cache avec le peuple : il vient, mais disparaît dès que la foule le cherche non pour lui-même mais par intérêt personnel. Ce jeu ressemble étrangement au jeu amoureux du Cantique des Cantiques. Là aussi l’aimé apparaît et disparaît : non pour faire de la peine à sa bien-aimée, mais pour purifier son amour, pour creuser sa liberté et son désintéressement. « J’entends mon chéri qui frappe ! “Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, ma parfaite !” […] Moi, je me lève pour ouvrir à mon chéri ! […] Moi, j’ouvre à mon chéri ! Mais mon chéri s’est détourné, il a passé. Hors de moi je sors à sa suite : je le cherche mais ne le rencontre pas ; je l’appelle mais il ne me répond pas » (Ct 5, 2a.5-6). Ce jeu de va-et-vient montre que le bien-aimé veut que sa fiancée le choisisse pour ce qu’il est, non pour des charmes superficiels. De même Jésus demande à être aimé pour lui-même. « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? », ont-ils demandé. Il ne répondra que lorsqu’ils commenceront à penser davantage à lui qu’à ses dons. Seigneur Jésus, si souvent nous te cherchons sans te trouver. Nous pensons trop aux pains. 82


Il est bon alors que tu ne te laisses pas trouver. Il nous est parfois plus salutaire que notre prière ne soit pas exaucée, du moins immédiatement, de façon visible. Car nous sommes trop souvent enclins à laisser le Donateur pour ses dons. « Recherchez-moi plutôt, nous dis-tu alors, tant que vous n’en êtes pas là, il faut bien que je joue le jeu du bien-aimé du Cantique — venir puis disparaître — parce qu’alors seulement vous me suivez vraiment, vous me cherchez pour moi-même : alors seulement l’amour est authentique. »

Le pain du ciel « Ils me cherchent pour un mauvais motif, dit Jésus, parce qu’ils ont pu manger du pain à satiété. » « … Vous me cherchez, non pas parce que vous avez vu des signes » (6, 26). Ils ont la vue courte. Jésus leur apprendra à regarder plus loin. Ils doivent comprendre le signe du pain : il existe un « autre pain », un pain qui n’est pas périssable. Le pain ordinaire, la nourriture ordinaire est provisoire et éphémère. Elle ne sert qu’à maintenir pour un temps une existence vouée à la mort. « Il faut vous mettre à l’œuvre », dit Jésus, « pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle… » (6, 27). « C’est pour elle qu’il faut vous mettre à l’œuvre », dit-il à la foule. Aussitôt, on lui pose la question : « De quelle œuvre s’agit-il donc ? » Et Jésus répond : « L’œuvre de Dieu, c’est de croire en celui qu’il a envoyé » (6, 29). C’est donc de lui-même qu’il s’agit. Notre foi doit se focaliser sur Jésus, et pas seulement sur ses miracles. 83


La demande est audacieuse ! Qui a de telles exigences doit pouvoir également les justifier. Une fois de plus, la foule cherche la solution dans un prodige : « Mais toi, quel signe fais-tu donc, pour que nous voyions et que nous te croyions ? Quelle est ton œuvre ? » (6, 30). Et ils en reviennent à la tradition. Moïse accompagnait sa parole d’un signe, la manne. C’est ce qui le rendait digne de foi. Immédiatement, Jésus les reprend. Toute la tradition, il la ramène à lui-même et au Père : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, mais c’est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (6, 32-33). « Ce pain qui descend du ciel — cette manne —, c’est moi », dit Jésus. Autrement durable et nourrissant que la première manne, celle qui, au désert, tombait comme une rosée après le lever du soleil. Le pain de Jésus est un pain qui ne disparaît pas après une journée mais peut rassasier. Et même étancher la soif. Comme la Samaritaine disait : « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif… » (4, 15), les Juifs disent : « Seigneur, donne-nous toujours ce pain-là » (6, 34). Quand il s’agit de recevoir, les Juifs ont manifestement beaucoup en commun avec les Samaritains (cf. 4, 9). Cependant, le pain de Jésus ne vient pas tout seul dans la bouche, comme la manne tombait du ciel : il faut la foi. Il ne suffit pas d’ouvrir toute grande la bouche, encore faut-il ouvrir son cœur. Alors ce pain donne bien davantage que ce que pouvait jamais donner la manne. Celle-ci coupait la faim, et, après une seule journée, elle était pourrie. Chaque jour, il fallait en ramasser à nouveau. Certes, Moïse a procuré un pain provenant du ciel, mais tous ceux qui ont mangé de ce pain sont morts : pas un n’est arrivé de l’autre côté du Jourdain. Mais le pain que donne Jésus donne la vie pour toujours : il nourrit par-delà la mort. Le nouveau Moïse emmène chacun au-delà du fleuve vers la Terre promise. Il ne laisse personne se perdre (cf. 6, 33). 84


Aucun de ceux qui mangent de son pain ne disparaît en poussière. Tous, il les ressuscitera au dernier jour. Seigneur Jésus, tu es le vrai pain descendu du ciel. Fini, la manne qui nourrit pour une journée seulement, voici un pain vivant qui préserve de la mort et fait vivre pour l’éternité. Tu es le pain de la parole qui vient à nous quand nous lisons les Écritures chaque premier jour de la Semaine. Accorde-nous la foi en toutes tes paroles que tu partages comme du pain pour tes enfants. Mais plus nourrissant encore que ce pain de l’Écriture est le pain sur la table de ton repas. Là, tu te donnes toi-même, tout entier, Corps et Sang, afin que nous vivions par-delà la mort. Ton pain dépose en nous le germe de notre réveil à la vie, de notre résurrection, quand au dernier jour tu nous appelleras tous à nous lever de nos tombeaux.

85


Il n’est pourtant que le fils de Joseph ! Bien sûr, le langage de Jésus est un langage fort. Qui peut dire : « Je suis le pain qui est descendu du ciel » (cf. 6, 35-41) et se placer de la sorte au-dessus de Moïse ? Chaque fois que Dieu adressait un reproche aux fils d’Israël, ceux-ci « récriminaient ». Et maintenant encore. Jean nomme expressément ici les interlocuteurs de Jésus « les Juifs ». Depuis l’Exode, les enfants d’Israël, et les Juifs à leur suite, n’ont cessé d’être un peuple qui récrimine. « Qui nous donnera de la viande à manger ? Nous nous rappelons le poisson que nous mangions pour rien en Égypte, les concombres, les pastèques, les poireaux, les oignons, l’ail ! Tandis que maintenant notre vie s’étiole ; plus rien de tout cela ! Nous ne voyons plus que la manne » (Nb 11, 4a-6). Maintenant, les Juifs doivent s’entendre dire que cette manne venant du ciel, c’est Jésus lui-même. C’est inconcevable. La manne mystérieuse, on ne savait pas d’où elle venait. Mais lui, on ne le sait que trop bien : « N’est-ce pas Jésus, le fils de Joseph ? disaient-ils. Ne connaissons-nous pas son père et sa mère ? Comment peut-il déclarer maintenant : “Je suis descendu du ciel” ? » (6, 42). Jean rejoint le cœur de son évangile : « Le Verbe s’est fait chair » (1, 14). Cet homme de Nazareth est le Fils de Dieu. Certes, tout ce qu’on voit et connaît de lui, son origine et son apparence extérieure, tout est parfaitement ordinaire. Jusqu’à sa fin : il mourra sur une croix entre deux brigands. Y aurait-il plus que cela ? En tout cas, rien d’exceptionnel du côté de ses origines. Mais il existe un autre regard, perçant la réalité visible, qui discerne en l’homme de Nazareth le porteur d’un insondable mystère : il vient de Dieu et retourne à lui. Dieu seul peut nous accorder cet autre regard. Il doit venir « mettre sa lumière dans notre cœur » (cf. Si 17, 8). Seul le Père peut opérer cela en nous : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire » (6, 44). C’est d’ailleurs ce 86


qui se trouvait déjà écrit chez les prophètes : « Tous seront instruits par Dieu » (6, 45 ; cf. Is 54, 13 et Jr 31, 33). Tout paraît tellement ordinaire en Jésus. Seule cette « attirance » en profondeur exercée par le Père peut nous porter à « voir » en Jésus beaucoup plus que le visible, à comprendre qui il est en réalité. Cette attirance de Dieu, c’est son Esprit Saint. Il ouvre la fenêtre de l’arche de notre cœur, et nous voyons revenir la colombe au rameau d’olivier qui nous annonce la nouvelle création. Car les mots ne suffisent pas pour que nous croyions en Jésus. Le Père doit travailler notre cœur par son Esprit. Alors seulement nous pouvons nous approcher de Jésus et dépasser cet éternel point mort : « N’est-il pas le fils de Joseph ? » Seigneur Jésus, tu es un Dieu caché, tout en toi est tellement ordinaire : tu es reconnu homme à ton aspect, né à Bethléem, mort sur une croix. « Le fils de Joseph, disaient-ils, originaire de Nazareth : peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ? » Demande à ton Père qu’il nous attire, qu’il ne cesse jamais de nous attirer, avec force et douceur, mais de façon durable. Alors nous nous attacherons à toi dans la foi et nous irons avec toi où que tu ailles, même là où nous ne voulons pas aller, comme un grain de blé : 87


il tombe en terre et meurt, mais il porte le fruit que tu en attends.

Celui qui mange ma chair… Les Juifs récriminaient contre Jésus parce qu’il avait dit : «Je suis le pain qui descend du ciel » (6, 41). Un langage dur à entendre ! Peut-être existe-t-il un moyen de l’expliquer, de le comprendre ! Peut-être ne s’agit-il que d’un langage imagé quand il dit : « Je suis le pain de vie qui descend du ciel. » Simplement une manière de parler, une métaphore, dans le genre : « Je suis pour ainsi dire le pain du ciel. » «Pour ainsi dire», «pratiquement», «pareil à»… de telles locutions peuvent encore se comprendre. Il n’y aurait plus de raison de récriminer. Mais cette échappatoire du langage imagé, Jésus l’exclut tout aussitôt. Il répète son affirmation plus nettement encore : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (6, 51). C’est sa propre chair. Il le dit de façon « nette ». Du coup, il manifeste que sa chair est « donnée » : c’est donc une chair sacrificielle. Or, une chair sacrificielle n’a sa place que dans le temple. Ainsi Paul, quand il parle du corps et du sang de Jésus dans l’eucharistie, renvoie manifestement aux usages sacrificiels : « Ceci est mon corps qui est [donné en sacrifice] pour vous » (cf. 1 Co 11, 24). Il ne s’agit pas du tout d’un langage imagé mais bien de sa chair offerte en sacrifice. Et les Juifs l’ont parfaitement entendu. S’il n’est pas question de métaphore ou d’image, ils sont bien forcés de se demander : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » (6, 52). Fatalement, une discussion devait s’ensuivre et elle n’a pas manqué. Jésus va-t-il pour autant relativiser son propos ? Non, il persiste et signe : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du 88


Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie » (6, 53). Et, au verset suivant, le verbe employé n’est plus « manger » mais bien « mâcher ». Comment être plus réaliste ? Et, quand Jésus ajoute : « … et si vous ne buvez pas son sang… », c’en est trop pour les Juifs. N’était-il pas écrit dans l’alliance avec Noé : « Vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang » (Gn 9, 4) ? C’est Dieu lui-même qui l’a prescrit. Puis Jésus poursuit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi » (6, 56-57). La nourriture dont parle Jésus n’est manifestement pas « quelque chose », mais « quelqu’un » : lui-même. Ce repas unit ses convives à lui de la manière la plus intime, comme la nourriture et la boisson. La même sève fait vivre aussi bien les convives que l’Hôte. Il est le cep, ils sont les sarments, dira-t-il à la dernière Cène (cf. 15, 1 ss). Jésus est pain. Pour Jean, le pain à ici un double sens : c’est la parole de Jésus et c’est son eucharistie. Dans le présent contexte, les deux sens sont parallèles et s’entremêlent. Car la « parole » veut dire bien plus que la parole parlée : elle est aussi son véritable corps. C’est avec un grand sens pédagogique que l’évangéliste amène la chose. Il s’agit d’abord de pain terrestre — un repas miraculeux offert à cinq mille hommes — et ensuite de la nouvelle manne descendue du ciel — la parole divine — ; enfin, il est question du corps et du sang de Jésus comme aliment et boisson. Les Juifs ne dépasseront pas le miracle des pains : l’ascension leur est trop pénible. Ils se contenteront de récriminer. Seigneur Jésus, ne permets pas que nous déformions et édulcorions le grand mystère de ton Corps et de ton Sang 89


comme s’il s’agissait tout au plus d’un langage imagé, d’une métaphore ou d’une façon de parler. Donne-nous une foi profonde dans le mystère de ton eucharistie : ton Corps et ton Sang que nous pouvons assimiler pour être totalement unis à toi, pour vivre de la même vie qui est en toi et dans le Père, pour vivre de la source de vie une et unique que la mort même ne peut tarir.

Voulez-vous partir, vous aussi ? Le rude langage de Jésus est inacceptable pour les Juifs. Ils le quittent en masse. Provisoirement, nous n’entendrons plus parler d’eux. Mais tantôt leurs récriminations deviendront accusations. Et les disciples ? Que vont-ils faire ? Apparemment ils éprouvent les mêmes difficultés : « Beaucoup […] commencèrent à dire : Cette parole est dure ! Qui peut l’écouter ? » (6, 60). Manger sa chair et surtout boire son sang, ce sont des propos incompréhensibles, arrogants ! Et Jésus de leur dire franchement : « C’est donc pour vous une cause de scandale ? » (6, 61). Ils ne peuvent qu’être scandalisés s’ils ne croient pas que « le Fils de l’homme peut monter là où il était auparavant » (cf. 6, 62). Mais cela supposerait qu’ils se laissent élever dans un monde différent, un monde surnaturel, le monde de l’Esprit où pareilles déclarations sont parfaitement acceptables. Car « c’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien » (6, 63). Certains de ses disciples ne croient pas et Jésus s’en aperçoit : « Il en est parmi vous qui ne croient pas. » Dès le début, il savait d’ailleurs, 90


note Jean, quels étaient ceux qui ne croyaient pas. Il savait même qui était celui qui le livrerait (cf. 6, 64). L’évangéliste pense ici à la dernière Cène, où Jésus donne son corps et son sang tandis que Judas est assis et mange à la même table que lui. Dans son évangile, Jean ne décrit nulle part comment fut instituée l’eucharistie. Est-ce un oubli ? Non, car ce sixième chapitre est précisément sa manière à lui de présenter l’institution à partir de son point de vue théologique personnel. À ses yeux, ce n’est pas tant la matérialité de l’événement qui importe que ce qui se cache derrière elle : la révélation de son Seigneur par lui-même. Bien des disciples de Jésus n’arrivent pas à faire le pas du monde de la chair à celui de l’Esprit, du sens commun à la foi. D’ailleurs, personne ne le peut que celui qui est pris par la main : « C’est bien pourquoi je vous ai dit : Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père » (6, 65). Mais sont-ils effectivement disposés à écouter ce Père ? C’est qu’ils n’écoutent pas Jésus et que, hors de lui, on ne peut pas entendre le Père… Les disciples s’en vont. « En grand nombre », note l’évangéliste. Celui qui ne peut se résoudre à choisir ne peut jamais rester longtemps en compagnie de Jésus. Avec lui, c’est oui ou non, quoi qu’il dise ou demande. Impossible de postposer : il nous met dans l’obligation du choix pour ou contre lui. Pour franchir ce pont, le Père doit nous tendre la main. Un Père qui nous aime et nous attire à lui, mais jamais sans notre libre acceptation. Seigneur Jésus, nous sommes ces disciples davantage tentés de partir que de rester en entendant le langage que tu tiens : paroles et demandes. Il ne va jamais de soi d’accepter et il n’est guère facile de réaliser 91


tout ce que tu dis ou demandes. Tu viens d’un monde tellement différent du nôtre : nous, nous vivons dans le monde de la chair, comme tu l’appelles ; toi, dans celui de l’Esprit. Demande pour nous à ton Père qu’il nous élève hors des limites de nos certitudes humaines, de notre bon sens. Envoie ton Esprit Saint pour nous délivrer de tant d’indécision, de tant d’hésitations à l’écoute de ton langage si rebutant pour les sceptiques, les incrédules que nous sommes. Remets-nous en mémoire cette parole que tu adressais aux disciples du Baptiste quand ils venaient te voir avec tous leurs doutes et te demandaient : « Es-tu bien celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Tu leur as répondu : « Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi. » Garde-nous d’être scandalisés.

Seigneur, à qui irions-nous ? Et les Douze ? À partir de maintenant, Jean distingue deux groupes parmi les disciples de Jésus : ceux, nombreux, qui le suivent sans vraiment croire en lui, en opposition aux Douze qui, eux, croient. Cependant, eux aussi doivent choisir. Car personne ne peut le suivre s’il n’a 92


pas librement opté pour lui. Suivre Jésus a une portée bien plus grande que le fait de courir derrière lui à cause de ses miracles et de son aura. Jésus pose la question de façon incisive. Peut-être les Douze s’en iront-ils aussi ? Ce risque même ne peut empêcher Jésus de poser la question. Il est totalement abandonné à la volonté de son Père, et cette fidélité est pour lui plus importante que tout, oui, plus importante même que la défection éventuelle de ses intimes. En toute liberté, Jésus s’engage dans cette impasse : vont-ils le suivre, oui ou non ? On atteint ici un sommet dramatique dans la vie de Jésus : ne va-til pas être délaissé même par ses meilleurs disciples ? En fait, la tension débouche sur la magnifique profession de foi de Pierre. (Les autres évangélistes l’ont relevée également — cf. Mt 16, 13-20 ; Mc 8, 27-30 ; Lc 9, 18-21.) Manifestement, d’ailleurs, Pierre ne parle pas qu’en son nom propre, puisqu’il se sert du pluriel : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu » (6, 68-69). La profession de foi de Pierre a la maturité du « credo » de la première communauté chrétienne dont Jean faisait partie. On dirait « qu’au nom des Douze », Pierre appose leur sceau sur le discours du pain. Par son intermédiaire, ils reconnaissent que Jésus est plus grand que Moïse et que tous les autres prophètes. Son pain surpasse la manne ; sa promesse de vie éternelle surpasse celle de l’éphémère terre promise. La vie qu’il donne est une vie sans fin. La profession de foi de Pierre brille comme un soleil qui se lève sur le paysage de Jésus. Pourtant, la nuit n’est pas loin. Jean fait aussitôt allusion au sombre nuage de la trahison de Judas. La réponse de Jésus à la déclaration de Pierre est en effet : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Et cependant l’un de vous est un démon ! Il désignait ainsi Judas, fils de Simon l’Iscarioth, car c’était lui qui allait le livrer, lui, l’un des douze » (6, 70-71). Peut-être, dans la première communauté, l’apôtre aura-t-il souvent encore vécu pareil chagrin : appar93


tenir au cercle des disciples de Jésus ne garantit pas qu’on ne le trahira jamais. Le Malin tend ses pièges également à l’intérieur même de ce domaine protégé. Que des élus puissent tomber reste le mystère inexplicable de la liberté humaine. Nombreux étaient ceux qui furent attirés à la suite du faiseur de miracles pour écouter ce qu’il dirait au sujet du pain véritable. Il n’en reste guère plus que douze. Cependant, c’est ici qu’est née la vraie communauté messianique, et le « credo » de Pierre est la charte du groupe. Pierre a précédé les autres dans la profession de foi. Ils ont suivi, y compris Judas, jusqu’aux tout derniers jours. Judas succombera pour l’argent. Plus tard, Pierre lui-même succombera dans le jardin du grand prêtre en raison de sa témérité et de paroles dites à la légère : « Même si tous tombent, eh bien, pas moi ! » (Mc 14, 29). Mais sa foi résistera. D’ailleurs Jésus a imploré le Père à son intention : « Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 31-32). Au cœur de la nouvelle communauté, il y a Jésus : il donne sa chair à manger, son sang à boire. Ainsi en est-il aujourd’hui encore au sein de l’Église : son âme, c’est l’eucharistie. Dans ce chapitre sixième, Jean présente la communauté chrétienne en chantier et, avec elle, toute l’Église à venir. Tout est déjà contenu : Jésus, sa parole, sa chair et son sang, sa vie éternelle, ses disciples, et même celui qui le trahira. Seigneur Jésus, à nous aussi tu poses la question : « Et vous, ne voulez-vous pas partir ? » Quand nous nous mettons à hésiter, fixe notre regard sur Pierre et sur sa profession de foi. Laisse-nous entrer, nous aussi, dans sa foi. 94


Car à qui irions-nous ? Toi seul as les paroles qui donnent la vie. Ne permets jamais que quelqu’un d’entre nous te trahisse. Préserve-nous des pièges du Malin, de l’attrait de l’argent, à l’instar de Judas, ou de la témérité, à l’instar de Pierre. Implore le Père pour nous également : que notre foi ne cède pas quand Satan vient nous passer au crible parce que tu auras prié pour nous.


Jésus monte à Jérusalem pour la fête et enseigne

Au cours de la fête, les Juifs le cherchaient et on disait:«Où estil donc?» 12 Dans la foule, on discutait beaucoup à son propos; les uns disaient: «C’est un homme de bien», d’autres: «Au contraire, il séduit la foule.» 13 Toutefois, personne n’osait parler ouvertement de lui, par crainte des Juifs. 14 Alors qu’on était déjà au milieu de la fête, Jésus monta au Temple et il se mit à enseigner. 15 Les Juifs en étaient surpris et ils disaient: «Comment est-il si savant, lui qui n’a pas étudié?» 16 Jésus leur répondit:«Mon enseignement ne vient pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé. 17 Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il saura si cet enseignement vient de Dieu ou si je parle de moi-même. 18 Qui parle de lui-même cherche sa propre gloire; seul celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est véridique et il n’y a pas en lui d’imposture. 19 N’est-ce pas Moïse qui vous a donné la Loi? Or aucun de vous n’agit selon la Loi: pourquoi cherchez-vous à me faire mourir?» 20 La foule lui répondit: «Tu es possédé d’un démon! Qui cherche à te faire mourir?» 21 Jésus reprit la parole et leur dit: «Je n’ai fait qu’une seule œuvre 11

7 1 Dans la suite, Jésus continua à parcourir la Galilée; il préférait en effet ne point parcourir la Judée où les Juifs cherchaient à le faire périr. 2 Cependant la fête juive des Tentes était proche. 3 Ses frères lui dirent: «Passe d’ici en Judée afin que tes disciples, eux aussi, puissent voir les œuvres que tu fais. 4 On n’agit pas en cachette quand on veut s’affirmer. Puisque tu accomplis de telles œuvres, manifeste-toi au monde!» 5 En effet, ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui. 6 Jésus leur dit alors: «Mon temps n’est pas encore venu; votre temps à vous est toujours favorable. 7 Le monde ne peut pas vous haïr, tandis que moi, il me hait parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises. 8 Montez donc à cette fête. Pour ma part, je n’y monterai pas, car mon temps n’est pas encore accompli.» 9 Après avoir ainsi parlé, il demeura en Galilée. 10 Mais lorsque ses frères furent partis pour la fête, il se mit en route, lui aussi, sans se faire voir et presque secrètement. 96


et tous vous êtes étonnés. viens d’auprès de lui et qu’il m’a Moïse vous a donné la circoncienvoyé.» 30 Ils cherchèrent alors à l’arrêter, sion — encore qu’elle vienne des patriarches et non pas de Moïse mais personne ne mit la main sur — et vous la pratiquez le jour du lui parce que son heure n’était pas sabbat. encore venue. 23 Si donc un homme reçoit la circoncision un jour de sabbat sans Jésus annonce son départ que la loi de Moïse soit violée, prochain pourquoi vous irriter contre moi parce que j’ai guéri complète31 Dans la foule, bien des gens crument un homme un jour de sabrent en lui, et ils disaient: «Lorsbat? que le Christ viendra, opérera-t24 Cessez de juger selon l’apparenil plus de signes que celui-ci n’en ce, mais jugez selon ce qui est a fait?» juste!» 32 Ce qui se chuchotait dans la foule à son sujet parvint aux oreilles Discussions du peuple sur des pharisiens: les grands prêtres l’origine du Christ et les pharisiens envoyèrent 25 Des gens de Jérusalem disaient: alors des gardes pour l’arrêter. 33 Jésus dit: «Je suis encore avec «N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent à faire mourir? vous pour un peu de temps et je 26 Le voici qui parle ouvertement vais vers Celui qui m’a envoyé. et ils ne lui disent rien! Nos auto34 Vous me chercherez et vous ne rités auraient-elles vraiment reme trouverez pas; car là où je connu qu’il est bien le Christ? suis, vous ne pouvez venir.» 27 Cependant celui-ci, nous savons 35 Les Juifs dès lors se disaient entre d’où il est, tandis que, lorsque eux: «Où faut-il donc qu’il aille viendra le Christ, nul ne saura pour que nous ne le trouvions d’où il est.» plus? Va-t-il rejoindre ceux qui 28 Alors Jésus, qui enseignait dans le sont dispersés parmi les Grecs? Temple, proclama: «Vous me Va-t-il enseigner aux Grecs? connaissez! Vous savez d’où je 36 Que signifie cette parole qu’il a suis! Et pourtant, je ne suis pas dite: “Vous me chercherez et venu de moi-même. Celui qui vous ne me trouverez pas”, et “là m’a envoyé est véridique, lui que où je suis, vous, vous ne pouvez vous ne connaissez pas. 29 Moi, je le connais parce que je venir”?» 22

97


La promesse de l’eau vive Le dernier jour de la fête, qui est aussi le plus solennel, Jésus, debout, se mit à proclamer: «Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et que boive 38 celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Écriture: “De son sein couleront des fleuves d’eau vive”.» 39 Il désignait ainsi l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui: en effet, il n’y avait pas encore d’Esprit parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. 37

Nouvelles discussions sur l’origine du Christ Parmi les gens de la foule qui avaient écouté ses paroles, les uns disaient: «Vraiment, voici le Prophète!» 41 D’autres disaient:«Le Christ, c’est lui.» Mais d’autres encore disaient:«Le Christ pourrait-il venir de la Galilée? 42 L’Écriture ne dit-elle pas qu’il sera de la lignée de David et qu’il viendra de Bethléem, la petite cité dont David était originaire?» 43 C’est ainsi que la foule se divisa à son sujet. 44 Quelques-uns d’entre eux voulurent l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui. 45 Les gardes revinrent donc vers les grands prêtres et les phari40

98

siens qui leur dirent: «Pourquoi ne l’avez-vous pas amené?» 46 Les gardes répondirent: «Jamais homme n’a parlé comme cet homme.» 47 Les pharisiens leur dirent: «Auriez-vous donc été abusés, vous aussi? 48 Parmi les notables ou parmi les pharisiens, en est-il un seul qui ait cru en lui? 49 Il y a tout juste cette masse qui ne connaît pas la Loi, des gens maudits!» 50 Mais l’un d’entre les pharisiens, ce Nicodème qui naguère était allé trouver Jésus, dit: 51 «Notre Loi condamnerait-elle un homme sans l’avoir entendu et sans savoir ce qu’il fait?» 52 Ils répliquèrent:«Serais-tu de Galilée, toi aussi? Cherche bien et tu verras que de Galilée il ne sort pas de prophète.»


Aller ou non à la fête ? Les rapports entre Jésus et les Juifs sont tendus. Les choses ne s’arrangeront plus : les paroles au sujet de la chair et du sang ont consacré pour toujours le divorce. De chapitre en chapitre, la fissure se fait plus apparente, plus profonde, pour être finalement déchirure. Au long de trois chapitres (7 à 9), Jésus poursuit la révélation de lui-même, enseigne qui il est. Il est l’envoyé du Père et, en lui, il a son origine (ch. 7). Il est la lumière du monde (ch. 8). Ce qui lui permet d’abord de donner à l’aveugle la lumière des yeux pour lui donner ensuite la lumière de la foi (ch. 9). Mais après chaque étape de cette révélation de lui-même, la dispute se déchaîne à nouveau ; elle s’enfle jusqu’à devenir un ouragan. Les pharisiens expulsent de la synagogue l’aveugle de naissance, le déclarant religieusement hors-la-loi. Ce n’est que le prélude du jour où l’on poussera Jésus hors de Jérusalem pour le faire mourir sur une croix à l’extérieur de la ville. C’est la fête des Tentes. Chacun doit aller à Jérusalem, Jésus et sa famille aussi. Ses frères ont entendu parler du miracle des pains. Ils voudraient qu’il manifeste également dans la capitale son pouvoir miraculeux, surtout lors d’une grande fête : « Tu ne peux pas rester ici, passe en Judée, afin que tes disciples, eux aussi, puissent voir les œuvres que tu fais. On n’agit pas en cachette quand on veut s’affirmer. Puisque tu accomplis de telles œuvres, manifeste-toi au monde » (7, 3-4). À nouveau, le même langage que celui de la foule après le miracle des pains, lorsqu’on voulait le faire roi. Ou bien se moqueraient-ils de lui ? Auquel cas, cela ferait penser au récit de Joseph qui s’entendait dire par ses frères : « Voici venir l’homme aux songes… » (Gn 37, 18). 99


Dans le même passage, Jean dit d’ailleurs expressément que la famille de Jésus ne croyait pas en lui (cf. 7, 5). Peut-être, par curiosité, souhaitent-ils une espèce de comédie à Jérusalem. Ou bien croient-ils quand même ? Il n’est pas simple de le savoir. Quoi qu’il en soit, le « temps de ses parents » n’est pas celui de Jésus. Provisoirement, il ne les accompagne pas. « Mon temps n’est pas encore venu ; votre temps à vous est toujours favorable » (7, 6). Le temps de Jésus n’est pas celui du succès. Son heure n’est pas celle des hommes, mais celle fixée par son Père. Ses frères ont eux-mêmes déterminé leur temps, celui qui les arrange. Ils aimeraient picorer quelques miettes du succès de Jésus faiseur de miracles. Il devrait à cet effet assurer le spectacle à Jérusalem à l’occasion de la fête ! Mais « son temps », Jésus ne le détermine jamais lui-même : c’est le Père qui règle la pendule. L’heure véritable pour aller à Jérusalem y être « exalté » viendra quand il sera élevé sur la croix. Ses frères peuvent tranquillement aller en pèlerinage à Jérusalem. Jésus a son propre plan de voyage. Ce n’est pas parce qu’on le lui demande qu’il va aller à la capitale. Pour lors, il reste en Galilée. « Montez donc à cette fête. Pour ma part, je n’y monterai pas, car mon temps n’est pas encore accompli » (7, 8). Puis, quand plus personne ne songe à l’attirer à Jérusalem pour qu’il se donne en spectacle, et alors seulement, Jésus se met en route « sans se faire voir et presque secrètement » (7, 10b). « Où reste-t-il donc ? » se demandent les gens. À Jérusalem, il ne fait pas de grandes choses. Dans la foule courent des rumeurs, on dit de tout à son sujet : pour certains, il est un homme de bien, pour d’autres, il séduit le peuple (cf. 7, 12). On parle donc de lui, mais plus du tout de façon enthousiaste comme après la multiplication des pains : « Celui-ci est vraiment le Prophète, celui qui doit venir dans le monde » (6, 14).

100


Dieu, notre Père, il ne nous appartient pas de déterminer l’heure de nos actions. C’est toi qui nous conduis. Chaque fois que nous voulons nous aventurer seuls, c’est notre heure, mais pas souvent la tienne : nous cherchons alors notre gloire à nous, notre succès. Mais, quand nous nous mettons en route au moment où ton heure est venue, alors seulement nous revenons les bras chargés de gerbes. Parce que c’est ton heure qui détermine la fécondité de toute notre action.

Au milieu de la fête Au milieu de la fête, le doute s’intensifie encore dans les rangs : « Comment est-il si savant, lui qui n’a pas étudié ? » (7, 15). Contrairement à l’attente des siens, il ne fait aucun miracle. Il parle et enseigne. Ses paroles sont plus importantes que ses miracles. Des miracles, il en fait d’ailleurs pour attirer les passants un moment près de lui, et le plus souvent dans le but de leur dire quelque chose. Ici, il n’y a plus besoin de la cloche des miracles pour appeler. Tous sont là, réunis dans la ville à cause de la fête, et ils y resteront durant huit jours. Son auditoire est donc formé. « D’où tient-il son savoir ? » se demandent les Juifs. Jamais il n’a suivi l’enseignement d’un rabbi. Jésus a un autre maître : son Père. Sa connaissance et son droit de parole, il ne les doit pas à un diplôme. Il acquiert intelligence et sagesse en écoutant son Père. Et même, c’est le Père qui parle par lui. Aucune parole ne vient aux lèvres de Jésus qu’il n’ait préalablement entendue près du Père. 101


Cela, les auditeurs ne peuvent le savoir que si eux-mêmes sont à l’écoute du Père et vivent de sa vie. C’est à partir du moment où le Père est à l’œuvre en eux qu’ils découvrent d’où Jésus tient son savoir. Jésus est l’humilité même. Seul un auditeur humble peut percevoir qu’il ne parle pas en son nom propre. Seule l’humilité comprend l’humilité. « Celui qui tente de parler de sa propre autorité », dit Jésus, « celui-là cherche sa propre gloire. » Quant à lui, il cherche uniquement la gloire de celui qui l’a envoyé. Aussi est-il sans imposture, digne de foi (cf. 7, 18). Ses frères peuvent bien espérer qu’il cherche sa propre gloire à Jérusalem, il ne le fera pas. Seigneur Jésus, tout ce que tu dis vient du cœur du Père. Il dépose chaque parole sur tes lèvres. Tu es la Parole. Ta connaissance vient de plus haut : de la sagesse de celui qui est « abîme de sagesse et de science ». Tu dis uniquement la parole de ton Père. Celui qui ne parle que par lui-même cherche sa propre gloire et n’est pas digne de foi. Veille donc sur nous quand nous proclamons ta parole. Que nous ne disions pas nos propres paroles, que nous ne disions pas seulement ce qui nous convient, mais qu’en toute humilité et en toute fidélité nous apportions aux gens ta parole, sans vouloir chercher ce qui correspond à leurs vues ou à leurs attentes. Conforme nos paroles aux tiennes, 102


car tu es le Verbe en qui le Père s’est exprimé au monde entièrement.

N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent à faire mourir ? L’apparition de Jésus sur la scène soulève un problème parmi les auditeurs. « Que nous faut-il faire ? Croire en lui ou le rejeter ? Est-il insignifiant ou devons-nous l’éviter ? » Tout le peuple est troublé. « Les autorités sont-elles peut-être gagnées elles aussi à sa cause ? » se demande-t-on. « N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent à faire mourir ? Le voici qui parle ouvertement et ils ne lui disent rien ! Nos autorités auraient-elles vraiment reconnu qu’il est bien le Christ ? » (7, 2526). Des indications contraignantes — pour ou contre —, il n’y en a pas. Même les autorités hésitent : « Que faire ? » Il leur est difficile de le reconnaître, parce que tout ce qu’ils savent du Messie ne cadre pas avec cet homme originaire de Nazareth. Du Messie, en effet, il est dit que personne ne sait d’où il vient. C’est dissimulé parmi les gens qu’il commence sa mission jusqu’au jour où, en pleine gloire et majesté, il instaurera sa royauté sur toute la terre. Manifestement, Jésus ne répond pas à ce plan, lui dont on connaît très bien les origines : « … celui-ci nous savons d’où il est, tandis que, lorsque viendra le Christ, nul ne saura d’où il est » (7, 27). Nathanaël l’avait déjà dit : « De Nazareth, il ne peut tout de même rien venir de bon ! » (cf. 1, 46). Non, à première vue, Jésus n’est donc pas le Messie. Pourtant, à y regarder de plus près, pendant trente ans il a vécu caché, puis un jour il est paru en public et a dit : « Le temps est accompli, et le règne de Dieu s’est approché » (Mc 1, 15) ; à Cana, pour la première fois, il a révélé sa gloire (cf. 2, 11). 103


Ironiquement — comme c’est souvent le cas chez Jean —, Jésus réplique avec grande force, à l’intérieur du temple : « Vous me connaissez ! Vous savez d’où je suis ! Et pourtant, je ne suis pas venu de moi-même : celui qui m’a envoyé est véridique, lui que vous ne connaissez pas. Mais moi, je le connais parce que je viens d’auprès de lui et qu’il m’a envoyé » (7, 28-29). Il est normal que Jésus le dise avec force, parce qu’il résume de la sorte quasi tout ce qui peut être dit de lui : sa filiation et son envoi. Notre simple raison ne suffit pas ici. Seule la connaissance qui vient de Dieu — la foi — peut comprendre. Le savoir humain ordinaire trouvera pareille déclaration insensée et arrogante, voire blasphématoire : « Ils cherchèrent alors à l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui… » (7, 30). Pas plus que le comprendre, les autorités ne peuvent l’appréhender : Dieu seul détermine l’heure. Tout comme il a indiqué à Jésus le temps pour monter à Jérusalem pour la fête, le Père détermine l’heure du tout dernier voyage de Jésus. Dans le peuple pourtant, nombreux sont ceux qui commencent à croire en lui. C’en est trop pour les pharisiens. De concert avec les grands prêtres, ils envoient des gardes pour l’arrêter. Mais Jésus dit : « Vous me chercherez et vous ne me trouverez pas ; car là où je suis, vous ne pouvez venir » (7, 34). C’est auprès du Père qu’il demeure en vérité, mais cela, ils ne peuvent pas le comprendre. Leurs réflexions montrent bien où ils en restent : ils se demandent s’il n’envisage pas d’émigrer pour enseigner d’autres communautés juives (cf. 7, 35). Jésus ne doit pas émigrer : depuis toujours il a sa demeure auprès de son Père. Seigneur Jésus, tu nous as donné la foi sans mérite de notre part, dès notre baptême. 104


Nous savons d’où tu viens : du sein de Marie mais bien plus encore du sein de Père ; de la maison de Nazareth, mais bien plus encore du ciel. Et nous savons où tu vas : vers le Golgotha et une mort cruelle, vers le froid glacial de la tombe, mais, au-delà, vers la joie de ta résurrection et finalement de retour d’où tu es venu, chez ton Père et notre Père.

