L’Évangile dans la ville À l’occasion du vingtième anniversaire de la communauté Sant’Egidio de Belgique, sa cofondatrice et actuelle présidente, Hilde Kieboom, propose une réflexion sur les grands problèmes sociaux de ce début du troisième millénaire à la lumière de la spiritualité de Sant’Egidio. Cet ouvrage rafraîchissant sur ce que signifie être chrétien dans le monde d’aujourd’hui combine d’une manière passionnante le témoignage personnel, l’analyse sociale et l’engagement spirituel. L’idée centrale de ce livre est que rien n’est plus nécessaire dans ce monde que l’art de promouvoir le dialogue et la rencontre, pour apprendre à vivre avec ceux qui sont différents, et garder ce monde vivable pour les générations suivantes.
ISBN: 978-2-87356-376-9 Prix TTC: 14,95 €
9 782873 563769
Hilde Kieboom
Née en 1965, elle a fondé à l’âge de vingt ans la communauté Sant’Egidio d’Anvers, d’où naîtront d’autres communautés en Belgique, notamment à Bruxelles, à Liège et à Louvain-la-Neuve. Elle suivait directement l’exemple d’Andrea Riccardi qui, avec d’autres étudiants, avait lancé dans le quartier populaire du Trastevere, à Rome, un nouveau type d’action chrétienne en faveur des pauvres. Hilde Kieboom a été anoblie en 2003 par le roi Albert II en raison de son engagement pour la solidarité avec les plus démunis, pour le dialogue interreligieux et pour la paix.
L’Évangile dans la ville La spiritualité et l’action de Sant’Egidio
L’Évangile dans la ville
Hilde Kieboom
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L’Évangile dans la ville
Hilde Kieboom
L’Évangile dans la ville La spiritualité et l’action de Sant’Egidio
L’édition originale de cet ouvrage a paru sous le titre Een hart voor deze tijd. Christen zijn vandaag chez Lannoo, Tielt, en 2005. © Éditions Fidélité, Namur, 2007, pour la version française ISBN : 978-2-87356-376-9 Dépôt légal : D/2007/4323/14 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique
La Bonne Nouvelle au coin de la rue Sont-ils vraiment à côté de leurs pompes, les chrétiens d’aujourd’hui ? À en croire certains penseurs qui se croient éclairés ou des journalistes qui se disent sentencieux, être catholique au début du xxie siècle serait d’un ringard, d’un dépassé, d’un obsolète. Et de conforter leur vision définitive de la religion par le constat que les églises sont plutôt vides et les vocations tout aussi rares ! Et puis, à les écouter, les suiveurs de Jésus Christ ne seraient vraiment pas de ce temps. Comme s’ils avaient oublié que le Nazaréen était un révolutionnaire face à l’occupant de la terre de Palestine et de ses séides ! À ces railleurs qui se doublent aussi de râleurs permanents et pour ainsi dire professionnels, je conseille d’aller au plus vite faire un tour à Sant’Egidio… Sans trop se pousser du col, à la fois très proche et assez distant du Vatican, voilà un mouvement d’Église on ne peut plus moderne qui concilie parfaitement les valeurs évangéliques avec une immersion totale dans la société contemporaine ! Mieux, Sant’Egidio répond à tous les grands défis du moment sans vouloir imposer ses valeurs, prenant même parfois la place des décideurs politiques défaillants ou manifestant peu d’intérêt pour les vrais problèmes, trop préoccupés, par exemple, comme chez nous, par leurs fantasmes communautaires et séparatistes !
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Sant’Egidio est présent à l’échelon international comme au niveau le plus local. Ainsi, lorsque la Communauté propose sa médiation dans des conflits qui semblent inextricablement irrésolubles dans des coins chauds du globe ; ainsi encore, lorsque les membres vont à la rencontre des blessés de la vie dans nos villes où ceux ne semblent pas être prioritaires pour les décideurs locaux. Puis on ne saurait oublier la contribution globale de Sant’Egidio à la vie globale de l’Église, s’inscrivant bien plus que d’autres dans l’approfondissement du concile Vatican II… Mais ma première vraie rencontre avec les disciples d’Andrea Riccardi fut… œcuménique ! C’était en septembre 1992, lors des rencontres des religions pour la paix à Leuven et à Bruxelles. Là encore, Sant’Egidio nous envoyait un signal pour notre temps dans la foulée de la rencontre interreligieuse d’Assise de 1986 — qui connaîtrait encore une autre édition, sous la houlette de Jean-Paul II lors du conflit irakien. Alors que le dialogue entre les religions se heurte à des obstacles politiques et idéologiques souvent insurmontables, des hommes de bonne volonté de tous bords et de tous horizons ont voulu montrer qu’il était encore possible, sinon indispensable de se parler. Patiemment, le mouvement les a rapprochés et des liens se sont tissés, des adversaires irréductibles ont non seulement dialogué mais se sont serré la main et se sont souvent promis d’approfondir cette presque impossible rencontre. La communauté de Sant’Egidio, fille du concile Vatican II et héritière presque directe des espérances d’un temps où l’on disait qu’il y avait une plage sous les pavés ne s’est pas accrochée aux utopies soixante-huitardes dont une certaine dérive a engendré un terrorisme nihiliste mais elle a, au contraire, réussi à concilier le message de l’Évangile et les voies réalistes de l’engagement concret mais entier pour soulager autant que faire se pouvait les détresses de ce monde. À Rome, dans le très populaire quar-
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tier du Trastevere et dans bien d’autres villes de la planète, mais aussi tout près de chez nous, à Bruxelles, à Anvers, à Liège… Une implantation qui s’est faite pas à pas, avec des hauts et des bas, des succès et des déceptions mais sans jamais décourager les chrétiennes et les chrétiens qui ont eu l’audace de sortir des catacombes du conformisme et d’agir à contre-courant de l’air du temps. L’évangile dans la ville rapporte, sous la plume alerte et pleine de bon sens mais aussi de poésie de Hilde Kieboom, témoin direct et acteur engagé dans le mouvement, cette belle rencontre entre la spiritualité et l’action dans nos régions. Une alchimie parfaite qui montre aussi à nos oiseaux de mauvais augure qu’on peut vivre dans la plénitude à la fois sa foi et sa citoyenneté. À méditer par les chrétiens et par tous ceux qui veulent vraiment un monde plus juste et plus fraternel ! Christian Laporte chroniqueur religieux à La Libre Belgique
Ouverture : rechercher ce qui unit Accueil de sans-abri, accompagnement, après l’école, d’enfants défavorisés, actions de rapprochement entre cultures et générations, combat pour l’abolition de la peine de mort, dialogue actif entre chrétiens, juifs et musulmans, lutte contre le sida, médiations de paix… La communauté de Sant’Egidio est active sur tous ces terrains. Mais à travers quelles initiatives ? Et qu’est-ce qui fait le lien entre ces divers champs d’action ? Les vingt ans d’existence de la communauté Sant’Egidio en Belgique m’offrent l’occasion de faire le point sur ces questions. Partant de ce vécu, ce livre propose une réflexion sur quelques thèmes particulièrement à l’ordre du jour dans la société et le monde d’aujourd’hui. Et ce, à partir de la spiritualité spécifique de Sant’Egidio, tout à la fois enracinée dans l’Évangile et tournée vers la rencontre amicale et le dialogue cordial. Cette « culture de la rencontre » constitue le socle de cet ouvrage. Nous vivons une époque passionnante, mais déconcertante. Les possibilités dont nous disposons aujourd’hui sont énormes : nous pouvons nous informer de ce qui se passe dans les coins les plus reculés de la planète, communiquer quasi gratuitement et instantanément avec le monde entier, voyager et découvrir constamment de nouveaux horizons. Dans notre environnement direct, nous sommes
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aussi de plus en plus confrontés à une grande diversité de cultures et de conceptions de vie. La globalisation imbibe même les zones non urbaines. Pourtant, ce monde apparemment sans frontières élève aussi de nouveaux murs derrière lesquels les pauvres sont de plus en plus ignorés. De nouveaux murs et de nouvelles formes d’apartheid se dressent entre riches et pauvres. C’est aux pauvres d’aujourd’hui que ce livre s’intéresse en premier lieu. Qui sont ces gens qui, dans nos villes et de par le monde, vivent dans des poches délaissées par la globalisation économique ? Le fossé grandissant entre riches et pauvres, et l’inégalité croissante nous placent devant un nouveau défi. Comment vivre avec les pauvres, plutôt que de faire comme s’ils n’existaient pas et de nous préoccuper avant tout de sécuriser nos richesses ? D’un autre côté, l’insécurité croissante et le terrorisme mondial montrent qu’aucun mur ne peut nous protéger contre la démocratisation de la violence. Avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres, et la multiplication d’activités terroristes réelles ou supposées, la société occidentale, qui croyait la paix et la sécurité à portée de main, a découvert toute sa fragilité. Nos voisins hollandais se sont vus brutalement confrontés à ce constat avec les assassinats de l’homme politique Pim Fortuyn et du cinéaste Theo Van Gogh. La deuxième quête à laquelle ce livre invite est celle de « l’autre », de celui qui diffère de nous, ici ou au loin, et avec lequel la vie en commun semble a priori difficile, voire dangereuse et impossible. Allons-nous droit vers l’inévitable « choc des civilisations » où chacun se replie sur sa propre identité — juive, chrétienne, musulmane ou laïque — face à celle des autres ? La possibilité de vivre sa propre conviction dans une ouverture réelle à l’autre n’est-elle qu’un rêve naïf ou une chimère ? La rencontre et le dialogue entre cultures et religions, entre humains dont le propre est précisément d’être tous
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différents, ne constituent-ils pas un défi essentiel pour un monde en quête si fébrile de paix et de sécurité ? Une dernière quête qui sous-tend cet ouvrage est celle du grand Étranger et Inconnu de notre société occidentale : le Dieu d’amour et de paix. Comment pouvons-nous Le rencontrer aujourd’hui ? D’après l’expérience de Sant’Egidio, la redécouverte de l’Évangile comme source de vie pour les hommes de notre temps peut susciter une mobilisation pour un monde plus solidaire et plus pacifique. L’humanité de l’Évangile est à la base de l’engagement constant et de toutes les initiatives et préoccupations de Sant’Egidio. Au sein même de la crise spirituelle de l’Europe, nous avons découvert que l’Évangile n’est pas seulement une partie intégrante de l’héritage européen, mais qu’il est encore capable aujourd’hui de libérer des énergies d’amitié, d’amour des pauvres, de dialogue et de paix. Le défi de l’Évangile est de nous ouvrir aux autres tout en étant enracinés dans notre tradition. Le propos de ce livre n’est pas de nous pencher sur notre identité propre, mais de rechercher ce qui peut nous unir à celui qui est différent : non pas l’opposition entre riches et pauvres, autochtones et allochtones, Occident et Islam, Nord et Sud, mais la promotion de l’art du dialogue et de la rencontre, en vue de vivre heureux ensemble et de maintenir la planète vivable pour les générations futures. L’enracinement dans l’Évangile et l’appartenance à l’Église catholique ne sont pas, pour Sant’Egidio, des raisons pour exclure les autres, mais au contraire, pour rechercher cette rencontre avec l’autre et jeter des ponts. Le grand défi de cette autre « globalisation » est d’apprendre à vivre ensemble sur la base même de sa propre identité et de ne pas élever de nouveaux murs ou se retrancher derrière de nouvelles frontières. C’est une responsabilité partagée. « Rechercher ce qui unit au lieu de ce qui divise », c’est ainsi que le pape Jean XXIII formulait sa ligne de conduite. Ce thème servira
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aussi de fil conducteur à ce livre qui ne se veut pas tant un historique de la communauté de Sant’Egidio qu’un témoignage de l’espérance qui l’habite. Je voudrais ici remercier tous ceux et celles, de quelque famille spirituelle qu’ils soient, qui ont cheminé avec nous au long de ces années. Les nombreuses amitiés qui se sont forgées dans le travail commun pour les pauvres, pour le dialogue interreligieux ou pour la paix, font l’âme de Sant’Egidio et l’aident à prendre à bras-le-corps les grands défis de ce temps. Je tiens aussi à remercier les Éditions Fidélité qui ont accueilli et assuré la publication française de ce livre et en particulier ceux qui ont collaboré à sa traduction et à sa mise à jour, Pierre et François Delooz, Christine Janssens et Frédéric Van Leeuw. H. K.
Les premiers pas Première rencontre avec Sant’Egidio J’avais à peine seize ans lorsque j’ai fait la connaissance de la communauté de Sant’Egidio 1. En 1981, j’eus par hasard la chance de participer à un voyage à Rome avec un groupe de jeunes de la paroisse anversoise où j’habitais. Ce n’est pas que j’appartenais à un milieu spécialement pratiquant, mais une place s’était libérée, et une amie me proposa d’en profiter. Le voyage était dirigé par l’abbé anversois Hendrik Hoet qui, pendant ses années de doctorat à Rome, avait découvert Sant’Egidio et y avait perçu une forme authentique de christianisme pour notre temps. Il nourrissait le rêve de voir cette expérience romaine transplantée chez nous, mais j’en ignorais encore tout. Je me souviens, comme si c’était hier, que je voyais surtout dans ce voyage une opportunité de m’amuser et de découvrir les grandes attractions touristiques de Rome. L’aspect chrétien et ecclésiastique, on verrait bien comment s’en accommoder… En fait, il en irait tout autrement. Lors de mon premier contact avec Sant’Egidio, je fus tout de suite frappée par la fraîcheur et l’ouverture du type de vie de ces jeunes Ro1. Communità di Sant’Egidio, en italien. Le nom provient de la petite église dédiée à saint Gilles (Sant’Egidio) dans le quartier populaire du Trastevere à Rome, qui a servi de lieu de rassemblement à la communauté depuis ses débuts, en 1973, jusque tout récemment.
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mains. Toute jeune Belge de cet âge ne pouvait naturellement qu’être sensible au charme de ces sympathiques Italiens, mais ma fascination allait plus loin. J’étais ahurie de voir ces étudiants vivre concrètement leur foi en se mettant au service des enfants défavorisés des bidonvilles. Je constatais qu’ils connaissaient ces enfants par leur nom, étaient au courant de leur histoire personnelle et savaient les prendre d’une manière réellement amicale. Le soir, ils m’entraînaient dans le pittoresque quartier du Trastevere où ils se rassemblaient chaque jour dans une petite église, en l’occurrence Sant’Egidio 2, pour une courte mais fervente prière du soir. Jusqu’alors, j’avais toujours associé la foi à quelque chose d’austère et d’ennuyeux, voire même de triste. Ces jeunes-là étaient tout différents : bien dans leur temps et rayonnants de joie. Sans complexe, ils se montraient chrétiens et croyants. Catholiques même. Je n’y comprenais rien et en étais réellement sidérée. Je me souviens comment je les assaillais de trente-six questions. S’ils n’en avaient pas marre de ces prières chaque soir ? Si eux, les amis des plus pauvres, ne trouvaient pas le pape et le Vatican trop riches ? Si, une fois mariés, ils devaient abandonner la communauté ? Et qu’en pensaient leurs parents ? Nous restions à bavarder jusque tard dans la nuit et je rentrais très interpellée. De toutes les visites touristiques, sûrement très nombreuses, faites avec notre groupe, je n’ai pas gardé un grand souvenir. Je sais seulement que je suis rentrée à la maison avec une seule idée en tête : si quelque chose de pareil pouvait se
2. Saint Gilles fut très honoré au haut Moyen Âge. À la fin du viie siècle, il serait arrivé de Grèce à « Saint-Gilles » dans le Midi de la France, pour y susciter, d’abord comme ermite, puis comme abbé d’un monastère, un lieu de pèlerinage pour les malades et une halte pour les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Le saint est représenté avec un cerf qu’il protège de la flèche mortelle d’un chasseur : il est le protecteur des faibles et des laissés pour compte.
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vivre à Rome, ce devait être possible chez nous aussi. Le souvenir de ma première rencontre avec la communauté ne me quitterait plus. Cet emballement était évidemment en partie imputable à ma grande jeunesse, car, sincèrement, je n’avais à ce moment aucune idée de tous les problèmes pratiques inhérents à la création d’une telle communauté, ni des nombreuses différences de climat social et culturel entre l’Italie et la Belgique, ou de toutes les objections qu’on pouvait élever contre un projet de ce genre. De surcroît, il n’existait alors aucune communauté de Sant’Egidio en dehors de l’Italie, et on avait toutes les raisons d’estimer qu’il s’agissait d’une expérience exclusivement italienne. Tout cela n’effleurait même pas mon esprit. Heureusement… Lorsque, après tant d’années, je me reporte à cette première rencontre, je me rends compte que ce qui m’a le plus touchée est aujourd’hui encore essentiel pour la communauté de Sant’Egidio comme pour bien d’autres formes de christianisme authentique, à savoir que l’engagement pour les pauvres et l’écoute de l’Évangile vont la main dans la main. C’était d’autant plus frappant que, dans ces années septante, les deux aspects allaient rarement de pair. Il y avait quantité de groupes d’inspiration chrétienne qui mettaient exclusivement l’accent sur l’action sociale et chez qui la dimension de foi passait de plus en plus à l’arrière-plan ou était réduite à une source d’inspiration purement individuelle. D’un autre côté, en partie en réaction contre cette tendance, on voyait aussi fleurir toutes sortes de groupes de prière où l’engagement concret était tout aussi évanescent. À Sant’Egidio, engagement et spiritualité étaient et sont proposés ensemble à celui qui veut collaborer. Si quelqu’un se sent attiré pour s’engager en faveur des démunis et d’un monde plus équitable, il est en même temps invité à se mettre à l’écoute de la Parole, et celui qui veut mettre plus de spiritualité dans sa vie découvre la nécessité de donner des mains et des pieds à sa foi. Ce que le théologien orthodoxe français Olivier Clément
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exprime ainsi à propos de Sant’Egidio : « Saint Jean Chrysostome disait que le sacrement de l’autel et le sacrement du prochain, l’autel et la fraternité, sont absolument indissociables, et qu’on ne peut donc pas aller communier à l’autel et ensuite cracher au visage du Christ présent dans le pauvre qu’on rencontre sur son chemin. […] Prière et service d’autrui sont corrélatifs et inséparables. Le témoignage de la Communauté, c’est la combinaison de l’action spirituelle, dans sa simplicité et sa beauté, avec l’action sociale, non au sens banal du mot, mais au sens d’un sacrement dans la vie réelle 3. » Valdo Vinay, théologien protestant vaudois qui, dans les années 1980, assurait une fois par semaine la prédication lors de la prière du soir à Rome, était un ami de la communauté. Il lui apprit à lire en même temps et à relier dans la vie les deux passages successifs du chapitre dixième de l’évangile de Luc sur le bon Samaritain et sur Marthe et Marie. Celui qui, comme le Samaritain, veut se soucier du prochain nécessiteux qu’il rencontre sur sa route, est aussi invité à consacrer du temps au Seigneur et à l’accueillir comme Marie. Celui qui, comme Marthe, n’est pas capable de s’asseoir aux pieds de son Seigneur et de se mettre à son écoute, risque, comme le prêtre et le lévite, de ne pas s’arrêter non plus près de l’homme dans le besoin parce qu’il a « des choses plus importantes » à faire. Cet enseignement est vraiment pris au sérieux à Sant’Egidio : j’y ai appris à écouter l’Évangile et à orienter ma vie dans son sillage. À côté de qui passaisje dans les rues de ma ville sans un regard ? Combien de fois n’étaisje pas si occupée que je ne pouvais plus écouter ? Le cardinal Carlo Maria Martini, alors archevêque de Milan, fit la connaissance de Sant’Egidio à Rome dans les années 1970 et fut d’emblée séduit par cette osmose entre engagement et spiritualité. Il
3. Olivier Clément, Dio è simpatia, Milan, Leonardo International, 2003, p. 58
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écrivit à ce sujet : « Un des problèmes qui me taraudaient dans les années postconciliaires était l’antagonisme entre les chrétiens qui prônaient avant tout l’engagement social et ceux qui insistaient surtout sur le besoin de spiritualité. Je trouvais que les deux tendances devaient pouvoir se concilier dans la pratique. […] C’est alors que m’est apparu tout le sens de leur étonnante synthèse entre prière et engagement. Ils prennent la parole de Dieu au sérieux et en même temps s’engagent de manière concrète et efficace pour les pauvres. Et ce en se fondant sur une analyse intelligente des problèmes de société 4. » Engagement et prière, action et contemplation ne s’excluent pas, mais représentent des dimensions complémentaires de la vie chrétienne. C’est pourquoi les membres de Sant’Egidio vivent avec le journal dans une main et la Bible dans l’autre. La Bible leur ouvre le cœur avec le rêve divin du Royaume de justice et de paix, le journal ouvre leur esprit aux problèmes du monde. La communauté n’est pas une fin en soi ; elle n’existe pas pour ellemême ou pour le bien-être de ses membres, mais se tient au service de la ville et du monde. Elle ne cultive pas la sécurité au sein d’un groupe de même opinion, mais l’ouverture aux besoins des pauvres afin, comme disait Jean XXIII, d’« être l’Église des pauvres avec les pauvres ». L’amitié avec les pauvres est la garantie de l’esprit universel de l’Église. Même si, dans le climat des années 1970 et 1980, les concepts de justice sociale et de solidarité s’étaient largement répandus dans l’opinion publique, il n’était pas évident d’« être Église avec les pauvres ». Bien souvent, l’engagement social des chrétiens portait assez unilatéralement sur les réformes de structure au niveau sociopolitique, alors que le contact personnel avec les pauvres et leur prise
4. Carlo Maria Martini, Introduction à Vrede is mogelijk [« La paix est possible »], Kapellen, Pelckmans, 1998, p. 9.
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en charge directe passaient pour du « caritatif », avec une connotation péjorative. Sant’Egidio empruntait un autre chemin : celui de la relation personnelle, cordiale et amicale, avec les pauvres. C’est un aspect essentiel de sa spiritualité : Jésus, l’ami des hommes, nous apprend ce que signifie se faire l’ami des autres, en particulier de ceux qui sont différents de nous et avec lesquels nous n’avons, à première vue, que peu d’affinités. L’amitié est essentielle aussi entre les hommes et les femmes qui forment la communauté. Quelqu’un a un jour défini Sant’Egidio comme un groupe élargi d’amis, ce qui est assez juste dans le fond. Cette amitié se veut aussi au centre de la relation avec les pauvres. C’est ce qui préserve Sant’Egidio d’un esprit idéologique. Il ne s’agit pas tant de militer pour des réformes structurelles ou institutionnelles — bien que la communauté ne s’en prive pas dans certains dossiers concrets et soit présente par priorité là où il y a des lacunes dans l’assistance aux plus faibles — que de toucher le cœur des gens par l’évangile de l’amitié, de la solidarité et de la paix. L’engagement concret pour un monde et pour une société aussi équitables que possible va de pair avec la conviction qu’il y aura toujours des pauvres et que la relation personnelle avec ceux-ci est fondamentale pour un chrétien. Un des aspects originaux de Sant’Egidio est que son fondateur et inspirateur, Andrea Riccardi, a vécu son sessantotto (« mai 1968 ») à l’âge de dix-huit ans. Au milieu du climat politico-idéologique de ces années, qui contestait toute autorité et toute tradition, il trouva et proposa une voie du cœur : « Pour pouvoir changer le monde, il faut d’abord changer son cœur. » C’est justement ce que la plupart des idéologues de ces années ne pouvaient comprendre. Andrea Riccardi était convaincu que l’Évangile possède la force de changer le cœur de l’homme. C’est ce qu’on constate à Sant’Egidio : des gens qui n’ont rien en commun y deviennent amis ; des étudiants y nouent des relations authentiques avec des enfants vivant par-delà les limites des
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beaux quartiers ; des jeunes y sont responsabilisés à rendre la ville plus humaine et plus solidaire des défavorisés. L’Évangile change les gens ; il les rend plus beaux, plus humains, plus utiles et plus joyeux. À l’époque turbulente des débuts à Rome, beaucoup de jeunes gens ne provenant pas de milieux spécialement catholiques rejoignirent la communauté, conscients qu’on ne naît pas chrétien, mais qu’on le devient. Les jeunes que je rencontrais me paraissaient d’autant plus convaincus et fiers de leur foi. Non de ces chrétiens timides et quelque peu gênés de leur foi, que je côtoyais dans une Flandre qui entretenait (et entretient encore souvent) une relation ambivalente avec son histoire et sa tradition chrétienne, mais des chrétiens bien dans leur peau qui transmettaient leur engagement avec conviction et enthousiasme. Depuis 1986, Sant’Egidio est reconnu par le Saint-Siège comme une « association publique internationale de laïcs », s’inscrivant dans le large éventail de nouvelles communautés et de nouveaux mouvements d’Église nés dans le catholicisme pendant et surtout après le concile Vatican II. Cela ne signifie cependant pas que le champ d’action de la communauté se limite au monde ecclésial, ou que la communauté ne puisse déterminer ses priorités de manière autonome. La vocation de Sant’Egidio est de rapprocher l’Évangile, comme ferment d’amitié et de paix, de tous les hommes et ainsi d’humaniser la ville et le monde. Ce qui m’a séduite à Sant’Egidio, c’est cette combinaison heureuse entre identité et ouverture. J’y découvrais qu’on peut vivre ses convictions sans pour autant exclure ceux qui pensent autrement, que les croyants ne sont pas nécessairement des dogmatiques rigides. L’Évangile amenait la jeune communauté à jeter des ponts entre des gens et des mondes différents. L’actualité et la force d’attraction de Sant’Egidio ne résident pas dans la forme ou la structure, mais dans la fidélité à l’Évangile. Les hommes et les femmes qui en font partie ne vivent
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pas sous le même toit et ne sont pas liés à une règle : ils fixent euxmêmes, en toute liberté, la mesure de leur engagement et de leur générosité, à l’instar de Zachée qui, plein de joie de recevoir Jésus chez lui, décide de lui-même de donner la moitié de ses biens aux pauvres. Pendant toutes ces années, la communauté a mis l’Évangile au centre de son action et essayé de le diffuser autour d’elle comme ferment d’une vie plus heureuse et d’un monde plus humain.
De Rome à Anvers Sant’Egidio n’était-il pas un phénomène typiquement romano-italien ? D’un point de vue strictement superficiel, sans doute. Certains prétendaient que le beau soleil d’Italie rend les gens plus chaleureux et plus liants, d’autres disaient que les Italiens sont encore très catholiques. J’entendais souvent des considérations de ce genre lorsque je parlais à mes amis de mon rêve de vivre l’expérience de Sant’Egidio chez nous aussi. Mon jeune âge était-il la seule raison pour ne guère prêter l’oreille à toutes ces objections ? En 1984, à la suite d’un nouveau voyage à Rome avec un groupe de jeunes, certains voulurent prendre le risque de faire le pas. Le scepticisme et la critique ne nous furent pas épargnés. Pourquoi ne pas faire comme tout le monde, se focaliser sur ses études pour se préparer une belle carrière, tout en s’amusant le mieux possible ? Pourquoi chercher midi à quatorze heures et gaspiller nos jeunes énergies dans le cadre d’une Église catholique considérée de plus en plus comme un navire en train de couler ? La foi et la prière n’étaient-elles pas des valeurs obsolètes ? Ou, du point de vue de l’Église elle-même, pourquoi vouloir encore fonder du neuf ? Pourquoi ne pas se rendre utile dans sa paroisse, de plus en plus désertée par les jeunes ? Ou encore, du point de vue associatif, pourquoi vouloir introduire de nouvelles
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formes de service des pauvres au lieu de rejoindre les structures d’accueil et les associations de bénévoles existantes ? Peut-être ce réflexe de réticence par rapport à l’innovation n’étaitil que l’indice d’une crise plus profonde que connaissait l’Église de Flandre et qui poussait à se cramponner aux structures connues et existantes. À notre « époque de pionniers », caractérisée, je l’accorde, par un certain radicalisme, cela ne nous empêchait pas de poursuivre notre idée avec obstination : à vin nouveau, outres neuves ! Pendant que, sans tambour ni trompette, un groupe de jeunes se mettait à l’écoute de l’Évangile, nouait des liens d’amitié avec des pauvres et se réunissait pour prier, d’autres préféraient attendre une installation officielle de Sant’Egidio. La tentation de donner la priorité à des statuts, des locaux et des moyens existait bel et bien. Dans l’expérience de la communauté, l’existentiel prime cependant toujours l’institutionnel. Il fallait d’abord trouver des gens prêts à s’engager pour les pauvres dans l’esprit de l’Évangile. La reconnaissance publique et les infrastructures suivraient éventuellement. Cette frilosité par rapport à l’institutionnalisation est surtout liée au caractère laïc du mouvement. Les membres — au départ, des étudiants habitant chez leurs parents ou en « kot », puis surtout des adultes ayant une vie professionnelle et familiale — ne prononcent pas de vœux, ne cohabitent pas sous un même toit et n’entendent pas inaugurer une nouvelle forme de vie monastique ou conventuelle. Ils veulent prendre l’Évangile au sérieux dans leur vie quotidienne et se faire les amis des pauvres sans pour cela s’imposer des structures ou une règle particulières. La seule « règle » que Sant’Egidio s’est imposée est, à l’exemple de François d’Assise, l’Évangile lui-même. L’arrivée de Sant’Egidio dans notre pays ne fut cependant pas accueillie uniquement par des réactions sceptiques et critiques. C’est un fait qu’elle suscita aussi beaucoup de sympathie. J’ai ainsi eu le sentiment de rencontrer une grande attente : beaucoup aspiraient à
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quelque chose de neuf, à une manière joyeuse et non cléricale d’être Église, à une manière non idéologique et authentique d’être solidaire avec les pauvres, à l’invention d’une culture ouverte de cohabitation dans la ville. Ce furent surtout les habitants pauvres du quartier Het Eilandje (« la petite île ») et du Schipperskwartier (le quartier chaud du port), où la communauté fit ses premiers pas à Anvers, qui encouragèrent implicitement le petit groupe de jeunes à ses débuts. Le fossé entre le monde insouciant des étudiants (plusieurs de nos premiers membres étaient étudiants à l’Ufsia 5 dans le centre de la ville) et les enfants de prostituées, ou entre les quartiers cossus de la périphérie verte (où avait grandi la majorité de notre premier groupe) et les taudis de l’Eilandje, où des personnes âgées croupissaient dans l’anonymat complet et sans la moindre assistance sanitaire, nous interpellait réellement. C’était vraiment la coexistence de deux mondes dans la même ville. Dans l’une des plus riches villes d’une des plus riches régions d’Europe, la pauvreté vivait et vit toujours cachée : il faut franchir les barrières des belles artères commerçantes et de son quartier habituel pour la découvrir. Là furent posés les fondements de ce qui deviendrait si typique de Sant’Egidio : abolir les barrières entre des mondes différents, restaurer le tissu social derrière l’anonymat d’un quartier, créer de la rencontre et de l’amitié comme remède au grand mal de la ville : la solitude. Ainsi, comme étudiants, nous ne voulions pas nous enfermer dans la seule préoccupation d’assurer notre propre avenir, mais nous sentir responsables également d’enfants moins favorisés par la vie. Nous avons ouvert l’« école de devoirs », baptisée plus tard « école de la
5. Universitaire Faculteiten Sint-Ignatius Antwerpen (« Facultés universitaires Saint-Ignace d’Anvers »).
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paix », pour aider ces enfants après l’école, mais aussi pour leur apprendre à vivre ensemble, élargir leur culture et surtout entamer avec eux une aventure d’amitié. C’étaient (et ce sont encore) principalement des lycéens et des étudiants qui consacraient une part de leur temps libre à préparer à un avenir meilleur des enfants de quartiers défavorisés. Cette expérience concrète nous a appris que chacun de nous peut compter pour un autre, que même des jeunes sans diplôme ou formation spéciale peuvent contribuer à humaniser la ville. La seule exigence est de vouloir prendre le pauvre au sérieux et d’être disposé à entrer en amitié avec lui. Les contacts avec les personnes âgées de ces quartiers invitaient particulièrement à cette approche affective : apprendre à s’attacher à des gens si différents de nous, non seulement par l’âge, mais aussi par leur histoire et leur cadre de vie. Je me souviens ainsi de ma rencontre avec Elvira, une des premières personnes âgées que j’ai visitées. Elle habitait le quartier du port. Tant qu’elle a eu la force de descendre les escaliers, elle a gardé quelques contacts avec des gens qui lui venaient en aide. Mais, dès que ses forces ont décliné, son petit appartement à l’étage est devenu une véritable cellule. Elle habitait au-dessus d’un café dans le « quartier chaud », fréquenté surtout par de rudes dockers. Cela ne facilitait pas nos entrées chez elle. Sa seule compagnie étaient ses six chats, son chien et… sa bouteille journalière de genièvre. Inutile de lui dire que ce n’était pas bon pour la santé, surtout qu’elle souffrait d’un ulcère à l’estomac. Et tout aussi vain de lui conseiller d’aller voir un médecin : « Je ne suis pas tombée sur la tête, je ne vais quand même pas aller me confesser au diable ! La voisine y est allée, et elle a été placée tout de suite. » Elvira défiait le bon sens un peu naïf des étudiants. Elle ne voulait même pas d’une aide familiale, car c’était « tous des indiscrets et des chapardeurs ». En bonne logique, on pouvait ranger cette personne dans la catégorie des irré-
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ductibles qui ne veulent d’aucune sorte d’aide. Divers services sociaux étaient d’ailleurs déjà arrivés à cette conclusion, mais la réalité était plus complexe que cela. Pour aider Elvira, nous devions laisser de côté notre logique à nous, et apprendre avec elle le langage de l’amitié qui offrirait la solution à maints problèmes. L’amitié était le grand défi et permit en même temps une aventure unique. Peu à peu, Elvira recommença à se nourrir, à s’habiller et même à sortir de temps en temps pour des petites fêtes d’anniversaire. Elle a encore vécu quinze ans après que tout le monde l’eut condamnée. Avec toute sa simplicité, elle est devenue une maîtresse d’amitié et, dans sa pauvreté, une reine d’espérance. Beaucoup de personnes âgées que nous rencontrions dans ces quartiers nécessitaient aussi différentes formes d’assistance concrète. Nous cherchions pour elles des services professionnels de soins à domicile qu’elles sollicitaient rarement d’elles-mêmes. Leur plus grande souffrance était cependant leur solitude et leur abandon. Ces personnes, qui avaient souvent connu une vie très dure, deux guerres mondiales et la misère, trouvaient dans les jeunes étudiants que nous étions un petit-enfant, un ami, une personne à cause de qui il valait encore la peine de vivre. Pour nous, c’était une école où nous apprenions tout le prix du temps partagé et de l’amitié. On commence à changer un quartier et une ville dès lors que l’on change son cœur et que l’on ne vit plus seulement pour soi et ses propres intérêts. Nous découvrions au milieu des pauvres qu’on peut vivre l’Évangile partout, et qu’à Rome comme à Anvers, cela demande de prendre l’autre au sérieux et de se faire son ami. Dans le cadre d’une prière du soir sobre et régulière, nous écoutions l’Évangile et apprenions à devenir des disciples de Jésus. Nous constations que, chez nous aussi, cela correspondait à une attente des jeunes. Je ne veux pas parler ici d’une « entreprise réussie » ou d’un mouvement de masse : beaucoup venaient voir, faisaient un bout de chemin avec nous, puis s’en allaient vers
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d’autres voies. Pour ceux-ci aussi, cela resta, dans bien des cas, une expérience marquante. Il y en eut aussi qui tentèrent d’affubler la jeune communauté d’une étiquette, soit progressiste et de gauche — car orientée vers les pauvres —, soit conservatrice et de droite — car liée à l’Église. Nous ne tenions pas, quant à nous, à nous réclamer d’une mouvance particulière ou à mettre l’accent sur les structures — le maître mot du moment — ; nous voulions former une communauté avec les pauvres à partir de la force de l’Évangile. En tant que laïcs — personnes non consacrées — qui étudiaient et travaillaient comme tout le monde, nous voulions prendre l’Évangile au sérieux et nous sentir responsables de ceux qui vivaient en marge de notre monde.
