La Ville sans Église

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Paul Druet

« La Ville sans Église, ai-je pris pour titre. Rien n’indique que les églises aient disparu du paysage ou qu’elles soient désertées, même si la pratique dominicale a largement diminué. Admettons cependant qu’en bien des domaines, l’Église n’est plus perçue comme détenant la vérité. Elle ne fait plus référence sauf pour être contestée. Et pourtant, il m’apparaît qu’elle est encore en capacité de proposer un message spécifique. La conception d’un Dieu incarné n’est pas commune ni celle d’une existence humaine vécue avec le Christ. J’essayerai tout au long de ce livre de l’exprimer tel que je le perçois. Avec René Remond, je pense que le christianisme a encore un avenir et que les malentendus se lèveront un jour ou l’autre » (extrait de l’Avant-propos).

Après des études en biologie et en sciences familiales, Paul Druet a passé une bonne partie de sa vie à en étudier et enseigner les secrets. Plus largement, tout ce qui fait la trame quotidienne de ses semblables l’intéresse. Passionné par la vie, il s’est laissé saisir par le Vivant ! Prêtre, il est aujourd’hui responsable d’une région pastorale près de Tournai, en Belgique. Il y communie aux événements douloureux comme aux jours de fête du peuple dont il a la charge.

ISBN 978-2-87356-383-7 Prix TTC : 19,50 €

9 782873 563837

Photo de couverture : Quartier de La Défense, Paris – © Charles Delhez

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© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-383-7 Dépôt légal : D/2007/4323/23 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique


À mes compagnons de route en quête de sens et d’authenticité



Avant-propos a vie m’a toujours passionné et dans un premier livre 1, j’ai cherché à répondre aux questions fondamentales qu’elle pose à l’homme, à sa raison, son intelligence, sa sensibilité, sa liberté. Je l’ai fait en homme de science m’appuyant sur la démarche scientifique, la distinguant de la démarche de foi qui anime le croyant que je suis également. À chaque question, la démarche scientifique apporte ses résultats et ses théories fiables. La démarche de foi accueille la Parole de Dieu pour éclairer le sens de l’existence et offrir des éléments de réponse. Je comparais ces deux approches de la réalité à nos deux yeux. L’œil qui scrute, analyse et dissèque est à mettre en harmonie et en intelligence avec celui qui contemple et vénère. L’un et l’autre saisissent de façon spécifique la même réalité sous un angle différent. Ce double regard est déjà une richesse mais leur complémentarité ouvre en plus un champ de vision, un espace à trois dimensions que la vie biologique elle-même établira comme nécessaire à son existence et à son développement. Mon approche avait suscité des regrets chez ceux qui souhaitaient des indications concrètes pour relier la science et la foi. Par souci de bien distinguer les deux visions, volontairement, je n’en avais point donné. D’autres souhaitaient de ma part une prise de parole plus personnelle qu’ils n’avaient pas trouvée à la lecture. Ce fut l’amorce de cet ouvrage.

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1. Paul Druet, Saisir la vie entre Bible et Science, Troyes, Fates, 1997.


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avant-propos

Ce livre parle de la vie et traite plus particulièrement des réalités qui apparaissent vitales à l’homme tolérant et ouvert, créatif et personnel du nouveau millénaire. La culture occidentale, de plus en plus sécularisée, a tendance à mettre de côté les questions qui touchent à la foi et surtout à privatiser le regard que celle-ci apporte. À en croire certains, la foi n’a rien à dire dans les questions qui apparaissent les plus sensibles à l’homme contemporain. Je défends, par contre, la position qu’en toute chose, le foi chrétienne peut aujourd’hui encore donner sens, développer un regard et susciter un comportement. J’aborde dès lors, les réalités vitales de notre époque avec mes deux yeux. Il s’agit, s’il est nécessaire de le rappeler, de la démarche scientifique qui appréhende la réalité par l’expérience et l’observation et de la démarche de foi qui prend appui sur la Parole que Dieu adresse à l’homme. J’ai choisi de ne pas indiquer à tout moment si mes propos surgissaient de la démarche scientifique ou de la foi, tant dans la vie de tous les jours, elles ne cessent de s’interpénétrer. Les trois premiers chapitres de ce livre s’arrêteront aux attentes de toujours qui ont pris un nouveau relief dans le souci d’être bien dans son corps, de combler ses désirs et de se mettre à distance de la mort. Les trois suivants parleront des traits marquants de la civilisation occidentale que nous pouvons désigner comme le relatif, la technique et la modernité. Les derniers auront pour thèmes des sujets que le siècle qui vient de s’ouvrir sera amené à gérer, à savoir la quête de bonheur, la nécessité de rites et le dialogue entre les religions. « La Ville sans Église », ai-je pris pour titre. Rien n’indique que les églises aient disparu du paysage ou qu’elles soient désertées, même si la pratique dominicale a largement diminué. Admettons cependant qu’en bien des domaines, l’Église n’est plus perçue comme détenant la vérité. Elle ne fait plus référence sauf pour être contestée. Et pourtant, il m’apparaît qu’elle est encore en capacité de proposer un mes-