Le dernier jour de la fête et le plus solennel Au dernier jour de la fête, le plus solennel, survient aussi la plus importante révélation. Au cœur de rencontres avec des partisans ou des adversaires, avec des gens qui doutent et d’autres qui croient, Jésus dit qui il est. Par trois fois, il nous laisse entrevoir son mystère. Il est la lumière. Cela, il l’affirme dans le temple qui, en ces jours de la fête des Tentes, est illuminé de flambeaux toute la nuit durant. Il est d’ailleurs le véritable temple — tente ou tabernacle — auquel renvoie la fête. Il est aussi la source. Durant la même fête, de l’eau était apportée au temple depuis la fontaine de Siloé. Tout comme il est la vraie lumière, Jésus se manifeste aussi comme la vraie source d’où coule l’eau vive, la fontaine surabondante de son Esprit. Enfin, lui qui est la vraie lumière, il ouvre les yeux de l’aveugle de naissance (ch. 9). À cet homme qu’on rejette, comme une brebis galeuse, du bercail de la synagogue, Jésus dit qu’il est pour lui et pour 105


tous le bon pasteur qui rassemble les brebis et qui les garde réunies. Il est ainsi à la fois la lumière, la source et le bon pasteur. Au dernier jour de la fête, le grand prêtre apporte au temple de l’eau de Siloé dans une cruche d’or et la verse solennellement sur l’autel, tandis qu’il entonne le grand Hallel (Ps 113 à 118). Mais Jésus détourne l’attention de cette cérémonie rituelle : regardez plutôt de mon côté, dit-il. « … Jésus, debout, se mit à proclamer à haute voix : “Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et que boive celui qui croit en moi…” » (7, 37-38). Car il est lui-même la source véritable à laquelle on peut se désaltérer totalement. Tous les récits de sources consignés dans l’Ancien Testament aboutissent à Jésus. Tout ce qui a vraiment de l’importance pour Israël s’est passé « près de la source » ou « près du puits ». C’est là qu’Isaac a rencontré Rebecca, sa future épouse. C’est là que Jacob fit la connaissance de Rachel et fit boire ses moutons. C’est là que Moïse fit jaillir de l’eau du rocher dans le désert… Presque tous les prophètes ont parlé de sources et d’eau : « Ô vous tous qui êtes assoiffés, venez vers les eaux… » (Is 55, 1). Dans son pays aride, Israël a rêvé d’eau à travers les siècles. Maintenant, elle est là, la source de vie dont chacun peut boire en abondance : « De son sein couleront des fleuves d’eau vive » (7, 38). Jésus est la source. Les habitants de Jérusalem et les pèlerins ne le voient pas encore. C’est seulement le Vendredi saint que la chose deviendra visible : l’eau coulera du côté transpercé de Jésus. Et ce ne sont même pas les gens de Jérusalem qui s’en apercevront les premiers, mais le centurion romain qui lui donne le coup de lance. Le crucifié est le nouveau temple vivant qu’avait chanté Ézechiel. Ce prophète avait vu l’eau surgir de sous le temple et couler vers l’Orient. Partout cette eau assure une nouvelle vie. Les poissons y nagent en bancs serrés. Sur les deux rives croissent diverses espèces d’arbres fruitiers. Leurs feuilles ne flétrissent pas, elles ont des ver106


tus curatives. Leurs fruits poussent sans discontinuer, ils sont nourrissants (cf. Ez 47). Ce ruisseau se gonflant en un puissant torrent, que voyait Ézechiel, c’est le Saint-Esprit de Jésus. À toute l’Église, il apporte nourriture, breuvage et guérison. Aussi Jean dit-il à juste titre : « Il désignait ainsi l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui : en effet, il n’y avait pas encore d’Esprit parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (7, 39). Seigneur Jésus, c’est toujours la fête des Tentes et tu proclames encore : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive celui qui croit en moi. » Depuis ta croix, l’Esprit coule de toi généreusement : eau et sang, baptême et eucharistie. Parce qu’à partir de ta mort a surgi la vie. Fais qu’à l’instar du centurion, nous qui t’avons également transpercé de la lance, nous levions les yeux vers toi, et qu’à son exemple nous croyions et professions : « Vraiment celui-ci est le Fils de Dieu. » Alors nous pourrons boire abondamment de l’eau qui coule de ton côté et qui irrigue toute l’Église. Alors ce sera pleinement la Pentecôte, la fête des Tentes du nouveau peuple de Dieu. 107


Divergence de vues à propos de Jésus Jésus, comment se fait-il que, où que tu ailles et parles, règne la divergence de vues ? Pourquoi ne réagit-on jamais de façon unanime ? Certains disent : « Celui-ci est vraiment le Prophète », d’autres sont vivement scandalisés parce que tu viens de Galilée, cette contrée païenne, si éloignée de Jérusalem, où il n’y a pas de temple et où aucune autorité ne demeure. Certains font grand cas de toi, d’autres veulent t’arrêter sur-le-champ. Aujourd’hui, rien n’a changé. Comment cela se fait-il ? Syméon l’avait bien prédit : « Cet enfant est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup. » Comme Marie, notre cœur est transpercé d’un glaive. Mais, contrairement à elle, nous hésitons et nous doutons : « Es-tu celui qui devait venir ? » Nous nous demandons pourquoi nous sommes si souvent seuls à croire. Une fois pour toutes, délivre-nous de l’illusion que chacun va t’accueillir de tout cœur. Apprends-nous à vivre avec cette contradiction, avec la division que tu es venue apporter sur la terre, selon tes propres dires, 108


« entre père et fils, entre mère et fille ». Enlève-nous cette autre illusion que l’homme serait seulement candeur et innocence. Ouvre aussi nos yeux sur le Malin qui vient jeter de nuit ses mauvaises graines sur la bonne semence. Donne-nous beaucoup de patience, car toi tu laisses cohabiter herbes folles et bonnes plantes, jusqu’à ce que viennent les anges du jour dernier. Alors seulement nous serons jugés en vérité. Alors seulement viendra le temps où seront brûlées les mauvaises herbes et récoltés les fruits.


La femme adultère et la miséricorde de Jésus

Jésus se redressa et lui dit: «Femme, où sont-ils donc? Personne ne t’a condamnée?» 11 Elle répondit: «Personne, Seigneur», et Jésus lui dit:«Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus.» 10

Ils s’en allèrent chacun chez soi. 8 1 Et Jésus gagna le mont des Oliviers. 2 Dès le point du jour, il revint au Temple et, comme tout le peuple venait à lui, il s’assit et se mit à Jésus lumière du monde enseigner. 12 Jésus, à nouveau, leur adressa la 3 Les scribes et les pharisiens ameparole: «Je suis la lumière du nèrent alors une femme qu’on monde. Celui qui vient à ma suiavait surprise en adultère et ils la te ne marchera pas dans les téplacèrent au milieu du groupe. nèbres; il aura la lumière qui 4 «Maître, lui dirent-ils, cette femconduit à la vie.» me a été prise en flagrant délit d’adultère. Discussion du témoignage 5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de Jésus sur lui-même de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu?» 13 Les pharisiens lui dirent alors: 6 Ils parlaient ainsi dans l’intention «Tu te rends témoignage à toide lui tendre un piège, pour même! Ton témoignage n’est avoir de quoi l’accuser. Mais Jépas recevable!» sus, se baissant, se mit à tracer du 14 Jésus leur répondit: «Il est vrai doigt des traits sur le sol. que je me rends témoignage à 7 Comme ils continuaient à lui pomoi-même, et pourtant mon téser des questions, Jésus se redresmoignage est recevable, parce sa et leur dit: «Que celui d’entre que je sais d’où je viens et où je vous qui n’a jamais péché lui jette vais; tandis que vous, vous ne sala première pierre.» vez ni d’où je viens ni où je vais. 8 Et s’inclinant à nouveau, il se re15 Vous jugez de façon purement mit à tracer des traits sur le sol. humaine. Moi, je ne juge per9 Après avoir entendu ces paroles, sonne; 16 et s’il m’arrive de juger, mon juils se retirèrent l’un après l’autre, à commencer par les plus âgés, gement est conforme à la vérité et Jésus resta seul. Comme la parce que je ne suis pas seul: il y femme était toujours là, au mia aussi Celui qui m’a envoyé. 17 Dans votre propre Loi il est lieu du cercle, 53

110


26 En ce qui vous concerne, j’ai d’ailleurs écrit que le témoignage de deux hommes est recebeaucoup à dire et à juger; mais vable. Celui qui m’a envoyé est véri18 Je me rends témoignage à moidique, et ce que j’ai entendu auprès de lui, c’est cela que je démême, et le Père qui m’a envoyé clare au monde.» me rend témoignage lui aussi.» 27 Ils ne comprirent pas qu’il leur 19 Ils lui dirent alors: «Ton Père, où avait parlé du Père. est-il?» Jésus répondit: «Vous ne 28 Jésus leur dit alors: «Lorsque me connaissez pas et vous ne vous aurez élevé le Fils de l’homconnaissez pas mon Père; si vous me, vous connaîtrez que Je Suis m’aviez connu, vous auriez aussi et que je ne fais rien de moiconnu mon Père.» 20 Il prononça ces paroles au lieu dit même: je dis ce que le Père m’a enseigné. du Trésor, alors qu’il enseignait 29 Celui qui m’a envoyé est avec dans le Temple. Personne ne mit moi: il ne m’a pas laissé seul, parla main sur lui, parce que son ce que je fais toujours ce qui lui heure n’était pas encore venue. 21 Jésus leur dit encore: «Je m’en plaît.» 30 Alors qu’il parlait ainsi, beaucoup vais; vous me chercherez, mais crurent en lui. vous mourrez dans votre péché. Là où je vais, vous ne pouvez aller.» Jésus et Abraham 22 Les Juifs dirent alors: «Aurait-il 31 Jésus donc dit aux Juifs qui avaient l’intention de se tuer puisqu’il dit: “Là où je vais, vous ne poucru en lui: «Si vous demeurez vez aller”?» dans ma parole, vous êtes vrai23 Jésus leur répondit: «Vous êtes ment mes disciples, 32 vous connaîtrez la vérité et la véd’en bas; moi, je suis d’en haut; vous êtes de ce monde, moi je rité fera de vous des hommes ne suis pas de ce monde. libres.» 24 C’est pourquoi je vous ai dit que 33 Ils lui répliquèrent: «Nous vous mourrez dans vos péchés. sommes la descendance d’AbraSi, en effet, vous ne croyez pas ham et jamais personne ne nous que Je Suis, vous mourrez dans a réduits en esclavage: comment vos péchés.» peux-tu prétendre que nous al25 Ils dirent alors: «Toi, qui es-tu?» lons devenir des hommes libres?» Jésus leur répondit: «Ce que je 34 Jésus leur répondit: «En vérité, ne cesse de vous dire depuis le commencement. en vérité, je vous le dis, celui qui

111


commet le péché est esclave du péché. 35 L’esclave ne demeure pas toujours dans la maison; le fils, lui, y demeure pour toujours. 36 Dès lors, si c’est le Fils qui vous affranchit, vous serez réellement des hommes libres. 37 Vous êtes la descendance d’Abraham, je le sais; mais parce que ma parole ne pénètre pas en vous, vous cherchez à me faire mourir. 38 Moi, je dis ce que j’ai vu auprès de mon Père, tandis que vous, vous faites ce que vous avez entendu auprès de votre père!» 39 Ils ripostèrent: «Notre père, c’est Abraham.» Jésus leur dit: «Si vous êtes enfants d’Abraham, faites donc les œuvres d’Abraham. 40 Or, vous cherchez maintenant à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue auprès de Dieu; cela Abraham ne l’a pas fait. 41 Mais vous, vous faites les œuvres de votre père.» Ils lui répliquèrent: «Nous ne sommes pas nés de la prostitution! Nous n’avons qu’un seul père, Dieu!» 42 Jésus leur dit:«Si Dieu était votre père, vous m’auriez aimé, car c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens; je ne suis pas venu de mon propre chef, c’est Lui qui m’a envoyé. 43 Pourquoi ne comprenez-vous 112

pas mon langage? Parce que vous n’êtes pas capables d’écouter ma parole. 44 Votre père, c’est le diable, et vous avez la volonté de réaliser les désirs de votre père. Dès le commencement il s’est attaché à faire mourir l’homme; il ne s’est pas tenu dans la vérité parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. 45 Quant à moi, c’est parce que je dis la vérité que vous ne me croyez pas. 46 Qui de vous me convaincra de péché? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas? 47 Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu; et c’est parce que vous n’êtes pas de Dieu que vous ne m’écoutez pas.» 48 Les Juifs lui répondirent: «N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et un possédé?» 49 Jésus leur répliqua: «Non, je ne suis pas un possédé; mais j’honore mon Père, tandis que vous, vous me déshonorez! 50 Je n’ai d’ailleurs pas à chercher ma propre gloire: il y a Quelqu’un qui y pourvoit et qui juge. 51 En vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort.» 52 Les Juifs lui dirent alors: «Nous


savons maintenant que tu es un possédé! Abraham est mort, et les prophètes aussi, et toi, tu viens dire: “Si quelqu’un garde ma parole, il ne fera jamais l’expérience de la mort.” 53 Serais-tu plus grand que notre père Abraham, qui est mort? Et les prophètes aussi sont morts! Pour qui te prends-tu donc?» 54 Jésus leur répondit: «Si je me glorifiais moi-même, ma gloire ne signifierait rien. C’est mon Père qui me glorifie, lui dont vous affirmez qu’il est votre Dieu. 55 Vous ne l’avez pas connu tandis que moi, je le connais. Si je disais que je ne le connais pas, je serais, tout comme vous, un menteur; mais je le connais et je garde sa parole. 56 Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon Jour: il l’a vu et il a été transporté de joie.» 57 Sur quoi, les Juifs lui dirent: «Tu n’as même pas cinquante ans et tu as vu Abraham!» 58 Jésus leur répondit: «En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, Je Suis.» 59 Alors, ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui, mais Jésus se déroba et sortit du Temple.

113


La douce lumière de la miséricorde Le passage concernant la femme adultère tombe comme une météorite à cet endroit de l’évangile de Jean. Peut-être le récit vient-il de Luc, évangéliste de la miséricorde (cf. Lc 7, 36-50) ? C’est possible, mais cela n’a pas grande importance. Comment pourraient jaillir du cœur de Jésus des flots d’eau vive, une surabondance d’Esprit, si la miséricorde n’en était pas la première vague ? Et comment serait-il la lumière du monde s’il ne venait pas éclairer les recoins obscurs de notre âme où règne le péché ? Y a-t-il d’ailleurs plus belle, plus douce flamme que celle de la miséricorde ? L’âpre discussion entre Jésus et les autorités juives a pris fin très prosaïquement avec la tombée du soir : « Ils s’en allèrent chacun chez soi » (7, 53). Jésus également, bien qu’il n’ait pas de « chez soi » à Jérusalem ; c’est au mont des Oliviers qu’il passera la nuit. Il y va souvent quand il séjourne dans la ville. À peine le jour est-il levé, que Jésus retourne au temple. Et l’agitation reprend. Le filet où les autorités veulent le capturer se referme chaque jour plus étroitement sur lui. La nuit leur a fourni un appât qu’ils vont utiliser pour l’attraper : une femme adultère, peut-être surprise la nuit passée. Ils la traînent au milieu du groupe où se trouve Jésus. Ils se serviront d’elle pour le mettre en difficulté, le pousser dans la passe étroite entre Loi et Miséricorde. Quel que soit son choix, le piège se refermera sur lui. Le cas de la femme les intéresse fort peu. C’est Jésus qu’il leur faut. Ce n’est pas le sort de la femme qui est en jeu — un banal « fait divers » [en français dans le texte, ndt] —, mais celui de Jésus : « Ils parlaient ainsi dans l’intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l’accuser » (8, 6a). 114


C’est souvent le cas. On aime tellement acculer Jésus — et tous ceux qui le suivent. Que dis-tu, Maître : la loi ou la grâce ? Miséricorde ou sacrifices ? Dieu ou le prochain ? Tradition ou réforme ? Prier ou travailler ? Verticalité ou horizontalité ? Le problème est identique ici. Si Jésus s’en tient à la loi, la lapidation s’ensuit pour la femme et c’en est fait de l’aura de bonté dont le peuple l’a couronné jusqu’ici. S’il opte pour la miséricorde, comment ce choix rime-t-il avec la Loi de Moïse, Loi que Dieu a donnée pour charte à Israël et qui proscrit l’adultère ? Que peut-il faire d’autre que se taire et écrire du doigt sur le sable ? Ce qu’il a écrit, nul ne le sait. Pourtant, dans son silence, il s’exprime : il a éventé leurs intentions et évité le piège. L’oiseau ne s’empêtre pas dans le filet et reste libre de voler. Tels que se présentent les faits, pharisiens et scribes veulent deux fois la mort : celle de la femme et celle de Jésus. Mais Jésus échappe à ce choix entre mort et mort. Eux insistent ? Jésus renverse la situation, les mettant eux-mêmes dans l’embarras, dans une position encore plus inconfortable. Il démasque leur hypocrisie : ils imposent à d’autres la Loi, mais ils ne l’observent pas eux-mêmes : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » (8, 7b). C’est que, selon la Loi de Moïse, le plaignant doit être prêt à exécuter la sentence de ses propres mains. Ils s’en vont tous, à commencer par les plus âgés. Jésus reste seul avec la femme. Il peut à nouveau être pleinement lui-même. Il dira en peu de mots ce qu’il pense : « Va, et désormais ne pèche plus » (8, 11b). Il dit la parole qui sauve, qui donne vie, qui rompt l’ambiance de mort d’une querelle stérile. Seigneur Jésus, ce temps entre ton départ et ton retour est le temps de la Miséricorde, celui où il nous est donné à tous de vivre. 115


Tu diffères le jugement en ne jugeant pas. Préserve-nous de prendre position avant le temps, de juger dans la précarité. Fais plutôt que nous écrivions du doigt dans le sable, que nous prenions le temps de faire miséricorde à ceux qui, le cœur repentant, veulent retourner à toi. Accorde-nous la douceur de cœur.

La lumière du monde Il n’y a pas de nuit plus claire qu’à Jérusalem durant la fête des Tentes. Sur les murs du temple brûlent des flambeaux qui balisent et orientent les habitants de la ville. On chante et on danse. Cette danse, accompagnée de flûtes et de cymbales, est appelée « danse des flambeaux ». Jésus se trouve près du Trésor du temple et s’écrie : « Je suis la lumière du monde. Celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres : il aura la lumière qui conduit à la vie » (8, 12). C’est cela que les pèlerins doivent comprendre : que Jésus est le véritable flambeau. Il est aussi — il l’a dit précédemment — le temple véritable. Là où il vient, là seulement a lieu la véritable fête des Tentes. Toute la ville doit désormais se diriger vers lui et trouver ainsi son orientation la plus profonde. Notons qu’à nouveau Jésus utilise l’expression « Je suis », expression qui, nous l’avons dit, signifie bien davantage chez Jean que dans le langage courant (cf. Gn 17, 1 ; Ex 3, 14). Elle équivaut à dire « Je viens de Dieu », voire « Je suis Dieu même ». On la retrouve trois fois dans ce même chapitre (8, 24.28.58). C’est ainsi que répondit Dieu à Moïse qui lui demandait son nom : « Je suis qui je serai » (Ex 3, 14). En disant « Je suis la lumière du monde », Jésus dit en même 116


temps qu’il est la colonne de feu qui accompagnait Israël à travers le désert, signe de la présence de Dieu parmi son peuple. Les Juifs ne s’y sont d’ailleurs pas mépris : ils ne vont pas tarder à ramasser des pierres pour lapider Jésus, parce que son langage est blasphématoire (cf. 8, 59). Jean se contente de noter : « Personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue » (8, 20b). Qu’ils ne le fassent pas encore dépend uniquement de Jésus : il reste maître de sa vie. Lui seul — avec le Père — décide de l’heure, et non pas eux. Seigneur Jésus, tu es la lumière du monde. Dès le début de son évangile, dans le prologue, Jean t’a déjà donné ce nom. Mais ils ne t’ont pas reconnu comme leur lumière, non, ils ont voulu ramasser des pierres pour te juger avant l’heure. Ce ne fut pas possible : toi seul détermines l’heure. Ce n’est pas plus possible aujourd’hui, car ta lumière est plus forte que toute obscurité. Cela aussi, Jean l’a dit dès le début : « La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres n’ont pas pu l’éteindre. » La vraie lumière vient dans le monde ; le monde ne l’a pas éteinte, âprement combattue seulement. Par ta venue s’est opérée la séparation entre lumière et ténèbres, entre les enfants de la lumière et ceux des ténèbres. Et ce qui était blasphème pour les Juifs 117


— « Je suis la lumière » — est pour ceux qui croient en toi, aurore et plein midi, guérison pour les yeux aveugles. Sois donc pour nous notre temple et notre fête des Tentes, la lumière qui éclaire tout être humain.

« Toi, qui es-tu ? » À nouveau va jaillir la question : « Toi, qui es-tu ? » Jésus répond : « Ce que je ne cesse de vous dire depuis le commencement » (8, 25). Jésus semble s’adresser à des sourds. Les Juifs ne veulent pas entendre. Il ne leur plaît pas du tout que la parole divine « Je suis » soit prononcée par un homme comme eux. Ils ne voient que les apparences. C’est la « connaissance d’en bas ». Or, Jésus ne peut être connu que par celui qui a la notion « d’en haut ». « Vous êtes d’en bas ; moi je suis d’en haut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde » (8, 23). Seul celui qui va jusqu’auprès du Père peut connaître Jésus. Parce que c’est là qu’il s’en va. « Je m’en vais : vous me chercherez mais vous mourrez dans votre péché. Là où je vais, vous ne pouvez aller » (8, 21). Cela, ils ne le comprennent pas davantage, puisqu’ils l’entendent avec des « oreilles terrestres », et ils se demandent : « Aurait-il l’intention de se tuer puisqu’il dit : “Là où je vais, vous ne pouvez pas aller ?” » (8, 22). Tout ce que Jésus a annoncé au monde vient de Dieu : « … celui qui m’a envoyé est véridique et ce que j’ai entendu auprès de lui, c’est cela que je déclare au monde » (8, 26b). Les Juifs ne comprennent même pas qu’il leur parle du Père. À nous encore, il nous arrive de ne pas saisir toute la profondeur du langage de Jésus ; nous nous en tenons trop volontiers aux anecdotes. Pourtant, toutes ses paroles, 118


il les puise dans le cœur même du Père. C’est à peine si nous nous en rendons compte. Pour comprendre le langage de Jésus, il faudra la croix. Les yeux et les oreilles ne s’ouvriront que grâce à elle : « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que “Je Suis” et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné » (8, 28). Élever notre « regard terrestre », nous ne le pouvons que si le Fils de Dieu est d’abord lui-même élevé. Paradoxe inouï ! Nous tenons à humilier Jésus, mais pour cela il nous faut d’abord l’élever sur une croix. Ainsi avons-nous, par notre mauvaise volonté — sans le savoir —, ouvert la voie à la bonne volonté de Dieu sur nous. Nous pensons le mettre à mort, mais, sans nous en apercevoir, nous descellons la source de vie pour chacun d’entre nous. Ironie divine ! Seigneur Jésus, nous t’avons humilié et cloué à la croix. C’était notre façon de t’élever. Nous t’avons expulsé de la ville de Jérusalem et exclu de notre cœur : nous t’avons renvoyé pour être débarrassés de toi. Pourtant, quand nous t’avons vu seul, élevé sur la croix, nous avons entendu cette parole : « Je suis Celui qui suis. » Du haut de ta croix, tu as vu tant de choses, tu as vu si loin que tu nous as tous attirés et amenés à toi. Elle est irrésistible, la force qui émane de ta Croix. Au cœur de la douleur et de la solitude 119


que nous t’avons infligées, tu n’étais pas seul : le Père était auprès de toi. « Le Père, as-tu dit, ne me laisse jamais seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. » Nous non plus, ne nous laisse pas seuls à l’heure de notre mort, l’heure de notre élévation.

Fils d’Abraham ou fils du démon ? « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres » (8, 31-32). C’en est trop pour les Juifs et aussitôt la polémique reprend de plus belle. Comment Jésus peut-il dire : « … fera de vous des hommes libres » ? « Serions-nous donc des esclaves ? disent-ils. Nous sommes fils d’Abraham ! » Ils en appellent à leur passé, un passé qui remonte plus loin encore que l’époque de Moïse ; ils renvoient à leur origine première, les « reins d’Abraham » dont ils sont issus. Leur arbre généalogique s’enracine loin dans le passé et, durant tous ces siècles, jamais ils n’ont été esclaves. « Nous sommes la descendance d’Abraham et jamais personne ne nous a réduits en esclavage ! » (8, 33). D’accord, en Égypte, ils avaient été esclaves, mais Dieu les avait délivrés. Comment Jésus peut-il donc affirmer maintenant qu’ils doivent encore être libérés ? Celui qui est libre en vérité n’a nul besoin de se réclamer de la descendance d’un homme libre. Car le lien du sang ne garantit en aucune manière la pureté de cœur ou d’intention. La liberté n’est pas héréditaire. Les chemins de la morale ne sont pas nécessairement ceux de la chair. 120


Il en va ainsi chez vous, dit Jésus aux Juifs. « Vous êtes la descendance d’Abraham, je le sais » (8, 37a), et lui, en effet, il était libre, croyant et obéissant. Mais eux, ils ne le sont pas, car « si vous êtes enfants d’Abraham, faites donc les œuvres d’Abraham. Or, vous cherchez maintenant à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue auprès de Dieu : cela Abraham ne l’a pas fait » (8, 39-40). Non, c’est le Malin qu’ils ont pour ancêtre ; ils sont des bâtards d’une origine étrangère (cf. 8, 41). Et bien sûr, ils n’ont pas non plus Dieu pour Père : « Si Dieu était votre Père », leur dit Jésus, « vous m’auriez aimé, car c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne suis pas venu de mon propre chef, c’est Lui qui m’a envoyé. […] Votre père, c’est le diable, et vous avez la volonté de réaliser les désirs de votre père. Dès le commencement, il s’est attaché à faire mourir l’homme […] » (8, 42.44a). La discussion tourne à l’échange d’invectives : « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et un possédé ? » (8, 48). Ils se contentent de retourner le grief de Jésus : « C’est plutôt toi qui es un enfant du diable ! » C’est l’issue normale quand on ne dispose plus d’arguments raisonnables : on se met à s’invectiver et on renvoie la balle dans le camp adverse. « Nous ? Sûrement pas ! Toi, oui ! » Ce que Jésus dit à leur sujet, ils ne l’entendent pas. Ils restent accrochés à leur généalogie. Eux, ils sont de souche ; Jésus, on se demande d’où il vient. Mais Jésus va plus loin : la sève de vie circule dans son arbre généalogique. Il en finit une fois pour toutes avec la mort, élément oublié mais crucial de tout arbre généalogique : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort » (8, 51). Pour les interlocuteurs de Jésus, c’est désormais limpide : « Nous savons maintenant que tu es un possédé ! Abraham est mort, et les prophètes aussi, et toi, tu viens dire : “Si quelqu’un garde ma parole, il ne fera jamais l’expérience de la mort.” Serais-tu plus grand que notre père Abraham qui est mort ? » (8, 52-53a). Cette réaction, Jésus l’avait prévue. Il lui est possible maintenant de 121


révéler sa réelle origine : « Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon Jour : il l’a vu et il a été transporté de joie » (8, 56). « Avant qu’Abraham fût, Je Suis » (8, 57). Jamais, auparavant, Jésus n’avait parlé aussi clairement aux Juifs de son identité et de son origine. En toute franchise, Jésus se déclare au-dessus d’Abraham, et il ajoute : « Je Suis. » Ce qui revient à dire : « Je suis Dieu. » Car qui a un jour prononcé ces paroles à Moïse : « Je Suis » (cf. Ex 3, 14) ? Mais l’auto-révélation de Jésus finit sur une note amère : « Alors, ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui… » (8, 59). Abraham, lui, n’a pas cessé de se réjouir… Seigneur Jésus, nous aussi, nous appartenons à ton peuple : nous sommes baptisés et assis à ta table. Mais nous ne faisons pas toujours honneur à notre baptême, nous ne vivons pas toujours dans l’esprit de ta Cène. Il ne sert à rien que nous soyons à nouveau nés de Dieu par l’eau et par l’Esprit et que nous mangions de ton pain si nous ne vivons pas en enfants du Père et en dignes hôtes de ta sainte table. Grave en notre cœur la leçon du désert. Tous ont été baptisés sous la nuée, tous ils ont bu de l’eau du rocher. Mais presque aucun d’entre eux n’entra en Terre promise. C’est là un avertissement à notre intention : ce qui leur est arrivé nous guette.


Guérison d’un aveugle-né 9 1 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. 2 Ses disciples lui posèrent cette question: «Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents?» 3 Jésus répondit: «Ni lui ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui! 4 Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé: la nuit vient où personne ne peut travailler; 5 aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.» 6 Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle; 7 et il lui dit: «Va te laver à la piscine de Siloé» — ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait. 8 Les gens du voisinage et ceux qui auparavant avaient l’habitude de le voir — car c’était un mendiant — disaient:«N’est-ce pas celui qui était assis à mendier?» 9 Les uns disaient: «C’est bien lui!» D’autres disaient:«Mais non, c’est quelqu’un qui lui ressemble.» Mais l’aveugle affirmait: «C’est bien moi.» 10 Ils lui dirent donc: «Et alors, tes 123

yeux, comment se sont-ils ouverts?» 11 Il répondit:«L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, m’en a frotté les yeux et m’a dit: “Va à Siloé et lave-toi.” Alors moi, j’y suis allé, je me suis lavé et j’ai retrouvé la vue.» 12 Ils lui dirent: «Où est-il, celuilà?» Il répondit: «Je n’en sais rien.» 13 On conduisit chez les pharisiens celui qui avait été aveugle. 14 Or c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. 15 À leur tour, les pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit:«Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois.» 16 Parmi les pharisiens, les uns disaient: «Cet individu n’observe pas le sabbat, il n’est donc pas de Dieu.» Mais d’autres disaient: «Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d’opérer de tels signes?» Et c’était la division entre eux. 17 Alors, ils s’adressèrent à nouveau à l’aveugle: «Et toi, que dis-tu de celui qui t’a ouvert les yeux?» Il répondit: «C’est un prophète.» 18 Mais tant qu’ils n’eurent pas convoqué ses parents, les Juifs refusèrent de croire qu’il avait été aveugle et qu’il avait recouvré la vue. 19 Ils posèrent cette question aux


parents: «Cet homme est-il bien votre fils dont vous prétendez qu’il est né aveugle? Alors comment voit-il maintenant?» 20 Les parents leur répondirent: «Nous sommes certains que c’est bien notre fils et qu’il est né aveugle. 21 Comment maintenant il voit, nous l’ignorons. Qui lui a ouvert les yeux? Nous l’ignorons. Interrogez-le, il est assez grand, qu’il s’explique lui-même à son sujet!» 22 Ses parents parlèrent ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs. Ceux-ci étaient déjà convenus d’exclure de la synagogue quiconque confesserait que Jésus est le Christ. 23 Voilà pourquoi les parents dirent: «Il est assez grand, interrogez-le.» 24 Une seconde fois, les pharisiens appelèrent l’homme qui avait été aveugle et ils lui dirent: «Rends gloire à Dieu! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur.» 25 Il leur répondit:«Je ne sais si c’est un pécheur; je ne sais qu’une chose: j’étais aveugle et maintenant je vois.» 26 Ils lui dirent: «Que t’a-t-il fait? Comment t’a-t-il ouvert les yeux?» 27 Il leur répondit: «Je vous l’ai déjà raconté, mais vous n’avez pas écouté! Pourquoi voulez-vous 124

l’entendre encore une fois? N’auriez-vous pas le désir de devenir ses disciples vous aussi?» 28 Les pharisiens se mirent alors à l’injurier et ils disaient: «C’est toi qui es son disciple! Nous, nous sommes disciples de Moïse. 29 Nous savons que Dieu a parlé à Moïse tandis que celui-là, nous ne savons pas d’où il est!» 30 L’homme leur répondit: «C’est bien là, en effet, l’étonnant: que vous ne sachiez pas d’où il est, alors qu’il m’a ouvert les yeux! 31 Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs; mais si un homme est pieux et fait sa volonté, Dieu l’exauce. 32 Jamais on n’a entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle de naissance. 33 Si cet homme n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire.» 34 Ils ripostèrent: «Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon!»; et ils le jetèrent dehors. 35 Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé. Il vint alors le trouver et lui dit: «Crois-tu, toi, au Fils de l’homme?» 36 Et lui de répondre: «Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui?» 37 Jésus lui dit: «Eh bien! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle.» 38 L’homme dit: «Je crois, Seigneur» et il se prosterna devant lui.


Et Jésus dit alors: «C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles.» 40 Les pharisiens qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent:«Est-ce que, par hasard, nous serions des aveugles, nous aussi?» 41 Jésus leur répondit:«Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites “nous voyons”: votre péché demeure.»

39

Le bon Pasteur 10 1 «En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis mais qui escalade par un autre côté, celui-là est un voleur et un brigand. 2 Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis. 3 Celui qui garde la porte lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix; les brebis qui lui appartiennent, il les appelle, chacune par son nom, et il les emmène dehors. 4 Lorsqu’il les a toutes fait sortir, il marche à leur tête et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix. 5 Jamais elles ne suivront un étranger; bien plus, elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers.» 125

Jésus leur dit cette parabole, mais ils ne comprirent pas la portée de ce qu’il disait. 7 Jésus reprit:«En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. 8 Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands, mais les brebis ne les ont pas écoutés. 9 Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir. 10 Le voleur ne se présente que pour voler, pour tuer et pour perdre; moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. 11 Je suis le bon berger: le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis. 12 Le mercenaire, qui n’est pas vraiment un berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis et prend la fuite; et le loup s’en empare et les disperse. 13 C’est qu’il est mercenaire et que peu lui importent les brebis. 14 Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, 15 comme mon Père me connaît et que je connais mon Père; et je me dessaisis de ma vie pour les brebis. 16 J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il 6


faut que je les mène; elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau et un seul berger. 17 Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. 18 Personne ne me l’enlève mais je m’en dessaisis de moi-même; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre: tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père.» 19 Ces paroles provoquèrent à nouveau la division parmi les Juifs. 20 Beaucoup d’entre eux disaient:«Il est possédé, il déraisonne, pourquoi l’écoutez-vous?» 21 Mais d’autres disaient: «Ce ne sont pas là propos de possédé; un démon pourrait-il ouvrir les yeux d’un aveugle?»