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La rencontre du pauvre Le journal néerlandais Trouw avait donné pour titre à une interview que j’avais donnée à propos de l’engagement de Sant’Egidio pour les pauvres : « Les pauvres ne sont plus à la mode ». En fait, j’étais assez contente de ce titre, car je suis convaincue que la relation aux pauvres est constitutive de notre identité de chrétiens. Trop souvent, nous posons la question de l’identité chrétienne en termes philosophiques éthérés, détachés de la réalité. Dans les évangiles, nous voyons souvent Jésus rencontrer des pauvres et des petits, des malades et des lépreux, des veuves et des orphelins, des étrangers et des prisonniers. Il invite ses disciples à aimer les marginaux et à les remettre au centre. Jésus s’identifiait carrément aux plus pauvres : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). C’est un fait incontestable que le système de prévoyance sociale très développé que nous connaissons dans nos régions a été en grande partie initié et élaboré par des chrétiens. Combien d’institutions et de services d’assistance sociale ne sont pas nés chez nous sous l’impulsion de l’une ou l’autre congrégation religieuse ? Aujourd’hui, ce sont des laïcs et des organisations professionnelles qui ont généralement pris le relais, et la question de la fidélité à l’inspiration originelle fait l’objet de débats récurrents à chaque nouvelle génération. Il est évident que beaucoup de professionnels et de bénévoles qui se consa-
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crent aujourd’hui au service des plus faibles se réclament d’autres sources d’inspiration. Il suffit de penser au discours actuel sur les droits de l’homme, qui suscite de nombreux engagements dans toutes sortes d’organisations non gouvernementales. Cela ne nous dispense pas de nous interroger encore aujourd’hui sur le contenu spécifiquement chrétien des « œuvres de miséricorde ». Alors qu’au sein de cette société postmoderne, la souffrance prend de nouvelles formes, au lieu de régresser, le nombre de gens disposés à consacrer du temps et de l’attention aux malades et aux souffrants est en diminution. À une époque où la souffrance et la misère sont refoulées par peur, la présence humaine auprès des souffrants n’apparaîtelle pas de plus en plus comme une tâche spécifiquement chrétienne ? Cette présence, même dans des situations « désespérées » auxquelles on ne peut plus remédier structurellement, n’est-elle pas un véritable défi pour celui qui croit à l’Évangile ? L’attention et la sollicitude personnelles pour tout prochain dans le besoin ne peuvent naturellement être un alibi pour ne pas continuer à chercher des solutions au niveau sociétal. L’amour agissant des pauvres signifiait en premier lieu, pour Sant’Egidio, aller à la recherche des pauvres dans sa propre ville. Peut-on réellement être chrétien sans se soucier des pauvres ? La foi n’est-elle pas plus que croire en l’existence de Dieu ? Ne nous demande-t-elle pas de devenir disciples de Jésus de Nazareth, de conformer nos vies à la sienne ? C’est à cause de son option radicale pour les pauvres que François d’Assise fut, dès le début, perçu par la jeune communauté comme un grand frère et un modèle. La vie de ce fils de riche marchand a basculé après sa rencontre avec un lépreux qui, au premier abord, l’avait horrifié. Le début de son « testament » nous a bien des fois interpellés : « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur luimême me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur. Et
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au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps 6. » Dans la rencontre des pauvres, beaucoup de nos jeunes qui n’étaient pas très familiarisés avec l’Évangile ont rencontré le Seigneur lui-même. Grégoire le Grand qui, comme pape à l’époque mouvementée du vie siècle, assista à l’écroulement d’une civilisation séculaire sous les coups des invasions barbares et ne savait pas à quoi ressemblerait l’avenir, n’arrêtait pas en ces temps difficiles d’exhorter les croyants à ne jamais mépriser les pauvres, ni à les rendre coupables de leur situation, mais à voir le Christ lui-même en chaque pauvre. Il était très significatif pour lui que, dans la parabole du pauvre Lazare, Jésus ait donné un nom à celui-ci, et pas à l’homme riche. Dans les pauvres, nous rencontrons le Seigneur dans le besoin. Du reste, ce n’est pas que nous qui venons en aide aux pauvres ; eux aussi nous viennent en aide. Les pauvres nous évangélisent, car ils nous rappellent que nous sommes nous aussi faibles et fragiles, et que nous avons besoin de l’autre. En ce sens, ils ne constituent pas une autre catégorie. Les pauvres nous rendent conscients de la banalité d’une vie centrée sur soi-même, de la vanité d’une existence enfermée dans un milieu social exclusif. La parabole du bon Samaritain (Lc 10, 25-37) nous a appris comment voir et approcher les pauvres. Sur nos chemins quotidiens, dans notre propre ville et environnement, nous croisons nous aussi des gens qui gisent épuisés et à moitié morts au bord du chemin. Le premier geste est de les voir, de lever les yeux et de se rendre compte de la situation. Ce n’est pas si évident, car notre regard est le plus souvent centré sur nous-mêmes, embrumé par notre propre psychologie, braqué sur nos propres angoisses, désirs et besoins.
6. Testament 1-3, dans Saint François d’Assise. Écrits et premières biographies, Paris, Éditions franciscaines, 1968.
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Le pas suivant est de s’arrêter. Le rythme trépidant de la vie quotidienne fait que souvent, nous courons sans arrêt, sans nous poser de questions, comme si ce n’était jamais le moment pour ce qui n’est pas programmé. Maintenant que, à l’inverse, la décontraction redevient à la mode, nous pourrions peut-être en faire bénéficier aussi les autres et prendre le temps de nous arrêter quelque peu à celui que nous rencontrons sur notre chemin et qui, si nous sommes attentifs, pose peutêtre une question à notre cœur. L’Évangile n’épargne pas ses critiques à l’encontre du lévite et du prêtre qui font un détour pour éviter les blessés de la vie, sans doute parce qu’ils sont pressés d’aller au temple. Ne courons-nous pas souvent nous-mêmes vers le temple de nos réunions et comités, au rythme de nos agendas surchargés ? Ou le crochet que nous faisons pour éviter l’homme ou la femme dans le besoin, la vieille personne isolée ou le mendiant, ne trahit-il pas notre peur de nous commettre avec un nécessiteux ? Il y a quantité d’arguments plus ou moins subtils pour ne pas s’arrêter : on n’a pas le temps, ou bien il y a des instances compétentes pour prendre en charge ce genre de personnes, ou bien encore on se sent peu doué pour le social… Lorsque je vais parler de l’expérience de Sant’Egidio, je suis frappée par le fait que les auditeurs ont souvent de la peine à se représenter la réalité de la pauvreté parmi nous. C’est un indicateur éloquent du niveau de bien-être que nous avons atteint chez nous : dans beaucoup de communes ou de villes, petites et moyennes, la pauvreté semble absente du paysage. Si le phénomène des quartiers défavorisés, caractérisés par la pauvreté transgénérationnelle et la problématique de l’immigration, est sans doute un problème typique des grandes villes, il ne faudrait pas focaliser toute la question sur cette dimension. Le nécessiteux, où qu’il soit et quel qu’il soit, est un nécessiteux : il a besoin de nous. Ainsi, il n’est pas difficile de transposer certains récits évangéliques dans des contextes contemporains et de reconnaître, par exemple, le malade mental derrière le possédé, le
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toxicomane derrière le lépreux obligé de rester en dehors des portes de la ville, la vieille personne confuse de l’hospice derrière la femme courbée, ou encore le sans-papiers derrière les étrangers dont il est souvent question dans les évangiles. Les images voyeuristes qui nous sont souvent servies par les médias d’aujourd’hui ne favorisent pas une bonne approche de la problématique, car elles se focalisent de façon sensationnelle sur des cas extrêmes où la personne, avec ses problèmes et ses besoins particuliers, n’est pas rencontrée. La pauvreté est trop facilement réduite à ce qu’on appelle le quartmonde : les pauvres de naissance, toujours présents, bien que l’autorité publique ait beaucoup investi ces derniers temps dans leur émancipation et leur intégration sociale, ne représentent qu’une partie des défavorisés dans notre société. De nombreuses nouvelles formes de pauvreté doivent aujourd’hui être prises en compte. Il suffit de penser aux jeunes toxicomanes qui se retrouvent dans la rue, aux demandeurs d’asile avec ou sans papiers, ou au nombre sans cesse croissant de personnes âgées dont, selon des enquêtes récentes, une sur sept vit dans la pauvreté. « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous », disait Jésus (Jn 12, 8). Dans sa bouche, ce n’était pas du fatalisme, ni une invitation à l’inertie par rapport aux causes de la pauvreté et de l’exclusion. Il s’agit plutôt d’une parole de bon sens, comme on en trouve d’autres dans les évangiles : toute société connaît des pauvres, la pauvreté est de tous les temps, même si elle change de visage. La charité chrétienne, l’amour évangélique du prochain ne peut donc se limiter à exiger une meilleure politique sociale ou à encourager les pauvres à revendiquer leurs droits. Sans doute, dans la pratique chrétienne des dernières décennies, l’accent a-t-il été mis plus fortement sur ce volet politique et sur le discours des droits de l’homme. Le défi à relever, c’est de créer des structures qui réduisent l’exclusion tout en apprenant à vivre avec ceux qui passent à travers les mailles du filet. Il s’agit donc pour les chrétiens de donner vrai-
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ment corps à une culture de la proximité, de la compassion et de la fraternité humaine. Ce qui ne peut se faire que dans la rencontre personnelle et par la conversion du cœur. Une excuse qu’on entend souvent pour ignorer le pauvre est la question de la culpabilité, particulièrement vis-à-vis des mendiants : ne feraient-ils pas mieux de travailler, ne dépensent-ils pas leurs sous à boire ou à se droguer ? À cette question aussi, l’Évangile répond avec une bonne dose de bon sens : s’agissant de l’aveugle-né, ni lui, ni ses parents, dit Jésus, n’ont péché pour mériter ce handicap, « mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ! » (Jn 9, 3). Chaque homme dans le besoin est un appel au cœur de ses contemporains pour rendre visible l’amour de Dieu pour cet homme. La question de la culpabilité ou de la cause ne peut servir de justification pour se détourner d’eux et passer son chemin. Celui qui prend la peine de s’arrêter près de l’homme assis ou couché à terre voit tout de suite ce qu’il y a à faire : dans la parabole, le Samaritain s’occupe d’abord de panser ses plaies. Souvent, nous nous croyons impuissants devant tel problème ou telle situation parce que nous n’avons même pas pris le temps de nous y arrêter pour écouter et tâcher de comprendre de quoi il retourne. En généralisant facilement, nous disons que nous ne pouvons tout de même pas secourir chaque mendiant, que nous ne pouvons porter toute la misère sur nos épaules, que le problème doit être appréhendé à un niveau plus élevé, etc. La notion d’impossibilité est en fait beaucoup plus dans notre tête que dans la réalité. Il ne s’agit pas tant de trouver une solution théorique à tous les problèmes de pauvreté que de savoir être humain et cordial avec ceux que nous rencontrons sur notre route et qui sollicitent notre aide. Si vous donnez ne serait-ce qu’un verre d’eau à un pauvre qui vous le demande, ce geste vous sera compté (Mt 10, 42). Le fait d’être venu en aide à quelqu’un vous a donné la sagesse qui vous fera recommencer à l’avenir. De surcroît, vous avez peut-être
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donné à d’autres l’idée de faire de même. En ce sens, il existe un effet multiplicateur de la bonté. Dans un deuxième temps, le Samaritain charge un aubergiste de prendre soin du blessé. Il assume aussi les frais de l’hébergement. Ce passage du relais à un autre est important : cet homme n’est pas « son » pauvre. La solidarité dont on a fait preuve ne donne pas le droit de s’approprier les pauvres. Au contraire, il est important de partager la responsabilité et de travailler avec d’autres au service des démunis : des professionnels, des bénévoles, des organismes de solidarité plus importants comme les mutuelles, et, par extension, la société tout entière. On pourrait dire à cet égard que les deux deniers donnés par le Samaritain pour dédommager l’aubergiste sont une image de l’impôt grâce auquel l’État peut redistribuer les richesses et l’assistance aux pauvres devient l’affaire de toute la société. Mais ce n’est pas encore le dernier acte. Le récit du bon Samaritain annonce aussi que celui-ci repassera à son retour de voyage. La responsabilité personnelle demeure, même quand le travail a été délégué à autrui. Cette annonce suggère une sollicitude permanente qui suppose une certaine fidélité personnelle. Pour les compagnons de Sant’Egidio, il ne suffit pas, dans l’engagement en faveur des pauvres, d’accomplir une fois une bonne action : nous voulons également « repasser » pour établir, si possible, des liens de réelle amitié. Dans l’expérience de Sant’Egidio, l’amitié occupe une place centrale dans la relation avec les pauvres. Une aide concrète est bien sûr nécessaire, il y a des droits à défendre et à étendre, mais tout cela procède du désir de devenir les amis des pauvres. Dans les services dispensés par la communauté, il ne s’agit pas d’une relation d’assistant à assisté : les pauvres ne sont pas des clients ou des demandeurs d’aide, mais des amis. Ils deviennent en quelque sorte membres de la famille. L’amitié est une manière typiquement chrétienne de traduire et de vivre la responsabilité. Andrea Riccardi soutient que l’amitié a un sta-
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tut théologique : « L’Église d’Orient célèbre Dieu comme philanthrope, l’ami des hommes. L’amitié est comme un concentré d’expériences chrétiennes telles que le dialogue, la solidarité sans frontières, la culture à visage fraternel. L’amitié devient une manière humaine de proclamer le mystère de la miséricorde et de l’incarner dans la vie 7. »
Enfants à problèmes L’« école de la paix » est le premier service que la communauté a lancé à Anvers, à partir du constat que les enfants de familles défavorisées connaissent souvent de sérieuses difficultés scolaires. Du fait de leur milieu, ils sont moins stimulés à l’étude et manquent fréquemment de références culturelles nécessaires pour comprendre certains concepts. Le déficit affectif et émotionnel avec lequel ils grandissent fait d’eux des « enfants à problèmes ». Ils ne parviennent pas à se concentrer ni à faire leurs devoirs convenablement, et cherchent à attirer l’attention par des comportements inadéquats. Ceux qui traînent dans les rues se montrent souvent agressifs et violents. Même si notre système scolaire peut être compté parmi les meilleurs du monde, il appelle cependant certaines réserves quant au traitement et aux chances qu’il accorde aux enfants défavorisés. Il ressort ainsi du rapport « Pise 2003 » de l’OCDE que le paysage scolaire néerlandophone révèle une nette fracture entre un fort groupe de tête et un groupe d’élèves plus faibles à la traîne, allant évidemment de pair avec une forte « conscience de classe », qui fait que des élèves d’un même milieu socio-économique se retrouvent dans des écoles « fortes » ou « faibles », avec, dans ces dernières, une proportion importante d’al-
7. Andrea Riccardi, La pace preventiva, San Paolo, 2004, p. 120. Traduction libre.
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lochtones. Dans ce contexte culturel, les enfants de milieux défavorisés seront souvent catalogués comme « élèves difficiles » et plus rapidement orientés vers l’enseignement spécial. On y répondra peut-être mieux à leurs problèmes spécifiques, mais ils risqueront de s’y retrouver dans un ghetto. Chez nous 8, on dénombre pas moins de neuf types d’enseignement spécial. À côté de ceux pour sourds, malentendants, aveugles et malvoyants, ou pour handicapés mentaux lourds ou moyens, il s’agit surtout du type 1 pour handicapés mentaux légers, du type 3 pour enfants caractériels et du type 8 pour enfants atteints de troubles d’apprentissage, où atterrissent souvent des enfants de milieux défavorisés et allochtones. Les enfants de ces milieux ne sont pas moins doués a priori, mais il est clair qu’ils sont souvent moins soutenus à la maison, même s’ils sont pris en main par les centres psycho-médico-sociaux (PMS) qui fixent le type d’enseignement spécial pour l’enfant en question. Seuls ceux qui arrivent en type 8 peuvent éventuellement se voir réorientés vers l’enseignement secondaire ordinaire ; dans tous les autres types, toute la scolarité moyenne se passe dans l’enseignement secondaire spécial. On notera que, malgré la dénatalité et le nombre croissant d’élèves handicapés accueillis dans l’enseignement intégré, le nombre d’élèves de l’enseignement primaire spécial continue d’augmenter : au cours des dix dernières années (entre 1994 et 2004), cette augmentation a été de 28 %, et même de 37 % dans le type 8. La tendance à orienter plus facilement et plus rapidement un enfant vers l’enseignement spécial ne va donc pas en diminuant, loin de là, ce qui aboutit à placer la barre toujours plus haut dans l’enseignement ordinaire.
8. En Communauté flamande de Belgique, dont relève l’enseignement [nde].
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On peut naturellement faire valoir que l’enseignement spécial peut accorder plus d’attention aux élèves difficiles, mais il est pourtant manifeste que quelque chose cloche au point de vue de l’égalité des chances. Une étude du Hoger Instituut voor de Arbeid (« Institut supérieur du travail ») de 2004 confirme qu’« un enfant a plus de chances d’aboutir dans l’enseignement spécial si le père est chômeur, si la mère n’a pas de diplôme secondaire ou s’il est d’origine allochtone. […] De cette manière, l’enseignement spécial devient un piège pour les défavorisés. Disons-le franchement : quelle que soit la qualité de l’enseignement spécial, le passage dans celui-ci diminue les chances d’une formation et d’un emploi supérieurs 9. » Ce thème ne mérite-t-il pas un débat en profondeur dans une société qui considère à juste titre l’enseignement comme une de ses priorités ? Car pourquoi coupler si facilement efficience et mise à part ? J’ai le sentiment que la formule magique « à part » offre rarement des solutions : l’art est dans le vivre ensemble de personnalités différentes, sinon il y aura toujours un individu ou un groupe à vouloir être séparé des autres dits « normaux ». Avec la psychologisation croissante, de plus en plus d’enfants, ces dernières années, se voient coller l’étiquette d’« hyperkinétique ADHD 10 » ou « spectre autistique », qui les destine normalement à l’enseignement spécial. Maintenant que de plus en plus de citoyens sont confrontés à un problème d’« apartheid » dans notre enseignement, le débat sur l’égalité des chances dans l’enseignement pourrait connaître un grand regain d’intérêt. Entre-temps, on parle heureusement aussi d’enseignement intégré — même si l’autorité y voit avant tout une source d’économies — où des enfants en difficulté peuvent garder leur place dans les
9. Lieve Ruelens et Ides Nicaise, Gelijke onderwijskansen, HIVA, 2004. 10. Attention Deficit Hyperactivity Disorder.
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classes « normales », moyennant une aide personnalisée. N’empêche que jusqu’à récemment, discuter d’égalité des chances à ce niveau et mettre en question l’envoi d’enfants défavorisés dans un enseignement spécialisé était considéré comme un sacrilège… Un enseignement aussi bien coté et performant que le nôtre ne doit-il pas également garantir une instruction de base pour tous et se montrer moins sélectif ? Au cours de ces dernières années, j’ai connu bon nombre d’enfants qui, à treize ans, étaient de facto analphabètes. Quel dommage y aurait-il pour des enfants « normalement doués » à partager leur scolarité avec certains élèves plus faibles ? Apprendre à vivre avec les plus faibles ne fait-il pas partie de l’éducation élémentaire ? Ou la mise à part des « mieux doués » — et quels parents ne souhaiteraient pas voir leur enfant dans cette catégorie ? — serait-elle le meilleur moyen pour forger de belles personnalités ? N’avons-nous pas tous connu l’un ou l’autre « génie » asocial ? Pourquoi alors vouloir les mettre à tout prix à part des autres ? Dans les évangiles, nous découvrons un respect — sans équivalent à l’époque — pour les enfants. Jésus réprimande ses disciples de vouloir empêcher des enfants de l’approcher, et il les place au centre de l’attention. La communauté s’oriente d’après l’Évangile et veut se mettre à son école : respecter les enfants et les estimer à leur juste valeur signifie aussi nourrir pour eux de hautes ambitions. Dans les « écoles de la paix » que Sant’Egidio a ouvertes dans différents pays du monde, nous ne voulons pas seulement aider à ce que tous les enfants puissent se forger un avenir, mais aussi leur apprendre à ouvrir les yeux sur ce qui se passe à l’échelle de leur ville et du monde. Aimer les enfants implique aussi d’avoir de grandes ambitions pour eux. Ils se révèlent d’ailleurs souvent beaucoup plus lucides que les adultes ne se l’imaginent sur de grandes questions comme la guerre et la paix, l’inégalité et la justice. La problématique mondiale ne doit donc pas leur être occultée. Ce n’est pas leur témoigner du respect que de les
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laisser évoluer dans un monde illusoire et fallacieux. Dès leur plus jeune âge, ils peuvent apprendre à vivre de manière responsable et à poser de petits gestes de solidarité. L’action « rejoue tes jouets » que les enfants du « Pays de l’arc-enciel » — un mouvement mondial d’enfants et de jeunes issu de la communauté Sant’Egidio — mènent chaque année avant Noël, est en même temps une manière de faire réfléchir le grand public aux relations Nord-Sud au moment où la consommation bat son plein avec les achats de fin d’année. Des enfants, dont beaucoup sont euxmêmes des défavorisés, jouent ainsi un rôle actif de sensibilisation dans la construction d’un monde plus solidaire. Dans leur école ou dans leur entourage, ils rassemblent des jouets usagés, refondent de nouvelles bougies à partir de restes et bricolent toutes sortes de gadgets avec du matériel de seconde main pour les vendre. Ils donnent ainsi un signal à contre-courant de la société d’abondance et de surconsommation. Le bénéfice va à des projets pour enfants en Afrique, par solidarité avec le milliard d’enfants, soit la moitié de tous les enfants du monde, qui ne savent pas ce qu’est une vraie « enfance » à cause du sida, de la pauvreté ou de la guerre. Il est étonnant de voir combien d’enfants sont non seulement fiers de porter ce message dans la rue, mais interpellent avec conviction et enthousiasme des adultes pressés de faire leurs achats, qui ne paraissent pas spécialement ouverts à leur rêve. Je pense à Zevian, une petite Tzigane roumaine de sept ans, qui avait des résultats scolaires très faibles, dus notamment à ses nombreuses absences : elle vendait avec un tel cœur que plus d’un acheteur pensait qu’elle le faisait à son profit personnel… C’est parfois le monde à l’envers lorsque des enfants se voient accorder de nouvelles chances et ressentent une réelle confiance, en dépit de tous les préjugés. Les enfants d’aujourd’hui grandissent souvent dans une culture de violence pernicieuse : la violence est à ce point banalisée qu’elle de-
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vient la norme. À la télévision, sur Internet et dans toutes sortes de jeux vidéo, les jeunes sont sans cesse confrontés à la violence, au racisme et à la haine. Ils apprennent très tôt qu’ils ne doivent pas se faire beaucoup d’illusions sur le monde des adultes : ils se rendent compte combien tout est fragile et passager, et combien les valeurs vraiment durables sont difficiles à trouver. La démocratisation de la violence, d’une part, et l’insécurité affective, d’autre part, font de beaucoup d’entre eux des « jeunes à problèmes ». Il suffit de penser au meurtre du jeune Bruxellois Joe Van Holsbeeck et à la tuerie raciste dans le centre d’Anvers qui ont secoué notre société au printemps 2006. Les enfants de milieux défavorisés et d’immigrants sont spécialement vulnérables : ils constituent une proie facile pour les bandes de rue et la « petite » criminalité qui les accompagne, et entrent vite en contact avec les pourvoyeurs de drogues de tout acabit. La violence est aussi en augmentation à l’école, ce qui menace certaines écoles de devenir ingérables. Les comités de quartier, les écoles, les tribunaux de la jeunesse et d’autres institutions se penchent sur le problème du civisme et de la discipline, et plaident de plus en plus souvent pour une intervention répressive. L’idée d’un droit pénal spécifique pour la jeunesse fait son chemin. Il est clair qu’on ne peut attendre toute la solution de ce côté. Beaucoup d’institutions pour jeunes sont déjà surpeuplées ; les délégués à la jeunesse, qui doivent souvent s’occuper d’une centaine de « jeunes à problèmes » à la fois, se rendent compte de leurs limites. Ce n’est pas pour rien que la rotation du personnel dans ce secteur est souvent exceptionnellement élevée. Une question ressort avant tout : qui est prêt, non seulement à punir ces jeunes, mais à les aimer ? Qui est disposé à les prendre véritablement par la main ? Les difficultés que la société rencontre avec un nombre croissant de jeunes sont aussi révélatrices d’un état d’angoisse et de faiblesse chez les adultes. Notre culture ne nous fait-elle pas trop facilement
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renoncer à notre tâche d’éducation ? Il me paraît que le monde des adultes et celui des jeunes ont souvent peur l’un de l’autre et que nous avons encore bien du chemin à parcourir pour reconnaître et respecter réellement les jeunes. Notre société semble avoir démissionné collectivement de sa fonction de paternité, dans l’idée que les enfants doivent pouvoir tout décider eux-mêmes. Toute culture est cependant transmission de valeurs et de connaissances à une nouvelle génération. Cette communication n’est pas horizontale et symétrique, mais verticale et asymétrique, selon le philosophe allemand Peter Slotendijk. « Nous ne savons plus transmettre parce que nous n’avons plus de fils, de filles ou d’élèves », disait-il dans une interview à un journal hollandais. « Même les enfants sont devenus les clients de leurs enseignants. Ils revendiquent le droit à l’ennui ou à l’amusement. Nous sommes aujourd’hui tous orphelins. Sans père. » Créer des liens d’amour avec les enfants et les jeunes ne signifie pas tout tolérer ou tout approuver ; aimer, c’est aussi faire preuve de sévérité et d’exigence, mais pas seulement punir. L’aversion postmoderne pour l’autorité nous fait réparer les dégâts du mal-être des jeunes dans une société « sans père ». Notre société a mis en place une gigantesque machine de consommation qui, d’un côté, produit des enfants rois, mais, d’un autre côté, les réduit à de « beaux jouets » pour les grands. Les enfants sont les premières victimes de cette attitude ambiguë de la part d’adultes sans épine dorsale, souvent incapables de baliser la route pour ceux qui viennent après eux. Comment l’homme occidental voit-il encore son avenir s’il n’est plus capable de transmettre quoi que ce soit aux générations suivantes, s’il n’ose plus rien exiger, s’il ne se complaît que dans sa propre image et ne veut des enfants qu’au service de ses caprices ?
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La vieillesse: du naufrage au temps de grâce La solitude et l’abandon de beaucoup de personnes âgées sont une nouvelle forme de pauvreté de notre riche continent. La canicule qui a coûté la vie à des milliers d’entre elles pendant l’été 2003 — en France, on parle de plus de quinze mille morts ; mais aussi chez nous et ailleurs en Europe, il y eut de nombreuses victimes — a confronté les Européens au revers de leur individualisme. Les vieilles personnes ne meurent en effet pas de la chaleur tout court, mais parce qu’elles sont trop peu aidées et sont abandonnées à leur sort. Souvent, il n’y a eu personne pour leur apporter ne fût-ce qu’un verre d’eau. Il ne s’agit pas tant de montrer d’un doigt accusateur les autorités ou les instances compétentes que de battre notre propre coulpe et de voir dans ce drame un appel à notre sens de la responsabilité. Et que penser du débat qui a fait rage il n’y a guère aux Pays-Bas à l’annonce qu’une maison de repos avait instauré ce qu’elle appelait des « journées pyjama » ? Un jour par semaine, les pensionnaires n’étaient pas habillés, par manque de personnel ! Le traitement des personnes âgées est sans nul doute un des grands défis de la société européenne où, et c’est heureux, on vit de plus en plus vieux, mais où, dans le même temps, on fait comprendre aux vieux, par des manières parfois des plus subtiles, qu’ils sont de trop. Sant’Egidio a commencé à rencontrer des personnes âgées dans des quartiers défavorisés où la solitude — pour beaucoup d’entre elles leur plus fidèle compagne — est rendue encore plus insupportable par la pauvreté et l’isolement. L’amitié avec ces aînés nous a vite ouvert les yeux sur la manière dont notre société traite ce groupe sociologique de plus en plus important. Les adultes, happés par le rythme trépidant de la vie, ne se rendent généralement pas compte à quelle vitesse vertigineuse la société a changé pour les personnes âgées. Elles ont connu la guerre et la reconstruction qui l’a suivie. Elles ont vu l’automobile et
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la télévision envahir la vie quotidienne. Elles ont vu, avec la croissance économique, s’introduire les nouveaux modèles de vie individualistes. Ceux qui, de leur temps, ont encore soigné leurs vieux parents à la maison ne sont souvent plus les bienvenus chez leurs propres enfants. La question du sort à réserver à une mère ou un père de moins en moins autonome se pose régulièrement autour de nous. On notera d’ailleurs que, dans ce débat public, la parole est rarement donnée aux seniors eux-mêmes. L’extrême solitude de beaucoup de personnes âgées ne se révèle pas seulement de façon abrupte lorsque sont découverts, parfois des semaines plus tard, des corps sans vie dont personne n’a remarqué la disparition. Une enquête du Wetenschappelijk Instituut Volksgezondheid (« Institut scientifique de la santé publique ») a montré qu’en Flandre, 15 % des hommes et 10 % des femmes de plus de 75 ans ont au maximum une fois par mois un contact avec des parents, des enfants, des amis ou des connaissances, tandis que 20 % des plus de 65 ans sont tributaires de l’aide d’autrui pour leur vie quotidienne. Celui qui a les moyens pour vivre mais n’a personne auprès de lui dans ses vieux jours meurt comme un pauvre. En ce sens, la vieillesse est souvent un naufrage, comme l’écrivait André Malraux dans ses conversations avec le général de Gaulle 11. L’abandon où sont laissés beaucoup de vieillards révèle le manque d’humanité et de tissu social dans notre société. Il lève un coin du voile de notre angoisse devant la fragilité humaine et la souffrance. Dans son témoignage toujours d’actualité sur la vieillesse et la mort de sa mère 12, Simone de Beauvoir écrivait pour sa part qu’on peut mesurer le niveau de civilisation d’une société à la manière dont elle s’occupe de ses vieillards. C’est précisé-
11. Les chênes qu’on abat, Paris, Gallimard, 1971. 12. Une mort très douce, Paris, Gallimard, 1964.
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ment un des grands défis à relever par notre continent européen où le vieillissement de la population ne cesse de s’élever. Grâce aux progrès de la science et à l’élévation du niveau de vie, la durée moyenne de vie augmente aussi : au début du xxe siècle, elle était de 45 ans ; dans les années cinquante, l’espérance de vie était de 65 ans ; de nos jours, elle est de 75 ans pour les hommes, et de 81 ans pour les femmes. Nous devenons tous plus vieux et la proportion de personnes âgées dans la société ne cesse d’augmenter : au début du xxe siècle, une personne sur vingt était âgée de plus de 65 ans ; aujourd’hui, c’est une sur sept et en 2050, ce sera une sur cinq. Tout se passe pourtant comme si notre société ne savait que faire de ce groupe croissant de personnes âgées. Pour le budget, elles coûtent trop cher ; pour les familles, elles sont une charge ; pour les politiciens, elles ne représentent pas un groupe cible très intéressant, parce que souvent pas assez mobile pour se déplacer jusqu’aux urnes… Seuls les jeunes seniors, ceux dans la soixantaine, semblent actuellement retenir l’attention des publicitaires, eu égard à leur pouvoir d’achat et de consommation. On parle habituellement de la vieillesse en termes de problèmes. Ne peut-on pas voir aussi une chance dans le fait que des pensionnés restent encore longtemps actifs et en bonne santé, et disposent pour s’occuper des autres de plus de temps et de possibilités que pendant leur vie professionnelle ? Beaucoup sont, pendant leur vie active, tellement absorbés par leur travail qu’il ne leur reste pratiquement pas de temps à consacrer aux autres. Ce n’est pas par hasard que les universités du troisième âge connaissent un tel succès, car c’est une période de la vie où l’on peut s’intéresser à de nouvelles choses. Le mouvement « Vive les aînés ! » qui a été fondé par Sant’Egidio veut saisir cet acquis de notre temps comme une chance et une grâce. Le vieillissement de la population européenne est pour nous un signe de civilisation plutôt qu’un problème.