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sage spécifique. La conception d’un Dieu incarné n’est pas commune ni celle d’une existence humaine vécue avec le Christ. J’essayerai tout au long de ce livre de l’exprimer tel que je le perçois. Avec René Remond 2, je pense que le christianisme a encore un avenir et que les malentendus se lèveront un jour ou l’autre. Nous vivons dans une société marquée par une rupture de la transmission et de la tradition qui se manifeste tant à l’école qu’au cœur des familles et de l’Église. Cette rupture est due à une évolution extrêmement rapide de la société. Malgré tous les efforts, les sagesses et les traditions du passé ont perdu leur place prééminente. Depuis toujours, la famille est la base de la société. Aujourd’hui, je suis inquiet pour elle. Restent sans doute les rites ou peut-être les sagesses pratiques pour se sentir bien dans son corps et gérer ses désirs. J’en appelle à une famille adulte non par contrainte mais pour le réel bonheur de chacun. Ce livre comme le précédent s’adresse en priorité aux jeunes adultes en quête de repères dans le dédale des possibles qu’offre le monde actuel. Ils savent qu’une liberté sans limites débouche sur l’exploitation des autres. Ils savent que le stress n’est pas propice à la réflexion et que les médias sont capables de nous imposer subrepticement leur vision. Ils savent qu’ils sont souvent tentés par les mirages d’une vie facile et confortable, par la drogue et le plaisir, pour se trouver ensuite dans la spirale du désespoir, du non-sens, de la violence. Ils savent aussi, ou du moins l’espèrent, que le Christ conduit à plus de justice et de solidarité. Une enquête sociologique organisée récemment dans ma région a montré que « l’évolution de la culture contemporaine ne laisse guère de place à l’institution catholique. De-

2. René Remond, Chrétiens, tournez la page, Paris, Bayard, 2002.


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puis des décennies, l’Église donne l’impression de tenter de suivre le siècle ; elle finit par s’y diluer et par y perdre ce qui la fonde. Les évidences d’aujourd’hui ont pour nom : devoir d’individuation, désarroi… La seule réponse efficace est vraisemblablement de lui opposer un message structuré basé sur la conviction 3. » Le lecteur trouvera dans ce livre, je l’espère, quelques propositions utiles à sa réflexion et quelques repères susceptibles d’émerger dans l’infinité des possibles qui se dessinent à l’horizon.

3. FUCAM, Enquête sociologique de la région d’Ath, Mons, Fucam, 2004.


Première partie

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1. Bien dans son corps e rentre d’un jogging, les vêtements transpercés de sueur, presque au bout de mes forces physiques. J’étais sorti avec réticence mais, une fois dehors, plus mes pas succédaient aux précédents, plus une légèreté m’habitait. Vite une douche et voilà que ce corps que j’ai dû lancer dans la mêlée se sent bien tout autant que l’esprit. Selon certains spécialistes, des endotrophines seraient libérées par le cerveau pour me faire goûter le plaisir d’être « bien dans mon corps ». L’autre jour, d’ailleurs, Xavier, marié et père de famille, me disait que cette sensation de l’après-jogging le saisissait tellement fort qu’elle était devenue un besoin quotidien qu’il tenait à honorer. Ce besoin d’être bien dans son corps, ce besoin d’être en bonne santé physique est devenu réellement important. Il est la partie essentielle des vœux que nous nous présentons en début d’année : « Une bonne année et une bonne santé. » Beaucoup y insistent en y joignant l’expression : « Quand la santé va, tout va ! » Et la santé dont on parle est évidemment celle du corps. Jadis, comme l’exprime bien le vieux proverbe latin : « Mens sana in corpore sano 4 », on insistait autant sur la santé de l’esprit que celle du corps. Aujourd’hui, le corps seul est devenu la norme pour mesurer le bien-être humain. J’irais même jusqu’à dire qu’il est devenu une des valeurs les plus puissantes de la culture contemporaine. Il est entré à notre époque dans une ère

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4. « Un esprit sain dans un corps sain ».