Jésus se déclare Fils de Dieu On célébrait alors à Jérusalem la fête de la Dédicace. C’était l’hiver. 23 Au Temple, Jésus allait et venait sous le portique de Salomon. 24 Les Juifs firent cercle autour de lui et lui dirent: «Jusqu’à quand vas-tu nous tenir en suspens? Si tu es le Christ, dis-le-nous ouvertement!» 25 Jésus leur répondit: «Je vous l’ai dit et vous ne croyez pas. Les œuvres que je fais au nom de mon Père me rendent témoignage, 26 mais vous ne me croyez pas, par22

126

ce que vous n’êtes pas de mes brebis. 27 Mes brebis écoutent ma voix et je les connais et elles viennent à ma suite. 28 Et moi, je leur donne la vie éternelle; elles ne périront jamais et personne ne pourra les arracher de ma main. 29 Mon Père qui me les a données est plus grand que tout, et nul n’a le pouvoir d’arracher quelque chose de la main du Père. 30 Moi et le Père nous sommes un.» 31 Les Juifs, à nouveau, ramassèrent des pierres pour le lapider. 32 Mais Jésus reprit: «Je vous ai fait voir tant d’œuvres belles qui venaient du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me lapider?» 33 Les Juifs lui répondirent: «Ce n’est pas pour une belle œuvre que nous voulons te lapider, mais pour un blasphème, parce que toi qui es un homme tu te fais Dieu.» 34 Jésus leur répondit: «N’a-t-il pas été écrit dans votre Loi: J’ai dit: vous êtes des dieux? 35 Il arrive donc à la Loi d’appeler dieux ceux auxquels la parole de Dieu fut adressée. Or nul ne peut abolir l’Écriture. 36 À celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde, vous dites: “Tu blasphèmes”, parce que j’ai affirmé que je suis le Fils


de Dieu.» Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas! 38 Mais si je les fais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en ces œuvres, afin que vous connaissiez et que vous sachiez bien que le Père est en moi comme je suis dans le Père.» 39 Alors, une fois de plus, ils cherchèrent à l’arrêter, mais il échappa de leurs mains. 37

Jésus se retire au-delà du Jourdain Jésus s’en retourna au-delà du Jourdain, à l’endroit où Jean avait commencé à baptiser, et il y demeura. 41 Beaucoup vinrent à lui et ils disaient: «Jean, certes, n’a opéré aucun signe, mais tout ce qu’il a dit de cet homme était vrai.» 42 Et là, ils furent nombreux à croire en lui. 40

127


L’aveugle de naissance Tout en racontant la vie de Jésus, Jean pense également à celle de l’Église primitive. En relatant les faits et gestes de Jésus, il pense aux sacrements, et principalement au baptême. Ces images font déjà référence à ce qui se passe — de façon invisible — lors du baptême. La fontaine baptismale verse de l’eau vive, nous l’avons lu dans le récit de la Samaritaine près du puits : « Si tu connaissais le don de Dieu et celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive » (4, 10). Le baptême donne aussi la lumière : celle de la foi. C’est ce qu’on peut lire entre les lignes dans le présent récit de la guérison de l’aveugle-né (ch. 9). Enfin, le baptême donne la vie par-delà la mort, il nous assure l’immortalité. C’est le récit de Lazare qui le montrera (ch. 11). Ces trois récits — de la Samaritaine, de l’aveugle-né et de Lazare —, l’Église primitive les proclamait aux catéchumènes durant la période de quarante jours précédant leur baptême. De nos jours encore, durant le carême, ils constituent les lectures évangéliques de trois dimanches de l’année A ; on peut d’ailleurs les prendre chaque année, surtout s’il y a des catéchumènes dans la communauté. La progression littéraire est magistrale dans le récit du chapitre neuvième. À mesure que la lumière croît pour l’aveugle, l’obscurité grandit chez les pharisiens. Et à mesure que l’aveugle découvre la lumière, les ombres s’allongent sur Jésus. Au départ, l’aveugle n’a guère de chances : il est aveugle depuis sa naissance. Même les disciples de Jésus n’ont guère de sympathie 128


pour lui. Ouvertement, ils le soupçonnent d’avoir « mérité » ce handicap à cause de ses péchés. À leurs yeux, cette cécité ne serait pas un malheur, mais bien la conséquence de ses fautes. Les ténèbres, pensent-ils, se trouvent autant dans son âme que dans ses yeux. Seul Jésus est bien disposé à son égard et semble même heureux de cette rencontre. Sa cécité permettra que soient manifestées au plein jour les œuvres de Dieu (cf. 9, 3b). Comme à la fête des Tentes, Jésus aura l’occasion de montrer à tous qu’il est la lumière du monde. Et le temps presse : « Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ; aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (9, 4-5). Jésus fait un geste très simple : avec de la salive, il mouille un peu de terre et l’applique sur les yeux aveugles. Ce geste fait référence au sixième jour de la création, quand Dieu a modelé son chef-d’œuvre — l’homme — avec de la poussière du sol. À nouveau, Jésus fait ici œuvre créatrice : de l’aveugle, il fait littéralement un homme nouveau. « C’est nous l’argile, disait Isaïe, c’est toi, Seigneur, qui nous façonnes, tous nous sommes l’ouvrage de ta main » (cf. Is 64, 7). Jésus recrée l’aveugle, il en fait un « voyant ». Non seulement il le rend capable de percevoir le monde et les gens qui l’entourent, mais il le recrée aussi intérieurement, capable de voir avec les yeux de la foi. Pour commencer, l’aveugle a foi en la parole de Jésus lui prescrivant d’aller à Siloé. La véritable foi en la personne de Jésus viendra un peu plus tard. Jésus, l’envoyé du Père, envoie l’aveugle à Siloé, dont le nom signifie précisément « envoyé ». L’aveugle fait ce qui lui est prescrit, se lave et voit. Le récit de l’aveugle-né n’est pourtant qu’à mi-course. Il voit et il croit Jésus sur parole, mais la vision en profondeur de la foi en Jésus, l’aveugle doit encore la recevoir. Jean pense assurément aux baptisés : eux aussi, ils se lavent dans l’eau du baptême et voient avec les yeux de la foi. 129


Seigneur Jésus, l’aveugle de naissance, c’est nous. Nous venons au monde privés de la lumière de la foi. Oui, nous arrivons aveugles sur terre. Mais, comme ton Père au sixième jour de la création a créé l’homme avec de l’eau et de la terre, ainsi toi, par l’eau du baptême, tu fais de nous des hommes nouveaux, des hommes qui voient à la lumière de la foi. Nous te remercions parce que tu nous donnes de voir par la foi ce qu’il nous est impossible de voir de nos yeux. Nous voyons en effet ce que rois et prophètes ont tellement désiré voir, mais n’ont jamais pu contempler. Sans aucun mérite de notre part, tu as eu pitié de notre regard.

De la vision à la foi Le récit de l’aveugle-né est donc loin d’être terminé. Il voit, mais voit-il bien tout, voit-il le plus important ? Les gens et les objets qui l’entourent, tout cela, il le voit. Mais il y a bien plus à voir. Il a reçu la vue sans que rien ne lui soit demandé. La confiance en Jésus et la bonne volonté de se rendre à la piscine de Siloé ont suffi. La vraie « vision en profondeur », il ne l’a pas encore. Pour voir davantage, il va lui être demandé davantage : pour voir Jésus tel qu’il est réellement, il devra croire. Et sur le chemin qui mène à la foi, il y a plus d’un obstacle à franchir. 130


Un premier obstacle concerne la personne de l’aveugle : est-il bien l’aveugle qu’on connaissait, mendiant par le passé ? Ou bien lui ressemble-t-il seulement ? Son identité est mise en question. Mais il réplique avec vigueur : « C’est bien moi » (9, 9c). « Que t’est-il donc arrivé ? » insiste-t-on. Réponse immédiate : « L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, m’en a frotté les yeux et m’a dit : “Va à Siloé et lavetoi.” Alors moi, j’y suis allé, je me suis lavé et j’ai retrouvé la vue » (9, 11). « Mais qui est ce Jésus ? » demandent ses interlocuteurs. « Je n’en sais rien », répond l’aveugle. En effet, il ne le sait pas. Du moins pas encore. Cette réponse suscite une plus grande curiosité encore chez ceux qui l’interrogent. Une opposition commence à sourdre. En effet, quelqu’un qui guérit un jour de sabbat ne peut pas venir de la part de Dieu ! D’autres ont une approche différente : « Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d’opérer de tels signes ? » (9, 16). « Quel homme peut bien être ce guérisseur ? » se demandent les pharisiens, chez qui a été conduit entre-temps l’homme guéri. Celui-ci leur dit : « C’est un prophète » (9, 17b). Cette déclaration est le deuxième pas de l’homme vers la foi : il qualifie déjà Jésus de prophète. Il n’est donc pas seulement faiseur de prodiges, il est prophète. Le miracle qu’il a opéré a un rapport avec Dieu. Il ne s’agit pourtant pas encore de la pleine foi au Fils de Dieu. Alors les pharisiens changent leur fusil d’épaule. S’il est difficile de douter encore de l’identité de l’homme guéri, il est possible que sa cécité puisse être mise en doute. A-t-il réellement été aveugle et, si oui, l’était-il de naissance ? Cela, ses parents doivent le savoir : « Bien sûr, disent-ils, il est né aveugle. » Ils ont peur, parce qu’ils savent que quiconque reconnaît Jésus comme le Messie est exclu de la synagogue. « Interrogez-le, disent-ils, il est assez grand, qu’il s’explique lui-même à son sujet ! » (9, 21b). L’aveugle guéri se trouve de plus en plus seul. Quasi plus personne ne le soutient : certainement pas les pharisiens, et désormais ses pa131


rents non plus apparemment. Qui reste-t-il donc pour prendre son parti ? Les pharisiens préfèrent le pousser dans ses derniers retranchements. Son heureuse guérison due à Jésus ne peut être que péché, puisqu’il est défendu de guérir le jour du sabbat. Cette affirmation dépasse l’entendement du pauvre homme : « Je ne sais si c’est un pécheur ; je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle et maintenant je vois » (9, 25). Mais ils insistent : « Comment t’a-t-il ouvert les yeux ? » (9, 26). La seule issue qui reste à l’homme, c’est d’attaquer à son tour : « N’auriez-vous pas le désir de devenir ses disciples vous aussi ? » (9, 27b). Alors les pharisiens l’injurient et achèvent la ligne de séparation : « C’est toi qui es son disciple ! Nous, nous sommes disciples de Moïse » (9, 28). Vers qui notre homme peut-il encore se tourner ? Uniquement vers Jésus. Mais voilà que celui-ci vient à sa rencontre : il est à la recherche de l’aveugle. Comme un berger à la recherche d’une brebis égarée. Et, quand il le trouve, il lui dit : « “Croistu au Fils de l’homme ?” Et lui de répondre : “Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?” Jésus lui dit : “Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle” » (9, 35b-37). Et il croit. C’est seulement maintenant que l’aveugle est totalement guéri et voit toutes choses selon les vraies perspectives, celles de la foi… Dans le même temps, les rôles sont inversés : l’aveugle voit, les pharisiens sont aveugles. Jésus le dit sans détours : « … ceux qui ne voyaient pas voient, et […] ceux qui voyaient deviennent aveugles » (9, 39b). Et ils ne sont pas aveugles à la manière de l’aveugle de naissance — qui n’avait pas de faute. Eux ne veulent pas voir, ce qui est le plus grand aveuglement. Seigneur Jésus, ouvre nos yeux sur toi, vraie lumière qui vient en ce monde. 132


Guéris-nous de notre cécité et ne permets pas que nous perdions courage quand on met sans cesse, ainsi qu’à l’aveugle-né, de nouvelles pierres d’achoppement sur notre chemin vers toi. Si nous préférons la loi à l’amour pour les autres, viens à notre recherche comme tu le fis pour lui. Et quand tu nous poses la question : « Crois-tu au Fils de l’homme ? », accorde-nous de répondre comme lui : « Je crois, Seigneur. » Alors seulement, nous aussi, nous verrons de nos yeux.

Le berger et ses brebis L’aveugle de naissance est exclu : il n’y a plus de place pour lui dans la synagogue, sa bergerie de droit. Où lui faut-il aller maintenant ? Jésus l’accueille dans sa nouvelle communauté, dans la bergerie du Messie. Jésus entame un discours « voilé » qui n’a plus aucun rapport apparemment avec l’aveugle. Il parle de la porte d’une bergerie et d’un berger qui l’ouvre et qui la ferme. Celui qui n’entre pas la porte n’est pas le berger, mais « un voleur et un brigand » (10, 1). Le lieu de repos des brebis, la vraie demeure de celui qui croit en Dieu, ce n’est pas la synagogue ou le temple. Là, en effet, ce sont les autorités et les pharisiens qui font la loi, ceux-là même qui qualifient Jésus de pécheur. Il est pourtant le vrai portier et berger et c’est seulement par lui qu’on peut entrer dans l’enclos des brebis. Il est à la fois le berger et la porte. Et que fait le vrai berger ? Il appelle chaque brebis par son nom, parce qu’il les connaît toutes. Il marche à leur tête et elles le suivent 133


spontanément, parce que sa voix leur est familière (cf. 10, 4). Par contre, un autre berger, « elles le fuiront parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (10, 5b). Dans le contexte de la guérison de l’aveugle, tout cela paraît étrange et, dans un premier temps, les auditeurs ne le comprennent pas. Jésus utilise un langage voilé. Que signifie cette porte ? Que signifient ces gardiens, ces bergers, ces voleurs et ces bandits ? Alors, il lève un peu le voile, affirmant nettement : « Je suis la porte [des brebis] » (10, 9). Par conséquent, il l’est également pour l’aveugle, qui n’est, aux yeux des pharisiens, qu’une brebis perdue. Peut-être Jésus prononce-t-il ces paroles près de la porte de la ville, par laquelle chacun doit passer en cette fête des Tentes ? Ce qui est clair, en tout cas, c’est qu’on doit passer par lui si l’on tient à entrer dans la vraie bergerie, celle de sa communauté. Celui qui ne suit pas Jésus n’est pas un berger légitime du vrai Peuple de Dieu. Le psaume 118 disait déjà : « Ouvrez-moi les portes de la justice, j’entrerai pour célébrer le Seigneur. — C’est la porte du Seigneur ; que les justes entrent » (Ps 118, 19-20). Avec force, Jean souligne que Jésus, par son incarnation, est la seule porte d’accès au Père. Tous les autres sont de faux prophètes qui chassent les brebis de la source de vie : « Ils volent, tuent et laissent les brebis se perdre » (cf. 10, 10). Seul Jésus est la vraie porte : c’est par lui que nous devons entrer. Mais il est bien davantage que la porte : il est le berger même. Toute l’ancienne alliance avait aspiré à un tel berger qui lui avait été promis : « Je susciterai à la tête de mon troupeau un berger unique ; lui le fera paître : ce sera mon serviteur David. Lui le fera paître, lui sera leur berger » (Ez 34, 23). Il possédera, en abondance, toutes les caractéristiques et toutes les qualités pastorales dont Israël a rêvé pendant des siècles. Il conduit les brebis dans de verts pâturages, assure leur défense et leur protection, les nourrit et les soigne. Mais il fait 134


plus, il « se dessaisit de sa vie pour ses brebis » (10, 11). Les prophètes ont-ils osé en rêver ? Non ! Les brebis sont là pour le berger, non l’inverse ! Seigneur Jésus, tu es la porte, notre seul accès au Royaume de ton Père, véritable bercail. Tant de portiers nous invitent à entrer chez eux, tant de devins, tant de prophètes nous font signe. Ils viennent de près ou de loin avec leur sagesse, leurs recettes et leurs techniques : « Chez nous, tout est bien meilleur. » Mais toi seul, tu es le vrai Berger. Attire-nous à ta suite, rends-nous ta voix familière. Alors nous te suivrons là où tu nous conduis, sur de verts pâturages, près de sources jaillissantes. Toi seul es pleinement crédible, parce que toi, le berger, tu donnes ta vie pour nous. Et c’est par la porte de ta mort, par elle seule, que passe le chemin vers le paradis nouveau, vers le nouveau jardin d’Éden.

Foi et incrédulité Le temps a passé, l’hiver est venu, et avec lui, une nouvelle fête, celle de la dédicace du temple. Au figuré également, l’hiver arrive pour Jésus et ses disciples : il fait froid autour d’eux. Les jours sont plus courts et il fait sombre très tôt. À cette époque de pénombre, les Juifs 135


veulent de la clarté : « Jusqu’à quand vas-tu nous tenir en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement ! » (10, 24). Voilà apparemment une question positive, posée avec un intérêt précis ! En réalité, elle est insistante et provocatrice, dure même. Jésus répondra en deux fois. En premier lieu, il dit qu’il est le Messie. Il l’a déjà dit, mais ils ne le croient pas. Pourtant, que de signes n’a-t-il pas opérés en public ? Il a changé l’eau en vin (cf. 2, 1-12), guéri le paralytique près de la Porte des Brebis (cf. 5, 1-9), multiplié les pains (cf. 6, 114). Il doit être le Messie. Mais eux, ils n’appartiennent pas à sa bergerie, au petit reste d’Israël ouvert à la foi. Ils n’écoutent pas sa voix et ne sont donc pas le vrai troupeau. Ses brebis à lui ne se perdront jamais, parce qu’elles sont dans la main de son Père et que rien de ce que le Père lui a confié ne se perdra jamais. « Moi et le Père nous sommes un », déclare-t-il (10, 30). Cette affirmation a une portée bien plus grande que ce qu’il vient de dire, à savoir qu’il est le Messie. Il prétend être Dieu. Pareille déclaration entraîne chez tous les Juifs une réaction similaire : ils ramassent des pierres pour le tuer. Ils n’ont que trop bien compris ce qu’il disait : « Ce n’est pas pour une belle œuvre que nous voulons te lapider, mais pour un blasphème, parce que toi qui es un homme tu te fais Dieu » (10, 33). Jésus n’a pas besoin de le dire ; ils le disent eux-mêmes. Il est difficile d’être plus clair. L’entretien tourne court, la situation est bloquée. Jésus parvient cependant à se libérer de l’étau qui se referme sur lui : « … une fois de plus, ils cherchèrent à l’arrêter, mais il échappa de leurs mains » (10, 39). Jésus s’en va de l’autre côté du Jourdain, l’endroit familier où Jean l’a baptisé. C’est là qu’il avait opté pour la voie du Messie souffrant. Là que Jean avait dit de lui : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (1, 29) ; là aussi qu’il avait reçu ses premiers disciples (cf. 1, 35 s.). Il y retourne. Ce n’est pas encore l’heure d’« être mené à l’abattoir », encore que, peu à peu, se profile la perspective de la passion. 136


L’atmosphère s’avère meilleure de l’autre côté du Jourdain, au pays du Baptiste qui entre-temps a fini ses jours dans les cachots d’Hérode. La plupart de ceux qui avaient suivi Jean entrevoient maintenant ce qu’il leur avait prédit : « Jean certes n’a opéré aucun signe, mais tout ce qu’il a dit de cet homme était vrai » (10, 41). Oui, Jésus est, tout à la fois, l’agneau, la porte et le berger. Comme jadis ses premiers disciples l’ont suivi sur la parole de Jean, ils sont plus nombreux encore, ceux qui le suivent maintenant : « Et là, ils furent nombreux à croire en lui » (10, 42). Seigneur Jésus, dis-nous : « Es-tu le Messie ? » Nous te le demandons, non comme les Juifs autrefois, de manière incrédule et provocante. Nous te le demandons avec humilité et désir. Nous avons vu tes œuvres : nous voulons croire en toi. Emmène-nous de l’autre côté du Jourdain, là où Jean baptisait. Fais-nous comprendre qu’il nous dit encore : « Voici l’Agneau de Dieu. » Que nous soient accordés son humilité et le désir de te suivre comme les premiers disciples — Alors nous aussi, nous croirons que tu es le Fils de Dieu, un avec le Père. Oui, nous connaîtrons alors que le Père est en toi et que tu es dans le Père.


Résurrection de Lazare

mais si quelqu’un marche de nuit, il trébuche parce que la lumière n’est pas en lui.» 11 Après avoir prononcé ces paroles, il ajouta: «Notre ami Lazare s’est endormi, mais je vais aller le réveiller.» 12 Les disciples lui dirent donc:«Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé.» 13 En fait, Jésus avait voulu parler de la mort de Lazare, alors qu’ils se figuraient, eux, qu’il parlait de l’assoupissement du sommeil. 14 Jésus leur dit alors ouvertement: «Lazare est mort, 15 et je suis heureux pour vous de n’avoir pas été là, afin que vous croyiez. Mais allons à lui!» 16 Alors Thomas, celui que l’on appelle Didyme, dit aux autres disciples: «Allons, nous aussi, et nous mourrons avec lui.» 17 À son arrivée, Jésus trouva Lazare au tombeau; il y était depuis quatre jours déjà. 18 Comme Béthanie est distante de Jérusalem d’environ quinze stades, 19 beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler au sujet de leur frère. 20 Lorsque Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla au-devant de lui, tandis que Marie était assise dans la maison. 21 Marthe dit à Jésus: «Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. 10

11 1 Il y avait un homme malade; c’était Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. 2 Il s’agit de cette même Marie qui avait oint le Seigneur d’une huile parfumée et lui avait essuyé les pieds avec ses cheveux; c’était son frère Lazare qui était malade. 3 Les sœurs envoyèrent dire à Jésus: «Seigneur, celui que tu aimes est malade.» 4 Dès qu’il l’apprit, Jésus dit:«Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle servira à la gloire de Dieu: c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié.» 5 Or Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare. 6 Cependant, alors qu’il savait Lazare malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. 7 Après quoi seulement, il dit aux disciples: «Retournons en Judée.» 8 Les disciples lui dirent: «Rabbi, tout récemment encore les Juifs cherchaient à te lapider; et tu veux retourner là-bas?» 9 Jésus répondit: «N’y a-t-il pas douze heures de jour? Si quelqu’un marche de jour, il ne trébuche pas parce qu’il voit la lumière de ce monde; 138


Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera.» 23 Jésus lui dit: «Ton frère ressuscitera.» 24 «Je sais, répondit-elle, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour.» 25 Jésus lui dit: «Je suis la Résurrection et la Vie: celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra; 26 et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela?» 27 «Oui, Seigneur, répondit-elle, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, Celui qui vient dans le monde.» 28 Là-dessus, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas: «Le Maître est là et il t’appelle.» 29 À ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui. 30 Jésus, en effet, n’était pas encore entré dans le village; il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré. 31 Les Juifs étaient avec Marie dans la maison et ils cherchaient à la consoler. Ils la virent se lever soudain pour sortir, ils la suivirent: ils se figuraient qu’elle se rendait au tombeau pour s’y lamenter. 32 Lorsque Marie parvint à l’endroit où se trouvait Jésus, dès qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit: «Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.» 33 Lorsqu’il les vit se lamenter, elle et les Juifs qui l’accompagnaient, 22

139

Jésus frémit intérieurement et il se troubla. 34 Il dit: «Où l’avez-vous déposé?» Ils répondirent: «Seigneur, viens voir.» 35 Alors Jésus pleura; 36 et les Juifs disaient: «Voyez comme il l’aimait!» 37 Mais quelques-uns d’entre eux dirent: «Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle n’a pas été capable d’empêcher Lazare de mourir.» 38 Alors, à nouveau, Jésus frémit intérieurement et il s’en fut au tombeau; c’était une grotte dont une pierre recouvrait l’entrée. 39 Jésus dit alors: «Enlevez cette pierre.» Marthe, la sœur du défunt, lui dit: «Seigneur, il doit déjà sentir… Il y a en effet quatre jours…» 40 Mais Jésus lui répondit: «Ne t’aije pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?» 41 On ôta donc la pierre. Alors, Jésus leva les yeux et dit: «Père, je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé. 42 Certes, je savais bien que tu m’exauces toujours, mais j’ai parlé à cause de cette foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé.» 43 Ayant ainsi parlé, il cria d’une voix forte: «Lazare, sors!» 44 Et celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage envelop-


pé d’un linge. Jésus dit aux gens: «Déliez-le et laissez-le aller!»

Les chefs juifs décident la mort de Jésus

fants de Dieu qui sont dispersés. C’est ce jour-là donc qu’ils décidèrent de le faire périr. 54 De son côté, Jésus s’abstint désormais d’aller et de venir ouvertement parmi les Juifs: il se retira dans la région proche du désert, dans une ville nommée Éphraïm, où il séjourna avec ses disciples.

53

Beaucoup de ces Juifs qui étaient venus auprès de Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui. 46 Mais d’autres s’en allèrent trouL’approche de la Pâque ver les pharisiens et leur racontè55 Cependant la Pâque des Juifs rent ce que Jésus avait fait. 47 Les grands prêtres et les phariétait proche. À la veille de cette Pâque, beaucoup de gens monsiens réunirent alors un conseil tèrent de la campagne à Jérusaet dirent: «Que faisons-nous? lem pour se purifier. Cet homme opère beaucoup de 56 Ils cherchaient Jésus et, dans le signes. 48 Si nous le laissons continuer ainTemple où ils se tenaient, ils se disaient entre eux:«Qu’en pensezsi, tous croiront en lui, les Rovous? Jamais il ne viendra à la mains interviendront et ils défête!» truiront et notre saint Lieu et 57 Les grands prêtres et les pharinotre nation.» 49 L’un d’entre eux, Caïphe, qui était siens avaient donné des ordres: quiconque saurait où il était deGrand Prêtre en cette année-là, vait le dénoncer afin qu’on se saidit: «Vous n’y comprenez rien 50 et vous ne percevez même pas sisse de lui. que c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le L’onction de Béthanie peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.» 12 1 Six jours avant la Pâque, Jésus ar51 Ce n’est pas de lui-même qu’il riva à Béthanie où se trouvait Lazare qu’il avait relevé d’entre les prononça ces paroles, mais, morts. comme il était Grand Prêtre en 2 On y offrit un dîner en son honcette année-là, il fit cette prophétie qu’il fallait que Jésus meure neur: Marthe servait tandis que pour la nation Lazare se trouvait parmi les 52 et non seulement pour elle, mais convives. 3 Marie prit alors une livre d’un pour réunir dans l’unité les en45

140


parfum de nard pur de grand prix; elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut remplie de ce parfum. 4 Alors Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui-là même qui allait le livrer, dit: 5 «Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres?» 6 Il parla ainsi, non qu’il eût souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on y déposait. 7 Jésus dit alors:«Laisse-la! Elle observe cet usage en vue de mon ensevelissement. 8 Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours.» 9 Cependant une grande foule de Juifs avaient appris que Jésus était là, et ils arrivèrent non seulement à cause de Jésus lui-même, mais aussi pour voir ce Lazare qu’il avait relevé d’entre les morts. 10 Les grands prêtres dès lors décidèrent de faire mourir aussi Lazare, 11 puisque c’était à cause de lui qu’un grand nombre de Juifs les quittaient et croyaient en Jésus.

141


Le grand signe : Lazare Jean possède un sens aigu de la pédagogie de la foi : il dispose dans le bon ordre les récits des miracles de Jésus. Il commence par un miracle qui fait référence à la création : le miracle de Cana avec l’eau changée en vin. Suivent des signes où l’homme occupe une place centrale : Jésus guérit des malades, rassasie des affamés, rend la vue à des aveugles. Finalement, il y a ce miracle qui concerne la mort, ce dard empoisonné en notre chair. Paul n’écrit-il pas que la mort est notre ultime ennemi : « Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort » (1 Co 15, 26) ? Dans la vie de Jésus, le rappel de Lazare à la vie est un grand prodige : il est en même temps le prélude immédiat de sa propre mort et de sa résurrection. Ici se termine le « Livre des signes » (chap. 1 à 12) et commence le « Livre de la glorification » (chap. 13 à 21). C’est aussi le point de rupture, le moment où tout se brise définitivement entre les Juifs et Jésus : « C’est ce jour-là donc qu’ils décidèrent qu’ils le feraient périr » (cf. 11, 53). Jésus est, littéralement, un « ami lointain », puisqu’il se trouve à ce moment de l’autre côté du Jourdain. C’est là qu’il apprend que son ami Lazare est malade. On l’appelle à la « maison de la tristesse » — ce que signifie précisément « Béthanie ». Là demeurent Lazare, Marthe et Marie, la première communauté messianique, trois personnes qui croient en Jésus et sont ses amis. Le message est fort discret, Marthe lui fait savoir : « Seigneur, celui que tu aimes est malade » (11, 3). Une discrétion toute semblable à celle de sa mère à Cana : « Ils n’ont pas de vin » (2, 3). Celui qui fait vraiment confiance se contente d’exprimer son besoin ; il ne demande rien au départ. Le Maître saura ce qu’il doit faire. 142


Et, comme à Cana, Jésus reste apparemment impassible. Il n’est pressé ni pour sa mère, ni pour ses amis. « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié » (11, 4). Imperturbable, Jésus se cantonne dans le rôle qui est le sien : il ne tient nullement à être un faiseur de miracles, il veut uniquement la gloire de Dieu, comme pour l’aveugle-né. « Les œuvres de Dieu doivent se manifester en lui » (cf. 9, 3). Ce qui va arriver à Lazare renvoie d’abord à Dieu et à son Fils. Ce sont eux les personnages centraux, et non pas Lazare. Aussi n’y a-t-il aucune urgence dans l’« affaire Lazare ». Elle est avant tout l’affaire de Dieu. Jésus peut rester tranquillement deux jours encore là où il se trouve. Il laissera mourir Lazare, ce qui rendra la situation absolument sans espoir. Un peu comme lors de la multiplication des pains, quand Jésus entraîne cinq mille personnes à sa suite dans un endroit où il n’y avait rien à manger, rien à acheter. Les œuvres de Dieu devaient pouvoir se manifester : rien n’est impossible à Dieu. Deux jours après seulement, Jésus dira : « Retournons en Judée » (11, 7). Il ne parle même pas de Lazare ; il parle de la Judée, cette région où, il y a peu, les Juifs voulaient le lapider. Ceci non plus n’a pas d’importance, puisque c’est sa mort qui glorifiera Dieu bien davantage encore. En accomplissant le voyage vers la Judée, il se rend à « sa Pâque ». Le rappel de Lazare à la vie n’est pas le but premier du voyage. Et ce que Pierre lui avait dit un jour : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! » (Mt 16, 22), tous ses disciples le lui disent à présent. Jésus leur répond en substance : « Il est loin d’être midi ; il n’est que midi moins cinq. » Il peut donc se mettre en route. Car le Père a fixé l’heure de sa passion, et il suit ponctuellement le calendrier fixé. « Notre ami Lazare s’est endormi, ajoute Jésus, mais je vais aller le réveiller » (11, 11). Ainsi est exprimé le terme par lequel, à travers les siècles, les chrétiens désigneront la mort : l’endormissement. Pour eux, le cimetière — du grec koimêtèrion — est un lieu de repos. Il est 143


rare que les gens comprennent tout à fait ce que dit Jésus : Nicodème n’a pas bien compris, la Samaritaine non plus, les Juifs pas davantage. Pour suivre Jésus, il faut passer à une vitesse supérieure. Une fois de plus, il y a malentendu : « Seigneur, disent les disciples, s’il s’est endormi, il sera sauvé » (11, 12). Il faudra leur parler leur propre langage : « Lazare est mort » (11, 14). Non pas endormi, mais réellement mort. Cela, ils le comprennent mieux. Jésus ajoute alors quelque chose qu’à nouveau ils ne peuvent pas saisir : « … je suis heureux pour vous de n’avoir pas été là, afin que vous croyiez. Mais allons à lui ! » (11, 15). « Allons, nous aussi, dit Thomas, et nous mourrons avec lui » (11, 16). Malgré le surnom que nous lui avons donné, Thomas croit déjà en Jésus, assez toutefois pour braver les pierres qui l’accueilleront. À la rigueur, Jésus aurait pu ne pas aller en personne à Béthanie, comme il l’avait fait pour le fils de l’officier royal. Il aurait pu guérir Lazare à distance. Toutefois pareille guérison — si prodigieuse fût-elle — aurait été, en un sens, « ordinaire », une guérison parmi une longue série. Or il s’agit ici d’autre chose : il s’agit du signe définitif, celui de la victoire sur la mort. Il s’agit en même temps d’un acte prophétique, du signe de sa propre résurrection. Aussi Jésus doit-il aller à Jérusalem, ou du moins tout près de là. Car c’est là que meurent les prophètes, et non en Transjordanie. Seigneur Jésus, viens aussi chez nous, dans notre Béthanie, notre maison de tristesse. Ici également demeurent des gens qui t’aiment et que tu aimes ; Lazare, Marthe et Marie, c’est nous. Nous t’envoyons des messagers 144


portant la nouvelle que « tes amis sont malades ». Viens donc nous voir, même si cela doit prendre deux jours. Peut-être est-il bon pour notre foi que tu ne viennes pas tout de suite… Car, quand tu seras là, Nous croirons encore davantage en toi.

Conversation avec Marthe et Marie Quand Jésus arrive à Béthanie, Lazare est au tombeau depuis quatre jours. Selon la croyance populaire, après la mort, l’esprit demeure encore quatre jours dans le corps. Puisqu’on est au quatrième jour, Lazare est vraiment mort. On annonce aux deux femmes l’arrivée de Jésus. Elles réagissent de façon différente, selon leur personnalité (Lc 10, 38-42). Marthe, dynamique et pleine d’initiative, sort aussitôt de la maison à la rencontre de Jésus. Pour le moment, on n’a d’ailleurs pas besoin d’elle aux fourneaux. Elle dit à Jésus, à la fois triste et pleine de confiance : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort » (11, 21). Elle avait souvent entendu parler des guérisons opérées par Jésus. Donc, s’il était arrivé à temps, il aurait pu guérir son frère ; mais Lazare est mort. Marie, elle, n’a pas accompagné sa sœur : elle est restée à la maison, avec son chagrin, et elle accueille les nombreux Juifs venus présenter leurs condoléances. Marthe croit au pouvoir de guérison de Jésus et à l’efficacité de la prière de supplication. Jésus veut encore approfondir sa foi : désormais, c’est en lui qu’elle doit croire, plus qu’en son pouvoir de guérison. Jésus indique l’avenir, la résurrection : « Ton frère ressuscitera » (11, 23). 145


« Je sais, répondit-elle, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour » (11, 24). Presque une réponse « de catéchisme » — très générale. Elle n’imagine pas un instant que c’est en ce moment même que cette résurrection peut se produire. Jésus lui tend la main. Il se révèle totalement à elle : « Je suis la Résurrection et la Vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (11, 25 s). Ce n’est donc pas pour plus tard, Marthe, c’est pour maintenant. Et immédiatement, de façon nette et directe, Jésus lui pose la question décisive : « Crois-tu cela ? » Il prend assurément un grand risque avec une maîtresse de maison sans doute plus familiarisée avec les livres de cuisine qu’avec la Bible. Mais Marthe a un cœur d’or, plein d’humilité aussi, et elle aime Jésus. « Oui, Seigneur, répondit-elle, je crois que tu es le Christ, je crois que tu es le Fils de Dieu, Celui qui vient dans le monde » (11, 27). Elle prononce là trois des titres de Jésus : « Seigneur », « Christ », « Fils de Dieu », tout le credo de la première communauté chrétienne. Marie, la « contemplative », n’en était pas encore à ce stade. Le tour de Marie vient ensuite : Jésus demande à la voir. « Le Maître est là et il t’appelle » (11, 28). Marie — celle qui est à l’écoute — accompagne aussitôt sa sœur, qui lui a chuchoté le message à l’oreille. Peut-être a-t-elle agi de la sorte pour éveiller la curiosité des Juifs. Ainsi, sans s’en rendre compte, ceux-ci sont entraînés au-dehors, là où Jésus va accomplir le plus grand de ses miracles. Mais cela, les Juifs l’ignorent ; ils n’accompagnent Marie que pour pleurer avec elle près du tombeau. Ils ne peuvent ni ne veulent dépasser ce stade des lamentations, croire en Jésus, ni se rendre à l’endroit où la mort va subir sa défaite… Rien ne doit changer. Ils représentent ainsi tout le peuple, fermé au monde nouveau de Jésus. Mais insensiblement, inlassablement, Jésus les attire et ils sont amenés à lui. C’est souvent le cas dans l’évangile de Jean : on est entraîné bien plus loin qu’on ne l’imagine. 146


Marie accourt vers Jésus et, en sa présence, elle redevient aussitôt elle-même : « … dès qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds » (11, 32). À genoux, elle l’adore. Certes, elle exprime sa plainte, mais en toute confiance. La plainte des Juifs, elle, n’est que tristesse. Seigneur Jésus, donne-nous un cœur semblable à celui de Marthe. Accorde-nous le même empressement à te trouver ; dans tout ce qui nous arrive, donne-nous la certitude que tu peux faire des merveilles, même quand nous ne voyons plus d’issue, même face à la mort. Rends-nous forts et fais que nous voyions que la mort même n’a aucun pouvoir ni sur toi ni sur nous. Car nous avons pu l’entendre de ta bouche : « Je suis la Résurrection et la Vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. » Donne-nous un cœur semblable à celui de Marie : elle s’est dressée immédiatement quand sa sœur lui a dit : « Le Maître est là et il t’appelle », et elle a couru à toi pour t’adorer, toi, la Résurrection et la Vie.

147


Jésus et la mort Jésus se trouve face à une double tristesse : celle de Marie et Marthe, intense mais pleine d’espérance, et celle des Juifs, sans issue. Tant de tristesse l’émeut profondément. Si profondément qu’il en frémit et se trouble (cf. 11, 33). Il demande : « Où l’avez-vous déposé ? » ; « Seigneur, viens voir » (11, 34). Jésus est à la fois courroucé, irrité et triste. « Alors Jésus pleura » (11, 35). Il se trouve face à son adversaire suprême, la mort. Il doit maintenant la combattre et la vaincre ; son visage bouleversé se durcit. La mort est l’ennemie héréditaire, la première complice de Satan, le fruit amer du péché. Cette scène préfigure l’agonie de Jésus dans le jardin, la veille de sa passion. Cette vive émotion de Jésus, les Juifs l’expliquent ainsi : il aimait Lazare. Mais même sur ce point, il n’y a pas unanimité : cela finit en critique : « Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, n’a pas été capable d’empêcher Lazare de mourir » (11, 37). Ce « faiseur de miracles » ne vient même pas au secours de son meilleur ami ! Pourtant, il fera bien plus qu’ouvrir des yeux : il fera sauter les verrous d’un tombeau. « Alors, à nouveau, Jésus frémit intérieurement et il s’en fut au sépulcre » (11, 38). Plus bouleversé parce qu’il va vers l’endroit de la mort qu’en raison de l’incompréhension des Juifs ? Plus Jésus s’approche du sépulcre, plus il ressent le pouvoir de son Adversaire. Désormais, c’est pouvoir contre pouvoir, force contre force. Aussi l’ordre de Jésus résonne-t-il avec vigueur : « Enlevez cette pierre » (11, 39a). L’esprit réaliste de Marthe songe davantage à la sensibilité des assistants, à la bienséance qu’au combat singulier de Jésus avec la mort : « Seigneur, il doit déjà sentir… » (11, 39b). Mais Jésus poursuit, sur un ton de reproche : « Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » (11, 40). Face à la mort, il s’agit de foi, non de convenances ou d’étiquette ! Dans le duel qui l’oppose au Malin et à sa compagne, la mort, Jésus en appelle au Père. Non pour réclamer son aide ou se protéger 148


dans une lutte sans merci, mais pour rendre grâce : « Père, Je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé. Certes, je savais bien que tu m’exauces toujours, mais j’ai parlé à cause de cette foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé » (11, 41 s.). Jésus remercie son Père pour la foi naissante chez les vivants, plus que pour le miracle opéré sur un mort. Alors retentit, haut et fort, un commandement identique à celui du matin de la création : « Lazare, sors ! » (11, 43). C’est la seule note dramatique de toute la scène. C’est qu’ici Dieu lui-même est à l’œuvre : le cri de Jésus rappelle celui de Dieu dans la Genèse lorsqu’il a appelé toutes choses à l’existence. C’est avec la même force que Jésus arrache sa proie aux griffes de la mort. « Que la lumière soit ! », dit le récit de la création, « Et la lumière fut » (Gn 1, 3). Il en est de même ici : « Lazare, viens dehors ! Et le mort sortit… » (cf. 11, 43 s.). Ce que Jésus a annoncé dans le discours des pains devient réalité : « L’heure vient où tous ceux qui gisent dans les tombeaux entendront sa voix et ceux qui auront fait le bien en sortiront… » (5, 28 s.). L’heure est venue, prélude de celle où tous ressusciteront au dernier jour. Seigneur Jésus, comme au tombeau de Lazare, tu es tout triste quand les gens doivent mourir. Mais bien plus grande est la tristesse quand nous nous engageons sur les sentiers du péché, cette autre mort. Roule donc la pierre de devant ce tombeau, enlève nos bandelettes, écarte le suaire de notre tête. Laisse-nous aller, nous aussi. 149


Alors, au dernier jour, nous entendrons ta voix nous sortirons de nos tombeaux et nous irons à ta rencontre. Parce que, comme des oiseaux, nous aurons échappé au filet de l’oiseleur : la deuxième mort.