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La vie de nos aînés ressemble souvent à un naufrage parce que, du temps de leur vie active, ils n’ont pas appris à donner du sens à leurs loisirs, et n’ont jamais vécu l’expérience contemplative de celui qui est physiquement affaibli, mais dispose de beaucoup de temps : temps pour lire, temps pour réfléchir et méditer, temps pour l’amitié et la convivialité. Dans son ouvrage Niet meer jong, nog niet oud 13 (« entre post-jeunesse et prévieillesse »), Edith Cardoen parle de la fonction thérapeutique de cette activité : « Lire élargit l’horizon, et les livres sont comme des amis : ils nous élèvent au-dessus de notre petit monde immédiat. Ils peuvent contribuer dans une large mesure au bonheur de la personne vieillissante. […] Si important soit-il de garder l’esprit éveillé, il importe plus encore de garder son cœur ouvert. S’attacher aux autres, se préoccuper de leur sort, se rendre proche de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, souffrent ou ont du chagrin, voilà une haute forme d’art de vivre qui peut se pratiquer largement à cette époque de la vie. » La chance qu’offre l’accroissement de la longévité contient aussi une invitation à une plus grande créativité pour aborder les problèmes qui y sont liés. Tôt ou tard, la plupart des personnes âgées sont en effet confrontées à un moment de faiblesse : un rétablissement difficile après une chute ou une intervention, une dépendance croissante par rapport à l’entourage. Bien que, d’après les statistiques, la grande majorité des plus de 75 ans continuent d’habiter chez eux (85 %), on se penche trop peu sur la facilité avec laquelle on place les personnes âgées dans des institutions, surtout en fin de vie, et bien souvent contre leur gré. C’est l’histoire classique, aussi bien dans les milieux aisés que dans les milieux moins favorisés. « On a trouvé un endroit où tu seras bien soigné, comme ça tu ne devras plus avoir
13. Leuven, Davidsfonds, 2000, p. 111.
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peur de faire une chute, et nous, on ne devra plus s’inquiéter de savoir si tu n’as pas laissé ouvert le gaz de la cuisinière comme l’autre fois. Après tout, depuis la mort de papa, tu es quand même toujours seule à broyer du noir, un peu de compagnie te fera grand bien… » Ne doit-on pas faire preuve d’un peu plus de créativité pour chercher des alternatives à ce raisonnement si répandu ? Il faut certes de l’imagination et de la flexibilité pour laisser une personne âgée vieillir chez elle ou l’accueillir dans une famille où on travaille, mais pourquoi ne met-on pas plus d’énergie à explorer ces pistes ? N’est-ce pas symptomatique de notre société qu’elle pousse massivement ses membres âgés vers des établissements de prise en charge ? Je suis frappée par le fait qu’à cette époque des droits de l’homme, dans une société qui promeut volontiers la culture du débat, on réfléchisse si peu au sort des seniors. Trop souvent, ce sont des adultes en bonne santé qui décident pour la personne âgée si elle peut rester vivre chez elle ou s’il faut la placer dans une institution. Pour peu qu’on soit en contact avec ces personnes, on sait que, dans beaucoup de cas, ce n’est pas leur choix à elles. Non seulement le placement systématique en institution devient impayable pour la collectivité, mais il révèle aussi la gêne qu’éprouve cette société à cohabiter avec ses membres moins valides ou même perturbés. Ne pouvons-nous nous montrer plus créatifs pour laisser les gens vieillir dans un environnement familier et familial ? Combien de fois ne fait-on pas fi dedes désirs des personnes âgées ? Il n’est tout de même pas possible que la volonté d’une personne âgée ne soit respectée que lorsqu’elle veut en finir avec ses jours ! La plupart des adultes affirment qu’eux-mêmes ne voudraient pas aller en maison de repos dans leurs vieux jours. Pour ceux qui ont les moyens, il y a évidemment de belles séniories et, dans la plupart des cas, le personnel fait de son mieux — malgré le manque grandissant d’effectifs — pour rendre le séjour des résidents aussi agréable
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que possible. Dans beaucoup de ces institutions, on décèle cependant l’absence de toute perspective dans le regard éteint de ces vieilles personnes souvent très amaigries : les unes trottinant dans de longs couloirs et guettant une visite qui ne vient pas, les autres attachées à leur fauteuil pour éviter les chutes, parlant toutes seules. Il n’est pas toujours vrai qu’une vieille personne soit moins seule dans une maison de repos ; on ne peut pas forcer des adultes à habiter ensemble, à partager leur vie privée et leur chambre avec d’autres personnes qu’elles ne connaissent pas et n’ont pas choisies. C’est également une illusion de croire que le vieillard est toujours en sécurité derrière la cloison de la section de surveillance ; il peut très bien y faire une chute et rester un bon moment sans être secouru. Je repense à l’histoire d’Élisabeth, une femme simple et digne qui avait travaillé dans une usine pendant la guerre pour pouvoir élever ses deux fils. Toute sa vie, elle avait exprimé qu’elle ne voulait pas aller dans une maison de repos si son mari mourait avant elle. Son médecin traitant était bien au courant de sa volonté. Pourtant, elle a été placée. Quelle voix au chapitre avions-nous, nous qui n’étions pas de la famille, mais « seulement » des amis ? De quel droit quelqu’un d’étranger à la famille pouvait-il se mêler de cette question ? Les fils d’Élisabeth, qui n’étaient presque jamais venus lui rendre visite, avaient pleins pouvoirs pour trancher. Ils n’ont même pas attendu la mort de leur père pour passer outre à la volonté d’Élisabeth : le couple a été envoyé dans une maison de repos et de soins, Élisabeth au premier étage, dans une chambre de quatre femmes ; son mari, avec les hommes. Près de son lit, elle avait juste sa table de nuit et sa garde-robes. Elle se promenait pourtant souvent avec des habits d’une autre, car il n’était pas rare qu’on mélange les vêtements des résidentes. Elle ne recevait pas beaucoup de visites. Son mari pouvait la voir seule à condition qu’il trouve quelqu’un pour l’accompagner à son étage, car le personnel ne savait où donner de la tête. Élisabeth
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ne manquait apparemment de rien, mais son regard avait perdu tout éclat. De semaine en semaine, je la voyais dépérir un peu plus. Elle savait pourtant qu’elle devait mieux se nourrir. Elle s’est laissée aller ainsi jusqu’à la fin, ayant à peine tenu six mois dans cette institution. Si elle était restée dans sa maison, Élisabeth aurait certainement vécu plus longtemps, et surtout plus heureuse. Comment s’imaginer qu’on puisse garantir une aide efficace par l’isolement, en faisant de force cohabiter des personnes âgées ? Dans l’institution de repos et de soins, la personne vit comme face à un miroir, entourée uniquement de gens encore plus vieux, plus malades ou plus délabrés qu’elle-même : elle n’a plus aucune perspective devant elle. Du jour au lendemain, tout est décidé pour vous, de l’heure du lever et du coucher jusqu’au menu de chaque repas. Parfois sans trop d’égard pour votre intimité, on vient vous laver et vous habiller. Vous ne dormez plus avec votre conjoint. Il n’est donc pas étonnant qu’un grand nombre de personnes âgées y sombrent dans la dépression et que le taux de suicides soit particulièrement élevé dans ce groupe sociologique. Les gens deviennent de plus en plus vieux, mais ils ne savent pas ce qu’on va faire d’eux. Pourquoi tout ce gaspillage — outre le côté financier, car le séjour en institution coûte fort cher — en énergie et en vies humaines ? Par ailleurs, la jeune génération n’a-t-elle pas plus que jamais besoin de contact avec les anciens, à une époque où les adultes ont si peu de temps et où les situations familiales sont parfois si complexes ? Ceux qui décident de placer leurs parents ou grands-parents dans une institution ne le font généralement pas de gaieté de cœur. Mais ils ne voient pas d’autre solution. Notre expérience prouve toutefois qu’avec un peu d’imagination, de bonne volonté et surtout en mobilisant différentes forces — des soins professionnels à domicile aux voisins, aux amis et à la famille — et moyennant une bonne répartition des tâches, on peut faire beaucoup plus qu’on ne le pense à première vue.
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Il serait cependant naïf de supposer que les jeunes générations sont toujours animées des meilleures dispositions à l’égard de leurs aînés. Même dans des milieux très aisés, je suis souvent frappée de constater que la famille se préoccupe nettement plus de l’héritage et de la maison de la personne âgée que du respect de ses volontés. Beaucoup de vieilles personnes se sentent tellement sous pression ou craignent que leur résistance n’entraîne une rupture définitive, qu’elles n’osent plus protester ; elles disent alors qu’elles ne veulent plus être une charge pour leur famille, ou s’éteignent lentement. Parallèlement au vieillissement de la population et à l’accroissement de la longévité, on constate le relâchement et la désagrégation des liens familiaux traditionnels. Beaucoup de personnes âgées ne peuvent plus compter sur leurs enfants, parce qu’elles n’en ont pas, qu’ils habitent loin d’elles ou que les relations ont été rompues. Il faut donc chercher des alternatives au réseau familial habituel. En 1950, 3 % de la population chez nous vivait seule ; vers 2020, on prévoit que ce sera 40 % de la population européenne (dont la moitié sera des personnes âgées). Dans les grandes villes, c’est déjà le cas pour environ un quart de la population. Les gens qui n’ont personne à qui se raccrocher seront, avec l’âge, de plus en plus voués à un placement systématique en institution. À côté du fait que cet envoi quasi automatique en institution deviendra impayable à terme, il ne répond guère au besoin d’assistance spécifique des personnes âgées. Il suffit souvent d’une aide limitée pour que quelqu’un puisse rester chez lui et vivre dans son environnement familier jusqu’à la fin. Avec la communauté Sant’Egidio, nous avons souvent pu constater cela, en mettant ensemble des forces limitées. Ainsi, Maria, une habitante du quartier du Luchtbal à Anvers, a-t-elle pu mourir chez elle à l’âge vénérable de 92 ans. Là aussi, nous avions entendu le refrain habituel : « Vous voyez tout de même bien que cette dame ne peut plus rester seule chez elle ? » Cette fois, nous avons cependant réussi à convaincre son fils unique de ne pas se lais-
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ser influencer. Au début, quelqu’un passait chez Maria tous les jours, en plus des huit heures d’aide familiale par semaine dont elle pouvait bénéficier. Quand elle a commencé à s’affaiblir et à perdre la mémoire, nous avons organisé un tour de rôle pour que Maria ne soit jamais seule. Une petite troupe de volontaires s’est ainsi rassemblée autour de cette femme : une jeune infirmière, un jeune qui faisait des études d’assistant social, un Congolais qui, après ses études dans notre pays, n’avait pas trouvé de travail, une Arménienne sans papiers, une voisine, un pensionné qui avait offert ses services, deux autres dames âgées du quartier et le fils de Maria. Elle-même, malgré ses rhumatismes, se montrait toujours gaie et reconnaissante pour chaque geste. Certaines personnes âgées deviennent parfois difficiles, voire intraitables, à cause de la solitude ou de l’angoisse. Celui qui sait qu’il y a toujours quelqu’un pour lui venir en aide, peut avoir une relation paisible et sereine avec les autres et conserver sa bonne humeur, même dans ses vieux jours. Maria s’est endormie heureuse et rassérénée dans son environnement familier. Mais ce n’est pas tout : les voisins, les amis et le personnel soignant qui l’avaient assistée ont trouvé que leur coopération avait été une expérience enrichissante. Ses funérailles furent une vraie fête, ses dernières années une leçon de vie sur l’art de vieillir heureux. Une faible vieille femme avait réussi à former autour d’elle une nouvelle famille, avec des gens de tous âges et de diverses origines et cultures. Elle n’était pas uniquement une indigente qui avait besoin d’assistance, mais est devenue à sa manière une bâtisseuse de ponts dans son quartier, où les problèmes de coexistence ne manquaient pas. Une histoire hors du commun ? Sans doute, mais elle nous a appris une fois de plus qu’un brin d’imagination et de bonne volonté, et un minimum de coordination entre professionnels et bénévoles suffisent souvent pour donner une autre tournure à la vie. Un début de démence est une excuse classique pour ne pas tenir compte de la volonté des personnes âgées. Pourtant, il arrive souvent
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que des gens soient déclarés déments beaucoup trop vite. On peut d’ailleurs se poser certaines questions à propos des diagnostics de démence. Nous avons souvent pu observer comment une personne âgée en situation de crise, après une chute ou une affection pulmonaire aiguë par exemple, est amenée à l’hôpital. Très vite, elle est soumise à des tests où on lui demande tout à trac : « À quel étage vous trouvez-vous ? », « Quel jour de la semaine sommes-nous ? », etc. Des personnes jeunes, dans des situations analogues, ont parfois déjà du mal à répondre à ce genre de questions, mais, pour un vieux, on en déduit qu’il souffre de démence et qu’il n’est plus en mesure de retourner à son domicile. Pas étonnant que tant de personnes âgées ne veuillent pas voir de médecin quand il leur arrive quelque chose ! Il s’agit d’ailleurs souvent d’une forme aussi aiguë que passagère de confusion, qui est directement liée au problème physique du moment. Dans d’autres formes de début de démence, il arrive qu’une personne âgée soit incapable de répondre aux questions tout en restant parfaitement capable de fonctionner dans son environnement familier. Pourquoi notre société si psychologisée fait-elle montre de tant de compréhension pour la dépression, le stress ou le burn-out chez l’adulte, alors que la confusion chez une personne âgée est tout de suite considérée comme une justification pour ne plus tenir compte de sa volonté ? La vieillesse apparaît, plus souvent qu’on ne le croirait, comme un tabou dans une société terrorisée à l’idée de vieillir. La fixation sur le corps jeune, gracile et en bonne santé, le « jeunisme » que nous retrouvons dans toutes les couches de la vie sociale, fait que nous sommes trop peu familiarisés avec la faiblesse et la fragilité humaines : nous cherchons plutôt à les cacher d’une manière plus ou moins pathétique. Mais si nous nous voilons la face aujourd’hui devant la faiblesse de nos aînés — parce que nous n’en supportons même pas l’idée — comment allons-nous gérer demain notre propre vieillisse-
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ment ? « Les personnes âgées, dans nos sociétés, sont devenues notre “Sud” social, et nous avons tendance à les traiter de la même manière que les plus pauvres dans le système international, avec ce mélange de culpabilité, de passivité et surtout d’indifférence », écrit le politologue français Dominique Moisi. Avec, toutefois, la différence que nous avons peu de chances de tomber dans des situations d’extrême pauvreté, tandis que la vieillesse est un lot qui — heureusement — attend la plupart d’entre nous. Et Moisi ajoute : « En les négligeant, en les laissant mourir dans une solitude morale et physique absolues, nous nous exposons, nous, la génération du baby-boom, à connaître le même sort 14. » Rien que dans notre propre intérêt, nous ferions bien de traiter les plus âgés d’entre nous avec plus de respect et d’humanité.
Qui passe à côté d’un mendiant passe à côté du Christ J’ai fait la connaissance de Bob par hasard. Il était souvent assis à mendier place Verte ou devant la chapelle des Cordonniers, en plein centre d’Anvers. Quand je l’ai abordé, j’ai découvert un homme qui connaissait manifestement la dureté de la rue, mais laissait deviner qu’il avait connu un passé plus aisé. Il vivait dans la rue depuis presque vingt ans. « Je ne pourrais plus vivre autrement », avouait-il. Son air désarmant et désolant m’ôtait le courage de l’accabler de questions. Nous avons plutôt parlé de ce qui l’intéressait : la guerre d’Algérie, car il avait été à la Légion étrangère, la décolonisation de l’Afrique, la montée de l’extrême droite et la perte du sens de la so-
14. Dominique Moisi, vice-directeur de l’Institut français des relations internationales, dans le Financial Times, septembre 2003.
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lidarité. Bob était un homme informé ; il lisait plusieurs journaux par jour, et pas uniquement flamands, c’eût été trop provincial pour cet homme qui avait roulé sa bosse dans le monde entier ! Il se sentait proche de François d’Assise, car « lui aussi vivait dans la rue sans rien posséder ». Chacune de nos conversations se terminait par : « Ne te fais pas de souci pour moi, je sais me débrouiller… » Lorsqu’en 1994, Damien De Veuster, le religieux picpucien de Tremelo qui, à la fin du xixe siècle, partit à Molokaï pour partager la vie des lépreux, devait être béatifié par Jean-Paul II (la béatification dut être reportée à 1995 à cause d’une fracture du col du fémur de celuici), Sant’Egidio y vit une belle occasion pour chercher à mieux connaître cette figure 15 et renouveler son engagement pour les pauvres. Nous avons voulu ouvrir notre maison à ceux qu’on stigmatise et qu’on évite aujourd’hui comme les lépreux autrefois : les sans-abri et les sans-foyer, de plus en plus visibles dans nos rues depuis l’abolition de la loi sur le vagabondage. C’est ainsi qu’a commencé Kamiano, où, deux fois par semaine, des pauvres et des sans-abri peuvent recevoir un repas chaud et surtout un accueil amical. Kamiano était le surnom donné au père Damien par les habitants de Molokaï. À la fin du xixe siècle, il fallut six mois à Damien pour franchir l’océan. Il y a dix ans, à Anvers, il a surtout fallu franchir des frontières d’indifférence, mais aussi de rigidité idéologique et institutionnelle. Pour certains, donner à manger aux démunis était dépassé et « caritatif », et le fait de ne rien devoir payer pour manger, une atteinte à leur dignité… Trop souvent, on ne conçoit un secours social efficace qu’en termes de centralisation de services professionnels, en oubliant qu’il existe aussi une efficacité de l’amitié interperson-
15. En 2006, le père Damien fut élu « le plus grand Belge de tous les temps » par les Néerlandophones. Les Francophones l’élirent en… position dans un vote similaire.
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nelle. Tout ne peut ni ne doit être confié à des organisations employant des agents salariés. La diaconie chrétienne n’est-elle pas un service essentiellement « gratuit » ? Dans notre pays, le terme « gratuit » est devenu un peu « politiquement incorrect » depuis l’accession au pouvoir de la « coalition violette ». Pourtant, l’adage « there is no such a thing as a free lunch » n’est-il pas l’expression de la sagesse suprême dans ce monde occidental mercantile ? « Gratuit » et « pour rien » sont en tout cas des concepts essentiellement évangéliques : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » ordonne Jésus à ses disciples (Mt 10, 8). Il est vrai que ces dernières décennies, il était de bon ton de considérer le service gratuit comme humiliant pour son bénéficiaire. Mais la diaconie chrétienne ne s’est pas parfois trop adaptée à la logique économique du donnant-donnant ? Donner à manger à celui qui a faim est une des œuvres de miséricorde classiques. Cela vaut pour les chrétiens comme pour d’autres cultures et traditions. Réunir des gens autour d’une table est du reste un moyen éprouvé pour réaliser une rencontre et briser les distances entre les hommes et les groupes. Kamiano est une maison ouverte où celui qui est dans le besoin peut trouver écoute et amitié, faire l’expérience du respect et retrouver une dignité. Chacun y décide soimême s’il veut raconter son histoire, et à quel moment. Dans notre relation avec les pauvres, l’amitié n’est pas un vain mot, mais l’ingrédient principal de chaque rencontre, que ce soit à Kamiano, à l’hôpital ou à la prison. Un homme dans le besoin est plus qu’un estomac affamé ou une main tendue pour mendier. C’est une personne unique, avec un nom et une histoire, qui aspire au respect, à l’amitié et à la sécurité. Dans les sociétés riches, les pauvres vivent souvent dans les replis des villes, qui cherchent plutôt à les faire disparaître du décor de leurs rues qu’à apprendre à leurs citoyens à vivre avec leur présence. Quelqu’un qui échoue dans la rue en a rarement fait le choix. C’est généralement la
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suite de l’un ou l’autre revers majeur, ou, plus souvent encore, d’une accumulation de problèmes. Dans les conversations avec les pauvres à Kamiano, nous avons assez vite appris qu’ils ne forment pas une catégorie humaine différente. Ce sont des personnes avec leurs rêves et leurs besoins, qui n’ont pas été gâtées par la vie. Nous avons appris que tout un chacun peut un jour devenir pauvre si, lors d’un revers de la vie, il ne trouve personne à qui se raccrocher, ou si, pour l’une ou l’autre raison, il n’arrive plus à satisfaire aux exigences de plus en plus grandes de notre société. « Le » sans-abri n’existe pas. Il y a des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des alcooliques, des toxicomanes, des victimes des jeux de hasard : des personnes qui, pour toutes sortes de raisons, sont passées entre les mailles du filet de notre protection sociale. D’après les rapports les plus récents sur la pauvreté, le nombre de pauvres dans la société européenne augmente légèrement. C’est une illusion de croire que nous pouvons résorber le phénomène de la pauvreté par les mesures socio-économiques tirées du dogme de l’ÉtatProvidence actif, si méritoire soit-il. Aucun niveau de bien-être social ne supprimera le fait que les gens sont interdépendants et ont besoin les uns des autres. L’université d’Utrecht a fait une enquête pour l’Armée du Salut sur le souci des plus faibles chez le Néerlandais moyen. La conclusion ne laisse place à aucun doute : l’enquête révèle une « baisse générale de compassion envers les groupes vulnérables de la société ». Les Néerlandais — et cela vaut sans doute tout autant pour les Belges — paraissent se préoccuper de moins en moins des pauvres, des sans-abri, des délinquants, des sidéens et des filles mères. Le plus souvent, les gens attribuent la responsabilité des problèmes à ces groupes vulnérables eux-mêmes. Plus inquiétant encore que l’augmentation du nombre des pauvres est le constat que le fossé ne cesse de s’élargir entre ceux qui s’en sortent bien et ceux qui s’en sortent mal, que la dureté de la société augmente en proportion inverse de la solidarité. Dans l’évangile selon
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saint Matthieu, Jésus esquisse les signes de la fin des temps : « Vous allez entendre parler de guerres et de rumeurs de guerres… On se dressera nation contre nation… Il y aura en divers endroits des famines… Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira dans la multitude (cf. Mt 24). » Ce disant, Jésus n’enjoint-il pas à ses disciples de ne pas se laisser entraîner par cet endurcissement et ce refroidissement, mais, avertis par ses paroles, d’interpréter les signes des temps et de se soucier des autres avec d’autant plus de détermination ? C’est pourquoi Sant’Egidio plaide tant pour qu’on ne néglige jamais la relation personnelle avec celui qui est dans le besoin. Le meilleur exemple est sans doute notre approche des mendiants rencontrés dans la rue. Ces personnes sont souvent traitées sans concession : quand le règlement de police local n’interdit pas purement et simplement la mendicité en rue, elles sont le plus souvent regardées de travers comme si elles commettaient un crime. Pendant les mois d’hiver, on leur interdit l’accès aux galeries commerciales pour se réchauffer. Les bancs publics sont enlevés… Il suffit de parler avec des sans-abri pour comprendre que personne ne mendie par plaisir et que franchir ce pas ne se fait pas à la légère. C’est vrai qu’on constate un endurcissement de la société et une baisse générale de la solidarité personnelle, qui est d’ailleurs de moins en moins enseignée. N’est-il pas mesquin de ne rien donner à un mendiant sous prétexte qu’on ne sait pas ce qu’il fera de cet argent ? Un pauvre ou un sans-abri seraitil moins libre qu’un autre de faire ce qu’il veut ? Les nombreuses histoires, souvent fort exagérées, de « faux » mendiants ont encore renforcé la solitude de ceux qui vivent vraiment dans la rue. La vie déjà assez dure de sans-abri est rendue tout à fait insupportable par cette mentalité moralisatrice qui érige ses normes petites-bourgeoises en normalité. Par peur de tomber dans le paternalisme, notre société ne risque-t-elle pas aujourd’hui de refouler toute paternité ? Ce n’est pourtant pas de paternalisme que notre société est le plus menacée
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aujourd’hui ! Le risque n’est-il pas bien plus grand de devenir indifférents ? Qui veut encore se montrer paternel ou maternel à l’égard de ceux qui sont restés en rade de notre société de consommation ? Les mendiants sont en quelque sorte le dernier lien ténu qui relie la société consumériste de nos riches cités à la fragilité de la vie. Comme il faut dès lors regretter ces appels, parfois entendus dans certaines églises, de ne rien donner aux mendiants qui se tiennent sur le parvis, mais de plutôt faire un don aux structures et organisations d’Église compétentes, au motif que cette aide sera alors redistribuée d’une manière professionnelle et équitable ! C’est une excuse trop facile pour opposer l’aide organisée à l’aumône individuelle. L’aide structurelle ne dispense pas de la rencontre personnelle. Car la force de l’aumône, dans ce monde de plus en plus dur, est d’être un geste personnel de commisération et de miséricorde, qui nous invite à regarder le pauvre dans les yeux. C’est pour cela qu’un des Pères de l’Église de Constantinople, Jean Chrysostome, appelle l’aumône « la reine de toutes les vertus ». Telle une étincelle d’humanité dans un monde froid et déshumanisé, l’aumône crée un monde de différence au regard du mendiant. Le mendiant rappelle au riche Occidental qu’il y a aussi des pauvres près de lui. Le rôle des organisations, des structures, des autorités et du « politique » est fondamental, mais ils ne peuvent assumer tout le travail. Chaque citoyen a aussi la liberté et la responsabilité de tendre la main et de poser un geste de solidarité personnel. En Belgique, l’assistance professionnelle et structurelle est heureusement assez poussée, même si elle doit faire face à un manque chronique d’effectifs et si la rotation du personnel est souvent excessivement élevée. C’est ainsi que les sans-abri ont souvent à faire avec un nouveau travailleur social ou éducateur de rue, et trouvent peu de points de repères stables dans une vie déjà déstabilisée. Certains professionnels se demandent aussi s’il est éthiquement justifié, en tant qu’assistant social, de faire le premier pas en direction des sans-abri. Ceux qui se rendent
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coupables de petite criminalité, de vol, de consommation de drogues et d’alcool sur la voie publique sont de plus en plus obligés de faire appel à des services psychiatriques s’ils veulent être aidés. Cette « psychiatrisation » de ce qui ressortit essentiellement à l’inégalité sociale, montre à quel point la société est devenue individualiste, car elle peut ainsi mettre la faute de nombreux problèmes sur le dos de l’individu plutôt que de la collectivité. L’individu est lui-même responsable de sa thérapie et de sa guérison, si c’est lui qui fait le premier pas. La « psychiatrisation » de dossiers sociaux difficiles témoigne d’un manque de courage et d’engagement pour trouver des solutions humaines pour ceux qui mènent une existence complexe du fait de la pauvreté. D’un autre côté, des sans-abri atteints de troubles psychologiques vont rarement prendre l’initiative de rechercher de l’aide. Le traitement des internés dans les prisons belges fait malheureusement apparaître le manque pénible de perspective en la matière. Dans une approche spécialisée et fragmentée du service d’aide, les sans-abri sont souvent envoyés d’un endroit à l’autre parce que leur profil ne correspond pas à cette approche spécifique ou que, avec le temps, ils ont de plus en plus de mal à se plier aux règles. Nous devons aussi oser reconnaître que, si structurée et apparemment efficace soit notre assistance, il y a toujours des gens qui passent à travers les mailles du filet. Il y a des problèmes qu’on ne pourra jamais résoudre une fois pour toutes, certaines personnes ne parviendront jamais à s’affranchir de leur assuétude, certaines maladies sont incurables, il y a des gens qui ne pourront ou ne voudront plus jamais habiter une maison « normale »… Une idée trop perfectionniste de l’aide sociale nous fait croire trop souvent à l’illusion de la pureté et de la perfection. Après un temps de dégrisement, une proportion importante de personnes qui traînent derrière elles une problématique très complexe se retrouvent ainsi abandonnées à leur sort. Avec ce groupe-là aussi, nous devons continuer à vivre de façon respectueuse et humaine. Kamiano montre que le bénévolat est complé-
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mentaire de l’aide professionnelle et qu’il existe quelque chose comme l’efficience de l’amitié. C’est à l’occasion de Noël que Sant’Egidio montre de façon particulière sa volonté de former une famille avec les plus pauvres de la ville. Le soir de Noël est pour beaucoup d’hommes et de femmes en difficulté un moment encore plus pénible, car la frénésie de la consommation et l’euphorie de la fête accentuent encore plus leur solitude et leur abandon. Ce soir-là, la communauté invite ses amis de Kamiano pour un réveillon dans une vaste et belle église du centre de la ville. La maison de Dieu devient ainsi vraiment la maison des plus pauvres. Au moment où chacun est en famille et où les maisons sont pleines, l’église veut être l’auberge où il y a place pour tous. C’est un spectacle émouvant de voir les pieds fatigués de ces gens courbés par le poids de la vie, gravir les marches séculaires du porche de l’église, et, à la sortie, de lire la joie sur les visages de ceux qui se sont sentis renaître à la dignité d’hommes. Les pauvres aussi sont sensibles à la beauté et au style. Chaque année, plus de sept cents personnes viennent ainsi fêter Noël, en compagnie de l’évêque et du bourgmestre, mais aussi de centaines de bénévoles qui veulent vivre « Noël autrement » en proposant leurs services. Le temps de Noël permet d’assister à une vraie multiplication des énergies du bien : des gens apportent des cadeaux, des restaurateurs offrent des plats de qualité, des groupes de femmes confectionnent des décorations de table, des enfants dessinent les menus. Il est étonnant de voir tout ce qui est possible en peu de temps lorsque chacun y met du cœur et est prêt à mettre la main à la pâte. Ces fêtes de Noël sont devenues, dans plus de cent cinquante villes du monde, des sanctuaires modernes qui touchent le cœur des gens avec la signification profonde de Noël : le salut du monde est trouvé dans un pauvre nouveau-né. Nous touchons ici du doigt quelque chose du secret de Kamiano : la culture du don, la générosité du cœur. À notre grande joie, nous avons constaté combien cela peut être contagieux.
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C’est impressionnant de voir combien de gens, comme les mages autour de la crèche à Bethléem, viennent présenter leur offrande sous forme de temps, d’engagement et de service. Nous entrevoyons ici quelque chose du mystère de la rencontre avec les pauvres : ils éveillent chez toutes sortes de gens des sentiments nouveaux de serviabilité et de générosité. « C’est ma première vraie fête de Noël depuis des années », m’a dit non seulement René, qui vit dans la rue depuis une douzaine d’années, mais aussi une dame de Schilde 16 qui avait réussi à mobiliser toute sa famille pour cette aventure d’amitié. Je crois profondément que l’État-Providence, malgré tous ses mérites sur le plan social, ne peut jamais supprimer le fait que nous soyons interdépendants et que nous devions nous sentir responsables les uns des autres. Il est trop facile, pour chaque problème de société, de pointer du doigt l’autorité. À côté d’une bonne politique, des impulsions doivent également venir de la société civile pour parvenir à une société plus juste et surtout plus humaine. Et l’on ne peut imposer cette société par des lois. À côté d’un certain endurcissement général, il faut également constater une « spirale du bien » : le fait que quelques personnes s’engagent comme bénévoles au restaurant ou au centre social a un effet contagieux. De plus en plus de gens se disent prêts à consacrer du temps et de l’attention à cette humanité brisée. Quand, au début de 1994, je racontais au cardinal Danneels que nous voulions fonder Kamiano, mais que nous n’avions pratiquement pas de moyens financiers, il m’a dit : « Commencez toujours, l’aide viendra d’elle-même par la suite. » Les faits lui ont donné raison. La vie dans la rue, où chacun est livré à lui-même, rend les sans-abri très vulnérables. La dureté de cette vie les empêche de vivre vieux.