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de « positivité ». On cherche par les moyens les plus divers à être bien dans son corps, on le cultive dans le sport et on le maintient dans sa forme par les régimes. Même si elles sont de courte durée, les sensations qu’il procure sont parmi les plus appréciables et les plus appréciées. Il génère des discours, des images et des pratiques de tous ordres.

Le corps objet Non seulement le corps est devenu une des valeurs les plus importantes de la société occidentale mais il est entré au panthéon de ces dieux à qui on rend un culte. La société marchande sait comment présenter ses produits. Il est courant de voir la publicité pour les objets les plus futiles se faire en fonction d’un corps désirable répondant aux normes mannequin. Il est devenu habituel de le voir dénudé sur les scènes comme dans les magazines et les modèles tant masculin que féminin se positionnent pour susciter envies et désirs. Il est même comme exhibé sur les écrans de télévision, question d’audimat, sans souci de valeurs à cultiver. Pour le mettre au top niveau, « des stations services » se sont développées. Elles sont destinées à le traiter, le soigner, le mettre en forme, le revitaliser et le rééduquer… Selon certains, elles atteindraient même le nombre de soixante dix dans nos pays occidentaux. Le corps est ainsi l’objet d’un culte hygiénique dans les centres de gymnastique et dans le sport, la danse, les massages, la relaxation, le yoga… Il est objet d’un culte diététique dans les régimes amaigrissants, l’obsession de la ligne et de la minceur, d’un culte esthétique dans les centres ad hoc : maquillage, pédicure, sauna, chirurgie plastique… Il est objet d’un culte médical avec une surconsommation de soins médicaux et de médicaments… d’un


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culte thérapeutique dans toutes les thérapies corporelles. Serait-on à la fin du développement de l’espèce humaine que l’on voue un tel culte au corps qui l’exprime ? Cette attention au corps n’est pas neuve. Dès le milieu du xixe siècle, le corps devient un objet de recherches. Que l’on songe à celles qui ont amené la théorie de l’évolution des espèces avec Darwin et Lamarck, la découverte de la génétique avec Mendel, de la structure nucléaire avec Watson et Crick, le développement de la biotechnologie et de l’hormonothérapie ! Que nous disent-elles sinon que le corps humain est apparu progressivement au cours des temps par la mise en place de la station debout et de la marche bipède ? La triple libération de la main, de la mâchoire et de la boîte crânienne a permis l’accroissement de la taille du cerveau, l’utilisation de l’outil et la possibilité du langage. Tout cela a supposé des mutations génétiques, la sélection des caractères par un environnement spécifique de type « savane ». Il semble que ce soient des pressions écologiques (sécheresse et recul des forêts), démographiques (accroissement de population) et sociales qui ont contraint des individus à s’accoutumer à un milieu moins accueillant que la forêt protectrice. La survie des premiers hommes exigea le développement d’habiletés multiples (main, cerveau, course) et un tissu culturel organisé. Ainsi, par exemple, la chasse en tant que pratique spécialisée de dépistage estelle à la fois création humaine et créatrice de l’homme ! Désormais, l’organisation sociale et culturelle fera pression pour assurer les progrès de l’hominisation que sont le langage et la découverte du feu. Actuellement, tout se passe comme si l’évolution génétique s’était arrêtée pour se faire relayer par une évolution culturelle. Chaque corps humain est unique, résultat d’un long travail génétique mais aussi du milieu culturel qui l’environne. Ce milieu est un véritable laboratoire où les individus et leur corps subissent à la fois des influences com-


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munes et différenciées. Il semble à cet effet que taille et poids ont subi d’importantes variations au cours des siècles sans que ce phénomène ne soit explicable par des données génétiques. La sous-alimentation durant la seconde guerre mondiale aurait ainsi provoqué à Stuttgart une diminution de deux centimètres et demi de la taille des enfants. De même, comme il apparaît invraisemblable que deux individus reçoivent tout au long de leur vie les mêmes stimuli et encore moins dans le même enchaînement, devrait-on leur découvrir des corps et des réflexes différents. Suggestif encore le développement des sens de par les nécessités de la vie sociale. Ainsi l’œil, privilégié à partir du siècle des Lumières. L’observation est essentielle à la vie de cour, à l’histoire naturelle, à la médecine clinique et même au pouvoir disciplinaire. Quoi de plus normal, dès lors, que l’œil établisse son hégémonie sur les autres sens ! La civilisation de l’image y découvre là sa source ; il en est de même pour le passage du réel au virtuel.