Viendra-t-il à la fête ? La Pâque est proche. Jean termine ce chapitre par une question : « Pensez-vous qu’il viendra à la fête ? » (cf. 11, 56). C’est ce que se demandent les gens « qui sont montés à Jérusalem pour se purifier » (cf. 11, 55). L’évangéliste est mieux renseigné : Jésus doit venir à Jérusalem pour y mourir. Et c’est là précisément « sa fête ». C’est pour elle d’ailleurs qu’il est venu dans le monde — « parmi les siens », mais « les siens ne l’ont pas accueilli ». C’était écrit dès le tout début du quatrième évangile. Et Jean met en place les ultimes préparatifs de cette « fête ». Il esquisse le fossé profond, l’abîme qui se creuse entre foi et incrédulité. Beaucoup de Juifs venus rendre visite à Marie ont vu ce qu’a fait Jésus et commencent à croire en lui. Mais d’autres vont tout raconter aux pharisiens. Dans ce groupe croît l’incrédulité : quels que soient les signes qu’opère Jésus, ils sont de moins en moins pris en considération. Les pharisiens songent à l’intérêt collectif : « Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation » (11, 48). Cet homme doit mourir, car, dit Caïphe, « c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (cf. 11, 50). L’évaluation de la situation est correcte, mais Caïphe ne saisit pas la pertinence de sa parole. Car, loin de signifier une condamnation 150


à mort, elle présage un grand salut pour tout le peuple. Mais « sauver le peuple » a une portée infiniment plus grande que « le soustraire aux mains des Romains ». Aussi Jean ajoute-t-il que Caïphe ne savait pas combien il disait vrai : « Ce n’est pas de lui-même qu’il prononça ces paroles… » (11, 51). Caïphe est prophète sans le savoir. Toutefois, il aurait dû songer au prophète Balaam. Comme on demandait à celui-ci de maudire Israël, il avait répondu : « Comment maudiraisje celui que Dieu n’a pas maudit ? Comment vouerais-je à la réprobation celui que le Seigneur n’a pas réprouvé ? » (Nb 23, 8). Caïphe ne sait pas que la mort de Jésus va sauver le peuple. Oui, même s’ils ne s’en rendent pas compte, les grands prêtres peuvent être prophètes, c’est-à-dire annoncer des choses importantes de la part de Dieu. Et Jean ajoute encore que la mort de Jésus profitera « … non seulement pour elle [sa nation], mais pour réunir dans l’unité les enfants de Dieu qui sont dispersés » (11, 52). Qu’ils préparent donc bien vite leurs projets meurtriers ! Le monde entier les attend. La mort de Jésus ne sera nullement un « fait divers » local, mais plutôt une affaire cosmique. Mais, avant que Jésus n’entame sa grande œuvre, comme avant chaque étape de l’exécution du plan de son Père, il se retire. Il se rend à la ville d’Ephraïm, en bordure du désert. Ce que le prophète Isaïe a écrit à son sujet dans les chants du Serviteur souffrant, tout ce qui a été prédit va se réaliser. Cette vision d’avenir, Jésus doit intégralement la faire sienne. Il a donc besoin d’un temps pour s’isoler, qu’on soit pour lui ou contre lui. Il veut être entièrement libre de « se dessaisir de sa vie pour la reprendre ensuite » (cf. 10, 17). À Jérusalem, on se demande : « Qu’en pensez-vous ? Jamais il ne viendra à la fête ! » (11, 56). En tout cas, grands prêtres et pharisiens se sont assurés d’être avertis de sa venue : « [Ils] avaient donné des ordres : quiconque saurait où il était devait le dénoncer afin qu’on se saisisse de lui » (11, 57). 151


Seigneur Jésus, viens à cette fête, s’il te plaît, ne reste pas absent : cette fête est ta fête. Car si tu ne viens pas, comment serons-nous sauvés, comment deviendrons-nous un seul peuple ? Si tu ne viens pas à la fête de la croix, Comment nous attireras-tu tous à toi ? Viens à la fête de ta passion, de ta mort, de ta résurrection : nous ne pouvons nous y passer de toi. Nous avons tant besoin de toi à la table de la cène, sur ta croix, au tombeau, au jardin de ta résurrection. Viens et laisse-toi couvrir de plaies, Laisse ouvrir ton côté : par l’eau qui en jaillit nous sommes lavés au baptême et ton sang est notre vrai breuvage. Viens, Seigneur, viens à Jérusalem.

Jésus est venu à la fête… « Viendra-t-il à la fête ? », se demandaient les gens… Il est venu. Avec six jours d’avance ! D’abord, il fait halte à Béthanie, où il a « réveillé » Lazare d’entre les morts. Et là, près de ce tombeau, s’est joué le prologue : dans la mort et le réveil de Lazare, sont préfigurées, prophétiquement, la mort et la résurrection de Jésus. Seule manque la mise au tombeau, mais elle sera anticipée, elle aussi, maintenant. 152


C’est dans la maison même du défunt qu’il a rappelé à la vie que Jésus va tenir son repas de funérailles. Ses amis l’ont préparé en son honneur, ignorant sa véritable signification. Une fois de plus, les personnages agissent sans comprendre, du moins en profondeur. Ils jouent leur rôle, mais l’intrigue de la pièce leur échappe. Ils ressemblent à des somnambules. C’est un repas de funérailles, mais il n’y a pas dans la maison l’odeur de mort qui y régnait quelques jours auparavant. On y respire partout l’arôme exquis du parfum précieux de Marie. Elle en a oint les pieds de Jésus pour les préparer à affronter le chemin de croix. Elle n’a pas de temps à perdre, Marie, car c’est pour elle la dernière occasion d’oindre et d’honorer le corps de Jésus. Au matin de Pâques, les saintes femmes auront acheté en vain leurs aromates ; Marie de Béthanie aura déjà procédé à l’embaumement. Toute la maison est donc remplie de l’odeur du parfum. Le ciel n’en est pas pour autant sans nuage. Déjà Judas a préparé « sa propre fête » : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ? » (12, 5). Sa langue est fourchue. En fait, ajoute Jean, il ne s’intéresse nullement aux pauvres ; ce qui l’intéresse, c’est la bourse dont il a la charge et dans laquelle il dérobe régulièrement de l’argent. Lorsque Jean évoque une scène de tendresse ou d’intimité amicale, Judas n’est jamais loin. Dans le discours des pains, quand Jésus promet à ses amis sa chair et son sang, Judas est là (cf. 6, 64.70 s.) ; il est là également après le lavement des pieds, à la dernière cène (cf. 13, 21-30). Avant sa résurrection, Jésus n’apparaît jamais en pleine lumière, toujours dans une sorte de clair-obscur. À Béthanie cependant, Judas n’est pas du tout à sa place dans la maison du « gaspillage » : pour lui, Marie gaspille ; lui, il vole. Il n’est pas impossible que la première communauté chrétienne au sein de laquelle vivait Jean ait connu pareille controverse à propos d’une « concurrence » entre Jésus et les pauvres : qui servir en premier, Dieu ou les pauvres ? La réponse de Jésus est simple et on ne 153


peut plus claire : « Laisse-la ! […] Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, mais moi… » (12, 7 s.). Jésus est à la fois résigné et plein de sollicitude. Ce « Laisse-la » reviendra comme un refrain tout au long de la semaine. « Partons d’ici » (14, 31) s’exclame-t-il, en route vers le jardin des Oliviers, alors que Judas est déjà sur le chemin de la trahison. « Laissez aller ceux-ci [ses disciples] » (18, 8), dira-t-il à ses bourreaux, ou « Remets ton glaive au fourreau » (18, 11) à Pierre qui vient de dégainer et de frapper. Seigneur Jésus, la maison de Lazare, Marthe et Marie — Béthanie — est également notre maison, ton Église. C’est là que nous célébrons ta liturgie, là que monte le parfum de nos louanges. C’est là que nous nous agenouillons à tes pieds comme Marie pour te rendre hommage. Tu es là au milieu de nous en ami de la maison, en hôte toujours bienvenu ; et là où tu es, il fait bon demeurer.

De pis en pis Brusquement, l’ambiance chaleureuse de la rencontre entre amis vole en éclats. Les gens ont entendu la nouvelle : Jésus est dans les parages. Il est venu, malgré tout, à la fête. La nouvelle se propage comme une traînée de poudre à travers Jérusalem. Elle enflamme les esprits des grands prêtres. 154


Entre-temps, beaucoup de Juifs se sont rendus à la maison de Béthanie. Pas pour croire en Jésus, mais pour voir Lazare. Leurs yeux se fixent sur le don plus que sur le donateur, sur le miracle que sur celui qui l’a opéré. Ce qu’ils veulent voir, ce sont les œuvres. Quoi qu’il en soit, ils viennent. Certes, ils ne devraient pas s’arrêter à la partie visible de l’iceberg, à Lazare « ressuscité », mais regarder, au-delà, la personne de Jésus. Mais nous pouvons imaginer ce que Lazare a pu leur dire : « Si je suis à nouveau vivant, c’est grâce à un autre : Jésus, la seule, la vraie source de vie ! » En tout cas, beaucoup de Juifs ont été menés à la foi par Lazare. Si la foi progresse parmi les Juifs, plus que jamais l’incrédulité croît parmi les grands prêtres. Ils vont jusqu’à ourdir un complot où il n’est plus question d’un seul meurtre : Lazare, lui aussi, doit être éliminé. Leur mauvaise volonté est à son comble. À mesure que se développe la saine plante de la foi, elle est de plus en plus exposée à la moisissure, aux champignons de l’incrédulité. Bientôt, la majeure partie du peuple rejoindra la troupe des incrédules. Autour de la maison de Lazare se forme rapidement une « ronde de sorcières » d’incrédulité, comme cela arrive à certains champignons en forêt : ils se forment en une seule nuit. Seul Jésus peut en venir à bout. Il est le seul capable de dresser un écran protecteur autour du mal. Il le fait par une surabondance de bonté. « Là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé » ; écrira Paul (Rm 5, 20b). Seigneur Jésus, ta générosité, ta bonté envers ton ami Lazare devient occasion et cause du progrès de l’incrédulité, de la haine plus intense encore qu’on te porte. Là où tu apportais la vie 155


se trouvent maintenant des desseins de mort. Toi qui donnes la vie, tu es embaumé déjà pour la mise au Tombeau. Une surabondance de bonté attire aussitôt le mal hors de sa cachette et le révèle au grand jour. Toi seul es à même d’endiguer notre malice et de la briser. Là où le péché a surabondé, ton amour seul est capable de faire jaillir des fontaines de grâce, et avec une abondance telle que la boue saumâtre du mal n’a jamais pu en rêver.


Entrée triomphale de Jésus à Jérusalem

Jésus annonce sa glorification par sa mort

Le lendemain, la grande foule venue à la fête apprit que Jésus arrivait à Jérusalem; 13 ils prirent des branches de palmiers et sortirent à sa rencontre. Ils criaient:«Hosanna! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient, le roi d’Israël.» 14 Trouvant un ânon, Jésus s’assit dessus selon qu’il est écrit: 15 Ne crains pas, fille de Sion: voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse. 16 Au premier moment, ses disciples ne comprirent pas ce qui arrivait, mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se souvinrent que cela avait été écrit à son sujet et que c’était cela même qu’on avait fait pour lui. 17 Cependant la foule de ceux qui étaient avec lui lorsqu’il avait appelé Lazare hors du tombeau et qu’il l’avait relevé d’entre les morts, lui rendait témoignage. 18 C’était bien, en effet, parce qu’elle avait appris qu’il avait opéré ce signe qu’elle se portait à sa rencontre. 19 Les pharisiens se dirent alors les uns aux autres: «Vous le voyez, vous n’arriverez à rien: voilà que le monde se met à sa suite!» 12

157

Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer à l’occasion de la fête. 21 Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande: «Seigneur, nous voudrions voir Jésus.» 22 Philippe alla le dire à André et ensemble ils le dirent à Jésus. 23 Jésus leur répondit en ces termes: «Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. 24 En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. 25 Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. 26 Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera. 27 Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je? Père, sauvemoi de cette heure? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. 28 Père, glorifie ton nom.» Alors, une voix vint du ciel: «Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore.» 20


La foule qui se trouvait là et qui avait entendu disait que c’était le tonnerre; d’autres disaient qu’un ange lui avait parlé. 30 Jésus reprit la parole: «Ce n’est pas pour moi que cette voix a retenti, mais bien pour vous. 31 C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. 32 Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes.» 33 — Par ces paroles il indiquait de quelle mort il allait mourir. 34 La foule lui répondit:«Nous avons appris par la Loi que le Christ doit rester à jamais. Comment peux-tu dire qu’il faut que le Fils de l’homme soit élevé? Qui est-il, ce Fils de l’homme?» 35 Jésus leur répondit: «La lumière est encore parmi vous pour un peu de temps. Marchez pendant que vous avez la lumière, pour que les ténèbres ne s’emparent pas de vous: car celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. 36 Pendant que vous avez la lumière croyez en la lumière, pour devenir des fils de lumière.» Après leur avoir ainsi parlé, Jésus se retira et se cacha d’eux. 29

L’incrédulité des Juifs 37

Quoiqu’il eût opéré devant eux tant de signes, ils ne croyaient pas en lui, 158

de sorte que s’accomplît la parole que le prophète Ésaïe avait dite: Seigneur, qui a cru ce qu’on nous avait entendu dire? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? 39 Le même Ésaïe a indiqué la raison pour laquelle ils ne pouvaient croire: 40 Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leur cœur, pour qu’ils ne voient pas de leurs yeux, que leur cœur ne comprenne pas, qu’ils ne se convertissent pas, et je les aurais guéris! 41 Cela, Ésaïe le dit parce qu’il a vu sa gloire et qu’il a parlé de lui. 42 Cependant, parmi les dirigeants eux-mêmes, beaucoup avaient cru en lui; mais, à cause des pharisiens, ils n’osaient le confesser, de crainte d’être exclus de la synagogue: 43 c’est qu’ils préféraient la gloire qui vient des hommes à la gloire qui vient de Dieu. 44 Cependant, Jésus proclama: «Qui croit en moi, ce n’est pas en moi qu’il croit, mais en Celui qui m’a envoyé 45 et celui qui me voit, voit aussi Celui qui m’a envoyé. 46 Moi, la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres. 47 Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, ce n’est pas moi qui le juge: car je ne suis pas 38


venu juger le monde, je suis venu sauver le monde. 48 Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge: la parole que j’ai dite le jugera au dernier jour. 49 Je n’ai pas parlé de moi-même, mais le Père qui m’a envoyé m’a prescrit ce que j’ai à dire et à déclarer. 50 Et je sais que son commandement est vie éternelle: ce que je dis, je le dis comme le Père me l’a dit.»

159


L’entrée à Jérusalem Les quatre évangélistes racontent l’entrée de Jésus à Jérusalem : le Roi fait son entrée dans sa ville. C’est la fête ! Voici le nouveau David, le grand Roi, le Roi définitif : un Messie roi. Voici le vainqueur. Palmes et vivats appartiennent au rituel établi de l’accueil réservé aux souverains et aux chefs d’armée quand ils reviennent de la guerre couverts de trophées. Maintenant, c’est certain, l’occupation romaine est terminée ! Pourtant, Jean dit en filigrane que la victoire de ce Messie ne sera pas une victoire sur l’occupant. Jésus vient chasser un ennemi autrement dangereux : il s’agit de la mort, cette guêpe sans merci qui a planté son dard dans la nuque de chacun et à qui personne ne peut faire lâcher prise. Une fois la mort vaincue, nous pourrons enfin entonner des Hosannas, nous exclamer avec Paul : « Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? » (1 Co 15, 55). Voilà le trophée du nouveau roi. Par deux fois, Jean parle de roi dans ce récit (v. 13 et 15). Mais la deuxième fois, le titre est relativisé de façon étonnante par une citation du prophète Zacharie. Ce dernier évoquait un roi humble, petit : « Voici que ton roi s’avance vers toi [fille de Jérusalem] ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne — sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Éphraïm le char de guerre et de Jérusalem le char de combat. Il brisera l’arc de guerre… » (Za 9, 9 s.). C’est à dessein que Jean utilise le diminutif : « Trouvant un ânon… » (12, 14). Les rois montent des chevaux. Et pourtant toute la foule chante : « Béni soit le Roi d’Israël » (cf. 12, 13). Et Jésus laisse faire, il ne proteste pas. Pourquoi donc ? Ne s’était-il pas enfui dans la montagne autrefois quand, après le miracle 160


des pains, on avait voulu le proclamer roi (cf. 6, 15) ? À l’époque, de fait, il ne le voulait pas, mais aujourd’hui, il est tellement proche de l’heure de sa passion que tout malentendu doit être levé : il n’est pas un roi vigoureux, un puissant chef de guerre, un Messie prestigieux. Il est un « petit roi » pacifique selon la parole de « son prophète », Zacharie, luimême un « petit » prophète, le plus petit d’entre les « grands » prophètes. Jean décrit trois réactions à la joyeuse entrée de ce « petit Messie ». D’abord celle des disciples. Ils ne comprennent pas ce qui se passe. Ils voient uniquement l’hommage « royal » qui échoit à leur maître. Qu’il soit monté sur un âne ne les perturbe pas. Il faudra attendre le Vendredi saint avant qu’ils n’entrevoient à quel point la prophétie de Zacharie était pertinente, combien la royauté de Jésus signifie tout autre chose que ce qu’ils imaginaient. À Pâques — en vérité, à la Pentecôte —, ils le comprendront pleinement. La foule, quant à elle, reste obnubilée par le prodige survenu à Lazare : celui qui était mort est à nouveau vivant. Ils ne voient pas plus loin. Ils ne peuvent s’empêcher d’en témoigner. Pourtant, au pied de la croix, ils brilleront par leur absence. « Vous venez pour voir les signes, leur avait dit Jésus par le passé, mais venez-vous effectivement pour moi ? » Il faudra à peine deux ou trois jours pour que cette foule en liesse se transforme en une populace haineuse qui, dans la cour intérieure de Pilate, hurle : « À mort ! À mort ! Crucifie-le » (19, 15). Seuls les pharisiens jugent clairement la situation. Cette fois leur analyse est exacte. Ils savent parfaitement où mène « l’affaire Lazare ». « Vous le voyez, vous n’arriverez à rien : voilà que le monde se met à sa suite ! » (12, 19). La sentence de mort est plus que jamais décidée. Le « petit » roi aura son trône : une croix. Seigneur Jésus, nous souhaitons souvent, nous aussi 161


que tu te manifestes avec puissance, que tout réussisse à ton « entreprise » Église. Nous rêvons nous aussi de palmes et d’Hosannas. Et, d’ailleurs, il arrive parfois que tu fasses une entrée digne d’un roi : il y a des heures de succès. Mais, à ces moments aussi, fais-nous la grâce de voir que même alors tu n’es jamais monté que sur un ânon, que tu ne parades ni à cheval ni en carrosse, que tu ne l’emportes jamais avec violence. Ton entrée est toujours discrète, et nous qui sommes depuis des siècles les témoins de ta croix, nous devrions être assez intelligents pour savoir que tu es un « petit » roi, un roi à taille humaine. Les chars de guerre, tu les balaies hors du nouvel Israël ; hors de la nouvelle Jérusalem, tu expulses les chevaux ; et les arcs que nous voulons bander, tu les mets en pièces. L’entrée triomphale est encore à venir : lors de ton retour. Alors tu chevaucheras les nuées.

162


Les premiers païens Les pharisiens n’ont aucune idée de la vérité profonde de leurs paroles : « Vous le voyez […] voilà que le monde se met à sa suite ! » (12, 19). Et, de fait, ils sont là, les Grecs, avant-coureurs des païens : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus », disent-ils à Philippe (12, 21). Après s’être concerté avec André et en sa compagnie, Philippe mène à Jésus les prémices de la nouvelle moisson. En leur parlant, c’est à chacun d’entre nous que Jésus s’adresse : « Ce qui fut présagé à Cana se réalise aujourd’hui : mon heure est venue. C’est maintenant le temps, c’est l’heure de ma glorification, l’heure où tous viennent à moi » (cf. 12, 23). Cette « heure » n’est toutefois pas celle du succès sans nuage ; c’est à la fois une heure de souffrance et une heure de joie. Une heure pascale. Il n’y a pas de Pâque sans la mort de l’agneau pascal. « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance » (12, 24). Jean réunit mort et résurrection, passion et gloire. Le mystère de Pâques, comme une pièce de monnaie, présente deux faces : croix et résurrection. Tout l’évangile de Jean est une sorte de commentaire continu de ce mystère de Jésus : comme le grain de blé, il doit mourir pour porter du fruit. Ce paradoxe vaut également pour les disciples de Jésus : se cramponner à la vie, c’est la perdre. « Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle » (12, 25). Le disciple ne peut se contenter d’écouter les paroles du Maître, il doit accepter un destin semblable au sien : là où est Jésus, là aussi doit être son disciple (cf. 12, 26). Par cette parole sur le grain de blé, Jésus révèle la ligne fondamentale de son existence. C’est le tissu même dont il est fait : mourir pour donner la vie. Tel est le plan de son Père. Telle est sa mission. Mais il en a le cœur transpercé. Un instant, il semble même « déstabilisé » : 163


« Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? » (12, 27a). N’est-ce pas le prélude de l’agonie au Jardin ? Matthieu, Marc et Luc décrivent la scène de manière imagée : Jésus est complètement bouleversé, et la sueur de l’angoisse perle de son front en gouttes de sang (cf. Lc 22, 44). Chez Jean, le trouble ne dure qu’un instant : « Que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. Père, glorifie ton nom. » (12, 27 s.). Immédiatement, Jésus est à nouveau fermement résolu à obéir. Comme à chaque fois que Jésus manifeste son abandon à la volonté du Père, le ciel s’ouvre et une réponse se fait entendre, comme lors du baptême dans le Jourdain « laissant s’accomplir toute justice vis-à-vis de soi » (cf. Mt 3, 15). Et, d’après les autres évangélistes, il advint la même chose sur la montagne de la transfiguration, lorsqu’il s’entretenait avec Moïse et Élie au sujet de son « départ » — sa passion et sa mort — (cf. Lc 9, 30 s.). Aujourd’hui, à nouveau face à son « départ », face à la semaine de sa passion, le Père répond aussitôt à son obéissance. Par sa passion, en effet, Jésus glorifie son Père. Celui-ci le confirme : « Je l’ai glorifié [mon nom] et je le glorifierai encore » (12, 28b). Ce qui n’avait d’abord été révélé qu’au Baptiste est porté maintenant à la connaissance de tout Jérusalem, et même bien au-delà : celui-ci est le Fils qui glorifiera le Père. Déjà au Jourdain, il avait reçu cette investiture. Le jour est venu où il va être élevé sur le trône. Les assistants ne comprennent pas : « C’était un coup de tonnerre », disent-ils, ou « Un ange lui a parlé » (cf. 12, 29). Or la voix du ciel ne s’adressait pas à Jésus, mais bien à eux : « Ce n’est pas pour moi que cette voix a retenti, mais bien pour vous » (12, 30). Ils n’y entendent rien. Qui a parlé, à qui s’adressait-on ? Cela reste pour eux une énigme. Ô Père qui es au ciel, nous aussi nous aimerions voir Jésus. 164


Conduis-nous près de lui. Apprends-nous sa loi du grain de blé qui ne porte de fruit, ne donne la vie, que s’il tombe en terre et meurt. Et lorsqu’à cette parole, comme il est arrivé à Jésus, notre cœur est sur le point de se briser et que nous supplions : « Père, épargne-nous cette heure », conforte-nous de ta voix venant du ciel afin que, comme lui, nous puissions dire : « C’est précisément pour cette heure que je suis venu. » Père, fais-nous voir ta gloire, montre-nous qui tu es, afin que nous comprenions que celui qui veut mettre sa vie en sécurité, la perdra, mais que celui qui est prêt à abandonner sa vie en ce monde, la gardera et vivra éternellement.

Élevé de terre… Quasi chaque phrase de Jean a un double sens. C’est le cas ici : « Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre… » (12, 32). De fait, sur la croix, Jésus sera littéralement élevé de terre. Mais le sens véritable de la phrase est bien plus profond : par la croix, il sera élevé tellement haut qu’il atteindra la hauteur de son Père et qu’il participera à sa gloire. L’heure de sa mort est celle de sa glorification. On suspend Jésus au-dessus de 165


la terre pour le mettre à mort. Mais, sans le savoir, on l’exalte. En le crucifiant, on le place sur le trône, comme un roi, sur le pavois, comme un chef de guerre. Chez Jean, le gibet de la croix prend des allures de siège royal. Qui peut comprendre ce langage ? Certainement pas les Juifs : comment le Christ Messie pourrait-il mourir? «Nous avons appris par la Loi que le Christ doit rester à jamais. Comment peux-tu dire qu’il faut que le Fils de l’homme soit élevé ? Qui est-il, ce Fils de l’homme ? » (12, 34). Les Juifs contemplent les derniers rayons du soleil ; le jour touche à sa fin. « La lumière est encore parmi vous pour un peu de temps. Marchez pendant que vous avez la lumière, pour que les ténèbres ne s’emparent pas de vous […] Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, pour devenir des fils de lumière» (12, 35 s.). Bientôt, la lumière s’éteindra: «Après leur avoir ainsi parlé, Jésus se retira et se cacha d’eux» (12, 36b). Seigneur Jésus, élevé pour nous sur la croix, attire-nous à toi, avec tous les hommes et femmes. Nous qui pouvons vivre dans ta lumière, fais que, de jour en jour, nous comprenions mieux que ta croix n’est pas un bois d’infamie, mais un arbre d’automne chargé de fruits de rédemption et dont les feuilles apportent la guérison. Apprends-nous à marcher dans ta lumière, et à croire, et nous appartiendrons pour toujours à la lumière. Car tu ne t’éloignes plus jamais de nous, jamais tu ne te caches plus, comme en cette heure d’angoisse 166


du premier jour de la semaine de ta passion. La parole que tu nous adresses n’est jamais un mot définitif qui condamne, tant que dure le temps de la miséricorde.

Le double mystère : l’amour et l’incrédulité Jean, à présent, jette un regard en arrière. Écrivant rétrospectivement, il se demande ce qu’a été la vie de Jésus jusqu’à ce jour. Ce fut un livre plein de signes : une abondance de prodiges que chacun a pu voir. Mais les gens ne croient pas : « Quoiqu’il eût opéré devant eux tant de signes, ils ne croyaient pas en lui » (12, 37), dit-il non sans amertume. Deux mystères se dressent face à face, tous deux également incompréhensibles : le grand amour de Jésus et l’incrédulité obstinée des siens. L’évangéliste lui-même n’y comprend rien. Nous pas davantage. Comment se peut-il qu’il n’y ait pas d’amour pour répondre à tant d’amour ? Néanmoins, Jean tente une explication. Celle-ci était déjà évoquée dans le livre qui les contient toutes, celui d’Isaïe. Tout se déroule parfaitement selon le plan « de sorte que s’accomplît la parole que le prophète Ésaïe avait dite : Seigneur, qui a cru ce qu’on nous avait entendu dire ? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ? » (12, 38). Et la raison pour laquelle ils n’arrivent pas à croire, on la trouve également chez Isaïe : « Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leur cœur, pour qu’ils ne voient pas de leurs yeux, que leur cœur ne comprenne pas, qu’ils ne se convertissent pas, et moi je les aurais guéris ! » (12, 40 ; cf. Is 6, 9-10). En son temps, Moïse avait dit de même : « Vous avez vu vous-mêmes tout ce que le Seigneur a fait sous vos yeux, dans le pays d’Égypte, à Pharaon, à tous ses serviteurs et à tout son pays : les grandes épreuves que vous avez vues de vos yeux, ces signes et ces grands prodiges. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, le Seigneur ne vous avait pas donné un cœur pour recon167


naître, ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre » (Dt 29, 13). À première vue, il semblerait que Jean veuille imputer à Dieu la responsabilité de leur incrédulité : « Il a aveuglé leurs yeux… » Textuellement, il ne s’agit que d’une description de faits, car Dieu ne provoque pas l’incrédulité. Certes, elle n’est pas étrangère au plan de Dieu : l’incrédulité vis-à-vis de Jésus l’a mené à la croix, et on ne peut en faire abstraction dans le plan divin. À chaque fois, Dieu brise l’incrédulité du peuple et de ses chefs. Il reste maître de la situation, tant ici à Jérusalem qu’à l’époque de Moïse. C’est également ainsi qu’il se manifestera quand Paul, chassé d’une ville, en gagnera une autre et y annoncera la Bonne Nouvelle. Persécution et incrédulité en un lieu apportent la foi en d’autres. Il en va ainsi quand on souffle sur une fleur de pissenlit, les petites « plumes » s’envolent de tous côtés. « Heureuse faute… », chantonsnous lors de la nuit de Pâques. Dieu, notre Père, comment donc expliquer que ce grand fossé entre toi et nous, est abîme de différence ? Que ton amour pour nous soit si grand et que nous te témoignions si peu d’amour en retour ? Comment est-ce possible ? Nous sommes pourtant tes enfants et tu es pourtant notre Père ! D’où vient cette énorme différence ? Fais que nous comprenions plus intensément que nous sommes à toi et que nous n’avons d’autre demeure qu’auprès de toi, dans ton amour. 168


Remplis-nous de repentir chaque fois que nous t’abandonnons et suivons nos propres vues. Et, si loin que nous nous égarions de toi, continue à nous chercher comme un berger cherche ses brebis. Ne nous laisse jamais douter que nous sommes les bienvenus chez toi et que nous le serons toujours.

Non pour juger le monde, mais pour le sauver À la fin de son « Livre des signes » (ch. 1 à 12) et au seuil du « Livre de la Glorification » (ch. 13 à 21), Jean résume en quelques versets l’ensemble du comportement et des paroles de Jésus. Il n’ajoute aucune précision quant au lieu ou au moment où furent prononcées ces paroles, suggérant de la sorte qu’elles sont universelles et qu’elles valent pour toutes les époques. En tête, nous trouvons à nouveau le Père : « Qui croit en moi, ce n’est pas en moi qu’il croit, mais en celui qui m’a envoyé et celui qui me voit, voit aussi celui qui m’a envoyé » (12, 44-45). Jésus ne parle pas de lui-même. Il est entièrement révélation d’un Autre, en toute pureté et transparence ; il est une fenêtre qui permet de voir plus loin. Il est le visage du Père tourné vers nous. Jésus est aussi lumière : celui qui croit en lui marche en pleine clarté et voit clair. Celui qui ne croit pas en lui erre dans l’obscurité, en aveugle. Tel est le monde : il vit dans les ténèbres ; il est aveugle. Pourtant, Jésus n’est pas venu pour condamner ce monde, mais pour le sauver. C’est ainsi qu’agit le soleil sur un paysage plongé dans l’obscurité : à l’aube, la lumière, loin de tuer les choses, les fait devenir elles-mêmes en leur conférant forme et couleur. Ainsi opère la parole de Jésus : elle n’est pas une condamnation, encore qu’elle soit une parole de juge169


ment, celle qui trace une frontière nette entre foi et incrédulité, entre bien et mal. Dans la lumière éclatante qui émane de Jésus ne peut subsister aucun flou. Celui qui entend sa parole doit choisir : c’est oui ou non. Une séparation survient entre celui qui suit Jésus et celui qui le refuse. Et c’est l’homme lui-même qui éventuellement se condamne, mais à la lumière des paroles de Jésus. Il est frappant de constater à quel point les dernières paroles que Jésus adresse au monde ressemblent au testament de Moïse : « Prenez à cœur toutes les paroles par lesquelles je témoigne aujourd’hui contre vous […] Car il ne s’agit pas d’une parole sans importance pour vous ; cette parole, c’est votre vie… » (Dt 32, 46 s.). « Je n’ai pas parlé de moimême », dit Jésus, « mais le Père qui m’a envoyé m’a prescrit ce que j’ai à dire et à déclarer. Et je sais que son commandement est vie éternelle : ce que je dis, je le dis comme le Père me l’a dit » (12, 49 s.). Apparaît ici le deuxième mot clef grâce auquel Jean résume la manifestation de Jésus : la vie. Lumière et vie sont les deux noms de Dieu ; Jean nous le disait déjà dans son prologue… Tout ce que Jésus dit et fait, le Père l’a conçu, généré et le lui a insufflé. Et Jésus l’a annoncé et transmis « jusqu’au moindre iota ». Cette docilité et cette fidélité atteignent maintenant leur sommet (cf. Ph 2, 8). Le dernier verbe de l’ultime discours de Jésus à la foule est « dire » (« je le dis », 12, 50b). C’était aussi la toute première chose que Jean a dite de Jésus, c’est qu’il était « dire, parler », « Verbe, Parole » (cf. 1, 1). Une belle inclusion pour toute la vie de Jésus : de parole à parole. Douze chapitres durant, Jean a réalisé des variations sur ce thème de la parole du Fils, des modulations sur tous les tons. Le temps des discours aux Juifs et au monde est désormais terminé. À présent suivent encore quelques paroles aux intimes (v. 13-17) et, à la fin, sur la croix, quelques derniers mots à son Père. Voici venu maintenant le temps pénible de l’obéissance.

170


Seigneur Jésus, jamais il n’est sorti de ta bouche une parole que tu n’aies d’abord entendue du Père. Tu es sa Parole : tout ce que le Père pense, veut, ressent, tu l’as manifesté. Tu étais tout ouïe. L’heure vient maintenant de l’obéissance. Donne-nous de ne jamais prononcer d’autres paroles que celles que tu nous as transmises. Et si, pour nous aussi, vient l’heure « d’agir » — en silence, sans discours —, fais-nous la grâce de ne plus adresser la parole à personne, sinon au Père pour lui dire simplement, comme tu l’as fait : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. »


Le lavement des pieds

tête!» Jésus lui dit: «Celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé, car il est entièrement pur: et vous, vous êtes purs, mais non pas tous.» 11 Il savait en effet qui allait le livrer; et c’est pourquoi il dit: «Vous n’êtes pas tous purs.» 12 Lorsqu’il eut achevé de leur laver les pieds, Jésus prit son vêtement, se remit à table et leur dit: «Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous? 13 Vous m’appelez “le Maître et le Seigneur” et vous dites bien, car je le suis.» 14 Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres; 15 car c’est un exemple que je vous ai donné: ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. 16 En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. 17 Sachant cela, vous serez heureux si du moins vous le mettez en pratique. 18 Je ne parle pas pour vous tous; je connais ceux que j’ai choisis. Mais qu’ainsi s’accomplisse l’Écriture: Celui qui mangeait le pain avec moi, contre moi a levé le talon. 19 Je vous le dis à présent, avant que l’événement n’arrive, afin que, lorsqu’il arrivera, vous croy10

13 1 Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. 2 Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le livrer, 3 sachant que le Père a remis toutes choses entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers Dieu, 4 Jésus se lève de table, dépose son vêtement et prend un linge dont il se ceint. 5 Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. 6 Il arrive ainsi à Simon-Pierre qui lui dit: «Toi, Seigneur, me laver les pieds!» 7 Jésus lui répond: «Ce que je fais, tu ne peux le savoir à présent, mais par la suite tu comprendras.» 8 Pierre lui dit: «Me laver les pieds à moi! Jamais!» Jésus lui répondit: «Si je ne te lave pas, tu ne peux pas avoir part avec moi.» 9 Simon-Pierre lui dit: «Alors, Seigneur, non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la 172


20

iez que Je Suis. En vérité, en vérité, je vous le dis, recevoir celui que j’enverrai, c’est me recevoir moi-même, et me recevoir c’est aussi recevoir Celui qui m’a envoyé.»