16. Une commune cossue de la périphérie anversoise.
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C’est ce qui ressort clairement de l’histoire de Bob et d’autres sansabri relatée dans le livre de Dirk Van der Goten Het boek Bob 17. De surcroît, la maladie et la violence renforcent chez beaucoup le sentiment de la précarité de la vie. Ils sont confrontés couramment à la mort inopinée d’un ami ou d’une amie par overdose, par suite d’une maladie non soignée, ou encore par violence physique. La mort n’est jamais loin, elle guette en permanence au coin de la rue. Depuis dix ans que nous accompagnons ces gens à Kamiano, nous avons appris combien il est important de pouvoir prendre congé de ces vies souvent encore jeunes. La cérémonie annuelle de commémoration des défunts de Kamiano est chaque fois un événement très émouvant. Pendant qu’on rappelle le nom de chaque défunt, ceux qui le désirent peuvent allumer un cierge sur un grand candélabre décoré de fleurs. C’est un moment magnifique pendant lequel les pauvres retrouvent leur dignité ; ils se rendent compte que chaque vie est irremplaçable, qu’un jour on se souviendra d’eux aussi avec beaucoup d’affection. La pensée que Dieu ne les oublie pas les effleure-t-elle à ce moment ? Je l’espère et ose le croire. Ces cérémonies de commémoration suscitent parfois des moments de pardon et de réconciliation pour des parents qui, après des années difficiles avec un toxicomane, par exemple, se sont retrouvés seuls avec leur culpabilité, leur frustration ou leur révolte. La leçon de la célébration est que celui qui ne fuit pas la tristesse et les larmes devant la mort, renforce son amour pour la vie. C’est dans cet esprit que beaucoup de sans-abri viennent nous informer aussi vite que possible du décès d’un des leurs, de façon à ce que nous puissions nous occuper en leur nom des funérailles ou de la cérémonie d’adieu. La parabole du riche et de Lazare semble à ces moments s’incarner sous nos yeux :
17. Tielt, Éditions Lannoo, 2004.
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le riche anonyme est enterré avec tous les honneurs, mais le pauvre, qui porte un nom, est l’élu de Dieu (Lc 16, 19-30). Le Dieu d’amour est proche de l’homme le plus misérable, même quand il est enterré comme un chien et ne reçoit pas de sépulture. Face à la mort, j’ai remarqué bien des fois un grand besoin de consolation et de présence humaine, qu’il n’est pas difficile de rencontrer, mais qui trouve souvent porte close. La solidarité avec les sans-abri n’est pas à sens unique. Par l’amitié, on reçoit beaucoup en retour. C’est une vraie aventure que de se faire durablement l’ami des sans-abri et leur compagnon de route dans les différentes circonstances de la vie. Ils nous apprennent un amour de la vie plus large et moins égocentrique, qui ne se limite pas aux seules valeurs de beauté, de richesse et de santé. Ils nous préservent du danger de nous laisser banaliser en succombant à la culture de divertissement dominante, qui cache de manière presque névrotique le côté fragile de l’existence, ou verse dans le sentimentalisme sirupeux. Une société qui se montre de plus en plus dure pour les faibles et où le fossé entre ceux qui s’en tirent bien et ceux qui s’en tirent mal ne cesse de se creuser, ne connaît pas la paix. Elle prend la vie pour un jeu, ballottée de manière hystérique entre succès et représentations, mais, au fond d’elle-même, taraudée par la supplication de l’homme riche de la parabole d’aller prévenir ses frères qu’ils ne peuvent continuer à se divertir dans l’insouciance pendant qu’une autre partie de l’humanité doit s’en tirer avec les déchets des riches. Les pauvres parmi nous nous réveillent de notre cécité et nous font pressentir la justice de Dieu.
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Ne sommes-nous pas tous des migrants? Les étrangers et les réfugiés parmi nous nous rappellent chaque jour que nous vivons dans un monde globalisé qui propage, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, un modèle unique de consommation comme garantie du vrai bonheur ; ce modèle, qui fut le rêve des Européens de l’Est, s’insinue aujourd’hui, à travers la télévision, dans les bidonvilles d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie, porteur de la même et unique invitation implicite : l’émigration. Ce modèle n’est en effet pas viable ni réalisable partout. Nous répartissons facilement les réfugiés qui arrivent chez nous entre émigrants politiques et économiques. Le phénomène de migration est toutefois causé en grande mesure par une combinaison de pauvreté et de conflits violents. Le monde nouveau, si attendu en Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin en 1989, n’a pas entraîné, avec l’introduction de l’économie de marché généralisée, le bien-être espéré — même s’il faut dire qu’on n’a pas vu grandchose non plus des prédictions catastrophiques d’après lesquelles nous serions inondés par les Européens de l’Est et les Russes. Une bonne partie du monde vit derrière le mur de la globalisation économique et ne participe que très faiblement au bien-être qui est le nôtre. Pendant l’été 1999, l’Europe a été douloureusement confrontée au désespoir des jeunes Africains. Yaguine Koïta et Fodé Tounkara, deux jeunes Guinéens des bidonvilles de Conakry, avaient alors tenté de gagner l’Europe en se cachant dans le train d’atterrissage d’un avion de la Sabena. On découvrit leurs corps sans vie peu après l’atterrissage à Zaventem. Pour tout bien, ils avaient sur eux une lettre adressée à « messieurs les membres et responsables de l’Europe ». Ils y écrivaient entre autres, dans un français maladroit mais non dénué de style : « Au niveau des problèmes, nous avons la guerre, la maladie, le manque de nourriture, etc. Quant aux droits de
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l’enfant, c’est en Afrique, et surtout en Guinée nous avons trop d’écoles mais un grand manque d’éducation et d’enseignement. Sauf dans les écoles privées où l’on peut avoir une bonne éducation et un bon enseignement, mais il faut une forte somme d’argent. Or, nos parents sont pauvres et il leur faut nous nourrir. Ensuite, nous n’avons pas non plus d’écoles sportives où nous pourrions pratiquer le football, le basket ou le tennis. C’est pourquoi, nous, les enfants et jeunes Africains, vous demandons de faire une grande organisation efficace pour l’Afrique pour nous permettre de progresser. Donc, si vous voyez que nous nous sacrifions et exposons notre vie, c’est parce qu’on souffre trop en Afrique et qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et pour mettre fin à la guerre en Afrique. » Cette lettre a un moment réveillé l’opinion publique européenne de sa torpeur en pleine période de vacances. Mais combien d’autres jeunes gens n’ont pas succombé au cours de leurs pérégrinations épuisantes vers un avenir meilleur ? Les chiffres de ces dernières années montrent heureusement une tendance à la baisse — dix-sept millions de réfugiés et demandeurs d’asile de par le monde en 2004 contre vingt millions en 2003 — mais nous ne saurions surestimer le désespoir et la misère endémiques dans de nombreuses régions du monde. Nous devons garder à l’esprit que moins d’un quart de ces réfugiés arrivent en Europe. Les réfugiés qui, presque chaque jour depuis quelques années, essaient de franchir la Méditerranée sur des embarcations de fortune pour atteindre les côtes de l’Italie ou de l’Espagne, sont devenus un vrai cauchemar pour l’Union européenne. Si certains songent à ouvrir des centres pour réfugiés sur la côte de l’Afrique du Nord, les solutions plus drastiques proposées par d’autres ne trouvent heureusement pas beaucoup de partisans. En tout cas, le film The
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March, avec son flot de réfugiés qu’il fallait contenir par la force sur le seuil de l’Europe, était loin d’être aussi futuriste qu’il n’y paraissait lorsqu’il est sorti en 1990. De l’autre côté, il y a ceux qui soutiennent qu’une Europe vieillissante a toujours besoin d’immigrés pour maintenir son niveau de bien-être. Le précédent secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a mis la question sur le tapis lors d’une visite au parlement européen au début de 2004 : « « Sans eux [les migrants], les services de soins de santé manqueraient de bras, beaucoup de parents ne pourraient disposer de l’aide ménagère nécessaire pour mener leur carrière professionnelle, et beaucoup de services et d’emplois utiles à la société resteraient vacants. Les immigrants sont une partie de la solution, non une partie du problème. » C’est à mon avis tout à fait exact : en ce xxie siècle, les immigrants ont besoin de l’Europe tout comme l’Europe a besoin des immigrants. Une Europe fermée serait un continent plus médiocre, plus pauvre, plus faible et plus vieux. Une Europe ouverte signifie une Europe plus honnête, plus riche, plus forte et plus jeune. Mais nous devons alors réussir à conduire l’immigration sur les bonnes voies. Dans les premières années d’après-guerre, plusieurs pays d’Europe occidentale ont accueilli à bras ouverts des travailleurs immigrés d’Europe du sud, puis, dans les années 1960, du Maroc et de Turquie. Ces nouvelles forces de travail ont indiscutablement contribué, en ces années de croissance économique quasi illimitée, au développement général du bien-être. Les autorités et les opinions publiques ne semblaient pas, au début, se soucier particulièrement de leur intégration. Il ne s’agissait en effet pour elles que de renforts temporaires, et il est un fait que la première génération d’immigrés avait d’abord en tête de rentrer un jour au pays avec l’argent gagné pendant des années de dur labeur. On ne parlait d’ailleurs pas d’intégration à l’époque. Dans un émouvant entretien publié par l’hebdomadaire Tertio, Mohamed Achrak, père du professeur de religion islamique assassiné à Borgerhout
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en décembre 2002, rappelait : « Quand je suis venu travailler ici en 1973, j’avais vingt-trois ans. Il y avait beaucoup de travail. Je gagnais bien ma vie à l’usine. Personne ne nous disait que nous devions apprendre le néerlandais. Cela n’avait pas d’importance. Nous venions ici pour travailler, pas pour parler. Au travail, on se débrouillait avec le français. Le soir, nous étions en famille, où nous parlions arabe. Mes quatre enfants en vie, deux garçons et deux filles, parlent maintenant couramment le néerlandais. Ils l’ont appris à l’école. » C’est en effet la naissance de la deuxième génération et son intégration spontanée qui amenèrent les immigrés à s’installer chez nous pour de bon. Une confiance sans bornes dans les possibilités socio-économiques de notre société nous empêchait de nous demander qui étaient réellement ces nouveaux venus. Ainsi se constituèrent de manière inaperçue dans nos villes des îlots de Berbères, de Kurdes, de Siciliens, de Grecs et de Turcs : en partie par solidarité ethnique, en partie par nostalgie pour leur région d’origine — d’importants groupes d’Italiens, de Marocains et de Turcs étaient souvent originaires d’un même terroir — ils avaient souvent tendance à accentuer ce qui les liait entre eux et les distinguait de leur pays d’accueil. Avec l’arrivée de ces immigrés, nos villes ont vu sortir de terre des mosquées, des sanctuaires orthodoxes et toutes sortes d’autres centres culturels. La découverte de ces lieux emblématiques d’autres cultures et religions constitue une expérience intéressante comme fenêtre sur le monde et illustration de l’impact immédiat de la globalisation dans notre environnement. On doit toutefois se demander si cette manière de vivre entre soi, pratiquée par diverses communautés durant plus de cinquante ans, n’a pas plutôt conduit à la ségrégation qu’à l’intégration. La révolte des jeunes d’origine allochtone dans les banlieues françaises à la fin de l’été 2005 a révélé dramatiquement un déficit d’intégration en même temps d’un fort sentiment de frustration et d’incompréhension. Mais c’est surtout le processus d’intégration des deuxième et troisième générations d’immi-
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grés qui s’avéra beaucoup moins évident qu’on ne l’avait pensé et prédit. L’islam semble avoir été sur ce point un facteur croissant de différenciation. Alors que beaucoup d’immigrés de la première heure se plaignent que leurs enfants et petits-enfants oublient de plus en plus leurs racines culturelles et religieuses, on observe chez la troisième génération une tendance inverse à s’identifier à nouveau avec l’islam, d’une manière que n’avaient pas connue leurs parents et grands-parents. La fierté retrouvée de cette religion au cours du dernier quart de siècle et la confrontation croissante avec l’Occident à l’échelle mondiale n’y sont naturellement pas étrangères. Il faut toutefois regarder avec les nuances nécessaires des phénomènes comme le port du foulard, qui a fait couler beaucoup d’encre. Ils n’impliquent pas seulement un impératif de conformité avec les préceptes de l’islam, mais sont tout autant l’expression d’un sentiment de groupe et de distanciation, ou même un phénomène de mode. Il est frappant de constater combien l’intégration des (petits-)enfants de cette génération d’immigrés paraît plus malaisée que celle d’arrivants récents de régions russophones, d’Asie centrale ou d’Iran. Le fait que ce dernier groupe était formé d’une immigration beaucoup plus individuelle ou familiale, et mieux accompagnée, constitue sans doute une explication. En tout cas, la question reste de savoir comment préserver une certaine unité du corps social et éviter que celui-ci n’évolue vers un archipel d’îlots sans communication entre eux. Le modèle que nous avons développé chez nous est, peut-on dire, équidistant entre, d’un côté, la laïcité à la française — stricte neutralité philosophique des fonctions d’autorité et des espaces publics — et, de l’autre côté, le communautarisme anglo-saxon, exercé chez nous sous la forme de la « pilarisation », qui a réservé un espace à l’identité philosophique et religieuse. Le défi à relever, en ces temps de sécularisation galopante, d’une part, et de montée de l’islam, d’autre part, est d’élaborer une synthèse originale à un plus haut niveau, qui combine le
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meilleur de chaque système. L’objectif est d’instaurer ainsi un système séculier ouvert, où les religions aient la liberté de jouer leur rôle social, sans mettre en question les libertés fondamentales de l’État de droit. Une vision fermée de la laïcité, telle qu’elle refait de temps en temps surface en Belgique, où toute expression religieuse est perçue comme une menace, est à cet égard un obstacle et un combat d’arrière-garde. D’un côté, nous pouvons aujourd’hui constater un déficit de culture de la connaissance de l’autre — n’est-il pas frappant que l’islam ne commence à nous intéresser qu’après quatre décennies de cohabitation en Europe ? — alors que, par ailleurs, beaucoup se laissent séduire par le dogme progressiste en accentuant les différences et en relativisant notre héritage culturel et religieux propre ? Comment aller de l’avant dans notre société multi- et interculturelle ? Notre culture européenne se montre de plus en plus désenchantée, après l’enthousiasme du début, quant à la possibilité de vivre ensemble dans la diversité. Les forces de polarisation qui tentent de diviser les gens et de les dresser les uns contre les autres, semblent avoir le vent en poupe. La mentalité qui consiste à accentuer les différences fait de la théorie du « choc des civilisations de Huntington une fulfilling prophecy (« une prophétie qui se réalise »), qui incite les uns à la nostalgie du monde simple et homogène d’hier, et pousse les autres à la violence raciste ou antisémite. On ne peut pourtant reculer l’horloge de l’histoire : le monolithisme confessionnel appartient au passé. La globalisation augmente encore le caractère cosmopolite de nos villes. À côté de la première immigration, qui se poursuit toujours avec le regroupement familial, sont apparues de nouvelles formes d’immigration. L’arrêt officiel de l’immigration a réorienté celle-ci vers la procédure d’asile. L’opinion publique européenne balance, selon le contexte propre à chaque pays, entre l’accueil, la régularisation ou l’expulsion des réfugiés. Nous nous braquons sur des problèmes inévitables que les nouveaux arrivants apportent avec eux. « Trop, c’est trop », estimons-
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nous, et nous nous donnons bonne conscience en disant que la loi doit être respectée et que notre politique d’expulsion est « humaine ». Mais n’est-ce pas souvent une manière subtile de nous cacher la tête dans le sable ? Est-il possible d’être une île heureuse dans un monde qui brûle ? Les réfugiés présents parmi nous méritent notre respect et notre considération, ne fût-ce que parce que leur présence nous aide à rester éveillés et à garder les yeux ouverts sur le vaste monde, et nous rappelle qu’une inégalité trop criante est intenable à terme dans un monde sans frontières. La vigilance est de rigueur, car notre tendance naturelle est de nous laisser aveugler par nos seuls problèmes à nous. Un politicien libéral néerlandais, qui connaît une grande popularité ces derniers temps, fait un dangereux raccourci entre le discours « trop, c’est trop », et un plaidoyer pour une diminution de l’aide au développement. Il osait dire dans une interview récente : « Je propose de diminuer ce budget de trois quarts. […] Nous consacrons aux Pays-Bas 0,8 % de notre produit national brut, soit quatre milliards d’euros, à l’aide au développement, alors que la moyenne de l’aide européenne est de 0,2 %. Quand on voit tous nos problèmes, je n’ai aucune gêne à dire que je verrais beaucoup mieux cet argent dépensé aux Pays-Bas qu’en Afrique. » La combinaison du stop à l’immigration et de la diminution de l’aide au développement est-elle éthiquement admissible ? Ce ne sont certainement pas les prophètes de l’égoïsme national ou communautaire qui rendront le monde de demain plus sûr. Car il faut le dire et le redire : émigrer n’est jamais une partie de plaisir, et l’immense majorité des Africains ou des habitants des pays pauvres ne demanderaient pas mieux que de rester là où ils vivent, si seulement ils entrevoyaient un minimum d’avenir. Coopérer à la construction de cet avenir est notre devoir sacré, sans compter que c’est aussi notre intérêt bien compris. Ce que l’on omet souvent dans toute cette discussion sur la société multiculturelle, c’est de se demander qui sont réellement ces immigrés, ces étrangers et ces réfugiés. Qui sont « les musulmans » ou « la
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communauté marocaine » ? L’écrivain libanais Amin Maalouf nous apprend à employer toujours l’identité au pluriel : il existe « une habitude de pensée tellement répandue encore, et à mes yeux fort pernicieuse, d’après laquelle, pour affirmer son identité, on devrait simplement dire “je suis arabe”, “je suis français”, “je suis noir”, “je suis serbe”, “je suis musulman”, “je suis juif”… ; celui qui aligne, comme je l’ai fait, ses multiples appartenances est immédiatement accusé de vouloir “dissoudre” son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s’effaceraient. C’est pourtant l’inverse que je cherche à dire. Non pas que tous les humains soient pareils, mais que chacun est différent ». Un étranger n’est pas un musulman tout court, mais un homme ou une femme avec un visage, une histoire, une appartenance à une ville, un quartier, une profession déterminés. Lorsque nous réduisons les appartenances multiples de quelqu’un à l’une seule d’entre elles, ethnique ou religieuse, nous en faisons un meurtrier, affirme encore Maalouf : « [Si je parle d’]“identités meurtrières”, cette appellation ne me paraît pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs 18. » Les tensions qui se font jour dans différentes villes européennes autour de la problématique de la coexistence ne me paraissent pas tant un affrontement entre chrétiens et musulmans qu’une profonde incompréhension entre un extrémisme islamique intolérant, qui ne craint pas d’emprunter les voies de la violence, et une conception peut-être trop libertine de ce qu’est la culture occidentale, qui ne semble d’ailleurs pas non plus répugner à la violence. On parle cou-
18. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 28 et 39.
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ramment du comportement inadapté de certains musulmans non intégrés. Certains trouvent que l’islam n’a pas sa place dans notre culture. Ils n’arrêtent pas de parler d’« adaptation », « intégration », « assimilation ». Mais est-ce si évident de dire à quoi ces étrangers doivent s’adapter ? N’avons-nous pas, nous Occidentaux, une pluralité de modèles et une pluriformité de références culturelles ? En quoi consiste au juste notre culture, notre identité, notre spécificité ? Le philosophe néerlandais Ad Verbrugge répond ceci dans son récent ouvrage Tijd van onbehagen 19 : « Le prétendu “drame de la société multiculturelle”, dont on fait tant de cas ces derniers temps, n’est à mes yeux qu’une facette du drame réel qui se déroule aux Pays-Bas et en Occident : à savoir le drame de la perte de notre culture. Le lien entre les deux drames est en fait très simple : une société qui se désintègre de l’intérieur par la perte de sa culture peut difficilement créer les conditions d’intégration des groupes de population allochtones. » Que représentons-nous à l’échelle du monde et que voulons-nous défendre ? Ne faisons-nous pas trop facilement endosser notre propre manque d’identité par « l’islam » en général, en sous-estimant la pluralité et la diversité de cette religion qui compte plus d’un milliard de fidèles de l’Indonésie à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient ? L’idée d’un front islamique est absurde. À moins que nous n’en soyons nous-mêmes les artisans. Cette idée d’un bloc puissant est alimentée par la faiblesse de notre propre culture qui ne cesse de s’effriter sous l’effet croissant de l’individualisme et de la sécularisation. « Unsere Schwäche macht den Islam stark (« c’est notre faiblesse qui rend l’islam fort ») », a dit de façon percutante l’évêque allemand Heinz Josef Algermissen. L’idée
19. Ad Verbrugge, Tijd van onbehagen. Filosofische essays over een cultuur op drift [« Temps de malaise. Essais philosophiques sur une culture à la dérive »], Sun, 2004, p. 30.
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d’une Leitkultur (« culture dirigeante »), telle que la prônent les démocrates chrétiens allemands, peut-elle offrir une alternative valable à un discours multiculturel qui risque de se diluer toujours plus dans l’inconsistance et le relativisme, et dont on voit de moins en moins où il veut en venir ? La nécessité d’une refondation de notre culture s’impose La question est de savoir où nous allons trouver la force et la direction de cette réorientation culturelle indispensable. Le risque existe en effet de vouloir jauger essentiellement notre propre culture par opposition aux autres cultures. Nous avons aujourd’hui trop tendance à évaluer la culture occidentale par contraste avec le monde de l’islam, en nous référant aux valeurs des Lumières. Une contribution intéressante et courageuse au débat sur la stigmatisation de l’islam est celle du rabbin néerlandais Awraham Soetendorp dans son interview de décembre 2004 au NRC-Handelsblad, où il parle de l’« islamophobie » à partir de son expérience de l’antisémitisme : « Nous savons que la stigmatisation conduit à la panique et est ruineuse pour la cohésion sociale. Si l’islam constitue vraiment une menace pour la paix et pour la vie, comme on le suggère communément, parle-t-on bien d’une communauté de 1,2 milliard d’hommes ? Si tous ces gens en voulaient à notre démocratie et à notre vie, c’en serait déjà fini de nous. Cette image apocalyptique de l’islam est dénuée de toute vraisemblance et de toute convenance. Le sort des Juifs dans l’histoire nous a appris que lorsque nous sommes attaqués, ce ne sont pas seulement les Juifs qui sont attaqués, mais chaque fois aussi les droits de l’homme. La stigmatisation de l’islam n’est pas uniquement une menace pour les musulmans, mais pour la qualité de la société dans son ensemble. » La globalisation mène par la force des choses à une redéfinition des identités. L’incertitude et l’angoisse devant la complexité — car c’est de plus en plus la marque de notre temps et de notre culture — nous
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entraînent à des simplifications et à un repli identitaire. Vivre dans une société plurielle demande aussi de chacun le courage de l’autocritique. Ainsi, on amalgame souvent le fondamentalisme avec l’extrémisme islamiste, mais il en existe aussi d’autres variantes, plus séculières. L’ère de la chrétienté étant révolue, l’Européen occidental a tourné la page des grandes passions religieuses. Mais le narcissisme du « moi et mon plaisir d’abord » n’est-il pas notre variante, douce et sécularisée, des multiples sortes de fondamentalismes qui empoisonnent aujourd’hui le vivre ensemble dans le monde ? Même si notre culture et notre civilisation occidentales ont du mal à concrétiser les idées d’intégration et d’interculturalité, la présence des étrangers et des réfugiés dans notre société nous interdit désormais de penser la pauvreté, l’égalité des chances, la paix et la justice au niveau uniquement local ou régional. C’est la raison pour laquelle la communauté Sant’Egidio œuvre également au développement et à la paix dans les pays les plus pauvres, principalement en Afrique. Travailler pour les pauvres chez nous et pour le développement des pays pauvres du tiers-monde n’est pas contradictoire : cette complémentarité rend précisément crédible l’engagement pour la justice à notre époque. Ce qui s’impose aujourd’hui, c’est une préoccupation conjuguée pour le développement à l’autre bout du monde et pour les pauvres à notre porte, c’est une combinaison intelligente de l’universel et du particulier. C’est ainsi qu’il faut allier l’hospitalité à l’égard de ceux qui viennent chercher une vie meilleure chez nous, à l’impérieux devoir de créer un avenir pour les pays pauvres. Beaucoup de réfugiés — et d’autres immigrés — travailleraient volontiers dans le secteur des soins aux personnes : ne peuvent-ils faire chez nous ce que les Belges ne veulent pas ou plus faire ? Cette idée ne pourrait-elle être un peu plus encouragée, ou, au minimum, moins freinée par des procédures longues et compliquées pour faire reconnaître un diplôme d’infirmière ou pouvoir se présenter devant une
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commission d’examen ? Je pense ici à cette femme médecin russe et à cette infirmière azerbaïdjanaise qui voudraient toutes deux travailler dans un hôpital anversois. En dépit du manque problématique et quasi chronique de personnel soignant, elles n’ont aucune chance d’être engagées, parce qu’elles n’ont pas de permis de séjour valable. Ces femmes et leurs familles ne sont pas expulsées, mais de facto condamnées à la misère : elles n’ont pas droit à l’aide du CPAS et ne peuvent travailler légalement. Vivant dans notre pays depuis plus de cinq ans, et parlant bien le néerlandais, surtout leurs enfants, elles se débrouillent en s’occupant de personnes âgées qu’elles aident à rester chez elles. Que gagne notre société à expulser des personnes comme elles ? Un nombre assez important de réfugiés sont entrés en contact avec Sant’Egidio par le biais des cours de conversation organisés à l’école de langues « Yaguine et Fodé » et du mouvement « Gens de paix » où des personnes de nationalités et d’origines culturelles et religieuses différentes créent des liens d’amitié entre elles et avec la population locale. Ainsi, à Anvers, une Arménienne s’est faite la copine d’une dame âgée du quartier du Luchtbal, un Congolais a noué une amitié avec une vieille personne du Kiel, un Ukrainien vient tenir compagnie à un Anversois isolé. Je suis frappée par la finesse de sentiments dont ces personnes font montre à l’égard de ces aînés, et par la réelle culture de présence et d’hospitalité dont elles savent témoigner. Ces réfugiés possèdent souvent une plus grande humanité que les Occidentaux qui les stigmatisent brutalement comme illégaux, c’est-à-dire criminels. Une certaine régulation est bien sûr nécessaire. Mais ne gaspille-t-on pas beaucoup d’énergie et de moyens dans une politique d’expulsion coûteuse, peu efficace et désastreuse au point de vue humain ? La situation des réfugiés ne peut-elle pas être régularisée dans plus de cas, notamment au bénéfice de notre population âgée ? La rencontre avec des réfugiés peut non seulement apporter aux
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personnes âgées un remède à leur solitude, elle peut aussi les familiariser positivement avec le monde nouveau de la globalisation. Une rencontre réussie, une amitié fidèle peuvent abattre des murs de préjugés. Dans cette optique, la communauté a été le moteur de l’action « HOP » (Hoop op papieren, « espoir pour des papiers ») en Flandre. Le 15 février 2006, cinq mille manifestants, dont une partie très remarquée de personnes âgées, ont réclamé dans les rues d’Anvers une « amnistie humaine 20 » pour les sans-papiers, en particulier pour ceux qui se trouvent depuis longtemps en Belgique, et qui ont fait preuve d’intégration. En mai de la même année, la communauté [Sant’Egidio, nde] a aussi offert l’hospitalité à un groupe de sanspapiers dans le cadre de l’asile d’église. Un autre exemple d’une culture de la rencontre dans la ville est le projet intergénérationnel où de jeunes allochtones rencontrent des seniors autochtones, les aident et organisent ensemble des fêtes dans différents quartiers à problèmes. Le vieillissement et le bariolage de la société se muent en chance de rencontre. Des personnes âgées deviennent parrains et marraines linguistiques de jeunes d’origine étrangère et ont ainsi l’occasion de découvrir d’autres cultures et religions, et de jouer un rôle actif dans la construction de la société multiculturelle. Très concrètement, l’anxiété et la frustration font place à la joie de la rencontre et de l’amitié. Les nombreuses amitiés que Sant’Egidio a pu susciter entre personnes âgées et étrangers ou réfugiés de tous horizons constituent une bonne façon de contrer la méfiance et l’anxiété face à l’étranger, ou l’insécurité face à un monde devenu trop grand. Les réfugiés méritent donc plus de respect et d’estime : ils sont notre fenêtre ouverte sur le monde qui, par peur et provincialisme,
20. Hilde Kieboom, dans La Libre Belgique du 25 février 2006.
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risque souvent de devenir bien petit et étroit. Ils nous rendent conscients que la grande inégalité qui règne sur cette planète est intenable à terme et que nous pouvons nous aussi prendre notre responsabilité à cet égard, en adoptant une attitude accueillante vis-àvis de ceux qui ont dû fuir leur pays. Du reste, il ne faut pas s’étonner que des changements sociétaux aussi importants que les migrations et la multiculturalité entraînent dans leur sillage des tensions et des perturbations, et nécessiteront probablement plus d’une génération pour arriver à un équilibre serein. Toute nouvelle grande idée dans l’histoire ne rencontre-t-elle pas au départ une plus ou moins grande résistance ? En ce sens, l’intégration demande un effort supplémentaire de la part de tous les citoyens, et pas seulement des étrangers. De plus, tout drame et problème social est l’occasion d’apprendre et de libérer de nouvelles énergies pour rechercher ce qui nous unit, plutôt que ce qui nous sépare. Le sociologue néerlandais Paul Scheffer, auteur du livre choc Drama van de multiculturele samenleving (« le drame de la société multiculturelle »), écrivait dans un article du NRC-Handelsblad de novembre 2004 sur la nécessaire construction d’un nouveau « nous » : « Toute rencontre et tout dialogue peut contribuer à un nouveau “nous”, un nous qui englobe tous ceux qui, quelle que soit leur origine, se sentent liés à ce pays, veulent défendre les principes d’une société ouverte et pratiquer une loyauté critique en tant que citoyens qui se sentent responsables de ce qui se passe ici. »
Personne n’est si pauvre qu’il ne puisse aider un autre Pour aider quelqu’un ou pour s’engager en faveur des pauvres, il ne faut pas avoir trop de problèmes soi-même. Voilà une idée qui a la peau dure ! « J’ai déjà assez d’ennuis moi-même, je ne peux quand
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même pas assumer en plus les problèmes des autres ! », entend-on souvent dire. Cependant, il peut parfois naître une merveilleuse interaction entre celui qui aide et celui qui est aidé, de telle sorte que les deux catégories finissent par se confondre. Dans la façon d’aider de Sant’Egidio, l’amitié est centrale : elle constitue le meilleur remède contre le paternalisme, mais aussi contre la froideur et la distance dans la relation avec la personne assistée. Celui qui aide reçoit souvent plus qu’il ne donne. On apprend à relativiser ses propres problèmes à la lumière des problèmes, souvent plus graves, de l’autre. Cela donne une grande satisfaction et une grande dignité de savoir que quelqu’un a besoin de vous et vous attend. J’ai ainsi fait la connaissance d’une jeune femme qui, après une série de déceptions dans sa vie personnelle, cherchait à redonner plus de sens et de profondeur à sa vie. Quand je lui proposai d’aller, avec quelques personnes de son âge, rendre visite à des personnes âgées dans un home, elle eut d’abord un réflexe de peur devant cette confrontation. Elle s’était imaginé une activité plus amusante. « Je ne trouverai là que de la misère, mais je veux bien tenter le coup. » Après quelques visites, elle est sidérée de la confiance qu’elle reçoit déjà de quelques-unes de ces personnes, qui lui racontent leur vie. Une petite heure, qu’elle pourrait facilement gaspiller autrement, représente pour ces personnes âgées un monde de différence. « Je pensais que j’aurais un peu à me sacrifier en faisant de telles visites, mais je me sens maintenant flattée que ces personnes soient devenues une partie de ma vie. Elles m’apportent en fait beaucoup plus que je ne leur donne. » Le miracle de l’amitié avec un faible, un malade, un vieux ou un pauvre, est qu’on y gagne soi-même en humanité. Là où on pense uniquement donner, ou perdre, on reçoit beaucoup en retour. « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir », dit l’apôtre Paul avec un grand sens de l’humain (Ac 20, 35).