Le corps en relation Le statut du corps est un fait de culture et dans quelque culture que ce soit, le mode d’organisation de la relation au corps reflète celui de la relation aux choses ainsi que celui des relations sociales. Retraçons brièvement l’évolution des représentations culturelles du corps qui se sont succédées du moyen âge à nos jours. Jusqu’à la Renaissance, l’individu n’est jamais perçu comme sujet mais comme un être en relation à l’intérieur d’un corps social. Le corps est une part du cosmos et un centre d’échange avec l’infinité de celui-ci. Les gravures d’époque montrent des hommes zodiaques végétaux, animaux… illustrant la conception relationnelle du corps au sein de l’univers. Le corps appartient à la nature, c’est une main qui l’a moulé, modelé…


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et l’on emploiera des maillots et des corsets pour le mouler et le modeler. Il faudra la Renaissance pour que se développent les recherches anatomiques et que le corps humain soit appréhendé comme un montage mécanique. Il se présente alors comme une machinerie complexe de pompes, souffleries, filtres, leviers où des liqueurs circulent. « Il n’y a, à ne considérer que le corps, aucune différence de principe entre les automates fabriqués par les hommes et les corps vivants engendrés par Dieu 5. » Nous en sommes à une vision technologique du corps que Descartes consolidera par une insistance autre et supérieure que sera la raison et la notion de sujet. Le corps humain n’a plus besoin de corsets comme au moyen âge mais bien de force et de vigueur pour dynamiser « la machine corporelle ». La société industrielle avait trouvé ses fondements : une vision dualiste de l’être humain dans laquelle le corps assimilé à une machine peut produire sans compter durant la semaine et la personne réduite à l’individu que l’on pourra endoctriner le dimanche. À l’approche du xxe siècle, les principes de la thermodynamique proposeront une vision du corps qui n’est plus seulement mécanique mais énergétique comme le mettent en évidence la chimie et la physiologie. Le corps est maintenant un brûleur, une machine thermique dont le rendement est apprécié pour sa faible combustion en oxygène. La respiration prend de l’importance et l’on développe les poumons et le thorax par la gymnastique. Viendra le règne de l’électricité, l’importance des signaux lumineux et des impulsions électriques pour faire fonctionner les outils modernes. L’information deviendra capitale et le sera dès lors pour régler la posture et le fonctionnement du corps. La psychologie qui vient de naître soulignera l’importance

5. René Descartes, Discours sur la Méthode, 5e partie, 10/18.


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des sensations, des attentes et des prises de conscience pour assurer au corps sa détente et son aisance. L’essentiel sera d’être bien dans sa peau et de percevoir des sensations. Finie l’obligation de se tenir droit ou de se mettre au garde-à-vous ! Le corps n’est plus simplement un objet à analyser mais un sujet qui parle. Voilà donc un corps qui va fonctionner sur le modèle d’un ordinateur ; proprioception et autorégulation en seront les éléments clés. Le schéma corporel devient une image ; il doit pouvoir être prospecté minutieusement comme une figure totalement visualisable. Ainsi donc, au long des siècles, le

Quand les mains serrent la roche jusqu’au sang, que la poitrine et le ventre, les jambes et le sexe restent parallèles à la paroi, que le dos, les muscles, les systèmes nerveux, digestif et sympathique s’engagent, ensemble et sans réserve, dans l’approche matérielle du relief, en un rapport de lutte apparente et de séduction réelle, de sorte que la pierre perd, au toucher, sa dureté pour gagner, aimée, une étonnante douceur, la vue, même large, perd la distance du survol et concerne tout le corps… Ce qui de haut reste spectacle s’intègre alors au corps dont, en retour, la taille croît aux dimensions géantes du monde… Si élastiques deviennent les tissus et les os que je crois toucher la vallée de mes doigts, à trois mille mètres au-dessous de moi et, déjà, le pic avant d’y parvenir… Spécifique, particulier, original, le corps entier invente ; la tête aime à répéter. Elle sotte ; lui génial. Que n’ai-je appris plus tôt sa force créatrice, que n’ai-je compris plus jeune que seul le corps glorieux pouvait passer pour réel… Seule notre chair divine nous distingue des machines ; l’intelligence humaine se distingue de l’artificielle par le corps, seul. Michel Serres Variations sur le Corps, Paris, Le Pommier-Fayard, 1999, p. 12 et 22