L’annonce de la trahison de Judas

cela. Comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensèrent que Jésus lui avait dit d’acheter ce qui était nécessaire pour la fête, ou encore de donner quelque chose aux pauvres. 30 Quant à Judas, ayant pris la bouchée, il sortit immédiatement: il faisait nuit. 29

Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé intérieurement et il déclara Les adieux solennellement: «En vérité, en 31 Dès que Judas fut sorti, Jésus dit: vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me livrer.» «Maintenant, le Fils de l’homme 22 Les disciples se regardaient les a été glorifié, et Dieu a été gloriuns les autres, se demandant de fié par lui; 32 Dieu le glorifiera en lui-même, qui il parlait. 23 Un des disciples, celui-là même et c’est bientôt qu’il le glorifiera. 33 Mes petits enfants, je ne suis plus que Jésus aimait, se trouvait à côté de lui. avec vous que pour peu de 24 Simon-Pierre lui fit signe: «Detemps. Vous me chercherez et mande de qui il parle.» comme j’ai dit aux Juifs: “Là où je 25 Se penchant alors vers la poitrine vais, vous ne pouvez venir”, à vous aussi maintenant je le dis. de Jésus, le disciple lui dit: «Sei34 Je vous donne un commandegneur, qui est-ce?» 26 Jésus répondit: «C’est celui à qui ment nouveau: aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai je donnerai la bouchée que je aimés, aimez-vous les uns les vais tremper.» Sur ce, Jésus prit la autres. bouchée qu’il avait trempée et il 35 À ceci tous vous reconnaîtront la donna à Judas Iscariote, fils de Simon. pour mes disciples: à l’amour 27 C’est à ce moment, alors qu’il lui que vous aurez les uns pour les autres.» avait offert cette bouchée, que 36 Simon-Pierre lui dit: «Seigneur, Satan entra en Judas. Jésus lui dit alors:«Ce que tu as à faire, fais-le où vas-tu?» Jésus lui répondit: vite.» «Là où je vais, tu ne peux me sui28 Aucun de ceux qui se trouvaient vre maintenant, mais tu me suivras plus tard.» là ne comprit pourquoi il avait dit 21

173


«Seigneur, lui répondit Pierre, pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite? Je me dessaisirai de ma vie pour toi!» 38 Jésus répondit:«Te dessaisir de ta vie pour moi! En vérité, en vérité, je te le dis, trois fois tu m’auras renié avant qu’un coq ne se mette à chanter.» 14 1 «Que votre cœur ne se trouble pas: vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. 2 Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures: sinon vous aurais-je dit que j’allais vous préparer le lieu où vous serez? 3 Lorsque je serai allé vous le préparer, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi. 4 Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin.» 5 Thomas lui dit: «Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin?» 6 Jésus lui dit: «Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. 7 Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu.» 8 Philippe lui dit: «Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit.» 9 Jésus lui dit: «Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas re37

174

connu! Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu: “Montrenous le Père”?» 10 Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même! Au contraire, c’est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres. 11 Croyez-moi, je suis dans le Père et le Père est en moi; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez du moins à cause de ces œuvres. 12 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais; il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père. 13 Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, de sorte que le Père soit glorifié dans le Fils. 14 Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai. 15 «Si vous m’aimez, vous vous appliquerez à observer mes commandements; 16 moi, je prierai le Père: il vous donnera un autre Paraclet qui restera avec vous pour toujours. 17 C’est lui l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous et il est en vous. 18 Je ne vous laisserai pas orphelins,


je viens à vous. Encore un peu et le monde ne me verra plus; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi. 20 En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous. 21 Celui qui a mes commandements et qui les observe, celuilà m’aime: or celui qui m’aime sera aimé de mon Père et à mon tour, moi je l’aimerai et je me manifesterai à lui.» 22 Jude, non pas Judas l’Iscariote, lui dit: «Seigneur, comment se faitil que tu aies à te manifester à nous et non pas au monde?» 23 Jésus lui répondit: «Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. 24 Celui qui ne m’aime pas n’observe pas mes paroles; or, cette parole que vous entendez, elle n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé. 25 Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous; 26 le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit. 27 Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la 19

175

donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre. 28 Vous l’avez entendu, je vous ai dit: “Je m’en vais et je viens à vous.” Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père, car le Père est plus grand que moi. 29 Je vous ai parlé dès maintenant, avant l’événement, afin que, lorsqu’il arrivera, vous croyiez. 30 Désormais, je ne m’entretiendrai plus guère avec vous, car le prince de ce monde vient. Certes, il n’a en moi aucune prise; 31 mais de la sorte le monde saura que j’aime mon Père et que j’agis conformément à ce que le Père m’a prescrit. Levez-vous, partons d’ici!


Le lavement des pieds Le « Livre de la Glorification » ouvre la deuxième partie de l’évangile de Jean. Il est à la fois le livre de l’adieu et celui de la passion. Jean considère la passion de Jésus comme celle d’un roi : il est glorifié sur la croix. Le livre débute par l’une des scènes les plus attachantes de l’évangile : dans la salle haute, seul avec ses apôtres, Jésus leur lave les pieds — image de l’humiliation de la passion — et il prononce ses paroles d’adieu. Jamais il n’avait été aussi intime avec eux, leur révélant tous les secrets de son cœur. Jamais non plus il ne s’était montré aussi proche de son Père et de l’Esprit. Au Cénacle, le ciel touche la terre. À l’époque où Jean écrit son évangile, la jeune Église vit la persécution. La sombre époque de la passion de Jésus s’est étendue à son Église. Ce que Jésus dit et fait à la table de la Cène, il le dit et le fait aussi pour l’Église primitive. Son regard va bien au delà de ce dernier repas : c’est nous qu’il regarde, c’est à nous qu’il dit comment il faut agir en ces temps de souffrance. Au vu des événements actuels, il semble bien que ce soit là la seule voie à suivre pour résister, aujourd’hui encore, en temps d’oppression : la voie de la foi dans le Seigneur. Il est avec nous, et, avec lui, nous sommes introduits dans le cercle du Père, du Fils et de l’Esprit. Nous appartenons à la famille du Dieu Trinité. C’est ce fil rouge qui relie tous les événements du livre de la Glorification de Jean : le lien qui réunit tous les êtres et toutes les choses : un cordon tissé entre Père, Fils et Esprit, et entre eux et nous. C’est de cela que Jésus va nous parler tout au long des cinq chapitres qui suivent. 176


Jésus ne commence pas par des paroles mais par un geste : il lave les pieds de ses disciples. Tout ce qui va se passer pendant la semaine de la passion trouve ici son explication, y compris sa portée théologique. Quelle que soit l’impression suggérée par tel détail concret du récit, il s’agit toujours de service et d’humble don de soi. L’agonie de Jésus, son procès, sa croix et sa mort ne sont finalement qu’un seul et même lavement des pieds, un seul service d’amour pour les hommes. Jean entame le nouveau livre sur un ton solennel, à l’image de son prologue. Comme si tout recommençait ici et, cette fois, de façon définitive. Imitant le prologue, Jean résume en une seule phrase ce qui est vraiment important : une seule longue période, presque une hymne. C’est peu avant la Pâque et Jésus connaît son destin : l’heure est venue d’aller vers le Père et de nous aimer « jusqu’à l’extrême » (cf. 13, 1). Comme toujours, au milieu d’un récit qui met en lumière la tendresse de Jésus pour les siens, Jean fait mention du traître. La lumière pure de l’amour de Jésus fait ressortir la face d’ombre. Lorsque la lumière du soleil est la plus vive, les objet projettent l’ombre la plus nette. Jésus se livre par amour (cf. Ga 2, 20) ; le verbe « livrer » est aussi employé pour Judas, mais lui, il livre et trahit par intérêt. Ce que Jésus accomplit est pleinement transparent ; ce que fait Judas n’est qu’obscurité. Jean décrit avec précision le service d’esclave qu’assume Jésus. Il se lève de table, dépose son vêtement, verse de l’eau dans le bassin, lave les pieds des disciples et les essuie avec le linge dont il s’est ceint. Pourquoi tous ces détails ? N’est-ce pas pour souligner que Jésus s’humilie à fond, qu’il est bien exact qu’il ne se cramponne pas à son égalité avec Dieu mais prend la condition d’esclave (cf. Ph 2, 6 s.) ? Avant le repas, on se lavait les mains. Ici, ce sont les pieds qu’on lave. Et le service n’était pas effectué par le maître de maison mais par un esclave ou le plus jeune des enfants. C’est peut-être pour cela que Jean, le plus jeune des Douze — celui qui normalement aurait dû ef177


fectuer la besogne — est le seul des évangélistes à nous rapporter ce récit. La lecture attentive de ce passage nous en apprendra davantage encore. L’énumération détaillée des gestes de Jésus ne fait-elle pas penser à une autre série de verbes : « Il prit… il rompit… il dit… il partagea… » ? Jean n’a pas de récit personnel de l’institution de l’eucharistie. Il en parle à sa manière dans le discours du pain au chapitre six. Toutefois, dans son évangile, le récit du lavement des pieds se situe précisément là où les autres évangélistes placent l’institution de l’eucharistie. Le lavement des pieds n’est-il pas la « radiographie » de l’événement eucharistique ? Par amour, Jésus se livre pour ses disciples, jusqu’à et y compris la mort. Pourquoi, sinon, tant d’insistance sur la « déposition » de son vêtement (13, 4) et sur le fait qu’il le « remet » (13, 12). Cela ressemble tellement à ce que Jésus a dit à propos de sa mort : « Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l’enlève mais je m’en dessaisis de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre… » (10, 17 s.). Le lavement des pieds est le récit crypté du Triduum sacré de la mort et de la résurrection. Et Jean conclut : tout ce que Jésus fait sert de modèle afin que nous, nous le fassions aussi : « … c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. Sachant cela, vous serez heureux si du moins vous le mettez en pratique » (13, 15-17). Seigneur Jésus, ce que tu as fait pour tes disciples à la dernière Cène, tu continues à le faire pour nous — presque chaque jour — 178


quand nous passons à table avec toi et que nous célébrons ta Cène. Tu nous introduis dans le mystère de ton Corps et de ton Sang, de ta mort et de ta résurrection. Tu nous mets dans le secret d’amour qui te porte à te dessaisir de ta vie pour la reprendre, librement et de ton propre pouvoir ; tu nous révèles ton mystère de Pâques. Garde-nous plus encore de la trahison de Judas ou de l’incompréhension, des protestations de Pierre. Aide-nous à comprendre chaque jour un peu plus ce que tu as fait en lavant les pieds de tes disciples. Imprime dans notre cœur la volonté d’aimer tous nos frères et sœurs. Car c’est un exemple que tu nous as donné afin que nous fassions nous aussi comme tu l’as fait en premier. Fais de nous de fidèles héritiers d’un si précieux testament.

L’un d’entre vous… De grandes ombres envahissent ce tableau d’amour et de lumière. L’un des convives va trahir. À nouveau se manifeste le clair-obscur, ce mélange d’ombre et de lumière, d’amour et de haine. La crise s’est désormais étendue à tout le pays des Juifs : un petit groupe de croyants vit au sein d’une masse d’indécis, à côté d’un noyau de gens qui haïssent Jésus. Plus pénible encore, la crise sévit à l’intérieur même des murs du Cénacle, puisque l’un des Douze va le livrer. Jean évoque sans aucun doute sa propre époque : la communauté ecclé179


siale dans laquelle il vit souffre également de persécutions extérieures et de trahisons internes. Il en est souvent question dans ses lettres. Sereine, la stature de Jésus domine l’agitation. Il parle comme quelqu’un qui contrôle la situation et la maîtrise sans peine. Ce n’est pas Judas, ce ne sont pas les Juifs qui jouent le premier rôle. Il est l’acteur principal, le protagoniste du drame. Et il exprime très clairement ce qui va se passer : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me livrer » (13, 21). Les disciples sont bouleversés. Pierre tente de découvrir parmi eux le dénonciateur. C’est son rôle de chef ; de plus, il est de tempérament impulsif. À présent, il a besoin de Jean, « celui-là même que Jésus aimait, [qui] se trouvait à côté de lui [Jésus] » (13, 23). Car amour et haine sont secrets du cœur, et seul celui qui est près du cœur peut les découvrir. « Se penchant alors vers la poitrine de Jésus, le disciple lui dit… » (13, 25). Et c’est encore par un geste de bienveillance que Jésus indique celui qui le trahit : il donne à Judas le « pain de l’amitié », comme le faisait tout père de famille qui entamait le repas par un geste hospitalier. Les disciples ont-ils compris le geste ? Jean et Pierre peut-être. Jésus n’essaie pas d’éviter les desseins de mort du traître. Au contraire, il semble vouloir accélérer les choses : « Ce que tu as à faire, fais-le vite » (13, 27b). Les disciples ont mal compris. Ils pensent que Judas va faire des achats pour la fête ou donner quelque chose aux pauvres ; en fait il s’agit d’un acte de haine. Même à cet instant, Jésus n’exclut pas Judas. Il ne le condamne pas. Aucune parole de réprobation. Au contraire : « Va donc, rapidement. » Peut-être Jean y voit-il un signe à l’intention de ses contemporains : « Ne vous scandalisez pas des péchés des chrétiens, même en cas de trahison flagrante. » À la haine, il faut opposer l’amour et la patience. Il est curieux de voir comme la bouchée de pain tendue à Judas par Jésus attise encore la haine du malheureux : « À peine avait-il reçu 180


cette bouchée que Satan entra en lui » (cf. 13, 27). « Il sortit immédiatement : il faisait nuit » (13, 30). L’allusion à la nuit a un sens profond. Il ne s’agit pas seulement d’un détail chronologique ou d’une figure de style dramatique ; c’est une note théologique. Cette nuit est celle de l’incrédulité totale et de la trahison. Maintenant, toutes les lumières s’éteignent. Seules brûlent encore les lampes du Cénacle, là où demeurent Jésus et ses fidèles. Seigneur Jésus, tu n’as pas eu d’autre réponse à la trahison de Judas qu’un supplément d’amour. À celui qui te tournait les talons et voulait te faire trébucher, tu as tendu la main, tu lui as donné le pain de ton amour. Donne-nous la force de faire comme toi : de répondre au mal par le bien, de ne pas nous scandaliser parce que des pécheurs sont assis à notre table : sommes-nous nous-mêmes sans taches ? Donne-nous un cœur qui supporte et réconcilie, conscient de ses propres torts. Et, quand nous sentons la haine autour de nous, fais que nos seules armes pour la combattre soient la patience et un surcroît d’amour.

181


Maintenant, je m’en vais… Le traître parti, la tension retombe un peu au Cénacle. Le climat de tendresse et d’amour revient autour de la table de la cène. Sorti des ténèbres de la trahison, Jésus entre — presque sans transition — dans le cercle lumineux de la gloire divine : « Maintenant, le Fils de l’homme a été glorifié et Dieu a été glorifié par lui » (13, 31). Le grand moment est venu : l’heure de la glorification, l’heure suprême vers laquelle Jésus a toujours fixé les yeux. C’est également l’heure de l’adieu à ses disciples. Pour la première et la dernière fois dans l’évangile, il les appelle, « mes petits enfants » : « Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux Juifs : “Là où je vais, vous ne pouvez venir” » (13, 33). Ce qu’il a dit aux Juifs, il le leur dit à eux aussi. Jésus s’en va, mais il donne à ses disciples le moyen de tenir bon ensemble en son absence : s’aimer les uns les autres. « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (13, 34 s.). L’amour réciproque entre les disciples remplace la présence physique de Jésus. Là où règne l’amour, Dieu lui-même est présent : « Ubi caritas et amor, Deus ibi est. » L’amour mutuel devient le « sacrement de la présence de Jésus ». C’est le critère par lequel chacun pourra Le reconnaître. Par son « testament », un père reste présent dans l’esprit de ses enfants. De même, Jésus reste présent auprès de ses disciples grâce à sa « dernière volonté », le commandement de l’amour mutuel. S’ils s’aiment les uns les autres, il sera là. Dans l’évangile de Matthieu, l’expression est différente : « … chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40). 182


Jésus l’appelle un « commandement ». Bien plus, c’est une révélation et un don. L’amour entre croyants est le reflet sur terre de ce qui vient du ciel, de ce qui vient de la Trinité. L’amour réciproque exprime l’intimité la plus profonde de Dieu. Jean écrira : « Mes bien-aimés, aimonsnous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu. […] puisque Dieu est amour » (1 Jn 4, 7 s). Jésus dit également que c’est « un commandement nouveau » ; il existait pourtant déjà (cf. Lv 19, 18). Cependant, il est nouveau parce que nous savons maintenant qu’il nous demande de vivre sur terre comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit vivent dans le ciel. Cela, personne ne le savait auparavant. Dans le Lévitique, la mesure de l’amour était la personne qui aime : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Désormais, la mesure de l’amour est différente : c’est Jésus en personne : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. » Et cet amour-là va jusqu’au sacrifice de sa propre vie, même pour ceux qui ne vous aiment pas. L’amour vrai n’exclut pas la souffrance, il l’inclut : celui qui aime comme Jésus meurt sur une croix. Pierre ne saisit pas. Qui pourrait comprendre ? Il ne pense qu’à la peine de l’adieu et non à la joie de l’amour fraternel. Il veut en savoir davantage : pourquoi ne peut-il pas accompagner Jésus ? Il est prêt à le suivre jusqu’à la mort ! « Seigneur, […] pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite ? Je me dessaisirai de ma vie pour toi ! » (13, 37). À nouveau, il se laisse prendre au piège de la témérité. Lorsque Jésus demande quelque chose, que personne ne dise, par bravade ou parce qu’il est trop sûr de lui : « Moi, j’en suis capable… » Dans ce cas, il est déjà tombé. Peut-être comme Pierre : jusqu’à trois fois. Seigneur Jésus, tu nous as quittés, nous ne te voyons plus de nos yeux de chair. 183


Mais pour que nous ne doutions pas de ta présence permanente, tu nous as laissé des signes qui parlent de toi : ta parole et tes sacrements, et aussi notre amour fraternel. Car il est lui aussi « sacrement » de ta présence : là où il y a l’amour, là est Dieu. Et quand viennent les jours où nous nous demandons si tu es bien resté près de nous, montre-nous le signe de notre amour pour nos frères et sœurs. Car tout ce que nous avons fait à l’un d’entre eux, C’est à toi que nous l’avons fait. Envoie ton Esprit en notre cœur afin que nous aimions. Mais, surtout, ne permets jamais que nous disions comme Pierre : « Oui, Seigneur, nous le pouvons ! » Parce qu’alors la tentation nous guette, nous sommes à un pas de la trahison nocturne. Préserve-nous de cette témérité.

Le chemin vers le Père Les disciples sont angoissés. Jésus a révélé la trahison de l’un d’entre eux et a dit à Pierre : « … trois fois tu m’auras renié avant qu’un coq ne se mette à chanter » (13, 38). Pour les rassurer, Jésus n’a qu’un seul remède, la foi : « Que votre cœur ne se trouble pas : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (14, 1). 184


Jésus ne s’en va pas. Il va leur préparer une demeure dans la maison de son Père. Ensuite il reviendra pour les y emmener. Car il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père. À nouveau, nous songeons à Moïse : « Ne tremblez pas, ne les craignez pas [les peuples de Canaan] ! Le Seigneur votre Dieu qui marche à votre tête combattra lui-même pour vous… Tu as vu le Seigneur ton Dieu te porter comme un homme soutient son fils, tout au long de la route que vous avez suivie jusqu’ici. Et en cette circonstance, vous n’avez pas mis votre foi dans le Seigneur votre Dieu, lui qui vous précédait pour vous chercher un lieu de campement… » (cf. Dt 1, 29-33). Les apôtres savent maintenant où va Jésus, où ils iront eux-mêmes quand il viendra les chercher. « Oui, ajoute Jésus, même la route qui y conduit leur est connue. » Thomas — qui n’hésite jamais à poser une question quand il s’agit d’obtenir une certitude — intervient : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin ? » (14, 5). Comme chaque fois qu’on lui pose des questions telles que « d’où ? » ou « vers où ? », Jésus se révèle dans sa réponse : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi » (14, 6). Parce que Jésus est la vérité et la vie — deux noms de Dieu —, il peut être à la fois le guide et le chemin. Car Dieu seul connaît le chemin qui mène à lui. Parce que Jésus est le chemin, il ne peut pas relier seulement à lui-même celui qui suit ce chemin. Un chemin n’a de sens que s’il conduit quelque part. Un chemin conduit toujours plus loin. Le terme du chemin est le Père, et Jésus est le guide. Pourtant, lui qui est le chemin, il se trouve également près du terme. Il est le chemin parce qu’il est homme ; il est le terme du chemin parce qu’il est Dieu. Seigneur Jésus, Nous sommes tristes parce que tu nous as quittés et que nous ne te voyons plus. 185


Cette tristesse s’estompe quand nous t’entendons dire : « Je suis allé vous préparer une demeure dans la maison du Père où il y a beaucoup de places. » Un jour, tu reviendras et tu nous emmèneras avec toi. Ce jour, nous l’attendons avec foi, avec grande espérance. Et nous te rendons grâce d’être pour nous chemin, vérité et vie. Avec toi pour chemin, nous ne risquons jamais de nous égarer ; avec toi qui es vérité, nous ne nous tromperons jamais ; Avec toi qui es Vie nous ne serons jamais à court de vivres sur le chemin vers toi et vers notre Père.

Je suis dans le Père et le Père est en moi… Jusqu’à présent, les disciples ont eu les yeux tournés vers Jésus. C’est le moment pour lui de leur révéler qui, en fait, ils ont vu durant tout ce temps : le Père. Cela, ils ne l’avaient jamais imaginé. À cet instant, Jésus leur dévoile sa véritable identité : « … je suis dans le Père et le Père est en moi » (14, 11). C’en est trop pour Philippe : il veut voir le Père. « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit » (14, 8). Il est à la fois impatient et enthousiaste. Curieux aussi : Dieu apparaîtra-t-il comme lors des théophanies de l’Ancien Testament ? Y aura-t-il à nouveau un buisson ardent ou le tonnerre et les éclairs du Sinaï ? Sera-ce comme pour Moïse ? Lui aussi s’était adressé à Dieu de la même manière : « Fais-moi donc voir ta gloire » ; mais Dieu avait répondu : « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir 186


et vivre » (cf. Ex 33, 18.20). Philippe reçoit une meilleure réponse : s’il voit Jésus, il voit le Père. « Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m’as pas reconnu ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu : “Montre-nous le Père” ? » (14, 9). À travers Philippe, Jésus s’adresse à toute la communauté chrétienne et à l’Église d’aujourd’hui. Celui qui veut voir Dieu doit regarder Jésus. Il est Dieu-parmi-nous. La gloire du Père resplendit sur son visage, « lui qui est l’image de Dieu » (cf. 2 Co 4, 6). La vraie connaissance de Dieu n’est pas une conception philosophique ou une sagesse abstraite, elle est une rencontre avec une personne concrète. Celui qui veut connaître Dieu ne doit pas réfléchir ou philosopher, il doit contempler Jésus. La communauté chrétienne d’aujourd’hui — qui, comme Philippe, fréquente Jésus depuis longtemps — doit s’entendre redire chaque jour : « Qui me voit, voit le Père. » Car le Père et le Fils sont un : ils demeurent l’un près de l’autre, ils demeurent l’un en l’autre. Et Jésus va plus loin encore. Celui qui croit en lui deviendra un avec lui et avec le Père : il fera les mêmes œuvres que lui, voire de plus grandes. « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais : il en fera même de plus grandes […] Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai… » (14, 12 s.). Et depuis lors, dans l’Église, les « œuvres » ne se comptent plus. Seigneur Jésus, tout ce que nous demanderons en nous réclamant de toi, tu le feras. Écoute donc notre prière : donne à ton Église de dire ta parole, de croire en toi et de faire ce que tu fais. Oui, même des œuvres plus grandes, comme tu l’as promis, 187


afin que le Père soit glorifié aussi dans l’Église. Quel que soit le Philippe qui lui demande à elle : « Montre-nous le Christ », qu’elle puisse dire à son tour en vérité : « Qui me voit voit le Christ. »

L’autre Paraclet : le Saint-Esprit « Si vous m’aimez… » (14, 15). Aimer Jésus, chacun le fait à sa manière : Pierre affirme vouloir l’accompagner jusqu’à la mort (cf. 13, 37), Thomas demande le chemin vers le Père (cf. 14, 5) et Philippe dit : « Montre-nous le Père et cela nous suffit» (cf. 14, 8). Les disciples aiment Jésus ; ils voudraient rester auprès de lui. Ce n’est possible, répond Jésus, que s’ils l’écoutent et observent ses commandements. Aimer Jésus, ce n’est pas un vague sentiment, une émotion superficielle, c’est une fidélité. Pour cela, il faut plus qu’un effort personnel et un peu de bonne volonté. L’Esprit est nécessaire. Cet Esprit, Jésus le demande à son Père. Il envoie un consolateur qui sera toujours auprès d’eux : « Moi, je prierai le Père : il vous donnera un autre Paraclet qui restera avec vous pour toujours. C’est lui l’Esprit de vérité… » (14, 16 s.). Une « autre » Aide assurera leur défense. Jésus est leur première Aide. L’Esprit vient après lui, il est donc distinct de lui et sera envoyé par le Père. Il est la troisième Personne en Dieu. C’est la première fois qu’une allusion à l’Esprit est aussi claire. À partir de ce moment, l’Esprit Saint sera continuellement présent dans le récit de Jean. L’évangéliste l’appelle expressément l’«Esprit de vérité », cela signifie non seulement qu’il combat le mensonge, mais aussi qu’il fait comprendre aux disciples qui est Jésus. Le monde, ce refuge du mensonge, ne peut pas accueillir l’Esprit. Les disciples, eux, le peuvent. L’Esprit sera près d’eux, il sera 188


en eux. Par l’Esprit, Jésus restera pour toujours auprès d’eux. Jamais ils ne seront orphelins. L’Esprit est l’autre « moi » de Jésus. Jésus ajoute une autre promesse, celle de revenir lui-même : « Encore un peu… » (15, 19). Ce n’est pas son retour définitif pour le jugement à la fin des temps qu’il évoque mais bien sa résurrection. Pendant très peu de temps — trois jours à peine au tombeau —, on ne pourra plus le voir. Ensuite, il se montrera à nouveau. Mais seuls le verront ceux qui croient. Le monde, avec ses certitudes et ses considérations purement humaines, ne le verra plus jamais, du moins avant le jour du jugement. Après sa résurrection, Jésus n’est d’ailleurs plus visible avec les yeux du corps. Seul le regard de la foi peut le reconnaître. Bientôt, ce sera le jour de Pâques et ils comprendront, ditil, « que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous » (14, 20). C’est là le mystère suprême que l’Esprit leur révélera pleinement. Que le Dieu Trinité vienne habiter le cœur des fidèles constitue l’aboutissement des discours de Jésus. Une nouvelle fois, il le répétera clairement à Jude — il ne s’agit pas de Judas l’Iscariote, précise Jean — : « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure » (14, 23). Cette « inhabitation » de la Trinité n’est pas une expérience passive — une jouissance intime que l’on éprouve sans y être pour rien, comme dans d’autres expériences religieuses —, elle est le fruit de l’observance des « commandements » de Jésus. La sainteté chrétienne, si elle s’appuie sur la foi, n’est pas possible sans effort, sans les « œuvres ». « Celui qui a mes commandements et qui les observe, celui-là qui m’aime » (14, 21a). Ô mes Trois, mon Tout, ma Béatitude, 189


Solitude infinie, Immensité où je me perds, je m’abandonne à Vous. Ensevelissez-Vous en moi pour que je m’ensevelisse en Vous en attendant d’aller contempler en votre Lumière l’abîme de vos Grandeurs. (Élisabeth de la Trinité)

Ma paix Jésus termine son discours d’adieu par des mots d’apaisement : « Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre » (14, 27b). Mais au delà de ces mots de consolation, il leur laisse sa paix : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne » (14, 27a). Le mot shalom résonnait déjà tout au long de la Première Alliance comme un fil rouge. On trouve plus souvent encore ce souhait de paix dans le Nouveau Testament (cf. Mc 5, 34 ; Lc 7, 50 ; Ga 6, 16 ; Ep 6, 23 ; 2 Th 3, 16 ; 1 P 5, 14 ; 3 Jn 15 ; etc.). Shalom n’est pas qu’une simple salutation qu’on lance en passant (« bonjour » ou « salut ») ; c’est l’appellation collective des dons messianiques récapitulés en un seul mot : plénitude de vie et joie parfaite. Ce sera aussi le premier mot que Jésus adressera aux Onze après sa résurrection (cf. 20, 19). La paix est par excellence le don de Dieu aux hommes : c’est sa présence même. Les anges l’évoquaient déjà dans leurs chants à la naissance du Messie. C’est aussi le premier mot de Jésus après sa deuxième naissance, sa résurrection. Jésus la nomme ici « sa » paix, entendons la disposition de cœur avec laquelle il va à la rencontre de sa passion. Même la mort n’arrivera pas à la troubler. 190


Cette paix est destinée aux disciples. Ils ne pourront s’en passer dans les heures d’angoisse et de panique, désormais toutes proches. L’Église vivra encore tant de jours sombres tout au long de son histoire. Jamais la paix de Jésus ne lui fera défaut. Le souhait de paix de Jésus se prolonge tout naturellement en un autre, en une nouvelle promesse, celle de la joie. « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père, car le Père est plus grand que moi » (14, 28b). Jésus transforme leur inquiétude en motif de réjouissance. Désormais, l’heure est venue où il sera glorifié, ainsi que son Père à travers lui. Jésus est heureux car il quitte ce monde pour rejoindre l’endroit d’où il est venu : d’auprès de son Père qui « est plus grand que lui ». Plus grand, non pas selon l’être divin — Père et Fils sont également Dieu, ont la même dignité —, mais du point de vue de la mission : celui qui envoie est supérieur à celui qui est envoyé. Les disciples eux aussi devraient être heureux de ce départ puisque maintenant Jésus sera glorifié. Une autre promesse les réjouit : Jésus va revenir, non plus dans une existence mortelle, mais en vainqueur de la mort. Au soir de Pâques, il sera là, près d’eux. Avant cela, il doit traverser le goulet de la mort. Les heures de l’angoisse sont proches et « désormais, je ne m’entretiendrai plus guère avec vous, car le prince de ce monde vient. Certes, il n’a en moi aucune prise ; mais il vient afin que le monde sache que j’aime mon Père et que j’agis conformément à ce que le Père m’a prescrit… » (14, 30 s.). Le pouvoir de Satan est limité : il doit agir uniquement pour que Jésus, par sa passion, montre au monde combien il aime le Père et qu’il ne veut s’écarter en rien de son plan de rédemption. Satan ne peut que collaborer au plan du salut. Jean l’affirme très nettement : ni Judas, ni Satan, ni les chefs du peuple, personne n’a aucun pouvoir sur Jésus. Tout est prêt désormais, dit-il : « Levez-vous, partons d’ici ! » (14, 31b). 191


Seigneur Jésus, quand le découragement nous guette parce que nous ne te voyons plus, adresse-nous ta parole : « Ne soyez pas inquiets, n’ayez pas peur ! » Aux heures de détresse, établis-nous dans cette paix que tu nous as promise, ta paix, non celle du monde. Invite-nous à ne pas sans cesse nous lamenter, Mais plutôt à nous réjouir parce que tout cela doit arriver afin que le monde sache que tu aimes le Père. Aucune peine, aucun échec ne peut nous séparer de toi ; chaque heure d’obscurité n’est qu’un passage vers la lumière de Pâques Parce que tu es parti et que tu es revenu.


La vigne véritable

dans mon amour. Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour. 11 Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. 12 Voici mon commandement: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. 13 Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. 14 Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. 15 Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître. 16 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure: si bien que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l’accordera. 17 Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. 10

15 1 «Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron. 2 Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il en porte davantage encore. 3 Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite. 4 Demeurez en moi comme je demeure en vous! De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi. 5 Je suis la vigne, vous êtes les sarments: celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celuilà portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. 6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent. 7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez et cela vous arrivera. 8 Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples. 9 Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés; demeurez 193


Les disciples et le monde

je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procè18 Si le monde vous hait, sachez de du Père, il rendra lui-même témoignage de moi; qu’il m’a haï le premier. 27 et à votre tour, vous me rendrez 19 Si vous étiez du monde, le montémoignage, parce que vous êtes de aimerait ce qui lui appartienavec moi depuis le commendrait; mais vous n’êtes pas du cement. monde: c’est moi qui vous ai mis 1 à part du monde et voilà pour- 16 Je vous ai dit tout cela afin que vous ne succombiez pas à l’équoi le monde vous hait. preuve. 20 Souvenez-vous de la parole que 2 On vous exclura des synagoje vous ai dite: “Le serviteur n’est gues. Bien plus, l’heure vient où pas plus grand que son maître”; celui qui vous fera périr croira s’ils m’ont persécuté, ils vous perprésenter un sacrifice à Dieu. sécuteront vous aussi; s’ils ont 3 Ils agiront ainsi pour n’avoir observé ma parole, ils observeconnu ni le Père ni moi. ront aussi la vôtre. 4 Mais je vous ai dit cela afin que, 21 Tout cela, ils vous le feront à cauleur heure venue, vous vous rapse de mon nom, parce qu’ils ne peliez que je vous l’avais dit. Je ne connaissent pas Celui qui m’a envous l’ai pas dit dès le début car voyé. j’étais avec vous. 22 Si je n’étais pas venu, si je ne leur avais pas adressé la parole, ils La venue du Paraclet n’auraient pas de péché; mais à présent leur péché est sans excu5 Mais maintenant je vais à Celui se. qui m’a envoyé et aucun d’entre 23 Celui qui me hait, hait aussi mon vous ne me pose la question: Père. “Où vas-tu?” 24 Si je n’avais pas fait au milieu 6 Mais parce que je vous ai dit cela, d’eux ces œuvres que nul autre l’affliction a rempli votre cœur. 7 Cependant je vous ai dit la vérité: n’a faites, ils n’auraient pas de péché; mais à présent qu’ils les ont c’est votre avantage que je m’en vues, ils continuent à nous haïr et aille; en effet, si je ne pars pas, le moi et mon Père; Paraclet ne viendra pas à vous; si, 25 mais c’est pour que s’accomplisse au contraire, je pars, je vous l’enla parole qui est écrite dans leur verrai. 8 Et lui, par sa venue, il confondra Loi: Ils m’ont haï sans raison. 26 Lorsque viendra le Paraclet que le monde en matière de péché, 194


de justice et de jugement; en matière de péché:ils ne croient pas en moi; 10 en matière de justice: je vais au Père et vous ne me verrez plus; 11 en matière de jugement: le prince de ce monde a été jugé. 12 J’ai encore bien des choses à vous dire mais vous ne pouvez les porter maintenant; 13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir. 14 Il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi et il vous le communiquera. 15 Tout ce que possède mon Père est à moi; c’est pourquoi j’ai dit qu’il vous communiquera ce qu’il reçoit de moi.» 9

L’annonce de prompt retour «Encore un peu et vous ne m’aurez plus sous les yeux, et puis encore un peu et vous me verrez.» 17 Certains de ses disciples se dirent alors entre eux: «Qu’a-t-il voulu nous dire: “Encore un peu et vous ne m’aurez plus sous les yeux, et puis encore un peu et vous me verrez”; ou encore: “Je vais au Père”? 18 Que signifie donc ce “un peu”, disaient-ils, nous ne comprenons pas ce qu’il veut dire!» 16

195

Sachant qu’ils désiraient l’interroger, Jésus leur dit: «Vous cherchez entre vous le sens de ma parole: “Encore un peu et vous ne m’aurez plus sous les yeux, et puis encore un peu et vous me verrez.” 20 En vérité, en vérité, je vous le dis, vous allez gémir et vous lamenter tandis que le monde se réjouira; vous serez affligés mais votre affliction tournera en joie. 21 Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde. 22 C’est ainsi que vous êtes maintenant dans l’affliction; mais je vous verrai à nouveau, votre cœur alors se réjouira, et cette joie, nul ne vous la ravira. 23 Ainsi, en ce jour-là, vous ne m’interrogerez plus sur rien. En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera. 24 Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon nom: demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit parfaite. 25 Je vous ai dit tout cela de façon énigmatique, mais l’heure vient où je ne vous parlerai plus de cette manière, mais où je vous annoncerai ouvertement ce qui 19


concerne le Père. Ce jour-là, vous demanderez en mon nom et cependant je ne vous dis pas que je prierai le Père pour vous, 27 car le Père lui-même vous aime parce que vous m’avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. 28 Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde; tandis qu’à présent je quitte le monde et je vais au Père.» 29 Ses disciples lui dirent:«Voici que maintenant tu parles ouvertement et que tu abandonnes tout langage énigmatique; 30 maintenant nous savons que toi, tu sais toutes choses et que tu n’as nul besoin que quelqu’un t’interroge. C’est bien pourquoi nous croyons que tu es sorti de Dieu.» 31 Jésus leur répondit: «Croyezvous, à présent? 32 Voici que l’heure vient, et maintenant elle est là, où vous serez dispersés, chacun allant de son côté, et vous me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul, le Père est avec moi. 33 Je vous ai dit cela pour qu’en moi vous ayez la paix. En ce monde vous êtes dans la détresse, mais prenez courage, j’ai vaincu le monde!» 26

La prière de Jésus 17 1 Après avoir ainsi parlé, Jésus leva 196

les yeux au ciel et dit: «Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie 2 et que, selon le pouvoir sur toute chair que tu lui as donné, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. 3 Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. 4 Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire. 5 Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût. 6 J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta parole. 7 Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi, 8 que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m’as données. Ils les ont reçues, ils ont véritablement connu que je suis sorti de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé. 9 Je prie pour eux; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés: ils sont à toi, 10 et tout ce qui est à moi est à toi, comme tout ce qui est à toi est à moi, et j’ai été glorifié en eux. 11 Désormais je ne suis plus dans le monde; eux restent dans le


monde, tandis que moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un. 12 Lorsque j’étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m’as donné; je les ai protégés et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition, en sorte que l’Écriture soit accomplie. 13 Maintenant je vais à toi et je dis ces paroles dans le monde pour qu’ils aient en eux ma joie dans sa plénitude. 14 Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde. 15 Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais. 16 Ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde. 17 Consacre-les par la vérité: ta parole est vérité. 18 Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde. 19 Et pour eux je me consacre moimême, afin qu’ils soient eux aussi consacrés par la vérité. 20 «Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi: 21 que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux 197

aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. 22 Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, 23 moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. 24 Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde. 25 Père juste, tandis que le monde ne t’a pas connu, je t’ai connu et ceux-ci ont reconnu que tu m’as envoyé. 26 Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux.»