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Dans les rencontres avec les enfants, les personnes âgées ou les réfugiés, nous découvrons, avec le temps, le désir chez beaucoup de donner quelque chose en retour, et de participer à cette grande histoire de solidarité qui est entrée dans leur vie. Les communautés de Sant’Egidio en Afrique, où l’idée d’engagement gratuit et de travail bénévole paraît un luxe absurde, ont encore mieux démontré, s’il le fallait, que personne n’est trop pauvre pour aider plus pauvre que soi. Personne n’est trop démuni, trop jeune ou trop vieux pour pouvoir signifier quelque chose pour autrui. Cette sagesse a produit de merveilleuses histoires de résurrection chez des gens qui n’attendaient plus grand-chose, mais qui ont trouvé une occasion de rebondir. Plus d’une fois, j’ai rencontré des personnes d’un certain âge qui me disaient : « Quel dommage que j’aie connu Sant’Egidio si tard, maintenant que je suis vieux ! » En réfléchissant à cette réaction, j’ai compris qu’il n’est jamais trop tard pour commencer quelque chose de nouveau dans la vie, et surtout que personne n’est trop vieux ou trop faible pour signifier quelque chose pour un autre moins bien loti que lui. Entre-temps, des seniors plus ou moins âgés de différents milieux sociaux collaborent au sein de notre mouvement « Vive les aînés ! » pour une culture plus respectueuse des aînés. L’accroissement de la durée moyenne de vie leur paraît aussi une opportunité pour se mettre davantage au service des autres. Voici quelques exemples vécus. Jeannine est une Anversoise de 91 ans qui vit dans un home pour personnes âgées. Elle a eu une vie très dure. Aînée d’une famille nombreuse, elle n’a pas pu faire d’études et a dû aller travailler très jeune. Elle aurait bien voulu devenir institutrice, mais la vie en a décidé autrement. Elle a eu un bon mari, mais celui-ci est mort depuis longtemps. Ses enfants habitent loin, ont une vie très occupée et viennent à peine lui rendre visite. Jeannine aurait bien voulu rester chez elle. Ses enfants ont cependant vendu sa maison, car ils pensaient qu’elle serait mieux dans une maison de repos. « On ne peut pas tout choi-
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sir dans la vie ! », soupirait-elle, tout en prenant chaque jour sa dose d’antidépresseurs. Jeannine commença à se demander ce que la vie pouvait encore lui offrir et se mit même à désirer la mort. Quand une autre résidente du home lui parla de la communauté Sant’Egidio, ce fut comme si toute son aspiration pour une ville et un monde plus chaleureux se voyait d’un seul coup exaucée. Quand nous proposâmes à Jeannine de recevoir de temps en temps la visite de quelques jeunes immigrés, elle se montra d’abord ennuyée : que dirait-on dans le home si on voyait tout à coup défiler chez elle une Kosovar, un Albanais ou un Congolais ? Jeannine a cependant su vaincre ses réticences et ses préjugés. Une merveilleuse amitié s’est développée entre Jeannine et Saranda, Jack et Tino. Nous lui avons alors proposé de devenir la « marraine linguistique » de ces jeunes étrangers, pour les aider à améliorer leur néerlandais. « Qui aurait cru que je deviendrais quand même institutrice dans mes vieux jours, et sans diplôme ! », plaisantait-elle. Jeannine commença une nouvelle vie, elle sortit de nouveau, fit ses emplettes en compagnie d’un de ses jeunes amis. C’était comme si ses vieilles jambes avaient retrouvé leur force et si son vieux cœur s’était remis à battre pour quelqu’un. Jeannine comprit que personne n’est trop vieux pour pouvoir encore compter pour un autre, et que tout homme peut connaître une histoire de résurrection s’il ne ferme pas son cœur. Roger a 79 ans et a toujours souffert du dos depuis son séjour dans un camp de travail pendant la deuxième guerre mondiale. Il est très sensible à tout ce qui touche aux droits de l’homme, mais avec son fauteuil roulant, il peut difficilement aller visiter des gens en prison. Nous lui avons donc proposé de soutenir notre action pour l’abolition de la peine de mort. En quelques mois, il a réussi à rassembler, sur des marchés, dans des braderies et des centres commerciaux, plus de mille signatures pour une pétition internationale. Il sait comment convaincre les gens, depuis qu’il correspond avec un condamné à mort dans une
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prison du Texas. Dans chaque ligne des lettres que cet homme envoie à Roger, s’exprime sa gratitude pour quelqu’un qui, au loin, se soucie de son sort. Roger n’a jamais pris l’avion, mais il a une excellente connaissance de la société américaine. Personne n’est si étranger qu’il ne puisse venir en aide à un autre. Au centre social de Kamiano, les gens dans le besoin peuvent trouver des vêtements, un service auquel recourent surtout des demandeurs d’asile et des étrangers pendant les premiers temps de leur séjour dans notre pays. C’est là que nous sommes tombés sur Helena, une femme médecin de Mongolie, mère de cinq enfants. Après quelques mois, cette femme vive et délurée a su rebâtir sa vie. Elle n’avait plus besoin de venir chercher des vêtements. « J’ai une meilleure idée, nous confiat-elle. Je peux venir aider chaque semaine comme interprète ; je parle le russe et j’ai vu que beaucoup de russophones passent par ici. Ce sont des gens qui sont plus dans le besoin que moi. » Quand j’ai vu le logement où elle habite avec sa famille et que j’ai appris avec quel salaire de misère elle doit se débrouiller, je me suis rendu compte quelle force émane de sa générosité. Personne n’est trop jeune ou trop peu instruit pour travailler à un monde plus juste. Tony a dix ans et est connu à l’école comme un enfant difficile. Ses devoirs ne sont jamais en ordre et il a beaucoup de mal à se concentrer. À l’« école de la paix » du Stuivenberg, qu’il fréquente fidèlement depuis des années, il entend parler de la Côte d’Ivoire. Son « école de la paix » est jumelée avec celle de Bouaké, une localité où sévit la guerre en ce moment. Il sait que pour beaucoup d’enfants d’Afrique, l’« école de la paix » est tout ce qu’ils ont, qu’ils y suivent les cours à plus d’une centaine, sans bancs, assis par terre sous un arbre. À l’occasion de la Journée mondiale de l’éducation à l’école de Tony, chacun devait présenter une petite élocution. À la grande surprise de l’institutrice et de ses compagnons de classe, Tony parla d’un pays qu’aucun d’entre eux ne pouvait situer sur la carte,
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et raconta combien les enfants y sont fiers de pouvoir aller à l’école. Lors de la marche parrainée de l’école, Tony a rassemblé 80 euros pour acheter des cahiers pour les enfants de Côte d’Ivoire. « Y aurait-il tout de même quelque chose chez ce garçon ? », s’interrogea l’institutrice à la réunion suivante de parents…
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La rencontre de l’autre
Globalisation et provincialisme Le souci des pauvres et des faibles doit s’inscrire désormais dans une perspective mondiale. Nous vivons et travaillons dans une partie toujours très prospère d’une Europe prospère, qui n’est pas pour autant une île isolée du monde. L’inégalité sur notre planète prend des proportions toujours plus grandes. Sur six milliards d’habitants, à peine 500 millions mènent une vie décente. La richesse des 358 plus grandes fortunes de notre planète représente plus que le revenu annuel de 45 % des habitants les plus pauvres, soit environ trois milliards de personnes. Lors d’une conférence à Melbourne en février 2004, l’ex-président de la Banque mondiale James Wolfensohn — qu’on peut difficilement taxer d’antiglobaliste néomarxiste — dénonçait violemment le fait que le monde dépense chaque année un trillion de dollars en armement, plus de 300 milliards de dollars en subventions agricoles, mais seulement 60 milliards pour l’aide internationale au développement… Un sixième de la population mondiale, soit un milliard de personnes, doit survivre avec moins d’un euro par jour. Dans les 4,5 milliards d’habitants qui vivent dans les pays en développement, trois cinquièmes ne peuvent faire appel aux équipements sanitaires les plus élémentaires et un tiers n’a pas accès à l’eau potable. Selon le rapport annuel de
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l’Unicef de décembre 2004, un enfant sur deux dans le monde, soit un milliard, ne connaît pas de vraie enfance, et un sur cinq est scolarisé pendant moins de cinq ans. Toutes les sept secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim, alors que la terre produit assez pour nourrir douze milliards de personnes. Les « objectifs du millénaire » sur lesquels les Nations Unies s’étaient mises d’accord en 2000 pour réduire drastiquement la pauvreté d’ici 2015, n’ont quasiment pas progressé selon le rapport intermédiaire de janvier 2005. La situation la plus dramatique est, de loin, celle du continent africain. C’est là que se déroulent la grande majorité des conflits armés, même si nos médias n’en parlent que sporadiquement. La faim et la sécheresse y ont été les partenaires les plus constants au cours de ces dernières décennies. Le poids économique de l’Afrique ne cesse de diminuer : en 1960, l’Afrique comptait encore pour 9 % du commerce mondial ; aujourd’hui, pour moins de 3 %. La famille africaine moyenne consomme aujourd’hui 20 % de moins qu’il y a vingt-cinq ans. Les dégâts entraînés par les problèmes écologiques touchent surtout les parties les plus pauvres du monde. Elles paient le prix de la consommation des riches. Leur émigration est celle du désespoir. Beaucoup veulent fuir la misère et la faim. En Europe, un malade du sida peut se faire soigner ; en Afrique, il ou elle continue encore souvent à mettre au monde des enfants contaminés, et à en mourir. Combien de temps faudra-t-il encore avant que la frustration et le désespoir ne poussent des millions d’habitants du Sud dans les mains de l’un ou l’autre extrémiste qui leur promettra de venger leur humiliation ? Comment s’attaquer à cette inégalité criante à l’échelle mondiale ? C’est la question des questions en ces temps de globalisation. On me demande parfois si Sant’Egidio travaille plutôt pour le développement des pays du Sud ou pour les « gens de chez nous », avec une pointe d’a priori pour ces derniers. Comme si le fait de prendre à
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cœur les problèmes gigantesques du Sud empêchait de se préoccuper des pauvres chez nous. Cette question ne dénote-t-elle pas une sorte de gêne à considérer que les problèmes internationaux nous concernent aussi et que nous pouvons apporter notre pierre à leur solution ? Sant’Egidio est convaincu qu’il est possible de faire quelque chose, y compris pour les problèmes mondiaux. L’énorme vague de solidarité qui, en Europe et ailleurs, a suivi le terrible tsunami du lendemain de Noël 2004 en Asie du sud-est a montré ce qui est possible dans ce domaine. Ce fut peut-être la plus grande manifestation de solidarité jamais vue à l’échelle mondiale, des organisations internationales jusqu’aux simples citoyens, en passant par les États et les collectivités locales. On en a donné beaucoup d’explications : l’ampleur inédite de la catastrophe, le caractère soudain de cette sorte de catastrophes naturelles auxquelles on ne peut échapper et dans lesquelles l’erreur humaine n’a rien à voir, le fait qu’il y avait des milliers de touristes occidentaux parmi les victimes. Tout cela a provoqué une émotion et une compassion sans précédent, démultipliées par les images et les témoignages retransmis dans le monde entier par les médias. Çà et là, on a aussi entendu quelques appels à ne pas oublier l’autre « Sud », l’Afrique. Car, en effet, la question se pose : comment se faitil que ce continent où, chaque semaine, un tsunami de la faim, de la maladie et de la guerre coûte la vie à un nombre équivalent de personnes, nous émeuve beaucoup moins ? La Somalie, qui avait été aussi fortement touchée par le raz de marée, a reçu beaucoup moins d’attention que les pays asiatiques. On pouvait difficilement imaginer une meilleure preuve de l’exclusion de l’Afrique par rapport à la globalisation. C’est ici qu’on touche du doigt le défi d’une culture de la globalisation. Ce n’est pas un mince problème, car, en même temps que le phénomène de la globalisation, qui nous permet de communiquer à
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la seconde avec l’autre bout du monde, se manifeste dans le monde riche un certain retournement sur soi. La globalisation ne semble nullement exclure la « provincialisation ». Ce phénomène touche aussi ma région, la Flandre. Dans nos médias et nos journaux d’opinion, l’actualité flamande — les nouvelles régionales — prend une place de plus en plus grande. C’est toujours la même centaine de « BV 21 » qu’on retrouve dans les jeux concours, débats publics et autres shows télévisés. En politique aussi, nous consacrons beaucoup d’énergie et d’attention aux situations locales et avons tendance, parfois inconsciemment, à focaliser notre regard sur nous-mêmes. Il me semble que nous ne nous inquiétons pas assez de cette dérive communautaire. Car, plus qu’on ne s’en rend compte, ce qu’on présente souvent comme l’aspiration naturelle du peuple à plus d’autonomie ou simplement comme une forme de « bonne gouvernance » s’identifie en fait à un phénomène de « provincialisation » et de retour sur soi. De la gauche à la droite, du croyant au libre-penseur, les faiseurs d’opinion semblent se retrouver dans le discours flamand qui domine si souvent les débats. La discussion si nécessaire des problèmes socioéconomiques tels que le vieillissement, la sauvegarde des pensions, le financement des soins de santé et l’immigration s’enlise facilement dans des antagonismes entre Flamands et Francophones. Ces questions communautaires n’absorbent-elles pas beaucoup trop d’énergie culturelle, politique et même économique, qui pourrait être mieux utilisée ? Ce n’est certes pas que je sous-estime la lutte pour l’émancipation flamande dans son contexte historique. Mais celle-ci n’a-telle pas fait son temps et obtenu ses résultats ? Grâce à l’engagement des générations qui nous ont précédés, la génération qui est la mienne n’a jamais eu l’impression d’habiter une région sous domination fran-
21. Bekende Vlamingen, « Flamands connus ».
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cophone. Personne n’a la nostalgie d’une « Belgique de papa », mais le combat nationaliste flamand n’est-il pas lui aussi une idée dépassée en ce début du xxie siècle ? La Belgique ne pourrait-elle pas être une idée d’avenir plutôt que du passé ? Dans une Union européenne qui intègre de plus en plus de peuples et de nations, et dans un monde où les frontières tendent à s’estomper, notre pays ne pourraitil jouer un rôle exemplaire avec son mélange original de cultures, de niveaux de pouvoir, d’institutions sophistiquées et de capitale cosmopolite ? Pour le dire avec Geert Van Istendael : l’Europe sera belge ou ne sera pas. Le défi de notre pays est de montrer qu’il est possible de vivre ensemble en partageant les valeurs à la fois d’identité et d’ouverture, dans un État non fondé sur des bases ethniques. Car le problème d’une Flandre indépendante vis-à-vis de la Belgique, c’est précisément que la Belgique n’est pas une idée ethnique. On est flamand ou on ne l’est pas, mais on peut devenir belge. C’est pour cette raisonlà entre autres que les minorités nationales, des juifs aux musulmans, mais aussi grecques ou russes, sont généralement fort attachées à ce royaume. Il y a là un élément dont on ne tient pas assez compte. La « provincialisation » n’est évidemment pas propre à la seule Flandre. Partout en Europe, on remarque que la globalisation pousse certains à un repli sur eux-mêmes et à donner priorité au particulier sur l’universel. Dans différentes variantes européennes locales, on peut constater qu’un nombre croissant de citoyens, par peur de perdre leur identité, se retranchent derrière l’une ou l’autre version de la doctrine du « notre peuple d’abord ». Combien d’énergie gaspillée dans cette sorte de nombrilisme narcissique ? Bien sûr, les peuples ont besoin d’une patrie. Même dans une Europe unie, les nations, les États et les régions restent importants : on ne peut être un citoyen du monde que si on est de quelque part. Ce qui est toutefois prioritaire de nos jours, c’est d’éviter qu’un modèle de pensée
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ethnique, qui a embrasé tant de régions ces dernières décennies, contamine à nouveau les esprits comme une religion populaire anachronique. La question est de savoir comment conjuguer la loyauté communautaire et l’ouverture, et empêcher l’affrontement entre tradition et tolérance. Notre pays a donné aux xixe et xxe siècles le plus grand contingent de missionnaires au monde. Point n’est besoin de les voir tous canonisés pour reconnaître qu’ils ont initié une culture d’ouverture et d’intérêt pour les pays du Sud, jusque dans nos moindres petits villages. Et les erreurs, si regrettables soient-elles, commises par les puissances européennes pendant leur période coloniale ne sauraient justifier une attitude de repli et nous exempter du devoir d’universalisme. Il existe dans nos régions une longue tradition d’ouverture et de générosité avec laquelle il serait temps de renouer. On en retrouve incontestablement quelque chose dans le monde des organisations non gouvernementales, dans le fait que beaucoup de jeunes hommes et femmes partent aujourd’hui travailler pour un certain temps dans les pays les plus pauvres du Sud. La question est de savoir comment entretenir notre culture universaliste après la fin de la vague missionnaire et l’aventure coloniale du siècle précédent. Nos pays participent activement à la globalisation économique, beaucoup d’Européens voyagent pour des raisons économiques à travers toute l’Europe, la Chine, l’Asie du sud-est et l’Amérique. Mais comment nos pays intègrent-ils les régions pauvres du monde, et en premier lieu l’Afrique, dans leur horizon ? C’est un patrimoine que nous ne pouvons abandonner, et j’ai été heureuse que mes compatriotes néerlandophones aient consacré le père Damien De Veuster comme « le plus grand Belge » de tous les temps. À partir de sa réalité globalisée, Sant’Egidio veut interpeller le cœur des gens à propos de ces régions et populations qui vivent loin de nos yeux sous le seuil de la pauvreté, mais qui ont les mêmes as-
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pirations humaines que nous. Lorsque le Nicaragua a été victime d’un cyclone et que des milliers de personnes se sont retrouvées sans toit, des actions de secours ont été entreprises non seulement dans les communautés de Sant’Egidio d’Amérique centrale et d’Europe, mais aussi dans celles des pays les plus pauvres d’Afrique. Ou encore, lorsqu’à l’occasion de l’anniversaire du génocide du Rwanda en 1994, qui coûta la vie à plus d’un million de Tutsis et de Hutus, Sant’Egidio décida de construire à Kigali un centre d’éducation à la paix, des moyens furent récoltés de Prague à Jakarta et de La Havane à Dar-EsSalam. La globalisation exige que nous regardions la solidarité et la justice d’une manière actuelle, dans une perspective mondiale. Maintenant que l’homme postmoderne est livré tout à la fois aux lois de l’économie de marché et de la psychologie, son horizon risque de se rétrécir. Car le repli sur soi conduit forcément à l’ignorance concernant les problèmes ou les soucis qui dépassent la sphère du moi. Cette ignorance ou cette absence d’intérêt forment pour l’homme postmoderne comme un cocon où il se berce de l’illusion qu’il peut continuer à danser en toute insouciance sur un Titanic en train de sombrer. La globalisation nous apprend toutefois que les problèmes d’« ailleurs » ont une incidence « ici », et que, dans un monde sans frontières, il est de notre propre intérêt que la paix, la sécurité et la santé soient garanties partout. Nous, occidentaux, avons parfois l’air assoupis par notre richesse, ce qui nous empêche de prendre au sérieux le désespoir d’une grande partie du globe, même quand celuici menace notre sécurité. Ainsi, une bonne part du ressentiment et de la colère des musulmans qui vivent chez nous tient-elle à des problèmes qui se posent loin d’ici. C’est le cas des « enfants des antennes paraboliques », comme les a appelés l’historien néerlandais Geert Mak : « La source de leur profonde colère se situe à un niveau supranational : la souffrance des Palestiniens
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et des Tchétchènes, les dizaines de milliers de morts irakiens, dont les médias occidentaux parlent à peine, le matérialisme et l’arrogance aveugle de la culture occidentale, le désarroi, les humiliations subies par les musulmans, même aux Pays-Bas. […] Nous devrons bien finir par remonter à la source : le déracinement, l’humiliation, la colère croissante du monde non occidental. C’est un grand problème européen. Nous ne pouvons plus nous permettre le nombrilisme national. Les vrais défis et dangers du xxie siècle transcendent tout cela 22. » Ce nombrilisme a beaucoup à voir avec le dépaysement dans un monde perçu comme trop grand et trop complexe. La peur et l’incertitude, qui favorisent le repli sur soi, sont notamment alimentées par la désintégration culturelle qui, en Europe, dégénère surtout en culture anti-islamique. C’est ce qu’on a pu voir lors du débat sur l’engagement de pourparlers avec la Turquie en vue de son éventuelle entrée dans l’Union européenne. Ce débat a au moins eu le mérite d’enfin faire réfléchir les Européens à leur propre culture, et a montré que, d’une manière générale, les musulmans sont moins réfractaires à la culture occidentale en tant que telle qu’à ses variantes les plus libertines ou décadentes. L’écrivain français Michel Houellebecq a traité cette ambivalence avec beaucoup de pertinence dans son roman très controversé Plateforme 23. La question est de savoir si nous avons intérêt à nous démarquer ainsi de l’islam. Ne devrions-nous pas plutôt travailler à nous concilier et à intégrer le monde de l’islam, avec lequel le monde chrétien a le monothéisme en partage, surtout face à l’émergence de pays asiatiques aussi peuplés que l’Inde et la Chine, qui connaissent une expansion économique sans précédent ? Il se pourrait qu’au cours
22. NRC Handelsblad du 27 novembre 2004. 23. Paris, Flammarion, 2001.
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de ce xxie siècle, les relations avec l’islam s’avèrent par exemple moins problématiques que la question chinoise ! La globalisation n’est pas seulement une matière à discussion pour intellectuels ; si importante que puisse être leur contribution, elle doit devenir une culture de tous les citoyens. Je suis frappée par cette réflexion que le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer se faisait déjà dans sa cellule de Berlin, en 1944 : « Une de nos tâches ne serait-elle pas de faire de la rencontre avec d’autres peuples une vraie expérience culturelle, qui dépasserait les nécessités politiques et économiques, aussi bien que le snobisme ? Ainsi on rétablirait un courant jusqu’alors inutilisé et on renouerait en même temps avec une vieille tradition européenne 24. » C’est pourquoi Sant’Egidio trouve si important que des enfants et des jeunes de quartiers défavorisés parlent de l’Afrique à leurs compagnons de classe, que des immigrés et des réfugiés aillent à la rencontre de personnes âgées isolées, ou que des étudiants organisent des camps de vacances pour des enfants en Albanie. Cette culture de solidarité globalisée n’a pas besoin de grands pourfendeurs du provincialisme ni de spécialistes en géopolitique, mais de gens qui veulent vivre avec un esprit ouvert, partant du postulat que tout être humain a besoin de sécurité, de santé et d’amour. Chacun, indépendamment de ses origines ou de son âge, peut participer à cette mission universelle.
Dialogue interreligieux La sécularisation croissante du monde occidental a répandu l’opinion, au xxe siècle, que les religions seraient un phénomène du passé et que
24. Résistance et soumission, Genève, Labor et Fides, 1963, p. 108.
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d’autres facteurs prendraient le relais comme moteurs de l’histoire. Dans l’euphorie matérialiste des dernières décennies, le phénomène des religions a été un peu vite classé comme marginal. C’est ainsi qu’une bonne partie des autorités et de l’opinion publique s’est montrée prise au dépourvu par l’éclatement de tensions et de violences racistes et antisémites. Un certain analphabétisme en matière religieuse a souvent conduit à un amalgame simpliste entre islam et fondamentalisme, allochtones et criminalité, nationalisme arabe et intégrisme musulman. L’assassinat, en décembre 2002, du jeune professeur de religion islamique Mohammad Achrak à Anvers, donna lieu à des obsèques impressionnantes. Plusieurs imams et membres de la famille du jeune homme assassiné appelèrent au calme et à la clémence. Des milliers de jeunes témoignèrent, d’une manière digne et retenue, de leur foi en Allah. Les images d’une foule en prière, comme celles transmises par la télévision, généralement depuis La Mecque, faisaient tout à coup partie de notre environnement direct. Alors qu’au xxe siècle, on croyait le phénomène religieux moribond, nous constatons, au xxie siècle, un retour des religions et un regain de l’identité religieuse. Il suffit de penser à l’importance croissante de l’islam, de l’hindouisme et du christianisme dans les relations internationales. Cette importance est aujourd’hui communément admise, avec, pour corollaire, le risque de surévaluer le rôle des religions, alors que de nombreux conflits sont une combinaison complexe de facteurs nationaux, ethniques, politiques et religieux. Cette simplification est souvent imputable à une paresse intellectuelle ou médiatique qui fait l’économie d’une analyse géopolitique ou historique élémentaire. Dans cette optique, la religion, hier encore regardée avec condescendance ou tout simplement ignorée, est souvent considérée comme un instrument pour conjurer toutes sortes de conflits. De nombreuses villes d’Europe sont aujourd’hui une fenêtre sur le monde : on peut y rencontrer des gens et des communautés de di-
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verses origines, cultures et religions. Certaines, comme la communauté juive, ont, par leur présence séculaire, beaucoup contribué au développement et au bien-être de la société. D’autres, d’immigration plus récente, comme les musulmans, sont davantage évalués d’après leur volonté d’intégration. La présence de cette diversité, à côté de ses implications sociales parfois problématiques, offre à la ville une occasion unique de rencontre et de dialogue. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à Washington et à New York, et ceux qui ont suivi en Europe, à Madrid, à Londres et ailleurs, ou les tensions plus récentes aux Pays-Bas, ne doivent pas tant être interprétés comme une confirmation de la théorie du choc des civilisations que comme un signe de déficit. Notre société a probablement trop peu investi, à tous les niveaux, dans le dialogue entre religions et cultures. Pendant les années 1990, nos sociétés ont vécu de manière autosuffisante sur les vagues d’une croissance économique apparemment sans limites, dans l’idée que la paix était un fait acquis, et en croyant naïvement qu’il était possible, dans un monde globalisé, de refouler la violence vers des régions lointaines avec lesquelles nous n’avions pas grandchose à voir. Il ne faut pas sous-estimer, par ailleurs, l’influence du monde virtuel, où des individus de toute provenance entrent en contact les uns avec les autres et se sentent de plus en plus « en famille ». Même celui qui vit aux antipodes devient un proche dans le mode virtuel. L’étranger devient un voisin, tandis que le voisin risque de devenir un étranger. Vivre ensemble n’est pas toujours évident, mais c’est le défi de notre monde globalisé, comme le développe Andrea Riccardi dans son dernier livre 25. Cela peut malheureusement aller de pair avec des phénomènes inquiétants comme la recrudescence de la pensée ethnique,
25. Andrea Riccardi, Vivre ensemble, Paris, DDB, 2007.
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du repli identitaire et du fondamentalisme. Dans un monde ressenti comme trop grand et trop complexe, beaucoup se sentent déracinés. Les fondamentalismes de tout poil — religieux, ethniques, séculiers — servent souvent de refuges à ces personnes déracinées qui voient l’avenir avec inquiétude. Ce processus de « fondamentalisation » est étroitement lié à une grande peur et incertitude face à l’avenir, doublées d’un grand vide spirituel. Le fondamentalisme islamique naît souvent en réaction à l’occidentalisation du monde et à la globalisation sauvage. Il s’étend comme contrepoison à la culture occidentale et exutoire aux frustrations refoulées de nombreux croyants qui, à tort ou à raison, se sentent humiliés par la domination indéniable de l’Occident. Ce néofondamentalisme est pourtant, selon le sociologue français Gilles Kepel 26, un effet de l’échec de l’islamisme plutôt que de son succès. En ce sens, la vague de terreur actuelle serait donc plutôt un signe de faiblesse de l’« islam politique » que de sa force. À défaut de succès dans les pays d’origine, le radicalisme islamiste est, depuis le 11 septembre 2001, désespérément à la recherche de l’attention des médias, d’une réelle base sociale et de nouveaux adeptes. Ceux-ci se font aussi recruter parmi les jeunes musulmans scolarisés, mais néanmoins déracinés, vivant dans nos pays occidentaux. À cette fin, on n’hésite pas à faire appel aux moyens médiatiques les plus en pointe. Tenaillés par les frustrations dues à leur position, certains adoptent les yeux fermés les interprétations intégristes de l’islam proposées par des groupes terroristes. L’imam, à qui incombait le rôle d’interpréter l’islam, a souvent été remplacé, sur Internet, par des exégètes suspects. Ce néofondamentalisme présente pas mal d’analogies avec le néoévangélisme qu’on peut observer aux États-Unis : une vision apoca-
26. Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, et Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004.
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lyptique dans laquelle la plupart sont voués à la damnation, excepté quelques « vrais croyants » qui rejettent l’autorité religieuse traditionnelle, se fixent sur la lettre du texte, et non sur son interprétation ou sur la tradition, et cultivent l’image de l’ennemi. Même si aujourd’hui cette déviance s’observe surtout dans l’islam, on pourrait en retrouver bien des variantes séculières dans des sociétés où l’on ne se passionne plus guère pour des questions religieuses. Ces différentes sortes de fondamentalisme — nationaliste, laïciste, libertin ou consumériste — ont ceci en commun qu’ils exploitent habilement le sentiment de déracinement et de peur, et polarisent et sèment la haine et la méfiance de « l’autre ». Le dialogue est le meilleur remède aux tendances fondamentalistes qui gagnent le cœur des gens à mesure qu’ils vivent dans la peur et l’insécurité. Toute forme de fondamentalisme est dangereuse, parce qu’elle dénie à « l’autre » le droit à l’existence. Il s’agit souvent aussi d’une tentative désespérée pour reculer l’horloge vers un monde homogène révolu, non encore confronté à la diversité. L’Europe, dont l’unification concrétise la vocation à la paix, peut devenir le laboratoire d’un dialogue intelligent dont le monde a grand besoin aujourd’hui. Sa tradition de cohabitation entre religions à l’intérieur d’un système séculier peut offrir une alternative à la force d’attraction des fondamentalismes religieux à travers le monde. En engageant le dialogue avec les humanistes, les Églises d’Europe peuvent baliser la voie d’une réconciliation entre une foi authentique et l’intelligence de la culture. Cette richesse spirituelle et cette tradition de tolérance du continent européen peuvent être une source pour beaucoup d’autres cultures et traditions. Les religions ont un rôle particulier à jouer pour apprendre aux gens à vivre ensemble. Dans une société où l’on devient de plus en plus esclave de l’économie de marché et d’une culture hédoniste, les religions parlent au cœur des gens. Jamal Maftouhi, responsable de
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l’Union des mosquées marocaines d’Anvers, et membre du « trialogue » anversois, a raison de souligner l’importance de l’éducation prodiguée par les religions : « C’est incroyable tout ce qu’on impute aujourd’hui à notre foi. Quand un jeune d’origine marocaine malmène une vieille personne ou un juif dans la rue, on dit : c’est la faute à l’islam. Est-ce la foi qui leur apprend cela ? Non, c’est de la pure criminalité. Les médias essaient de faire croire aux gens que c’est l’islam qui les rend ainsi. Moi, je dis : revenons à une vue réelle des choses. Il n’y a pas trop d’islam, il n’y en a pas assez 27. » Les religions peuvent inciter à la haine, mais elles peuvent tout aussi bien éteindre des incendies. Le dialogue entre les religions est déjà en soi un signe d’espoir : il manifeste qu’on ne peut plus prétendre se faire la guerre au nom de son Dieu. Le dialogue manifeste que seule la paix est sainte, et qu’aucune guerre ne peut être bénie de Dieu. Les religions ont dès lors la mission éminente d’éduquer le cœur des gens à l’amour de la paix, à l’intérêt pour « l’autre », à la volonté de corriger son propre point de vue. Nos villes sont un biotope unique pour expérimenter les conditions de paix pour demain, un demain probablement beaucoup plus complexe que ce que nous connaissons aujourd’hui. Pour cela, il faut veiller à ne pas raboter la diversité dans un discours d’intégration exagéré, mais à saisir cette diversité comme une chance de rencontre, de découverte de l’autre et de dialogue. Le dialogue interreligieux apparaît de plus en plus comme une contribution essentielle à une coexistence pacifique et harmonieuse. Ce n’est pas parce que nous vivons à l’époque de la communication que le dialogue va de soi. Il requiert de la patience, du respect et de l’écoute. La liberté d’expres-
27. Dans Tertio du 15 septembre 2004, Alleen dialoog, respect en vriendschap garanderen vrede [« Seuls le dialogue, le respect et l’amitié peuvent garantir la paix »].