La vraie vigne « Levez-vous, partons d’ici ! » (14, 31b). Apparemment, Jésus termine son discours par ces mots et ce qui suit semble être un doublon. On pourrait facilement passer au chapitre 18, récit de la passion. Les chapitres 15 à 17 répètent ce qui a déjà été dit dans le premier discours d’adieu. S’agit-il d’une deuxième version du même discours ? En tout cas, c’est un mélange de réflexions à propos des adieux. Une deuxième fois Jésus prend la parole, comme l’avait fait Moïse avant sa mort aux confins de la terre promise. Le premier discours encourageait, consolait ceux qui ne pouvaient accompagner Jésus dans son Exode. Le deuxième souligne davantage le lien profond qui unit Jésus aux siens. Le ton est plus confidentiel, plus intime. Il console davantage. L’allégorie de la vigne est un hymne à l’unité : tous sont reliés les uns aux autres. Le Père, Jésus, les disciples, tous vivent du sang du raisin qui coule de la vigne de Dieu. L’image n’est pas étrangère aux disciples. La vigne était, depuis longtemps, l’image par excellence du peuple de Dieu, de sa fidélité et de son infidélité à la fois. Osée disait : « Israël, vigne florissante, produisait du fruit à l’avenant. Plus ses fruits se multipliaient, plus il multipliait les autels ; plus sa terre était belle, plus ils embellissaient les stèles. Leur cœur est faux… » (Os 10, 1 s.). Le plus souvent, l’image de la vigne sert à illustrer le contraste entre l’amour de Dieu, sa sollicitude pour son peuple et l’infidélité de l’homme qui ne lui rend pas son amour. En Isaïe, on trouve un récit de la vigne pour laquelle Dieu se donne du mal et dont il attend de beaux raisins, mais qui ne produit que du verjus (cf. Is 5, 1-7). Chez Jérémie, les termes sont plus directs : « Moi, je t’avais planté, vi198


gnoble de choix, tout entier en cépage franc. Comment as-tu dégénéré en vigne inconnue aux fruits infects ? Même si tu te laves avec de la soude et que tu emploies des flots de lessive, la crasse de ta perversion subsiste devant moi… » (Jr 2, 21 s.). Ici — dans l’évangile de Jean, dans cette haute conjoncture d’amour — la perspective change et la vigne n’essuie aucun reproche. Ce serait d’ailleurs difficile. En effet, qui est la vigne ? Ce n’est plus le peuple élu, même pas les disciples ; c’est Jésus en personne : « Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron » (15, 1). La « vraie » vigne est là, réalisation de l’espérance d’Israël : une vigne qui porte de bons fruits pour Dieu, un peuple fidèle à son Seigneur. Entre cette vigne et Dieu, il n’y aura plus jamais d’opposition. La métaphore ne s’arrête pas là. Non seulement à propos de la vigne et de son propriétaire, mais aussi à propos des sarments que sont les disciples. Ces derniers ne restent en vie que s’ils sont greffés sur la vigne. Les sarments qui ne portent pas de fruits, le vigneron — le Père —, les élague. Ceux qui portent beaucoup de raisins, il en éclaircit les grappes, ce qui les fortifie. Ce travail d’émondage, Jésus l’a déjà effectué pour ses disciples en leur disant : « Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite » (15, 3). Dieu agit toujours de la même manière avec les hommes : il purifie leur foi et la rend plus forte. « Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous produisiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples » (15, 8). Seigneur Jésus, vigne plantée par le Père, purifiée et émondée par tant de souffrance, nous sommes tes sarments. Ne permets pas que nous nous détachions jamais de toi 199


pour suivre nos propres voies. Par le froid mordant de la souffrance, purifie-nous de tout parasite et demande à ton Père qu’il veuille au printemps jouer de l’émondoir bienfaisant, puis nous réchauffer de la chaleur de son soleil d’été. Alors viendra, avec l’automne, l’abondance du moût et tous verront que nous sommes ton vignoble, un plant de choix de la meilleure espèce. Puis laisse venir tes anges pour vendanger ce noble raisin qui a le goût de toi, et qui, à travers les siècles, est gardé dans ton Église : le vin délicieux de ton précieux Sang.

Comment rester attaché à la vigne ? Comment rester attaché à la vigne ? C’est le problème de tout sarment : il ne peut vivre seul. Sa vitalité, il la tient de la sève qui coule en lui à partir du cep. Et cette sève n’est autre que l’amour que le Père porte au Fils et que le Fils nous transmet. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour » (15, 9). Mais l’homme ne reste pas automatiquement attaché au cep qu’est Jésus, il doit le vouloir. C’est une vigne d’amour, et qui dit amour dit volonté d’aimer. Rester attaché à la vigne ne va pas de soi : « Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure 200


dans son amour » (15, 10). La force « capillaire » qui monte du cep vers les sarments s’appelle obéissance, et c’est grâce à l’obéissance que circule la sève de vie. À l’inverse de ce qui se passe dans la nature, les sarments humains disent au cep : « Oui, nous voulons rester attachés à toi. » Tout est don dans le Royaume de Dieu, mais rien ne se fait en dehors de notre liberté. La racine de la vigne est plantée dans le ciel : tout vient du Père en Jésus, et par Jésus en nous. « … ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés… » (1 Jn 4, 10). Par le baptême, nous sommes attachés au cep. Il s’agit de rester greffés sur lui : de recevoir la sève de vie, de nous laisser faire par lui et de nous mettre dans cette disposition d’accueil. Voilà le commandement : se laisser aimer par le Père. Jésus est le modèle parfait de cette attitude : se laisser faire est sa nourriture (cf. 4, 34). C’est aussi la source de sa joie. Il en va de même pour nous. Vouloir tout faire soimême rend triste, aboutit au découragement ou amène à se réfugier dans l’hypocrisie ; laisser faire Dieu rend joyeux : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite » (15, 11). Encore un pas de plus… Le courant d’amour entre le Père et le Fils, entre Jésus et nous, est irrésistible : un chemin s’ouvre. C’est une loi de l’amour : il a tendance à se propager. Celui qui aime vraiment ne supporte pas les frontières. Et d’autres demandent de pouvoir eux aussi entrer dans ce cercle d’amour. « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (15, 12). Estce bien un commandement, d’ailleurs ? N’est-ce pas plutôt une heureuse nécessité ? Mais Jésus tend à l’extrême l’arc de son propos : il faut que nous aimions comme lui, c’est-à-dire jusqu’à donner notre vie. « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. Vous êtes mes amis… » (15, 12 s.). Le commandement que donne Jésus apparaît clairement, c’est celui qu’il a accompli le premier, en donnant sa vie. « C’est à ceci que 201


désormais nous connaissons l’amour : lui, Jésus, a donné sa vie pour nous », écrit Jean dans sa première épître (1 Jn 3, 16). On ne dit tout qu’à ses amis. Jésus agit ainsi avec nous, car nous ne sommes plus des serviteurs, mais des amis. Il nous a fait connaître tout ce qu’il a appris du Père : que l’amour rend un, qu’il va jusqu’à l’extrême, et que, de plus, il rend parfaitement heureux. S’il n’était pas venu, nous ne le saurions pas. Seigneur Jésus, tout ce que tu as entendu du Père, tu nous l’as dit. Et toute la sève de vie que tu reçois de lui, tu nous l’as transmise, comme un cep de vigne à ses sarments. Apprends-nous à aimer les autres comme tu nous en as donné l’exemple, jusqu’au don de ta vie. Nous n’avons même pas choisi d’être tes sarments ; c’est toi qui nous as choisis, qui nous as attachés à toi. Ne nous laisse jamais devenir infidèles à tes commandements, ne permets jamais que nous soyons séparés de toi.

Amour et haine Comme souvent chez Jean, le sommet de l’amour appelle automatiquement l’abîme de la haine. Le monde haïra les disciples comme il a haï Jésus. C’est déjà le cas pour la communauté chrétienne dans laquelle vivait Jean. Sans cesse persécutée, elle ne connaissait que de rares 202


moments de paix. Amour et haine sont deux éléments qui, au cours des siècles, détermineront la vie de l’Église. En cette nuit de la trahison ne subsiste que le rayon de lumière qui éclaire les adieux de Jésus, une rose d’amour fleurissant au cœur d’un hiver glacial. À partir de cet instant surgiront toujours, au milieu des persécutions, des oasis de paix où la haine est combattue et vaincue par l’amour : ce sont les vraies communautés chrétiennes. La haine que le monde porte aux disciples est la conséquence directe de leur choix : ils ne veulent pas appartenir au monde. Chez Jean, le terme « monde » a généralement une connotation négative, désignant l’humanité qui n’accepte pas Jésus. Celui qui suit Jésus est banni. Parce que le monde n’aime que lui-même, il ignore et finit par détester ce qui lui est extérieur. Telle est l’expérience de l’Église tout au long des siècles. Ce n’est pas seulement en raison de ses fautes que l’Église est combattue et jugée de façon négative. L’opposition est plus profonde. Serait-elle même sans faute, totalement parfaite dans sa tête et dans ses membres, elle n’échapperait pas à la haine : « Sans motif, ils me détestent » (cf. Ps 35, 19). Il y a quelque chose d’incompréhensible, d’irrationnel dans cette résistance du monde à son Dieu. Et Jean rappelle le psaume : « C’est pour que s’accomplisse la parole qui est écrite dans leur Loi : Ils m’ont haï sans raison » (15, 25). Celui qui adhère à Dieu contredit le monde et rencontre l’opposition : « Ils sont plus nombreux que les cheveux de ma tête, ceux qui me détestent sans motif […] Ce que je n’ai pas volé, puis-je le rendre ? » (Ps 69, 5). Le chrétien porte sa croix parce que l’amour fraternel engendre de la souffrance, mais aussi parce que, sans raison, il est haï par le monde. Cette souffrance-là, il n’a nul besoin de la rechercher ou de l’entretenir par une sorte de fausse mystique ; elle vient naturellement. Elle suit le chrétien comme son ombre.

203


Seigneur Jésus, comment se peut-il qu’après tant d’amour il te soit fait tant de peine ? Comment se peut-il que le juste soit si souvent détesté sans raison ? Comment se peut-il que ton Église et tous tes disciples à travers les siècles doivent subir sans cesse la persécution ? Est-ce parce que le monde ne peut supporter, ne peut souffrir tant d’amour ? Quel est donc ce mystère du mal qui fait que là où l’amour est plus grand, il soit rejeté et combattu avec le plus de violence ? Délivre le monde de son opposition à ton amour, délivre-le du dard empoisonné qui, dès l’origine, s’est planté dans le cœur de l’homme et a fait de lui la proie docile du Malin. S’il te plaît, soustrais-nous dans tes filets à cette mer de mauvaise volonté, et emmène-nous sains et saufs sur la berge de ton Royaume.

L’Esprit Saint, le Consolateur Jésus va bientôt se présenter devant ses juges. À sa suite, chaque chrétien, à son tour, sera un jour cité devant le tribunal du monde. Et cela à travers les siècles. Toute l’histoire de l’Église se résume à son procès et au nôtre : « … l’heure vient », dit Jésus, « où celui qui vous fera périr croira présenter un sacrifice à Dieu » (16, 2b). Les premiers chrétiens auront la douleur de voir beaucoup de leurs amis juifs, avec 204


lesquels ils fréquentaient les mêmes synagogues, les montrer du doigt, les persécuter. Jusqu’à aujourd’hui. Qui assurera notre défense ? Jésus s’en est allé. Pour la troisième fois dans son discours d’adieu, Jésus nous promet l’Esprit Saint. Il sera notre Paraclet, notre Consolateur, l’ad-vocatus, celui qui est « appelé auprès ». Il se tiendra à nos côtés dans le procès qui durera jusqu’à la fin des temps. Car le procès de Jésus se poursuit dans l’opposition que l’amour rencontrera à travers les siècles. Les chrétiens ne doivent pas s’étonner de l’opposition du monde ; ils n’ont pas à s’en irriter non plus. Il serait naïf et faux de penser que là où Dieu se montre, les gens vont se précipiter pour le serrer dans leurs bras. « Il est venu dans son propre bien et les siens ne l’ont pas accueilli » (1, 11). Jésus le répète, et de manière très franche cette fois. Il ajoute : « Mais je vous ai dit cela afin que, leur heure venue, vous vous rappeliez que je vous l’avais dit » (16, 4). Nous sommes avertis : celui qui prend le parti du Christ est toujours condamné à l’isolement, même de la part de ses amis et de sa famille. Très vite, il se retrouvera seul. Et son Jésus s’en est allé, lui aussi. Et pourtant non ! Jésus dit : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; si, au contraire, je pars, je vous l’enverrai » (16, 7). Les noms utilisés, Paraclet (avocat) mais aussi Consolateur sont significatifs. Les disciples devraient se réjouir du départ de Jésus s’ils comprenaient que son départ et son retour vers le Père ne sont que les préludes d’une autre venue, celle de l’Esprit. Il n’y a pas de Pentecôte sans Ascension. L’Esprit vient donc. Il a deux tâches. Il vient d’abord montrer au monde qui est Jésus. Comme le monde a cité Jésus au tribunal des hommes, l’Esprit cite le monde au tribunal de Dieu. Car la vérité doit être dite : le monde a tort. À présent, c’est Dieu qui juge et met en pleine lumière la vérité au sujet de son Fils. Ce n’est que maintenant que le procès au tribunal de Pilate est entièrement achevé : Jésus est glorifié. 205


L’Esprit a une deuxième tâche : il est le Maître intérieur qui agit au cœur de chacun des disciples. Il les conduira jusqu’à la vérité, leur faisant comprendre par le cœur ce qu’ils ne pouvaient saisir par l’intelligence. Que de fois l’évangile de Jean n’a-t-il pas dit : « Ils n’y comprenaient rien » ! Le temps de la compréhension est venu. Ce n’est pas seulement le mystère de Jésus qui leur est révélé, mais aussi celui des Trois en Dieu : Père, Fils et Esprit Saint. Connaître Jésus n’est que l’aube de la pleine connaissance de Dieu. On verra beaucoup plus encore au soleil de midi. Seigneur Jésus, tu es retourné vers le Père et nous ne te voyons plus. Préserve-nous de la triste pensée que nous serions tout seuls désormais. Tu nous envoies ton Esprit Saint : qu’il parle à notre cœur de toi et du Père. Il nous conduira à la vérité. Il prendra notre parti face au tribunal de ce monde. Il nous apprendra que les tourments de ce temps sont de courte durée et que la joie revient rapidement parce que la Pentecôte n’est jamais loin.

L’affliction se changera en joie « Encore un peu et vous ne m’aurez plus sous les yeux, et puis encore un peu et vous me verrez » (16, 16). Jésus termine un chapitre de son 206


existence : c’est la fin de sa présence physique parmi nous. Tantôt passion et mort y mettront définitivement un terme. Suivra une courte période où nous ne le verrons plus de nos yeux terrestres. Au matin de Pâques, il sera cependant de retour et les disciples le reverront. Avec d’autres yeux, il est vrai. D’abord, ils ne le reconnaissent pas. Ensuite, sa présence est tout à fait sporadique. Après l’Ascension, il ne sera même plus du tout visible. Mais, après la Pentecôte et à travers toute l’histoire, Jésus reste présent de façon invisible dans le cœur des disciples. Avec le Père et l’Esprit, il habite en chaque baptisé : « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure » (14, 23). Au moment de l’adieu, les disciples ne le comprennent encore qu’à moitié, et leurs yeux implorent des explications. Jésus prévient leurs questions et dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous allez gémir et vous lamenter tandis que le monde se réjouira ; vous serez affligés mais votre affliction tournera en joie » (16, 20). Ils seront dans la situation d’une femme qui accouche : « Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde » (16, 21). La joie des disciples sera comparable à celle d’une femme qui enfante : une vie nouvelle s’ouvre à eux et au monde entier. Cette joie, personne ne peut la leur ravir. Une époque nouvelle commence, celle où les disciples ne poseront plus de questions à Jésus. Au jour de l’Esprit, tout deviendra limpide, car il les éclairera de l’intérieur. Ils ne devront plus rien demander. De plus, ils pourront s’adresser directement au Père, et tout ce qu’ils lui demanderont au nom de Jésus, il le leur donnera. « Jusqu’ici », dit Jésus, « vous n’avez rien demandé en mon nom » (16, 24a). À présent, ils le savent et peuvent aller franchement au Père en son nom. Sur le visage de son Fils, le Père lit toutes leurs demandes, et il ne peut rien lui refu207


ser : « … demandez », poursuit Jésus, « et vous recevrez, pour que votre joie soit parfaite » (16, 24b). Le temps de l’affliction est définitivement révolu. Jusqu’à présent, Jésus n’a parlé qu’en termes voilés de sa proximité avec son Père. Les paroles qu’il prononçait, les miracles qu’il opérait, c’était par la force du Père. Mais jamais Jésus ne le disait aussi clairement. À l’approche de la mort, il leur dit tout : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; tandis qu’à présent, je quitte le monde et je vais au Père » (16, 28). On ne peut être plus clair. Suivent encore des heures de solitude. Jésus continue tout seul son chemin ; pour les disciples également vient l’heure de la solitude. Mais alors qu’est imminent le désarroi de la nuit de la souffrance, cette parole de Jésus retentit comme un son de trompette : « … soyez pleins d’assurance, j’ai vaincu le monde ! » (16, 33). Seigneur Jésus, elle vient aussi pour nous, l’heure où nous serons dispersés, comme des brebis sans berger, où nous ne te verrons plus, l’heure où chacun cherche un abri face à l’ouragan qui se déchaîne. Quand nous entrons dans cette heure de solitude et d’épreuve, adresse-nous la parole énergique par laquelle tu entres dans ta passion : « Soyez pleins d’assurance, j’ai vaincu le monde ! » Nous ne nous arrêterons plus à la souffrance ; elle n’est que douleur d’enfantement d’où naît une vie nouvelle. Alors nous saurons que nous pouvons pour un temps connaître les difficultés 208


mais que tu ressusciteras et que nous te reverrons. Alors nous déborderons d’une joie que nul ne pourra nous ravir. Tu es à nouveau près de nous.

La prière sacerdotale Voici Jésus debout à l’autel dans une attitude d’offrande. L’offrande, c’est lui-même. Il lève les yeux au ciel et prononce sur lui-même une prière solennelle. Il se consacre lui-même. Aussi appelle-t-on ce chapitre la prière sacerdotale. Jésus s’offre luimême au Père, consacrant en même temps ses disciples, afin qu’ils poursuivent sa propre mission de salut pour le monde. Aux portes de la mort, il prie avec passion pour l’unité. Tous les thèmes du canon de l’eucharistie — la prière eucharistique — sont réunis ici, préface, consécration, épiclèse sur lui-même et sur l’Église, mémentos et doxologie. La prière sacerdotale de Jésus résume toutes les grandes idées du quatrième évangile, offrant une synthèse de la théologie johannique. Elle peut être considérée comme le pendant du prologue. Jean y décrit que le Verbe descend du sein du Père dans un monde de ténèbres et est devenu homme. Ici, Jésus parle de sa montée, de son retour vers ce Père. Il est venu, il retourne maintenant. Il porte la croix sur ses épaules et son corps est couvert des plaies de la passion. Il a foulé le pressoir et il est recouvert du sang de la vigne. Pareille épreuve, l’amour de Dieu en était capable quand il a quitté le ciel : il avait déjà intégré la souffrance. Devenant homme, le Fils a montré que, sans souffrance, il ne peut exister d’amour entre Dieu et l’homme. Personne ne s’en doutait, la nuit de Noël. Si le prologue de Jean exprime 209


surtout la divinité de Jésus, il s’agit ici de l’indigence de sa nature humaine ainsi que de la résignation de la victime du sacrifice. En Jésus, divinité et humanité ne font qu’un. Souffrance divine. La prière sacerdotale est aussi le testament de Jésus. Moïse termine son discours d’adieu par une bénédiction du peuple (cf. Dt 33). Tous les grands personnages de l’Ancien Testament terminent de la même façon leur vie terrestre : Jacob (cf. Gn 49), Moïse, Samuel (cf. 1 Sm 12). C’est ce que fait également Jésus, le nouveau Moïse : il prononce sa prière d’oblation et bénit ses disciples. Et c’est ce que fera Paul à Milet devant les anciens de l’Église d’Éphèse (cf. Ac 20, 17-38). La prière sacerdotale de Jésus n’a guère besoin de commentaire. Il faut la lire et la relire en priant. Elle progresse lentement et en spirale : un pas en avant pour revenir en arrière et répéter la même chose, mais de façon sensiblement différente. Trois sujets sont évoqués : la glorification de Jésus par le Père (17, 1-10), sa prière pour les disciples afin que le Père veuille les garder (17, 11-19), son intercession pour tous ceux qui, à leur suite, croiront en lui, afin qu’ils soient un (17, 20-26). La manière de lire le texte de Jean est simple : venez, laissez-vous conduire par la main et découvrez ce qui se passe en Jésus en cette heure des adieux. Surtout ne vous attendez pas à une logique rigoureuse, à un raisonnement rectiligne, à une progression strictement ordonnée des idées. Tout est présenté ensemble et en même temps : tragédie et tendresse, enthousiasme et angoisse, joie et affliction. Seigneur Jésus, en ta dernière heure, tu as prononcé une prière solennelle sur toi-même et tu t’es offert tout entier au Père. Fais-nous, à nous aussi, la grâce de nous offrir 210


heure après heure — et surtout à la dernière — à ton Père, notre Père : en offrande spirituelle, d’âme et de corps, dans une joyeuse docilité. Chaque fois que nous célébrons ta Cène, nous voulons déjà nous offrir. Puisqu’en mangeant ta chair et en buvant ton Sang nous annonçons ta mort. Et c’est un engagement de notre part parce que, de nous aussi, tu veux faire une joyeuse offrande, nous assumer dans ton sacrifice, afin que le Père soit glorifié et qu’au dernier jour, toi, Jésus, avec le Père et avec l’Esprit, vous soyez tout en tous.


L’arrestation de Jésus

un glaive, dégaina et frappa le serviteur du grand prêtre, auquel il trancha l’oreille droite; le nom de ce serviteur était Malchus. 11 Mais Jésus dit à Pierre: «Remets ton glaive au fourreau! La coupe que le Père m’a donnée, ne la boirai-je pas?»

18 1 Ayant ainsi parlé, Jésus s’en alla, avec ses disciples, au-delà du torrent du Cédron; il y avait là un jardin où il entra avec ses disciples. 2 Or Judas, qui le livrait, connaissait l’endroit, car Jésus s’y était maintes fois réuni avec ses disciples. Jésus devant Hanne et Caïphe. 3 Il prit la tête de la cohorte et des Reniements de Pierre gardes fournis par les grands 12 La cohorte avec son commanprêtres et les pharisiens, il gagna le jardin avec torches, lampes et dant et les gardes des Juifs saisiarmes. rent donc Jésus et ils le ligotèrent. 4 Jésus, sachant tout ce qui allait lui 13 Ils le conduisirent tout d’abord arriver, s’avança et leur dit: «Qui chez Hanne. Celui-ci était le cherchez-vous?» beau-père de Caïphe, qui était le 5 Ils lui répondirent: «Jésus le Grand Prêtre cette année-là; 14 c’est ce même Caïphe qui avait Nazôréen.» Il leur dit: «C’est moi.» Or, parmi eux, se tenait Jusuggéré aux Juifs: il est avantadas qui le livrait. geux qu’un seul homme meure 6 Dès que Jésus leur eut dit «c’est pour le peuple. 15 Simon-Pierre et un autre disciple moi», ils eurent un mouvement de recul et tombèrent. avaient suivi Jésus. Comme ce 7 À nouveau, Jésus leur demanda: disciple était connu du Grand «Qui cherchez-vous?» Ils réponPrêtre, il entra avec Jésus dans le dirent: «Jésus le Nazôréen.» palais du Grand Prêtre. 8 Jésus leur répondit: «Je vous l’ai 16 Pierre se tenait à l’extérieur, près dit, c’est moi. Si donc c’est moi de la porte; l’autre disciple, celui que vous cherchez, laissez aller qui était connu du Grand Prêtre, ceux-ci.» sortit, s’adressa à la femme qui 9 C’est ainsi que devait s’accomplir gardait la porte et fit entrer Pierre. la parole que Jésus avait dite: «Je 17 La servante qui gardait la porte n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés.» lui dit: «N’es-tu pas, toi aussi, un 10 Alors Simon-Pierre, qui portait des disciples de cet homme?» 212


Pierre répondit: «Je n’en suis pas!» 18 Les serviteurs et les gardes avaient fait un feu de braise car il faisait froid et ils se chauffaient; Pierre se tenait avec eux et se chauffait aussi. 19 Le Grand Prêtre se mit à interroger Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. 20 Jésus lui répondit: «J’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple où tous les Juifs se rassemblent et je n’ai rien dit en secret. 21 Pourquoi est-ce moi que tu interroges? Ce que j’ai dit, demande-le à ceux qui m’ont écouté: ils savent bien ce que j’ai dit.» 22 À ces mots, un des gardes qui se trouvait là gifla Jésus en disant: «C’est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre?» 23 Jésus lui répondit:«Si j’ai mal parlé, montre en quoi; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?» 24 Là-dessus, Hanne envoya Jésus ligoté à Caïphe, le Grand Prêtre. 25 Cependant Simon-Pierre était là qui se chauffait. On lui dit:«N’estu pas, toi aussi, l’un de ses disciples?» Pierre nia en disant: «Je n’en suis pas!» 26 Un des serviteurs du Grand Prêtre, parent de celui auquel Pierre avait tranché l’oreille, lui dit: «Ne t’ai-je pas vu dans le jardin avec lui?» 213

27

À nouveau Pierre le nia, et au même moment un coq chanta.


Au jardin de la trahison Le récit de la Passion de Jean est très particulier. Lui aussi raconte ce qui est arrivé à Jésus ; son récit est d’ailleurs plein de détails historiques que l’on ne trouve pas chez les autres évangélistes. Mais Jean va plus loin ; il y a d’ailleurs bien plus à voir qu’on ne pense. Jean éclaire certains faits de la passion de Jésus jusqu’à les rendre phosphorescents. À la lumière de la foi, le lecteur saisit immédiatement beaucoup de choses. Parfois même, il semble que l’on découvre exactement le contraire de ce qu’on avait compris à première vue. Cet homme qui souffre et qui est sur le point de sombrer est vainqueur, dit Jean. Sa mort donne la vie, et, dans son dernier souffle, on entend déjà l’Esprit. La croix de Jésus n’est pas un gibet d’infamie, c’est un trône royal. Pilate n’est pas le juge, et Jésus l’inculpé ; c’est exactement le contraire. C’est pourquoi on appelle la Passion selon saint Jean une « Passion royale ». Tout commence au jardin. Jean mentionne des détails qu’on lit également chez les autres évangélistes. Il nomme l’endroit — au-delà du torrent du Cédron —, situe les personnages, rapporte le geste de Pierre et la façon dont Jésus le réprimande. Il précise d’autres détails encore, chaque fois avec leur signification particulière. S’il ne parle pas de l’agonie de Jésus — bien réelle cependant —, c’est qu’elle n’entre pas dans son projet « théologique ». Pas de baiser de Judas non plus, ni d’allusion à la fuite des disciples. Judas est le chef de la cohorte, et pas seulement un participant. Jean mentionne que la troupe est munie de lanternes, de torches et d’armes. Manifestement, ils sont les plus forts : ils disposent de lumières pour voir clair et d’armes pour frapper. 214


Deux cortèges s’affrontent. D’un côté Jésus, presque seul, sans arme, enveloppé de ténèbres. De l’autre, un groupe nombreux, Judas et tous ceux qui l’accompagnent, armés et munis de torches. Le Bien et le Mal se dressent face à face. Mais inégalement équipés. Ceux qui ont de la lumière ne voient rien ; Jésus, sans torche, voit et sait tout. Il s’avance à leur rencontre, librement. N’a-t-il pas dit autrefois : « Personne ne me l’enlève [la vie], mais je m’en dessaisis de moi-même ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre… » (10, 18a) ? Loin d’être saisi par surprise, il prend Judas de vitesse, il l’attend. C’est lui, Jésus, qui mène l’action, et non Judas et les siens. Jésus ne dispose pas de lumière, les autres en ont. Mais c’est lui qui s’avance seul et pose les questions. Et la force qui émane de cet être isolé suffit à renverser toute la troupe. « Dès que Jésus leur eut dit “c’est moi”, ils eurent un mouvement de recul et tombèrent » (18, 6). Comment pourrait-il en être autrement ? Les mots « c’est moi » (Je Suis) ne sont-ils pas précisément ceux que Dieu révéla à Moïse comme étant son Nom (cf. Ex 3, 14) ? Là où Dieu paraît, l’homme tombe à la renverse. Le détail historique des gens de la cohorte culbutant lamentablement les uns sur les autres dans l’obscurité, Jean l’agrandit jusqu’à lui donner toute sa signification théologique : Dieu lui-même est présent ici, dans ce jardin. Seul Jésus reste debout. La vraie force, c’est en lui qu’elle réside. Pierre ne l’a pas compris. Jésus, pense-t-il, ne se tirera pas tout seul de ce mauvais pas : il faut l’aider. C’est pourquoi il sort son glaive. Jésus ne l’accepte pas, il n’a pas besoin d’armes. Ne convient-il pas de rétribuer le mal par le bien ? Au surplus, il ne revient pas à Pierre de faire dévier Jésus, ne fût-ce que d’un pouce, du « plan de l’obéissance » prévu le Père, et, lors de son baptême, Jésus s’est astreint à le suivre : « La coupe que le Père m’a donnée, ne la boirai-je pas ? » (18, 11b). Seigneur Jésus, même en cette heure d’angoisse 215


tu t’en tiens fermement à ce que le Père t’a demandé : faire sa volonté. C’est pour cela que tu es venu dans le monde : c’est ta nourriture. En toute liberté, tu veux souffrir. La vie, nul ne peut te l’enlever : tu la donnes de toi-même comme tu la reprendras dans la nuit de la résurrection. Quand nous arrivons à pareille heure, quand nous craignons devant l’opposition, donne-nous la force de ne pas nous dérober sous prétexte de préserver notre existence. Fais qu’avec l’aide de ta grâce nous nous attachions à la volonté de ton Père, sachant qu’il ne permet pas que son juste connaisse la mort. Il ne l’a pas permise pour toi : le troisième jour, il a voulu que tu te relèves d’entre les morts, premier-né de tous les hommes.

La trahison de Pierre Jésus, qui s’est présenté librement à ceux qui venaient le chercher, est à présent conduit ligoté devant Hanne. Seul Jean mentionne cet interrogatoire. Ce qui s’est passé là est important, pense-t-il, à cause du contraste saisissant entre la lâcheté angoissée de Pierre et le témoignage courageux de Jésus. Tandis que le Maître se montre tel qu’il est, dans 216


toute sa vulnérabilité, le premier d’entre ses disciples se dissimule à l’abri de trois mensonges et il tombe. Jésus ne tombe pas parce qu’il fait confiance au plan de son Père. Il reste debout devant son juge. Pierre renie Jésus jusqu’à trois fois. La première fois — près de la porte — par un mensonge banal, passant presque inaperçu : « Je n’en suis pas [des disciples de cet homme] ! » (18, 17b). Téméraire, il se risque à l’intérieur du palais près des serviteurs assis autour d’un feu de braise. Là il nie pour la deuxième fois : « Je n’en suis pas ! » (18, 25b). La troisième fois, le stratagème ne réussira plus. Ils l’ont aperçu au jardin des Oliviers, et même l’un d’eux est un parent de l’homme à l’oreille tranchée. Pierre cependant nie une troisième fois. En tant que premier des apôtres n’avait-il pas, il y a peu, dit à Jésus : « Je suis prêt à me dessaisir de ma vie pour toi ! » (cf. 13, 37) ? Le chef de file est tout à fait sorti de son rôle. Au contraire du coq ! Ce dernier n’a pas oublié de chanter à l’heure même prédite par Jésus (cf. 13, 38). Tandis que Pierre le renie, Jésus fait courageusement face à Hanne et rend témoignage. Il n’est nullement tenu de le faire, parce que l’homme n’a plus aucun pouvoir judiciaire. Il est seulement le beau-père de Caïphe, le grand prêtre en fonction cette année. Tout au plus peut-il s’agir d’une visite informelle de courtoisie, pas d’un début d’instruction judiciaire. Jésus parle donc sans être obligé. Hanne aurait très bien pu dire : « Jésus ? Je ne le connais pas ! » Car il n’a ni le pouvoir, ni le droit de l’interroger. Pourtant Jésus témoigne. Toute la scène devant Hanne met en évidence un seul détail : la gifle. Elle est l’événement qui symbolise le rejet de Jésus par les chefs du peuple. C’est un rejet sans motif, une pure manifestation de force brutale et humiliante. Jésus n’a jamais parlé en secret, il s’est toujours exprimé ouvertement et chacun pouvait l’entendre. Pourquoi Hanne ne l’interroge-t-il que maintenant sur son enseignement et sur ses disciples (cf. 18, 19) ? Jean attire notre attention sur certains détails. Il nous rend ainsi conscients du véritable enjeu de la scène qui se déroule au premier 217


plan. L’attitude souveraine de Jésus et la gifle humiliante sont bien plus qu’une banale anecdote. En fait, les chefs du peuple ne connaissent pas leur vrai roi. Jésus répond calmement, en toute sérénité. Devant un tribunal, les brutalités ne sont pas permises ; seuls comptent les arguments. « Si j’ai mal parlé, montre en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappestu ? » (18, 23). Hanne est sorti de son rôle d’interrogateur objectif. Jésus rectifie la marche du procès : pourquoi user de brutalité dans une salle d’audience ? Qui donc ici est le vrai juge et qui est l’inculpé ? Jean n’ajoutera pratiquement rien au procès juif. À peine signalet-il que Jésus est passé chez Caïphe. On se dirige rapidement chez Pilate. Jean pense qu’à vrai dire un procès devant les Juifs n’est plus nécessaire : ils l’ont d’ores et déjà condamné. Depuis l’enquête auprès du Baptiste (1, 19-28) jusqu’à la décision de faire mourir Jésus (11, 49-53), le récit de Jean n’est qu’un long procès. Seigneur Jésus, préserve-nous de la témérité, de la confiance en nos propres forces ; préserve-nous de la trahison. Ne permets pas que nous disions comme Pierre : « Même si tous te quittent, moi je ne le ferai jamais ! » Celui qui est téméraire doit savoir qu’un jour le coq chantera pour lui aussi, que, peut-être, il aura dit jusqu’à trois fois : « Je ne le connais pas ! » Et s’il nous arrivait d’imiter Pierre, fais que nous le suivions aussi dans sa contrition, que nous pleurions des larmes non d’amertume 218


mais de repentir. Et toi, porte sur nous le regard que tu as porté sur Pierre. Parce que nous t’aimons tant.


Jésus devant Pilate Cependant on avait emmené Jésus de chez Caïphe à la résidence du gouverneur. C’était le point du jour. Ceux qui l’avaient amené n’entrèrent pas dans la résidence pour ne pas se souiller et pouvoir manger la Pâque. 29 Pilate vint donc les trouver à l’extérieur et dit:«Quelle accusation portez-vous contre cet homme?» 30 Ils répondirent: «Si cet individu n’avait pas fait le mal, te l’aurionsnous livré?» 31 Pilate leur dit alors:«Prenez-le et jugez-le vous-mêmes suivant votre loi.» Les Juifs lui dirent: «Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort!» 32 C’est ainsi que devait s’accomplir la parole par laquelle Jésus avait signifié de quelle mort il devait mourir. 33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit: «Es-tu le roi des Juifs?» 34 Jésus lui répondit:«Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi?» 35 Pilate lui répondit:«Est-ce que je suis Juif, moi? Ta propre nation, les grands prêtres t’ont livré à moi! Qu’as-tu fait?» 36 Jésus répondit:«Ma royauté n’est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens au28

raient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais ma royauté, maintenant, n’est pas d’ici.» 37 Pilate lui dit alors: «Tu es donc roi?» Jésus lui répondit:«C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix.» 38 Pilate lui dit: «Qu’est-ce que la vérité?» Sur ce mot, il alla de nouveau trouver les Juifs au-dehors et leur dit:«Pour ma part, je ne trouve contre lui aucun chef d’accusation. 39 Mais comme il est d’usage chez vous que je vous relâche quelqu’un au moment de la Pâque, voulez-vous donc que je vous relâche le roi des Juifs?» 40 Alors ils se mirent à crier:«Pas celui-là, mais Barabbas!» Or ce Barabbas était un brigand. 191 Alors Pilate emmena Jésus et le fit fouetter. 2 Les soldats, qui avaient tressé une couronne avec des épines, la lui mirent sur la tête et ils jetèrent sur lui un manteau de pourpre. 3 Ils s’approchaient de lui et disaient: «Salut, le roi des Juifs!» et ils se mirent à lui donner des coups. 4 Pilate retourna à l’extérieur et dit aux Juifs: «Voyez, je vais vous l’amener dehors: vous devez savoir que je ne trouve aucun chef

220


d’accusation contre lui.» Jésus vint alors à l’extérieur; il portait la couronne d’épines et le manteau de pourpre. Pilate leur dit: «Voici l’homme!» 6 Mais dès que les grands prêtres et leurs gens le virent, ils se mirent à crier: «Crucifie-le! Crucifie-le!» Pilate leur dit: «Prenez-le vousmêmes et crucifiez-le; quant à moi, je ne trouve pas de chef d’accusation contre lui.» 7 Les Juifs lui répliquèrent: «Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu!» 8 Lorsque Pilate entendit ce propos, il fut de plus en plus effrayé. 9 Il regagna la résidence et dit à Jésus: «D’où es-tu, toi?» Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. 10 Pilate lui dit alors: «C’est à moi que tu refuses de parler! Ne saistu pas que j’ai le pouvoir de te relâcher comme j’ai le pouvoir de te faire crucifier?» 11 Mais Jésus lui répondit:«Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut; et c’est bien pourquoi celui qui m’a livré à toi porte un plus grand péché.» 5

La condamnation à mort 12

Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher, mais les Juifs se mirent à crier et ils disaient: «Si tu le relâchais, tu ne te conduirais pas 221

comme l’ami de César! Car quiconque se fait roi, se déclare contre César.» 13 Dès qu’il entendit ces paroles, Pilate fit sortir Jésus et le fit asseoir sur l’estrade, à la place qu’on appelle Lithostrôtos – en hébreu Gabbatha. 14 C’était le jour de la Préparation de la Pâque, vers la sixième heure. Pilate dit aux Juifs: «Voici votre roi!» 15 Mais ils se mirent à crier: «À mort! À mort! Crucifie-le!» Pilate reprit: «Me faut-il crucifier votre roi?» Les grands prêtres répondirent: «Nous n’avons pas d’autre roi que César.» 16 C’est alors qu’il le leur livra pour être crucifié. Ils se saisirent donc de Jésus.