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sion, si prisée dans notre culture, ne peut tout de même pas servir de prétexte à l’agression verbale, à la paresse intellectuelle ou au manque d’empathie avec la pensée des autres. À la suite de l’assassinat de Theo van Gogh, dont le langage ne brillait pas par la délicatesse et qui ne craignait pas la provocation, beaucoup de voix se sont élevées aux Pays-Bas pour qu’on hisse les débats à un niveau plus décent. Une certaine courtoisie n’a rien à voir avec de l’hypocrisie, mais avec la volonté de faire preuve de bonne volonté et du respect des règles élémentaires de la sociabilité. En ce sens, la courtoisie a une réelle fonction de gardienne de la paix. Inversement, en accentuant exagérément le rôle des religions, les autorités essaient souvent de tirer de leur manche le dialogue interreligieux comme une recette magique, ou de le décréter d’autorité. Mais le dialogue a aussi besoin de temps. Il signifie aussi cheminer ensemble, se rapprocher dans les moments difficiles de l’histoire. Le dialogue requiert l’art de la communication. Ce n’est pas tant une question de moyens et d’institutions, mais plutôt de créativité pour construire, à partir de la coexistence de différentes religions, une culture de dialogue et d’amitié entre personnes d’horizons différents. Le dialogue interreligieux est un art qui ne peut s’exercer qu’avec de la patience. Le pape Jean-Paul II a joué un rôle unique, quoique souvent méconnu, dans la rencontre entre cultures et religions. C’est un des grands mérites de son pontificat d’avoir préservé l’Église catholique du réflexe identitaire, auquel de nombreuses religions ont cédé ces dernières décennies, et de l’identification exclusive à la culture occidentale. Pendant son enfance en Pologne, Karol Wojtyla avait été confronté de près aux horreurs de la persécution antisémite. En octobre 1986, soit encore pendant la guerre froide et avant la chute du mur de Berlin, le pape invita les responsables des grandes religions mondiales à une réunion de prière commune pour la paix. Ce n’est
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pas par hasard si elle eut lieu dans la ville de saint François d’Assise qui, en plein contexte de croisade, alla rencontrer le sultan à Damiette, manifestant ainsi la valeur de la courtoisie dans le dialogue 28. Malgré la résistance de certains milieux catholiques traditionnalistes, la rencontre d’Assise eut une grande valeur prophétique. Elle souligna qu’en dépit de toutes leurs différences, les religions ont en commun de ne pas tenir leur force d’un pouvoir militaire, politique ou économique, mais de s’en remettre à leur Dieu et de chercher leur force dans la spiritualité et la prière. Dans tous les livres saints et toutes les traditions religieuses, on retrouve des appels à servir la paix et à pratiquer la paix avec ceux qui sont différents. Dans beaucoup de formes de spiritualité, même chez les non-croyants, l’éthique naît à partir du « visage de l’autre », comme l’a magistralement développé le philosophe juif français Emmanuel Levinas. Comme héritiers du concile Vatican II, les catholiques sont particulièrement interpellés à travers le document conciliaire Nostra Ætate sur leur capacité de réconcilier identité et ouverture. Le dialogue, la réconciliation et la cohabitation pacifique n’ont nullement besoin de relativisme, de syncrétisme ou d’uniformisation, mais d’hommes et de femmes qui puisent dans une conviction forte le courage et l’ambition de vivre une mission universelle. Plus un croyant est enraciné dans sa tradition, mieux il pourra s’engager dans un dialogue. Un tel dialogue « fort », qui part d’une identité réelle mais se laisse remplir par la rencontre de l’autre, est l’inverse du syncrétisme. L’intuition d’« Assise », c’est que le dialogue confère au croyant une force tranquille et humble pour devenir artisan de paix. La communauté Sant’Egidio s’est sentie interpellée par l’appel lancé par le pape en 1986 à « déployer de nouvelles énergies pour poursuivre
28. Cf. Gwénolé Jeusset, Dieu est courtoisie, Rennes, 1988.
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ce chemin du dialogue ». Elle jugea important que la rencontre d’Assise ne reste pas une « icône » unique et sans lendemain, mais constitue au contraire le début d’une dynamique. C’est pour cette raison que, depuis lors, Sant’Egidio organise chaque année une rencontre interreligieuse dans cet « esprit d’Assise », ainsi qu’on l’a vite appelé. Ce pèlerinage nous a ainsi conduits à Rome (1987, 1988 et 1996), Varsovie (1989), Louvain et Bruxelles (1992), Bucarest (1998), Barcelone (2001), Aix-la-Chapelle (2003), Milan (2004), Lyon (2005) et à Assise même en 2006. Ces rencontres internationales annuelles offrent aux responsables religieux l’occasion non seulement d’interroger leur propre tradition en matière d’œcuménisme et de contribution à la paix, mais aussi de dialoguer avec des leaders politiques et des représentants des grandes organisations internationales comme Amnesty international, la Croix-Rouge internationale ou Médecins sans frontières. Des croyants y débattent avec des adeptes d’autres confessions ou des non-croyants, des intellectuels et des leaders d’opinion y échangent leurs vues géopolitiques avec des patriarches orientaux, des muftis d’universités arabes ou des religieuses hindoues. Tous les participants, d’horizons culturels et religieux très divers, y recherchent les fondements du dialogue et de la paix dans un même esprit d’ouverture et d’amitié. C’est ainsi qu’à la séance d’ouverture de la rencontre de 2003 à Aix-la-Chapelle, l’écrivain Régis Debray, conseiller du gouvernement français en affaires religieuses au sein de l’État laïque, posa la question : « Qu’attendons-nous, non-croyants occidentaux, de vous, représentants des grands courants spirituels de l’humanité ? Nous vous demandons tout d’abord de nous réveiller. Nous avons besoin de gens qui nous ouvrent les yeux sur le monde tel qu’il est : injuste, dangereux et peu évangélique. Pourquoi ce besoin ? Parce que nous nous sommes laissé bercer, nous qui fumons chaque jour l’opium du peuple, c’est-à-dire des médias, par l’argent et le confort. Nous avons trop d’administrateurs et pas assez de prophètes. »
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Ces rencontres interreligieuses, parmi les plus importantes au monde, ont entre-temps tissé un réseau impressionnant de contacts combien précieux dans un monde divisé. En ce sens, elles sont beaucoup plus que de simples forums où l’on ne produit que des mots. De ce réseau sont nées diverses initiatives concrètes pour résoudre des conflits armés. Ce fut le cas des négociations qui ont mis un terme à la guerre civile au Mozambique en 1992 29. C’est aussi en marge de ces rencontres que furent données les impulsions en vue de créer la « Plateforme de Rome 30 » qui s’est appliquée à chercher une issue politique à la guerre civile algérienne, ou d’ouvrir un dialogue au Kosovo 31 entre Serbes et Albanais, ou encore de tâter les conditions d’une négociation de paix en Côte d’Ivoire. L’« esprit d’Assise » nous apprend à puiser dans un trésor d’humanité pour désarmer les violents et laisser se nouer le dialogue à tout prix. Andrea Riccardi commente cela ainsi : « Que fit saint François face aux seigneurs de la guerre ? Il y a cet épisode du loup de Gubbio, dans lequel il reconnaît, et l’historiographie moderne le voit ainsi, non un animal mais un seigneur de la guerre qui terrorisait les pauvres gens de Gubbio. Or, François lui parle et le dompte. Alors, je crois que personne ne peut jamais être défini comme barbare ou mauvais au point de ne même pas mériter une parole. Il faut penser au rapport de Jésus avec les démoniaques, avec ceux qui voulaient se servir de lui. Au fond, si vous aimez ceux qui vous aiment, quel est votre mérite ? Si vous dis29. Cf. Roberto Morozzo della Rocca, Mozambique. Achieving peace in Africa, 2003. 30. Concernant la médiation de Sant’Egidio dans le conflit algérien, voir Marco Impagliazzo et Mario Giro, Algerien als Geisel. Zwischen Militär und Fundamentalismus. Ein schwieriger Weg zum Frieden, Münster, LIT, 1998. 31. En 1996, les Serbes et les Kosovars parvinrent, grâce à la médiation de Sant’Egidio, à un accord sur la restitution d’une série d’institutions d’enseignement aux Albanais du Kosovo. Son début d’exécution fut toutefois interrompu par l’échec des négociations de Rambouillet et l’intervention de l’Otan qui s’ensuivit.
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cutez avec ceux qui pensent comme vous, où est votre mérite ? En fait, il y a une exigence anthropologique chrétienne que nous ne pouvons pas oublier. Et François, lorsqu’il va au-delà du campement des croisés et va parler avec le sultan Malek-el-Kamel, accomplit quelque chose qui était, pour ses contemporains, une folie. Mais une sainte folie. Quel discours peut-on tenir sur le dialogue ? À l’époque des négociations sur le Mozambique, je me suis entendu dire : “Vous dialoguez avec la guérilla, et ce sont des bandits.” C’étaient des bandits et je le savais ! “Ils se servent de vous”, me disait-on. Eh bien, je pense que le chrétien doit être simple comme une colombe mais aussi prudent qu’un serpent. Cela exige de la culture, de la sensibilité et de la prudence. Mais nous ne pouvons pas accepter les interdits, parce que l’absence de dialogue crée les conditions de l’isolement, de la radicalisation et de la haine […]. Bien sûr, le dialogue peut être musclé, dur. Ici se pose le problème de la parole. Nous sommes, nous chrétiens, des gens de la parole, nous n’avons pas d’autre arme, mais c’est une force. Je me définirais comme un partisan du dialogue à outrance. Pourtant, ce n’est pas facile, parce que le dialogue exige une conversion à l’autre, il faut essayer de le comprendre, de le sortir de ses propres schémas 32. » Au plan local aussi, les efforts pour le dialogue portent des fruits. En décembre 2002, après l’assassinat de Mohamed Achrak à Anvers, Sant’Egidio a organisé un « trialogue » au cours duquel un rabbin, un prêtre et un imam ont explicité leur estime et leur amitié mutuelles sous le signe d’Abraham, et se sont en même temps engagés à convaincre leurs coreligionnaires des vertus du dialogue et de la rencontre, et surtout de la paix. Depuis plusieurs années déjà, la Communauté ouvre les portes de son centre pour l’iftar pendant le mois du rama-
32. Andrea Riccardi, Sant’Egidio, Rome et le monde, Paris, Beauchesne, 1996, p. 88-89.
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dan, en geste d’estime et de respect pour les musulmans de la ville. Ce repas, par lequel les musulmans interrompent leur jeûne au coucher du soleil, est traditionnellement un grand moment de fraternité. De plus en plus souvent, les musulmans dans nos contrées y invitent des chrétiens et d’autres autochtones, mais l’originalité de cette initiative d’iftar est qu’ici, ce sont des chrétiens qui offrent le repas aux musulmans : un geste de respect et d’amitié qui est particulièrement apprécié par la communauté musulmane. En remerciement, les communautés turque et pakistanaise de la ville ont offert à leur tour un repas aux sans-abri de Kamiano. On peut difficilement imaginer meilleure façon de combattre les préjugés vis-à-vis de nos concitoyens musulmans. La Communauté a aussi organisé à Anvers une rencontre de juifs, chrétiens et musulmans avec le bourgmestre et le gouverneur, en présence de la reine Paola. Elle a par ailleurs suscité une rencontre interreligieuse, en janvier 2005, à Amsterdam, à la suite des tensions provoquées par l’assassinat du réalisateur Theo van Gogh. En cheville avec des juifs, des musulmans et des humanistes, Sant’Egidio s’efforce de construire sur la spécificité sociale de la ville une culture de la rencontre. Un bel exemple en est la marche aux flambeaux qui, en collaboration avec la communauté juive, commémore chaque année la déportation de quinze mille juifs d’Anvers. La plupart d’entre eux trouvèrent la mort dans un des camps d’extermination nazis. Le souvenir de l’horreur de la Shoah est fondamental pour la conscience européenne, car « celui qui oublie est condamné à revivre », comme l’a dit le philosophe et poète George Santyana. Transmettre cette sagesse aux jeunes générations est une manière de les prémunir contre l’absurdité des thèses racistes et de les rendre vigilants face à toute forme, nouvelle ou ancienne, d’antisémitisme. Jan De Volder et Lieve Wouters ont consacré à cette triste page de l’histoire d’Anvers un ouvrage où ils donnent le témoignage de plusieurs rescapés des camps 33. Le judaïsme est l’« autre » par excellence sur
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notre continent européen qui doit regarder et vivre cette cohabitation séculaire comme un enrichissement spirituel. Le dialogue interreligieux a plus besoin de gestes concrets et d’espaces de rencontre que d’organes de concertation et de déclarations. Au cours de ces rencontres, on cherche ce qui unit plutôt que d’insister sur ce qui divise. Une société et un monde qui cherchent la sécurité et la paix ont tout intérêt à promouvoir la rencontre et le dialogue à tous les niveaux. Il faut apprendre à voir nos différences mutuelles non comme des obstacles, mais comme un enrichissement. C’est ce qui fait dire au rabbin londonien Jonathan Sacks que nous avons un urgent besoin d’une « théologie de la différence » — et pas seulement de ce que nous avons en commun — qui explique pourquoi une civilisation n’a jamais le droit de s’imposer à une autre et pourquoi Dieu nous demande de respecter la liberté et la dignité de ceux qui ne sont pas comme nous 34. Lors de la prière interreligieuse pour la paix à Aix-la-Chapelle en 2003, tous les responsables religieux et les invités ont signé un appel à la paix, expression de leur engagement pour la paix et le dialogue, quels que soient les obstacles qui s’interposent. Ils y écrivaient : « Le dialogue est un art qui arrache au pessimisme myope de ceux qui disent qu’il n’est pas possible de vivre l’un à côté de l’autre et que les blessures des torts subis sont une condamnation à la haine sans retour. […] Le dialogue n’est pas le choix de ceux qui ont peur de combattre. Il n’affaiblit l’identité de personne. Il pousse chaque homme et chaque femme à voir le meilleur de l’autre et à s’enraciner dans le meilleur de soi. Le dialogue est un médicament qui soigne les blessures et qui ouvre au seul destin possible, pour les peuples et les reli33. Jan De Volder et Lieve Wouters, Van binnen weent mijn hart. De vervolging van Antwerpse joden, Anvers, Standaard Uitgeverij, 1999. 34. Jonathan Sacks, La dignité de la différence, Paris, Bayard, 2002, p. 39
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gions : vivre ensemble sur cette planète qu’il faut défendre et présenter aux générations qui nous suivent plus vivable qu’aujourd’hui 35. »
La paix préventive Depuis les attentats d’une ampleur inédite du 11 septembre 2001, l’angoisse et un sentiment latent d’insécurité nous tenaillent en permanence. Comment pouvons-nous encore nous sentir en sécurité après une telle manifestation de violence aveugle ? Et comment encore nous imaginer en sécurité avec les quantités d’armes de destruction massive qui circulent entre on ne sait quelles mains ? Nous entendons quotidiennement parler de terrorisme, d’actions de représailles, d’armes de destruction massive et de guerre préventive. La croyance naïve que, dans un monde globalisé, la violence pouvait être reléguée vers des pays lointains avec lesquels nous n’avions que peu de choses à voir, a fait long feu. L’irruption de la violence et du terrorisme a rendu les Occidentaux très conscients de leur vulnérabilité et de leur fragilité. Les États-Unis et leurs alliés ont réagi à cette nouvelle situation en déclarant la guerre au terrorisme. Une réaction vigoureuse était certes justifiée. Mais ne parlons-nous pas trop souvent de sécurité sans réfléchir à la paix ? La sécurité n’est-elle pas corrélative de la paix ? L’inégalité croissante peut être considérée comme une des plus grandes menaces actuelles pour la paix dans le monde. À partir de son amour des pauvres, Sant’Egidio s’est inévitablement trouvé confronté avec la guerre, « la mère de toute pauvreté », comme l’a appelée Andrea Riccardi. En temps de guerre, en effet, les riches deviennent
35. Cf. Jean-Dominique Durand, L’esprit d’Assise, Paris, Cerf, 2005.
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pauvres et les pauvres encore plus pauvres, et, dans les pays où sévit la guerre, toute aide est comme une goutte d’eau sur une plaque chauffée à blanc. Nous voyons aujourd’hui qu’une grande partie de la population mondiale n’a accès ni aux soins de santé, ni à l’enseignement, ni à la nourriture et à l’eau potable, ni à la sécurité, et est dès lors privée de toute perspective d’avenir. Comme le disait l’apôtre de la non-violence, le mahatma Gandhi : « La pauvreté est la pire forme de violence infligée aux pauvres. » La paix et la justice sont indissociables dans un monde qui semble toujours plus se résigner à l’existence de vastes zones de désespoir. La paix n’est pas possible là où des peuples, voire des continents entiers n’ont aucun avenir devant eux. Dans combien de cœurs la haine et la soif de revanche ne bouillonnent-elles pas en attendant l’heure où elles pourront se donner libre cours, semant la mort et la destruction ? L’espoir d’une paix durable, que beaucoup avaient caressé à la fin de la guerre froide, fut rapidement étouffé dans l’œuf après 1989. De nouvelles forces, plus ou moins obscures, vinrent combler le vide créé un peu partout par la disparition des anciens blocs antagonistes qui maintenaient l’équilibre du monde. L’époque postcoloniale a signifié pour la grande majorité des pays africains, après une courte euphorie de socialisme à l’africaine (Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, Léopold Sédar Senghor au Sénégal, Jules « Mwalimu » Nyerere en Tanzanie…), la levée d’une génération de dirigeants peu soucieux de la misère des populations et de la répartition équitable des éventuelles richesses nationales. L’injustice a été à l’origine de nombreux mouvements de rébellion qui, à un moment ou l’autre, ont dégénéré en guerre ouverte. À quoi s’ajoute l’absence abyssale de perspectives pour la masse de jeunes chômeurs, qui transforme paradoxalement la guerre en employeur « sûr »… C’est une des explications du phénomène effrayant des quelque 350 000 enfants soldats en Afrique : ils se sont engagés dans l’armée ou la rébellion tout simplement pour survivre. Le
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problème ne se limite toutefois pas à l’Afrique : en Amérique Latine aussi, on constate dans les jeunes démocraties une recrudescence de la violence urbaine sous forme de bandes armées, constituées de très jeunes recrues, qui répandent la terreur et l’insécurité, sans parler des guerres peu médiatisées, comme celle qui ravage la Colombie. Le bien précieux de la paix est aujourd’hui fortement menacé. Nombre d’États se sentent impuissants face à des guérillas et des mouvements de rébellion qui, entre 1900 et 2000, ont causé la mort de quelque cinq millions de personnes. Chez nous, en Europe, on préfère souvent ne pas voir qu’une partie non négligeable de l’humanité est aujourd’hui en proie à la guerre. En 2006, il n’y avait pas moins d’une trentaine de conflits armés ou de guerres en cours à travers le monde. Pour l’Afrique : en Algérie, au Sahara Occidental, en Casamance, en République Centrafricaine, en République Démocratique du Congo, au Congo Brazzaville, en Ouganda, en Somalie, au Soudan et aux Comores. Pour l’Asie : en Tchétchénie, au Cachemire, au Sri Lanka, en Abkhasie, en Afghanistan, aux Philippines, en Indonésie, en Birmanie et au Tadjikistan. Au Moyen-Orient : en Israël et Palestine, au Liban, en Irak et au Kurdistan. En Amérique Latine : en Colombie. Même à l’intérieur de l’Union européenne, les armes n’ont pas encore été réduites entièrement au silence dans de vieilles zones d’affrontement comme le Pays Basque. La situation conflictuelle et souvent explosive entre gens et peuples de races, cultures et religions différentes est la résultante d’un déficit d’un monde qui a trop peu investi dans l’égalité et le dialogue. Quand une société n’entretient pas son patrimoine spirituel, elle ouvre une voie au terrorisme. En même temps que le facteur religieux gagne en importance dans l’identité des individus et des peuples, grandit aussi la conscience du lien étroit entre le dialogue interreligieux ou la rencontre entre peuples, cultures et religions, d’un côté, et, de l’autre, la paix dans une ville, un pays et dans le monde.
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En tant qu’habitants de l’Union européenne, nous devrions avoir davantage conscience de la signification et de la vocation de l’Europe. L’Europe signifie avant tout la paix : la paix entre Européens qui se sont combattus pendant des siècles, et surtout pendant les deux guerres mondiales qui ont mené l’Europe au bord du précipice et de l’autodestruction, et, avec la Shoah, ont presque exterminé le peuple juif et les gitans. L’Union européenne signifie la paix entre les Européens. L’Union européenne signifie aussi la paix pour les non-Européens : la paix comme première mission de l’Europe par-delà ses frontières. Tant de régions et de pays aspirent à la paix. L’Europe a tellement souffert de la guerre qu’elle a développé dans sa culture de puissants anticorps contre la guerre. Cela s’est manifesté dans l’opposition aux projets de guerre en Irak exprimée par l’opinion publique de nombreux pays, tout comme par le vieux pape Jean-Paul II. Entre-temps, cette Europe a vu grandir plusieurs générations qui n’ont jamais vécu la guerre. Quel usage les Européens ont-ils fait de ce don de la paix ? Ne manquons-nous ou ne renonçons-nous pas trop facilement à notre responsabilité ? Nos préoccupations ne vont-elles pas trop exclusivement à la défense de notre bien-être et de nos intérêts propres ? L’Europe a le devoir, à partir de son histoire et de son patrimoine spirituel, de redécouvrir le sens de ses responsabilités à l’égard du monde extérieur. La paix comme produit d’exportation de l’Union européenne : n’estce pas un beau programme ? La question de la paix est au cœur du message chrétien, et Jésus déclare bienheureux les artisans de paix. La paix signifie bien plus que l’absence de guerre. Elle signifie aussi la justice, la solidarité et l’amour entre le riche et le pauvre, le jeune et le vieux, le malade et le bien portant. Nous vivons dans un temps malade de violence, où nous nous habituons tous à la violence et à la guerre. Comme si celles-ci étaient inhérentes à la société humaine. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la disparition du vieil équilibre des forces entre l’Est et l’Ouest,
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tout le monde peut faire la guerre. Pour les mêmes raisons, tout le monde peut aussi œuvrer pour la paix. Développer dans le Sud l’enseignement, l’agriculture et les soins de santé est une œuvre de paix, car l’inégalité, l’insécurité et le désespoir entraînent le terrorisme. Travailler pour la paix et la justice est le grand défi des chrétiens de ce temps, comme Andrea Riccardi le montre avec force dans son ouvrage au titre suggestif La paix préventive 36. Sant’Egidio veut prendre au sérieux l’appel de Jésus à devenir des artisans de paix. À une époque où se dessinent peu de visions et de rêves d’avenir, où la résignation et le pessimisme prennent souvent le dessus, nous voulons, en tant que communauté de disciples de Jésus, croire que rien n’est impossible, même la paix. Notre foi est aiguillonnée par la vision du prophète Isaïe : « Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre 37. » Trop souvent, nous sommes tentés de baisser les bras en nous disant que, tout compte fait, nous ne signifions pas grand-chose. Ce sentiment d’impuissance peut nous faire vivre d’une manière désabusée et irresponsable, dans la fausse modestie de ne compter pour rien. Le besoin de paix est un des grands défis auxquels nous confronte ce début de troisième millénaire. La question de la paix est trop sérieuse pour être laissée uniquement aux dirigeants politiques et aux militaires — avec tout le respect qu’on doit à leur engagement — ; c’est une question qui concerne tous les citoyens et particulièrement les croyants : notre foi ne peut rester étrangère à ce qui se passe sur la planète, à la quête universelle de la paix introuvable. Il faut lire en même temps la Bible et le journal pour discerner la force de l’amour de Dieu
36. Publié en français chez Salvator, 2005. 37. Isaïe 2, 4, La Bible de Jérusalem.
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dans l’histoire. Les drames de la violence internationale nous pressent en tant que croyants de nous ressaisir et de renouveler notre confiance en Dieu et notre amour du prochain. Ils nous invitent à moins cultiver notre impuissance et à prendre nos responsabilités avec plus d’imagination et de sérieux. Face à l’urgence avec laquelle le monde interpelle les croyants, nous nous sentons invités à redoubler de confiance dans le Seigneur et dans sa parole : « Quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on ouvrira » (Mt 7, 8). À partir de cette sagesse, Sant’Egidio a relevé en 1990 le défi de nouer des négociations entre les parties belligérantes au Mozambique. Ce conflit faisait rage depuis seize ans et avait fait plus d’un million de morts. Le 4 octobre 1992 fut signé à Rome un accord de paix qui dure maintenant depuis bientôt quinze ans. L’accord a rendu possibles des élections démocratiques, le respect des droits de l’homme et un début de développement économique. Aujourd’hui, le Mozambique peut être considéré comme un modèle pour l’Afrique. La Communauté est ainsi devenue — de manière assez inattendue, aussi pour ellemême — un partenaire non gouvernemental original mais respecté sur la scène diplomatique. Dans les années qui ont suivi, de nombreux groupes et peuples sont venus frapper à sa porte pour lui demander de jouer un rôle conciliateur dans différents conflits, par des contacts informels. Ce fut notamment le cas au Burundi, en Algérie, au Guatemala, au Kosovo, en Côte d’Ivoire, au Liberia et au Togo. Le secret de cette sorte de médiation est la méthode simple préconisée par Jean XXIII : chercher ce qui unit au lieu de ce qui divise. Dans l’encyclique Pacem in terris, première encyclique qu’un pape consacrait à la paix, il écrivait en 1963 : « Il est une persuasion qui, à notre époque, gagne de plus en plus les esprits, c’est que les éventuels conflits entre les peuples ne doivent pas être réglés par le recours aux armes, mais par la négociation. Il est vrai que, d’ordinaire, cette persuasion vient de la terrifiante puissance de destruction des armes modernes et de la crainte
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des cataclysmes et des ruines épouvantables qu’occasionnerait l’emploi de ces armes. C’est pourquoi il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits […] On voit par là qu’un pays pris isolément n’est absolument plus en mesure de subvenir convenablement à ses besoins, ni d’atteindre son développement normal. Le progrès et la prospérité de chaque nation sont à la fois cause et effet de la prospérité et du progrès de toutes les autres […]. [D’où] un désir brûlant, partagé par tous les hommes de bonne volonté : l’instauration de la paix sur cette terre 38. » Il faut du courage pour aller à contre-courant lorsque les opinions publiques ou une propagande sophistiquée font pression, à certains moments clés de l’histoire, en faveur de la guerre comme seul moyen de résoudre les conflits. Il faut plus de courage pour voir ce qui nous lie et que nous avons en commun, plutôt que de souligner tout le temps ce qui nous divise et nous rend différents. Cette sagesse est à la base de toutes les missions de médiation de paix que Sant’Egidio entreprend : aider les parties en conflit à redécouvrir leurs racines et leur histoire communes pour commencer à envisager un nouvel avenir commun. La Communauté — en l’occurrence quelques membres qui se sont spécialisés dans un conflit déterminé — joue dans ces cas un rôle de facilitateur et de médiateur. La crédibilité de Sant’Egidio dans ce genre d’interventions réside, entre autres, dans le fait qu’elle n’y est pas partie prenante, et qu’en tant que communauté chrétienne laïque, elle n’a pas d’intérêt particulier à défendre. Son approche non institutionnelle lui donne la liberté de parler avec tous et de ne pas se sentir prisonnière de jugements moralisants. Pour servir la paix, il faut accepter de parler avec
38. Jean XXIII, Pacem in terris, § 126-127, 131 et 171, 1963.
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des despotes ou avec des gens qui ont du sang sur les mains. « Celui qui veut promouvoir la paix et la réconciliation doit se laver les mains plusieurs fois par jour », disait Cornelio Sommagura, ancien président de la Croix-Rouge internationale. La diplomatie de la paix de la Communauté ne s’exerce pas en dehors de la diplomatie des États ou des organisations internationales ; il faut plutôt parler d’une synergie entre approches gouvernementales et non gouvernementales. Les médiations de Sant’Egidio en faveur de la paix sont, bien entendu, liées à la présence de ses communautés dans beaucoup de pays où elles s’opèrent. Ces communautés ne jouent pas seulement un rôle précieux d’informateurs locaux, elles œuvrent aussi à la paix sur le terrain, au-delà des clivages de religions et de races. Toutes ces communautés locales ont en effet en partage la même motivation : rechercher ce qui unit et s’ouvrir aux autres à partir de sa propre identité. Chaque communauté considère de son devoir de rayonner un esprit universel d’amour et de jeter des ponts dans un esprit d’ouverture et de dialogue qui a déjà donné des fruits de réconciliation tant au niveau local qu’au niveau international. Pour Sant’Egidio, cet engagement au service de la paix ne va pas sans un combat intérieur et spirituel. Pour pouvoir mener un dialogue, nous devons devenir plus authentiques, savoir nous défaire de notre suffisance ou de notre peur de l’autre. Le dialogue suppose une conversion à l’autre. Ce qui ne veut pas dire se conformer, mais simplement aller plus en profondeur dans sa propre foi et se purifier de ses préjugés et de son arrogance. C’est le sens de la journée de jeûne à laquelle l’Église a appelé les fidèles au début de l’avent après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, dans un climat ambiant de peur et de conflit en Afghanistan, ainsi que le mercredi des cendres de 2003, au début de l’intervention américano-britannique en Irak. Le jeûne et la prière sont des instruments de paix que nous avons trop souvent négligés ou considérés comme inopérants. Jeûner signifie se
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priver de quelque chose à quoi l’on est attaché. Qui prie est exaucé, et à celui qui croit, rien n’est impossible. Osons-nous encore nourrir des rêves ambitieux ? Ne devons-nous pas, pour ce faire, nous défaire d’abord de notre pessimisme et de notre fondamentalisme séculier du « moi et mes biens d’abord » ? Pour devenir des ouvriers de paix, nous devons engager un combat contre nous-mêmes. Le patriarche Athénagoras de Constantinople, qui eut en 1964 une rencontre historique avec le pape Paul VI à Jérusalem et fut un champion de l’œcuménisme, de la fraternité et de l’unité entre les différentes Églises chrétiennes, disait dans ses dialogues avec Olivier Clément : « Pour lutter efficacement contre la guerre, contre le mal, nous devons mener une guerre au plus profond de nous-mêmes et vaincre d’abord le mal en nous. C’est là la guerre la plus âpre, la guerre contre nous-mêmes. Et combien de nationalisme n’y a-t-il pas dans cette guerre ? Nous devons d’abord arriver à nous désarmer nous-mêmes 39. » On a besoin de plus d’inventivité, de perspicacité et de cœur pour ne plus laisser des peuples entiers en proie aux fléaux de la pauvreté et de la guerre. Même si cela peut paraître désespérément naïf dans le contexte du monde actuel, Sant’Egidio veut garder vivant le rêve que la guerre puisse un jour être bannie de l’histoire de l’humanité. Ce rêve n’est pas uniquement un produit de la foi, la paix est aussi tellement plus raisonnable que la guerre ! La foi dans la paix vit parmi les chrétiens, dans le judaïsme, dans l’islam et dans toutes les religions mondiales, tout comme chez les athées et les libres-penseurs : l’aspiration à la paix se retrouve finalement chez tous les hommes de bonne volonté. Le combat pour la paix et la justice doit se jouer sur de multiples fronts. Le rôle spécifique des chrétiens à cet égard n’est pas tant d’être
39. Olivier Clément, Dialogues avec le patriarche Athénagoras, Paris, Fayard, 1969, p. 183.
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des donneurs de leçons ou des accusateurs aigris, mais de joyeux artisans de paix. Sant’Egidio veut agir, à l’échelle mondiale, pour l’abolition de la guerre comme elle se bat pour l’abolition de la peine de mort : la guerre doit être bannie de l’histoire de l’humanité ! « Si [l’esclavage] a été aboli, pourquoi ne pas rêver qu’on puisse en finir avec la guerre ? Pourquoi ne pas rêver d’un avenir débarrassé de ce fléau ? Cela ne relève pas de la pure utopie. Après tout, les grands rêves de l’humanité ne sont-ils pas souvent apparus déraisonnables 40 ? » À côté de la guerre, le dialogue reste toujours possible, donc la paix est toujours possible. La Communauté veut vivre avec cette ambition, sachant que tout homme et toute femme est capable de poser des actes de paix.
Le sida en Afrique, le génocide de notre temps L’Afrique présente aujourd’hui un tableau dramatique. C’est sur ce continent que se déroulent la plupart des conflits armés actuels. La famine et la sécheresse ont été pendant les dernières décennies parmi ses plus fidèles compagnes. Un plus grand éloignement entre le Nord et le Sud doit être évité par tous les moyens. La communauté de Sant’Egidio plaide avec force pour une coopération eurafricaine plus étroite : face à une inégalité croissante, elle défend l’idée d’une « vocation commune » pour tous les hommes. Le Nord et le Sud doivent réfléchir ensemble aux problèmes de consommation et de pollution, de sécurité et de santé. Car le chemin de croix des Africains n’est pas non plus à l’avantage de l’Europe.
40. Andrea Riccardi, La paix préventive, op. cit., p. 48.
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Pour les Africains, l’avenir apparaît bouché en matière de santé, de sécurité et d’accès à l’enseignement pour leurs enfants. L’Europe qui trouve des moyens créatifs quand il s’agit de contenir l’afflux des immigrés à ses frontières, ferait mieux de consacrer plus d’énergie à la création de perspectives d’avenir pour les Africains. Le problème du sida est ici fondamental. Nous, Occidentaux, ne pouvons rester spectateurs face au drame de millions d’Africains qui meurent du sida parce nous estimons les médicaments trop coûteux pour eux. L’idée que tous les hommes sont égaux et ont droit à la même assistance préside à l’ambitieux programme de Sant’Egidio de traiter les malades du sida en Afrique de la même manière qu’en Occident. On lui a donné le nom évocateur de Dream (Drugs Resources Enhancement Against Aids and Malnutrition), sigle qui traduit bien le rêve que la thérapie du sida soit également accessible à l’Africain moyen. Pour bien comprendre la problématique du sida en Afrique, il faut se défaire d’un certain nombre de préjugés courants. Alors qu’en Occident le sida touche surtout ce qu’on appelle des groupes à risque (homosexuels, prostituées et toxicomanes), en Afrique, n’importe qui peut contracter la maladie, que ce soit par contact sexuel, par transfusion sanguine, par une visite chez le dentiste ou le coiffeur, ou lors de vaccinations d’enfants. La première cause du sida en Afrique est la pauvreté. Il n’y a pas de laboratoires suffisamment sûrs, les dons de sang ne sont pas contrôlés, le peu de médecins ne peut se permettre d’utiliser pour chaque patient du matériel stérile jetable. La population féminine, encore plus massivement touchée que la population masculine, met au monde des enfants contaminés, le virus VIH étant transmis de la mère à l’enfant à la naissance. En Afrique, il s’agit donc beaucoup moins de la problématique de la stigmatisation et de la discrimination des sidéens (et donc de l’aspect psychologique de la maladie) que d’une question de vie et de mort.
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On compte actuellement dans le monde quarante millions de personnes séropositives, c’est-à-dire contaminées par le virus VIH. Sur les sept millions de malades du sida recensés, seuls près de deux millions sont soignés, soit un quart de tous ceux qui auraient besoin d’un traitement. Deux tiers des séropositifs se trouvent en Afrique. Selon les prévisions d’Onusida, dans les années à venir, le virus devrait également exploser en Asie et, dans une moindre mesure, en Russie. Si l’on n’organise pas un traitement à l’échelle mondiale, on peut estimer que, d’ici 2020, 68 millions de personnes auront péri du sida. Il y a aujourd’hui dans le monde 15 millions d’orphelins du sida, c’està-dire d’enfants dont au moins un des parents est mort du sida. 80 % d’entre eux vivent en Afrique. L’Afrique subsaharienne est la plus touchée : dans certains pays, le nombre des séropositifs s’élève jusqu’à 30 % de la population. Au Mozambique, le pays où Sant’Egidio a lancé sa thérapie pour les malades du sida en 2002, il n’est « que » de 16 % (1,6 million sur 20 millions d’habitants). Dans certaines régions pourtant, comme autour de la ville portuaire de Beira, le pourcentage est nettement plus élevé. L’espérance de vie, qui y était péniblement remontée à 50 ans après la guerre civile, est retombée à 45 ans à cause du sida. Sauf intervention rapide et massive, le sida pourrait faire tomber l’espérance de vie des pays les plus touchés, comme le Botswana, à 27 ans. La génération des jeunes adultes semble en voie d’extermination : les enfants doivent grandir seuls ou avec leurs grands-parents, les écoles n’ont plus d’enseignants, les hôpitaux plus de personnel soignant. Le sida devient donc aussi un problème économique : pour chaque travailleur engagé, les entreprises doivent prévoir au moins un suppléant. Le sida en Afrique est un véritable génocide. C’est dans ce sens que Jean-Paul II a défini l’Afrique comme le premier banc d’essai de la civilisation et de la conscience européennes.
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Depuis l’introduction, en 1996, de la thérapie antirétrovirale en Occident, la mortalité due au sida a baissé de 80 %. Dans nos pays, le sida ne signifie plus une condamnation à mort. C’est vrai qu’on n’en guérit pas, mais le traitement permet de vivre à peu près comme avec une maladie chronique telle que le diabète. Sant’Egidio voulait absolument gagner cette nouvelle guerre qui a coûté encore plus de vies au Mozambique que sa sanglante guerre civile. Si la vie d’un Africain vaut bien celle d’un Européen ou d’un Nord-Américain, elle a aussi droit à la même assistance et aux mêmes soins. La thérapie antirétrovirale doit être ajoutée à la liste des droits de l’homme. C’est dans cette optique que la Communauté a développé depuis 2002 le programme Dream 41 pour installer, d’abord au Mozambique, puis dans d’autres pays africains, des laboratoires conformes au standard occidental dans le secteur de la santé publique, c’est-à-dire pour toute la population et pas seulement pour les riches dans des établissements privés. Les malades du sida y reçoivent effectivement les médicaments antirétroviraux qui leur sauvent la vie. Une équipe soignante repère les malades à domicile, contrôle s’ils prennent leurs médicaments au moment prescrit, et les aide pour différents problèmes. Le projet vise en priorité à offrir la thérapie aux femmes séropositives enceintes pour qu’elles puissent mettre au monde des enfants sains. Le traitement est évidemment poursuivi après l’accouchement pour que les mères restent en vie et puissent élever leurs enfants. Sauver une mère, c’est sauver une famille. Début 2007, le projet Dream suivait ainsi quelque 33 000 patients. C’est un des plus grands projets, sur le continent noir, grâce auquel des médicaments sont délivrés gratuitement aux patients du sida. Sant’Egidio a joué dans ce domaine un rôle de
41. Dream. Treating Aids in Africa. A model for introducing antiretroviral treatment of Hiv into healthcare systems in limited resource countries, Milan, Leonardo International, 2003.
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pionnier dont nous sommes fiers. Mais il a d’abord fallu mener une véritable bataille contre pas mal de cynisme et d’égoïsme, et une bonne dose de malhonnêteté scientifique. Il est sidérant de constater combien une société à l’esprit critique si développé a pu rester longtemps passive face à cette pandémie qui décime l’Afrique. Le premier frein à la mise en place de cette thérapie salvatrice fut la priorité quasi exclusive accordée à la prévention. La lutte contre le sida s’est longtemps limitée à celle-ci. En pratique, cela signifiait la condamnation à mort de la personne contaminée. Toutefois, dans l’histoire de la médecine, aucune épidémie n’a jamais été vaincue par la seule prévention. La vie de quarante millions de porteurs du virus ne sera pas sauvée par des préservatifs. Le raisonnement souvent sous-jacent est que l’accession à la thérapie diminuerait la motivation des Africains à se prémunir du virus. Un raisonnement qu’on n’a, curieusement, jamais utilisé contre une thérapie en Occident ! À ce raisonnement était généralement associée une objection financière : la thérapie contre le sida est coûteuse, et pour l’Afrique trop coûteuse. En Occident, le traitement d’un patient coûte quelque 10 000 euros par an. Il faudrait aborder en outre la discussion sur les brevets détenus par les grandes entreprises pharmaceutiques. Le profit est certes indispensable pour promouvoir et financer la recherche, mais ne faut-il pas aussi trouver des moyens pour que les médicaments parviennent à ceux qui en ont le plus besoin, même s’ils ne sont pas économiquement intéressants ? Pour le moment, Sant’Egidio travaille en Afrique avec des médicaments génériques (des sortes de copies fabriquées en Inde et au Brésil) qui coûtent environ 300 euros par patient et par an (moins d’un euro par jour), soit un trentième du coût pratiqué chez nous. Dans les pays les plus pauvres, il y a pourtant encore des gens qui doivent vivre avec moins d’un euro par jour, et le budget de la santé publique ne dépasse pas deux euros par habitant et par an. Sur base de ces chiffres, la thérapie est considérée comme
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trop chère pour l’Afrique. Objectivement, le projet Dream représente pour Sant’Egidio une très lourde charge. Les moyens proviennent de différents ministères européens de la coopération, de banques, d’entreprises et de sponsors privés. Pour la Communauté, le besoin des pauvres et la disponibilité de coopérants passent avant l’argent. Du reste, l’argent et les moyens ne sont-ils pas avant tout une question de priorités ? Une petite comparaison : pour le coût d’une dizaine de kilomètres d’autoroute chez nous, on peut soigner tous les malades du sida du Mozambique pendant un an. Ou, avec l’argent que l’Européen moyen consacre à ses cadeaux de Noël, soit 394 euros, on peut traiter un malade du sida pendant un an et le sauver de la mort. Les achats de Noël « de tous les Flamands » suffisent pour assurer une thérapie à tous les malades du sida dans le monde (6 millions). Selon certains scientifiques et économistes, la lutte contre le sida pourrait être l’objectif du millénaire le plus facile à atteindre. Avec un investissement d’à peine 27 milliards de dollars, on pourrait prévenir environ 28 millions de nouveaux cas d’ici à 2010. Un meilleur équilibre entre coûts et bénéfices n’est imaginable dans aucun autre domaine de la lutte contre les grands fléaux de notre temps. Un autre lieu commun est la prétendue inapplicabilité de la thérapie dans des régions pauvres comme l’Afrique. Les soins de santé y sont en effet peu développés, et les hôpitaux, qui n’ont déjà pas d’infrastructures suffisantes, auraient encore des charges supplémentaires à supporter. Les Africains préféreraient d’ailleurs s’adresser à leurs guérisseurs traditionnels, plutôt que de faire confiance à la médecine occidentale. Sans compter qu’ils seraient incapables de s’astreindre à la discipline occidentale pour suivre la thérapie… J’ai été étonnée de voir qu’on prêtait facilement une valeur scientifique à de pareils préjugés racistes sans qu’ils reposent sur aucune enquête sérieuse. J’ai en tout cas vu de mes propres yeux, au Mozambique, des femmes sur le point d’accoucher parcourir des kilomètres à pied dans
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la chaleur pour se rendre dans l’un de nos centres et y recevoir un traitement avant l’accouchement. Je n’ai, par contre, nullement constaté cette prétendue préférence pour les guérisseurs locaux. Entre-temps, Dream a récolté des données scientifiques attestant que l’assiduité à la thérapie est plus élevée en Afrique qu’en Occident, avec un taux de 97 %. Contre toute attente, le malade africain réagit même mieux au traitement que l’Occidental. La pratique a donc démenti toute une série de préjugés qui ont longtemps prévalu dans le monde scientifique. Ici se pose, soit dit en passant, la question de l’indépendance de pareilles enquêtes souvent financées par les autorités et dès lors menées, plus souvent qu’on ne l’avoue, au service de l’idéologie régnante. Entre-temps, des mères séropositives donnent naissance à des enfants tout à fait sains dans 97 % des cas. Le tabou et le cercle vicieux sont bel et bien brisés. Plus que les chiffres, les récits des patients disent ce que Dream signifie. J’ai vu au Mozambique de vraies scènes de résurrection. J’y ai, par exemple, rencontré Onoria, une femme de vingt-quatre ans condamnée par sa maladie. Maigre comme un clou et totalement épuisée, elle gisait sur la natte devant sa hutte, abandonnée par son mari, avec à ses côtés ses cinq enfants malades. Quand, un an plus tard, je suis retournée au Mozambique, je me suis rendue, pleine d’anxiété, à sa hutte. Je craignais de ne plus la revoir. Sa hutte était vide : elle était partie faire ses courses au marché avec ses enfants ! Après avoir pris ses médicaments et suivi fidèlement sa thérapie pendant à peine un an, son poids est passé de 28 à 67 kg et cette femme qu’on croyait condamnée pouvait à nouveau mener une vie normale. Onoria travaille maintenant dans un centre de santé de Sant’Egidio ; elle y encourage les femmes à se prêter au test du sida, leur expliquant qu’elles ne doivent pas avoir peur du résultat, car elles recevront un traitement et se retrouveront en bonne santé comme elle. Jamais encore, je n’avais vu un exemple de résurrection si littérale.
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Il y avait encore une objection idéologique. L’ampleur du problème du sida est, à côté des autres problèmes que connaît l’Afrique, tellement gigantesque qu’on ne sait par où commencer. La thérapie serait évidemment la meilleure option, mais serait-il équitable de l’accorder aux uns et pas aux autres ? Sur base de quels critères opérer une pareille sélection ? Voilà un type de raisonnement apparemment tout à fait rationnel, mais en réalité parfaitement cynique. Avons-nous jamais renoncé à vacciner des enfants parce qu’il était impossible d’atteindre tous les enfants du monde ? Ou était-ce faire preuve de favoritisme coupable que de sauver un enfant juif pendant la Shoah alors que les autres mouraient dans les chambres à gaz ? Le fameux film La liste de Schindler est à cet égard une ode à la sagesse du Talmud : « Celui qui sauve un homme sauve l’humanité. » Quand une idéologie commence à se prendre pour sa propre fin, elle devient si perverse qu’elle entre en collision avec les plus nobles principes de justice et d’égalité. Entre-temps, le vent a heureusement tourné. Les grandes organisations internationales sont aujourd’hui prêtes à mettre la thérapie à la disposition de l’Afrique. La discussion sur les droits des brevets a fait sensiblement baisser les prix. La vigilance est cependant toujours de rigueur, car il faut craindre que ce malheureux continent ne soit à nouveau vite oublié au profit du continent asiatique, économiquement beaucoup plus rentable. Pour Sant’Egidio, l’option préférentielle pour les pauvres signifie dans le monde globalisé d’aujourd’hui un choix déterminé pour l’Afrique, sur le plan du développement, de la santé et de la paix. Nous ne pouvons rester inactifs devant la mort de millions de gens, l’histoire nous l’apprend. Quand un homme fait un choix courageux, il y en a toujours d’autres qui le suivent et l’on trouve les moyens. Tel fut notre pari quand Sant’Egidio s’est engagé sans beaucoup d’expérience sur le terrain du sida. De pareils choix à contre-courant mettent en branle toute une dynamique de volon-
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taires, de moyens et finalement de sensibilisation des autorités et de l’opinion publique. Sant’Egidio ne veut cependant pas jouer cavalier seul, mais n’a pas peur, d’un autre côté, de mener un combat et de chercher des alliés pour cette cause. L’expérience m’a appris qu’on ne tire vraiment parti de sa liberté que si on ne fait pas dépendre son combat de reconnaissances et d’approbations, qui pourront toujours venir plus tard. La plus grande approbation — sans tambour ni trompette — est de savoir que des milliers d’enfants et de malades africains ont été sauvés de la mort et ont retrouvé un avenir.
La force des pauvres et l’insatisfaction des riches À l’inégalité croissante entre le Nord et le Sud, Sant’Egidio répond par le travail pour le développement et la paix, en même temps que par la création de communautés locales. C’est ainsi que la communauté de Sant’Egidio s’investit aussi dans les pays les plus pauvres, surtout en Afrique, sur le plan du développement, de la santé et de la paix : il n’y a pas d’opposition entre le travail pour les pauvres près de chez soi et pour le développement des pays pauvres au loin. Comme il n’y a pas non plus d’opposition entre l’hospitalité à l’égard de ceux qui viennent chez nous chercher une vie meilleure et le devoir urgent de créer des perspectives d’avenir dans les pays pauvres d’où ils proviennent. Il existe à l’heure actuelle des communautés de Sant’Egidio dans plus de 70 pays : dans la plupart des pays européens, dans plus de la moitié des pays d’Afrique, mais aussi en Amérique Latine et en Asie. Des hommes et des femmes y partagent localement l’esprit d’écoute de l’Évangile associé à l’engagement pour les pauvres, qui caractérise Sant’Egidio en Europe, et en assument eux-mêmes la responsabilité. Une communauté qui place les pauvres au centre de son attention
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se voit ainsi bénie par la floraison de groupes dans les pays les plus défavorisés. Les membres des communautés Sant’Egidio dans le Sud connaissent les mêmes difficultés et la même pauvreté que leurs concitoyens. Beaucoup de jeunes Africains doivent aussi travailler à côté de leurs études et souvent entretenir une famille. Ils nous montrent que l’engagement gratuit pour les pauvres n’est pas un luxe réservé aux riches, mais qu’il est au cœur du christianisme vécu. C’est l’expérience africaine qui nous a appris que personne n’est si pauvre qu’il ne puisse aider quelqu’un d’autre. Ainsi des jeunes aident des enfants de la rue dans des « écoles de la paix », qui sont d’ailleurs souvent leurs seules écoles. Des centaines d’enfants sont fiers de recevoir cet enseignement rudimentaire, assis sous un arbre, sans bancs ni manuels scolaires. Ou bien des jeunes rendent visite à des détenus dans les prisons africaines surpeuplées — un véritable enfer — où des dizaines de gens partagent une cellule de cinq mètres sur dix. Disposer d’une place pour se coucher est un grand luxe, et obtenir une place assise près d’une fenêtre, pour pouvoir respirer sous les températures tropicales, est un privilège qui se monnaie. Anita Buanaiaque, la responsable de Sant’Egidio de Pemba et de tout le Nord du Mozambique, et d’autres jeunes femmes, m’ont impressionnée par leur courage et leur persévérance. Chaque semaine, elles se rendent à cet endroit où personne ne veut aller, mais où des centaines de jeunes gens, parfois des enfants, sont enfermés, souvent pour de menus larcins. Sans aide de l’extérieur, les prisonniers ne reçoivent ni nourriture ni vêtements, et beaucoup sont de fait condamnés à périr. Quand ils ont purgé leur peine, mais que personne ne fait de démarches auprès du procureur pour les faire libérer, ils peuvent rester des années, voire toute leur vie à croupir dans cet enfer. Anita et ses amis rassemblent des fonds dans ce pauvre Mozambique pour acheter leur libération. L’intervention de la Communauté y est une question de vie ou de mort.
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Je n’ai jamais vu réaliser tant de choses avec si peu de moyens qu’en Afrique. Dans un pays démuni comme la Guinée Conakry, Kpakilé Felemou et ses amis descendent chaque semaine dans la rue pour donner à manger à des mendiants, des malades et des vieillards. Aucun d’entre eux ne dispose chez lui d’une cuisine assez grande pour préparer à manger pour tous ces pauvres. Après la prière ou la rencontre de la communauté, une collecte est effectuée pour acheter du riz. On le cuit alors au milieu d’une cour dans de grandes marmites, qui sont transportées sur des véhicules à travers les chemins boueux et cahoteux. Les pauvres attendent patiemment en file dans un certain nombre de rues du centre où ils savent que Sant’Egidio passera. Le plus miraculeux est qu’il semble y en avoir chaque fois assez pour tout le monde. C’est ici que j’ai vu se réaliser sous mes yeux la multiplication des pains. Un peu de moyens et de bonne volonté suffisent pour accomplir de grandes choses. Cela me paraît être une leçon pour l’Europe, tellement occupée à compter ses moyens qu’elle pense toujours en avoir trop peu pour réaliser quelque chose d’audacieux. Anita, Kpakilé et tant d’autres nous apprennent que la force et l’efficience ne viennent pas des moyens. Ces magnifiques figures humaines n’ont pas utilisé leur rencontre avec Sant’Egidio pour se construire un avenir plus confortable en Europe. Elles auraient pu le faire facilement, étant donné leurs contacts fréquents avec l’Europe. Au contraire, elles ont la fierté et le courage de propager un sens civique nouveau dans leur pays, et d’investir dans l’avenir de leur propre pays. Persévérance et générosité sont d’autant plus admirables là où tout manque : quelques heures d’électricité par jour seulement, transports publics déficients ou inexistants, rapports difficiles avec des autorités bureaucratiques souvent corrompues, peu d’égards pour les laïcs de la part de responsables religieux très cléricaux, santé personnelle précaire… Tout cela montre bien que la force et la détermination ne dépendent pas de circonstances extérieures, mais d’une grande té-
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nacité et force intérieure. On comprend mieux là-bas l’expression audacieuse de saint Paul : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). Jésus n’a-t-il pas dit qu’il était venu apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres ? Il ne disait sans doute pas cela pour exclure les riches, mais pour signifier que les pauvres reçoivent son Évangile avec joie et enthousiasme, tandis que les riches sont toujours encombrés d’autres besoins, ou ont trop à perdre, comme le jeune homme riche. En Afrique, j’ai vu des jeunes gens qui étaient convaincus qu’avec leurs deux pains et leurs cinq poissons, avec l’Évangile et l’amitié, ils pouvaient changer l’avenir de leur pays et contribuer à la résurrection de leur continent si éprouvé. Ce qui frappe chez ces jeunes Africains, surtout en comparaison avec des jeunes de chez nous, c’est qu’ils n’ont pas peur de faire des choix. L’Occidental semble souvent cultiver avant tout sa fragilité et sa faiblesse, son impuissance à relever les grands défis. En Afrique, j’ai rencontré plus d’hommes et de femmes d’une seule pièce, qui ne se laissent pas fragiliser intérieurement par l’insécurité et le doute qui caractérisent si souvent notre psychologie occidentale. La conscience de la brièveté de la vie est aussi beaucoup plus forte chez eux, ce qui les incite à ne pas gaspiller leur temps et leur énergie. Cette sagesse leur donne aussi une grande dignité, malgré leurs conditions de vie souvent misérables. La dignité ne dépend pas seulement d’une belle maison, mais aussi de la capacité de communication, d’accueil et d’empathie avec la situation de l’autre. Paradoxalement, cette dignité fait souvent défaut à l’homme occidental nanti. Il est réduit à un consommateur qui paie pour obtenir des biens, puis les jette après usage. La richesse entraîne aussi, à côté du nivellement causé par le matérialisme, une fragilisation intérieure : on veut une chose et son contraire en même temps, on veut tout, jusqu’à ne plus savoir ce qu’on veut… on n’a jamais assez. L’insatisfaction semble vraiment la maladie du riche. Le consumérisme
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débridé ne fait qu’attiser le sentiment d’insatisfaction, projetant les frustrations sur les autres et affaiblissant encore la force intérieure. Comment expliquer autrement le grand nombre de dépressions et de suicides dans notre société ? Quand je compare une rencontre avec des jeunes du Sud et avec des jeunes Européens, je comprends que quelque chose de fondamental ne tourne pas rond dans notre société. Je ne pense pas ici à des lieux communs comme « la richesse ne fait pas le bonheur » ou « les pauvres sont plus heureux parce que plus simples ». Il est frappant de voir qu’une culture comme la nôtre, qui dispose de tant de ressources, compte si peu dans le monde actuel, et que l’Occidental se sent si souvent découragé et impuissant au point qu’il ne sait plus où il en est. « Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! », nous avertit Jésus. Pour Sant’Egidio, cette parole est un encouragement supplémentaire à nouer des liens solides de solidarité entre l’Europe et l’Afrique. Peut-être sommes-nous devenus trop riches pour nous réjouir encore de la Bonne Nouvelle. Mais l’Évangile a aussi le pouvoir de guérir les maladies des riches. La maladie européenne de l’insatisfaction et de l’aboulie n’est pas incurable. Celui qui voit les grands besoins du monde et se laisse interpeller par ceux-ci, commence aussi à revaloriser la richesse et les ressources de sa propre vie en les mettant au service des autres. Une nouvelle ouverture au monde extérieur peut sauver l’Européen de son apathie. Les grands défis de notre temps, comme l’inégalité entre le Nord et le Sud et la recherche de la paix et de la sécurité, ne doivent pas être occultés ou lénifiés pour épargner l’Européen fragilisé. Une société qui cultive sa vulnérabilité doit constamment se protéger contre tout pour tomber finalement dans un splendide isolement et une marginalisation extrême. Les Européens ont besoin de défis forts pour être réveillés d’une vie rétive à toute souffrance et tout manque de confort. Une refondation de notre culture s’impose.
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Dans la relation avec les autres dans le besoin, l’Européen peut reconquérir et renouveler sa dignité. Jésus ne maudit pas les riches, mais il leur montre un chemin qui leur apparaît à première vue ardu : le chemin vers les pauvres. Jésus dit au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21). L’Évangile nous invite à nous y prendre d’une autre manière avec nos richesses, en réalisant que le fait que nous vivons depuis plus d’un demi-siècle déjà dans la paix est une chance, que notre santé et notre longévité sont des dons à investir, et que la grande liberté dont nous jouissons doit être mise au service des autres. L’Évangile prend au sérieux notre quête d’un trésor : d’une vie pleine de sens et authentique, d’une vie heureuse. Jésus ne veut pas accabler le riche d’un sentiment de culpabilité par rapport à tout ce qui ne va pas dans ce monde. Il nous lance une invitation : partir à la recherche du trésor du bonheur en mettant notre richesse au service des pauvres. Il nous fait découvrir que nous ne sommes pas les mains vides devant les drames de notre temps, mais que nous avons beaucoup à offrir si nous puisons dans le trésor de notre humanité. L’Évangile de l’amour du prochain restitue au riche sa dignité et son bonheur.
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La rencontre de l’Autre L’Évangile, source d’espoir pour notre temps Quiconque va à la rencontre du pauvre, du réfugié ou des populations exclues de nos sociétés de bien-être, va aussi à la rencontre du grand Étranger de tous les temps : Celui qui frappe à la porte, mais à qui on n’ouvre pas, Celui qui veut habiter parmi les hommes, mais n’est pas accueilli. Il ne peut s’imposer, tout comme les pauvres. Sa voix est apparemment trop faible pour qu’on l’entende, Il ne semble pas indispensable à nos contemporains. Dieu montre son visage dans celui des pauvres. Il s’identifie avec le pauvre, l’affamé, celui qui est nu, l’étranger ou le prisonnier. Le Seigneur appelle à l’amour et à la compassion dans le cri des pauvres. Nous pouvons Le rencontrer dans nos villes à travers le mendiant, le vieillard abandonné ou le réfugié qui frappe à la porte et est rejeté. Nous pouvons trouver Dieu dans la rencontre des pauvres. Ils nous aident à trouver le chemin vers Lui. En ce sens, les pauvres sont le sacrement de Dieu : en eux, c’est Dieu lui-même qui se laisse trouver. On a beaucoup débattu ces dernières années des valeurs chrétiennes et des racines judéo-chrétiennes de l’Europe, mais les chrétiens n’ont-ils pas à redécouvrir la simplicité de l’Évangile de Jésus ? Car, à côté des pauvres, l’Écriture est le grand guide pour trouver Dieu. L’Écriture n’est rien d’autre que l’histoire d’amour de Dieu avec son peuple. Dieu n’est ni une idée, ni une théorie. Il est l’amour
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qui accompagne la vie des hommes de tous les temps, de génération en génération. Le sommet de cet amour est dans son Fils, Jésus de Nazareth. C’est pourquoi les évangiles sont le sommet de l’Écriture. Ils mènent directement à Dieu l’homme en recherche. Ils nous offrent aussi, dans la vie des disciples qui ont formé la première communauté chrétienne, un exemple d’imitation de Jésus. Jean, Pierre et les autres étaient de simples pêcheurs, mais leur vie a changé quand ils se sont mis à la suite Jésus. Avec Lui, ils sont attentifs aux pauvres ; ils L’écoutent, ils apprennent de Lui comment prier, ils montent avec Lui de leur Galilée d’origine vers la grande ville de Jérusalem où leur maître mourra et ressuscitera. Souvent, ils ne Le comprennent pas et se sentent à mille lieues de leur maître. Mais l’horizon de ces hommes simples s’élargit jusqu’à s’universaliser. L’Évangile est au centre de la démarche de Sant’Egidio vers les pauvres et de son combat pour la justice, l’amitié et la paix. L’Évangile élargit l’horizon de gens ordinaires qui veulent vivre à la suite de Jésus le rêve de Dieu pour l’humanité. On retrouve celui-ci à chaque page des évangiles. Jésus répond à la demande de guérison des malades, met les enfants au centre, remarque le mendiant, parle du chemin qui conduit à la paix, explique à ses disciples que rien n’est impossible à celui qui croit et qui met sa confiance en son Père. L’important n’est donc pas d’avoir été éduqué dans la foi ou d’avoir fréquenté une école catholique, mais de vouloir orienter sa vie selon l’Évangile. L’Évangile est le fil conducteur de Sant’Egidio à travers les différents contextes culturels ou les diverses phases de vie de ses membres. Sant’Egidio veut vivre la force qui émane de l’Évangile dans l’histoire et dans l’actualité, au milieu des demandes, des attentes et des problèmes des hommes de notre temps. C’est pourquoi son efficacité ou son inculturation ne dépendent pas de sa structure ou de son programme, mais du fait qu’elle veut rencontrer les défis qui l’entourent à la lumière de l’Évangile. Il n’y a pas, pour Sant’Egidio, d’époques
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ou de régions plus propices à l’Évangile que d’autres. L’Évangile demande de chaque génération une conversion à l’amour. Il demande aussi bien à l’Européen qu’à l’Africain de croire dans la force de l’amour de Dieu. Il demande au jeune de ne pas dilapider son temps, et au vieux de reconnaître la valeur de son âge. Il demande à l’homme ordinaire comme au savant de comprendre les signes du temps et de concrétiser l’amour de Dieu pour les démunis. L’Évangile enseigne que chaque homme peut mettre ses forces au service de la solidarité et de la paix. L’Évangile nous apprend à vivre l’espérance pour notre temps, pour le monde et pour l’avenir, sans pour autant fermer les yeux sur les difficultés et la souffrance. De plus en plus de gens semblent se rendre compte qu’il manque quelque chose dans ce monde d’aujourd’hui qui sacrifie allègrement Dieu et toute forme de spiritualité au matérialisme, qui nous réduit à des esclaves de l’économie et de la consommation. Le succès des techniques de méditation, des psychologues et thérapeutes qui promettent, les unes la sérénité, les autres l’équilibre entre l’âme et le monde extérieur, ainsi que celui, plus mitigé, de certaines sectes, est révélateur chez l’homme postmoderne de la recherche de repères et de la soif de spiritualité, fût-elle souvent égocentrique et assez sauvage. Comme le disait le cardinal Danneels dans sa brochure de Noël Le Christ ou le Verseau 42 : « Il est clair que tout ce qu’offre le Nouvel Âge est le miroir de l’homme moderne : il peut y lire son portrait en négatif… On y célèbre un bien-être très tourné vers soi-même, et une philosophie et une action du moi d’abord. » En même temps, on peut constater une tendance qui dénote une certaine allergie à toute réponse : on peut tout chercher et demander, tout mettre en doute, mais donner des réponses serait considéré comme au-
42. Godfried Danneels, Le Christ ou le Verseau, 1990, p. 33-34.
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toritaire, réducteur ou démodé. L’homme postmoderne semble avoir écrit sa propre parabole : tu chercheras mais ne trouveras point ; tu peux frapper, mais sache que personne ne t’ouvrira. L’homme postmoderne, et particulièrement la jeunesse, vit sous une pression toujours plus grande. Nous vivons sous le règne de l’économie de marché qui décide pratiquement tout pour nous et où nous devons essentiellement fournir des prestations, jouer le jeu de la concurrence et consommer, sans trop nous arrêter pour réfléchir. L’effet est que les références stables d’autrefois, comme la profession, la famille et les relations sociales, deviennent toutes provisoires. C’est pour cela que nos contemporains sont si souvent en proie à l’incertitude et à la peur. Il y a beaucoup de peur autour de nous : peur de penser au futur et de le regarder en face, peur d’affronter les fautes du passé. Même si nous faisons tout pour la dissimuler, la peur me semble être devenue un ressort important de notre époque. Il faut dès lors se poser la question : qui éduque encore le cœur ? Qui peut encore apporter l’espoir ? Qui est encore capable de faire regarder nos contemporains devant eux, sans peur ? La sagesse populaire le dit bien : la peur est mauvaise conseillère. Les défis que nous avons à affronter sont considérables : une pauvreté croissante en Europe, la question lancinante de savoir si notre belle sécurité sociale est tenable à terme, le fossé béant entre le Nord et le Sud, une violence, une terreur et une insécurité grandissantes, le pouvoir croissant de l’information et de la technologie dans les sciences, les changements inquiétants de notre biosphère… Les gens qui vivent dans la peur et l’insécurité manquent de courage pour affronter les défis, mettre des choses en question, chercher de nouveaux chemins. En un certain sens, il est plus confortable de désespérer et d’avoir un regard pessimiste sur l’avenir. On peut ainsi se retourner avec nostalgie vers le passé, vers le temps où tout était mieux, où tout était plus clair, et trouver un alibi pour ne pas faire face aux grandes interrogations du temps présent.
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À Sant’Egidio, j’ai appris que l’Évangile s’adresse justement à cette humanité peureuse et incertaine : « Sois sans crainte, petit troupeau » (Lc 12, 32). La rencontre avec l’Évangile nous libère de notre peur et nous donne le courage de regarder notre monde changeant avec amour et compassion. Il nous aide à trouver dans toute souffrance la porte vers la résurrection. L’Évangile nous aide à faire confiance à Dieu, qui intervient dans l’histoire à travers nos mains. C’est pour cela qu’il est un message d’espérance pour l’avenir : « Voici que je vais faire du nouveau qui déjà paraît, ne l’apercevez-vous pas ? » (Is 43, 19).
La prière protège le monde Pour un engagement authentique et durable, la prière est essentielle. Dans l’expérience de Sant’Egidio, la prière occupe une place importante : elle est le fondement de l’option pour les pauvres ou du travail pour la paix. Dans notre culture orientée vers le rendement, c’est la dimension du « faire » qui domine, jusqu’à étouffer celle de l’« être ». L’« être » est pourtant fondamental pour trouver la sérénité et l’équilibre intérieur. La dimension de l’« être » se forme dans l’écoute. Celui qui écoute trouve des réponses à ses questions. Celui qui cherche en profondeur, demande et frappe, trouve. Écouter de cette façon la parole de l’Écriture n’est rien d’autre que prier. La prière signifie d’abord pour moi apprendre à écouter. L’être humain écoute toujours, ou suit toujours quelqu’un : ne serait-ce que soi-même, ses propres pensées, sentiments ou peurs. Un ami de Jésus est toutefois appelé à écouter et à suivre ses paroles dans l’Évangile. L’écoute produit une libération de son petit horizon propre. Les sentiments et les rêves se bornent souvent à ce qu’on vit, connaît et voit soi-même. L’écoute de la parole de Dieu et la lecture de l’Écriture confrontent le croyant à la dimen-
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sion de l’amour de Dieu pour tous et à son rêve de paix et de justice sans frontières. Dans l’écoute de la Parole, on trouve des raisons d’espérer qui vont au-delà des succès ou des contretemps de la vie quotidienne. Dans l’écoute de la sagesse des psaumes, le croyant trouve des raisons de ne pas dramatiser ses difficultés, mais de lire l’histoire autrement et de déchiffrer les signes du temps. « Scriptura crescit cum legente », disait pertinemment le pape Grégoire le Grand : l’Écriture croît en effet avec celui qui la lit. La Parole n’est donc pas quelque chose de statique, c’est une réalité qui vit, qui croît et qui peut recevoir des bras et des jambes dans l’action d’un homme et d’une communauté chrétienne. Le pape Jean XXIII formulait cette réalité en d’autres mots : « Ce n’est pas l’Évangile qui change, c’est nous qui commençons à mieux le comprendre ». Dans le beau document Dei Verbum — un texte à lire et à relire — le concile Vatican II exhortait non seulement les prêtres, les théologiens et les exégètes, mais aussi chaque fidèle à prendre la Parole plus à cœur et à l’assimiler. C’est sans conteste une des recommandations les plus précieuses, mais aussi, hélas ! une des plus négligées, que le concile nous ait offertes. Vincenzo Paglia, évêque de Terni-Narni, en Italie, et conseiller spirituel de Sant’Egidio, publie chaque année un commentaire de l’Écriture pour nous aider à vivre le primat de la Parole de Dieu 43. Le lecteur y est invité d’une manière actuelle à se mettre chaque jour en route avec la parole de Dieu. Celui qui écoute l’Écriture, écoute le pauvre sur la croix, l’étranger qui frappe à la porte, le malade et l’isolé. Celui qui écoute s’intéresse aux problèmes du monde avec un esprit ouvert et réceptif. Celui qui écoute grandit en humanité et en foi, et accepte sa faiblesse.