Le roi et le gouverneur Ainsi, chez Jean, pas un mot du procès devant le Sanhédrin : on passe rapidement chez Pilate. Jean est pressé d’arriver au nœud de la passion : le roi face au gouverneur. Du point de vue littéraire, la scène de Pilate est solidement structurée. Pilate va et vient (18, 28 – 19, 16). Par deux fois se succèdent des événements à l’intérieur et à l’extérieur avec, au centre, la scène du couronnement d’épines. Le tout se termine tragiquement : « C’est alors qu’il le leur livra pour être crucifié. Ils se saisirent donc de Jésus » (19, 16). Pour Jean, ce qui suit n’est pas tant la relation d’un procès politique devant un magistrat romain que l’aboutissement du « grand procès » entre les Juifs et Jésus, entre le Fils de Dieu et le peuple élu de ce même Dieu. C’est le monde à l’envers : l’inculpé est le plus fort, le plaignant faible, le juste reçoit le salaire du malfaiteur et Barabbas, la liberté qui revenait à Jésus. Le lieu où se déroule le procès est important aux yeux de Jean, notamment le prétoire du gouverneur romain. Le moment l’est tout autant : le jour avant la Pâque, celui des préparatifs de la fête. Pour les Juifs, le fait d’entrer au tribunal les rendrait impurs (cf. Ac 10, 28). Telle est leur loi. Pourtant, le véritable Juste, ils ne se gênent pas pour l’y pousser. « Ils arrêtent au filtre le moucheron et avalent le chameau » (cf. Mt 23, 24). Et, ironie divine, le véritable Agneau pascal — Jésus — est mis à mort à l’heure où sont égorgés au temple les agneaux de la Pâque ! Ils ne savent pas que c’est la dernière fois qu’ils mangent « l’ancien » agneau pascal. 222


Pilate pose la question de rigueur : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » (18, 29b). La réponse est arrogante : « Si cet individu n’avait pas fait le mal, te l’aurions-nous livré ? » (18, 30). Une réponse vague. Pilate leur rend la monnaie de leur pièce : « Prenezle et jugez-le vous-mêmes suivant votre loi » (18, 31a). Juger, ils le peuvent, certes, mais ce qu’ils veulent, c’est le mettre à mort, et cela, le droit de l’occupant le leur interdit. Jésus l’avait prédit : « C’est ainsi que devait s’accomplir la parole par laquelle Jésus avait signifié de quelle mort il devait mourir » (18, 32). Il doit mourir sur une croix. Comment pourrait-il sinon « attirer à lui tous les hommes » — ses accusateurs inclus —, s’il n’était pas élevé de terre ? Par deux fois, Pilate rentre au prétoire, par deux fois il en ressort. À l’intérieur, il parle avec Jésus seul ; dehors il discute avec les Juifs. Sans détour, il demande à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » (18, 33b). Jésus répond par une autre question : Pilate dit-il cela de lui-même ou parce que les Juifs le lui ont dit ? Puis il ne le dissimule plus : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (18, 36a). Elle ne vient pas des hommes et n’est pas de nature politique. Elle vient de Dieu : aussi ne se limite-t-elle pas à un peuple, une nation, mais elle concerne le monde entier. De plus, il ne s’agit pas de l’exercice d’un pouvoir ; elle est pur « témoignage rendu à la vérité ». Pilate ne suit plus : il ne parvient pas à situer pareille royauté. En Romain prosaïque, il ne peut s’empêcher de dire : « Qu’est-ce que la vérité ? » (18, 38a). L’entretien s’enlise dans le scepticisme. Ensuite, Pilate va retrouver les Juifs et déclare Jésus innocent : « Pour ma part, je ne trouve contre lui aucun chef d’accusation » (18, 38c). Il cherche même une astuce juridique qui permettrait à Jésus de sortir libre. Au moment de la Pâque, l’usage voulait que le gouverneur relâche quelqu’un. Qui veulent-ils : Barabbas ou le « roi des Juifs » ? Dans sa banalité et par l’ironie méprisante du Romain face à un petit peuple qui désire 223


avoir un roi, la scène est hautement symbolique : choisiront-ils le bandit de préférence au Juste, Barabbas plutôt que Jésus ? Intentionnellement, Jean ajoute : « Or ce Barabbas était un brigand » (18, 40b). Seigneur Jésus, aujourd’hui encore tu te trouves face au tribunal du monde entier : qu’as-tu donc fait de mal ? L’accusation est imprécise. Tu es cité parce que tu es Jésus, pour rien d’autre. Le monde est fermé à la vérité que tu apportes de la part du Père. Et nous ? Souvent nous optons aussi pour un autre Messie, au besoin pour un Barabbas. Délivre-nous de notre penchant à opter pour le mensonge quand cela nous arrange. Et préserve-nous du scepticisme de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » Établis-nous dans la vérité : tu es Vérité !

Le couronnement du roi Jésus est roi, il vient de le dire lui-même. Mais il n’est pas encore couronné. Cela va se faire immédiatement. Tout ce qui jusqu’ici a été dit chez Pilate — à l’intérieur et à l’extérieur du prétoire —, se réalise à présent dans les faits : le roi est couronné. 224


Pourquoi Pilate agit-il de la sorte, pourquoi fait-il flageller Jésus ? Peut-être pour le libérer après avoir répondu, jusqu’à un certain point, à l’attente des Juifs. Mais pour Jean, il y a plus important ; Jésus doit être réellement couronné roi. Certes d’une façon différente de celle qu’on attendrait. La couronne est d’épines, symbole non des hommages dus à un roi, mais des souffrances qui conviennent au Messie. Remarquons que Jean ne décrit pas le couronnement de façon détaillée. Les moqueries, le roseau, les simulacres de génuflexion, les détails humiliants présents chez les autres évangélistes, Jean les passe sous silence. Il retient presque uniquement ce qui est proprement royal : le couronnement et le sceptre de roseau. Il mentionne surtout la proclamation des soldats : « Salut, le roi des Juifs ! » (19, 3). Ils le frappent au visage. Les soldats ne soupçonnent pas combien ils disent vrai. Pilate, plus tard, proclamera lui aussi, publiquement, la royauté de Jésus : « Voici votre roi ! » (19, 14b). Le roi a été couronné par les soldats à l’intérieur de la résidence. Tout roi doit être présenté au peuple lors de son avènement. Pilate le fait sortir. Il signifie par là qu’il le considère comme parfaitement innocent. Il l’exhibe revêtu des insignes royaux : la couronne et le manteau de pourpre. Cela les autres évangélistes ne l’ont pas mentionné. Pilate ajoute une parole dont il ne saisit pas la portée : « Voici l’homme ! » (19, 5). Ce « pauvre homme », pense-t-il, qui ne mérite que de la compassion. Pour Jean, ces mots contiennent infiniment plus que ce qu’imagine Pilate : « Le voici, le Fils de l’homme ! », celui qui détient le pouvoir sur tous, y compris sur Pilate. Jésus est le Fils de l’homme, celui qui viendra sur les nuées du ciel avec gloire et puissance (cf. Dn 7, 13-14.27). Ceci est un moment de révélation. Mais le peuple ne rend à Jésus ni les hommages ni le salut dus à un roi. Loin de tomber à genoux devant Celui qui viendra sur les nuées du ciel, il le veut sur une croix. Ce sera là son trône royal. Pilate consent à la volonté du peuple en termes on ne peut plus ambigus : 225


« Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le ; quant à moi, je ne trouve pas de chef d’accusation contre lui » (19, 6b). Quel juge a jamais rassemblé autant d’illogisme dans une seule phrase ! Le vrai motif viendra de la bouche des Juifs : « … il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu ! » (19, 7b). Ils sont plus conscients de la portée réelle de l’affaire que le juge qui prononce la sentence. Seigneur Jésus, c’est la dernière fois que tu sors, qu’on te montre sur le perron du prétoire de Pilate. Ils sont nombreux à être venus pour te voir couronné d’épines, revêtu du manteau de pourpre royal. Pour te voir dans ton humiliation, pas du tout pour te rendre hommage. Tu te tais. Pourtant leurs oreilles devraient tinter de tant de vérité manifestée par l’apparat royal dont on t’a affublé : ici se trouve en effet leur roi, et plus qu’un roi. C’est un païen qui dira de toi : « Voici l’homme ! » Tu es le Fils de l’homme, en effet, le plus grand et le dernier roi qui vient de la part de Dieu. Le Baptiste t’avait cerné mieux encore lorsqu’en ce premier jour il disait à André et Jean : « Voici l’Agneau. » 226


Sa parole était vraie : tu es à la fois grand et petit, Dieu et homme. Accorde-nous la grâce de confesser dans la foi qu’en cet homme de douleurs est venu le Fils de l’homme : Dieu caché, comme l’avait dit Isaïe.

D’où es-tu, toi ? Pilate est agacé par les discussions et le bruit devant sa porte. L’irritation se fait plus manifeste ; maintenant, quelque chose de plus sérieux transparaît. Que doit-il donc faire de cet obscur individu qui nourrit des idées loufoques dans sa tête malade ? Que faire d’un pauvre diable qui se promène avec la prétention absurde d’être fils de Dieu ? Maintenant que Jésus lui a dit que sa royauté n’était pas de ce monde, Pilate, comme beaucoup de Romains, se demande — en cette période trouble de syncrétisme et de superstition — si Jésus n’aurait pas d’accointances avec des forces étranges, secrètes ou mystérieuses. Rentrant au prétoire, il l’interroge une nouvelle fois : « D’où es-tu, toi ? » (19, 9a). À son insu, Pilate a posé la vraie question. Celui qui formule pareille question dans l’évangile de Jean, pose la question de l’origine divine de Jésus. D’autres que Pilate l’ont posée — Nicodème, la Samaritaine, l’aveugle de naissance —, mais jamais elle ne fut posée aussi clairement. Cette question court, telle un fil rouge, à travers tout le quatrième évangile. « Mais Jésus ne lui fit aucune réponse » (19, 9b). À une question aussi directe, Jésus ne peut répondre avant sa passion, sa mort et sa résurrection. Sa mort et sa résurrection constituent la réponse. Et le premier qui la formulera sera un centurion romain. 227


Pilate trouve déplacé le silence de Jésus et il le met sous pression : il se pose en détenteur du pouvoir. Aussitôt Jésus relativise : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut… » (19, 11a). Pourtant, Pilate usera de ce pouvoir pour livrer Jésus afin qu’il soit crucifié. Or, ce pouvoir n’est qu’une illusion : il est impuissance. Car que fait Pilate dans cette démonstration de puissance ? Sans le savoir, il obéit à la volonté d’un autre Puissant — le Père —, et aide à la réalisation de Son plan. Qu’est-il donc en l’occurrence : gouverneur romain ou serviteur de Dieu ? C’est bien pourquoi sa faute est moins grande que la faute de ceux qui l’ont livré (cf. 19, 11b). Car eux, ils savent fort bien ce qu’ils font. Une dernière fois, Pilate cherche à le relâcher. Il lui trouve de moins en moins de culpabilité. Mais l’inquiétude va le gagner. Dehors, le peuple est surexcité, et l’empereur pourrait apprendre qu’il a libéré un homme qui avait des prétentions royales. Pilate doit choisir : Jésus ou son poste. Jésus s’assoit-il lui-même ou Pilate fait-il asseoir Jésus — par dérision — « sur l’estrade, à la place qu’on appelle Lithostrôtos — en hébreu Gabbatha » (19, 13b) ? Le texte permet les deux interprétations. Mais il serait dans la ligne de pensée de Jean que ce soit Jésus qui prenne place sur le siège du juge : c’est d’ailleurs lui le Juge, et non Pilate. Alors le Roi Juge serait pleinement élevé sur son trône… Non seulement le lieu est important, mais aussi l’heure : il est midi, le jour de la préparation de la Pâque. C’est précisément l’heure où commence au temple l’abattage des agneaux pascals. Pilate en personne se charge de la proclamation royale : « Voici votre roi ! » (19, 14b). Il voit mieux les choses que le peuple qui crie : « Nous n’avons pas d’autre roi que César » (19, 15c). Cette déclaration, c’est Pilate qui aurait dû la faire ! Alors que, quand il dit que Jésus est leur roi, c’est le peuple qui aurait dû le proclamer… 228


Seigneur Jésus, depuis ta venue, à la suite de Pilate, le monde entier t’interroge : « D’où es-tu, toi ? » À présent, tu réponds : « Je viens du Père : suivez-moi ! » Quand la tentation nous guette d’opter pour César, pour notre propre carrière ou seulement pour trente deniers, donne-nous la force de choisir et de dire ouvertement : « Nous sommes à toi, c’est à toi seul que nous voulons appartenir. »


Le crucifiement

se sont partagé mes vêtements, et ma tunique, ils l’ont tirée au sort. Voilà donc ce que firent les soldats.

Portant lui-même sa croix, Jésus sortit et gagna le lieu dit du Crâne, qu’en hébreu on nomme Jésus et sa mère Golgotha. 18 C’est là qu’ils le crucifièrent ainsi 25 Près de la croix de Jésus se teque deux autres, un de chaque naient debout sa mère, la sœur côté et, au milieu, Jésus. de sa mère, Marie, femme de 19 Pilate avait rédigé un écriteau Clopas et Marie de Magdala. qu’il fit placer sur la croix: il por26 Voyant ainsi sa mère et près d’eltait cette inscription: «Jésus le le le disciple qu’il aimait, Jésus dit Nazôréen, le roi des Juifs.» à sa mère: «Femme, voici ton 20 Cet écriteau, bien des Juifs le lufils.» rent, car l’endroit où Jésus avait 27 Il dit ensuite au disciple:«Voici ta été crucifié était proche de la vilmère.» Et depuis cette heure-là, le et le texte était écrit en hébreu, le disciple la prit chez lui. en latin et en grec. 21 Les grands prêtres des Juifs dirent La mort de Jésus à Pilate: «N’écris pas “le roi des Juifs”, mais bien “cet individu a pré28 Après quoi, sachant que dès lors tendu qu’il était le roi des Juifs”.» tout était achevé, pour que l’Écri22 Pilate répondit:«Ce que j’ai écrit, ture soit accomplie jusqu’au je l’ai écrit.» bout, Jésus dit: «J’ai soif»; 29 il y avait là une cruche remplie Le partage des vêtements de vinaigre, on fixa une éponge imbibée de ce vinaigre au bout 23 Lorsque les soldats eurent ached’une branche d’hysope et on vé de crucifier Jésus, ils prirent l’approcha de sa bouche. 30 Dès qu’il eut pris le vinaigre, Jéses vêtements et en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la sus dit: «Tout est achevé» et, intunique: elle était sans couture, clinant la tête, il remit l’esprit. tissée d’une seule pièce depuis le haut. Le coup de lance 24 Les soldats se dirent entre eux: 31 Cependant, comme c’était le «Ne la déchirons pas, tirons plutôt au sort à qui elle ira», en sorte jour de la Préparation, les Juifs, de crainte que les corps ne resque soit accomplie l’Écriture: Ils 17

230


tent en croix durant le sabbat – ce sabbat était un jour particulièrement solennel –, demandèrent à Pilate de leur faire briser les jambes et de les faire enlever. 32 Les soldats vinrent donc, ils brisèrent les jambes du premier, puis du second de ceux qui avaient été crucifiés avec lui. 33 Arrivés à Jésus, ils constatèrent qu’il était déjà mort et ils ne lui brisèrent pas les jambes. 34 Mais un des soldats, d’un coup de lance, le frappa au côté, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau. 35 Celui qui a vu a rendu témoignage, et son témoignage est conforme à la vérité, et d’ailleurs celui-là sait qu’il dit ce qui est vrai afin que vous aussi vous croyiez. 36 En effet, tout cela est arrivé pour que s’accomplisse l’Écriture: Pas un de ses os ne sera brisé; 37 il y a aussi un autre passage de l’Écriture qui dit: Ils verront celui qu’ils ont transpercé.

231


Portant lui-même sa croix… Nous arrivons au point culminant du récit johannique de la passion : la crucifixion de Jésus et sa mort. Cette heure est celle qu’il a attendue pendant toute sa vie. Et à « son » heure, Marie se tient prête, tout comme lors des noces de Cana. Ils ont, lui et elle, la même heure. Deux thèmes principaux dominent ce récit de la passion. Le premier confirme la royauté de Jésus. Pilate le fait même placer sur un écriteau au-dessus de la croix, et en trois langues, afin que chacun puisse le lire. Sa mort sur la croix est l’élévation au trône royal. Le second montre que Jésus suit, jusque dans les détails, le plan écrit à son sujet depuis des siècles dans les psaumes et les prophètes. Nulle part dans l’évangile ne se trouvent rassemblés autant de textes de l’Écriture à la suite les uns des autres. C’est presque un florilège de psaumes et des prophètes. Comme si l’« acteur » divin suivait scrupuleusement texte et indications scéniques écrits par le Père. Car c’est lui qui en est l’« auteur ». Et Jésus se révèle pleinement docile à sa régie. Jésus porte sa croix sur les épaules. Tout va très vite maintenant. Jean ne parle pas de Simon de Cyrène ni des femmes qui se lamentent sur les bords du chemin. Jésus se hâte vers la croix. Sur ses épaules, il porte lui-même son trône royal. Il sort de la ville, parce que l’agneau chargé des péchés d’Israël doit être chassé de la ville pour mourir dans le « désert », comme s’il était le bouc émissaire chargé de tous les torts du peuple (cf. Lv 16, 20 s.). Pour qui n’a pas la foi, cet « exode » sous les huées et les railleries de la populace rameutée est pure humiliation. Pour celui qui croit, c’est la marche triomphale du Sauveur. 232


Au Golgotha — une petite colline en forme de crâne chauve, appelée pour cela lieu du Crâne —, on le cloue à la croix, sous les yeux des passants et des pèlerins en route vers la fête de la Pâque. Nul n’a conscience de contempler le véritable Agneau pascal. Jean reste sobre : il mentionne juste un détail, disant qu’avec lui on en crucifie « deux autres, un de chaque côté et, au milieu, Jésus » (19, 18b). Il n’ajoute pas qu’il s’agit de bandits. À ses yeux, ils seraient plutôt des courtisans, parce qu’un roi ne paraît jamais seul sans sa cour. Pilate a complété le tableau : il a ordonné qu’au-dessus de la tête de Jésus soit indiqué le motif de sa condamnation : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs » (19, 19b). Il résistera aux Juifs qui protestent, parce qu’il est certain de son fait : Jésus est roi. Seulement, Pilate ne sait pas ce qu’il dit. Cette vérité lui est quasiment arrachée. Et Jean d’insister lourdement : « Cet écriteau, bien des Juifs le lurent, car l’endroit où Jésus avait été crucifié était proche de la ville et le texte était écrit en hébreu, en latin et en grec » (19, 20). Il s’agit en quelque sorte d’une proclamation universelle, parce que ces trois langues symbolisent à la fois le monde religieux (hébreu), le monde culturel (grec) et le monde politique (latin). Tous, ils ont donc entendu et compris la proclamation. Ceux aussi qui l’ont bien comprise, ce sont les grands prêtres. Ils ont vu que décidément on faisait trop d’honneur à Jésus. L’écriteau doit être enlevé, ou du moins corrigé. Mais Pilate, le païen, confirme solennellement : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » (19, 22). Voilà presque un langage digne de Dieu ou de la plus haute instance religieuse : une affirmation dogmatique. Seigneur Jésus, Jean nous dit avec insistance que tu as porté toi-même ta croix. Oui, agneaux perdus, 233


tu nous as portés comme une croix sur tes épaules. Souvent nous sommes pour toi une croix, par faiblesse et par malice. Mais toi, tu es le bon berger, et les bergers portent toujours les agneaux et la croix. Tant de choses en nous pèsent sur tes épaules, marbrent ton dos. Tu portes tout ce qui nous salit, chaque tache sombre, chaque lésion de lèpre, chaque heure de scepticisme, de doute et de révolte, toutes nos trahisons. Tout cela est inscrit sur ta peau. Seigneur Jésus, aie pitié de nous.

La tunique Les évangélistes racontent tous que les vêtements de Jésus furent partagés entre les soldats. Selon la coutume romaine, après une exécution, les soldats avaient en effet droit aux vêtements. Toutefois, seul Jean dit que les soldats firent quatre parts des vêtements de Jésus, s’en réservant chacun une. Pourquoi ce détail ? Peut-être est-ce pour signifier qu’à la manière des quatre fleuves du paradis qui irriguaient tout le jardin, la mort rédemptrice de Jésus coule de la croix en fleuve de grâce sur toute l’humanité. « Restait la tunique ; elle était sans couture, tissée d’une seule pièce depuis le haut », poursuit Jean (19, 23b). Est-il si important de souligner que seule cette pièce de vêtement, la tunique, ne fut pas par234


tagée ? De fait, on n’avait pas l’habitude de déchirer un vêtement sans couture ; pareil vêtement était bien trop coûteux. Aussi les soldats l’ont-ils tiré au sort. Mais — également à leur insu — ils ont ainsi accompli ce qui était déjà affirmé dans le livre des Psaumes : « Ils se partagent mes vêtements et tirent au sort mes habits » (Ps 22, 19). S’il est exact que les quatre parts des vêtements font allusion à la rédemption universelle par Jésus, il est tout aussi clair que la tunique — qui n’est pas déchirée — évoque l’unité dans le Christ. Si l’Église est universelle, elle est également une. Après la résurrection, le filet de Pierre sera plein à craquer de cent cinquante-trois poissons — un de chacune des espèces connues à l’époque —, et cela sans qu’il se rompe. Après la citation, Jean écrit à dessein : « Voilà donc ce que firent les soldats » (19, 24c). Ils ont accompli la prophétie. L’unité de l’Église est le fruit de la mort de Jésus en croix. Jean a ajouté un détail significatif : « … tissée d’une seule pièce depuis le haut. » Oui, c’est d’en haut, du Père, que vient l’unité. La tunique sans couture que porte le Christ, c’est du ciel qu’elle lui fut donnée. Et, comme le dit Cyprien : « Personne ne peut mettre la tunique du Christ, s’il fissure ou déchire son Église. » Seigneur Jésus, dépouillé de tes vêtements, tu es devenu parfaitement semblable à nous : nu tu es né, nu tu es mort. Pauvre tu es venu, pauvre tu es reparti. Chaque fois tu te montres à tous nu sur le bois, de la crèche et de la croix. En ce moment, tu n’as rien gardé pour toi-même, 235


sauf la couronne d’épines afin qu’il soit clair que, même à l’heure de la pauvreté et de la honte, tu restes roi. Ta tunique d’une seule pièce, c’est nous, ton Église : nous sommes tes frères et sœurs. Ne permets pas que ton Église soit déchirée, que nous fassions avec ta tunique ce que même les soldats n’ont pas voulu faire.

Sa mère aussi se tenait debout près de la croix Ceci constitue le cœur de la passion de Jésus : sa mère et son disciple bien-aimé sont au pied de la croix. Jean est le seul à en parler. Ce qu’il a vu est bien plus qu’un événement tragique et attendrissant, bien plus que le geste d’adieu d’un fils à sa mère et à son ami. À nouveau, Jean jette sur l’événement un regard profond. Nous n’apprenons rien des souffrances de Jésus ou de celles de Marie. L’attention de Jean va totalement à la maternité spirituelle de Marie vis-à-vis de l’ensemble de l’Église en la personne du disciple bien-aimé. Jean s’intéresse davantage à ce que fait Marie qu’à ce qu’elle endure. Sous la croix, les quatre femmes et le disciple bien-aimé sont les prémices de l’Église : une première petite communauté messianique, née de la mort de Jésus, au pied de la croix. Marie et le disciple que Jésus aimait en forment le noyau. Jean ne les nomme pas, les appelant « femme » et « fils ». Elle est l’image de la fille de Sion ; lui est l’image de la communauté croyante. Simplement et solennellement

236


à la fois, Jean fait dire à Jésus : « Femme, voici ton fils » (19, 26b) et « Voici ta mère » (19, 27). « Voici ta mère. » Dans ce court passage, la tradition a lu la maternité spirituelle de Marie vis-à-vis de toute l’Église. Avec raison. Le scène fait étonnamment penser à ce qui s’est passé à Cana. Là aussi Jésus s’adressait à sa mère en l’appelant « femme », et il évoquait son « heure ». À présent, elle est venue, cette heure. Marie devient la fille de Sion qui — en la personne du disciple bien-aimé — accueille en son sein tout le peuple de Dieu (cf. Is 66, 8 ; Ps 87, 5). La tunique sans couture renvoyait aussi à la communauté nouvelle. Marie et Jean en sont les premiers piliers. Avant d’expirer, Jésus révèle à Marie qu’elle sera la Mère de l’Église et que l’Église, en la personne de Jean, la reçoit comme Mère. « Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui » (19, 27b). Peut-être ce texte n’est-il pas à prendre au sens littéral, mais surtout au sens spirituel : sur base de sa foi en Jésus, Jean accueille Marie comme sa nouvelle mère. Et la maternité de Marie va colorer en même temps la vie spirituelle de l’Église. Marie est la personnification de l’Église Mère ; sa maternité caractérise désormais « notre Mère, la Sainte Église ». Dans son prologue, l’évangéliste écrivait : « … les siens ne l’ont pas accueilli » (1, 11b). Au pied de la croix se tiennent ceux qui l’ont accueilli, et il leur donne par là même « le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (1, 12b). Origène, le savant théologien de l’Église ancienne, le savait déjà : « Il n’y a pas d’autre fils de Marie que Jésus. Et quand il dit : “Voici ton fils”, et non : “Celui-ci est également ton fils”, c’est qu’il veut signifier que tous les enfants de l’Église sont compris dans son fils unique, Jésus. En effet, celui qui croit peut dire : ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Commentaire sur saint Jean).

237


Seigneur Jésus, lorsque tu allais venir au monde, Marie n’a eu qu’une parole : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole. » C’était son premier « oui ». Alors elle t’a accueilli en son sein. À partir de là, son « oui » a été chaque jour davantage grevé de souffrance. Le premier « oui » avait été joyeux ; à chaque « oui » qui suivit, elle te disait de plus en plus adieu. Elle t’a porté au temple, disant un « oui » obéissant à la Loi. Mais quand Syméon a dit qu’un glaive lui transpercerait l’âme, cela lui a fait mal. Une deuxième fois dans le même temple, elle eut mal quand tu lui as dit : « Pourquoi me cherchez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Et encore cette autre fois, quand les disciples vinrent te dire : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors, ils t’attendent » et que tu as répondu : « Qui sont ma mère, mes frères et mes sœurs, sinon ceux qui font la volonté du Père ? » Même à Cana, en pleine joie des noces, tu lui as parlé de ton « heure » ! 238


Et là voilà, l’heure, la dernière fois qu’elle te voit, au seuil de la mort : une heure d’infinie souffrance pour vous deux. Sur la croix tu acceptes son « oui » et tu en fais un seul « oui » avec le tien. Impossible désormais de vous séparer, Mère et Fils — ou faudrait-il dire « Époux et Épouse » ? Maintenant, c’est le « oui » ultime qui est prononcé, le « oui » qui a sauvé le monde entier. Maintenant, chaque « oui » du passé est mené à terme, à son achèvement. « Il remit l’esprit… » Seigneur Jésus, maintenant résonne le cri de l’abandon extrême : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais non, en ce moment de la plus grande solitude, jamais ton Père n’a été aussi proche de toi. Tu inclines la tête et t’endors sur le sein dont tu as été engendré. L’heure de ta mort est déjà l’heure de ta résurrection. Car personne ne t’enlève la vie. Tu la donnes librement, de toi-même. 239


Tu as en effet le pouvoir de la donner et celui de la reprendre. C’est la mission que tu as reçue de ton Père. Maintenant que tout est accompli, Seigneur Jésus, l’Esprit peut venir sur terre et tu le souffles sur ton Église. Ton dernier souffle est déjà le grand vent de Pentecôte. Et voici, à peine est-il venu, l’Esprit, que sont présents déjà les fruits, les prémices de la récolte : eau et sang jaillissent de ton côté, l’eau du baptême, le sang qui bouillonne dans la coupe de bénédiction. C’est déjà la Pentecôte : le dernier souffle de l’ancien monde, le premier du nouveau.

Le coup de lance Après la mort de Jésus, Jean pose clairement la question : qui était-il et que signifiait sa mort ? Les autres évangélistes évoquent des prodiges : le voile du sanctuaire se déchire, le soleil s’obscurcit, des morts sortent de leurs tombes, le centurion croit. Jean a une lecture plus profonde : la mort de Jésus nous apporte le salut. Aussi l’évangéliste préfère-t-il relever d’autres détails. Contrairement à la coutume, les soldats ne brisent pas les jambes de Jésus. Ils constatent qu’il était déjà mort. Sans s’en rendre compte, ils manifestent ainsi qui il est : ce mort est également un agneau pascal. Or, 240


d’un agneau pascal, il n’est pas permis de briser les os (cf. Ex 12, 46). Le nouvel agneau pascal inaugure le temps de la délivrance ultime, celle du péché. C’est bien plus que d’échapper aux mains d’un Pharaon. Les soldats transpercent le côté de Jésus : le sang et l’eau peuvent en couler. Pour les soldats, c’est le signe qu’il est bien mort. Pour nous, il signifie bien plus. Eau et sang sont en effet des mots fortement chargés de sens. L’eau est signe de vie, signe de l’Esprit et du baptême ; le sang est signe du sacrifice, du pouvoir expiatoire de la passion rédemptrice, de l’eucharistie. L’écoulement d’eau sortant du côté de Jésus est l’image de son pouvoir rédempteur. Ézéchiel disait déjà qu’il avait vu l’eau jaillir de dessous le seuil du temple et couler vers les quatre points cardinaux. L’eau avait grossi pour devenir un fleuve infranchissable, adoucissant même les eaux de la mer Morte. Elle ferait pousser sur ses rives des arbres dont le feuillage aurait des vertus curatives (cf. Ez 47, 1-12). On peut lire également dans Zacharie : « En ce jour-là, des eaux vives sortiront de Jérusalem, moitié vers la mer orientale, moitié vers la mer occidentale. Il en sera ainsi l’été comme l’hiver » (Za 14, 8). Jean insiste sur le coup de lance. D’après la tradition ecclésiale, il est d’ailleurs le témoin de la scène. Son témoignage est digne de foi ; il est certain de dire la vérité (cf. 19, 35). Ce témoignage oculaire est exprimé avec grande solennité parce qu’il s’agit d’une importante vérité de foi : la mort rédemptrice de Jésus. Jésus est vraiment l’agneau pascal du temps nouveau. Et la prophétie de Zacharie se réalise : « … Alors ils regarderont vers moi, celui qu’ils ont transpercé. Ils célébreront le deuil pour lui, comme pour le fils unique. Ils le pleureront amèrement comme on pleure un premier-né » (Za 12, 10 ; cf. Jn 19, 37). Seigneur Jésus, élevé sur la croix, transpercé par les hommes… 241


Chacun de nous a tenu en main la lance qui t’a transpercé. Et ta réponse à ce coup, ce fut un flot de grâce jaillissant de ton côté ouvert. Aux regards pleins de haine de ceux qui ne cessent de te transpercer, tu as toujours répondu par un regard d’amour et de pardon. Nous levons le regard vers toi pour te faire mal, mais toi, par la plaie de ton côté, tu viens nous guérir.


L’ensevelissement Après ces événements, Joseph d’Arimathée, qui était un disciple de Jésus mais s’en cachait par crainte des Juifs, demanda à Pilate l’autorisation d’enlever le corps de Jésus. Pilate acquiesça et Joseph vint enlever le corps. 39 Nicodème vint aussi, lui qui naguère était allé trouver Jésus au cours de la nuit. Il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres. 40 Ils prirent donc le corps de Jésus et l’entourèrent de bandelettes, avec des aromates, suivant la manière d’ensevelir des Juifs. 41 À l’endroit où Jésus avait été crucifié il y avait un jardin, et dans ce jardin un tombeau tout neuf où jamais personne n’avait été déposé. 42 En raison de la Préparation des Juifs, et comme ce tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus. 38

Le tombeau trouvé vide

mait, et elle leur dit: «On a enlevé du tombeau le Seigneur, et nous ne savons pas où on l’a mis.» 3 Alors Pierre sortit, ainsi que l’autre disciple, et ils allèrent au tombeau. 4 Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. 5 Il se penche et voit les bandelettes qui étaient posées là. Toutefois il n’entra pas. 6 Arrive, à son tour, Simon-Pierre qui le suivait; il entre dans le tombeau et considère les bandelettes posées là 7 et le linge qui avait recouvert la tête; celui-ci n’avait pas été déposé avec les bandelettes, mais il était roulé à part, dans un autre endroit. 8 C’est alors que l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier, entra à son tour dans le tombeau; il vit et il crut. 9 En effet, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. 10 Après quoi, les disciples s’en retournèrent chez eux.

201 Le premier jour de la semaine, à l’aube, alors qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et voit que la L’apparition à Marie de Magdala pierre a été enlevée du tom11 Marie était restée dehors, près beau. 2 Elle court, rejoint Simon-Pierre et du tombeau, et elle pleurait. l’autre disciple, celui que Jésus aiTout en pleurant elle se penche 243


vers le tombeau et elle voit deux anges vêtus de blanc, assis à l’endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l’un à la tête et l’autre aux pieds. 13 «Femme, lui dirent-ils, pourquoi pleures-tu?» Elle leur répondit: «On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis.» 14 Tout en parlant elle se retourne et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était lui. 15 Jésus lui dit: «Femme, pourquoi pleures-tu? qui cherches-tu?» Mais elle, croyant qu’elle avait affaire au gardien du jardin, lui dit: «Seigneur, si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre.» 16 Jésus lui dit: «Marie.» Elle se retourna et lui dit en hébreu:«Rabbouni», ce qui signifie maître. 17 Jésus lui dit: «Ne me retiens pas! car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu.» 18 Marie de Magdala vint donc annoncer aux disciples: «J’ai vu le Seigneur, et voilà ce qu’il m’a dit.» 12

Apparitions aux disciples 19

Le soir de ce même jour qui était 244

le premier de la semaine, alors que, par crainte des Juifs, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit: «La paix soit avec vous.» 20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie. 21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit: «La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie.» 22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit: «Recevez l’Esprit Saint; 23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.» 24 Cependant Thomas, l’un des Douze, celui qu’on appelle Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. 25 Les autres disciples lui dirent donc: «Nous avons vu le Seigneur!» Mais il leur répondit:«Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas!» 26 Or huit jours plus tard, les disciples étaient à nouveau réunis dans la maison et Thomas était avec eux. Jésus vint, toutes por-


tes verrouillées, il se tint au milieu d’eux et leur dit:«La paix soit avec vous.» 27 Ensuite il dit à Thomas: «Avance ton doigt ici et regarde mes mains; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule et deviens un homme de foi.» 28 Thomas lui répondit: «Mon Seigneur et mon Dieu.» 29 Jésus lui dit: «Parce que tu m’as vu, tu as cru; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru.»

245


Un jardin où reposer… trois jours seulement Le côté de Jésus est à peine ouvert que les premiers fruits apparaissent déjà. Renonçant à leur timidité passée, Joseph d’Arimathée, qui était disciple « mais s’en cachait par crainte des Juifs » (19, 38b), et Nicodème qui avait fait le pas vers Jésus mais « de nuit » se présentent (cf. 3, 2). Ce dernier arrive, chargé d’aromates, Joseph se charge de la mise au tombeau. Ce simple récit ne dissimule pas une profonde théologie. Il contient toutefois quelques détails significatifs. Le corps de ce Jésus « qui n’avait pas une pierre où reposer » est déposé sur un lit « de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres » (cf. 19, 39b). Il ne possède plus ni vêtements ni tunique, on l’enveloppe de fraîches bandelettes de lin. Il reçoit un tombeau neuf, et on le fait reposer dans un jardin paisible. Il ne doit même pas être transporté bien loin, puisque le jardin est tout près, comme s’il lui était destiné depuis longtemps. On dirait qu’avec la mort de Jésus naît un nouveau printemps. Tout est différent. Ceux qui le déposent au tombeau sont des gens importants, qui le confient à la terre avec grand respect et beaucoup d’amour. Ils appartiennent aux notables du peuple. Jean semble nous dire que Jésus est mort comme un malfaiteur, mais qu’il est inhumé comme un grand de la terre. Seigneur Jésus, dans la fraîcheur du soir, tout change en un temps indiciblement court. Le lieu d’exécution, 246


tu l’échanges pour un jardin de repos ; à peine as-tu incliné la tête, qu’on te fait reposer sur un lit d’aromates ; à peine ton côté est-il ouvert, qu’on n’entend plus ni moqueries ni dérisions. Comme les animaux sortent après l’orage, des notables viennent te servir : Joseph d’Arimathée et Nicodème, qui étaient tes disciples, mais en secret, par peur des Juifs. Ce qu’ils n’osaient pas faire de ton vivant, ils le font maintenant dans la force de ta mort. Toi qui, ta vie durant n’avais pas une pierre où reposer la tête, tu reçois un tombeau neuf où personne n’a encore été déposé. Tes vêtements ont été arrachés, ta tunique tirée au sort, mais voici du linge frais au parfum épicé. Voici des bandelettes, un linge pour ta tête. Jamais auparavant tu ne fus traité aussi royalement. Maintenant, c’est l’hiver pour un temps, assez pour que le grain de blé tombé en terre puisse germer : un hiver de trois jours, tellement court que ce n’est même pas la peine d’en parler.

247


La course des deux disciples Le première messagère du printemps, après ce bref hiver, est une femme : Marie de Magdala. Selon l’évangile de Jean, elle vient seule, de grand matin, au tombeau de Jésus. Mais elle n’y entre pas. Elle ne reçoit aucune indication sur ce qui s’est passé, aucune mission non plus vers les disciples. Son rôle se borne à une surprise : la pierre a été enlevée. En toute hâte, elle court annoncer la chose à Pierre et à Jean. Elle n’a pour eux que des mots d’inquiétude et de tristesse : « On a enlevé du tombeau le Seigneur », dit-elle, « et nous ne savons pas où on l’a mis » (20, 2b). Sans le savoir, elle en dit beaucoup plus : le tombeau est vide. Pierre et Jean sont entrés ensemble dans la passion : tous les deux étaient dans la cour du grand prêtre (cf. 18, 15). C’est à nouveau ensemble — épaule contre épaule — qu’ils entrent dans le temps nouveau de la résurrection. Non plus prudemment et en cachette, non, ils courent au plus vite. Le disciple bien-aimé est plus rapide. Il est bien plus jeune, mais c’est surtout l’amour qui le fait courir plus vite. L’amour est toujours premier. C’est ce qui est arrivé à la Cène : Jean fut le premier à savoir qui était le traître. Près de la croix, seul d’entre les Douze, il a vu mourir Jésus et constaté le coup de lance. C’est ce qui arrivera également bientôt lors de la pêche miraculeuse, quand il sera le premier à dire : « C’est le Seigneur ! » (21, 7). L’amour a des jambes rapides et des yeux d’aigle. Mais Pierre est l’autorité dans l’Église. Sur lui repose la tâche de tout examiner, vérifier et décider. Aussi convient-il de lui donner le temps nécessaire. Et on ne lui adresse aucun reproche s’il arrive un peu plus tard. Sans lui, l’appréciation de la situation ne ferait pas autorité. Jean lui laisse l’honneur de pénétrer le premier dans le tombeau. L’amour peut attendre. Une fois entré, Pierre constate que tout est parfaitement rangé à l’intérieur du tombeau. Il ne s’agit donc pas d’un vol de cadavre, car 248


les voleurs n’opèrent pas de la sorte. Le linge qui avait recouvert le visage de Jésus est roulé soigneusement à l’écart des bandelettes. Tout témoigne d’ordre et de paix. Qui donc a travaillé ici avec tant de calme et sans aucune précipitation ? Ce ne fut pas le cas avec Lazare, que les assistants durent débarrasser de ses bandelettes. Pierre n’a pas d’explication. Jean entre à son tour et regarde lui aussi attentivement. Son regard est toutefois plus aigu : « … il vit et il crut » (20, 8b). L’amour voit toujours mieux ; il lui suffit d’un signe. L’amour ressemble à la gazelle qui franchit facilement les obstacles. L’institution et le pouvoir préfèrent ne pas se risquer à sauter ; ils veulent la terre ferme sous les pieds. Jean croit, mais sa foi est encore toute neuve. Elle ne deviendra totale qu’au soir de Pâques, lorsque, pour la première fois, Jésus apparaîtra à ses disciples. Alors Jean comprendra que tout avait été prédit dans l’Écriture. Au matin de Pâques, dans le tombeau vide, Pierre et Jean ne font que les premiers pas sur la route de la plénitude de la foi : « … ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d’entre les morts. Après quoi, les disciples s’en retournèrent chez eux » (20, 9 s.). Depuis ce moment, nous aussi, dans l’Église, nous devons nous contenter de signes : les bandelettes et le linge qui recouvrait la tête. Nous les interprétons chacun selon notre tempérament. Les uns ont la sensibilité de Marie de Magdala, d’autres partagent l’intuition de Jean, d’autres encore sont responsables comme Pierre et ne peuvent aboutir que peu à peu à une conclusion. Tous les trois veulent connaître la vérité : qu’est-il donc arrivé ? Au départ il y a toujours la surprise, l’étonnement. S’il n’y avait pas eu l’étonnement de Marie, Pierre et Jean seraient-ils allés au tombeau de leur propre initiative ? Sans Marie et sa faculté initiale d’étonnement, le récit se serait arrêté là. Que chacun d’entre nous qui partage la sensibilité de Marie de Magdala, se hâte d’aller trouver Pierre et les autres pour leur faire savoir 249


ce qu’il a vu ! Pareille sensibilité intuitive entretient dans l’Église le feu de la foi. Seigneur Jésus, Seigneur ressuscité, elle est venue au tombeau, au matin, tôt, en grande hâte, Marie de Magdala. Elle a trouvé la pierre roulée ; toi, elle ne t’a pas trouvé. Mais elle est allée appeler Pierre et Jean, les piliers de l’Église. Ils sont venus sur sa parole, ils sont venus et ils ont vu. Jean a couru le plus vite, mais il n’est pas entré à l’intérieur du tombeau. L’amour attend même s’il a vu bien des choses. Pierre, lui, est entré : il a vu les bandelettes et le suaire roulé soigneusement à part, fait étrange qui laisse Pierre perplexe. Alors l’autre disciple est entré : « Il vit et il crut. » Accorde-nous, à nous aussi, à la suite de Pierre, d’entrer dans le tombeau vide, de voir et de croire.

250


Rabbouni, Maître… Marie est manifestement retournée au tombeau, puisqu’elle était restée « dehors près du tombeau », sans doute à distance. Lorsque les deux disciples s’en sont retournés chez eux, elle se penche tout en pleurant et voit deux anges assis à l’endroit même où Jésus avait été déposé, l’un à la tête, l’autre aux pieds. La longueur du corps de Jésus les sépare, comme s’ils voulaient souligner expressément le vide : il n’est plus là. Dans l’évangile de Jean, les anges ne parlent guère ; ils n’annoncent même pas le message pascal comme dans les autres évangiles. Ce sont des messagers qui n’annoncent rien, qui n’apportent pas de réponses, mais posent seulement une question : « Femme […] pourquoi pleurestu ? » (20, 13a). Toute l’attention doit se focaliser sur ce qui va se passer tantôt, la rencontre entre Jésus et Marie. C’est là qu’apparaîtra ce qui est vraiment important, notamment le chemin vers la foi et les diverses étapes qui y conduisent. Marie doit en effet passer d’un regard terrestre sur Jésus au regard de la foi, du contact sensible à la foi. C’est cela que l’évangéliste veut montrer. Marie aime son Maître. L’amour de personne à personne, si fort soit-il, est menacé lors d’une séparation. Se séparer fait souffrir. L’affliction de Marie est liée au fait qu’elle ne sait pas où on l’a mis. Et elle parle de « son » Seigneur qu’on a enlevé (cf. 20, 13). Son aspiration porte entièrement sur la présence corporelle de Jésus. Sa recherche est instinctive : elle le veut à nouveau devant elle. Et elle se plaint. Seul Jésus pourra la délivrer de ce chagrin. Franchir le pas de la possession à la foi n’est pas dans les possibilités humaines ; c’est l’œuvre de Dieu. Et Jésus vient. L’évangéliste veut surtout souligner le verset 17 : « Ne me retiens pas ! car je ne suis pas encore monté vers mon Père. » C’est là le sens profond de la résurrection : un temps totalement nouveau commence. Le temps du contact sensible et des baisers est ter251


miné. Maintenant, c’est le temps de la foi, le temps de l’Église. Notre temps. Il appartient à Jésus de prendre l’initiative ; Marie en est incapable. Jésus rompt le silence : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » (20, 15a). Dans la quête de la vraie foi, Jésus prend Marie par la main. Il vient près d’elle, lui posant une question aimable, pleine de compassion, comme il l’a toujours fait : avec Nicodème, la Samaritaine, le paralytique et l’aveugle-né, ses amis de Béthanie. Il manifeste de l’empathie vis-à-vis de ceux qu’il rencontre, surtout dans ce qu’il y a en eux d’indigent ou de vulnérable. Ici, il s’agit du chagrin de Marie : ses yeux sont pleins de larmes et elle aimerait tant revoir son Maître. Jésus vient donc à sa rencontre, sous l’apparence d’un jardinier. Un jardinier, pense-t-elle, doit savoir ce qui se passe dans son jardin. En fait, il s’agit d’un nouveau jardinier : le nouvel Adam qui se promène dans le nouveau jardin d’Éden. Alors Jésus l’appelle par son nom : « Marie », presque une parole de création. Jésus recrée Marie, comme il l’a fait au premier jour pour toutes ses créatures, lorsqu’il leur donna leur nom. Maintenant que Marie est « re-créée», elle a un regard neuf et retrouve également le nom de Jésus : « Rabbouni », dit-elle. Elle veut le saisir, comme le bien-aimé du Cantique des Cantiques : « À peine avais-je dépassé les gardes que j’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisis et ne le lâcherai pas… » (cf. Ct 3, 4). Jésus lui échappe cependant, il l’a renvoie à des horizons plus lointains, car sa résurrection n’est pas un retour à sa vie antérieure. Il ne reprend pas comme Lazare le cours de son existence. Son monde est désormais le monde du Père : c’est là qu’il a maintenant sa place, et non plus auprès d’elle ou auprès de ses disciples. Alors seulement retentit pour la première fois chez Jean le message de Pâques, et de la bouche de Jésus lui-même : « Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu » (20, 17b). 252


« Va trouver mes frères », dit Jésus. Pour la première fois, Marie de Magdala peut dire que le Père de Jésus est aussi leur Père. Les disciples entrent dans une nouvelle relation avec Dieu : désormais ils sont pleinement enfants du Père et cohéritiers avec son Fils. Le cheminement de Marie vers la foi se déroule pas à pas. Il commence dans l’angoisse et se poursuit en surprise devant le tombeau vide. La surprise aboutit à la rencontre avec son Maître et au désir de l’embrasser. Mais Jésus élève ce sentiment au niveau de la foi. Tout s’achève par la mission pascale : « Va le dire à mes frères. » Ce chemin de la foi de Marie est également le nôtre : de la détresse à la surprise, du désir de toucher et de voir à la foi, de l’accueil personnel de la Bonne Nouvelle à sa transmission à d’autres. Seigneur Jésus, Marie de Magdala se tient toujours là : elle pleure et, tout en pleurant, elle se penche vers ta tombe. Marie de Magdala, c’est nous. Nous connaissons les jours de tristesse à cause de ton absence. Mais soudain, tu te tiens devant nous, non comme un maître sur la montagne ou comme un prêtre sur la croix, simplement comme un jardinier dans son jardin. Alors, adresse-toi à nous comme tu t’es adressé à Marie : appelle-nous par notre nom et nous reconnaîtrons ta silhouette malgré les apparences différentes que tu prends pour passer encore dans notre monde, enveloppé de vêtements de semaine 253


comme les petites gens et les enfants, comme les malades et les pécheurs. Mais surtout nous te reconnaîtrons à ta voix telle qu’elle résonne dans les Écritures. Alors, comme Marie, nous t’appellerons : « Rabbouni, Maître ». Fais que nous ne puissions pas te saisir et te garder pour nous, mais guide-nous vers le Père auprès de qui tu es chez toi. Tu es tellement plus qu’« un homme inoubliable » ; tu es un Dieu qu’on peut aimer. Et envoie-nous sur les routes pour le dire aux autres.

La « petite » Pentecôte Avec les disciples, les choses se sont déroulées de la même manière. Eux aussi sont accablés de tristesse, parce que Jésus n’est plus là. Où est-il à présent ? Jésus vient en personne : il prend l’initiative. Il entre chez eux, alors que portes et fenêtres sont hermétiquement closes. Ils ne l’attendent d’ailleurs pas : n’ont-ils pas soigneusement tout verrouillé ? Maintenant que Jésus se montre et qu’ils entendent sa voix, ils La reconnaissent — comme Marie. Et comme elle, ils reçoivent cette mission pascale : « Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie » (20, 21). Les portes sont fermées. Ce sera souvent le cas dans les premières communautés chrétiennes pour lesquelles Jean écrit son évangile : on s’enferme parce que les persécuteurs menacent. C’est d’ailleurs tou254


jours le cas aujourd’hui en maint endroit… Tout à coup, Jésus se tient au milieu d’eux : « La paix soit avec vous », leur dit-il. C’est la salutation habituelle chez les Juifs — Shalom — mais elle est chargée ici d’un sens tout nouveau : c’est « sa » paix que Jésus leur souhaite. « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. » (14, 27a). Alors Jésus se montre à eux : dans sa gloire, mais en gardant les plaies de ses mains, de ses pieds, de son côté. Ils ne peuvent plus douter : c’est lui ! Il porte les plaies du Vendredi saint. Mais elles sont rayonnantes. Et « leur affliction tourne en joie », comme il le leur avait prédit (cf. 16, 20). La passion de Jésus était une glorification voilée. Par deux fois il leur donne sa paix. Et il les envoie en mission. Mais cet envoi, dit Jean, vient de plus loin, il vient du Père : « Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie ! » (20, 21). Les disciples participent à la même mission que le Fils. Mais il n’en est aucune ni du Père ni du Fils, qui ne soit portée par leur commun Esprit : « Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : Recevez l’Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (20, 22 s.). Désormais la révélation est achevée. Désormais tous Trois sont sur scène : Père, Fils et Esprit. Et leur œuvre maîtresse, la rémission des péchés, est entamée. C’est pour cela que Jésus est venu dans le monde. Lorsque l’ange signifiait à Joseph le nom à donner à l’enfant de Marie, la chose était claire : « … elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1, 21). Et Jean le Baptiste à son tour a désigné Jésus dans le même sens : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (1, 29). À présent, nous y sommes. Seigneur Jésus, aujourd’hui encore tu te tiens là : 255


ressuscité. Mais tes plaies n’ont pas disparu. Tu as voulu les garder. Elles rayonnent. Elles nous guérissent de tout mal, comme le disait le prophète : « Tu es le soleil de justice portant la guérison dans ses rayons » (cf. Ml 3, 20). Souffle l’Esprit Saint sur ton Église pour guérir, pour remettre les péchés, car tu es l’Agneau qui enlève tous les péchés du monde. Introduis ton peuple dans le jardin du nouveau paradis. C’est là que tu te tiens, Agneau debout et pourtant transpercé, ainsi que l’a vu Jean dans son dernier livre, celui de la Révélation. C’est là que jaillit de dessous le trône de Dieu et de celui de l’Agneau, un fleuve d’eau vive. Et aux rives du fleuve se dressent les croix de toutes les souffrances de tous les temps, plantées comme des arbres. Grâce à l’arbre de ta croix, elles produisent des fruits et, dans leur feuillage, réside un pouvoir de guérison pour tous les peuples. 256


Thomas Thomas n’était pas là quand Jésus est venu, le soir de Pâques, souhaiter la paix à ses disciples. De plus, il semble avoir été assez lent à comprendre (cf. 11, 16 ; 14, 5). Il reste cependant un modèle ; la foi pascale doit l’emporter sur le doute. C’est encore le cas aujourd’hui. Thomas — comme nous — veut d’abord voir, ensuite éventuellement croire. De plus, le témoignage d’autrui ne nous inspire pas tellement confiance. Nous tenons à tout vérifier personnellement. Thomas ne se contente pas de l’affirmation des autres apôtres : « Nous avons vu le Seigneur ! » (20, 25a). De tout temps, croire ne sera jamais chose évidente. Après deux mille ans, nous éprouvons encore des difficultés à croire sur la seule base du témoignage des apôtres. Et cela n’est pas tant déraisonnable. Ce qui importe, c’est de ne pas pour autant mettre un terme à la recherche de la vérité mais de la poursuivre, comme le fit Thomas : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ! » (20, 25b). Des conditions certes audacieuses, mais Thomas continue à chercher. Jésus va répondre à son exigence. Huit jours plus tard, il est à nouveau là, cette fois en présence de Thomas. Et c’est le huitième jour. Or, pour les premiers lecteurs et auditeurs chrétiens de l’évangile de Jean, le huitième jour a une signification toute spéciale : c’est le dimanche, le jour de l’eucharistie, le jour où par définition Jésus est présent. Jésus apporte sa réponse au souhait de Thomas et lui permet de faire ce qu’il a demandé. Il peut maintenant le toucher. Il le doit même. En même temps, Jésus lui fait comprendre ce qu’est effectivement la foi authentique : à partir de signes, passer à la foi en la parole toute nue, sans voir. Jean ne nous dit pas si Thomas a réellement mis son doigt dans les plaies. Peut-être ne l’a-t-il pas fait. Quoi qu’il en soit, après l’ordre de Jésus, Thomas n’a plus besoin de preuves, il 257


croit. « Mon Seigneur et mon Dieu », dit-il (20, 28). Dans sa brièveté, c’est la profession de foi la plus complète du quatrième évangile : Jésus est le Messie (Seigneur) et il est Dieu. Jean a commencé son livre, dans le prologue, par une première profession de foi : l’affirmation de la divinité de Jésus. Il le conclut par un deuxième credo, celui de Thomas : Jésus est Seigneur et Dieu, il est le Messie et le Fils. En fait, le quatrième évangile est tissé du fil d’or des professions de foi : celle de Nathanaël (1, 49), des habitants de Sychar (4, 42), des Galiléens après le miracle des pains (6, 14), de Pierre (6, 68 s.), de l’aveugle de naissance (9, 38), de Marthe (11, 27), et, à présent, de Thomas. Elles sont de plus en plus explicites et complètes. Jésus conclut son enseignement aux apôtres par une neuvième béatitude : « … bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » (20, 29b). Il ouvre le passage entre le temps de la vision et des signes et le temps de la foi sans voir. Le temps de l’Église commence. Le vrai croyant est celui qui brave le doute en se fiant à la parole de Jésus, telle qu’elle a été transmise par les apôtres. Ce temps nouveau de la foi est notre temps : nous ne voyons plus Jésus. Il est pourtant présent : dans sa parole, ses sacrements, la liturgie et la prière, dans l’expérience intérieure de l’Esprit, dans la communauté des frères et sœurs, et sans doute surtout dans les plus petits et les plus humbles (cf. Mt 25, 40). L’itinéraire de Thomas est le modèle du nôtre. C’est celui de tout disciple après la venue de l’Esprit : croire en Jésus sans le voir, mais le trouver néanmoins sous le voile des signes. Seigneur Jésus, quand viennent les heures où nous voulons des preuves, où nous voulons voir que tu es présent, viens au milieu de nous comme autrefois au huitième jour 258


et aide-nous à croire que tu es près de nous. Efface nos doutes et notre soif de preuves. Emplis-nous de ton Esprit Saint : qu’il touche notre cœur et nous donne la force de nous fier à ta seule parole, telle que, depuis le temps des apôtres, elle est transmise dans toute l’Église. Alors, nous aussi, tu nous proclameras bienheureux en disant : « Comme ils sont heureux ceux qui croient sans voir ! »


Première conclusion

vaient plus le ramener. Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre:«C’est le Seigneur!» Dès qu’il eut entendu que c’était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer. 8 Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons: ils n’étaient pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ. 9 Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain. 10 Jésus leur dit: «Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre.» 11 Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent cinquante-trois gros poissons, et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. 12 Jésus leur dit:«Venez déjeuner.» Aucun des disciples n’osait lui poser la question: «Qui es-tu?»: ils savaient bien que c’était le Seigneur. 13 Alors Jésus vient; il prend le pain et le leur donne; il fit de même avec le poisson. 14 Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu’il s’était relevé d’entre les morts. 15 Après le repas, Jésus dit à SimonPierre: «Simon, fils de Jean, 7

Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre. 31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom. 30

Apparition au bord du lac de Tibériade 211 Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta. 2 Simon-Pierre, Thomas qu’on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples se trouvaient ensemble. 3 Simon-Pierre leur dit:«Je vais pêcher.» Ils lui dirent: «Nous allons avec toi.» Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien. 4 C’était déjà le matin; Jésus se tint là sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c’était lui. 5 Il leur dit:«Eh, les enfants, n’avezvous pas un peu de poisson? — Non», lui répondirent-ils. 6 Il leur dit: «Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez.» Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu’ils ne pou260


22 Jésus lui répondit: «Si je veux m’aimes-tu plus que ceux-ci?» Il répondit: «Oui, Seigneur, tu sais qu’il demeure jusqu’à ce que je que je t’aime», et Jésus lui dit vienne, que t’importe? Toi, suisalors: «Pais mes agneaux.» moi.» 16 Une seconde fois, Jésus lui dit: 23 C’est à partir de cette parole «Simon, fils de Jean, m’aimesqu’on a répété parmi les frères tu?» Il répondit: «Oui, Seigneur, que ce disciple ne mourrait pas. tu sais que je t’aime.» Jésus dit: En réalité, Jésus ne lui avait pas «Sois le berger de mes brebis.» dit qu’il ne mourrait pas, mais 17 Une troisième fois, il dit:«Simon, bien: «Si je veux qu’il demeure fils de Jean, m’aimes-tu?» Pierre jusqu’à ce que je vienne, que fut attristé de ce que Jésus lui t’importe?» avait dit une troisième fois: «M’aimes-tu?» et il reprit: «Sei- Conclusion gneur, toi qui connais toutes 24 C’est ce disciple qui témoigne de choses, tu sais bien que je t’aices choses et qui les a écrites, et me.» Et Jésus lui dit: «Pais mes nous savons que son témoignabrebis. 18 En vérité, en vérité, je te le dis, ge est conforme à la vérité. 25 Jésus a fait encore bien d’autres quand tu étais jeune, tu nouais ta choses: si on les écrivait une à ceinture et tu allais où tu voulais; une, le monde entier ne pourlorsque tu seras devenu vieux, tu rait, je pense, contenir les livres étendras les mains et c’est un qu’on écrirait. autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas.» 19 Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu; et après cette parole, il lui dit: «Suis-moi.» 20 Pierre s’étant retourné vit derrière lui le disciple que Jésus aimait, celui qui, au cours du repas, s’était penché vers sa poitrine et qui avait dit: «Seigneur, qui est celui qui va te livrer?» 21 Quand il le vit, Pierre dit à Jésus: «Et lui, Seigneur, que lui arriverat-il?»

261


Tant d’autres signes encore… Jean achève son évangile. Ce chapitre est le dernier ; le vingt et unième a été ajouté par une autre main. Jean écrit : « Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre » (20, 30). Parmi tous les signes, Jean a fait un choix. Lesquels at-il retenus ? Le vin de Cana, la purification du temple, la guérison du fils de l’officier royal, le paralysé, la multiplication des pains, l’aveugle de naissance et Lazare. Il y en a sept, le chiffre de la perfection. Mais le signe le plus grand, le huitième, celui qui surpasse tous les autres, c’est la résurrection. Elle est advenue « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (cf. 20, 31). Seigneur Jésus, nous te remercions pour les signes, pour tous tes prodiges opérés quand tu étais parmi nous, en particulier ceux qui sont conservés dans le livre de Jean. Merci surtout de ce qu’après ta résurrection tu as montré à Marie et à Thomas qu’il nous faut croire en toi sans te toucher ou te voir. Accorde-nous ton Esprit Saint : qu’il puisse toucher notre cœur et l’émouvoir pour que nous croyions en toi, comme tu le souhaites, 262


sur ta parole et sur celle de tes apôtres.

Les nombreux poissons et l’unique filet Jean clôt son évangile par une première conclusion. Jésus a fait encore beaucoup d’autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre. Le chapitre qui suit y a été ajouté. Son rédacteur en a sans doute puisé la matière dans la riche source des traditions laissées par l’apôtre à sa communauté chrétienne. Il y a en effet une question qui reste toujours en suspens, une question à laquelle jusqu’ici il n’a pas été répondu de façon exhaustive. Pierre et Jean… quelle est la relation de l’un par rapport à l’autre. Ils se sont élancés dans une sorte de course de vitesse vers le tombeau de Jésus et Jean a couru le plus vite. Mais dans l’Église, qui donc est le premier ? Après la résurrection, les disciples sont apparemment retournés dans leur contrée d’origine et à leur ancien métier, certains du moins. Ils se trouvent à nouveau en Galilée et ils pêchent. Quelques-uns d’entre eux sont restés ensemble. Pierre et Jean appartiennent à ce noyau. Thomas également. Il semble qu’ils soient devenus associés dans le métier de pêcheurs. De toute évidence, ils ont oublié qu’un jour Jésus a dit à Pierre — et donc aussi aux autres disciples — qu’il deviendrait pêcheur d’hommes. Ils naviguent sur le lac et pêchent. Sans s’en rendre compte, ils font cependant bien plus que cela. Le lac est en effet le symbole des flots obscurs du mal qui retiennent captifs les poissons humains. Le filet de Pierre doit sauver l’humanité. Les disciples, dit le texte, sont sept — le chiffre parfait — pour pêcher. Sans Jésus, ils ne prennent rien. De plus, il fait une nuit d’encre, littéralement et au figuré. Le point du jour apporte la lumière. Jésus se tient sur le rivage. Exactement comme au matin qui suivit la traversée de 263


la mer Rouge. L’Écriture dit en effet : « Or, à la fin de la nuit, depuis la colonne de feu et de nuée, le Seigneur observa… » (cf. Ex 14, 24). Comme Marie de Magdala et comme les disciples d’Emmaüs, les sept ne reconnaissent pas Jésus immédiatement. Ce n’est en effet pas l’œil du corps qui peut le voir, uniquement celui de la foi. Afin qu’ils puissent le reconnaître, Jésus demande d’abord : « Eh, les enfants, n’avez-vous pas un peu de poisson ? » (21, 5a). Question embarrassante pour des pêcheurs qui n’ont rien pris, mais c’est la question qu’il fallait pour leur faire comprendre qui était cet homme sur le rivage. Il a déjà agi de la même manière avec Philippe lors du miracle des pains : « Avez-vous quelque chose à manger pour ces gens ? », alors qu’il savait déjà ce qui allait arriver. Cette fois aussi. Il dit à Pierre : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez » (21, 6a). Ils jettent le filet « et il y eut tant de poissons qu’ils ne pouvaient plus le ramener » (21, 6b). C’est le disciple que Jésus aimait qui s’écrie : « C’est le Seigneur ! » (21, 7). Le premier, il a compris tous les indices : l’heure matinale, la question de Jésus toujours le premier à tendre la main — comme à Nicodème ou à la Samaritaine —, la force de l’injonction et le prodigieux résultat. Ce doit être Jésus. Depuis la visite au tombeau, Pierre a beaucoup appris. Aussitôt, croyant Jean sur parole, sans vérification préalable, il se jette à l’eau. Les autres disciples traînent le filet jusqu’à terre. Mais Jésus les a devancés : du poisson grille déjà sur un feu de braise avant même qu’ils ne puissent lui présenter un seul des poissons qu’ils viennent de prendre. Jésus nous devance toujours, mais il ne veut jamais se passer de notre collaboration. C’est pourquoi il demandera : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre » (21, 10). Ce fut le cas également lors du miracle des pains : Jésus avait eu besoin des cinq pains et des deux petits poissons apportés par un garçon. Il y a cent cinquante-trois poissons dans le filet. Exactement cent cinquante-trois ? Sans doute pas ! Il s’agit ici du nombre de sortes de 264


poissons connues à l’époque. Les disciples sont censés avoir pêché un spécimen de chaque espèce. Si les poissons symbolisent l’humanité et le filet l’Église, le message devient lumineusement clair : l’unique Église est destinée à rassembler tous les êtres humains. Et elle est indivise, comme le filet qui ne se déchire pas ou comme la tunique de Jésus que les soldats n’ont pas tirée au sort. « Venez déjeuner », dit Jésus (21, 12). Le récit se termine par un repas avec lui. La scène respire une ambiance eucharistique : le pain et le poisson que Jésus lui-même donne, ainsi que la phrase qui conclut le passage : « [Jésus] prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson » (21, 13). Où avons-nous entendu cela ? À la dernière Cène. Dans ce tableau au bord du lac, l’auteur décrit en termes voilés le mystère de l’Église : Pierre et Jean dans leur rôle respectif, les cent cinquante-trois poissons dans un seul filet qui ne se rompt pas. Et pardessus tout ces phrases : « Venez déjeuner » et « il prend… et donne… » Le tout est couronné par un repas au cours duquel les disciples mangent la nourriture donnée par Jésus, non sans y avoir apporté, il est vrai, leur contribution. Seigneur Jésus, tu te tiens toujours sur la berge du lac, à l’aube. Tu nous dis de jeter le filet en toute confiance sur ta parole. Donne-nous une pêche abondante et que nous sachions, à chaque succès, que c’est toi, le divin Pêcheur qui emplit nos filets. Et fais qu’après une mauvaise nuit et une pêche infructueuse, 265


nous lancions à nouveau le filet à tribord, simplement parce que tu nous dis de le faire. Et toujours, jusqu’à aujourd’hui encore, ton repas est prêt sur le rivage et tu dis : « Venez manger, les enfants ! »

Pierre et Jean, le berger et le bien-aimé Dans le quatrième évangile, deux disciples, Pierre et Jean, ont un profil nettement dessiné. L’Église s’appuie manifestement sur deux piliers : le ministère pastoral de Pierre et l’amour ardent de Jean. Tous deux sont nécessaires. Qu’est-ce qui est primordial ? Qui est premier ? Ce qui est en tout cas certain, c’est qu’aucun des deux — ni Pierre ni Jean — n’a mérité sa place. Jean ne l’a pas méritée, parce que l’amour de Jésus est gratuit. Et Pierre certainement pas, lui qui par trois fois a affirmé qu’il ne connaissait pas Jésus. Aussi Jésus va-t-il lui demander trois fois s’il l’aime. Et même « plus que les autres ». Son péché ne peut être compensé que par un excès d’amour. Jésus lui confie alors, dans son Église, la charge pastorale, non en raison de ses talents, de ses mérites ou de sa vertu, mais uniquement parce que Jésus l’a élu. Dans l’Église, les pasteurs sont choisis ; Dieu seul sait pourquoi. Mais ils ne peuvent vraiment exercer leur charge pastorale que s’ils aiment. C’est la seule condition. Impossible de s’y soustraire : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? » (21, 15). Leur amour doit être si grand qu’ils soient prêts à donner leur vie pour Jésus : « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c’est un autre qui nouera ta ceinture et 266


qui te conduira là où tu ne voudrais pas » (21, 18). À la dernière Cène, Jésus avait dit à Pierre : « Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard » (13, 36b). À ce moment, Pierre avait osé demander une explication : « Seigneur, […] pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite ? Je me dessaisirai de ma vie pour toi ! » (13, 37). Cette fois, il ne pipe mot. Et quand Jésus ajoute : « Suis-moi » (21, 19b), il obtempère aussitôt. Toutefois, il n’a pas encore saisi complètement ce que Jésus attend de lui. Jésus devra lui redire plus tard : « Toi, suis-moi » (21, 22b). Pierre n’est pas encore totalement prêt. Il montre Jean et dit : « Et lui, Seigneur […] ? » (21, 21). Pierre semble ne pas comprendre. Il regarde encore autour de lui et pose des questions. La réponse est nette : « Toi, suis-moi. » Celui qui guide doit pouvoir suivre Jésus. « Me suivre, dit Jésus à Pierre, voilà ce qui est important pour toi. Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je revienne, est-ce ton affaire ? Toi, suismoi. » Chacun doit suivre Jésus selon sa vocation propre. Il n’y en a pas deux identiques. Pierre est le pasteur et Jean celui que Jésus aimait. Pierre agit et Jean voit. Mais tous deux doivent suivre. Il ne nous appartient pas de déterminer comment mieux suivre Jésus. C’est à lui, et à lui seul, que cela revient. Seigneur Jésus, ton Église a des pasteurs et elle a des prophètes, des gens qui mènent d’une main ferme et d’autres qui aiment avec un cœur brûlant. Les vocations varient, les tâches aussi, mais tous veulent te suivre. Donne-nous le courage 267


d’accepter humblement notre tâche. Que nous soyons prophètes ou pasteurs, nous voulons t’aimer. Et chaque fois que nous retombons dans le travers malsain de vouloir comparer, pose-nous ta question : « M’aimes-tu ? » Puissions-nous répondre comme Pierre : « Tu sais, Seigneur, que je t’aime. » Nous connaissons ta réponse : « Alors, suis-moi. » Nous voulons te suivre même si cela doit nous conduire là où nous ne voulions pas aller quand nous étions jeunes. + Godfried Cardinal Danneels, Archevêque de Malines-Bruxelles


Table des matières Avant-propos .............................................................................. 5 Prologue ..................................................................................... 7 Dieu ................................................................................................ 8 Au commencement était le Verbe ...................................................... 10 Le Verbe s’est fait chair .................................................................... 12 Celui qui repose sur le cœur du Père .................................................. 15

Jean 1, 19-34 ............................................................................ 18 Moi ? Non ! .................................................................................... 19 Voici l’agneau de Dieu .................................................................... 21

Jean 1, 35-51 ............................................................................ 24 Rabbi, où demeures-tu ? .................................................................. 25

Jean 2, 1-22 .............................................................................. 29 Le premier signe : les noces ................................................................ 30 Le deuxième signe : le nouveau temple .............................................. 32

Jean 2, 23 – 3, 36....................................................................... 36 Le premier candidat à la foi : Nicodème ............................................ 38 Dieu a tant aimé le monde… .......................................................... 40 Le piège des amis ............................................................................ 43 Celui qui a été envoyé par Dieu ........................................................ 45

Jean 4, 1-42 .............................................................................. 47 Le deuxième candidat à la foi : la femme de Samarie.......................... 49 269


Rabbi, mange donc .......................................................................... 52

Jean 4, 43-54 ............................................................................ 55 En Galilée ...................................................................................... 56 Le troisième candidat à la foi : l’officier royal .................................... 57

Jean 5, 1-47 .............................................................................. 61 Le paralysé de la Porte des Brebis ...................................................... 64 Le même pouvoir que celui du Père .................................................. 66 La Source de vie .............................................................................. 67 Sur la voie d’un procès ?.................................................................... 69

Jean 6, 1-71 .............................................................................. 72 Le signe des pains ............................................................................ 76 Dans la barque................................................................................ 79 Quand es-tu arrivé ici ? .................................................................... 81 Le pain du ciel ................................................................................ 83 Il n’est pourtant que le fils de Joseph ! ................................................ 86 Celui qui mange ma chair…............................................................ 88 Voulez-vous partir, vous aussi ? ........................................................ 90 Seigneur, à qui irions-nous ? ............................................................ 92

Jean 7, 1-52 .............................................................................. 96 Aller ou non à la fête ? ...................................................................... 99 Au milieu de la fête........................................................................ 101 N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent à faire mourir ? ........................ 103 Le dernier jour de la fête et le plus solennel ...................................... 105 Divergence de vues à propos de Jésus................................................ 108

Jean 8, 1-59 ............................................................................ 110 La douce lumière de la miséricorde.................................................. 114 La lumière du monde .................................................................... 116 Toi, qui es-tu ? .............................................................................. 118 Fils d’Abraham ou fils du démon ? .................................................. 120 270


Jean 9, 1 – 10, 42..................................................................... 123 L’aveugle de naissance.................................................................... 128 De la vision à la foi........................................................................ 130 Le berger et ses brebis .................................................................... 133 Foi et incrédulité .......................................................................... 135

Jean 11, 1 – 12, 11................................................................... 138 Le grand signe : Lazare .................................................................. 142 Conversation avec Marthe et Marie ................................................ 145 Jésus et la mort .............................................................................. 148 Viendra-t-il à la fête ? .................................................................... 150 Jésus est venu à la fête… ................................................................ 152 De pis en pis.................................................................................. 154

Jean 12, 12-50 ........................................................................ 157 L’entrée à Jérusalem ...................................................................... 160 Les premiers païens ........................................................................ 163 Élevé de terre… ............................................................................ 165 Le double mystère : l’amour et l’incrédulité ...................................... 167 Non pour juger le monde, mais pour le sauver.................................. 169

Jean 13, 1 – 14, 31................................................................... 172 Le lavement des pieds .................................................................... 176 L’un d’entre vous… ...................................................................... 179 Maintenant, je m’en vais… .......................................................... 182 Le chemin vers le Père .................................................................... 184 Je suis dans le Père et le Père est en moi…........................................ 186 L’autre Paraclet : le Saint-Esprit .................................................... 188 Ma paix........................................................................................ 190

Jean 15, 1 – 17, 26................................................................... 193 La vraie vigne .............................................................................. 198 Comment rester attaché à la vigne ? ................................................ 200 Amour et haine ............................................................................ 202 271


L’Esprit Saint, le Consolateur ........................................................ 204 L’affliction se changera en joie ........................................................ 206 La prière sacerdotale ...................................................................... 209

Jean 18, 1-27 .......................................................................... 212 Au jardin de la trahison ................................................................ 214 La trahison de Pierre .................................................................... 216

Jean 18, 28 – 19, 16................................................................. 220 Le roi et le gouverneur.................................................................... 222 Le couronnement du roi ................................................................ 224 D’où es-tu, toi ?.............................................................................. 227

Jean 19, 17-37 ........................................................................ 230 Portant lui-même sa croix… .......................................................... 232 La tunique .................................................................................... 234 Sa mère aussi se tenait debout près de la croix .................................. 236 Le coup de lance ............................................................................ 240

Jean 19, 38 – 20, 29................................................................. 243 Un jardin où reposer… trois jours seulement .................................. 246 La course des deux disciples ............................................................ 248 Rabbouni, Maître…...................................................................... 251 La « petite » Pentecôte .................................................................... 254 omas ........................................................................................ 257

Jean 20, 30 – 21, 25................................................................. 260 Tant d’autres signes encore… ........................................................ 262 Les nombreux poissons et l’unique filet..............................................263 Pierre et Jean, le berger et le bien-aimé .......................................... 266

Table des matières................................................................... 269

Achevé d’imprimer le 16 août 2007 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



L’auteur Le cardinal Danneels est archevêque, Primat de l’Église de Belgique, président de la Conférence épiscopale belge depuis 1979. Il a été membre de plusieurs conseils pontificaux et congrégations romaines. Il représente également l’Église de Belgique aux Synodes des évêques. Il a aussi été président de Pax Christi international.

ISBN : 978-2-87356-280-9 Prix TTC : 19,50 €

9 782873 562809

Cardinal Danneels

Le cardinal Danneels offre ici une lecture renouvelée de l’évangile de Jean. Dans un souci pastoral, il organise son commentaire en trois temps, selon la méthode de la lectio divina : - une lecture patiente et attentive du texte (reproduit dans son intégralité – version TOB) ; - un temps de réflexion qui aide à voir dans le passage retenu une parole indissociablement liée au tissu vivant de l’ensemble de l’Écriture. Celleci est en même temps une parole que Dieu adresse au lecteur ; - une prière qui reprend, en s’adressant au Père ou à Jésus, les idées-force du texte et de son commentaire.

Si tu connaissais le don de Dieu

Si tu connaissais le don de Dieu

Cardinal

DANNEELS

Si tu connaissais le don de Dieu Commentaire pastoral de saint Jean


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.