43. Vincenzo Paglia, La Parole de Dieu chaque jour, Parole et Silence, 2005, 2006 et 2007.
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Ce n’est pas par hasard que les premières figures des évangiles à accepter la faiblesse soient des femmes : sous la croix, elles sont conscientes qu’elles sont dépourvues de tout pouvoir de décision, qu’elles n’ont aucun poids social, mais elles sont là et veillent. Quand tous les disciples se sont enfuis, les femmes trouvent le courage de rester près de Jésus condamné à mort. Dans notre monde où la violence et la guerre ne cessent de s’étendre, cette manière « féminine » ou « faible » d’affronter les difficultés et les souffrances est peut-être porteuse de plus d’humanité et de consolation que l’activisme « masculin ». Il ne faut surtout pas sous-estimer la dimension « faible » de la présence, de la consolation et de la prière dans un monde en proie à la peur, enclin à chercher vainement refuge dans la surenchère guerrière, l’intervention militaire ou l’autodéfense musclée. Dans notre culture, comme dans de nombreuses formes de religiosité nouvelle, je suis frappée du manque général d’écoute. L’homme postmoderne n’est plus capable d’écouter ; il ne l’apprend du reste plus nulle part. La culture du zapping lui apprend plutôt à sauter d’un sujet à l’autre, au rythme des images fugitives qui défilent sous ses yeux. Les gens sont confrontés à des images de violences ethniques ou autres, mais ils sont rarement invités à s’arrêter pour prendre le temps d’écouter et essayer de comprendre ce qu’ils voient. Cette culture de l’image crée beaucoup de peur et d’incertitude, car les images seules n’aident pas à comprendre. Pour savoir écouter, il faut être un homme libre avec un esprit libre ; il faut pouvoir arrêter ses pensées pour s’ouvrir à ce qui ne vient pas de soi-même. L’écoute exige la disponibilité pour s’ouvrir à l’autre. Celui qui ne sait pas écouter ne peut pas se mettre dans la situation de l’autre et ne peut le comprendre, il manque d’empathie. La culture occidentale de l’ego crée beaucoup d’égocentrisme : ne pas pouvoir écouter conduit souvent à des formes presque pathologiques d’introspection. On peut au contraire constater combien l’écoute génère
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la communauté et est présente dans toute religion. Cela m’a frappée lors d’une visite de musulmans anversois à Sant’Egidio pour l’iftar, le repas au coucher du soleil qui rompt le jeûne pendant le ramadan. Un iman égyptien, invité pour l’occasion, s’adressa aux fidèles pendant une heure entière. Des enfants, des femmes, des hommes instruits ou illettrés n’avaient aucune peine, après toute une journée de jeûne, à résister aux tables bien garnies et à patienter avant d’aller se servir. De telles leçons de capacité d’écoute me semblent fondamentales pour forger une culture, mais aussi pour développer des personnalités ouvertes et équilibrées. La prière, de nos jours, est souvent dévaluée et jugée inutile ou inefficiente, moins parce que l’homme postmoderne serait dégoûté du religieux, que parce qu’il a peur du silence et sait difficilement écouter. Les Pères de l’Église appelaient la prière « la médecine du cœur ». À notre époque de surconsommation médicale, le recours à cette médecine simple est souvent délaissé. La prière guérit nos blessures, nous apporte le pardon, nous élève au-dessus de nous-mêmes, nous apprend à écouter. La prière nous apprend à partager les rêves et l’espérance de Dieu dans un monde malade de violence et de solitude, incertain et anxieux du lendemain. Partout où Sant’Egidio est présent, la communauté se rassemble à heure fixe pour une courte prière du soir, ouverte et accessible à tous. Celle-ci consiste généralement en une demi-heure de chants, de psaumes et d’écoute de l’Écriture, suivie d’un bref commentaire, d’un « Notre Père » et de quelques intentions de prière. Les participants sont invités à faire écho aux voix entremêlées du journal et de la Bible. La prière de Sant’Egidio accorde beaucoup d’attention aux diverses catégories de nécessiteux dans le monde, aux pauvres, ou aux pays en guerre. Souvent la prière est également un moment d’hospitalité : des hôtes venus de différents horizons sont invités à y apporter leur témoignage.
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Une place importante est accordée à la prière pour la paix : les actions concrètes de médiation entreprises par Sant’Egidio sont soutenues par la prière de toute la communauté pour la paix. Andrea Riccardi se souvient toujours comment, aux moments les plus difficiles des laborieuses négociations pour mettre un terme à la guerre au Mozambique, elle se réunissait chaque soir à 20 h 30 pour la prière du soir dans la petite église Sant’Egidio, au milieu du Trastevere, à Rome. Le mélange des chants et des prières créait une atmosphère de sérénité quasi sacrée, qui conférait une dimension supplémentaire à l’effort pour trouver des solutions aux épineuses questions politiques, militaires et sociales mises sur le tapis. Andrea Riccardi aime parler de la « force faible » de la prière quand il évoque l’engagement de la communauté pour la paix. Les religions ne doivent pas se sous-estimer parce qu’elles ne disposent pas des mêmes moyens que le pouvoir civil. Elles doivent lutter avec l’arme qui leur est propre, l’arme de la prière. La prière de Sant’Egidio est devenue une combinaison originale de beauté et de sens des réalités. Les icônes et les mélodies byzantines traduisent, à côté de l’amour de la tradition orientale, le désir de parler à tous les sens de l’homme, et pas seulement à son cerveau. La liturgie doit être belle : cela ne dépend pas seulement de la beauté des icônes, de la qualité de la chorale, mais aussi de la participation du peuple de Dieu. Chacun est ainsi appelé à chanter, même celui qui n’a pas l’oreille musicale. Le pope russe Tavrion, après des années de clandestinité religieuse dans le goulag soviétique, arriva à la fin de sa vie parmi les moines à la conclusion que les gens retrouveraient le chemin de l’église dans la mesure où la communauté saurait montrer la beauté. Il parlait de la beauté de la prière. Une belle liturgie n’est pas une expérience esthétique, un concert ou un one-man-show réussi du célébrant. Elle est, selon la tradition byzantine, un événement qui nous élève au-dessus du quotidien, qui nous introduit dans
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l’espace de la transcendance, qui apporte la paix et la sérénité. La prière ou la liturgie font gravir à l’homme la montagne de la rencontre avec Dieu. Il est beau de gravir cette montagne. « La liturgie doit resplendir d’une beauté qui peut sauver le monde 44 », dit le cardinal Carlo Maria Martini, l’ancien archevêque de Milan. « La beauté doit resplendir dans la liturgie. Il est essentiel qu’à travers le tempo, les gestes, les paroles et les ornements, une célébration liturgique reflète quelque chose de la beauté du mystère de Dieu. » Cette beauté ne veut pourtant pas éluder la souffrance du monde. Les besoins du monde sont toujours présents dans la prière de Sant’Egidio : chaque soir, les pauvres, les réfugiés et les malades y ont leur place, ainsi que la paix dans le monde. On y touche du doigt la sagesse de la tradition orthodoxe selon laquelle la prière protège le monde. La prière communautaire devient un lieu de ralliement dans la ville pour celui qui veut orienter sa vie sur l’Évangile. S’y retrouvent des laïcs, hommes et femmes non consacrés, qui mènent une vie professionnelle et familiale comme tout le monde. Ils n’habitent pas sous le même toit, mais se rencontrent en premier lieu autour de la parole de Dieu. À partir de là, ils s’engagent pour les pauvres de leur ville. Dans la diversité de leurs activités quotidiennes, ils se découvrent une orientation commune. Prier, écouter la Parole, chanter ensemble devient, dans l’expérience de Sant’Egidio, un point de référence important dans une société individualiste où chacun suit ses propres rythmes et rites. Dans l’agitation de la vie urbaine, la communauté invite à faire place à cette voix de l’Évangile, la plupart du temps refoulée, et à y répondre en rencontrant les besoins des pauvres. À l’exemple des premières communautés des Actes des Apôtres, la communauté se construit autour
44. Carlo Maria Martini, Quale bellezza salverà il mondo ? lettre pastorale, 1999-2000, p. 42
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du rassemblement pour la prière. Celui-ci devient un lieu de fraternité et d’amitié, un lieu où l’énergie se libère pour entreprendre des actions de solidarité et de paix.
L’évangélisation dans une société sécularisée Les communautés de Sant’Egidio ont découvert l’Évangile comme une force. En écoutant l’Évangile, des hommes et des femmes ont commencé à changer, à accorder plus d’attention aux pauvres et à devenir plus joyeux. Des personnes âgées ont commencé à consacrer du temps au service des autres, des Européens ont commencé à s’intéresser à l’Afrique. L’Évangile libère des énergies inconnues et devient un moteur d’initiatives de solidarité et de paix. C’est pourquoi Sant’Egidio considère comme sa tâche et son devoir de transmettre l’Évangile à d’autres, surtout à ceux qui n’en ont pas connaissance. Nous voulons présenter et proposer l’Évangile à quiconque veut y prêter l’oreille, avec la conviction que c’est un trésor souvent insoupçonné pour tout homme. Les besoins des pauvres, ici ou ailleurs, offrent à la communauté une impulsion supplémentaire pour témoigner que tout homme qui écoute l’Évangile peut devenir un ami des pauvres. Une conscience plus vive de notre mission de chrétiens s’impose aussi à nous face au besoin d’amour, de consolation et d’humanité autour de nous et au loin. On a besoin de gens qui croient que la paix est possible, qui veulent être proches de ceux qui souffrent, qui veulent être des messagers d’espérance. Jésus lie le besoin des pauvres à l’urgence de la bonne nouvelle : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Mt 9, 37-38). Celui qui voit la souffrance du monde se rend compte qu’il manque de bras et de mains. Celui qui
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ne vit pas seulement pour lui-même surmonte sa peur de témoigner. Je suis convaincue que s’il y a plus de gens qui orientent leur vie sur l’Évangile, il y a moins de solitude, plus de solidarité et de compréhension pour l’autre, moins de guerres et d’injustices. Faire connaître l’Évangile à notre génération est dès lors pour Sant’Egidio une manière d’œuvrer à plus d’égalité, de justice et de paix dans le monde. Chaque personne en plus qui écoute l’Évangile est quelqu’un qui aime et propage l’espérance. Cette évangélisation est un des grands défis pour nos régions. L’individualisme a en effet à ce point imprégné l’esprit des Européens que tout témoignage est souvent assimilé à une volonté d’imposer son opinion ou à une ingérence déplacée dans la vie d’autrui. Sous couleur de « respect » pour l’opinion d’autrui se cache souvent de l’indifférence, en même temps qu’une médiocre estime de ses propres convictions. Dans le sens de ce courant individualiste, on observe une (certaine) Église et (certaines) communautés qui se focalisent et s’enferment sur elles-mêmes. Le nombre des fidèles va en diminuant, et les nouvelles recrues sont rares. Beaucoup d’énergie, de temps et de moyens sont consacrés à des discussions intra-ecclésiales qui n’intéressent guère la grande majorité des gens. Entre-temps, la masse grossissante des chercheurs de sens est livrée à toutes sortes de sectes ou de mouvements néoprotestants, dont l’éclosion un peu partout dans le monde m’apparaît un des phénomènes les plus sous-estimés de notre époque. Le pape Paul VI disait que l’Église doit être missionnaire pour exister. Une communauté n’existe pas pour elle-même, ni pour le bienêtre de ses membres. Elle doit être au service de ceux qui sont en recherche et qui ont soif. Elle doit être au service d’une société et d’un monde incertains et anxieux. La transmission de l’Évangile fait partie du noyau même de la vie chrétienne. Davantage encore à une époque où les structures familiales se lézardent, où la foi ne se transmet plus automatiquement de parents à enfants, il est important de
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témoigner sa foi à son entourage, à ses collègues, à ses compagnons d’étude. Sans faire pression, dans le respect du cheminement de chacun, mais avec l’enthousiasme et la conviction de celui qui a découvert un trésor pour sa vie et ne demande qu’à le partager avec les autres. L’obligation que ressent Paul de parler de Jésus autour de lui — « Malheur à moi si je ne prêchais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16) — nous paraît quelque peu exagérée : ce n’est déjà pas mal d’être chrétiens, convertir les autres, ce serait aller un peu trop loin… C’est vrai que les chrétiens d’Europe occidentale n’ont plus beaucoup la fibre missionnaire. Pour certains, communiquer le message évangélique apparaît même contraire au respect de l’opinion ou des convictions de l’autre. De son côté, Jean-Paul II se montra très soucieux, dès le début de son pontificat, de cette peur chez beaucoup de chrétiens occidentaux, qui les rend timides par rapport à leur foi et peu fiers de la manifester et de la transmettre. Un thème qui revient constamment dans ses encycliques est d’ailleurs « N’ayez pas peur ! », thème qu’il associe à l’invitation, pour l’Église catholique, à nourrir une grande ambition et à « prendre le large 45 ». Avec « ses » Journées mondiales de la jeunesse, qui attirent chaque fois des centaines de milliers de jeunes, ce pape, même vieux et malade, n’hésitait pas à aller à la rencontre des jeunes générations. Son successeur Benoît XVI, aux JMJ de l’été 2005 à Cologne, au cœur de cette Europe occidentale sécularisée, a lui aussi évoqué devant ces jeunes en recherche de sens et d’authenticité, l’« étrange oubli de Dieu dans nos régions ». Il adressait une parole forte aux croyants en disant que la révolution du monde vient de Dieu et des saints — que nous sommes appelés à être — et qu’en retournant au cœur de leur
45. Cf. la Lettre apostolique de Jean-Paul II Novo millennio ineunte du 6 janvier 2001, Namur/Saint-Maurice, Fidélité/Paroisses vivantes.
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foi, les chrétiens peuvent délivrer un message authentique de paix et d’amour. Dans cette perspective, et dans la ligne de son prédécesseur, le nouveau pape a voulu, le jour de la Pentecôte 2006, réunir à la place Saint-Pierre à Rome les nouvelles communautés et les mouvements ecclésiaux pour les encourager à mettre leurs charismes à la disposition de toute l’Église afin d’humaniser le monde. Une question se pose, me semble-t-il, comme un défi pour les chrétiens d’aujourd’hui : comment se situer d’une manière nouvelle face à la sécularisation, encore souvent condamnée ? Les chrétiens ne peuvent-ils vivre celle-ci comme une chance et un appel urgent à redécouvrir la simplicité et la pauvreté, et à vivre de nouveau avec des priorités évangéliques ? Le troisième millénaire a débuté comme le moins religieux de toute l’histoire de l’Europe, qui a toujours été pétrie par l’esprit chrétien au cours des siècles. Il suffit de penser à la naissance des institutions d’enseignement et des hôpitaux, au développement de la diaconie et de l’assistance aux pauvres, à l’efflorescence de la vie religieuse. On peut aussi se rappeler que c’est de nos régions qu’est parti pour les destinations les plus lointaines le plus grand nombre de missionnaires. Au seuil d’un siècle nouveau, à une époque sécularisée où Dieu semble plus loin que jamais, on s’étonne de voir combien de nos contemporains croient encore devoir s’émanciper d’une Église regardée comme trop omniprésente et dominante. Ce n’est pas Dieu qui a déserté notre monde, c’est notre monde qui a déserté l’espace de Dieu. En ce sens, le chapitre 45 du prophète Isaïe, qui parle d’un Dieu caché (Is 45, 15), est particulièrement interpellant. Dieu est là, quand tous le croient mort. Sa présence n’est pas évidente, mais certains savent qu’Il n’est pas mort, qu’Il est vivant. La sécularisation n’est pas seulement l’affaire de ceux qui sont hors de l’Église, mais aussi des croyants eux-mêmes. Quelle place l’Évangile reçoit-il dans leur vie, ou quelle orientation la parole de l’Écriture donne-t-elle effectivement à leurs choix et décisions de vie ?
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Grégoire le Grand, qui fut pape au vie siècle, une des périodes les plus sombres de l’histoire européenne, n’avait pas peur d’encourager les fidèles non seulement à persévérer dans leur foi, mais surtout à n’exclure personne de la rencontre avec Dieu. Il décrit dans ses œuvres comment la pratique pastorale de la prédication, de l’exhortation et de l’instruction doit être adaptée à toutes les catégories de personnes : hommes et femmes, riches et pauvres, orgueilleux et humbles, instruits et ignorants, malades et bien portants, jeunes et vieux, mélancoliques et optimistes, simples et hypocrites, impatients et patients, mariés et non mariés, et ainsi de suite. Non, l’Évangile n’est pas réservé à un type de personnes, à une culture ou à un milieu déterminés. L’Évangile contient un message qui est une source potentielle de bonheur pour tout homme à toute époque. Avons-nous cette conviction au fond de notre cœur ? La bouche, en effet, parle de l’abondance du cœur. L’évangile des compagnons d’Emmaüs est une description de la vie quotidienne : les disciples marchent sur la route avec un visage abattu. Dans notre société opulente, nous voyons beaucoup de visages tristes et renfrognés. Le Seigneur marche à leurs côtés, mais ils ne Le reconnaissent pas. Il ouvre le dialogue avec eux et lorsqu’Il leur explique l’Écriture, leurs esprits s’illuminent. C’est comme s’ils se redécouvraient eux-mêmes, et qu’un désir inconnu s’allumait en eux. « Reste avec nous car le soir vient et la journée est déjà avancée » (Lc 24, 29). Au terme de cet échange avec le Seigneur, ils élevaient de nouveau leur regard vers l’avenir. François d’Assise nous apprend une manière d’aimer l’Église sans pour autant tomber dans le cléricalisme institutionnel. Pour Sant’Egidio, ce saint populaire et sympathique constitue à cet égard une précieuse source d’inspiration. Il nous apprend à être des hommes libres vivant avec des priorités. Ce qui a ouvert aux dimensions de l’universel l’esprit de ce fils de riche marchand, c’est sa rencontre avec un pauvre lépreux. Celui qui sait se faire ami des pauvres trouve le langage de
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l’amitié universelle. En pleine époque de croisades, François prend l’initiative d’aller parler au sultan à Damiette, en Égypte : un dialogue interreligieux avant la lettre. À propos de la communication de l’Évangile, le Poverello d’Assise a aussi beaucoup à nous apprendre. François était « frère mineur », un laïc, pas un théologien, mais il annonçait l’Évangile aux gens de son époque. Nous sommes souvent tentés de voir notre temps comme une époque où il est particulièrement difficile d’annoncer l’Évangile. L’époque de François, avec les croisades, les guerres interurbaines incessantes, les bandes armées omniprésentes et la confusion générale due à l’émergence de toutes sortes de mouvements « hérétiques », n’était pourtant pas une époque de tout repos. C’était, au contraire, une époque très complexe, où la plupart des savants et des intellectuels, comme le pape Innocent III, avaient toutes les raisons d’être pessimistes. Face à eux, un pauvre frère mineur avec quelques compagnons, sans règle ni abbaye, ni institutions, ni conseillers, ni analyses. Pourtant cet homme commence à annoncer l’Évangile d’une manière inédite au point qu’elle devient un mouvement. La force de la prédication de François est sa manière directe et personnelle de communiquer l’Évangile. Il parlait le langage d’amour de Dieu. Il parlait au cœur de ses auditeurs. Il ne proclamait pas de doctrines savantes et ne rendait pas les gens encore plus craintifs pour l’avenir. À notre époque aussi, où il ne manque pas de raisons d’être pessimiste, François nous apprend à avoir davantage confiance que l’Évangile peut toucher le cœur des hommes et les changer. Il nous apprend à renouveler l’Église en nous concentrant sur l’Évangile et en orientant notre regard vers l’extérieur. À une époque où la communication fait souvent disparaître le message, ne pourrions-nous donc plus communiquer la Bonne Nouvelle ? Le contexte où nous vivons nous invite au contraire à nous mettre en route avec une conscience plus aiguë de l’urgence de notre mission de témoigner que l’amour est plus fort que la mort. Il est temps, me semble-t-il, que les chrétiens renoncent au pessimisme ambiant et au
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sentiment général d’impuissance pour se fier davantage à la force de l’Évangile. Au lieu de nous plaindre de la crise de l’Église, ne devrionsnous pas d’abord croire nous-mêmes à la viabilité de l’Évangile aujourd’hui ? C’est en remettant l’Évangile au centre et en le diffusant que nous rendons à la foi son actualité et sa modernité. Il y a aujourd’hui beaucoup de sociologues et de philosophes qui produisent des analyses intelligentes de ce qui se passe entre l’homme postmoderne et l’Église ou, plus largement, la religion institutionnelle. Mais il y a aujourd’hui un plus grand besoin de prophètes, de chrétiens audacieux dans l’amour et dans la communication de l’Évangile. Je ne doute pas que notre époque est plus ouverte à ces témoins aujourd’hui qu’hier. La sécularisation, à mes yeux, constitue aussi une chance : les chrétiens y ont toute liberté d’inviter les gens à ne pas s’éloigner de Dieu, de leur prochain et finalement d’eux-mêmes. La liberté accrue des hommes d’aujourd’hui, et la multiplicité des possibilités de choix, font que l’Évangile peut franchement être proposé comme source d’humanité. En ce sens, notre époque ne diffère pas beaucoup de l’Athènes où Paul prit hardiment la parole sur l’Aréopage (Ac 17). Même si sa prédication suscita surtout des réactions cyniques — « nous t’entendrons une autre fois sur ce sujet… » — elle ne manqua pas de toucher le cœur de certains de ses auditeurs. Notre communication de masse, qui lance les messages les plus divers et sans hiérarchie de valeurs, est l’aréopage d’aujourd’hui. Les chrétiens ne doivent pas avoir peur d’y faire entendre un témoignage convaincu. On entend souvent des gens d’Église se plaindre que les médias dédaignent leur message, mais l’expérience m’a appris qu’un témoignage sincère est la plupart du temps bien accueilli. Le défi est d’apprendre à vivre avec ce pluralisme dans une société où le message chrétien a depuis longtemps perdu sa position de monopole en matière de recherche de sens. Bon nombre d’objections à l’évangélisation, comme
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l’accusation de pêche aux âmes ou de prosélytisme, et l’atteinte au pluralisme, deviennent de plus en plus anachroniques. Plus que jamais, on peut aujourd’hui être un chrétien convaincu, ouvert à d’autres religions ou philosophies, et prêt à dialoguer et collaborer avec elles. Le temps de la chrétienté est révolu. Le risque de voir imposer la foi est de plus en plus réduit. Les gens sont plutôt menacés aujourd’hui par un consumérisme et un égoïsme sans limites, distillés par la publicité et les médias. Pendant longtemps, aller à l’église était une forme de conformisme social ; aujourd’hui, c’est plutôt le chrétien qui fait figure d’anticonformiste. Il est temps d’accueillir ces temps nouveaux comme une chance si nous voulons prendre nos responsabilités vis-à-vis des générations qui nous suivent. La question n’est pas de savoir si notre message est toujours actuel pour notre temps, mais si nous sommes nous-mêmes actuels. Les jeunes générations d’aujourd’hui sont sensibles à l’authenticité : elles ne se laisseront pas interpeller par des chrétiens frustrés et complexés, gênés par leur propre message. Elles demandent un témoignage d’espérance et de joie, qui montre qu’il est possible de suivre Jésus aujourd’hui. Elles ont besoin de points d’appui et de repère dans un monde déboussolé. La situation actuelle nous lance le défi d’être des chrétiens courageux, qui tracent un chemin vers l’avenir, au lieu de se contenter d’être des gestionnaires peureux et prudents du passé.
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Conclusion : le christianisme ne fait que commencer Une caractéristique de notre culture est que nous nous sentons en permanence à la fin d’une longue tradition : la fin du christianisme, de l’Église, des normes et des valeurs traditionnelles, des idéologies, des grands mouvements sociaux, de l’État-Providence, de l’histoire elle-même… On condamne vite à mort et on a l’air d’entretenir une culture de la crise. Peut-être est-ce le propre du système capitaliste : ma génération a grandi avec l’idée que nous vivions une crise économique permanente, alors qu’en fait, nous n’avons jamais connu une telle prospérité. Le sentiment de crise et de menace nous accompagne en permanence. Nous semblons vivre un présent perpétuel, sans nous imaginer un avenir. L’homme postmoderne se sent à la fin d’une époque. Mais pour faire place à quelle ère nouvelle ? Qu’est-ce qui vient remplacer ce qui est connu ? On remarque dans l’Évangile une grande attention à la nouveauté : Jésus demande à ses disciples de ne pas s’accrocher à l’ancien, à ce qui est du passé, mais d’être ouverts à la nouveauté qui est déjà en train de germer. Préparer une ère nouvelle ne peut se faire qu’avec un sens aigu de la responsabilité : celui qui refuse la paternité ne peut voir grandir un fils ni bâtir un avenir. Pour nous imaginer un avenir, nous devons faire place au rêve, à l’utopie. Le cri de Martin Luther King « I have
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a dream » n’a rien perdu de son actualité. Seul le rêve est capable d’ouvrir l’avenir. Nous imaginer un avenir demande moins un optimisme confortable et béat qu’une grande confiance dans la capacité humaine d’intervenir dans l’histoire et de la conformer au rêve de Dieu pour toute l’humanité. Comme l’écrit Jean-Claude Guillebaud : « Avoir le goût de l’avenir, c’est vouloir gouverner celui-ci ; c’est refuser qu’il soit livré aux lois du hasard, abandonné à la fatalité, à la domination, aux logiques mécaniques d’un processus sans sujet 46. » Ce monde qui change à un rythme accéléré crée chez beaucoup de nos contemporains une grande incertitude. Notre monde globalisé apparaît souvent chaotique et trop grand : tant d’informations nous submergent de tous les coins du monde que cela finit par nous angoisser. La tentation d’une petite vie repliée sans rêves se répand de plus en plus et nous guette sans doute aussi. Comprendre la complexité de notre temps demande de la patience, de la réflexion et de la finesse d’esprit. En ce sens, ce nouveau monde en gestation a besoin de culture, non seulement d’une culture livresque, mais d’une culture de l’écoute et de la rencontre de l’autre. La culture implique l’ouverture à l’autre et au monde, et nous apprend à reconnaître la complexité, alors que notre culture dominante est souvent marquée de simplisme. Pour les Pères de l’Église, l’ignorance de l’Écriture équivaut à l’ignorance du Christ. On peut dire de la même manière qu’ignorer la culture, c’est ignorer l’homme. Sant’Egidio encourage tous ses amis sans distinction à contribuer à cette culture d’ouverture à ce qui ne correspond pas a priori à notre champ de vision. Il ne s’agit pas tant d’acquérir une culture académique que d’apprendre à vivre avec la Bible dans une main et le journal dans l’autre. Notre temps a besoin d’hommes nouveaux : des hommes et des femmes qui n’affichent pas seulement un vernis
46. Le goût de l’avenir, Paris, Seuil, 2003, p. 11.
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moderne, mais qui sont ouverts en profondeur à l’altérité, à des personnes, à des situations et à des problèmes qu’ils ignoraient jusque-là ou auxquels ils n’avaient pas encore de réponse à donner. Les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés sont considérables. Le fossé grandissant entre le Nord et le Sud est non seulement insupportable, mais explosif en un temps si préoccupé de sécurité. La sécurité ne peut en effet être dissociée de l’égalité et de la justice. Il n’y aura pas de sécurité, y compris dans nos villes, tant qu’on ne s’attellera pas à plus de solidarité et à la recherche de paix dans le monde entier, à commencer par les régions les plus oubliées. La vie sociale dans une ville ou un quartier où se mélangent les religions, les ethnies et les cultures, n’est pas étrangère aux grands conflits du monde. Les changements démographiques qu’on enregistre actuellement à travers le monde nous obligent à raisonner de manière moins provinciale : d’ici quarante ans, il y aura trois Africains et huit Asiatiques pour un Européen, et l’Europe, qui vieillit et se vide, aura besoin d’immigration. Qu’il y ait nécessité de nouveaux réseaux sociaux pour rendre la société vivable est une évidence, tant au niveau local qu’au niveau international et mondial. Le fait que les gens et les peuples soient interdépendants les uns des autres ne doit pas être considéré comme une calamité mais comme une chance. La globalisation nous invite, chacun à sa place, à penser et à travailler en même temps à l’échelle locale et universelle, sans avoir pour tout des réponses immédiates et taillées sur mesure. Pour vivre avec générosité et ouverture d’esprit à ces carrefours de notre humanité, il faut de la confiance et de la foi, sans pour autant pouvoir offrir comme ça des solutions aux grands défis actuels. Des solutions peuvent être trouvées là où le cœur et la raison se rejoignent. Le vide spirituel que connaît l’Europe aujourd’hui provoque la peur et le repli sur soi : on voit beaucoup d’Européens préoccupés avant tout de mettre leurs biens matériels à l’abri. Paradoxalement, la ré-
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sistance et la force intérieures dérivent souvent du choix de la pauvreté et de la simplicité. Je crois que nous devons accepter notre propre faiblesse et devenir plus pauvres. Cela signifie renoncer à certaines choses auxquelles nous sommes attachés : notre pessimisme, notre complaisance dans le sentiment de crise, le manque de sérieux avec lequel nous vivons notre grande liberté. Des énergies et des idées inconnues pourront alors se libérer. Celui qui n’a plus honte de vivre la simplicité et la pauvreté d’une vie centrée sur quelques priorités, voit le monde et autrui avec un regard nouveau, éclairé par l’espérance. L’espérance est proprement ce qui manque au monde occidental : espérance d’un monde meilleur et plus humain, espérance d’égalité et de paix, espérance d’un autre état de choses. Espérer et prier sont des formes pacifiques de protestation. Cela suppose de pouvoir regarder au-delà du tangible et d’avoir la patience de ne pas vouloir tout voir se réaliser dans l’immédiat. Notre monde sans espérance a besoin d’hommes et de femmes courageux qui croient en ce qui reste encore invisible, même si certains germes sont déjà perceptibles çà et là. L’espérance est le médicament aussi bien du pauvre que du riche, qui avance si souvent courbé sous l’insatisfaction et le désespoir. À côté de l’espérance, notre société a aussi besoin de joie. Celle-ci signifie toutefois bien autre chose que le simple divertissement, l’amusement ou le plaisir. Ce n’est pas non plus l’accomplissement d’une vie confortable sans soucis, mais le choix de la « discipline » de la joie, comme l’appelle saint François. « Soyez toujours joyeux », nous enjoint un homme qui a fait cause commune avec les pauvres, qui a su toucher le cœur de ses contemporains par l’annonce de l’Évangile, et qui n’avait pas peur, en temps de guerre, d’aller parler à l’ennemi. Ce n’est pas la joie d’un héros ou d’un saint qui réussit dans toutes ses entreprises, mais d’un ami de Dieu qui voulait se faire le frère de tous les hommes.
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Pour vivre le présent dans la joie, et aller à la rencontre du lendemain dans l’espérance et la confiance, le christianisme représente un trésor spirituel inestimable pour toute l’humanité. Même si dans notre culture, on pense souvent le contraire, cela vaut peut-être encore plus pour demain que pour hier. Une pensée intéressante pour conclure sera celle d’Alexandre Men, prêtre orthodoxe russe assassiné près de Moscou en 1990 dans des circonstances jamais élucidées. Il affirmait que le christianisme ne touche pas à sa fin, mais en est plutôt à ses débuts. « Il n’y a qu’un nombre réduit de gens qui pensent que le christianisme a atteint sa plénitude […] En réalité, le christianisme n’a encore franchi que ses premiers pas, ses premiers pas prudents dans l’histoire de l’humanité. Beaucoup de paroles du Christ sont pour nous encore incompréhensibles. L’histoire du christianisme est à peine commencée. Tout ce qui est arrivé dans le passé, ce que nous appelons l’histoire du christianisme, n’est qu’un ensemble d’efforts pour le réaliser 47. » C’est une conviction que je partage avec lui : le christianisme n’est pas une affaire du passé. C’est le début d’un nouvel avenir. Aujourd’hui bien plus qu’hier, être chrétien signifie une aventure, et une chance exceptionnelle d’apporter sa pierre à la construction du monde nouveau en gestation.
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47. Alexandre Men, Le christianisme ne fait que commencer, Paris, Cerf, 1996, p. 43.
Table des matières Préface de Christian Laporte ........................................................5 Ouverture : rechercher ce qui unit ................................................9 1. Les premiers pas ....................................................................13 Première rencontre avec Sant’Egidio ..................................................13 De Rome à Anvers ............................................................................19
2. La rencontre du pauvre .........................................................27 Enfants à problèmes..........................................................................34 La vieillesse : du naufrage au temps de grâce ......................................41 Qui passe à côté d’un mendiant passe à côté du Christ ........................51 Ne sommes-nous pas tous des migrants ?..............................................61 Personne n’est si pauvre qu’il ne puisse aider un autre ........................75
3. La rencontre de l’autre ..........................................................81 Globalisation et provincialisme..........................................................81 Dialogue interreligieux ....................................................................89 La paix préventive ..........................................................................101 Le sida en Afrique, le génocide de notre temps ..................................110 La force des pauvres et l’insatisfaction des riches ................................117
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4. La rencontre de l’Autre .......................................................125 L’Évangile, source d’espoir pour notre temps ....................................125 La prière protège le monde ..............................................................129 L’évangélisation dans une société sécularisée......................................135
Conclusion : le christianisme ne fait que commencer................143 Table des matières....................................................................149
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Achevé d’imprimer le 21 août 2007 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).
L’Évangile dans la ville À l’occasion du vingtième anniversaire de la communauté Sant’Egidio de Belgique, sa cofondatrice et actuelle présidente, Hilde Kieboom, propose une réflexion sur les grands problèmes sociaux de ce début du troisième millénaire à la lumière de la spiritualité de Sant’Egidio. Cet ouvrage rafraîchissant sur ce que signifie être chrétien dans le monde d’aujourd’hui combine d’une manière passionnante le témoignage personnel, l’analyse sociale et l’engagement spirituel. L’idée centrale de ce livre est que rien n’est plus nécessaire dans ce monde que l’art de promouvoir le dialogue et la rencontre, pour apprendre à vivre avec ceux qui sont différents, et garder ce monde vivable pour les générations suivantes.
ISBN: 978-2-87356-376-9 Prix TTC: 14,95 €
9 782873 563769
Hilde Kieboom
Née en 1965, elle a fondé à l’âge de vingt ans la communauté Sant’Egidio d’Anvers, d’où naîtront d’autres communautés en Belgique, notamment à Bruxelles, à Liège et à Louvain-la-Neuve. Elle suivait directement l’exemple d’Andrea Riccardi qui, avec d’autres étudiants, avait lancé dans le quartier populaire du Trastevere, à Rome, un nouveau type d’action chrétienne en faveur des pauvres. Hilde Kieboom a été anoblie en 2003 par le roi Albert II en raison de son engagement pour la solidarité avec les plus démunis, pour le dialogue interreligieux et pour la paix.
L’Évangile dans la ville La spiritualité et l’action de Sant’Egidio
L’Évangile dans la ville
Hilde Kieboom
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