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même corps peut être l’argile que l’on pétrit, la machine que l’on fait fonctionner, l’ordinateur que l’on écoute et relâche ! Bernard Michel estime que « le modèle corporel occidental dominant… reste dépendant de l’explication mécaniste et causale de Descartes, ce qui l’oppose au modèle corporel de la médecine orientale… qui postule, elle, un modèle énergétique et qualitatif du corps 6 ». La multiplication en Occident des greffes d’organes et de poses de prothèses vient clairement confirmer l’ascendant du modèle machine. Quant aux pouvoirs politiques et économiques, nous pouvons constater combien dès le xviiie siècle, ils ont su tirer parti de cette vision du corps. Ils chercheront à en obtenir un rendement maximal tant à l’école qu’au travail comme on le fait pour une machine. Les activités humaines seront décomposées et codées ; le travail à la chaîne verra naître le dicton « corps docile, corps utile ». Les pratiques sportives relayeront l’art militaire et joueront « un rôle de dressage et de mobilisation ». Et fin du xixe siècle, elles fabriqueront des individus aptes au combat tout autant que capables de fournir un travail soutenu. La société avait besoin d’individus en bonne santé. Elle poursuivait ainsi ce qui se vivait dans la civilisation grecque. Que l’on songe aux athlètes des jeux olympiques qui n’étaient pas que des athlètes mais les meilleurs dans l’art de la guerre ! Que l’on pense aux compétitions sportives là où les masses font l’apprentissage d’une sociabilité combative et cautionnent dès lors les stratégies d’entraînement ! Actuellement, chaque match sportif est un lieu de vérification de ces mécanismes. Les athlètes n’auront peut être plus de débouchés dans l’art militaire, mais ils le trouveront dans le monde politique où ils resteront des dieux qui continuent à séduire !

6. Bernard Michel, Le Corps, Paris, Éd. Universitaires, 1976, p. 135.


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Aujourd’hui, plus qu’un art, le sport est devenu une science. Le jeu sportif a été décortiqué ainsi que ses effets. Physique, psychologie, médecine, informatique y sont de mise. Grâce à la physique, on sait par exemple qu’une raquette de tennis possède un centre de percussion, un centre de vibration et un coefficient de restitution. Les skis en bois de jadis sont aujourd’hui construits avec les plus récents composés plastiques et munis de fixations contrôlées par microprocesseurs. Le corps sportif lui-même, pour devenir hautement productif, est l’objet d’expériences, de calculs, d’entraînements particuliers. Electrodes sur la poitrine, électrocardiographe à la ceinture, mini-caméra sur la tête, l’athlète est sous surveillance ! Tous ses membres devront se coordonner pour répondre à la mécanique prévue, pensée, mûrie. La pratique du sport, par la discipline des corps qu’elle impose, par les multiples savoirs qu’elle appelle et qui la renforcent, par les mobilisations qu’elle entraîne, par les représentations d’un corps sain qu’elle privilégie constituera de fait un excellent domaine pour l’exercice du pouvoir. Le regain d’intérêt que les hommes porteront à leur corps soulignera l’indice d’une attention toute centrée sur le sujet au point de le réduire à l’état d’individu. Le sport viendra fort à propos remplir le vide idéologique d’une époque marquée par le repli sur soi et la désaffection du social. Il offrira, faut-il le souligner, un large champ à la consommation et à l’investissement narcissique ! Ainsi, un long chemin de cinq siècles réduit l’importance de la vie communautaire pour exalter l’individu et l’individualisme. La référence aux valeurs s’en trouve atténuée, l’espèce humaine devient une catégorie qu’on analyse dans sa santé et sa survie. À voir le pouvoir des sondages, des mouvements d’opinion, la société garde incontestablement pouvoir sur le corps !


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Le corps conscient À l’évidence, nous disent les sciences actuelles, en l’homme, tout est corporel même le raisonnement qui passe par la physique et la chimie des neurones. Si les Grecs distinguaient l’âme et le corps, au Moyen Âge, déjà chez Thomas d’Aquin, ni le corps ni l’âme n’existaient comme objets séparés. Le corps, alliance de matière et d’esprit, fait partie de la nature. Il ne peut subsister sans y puiser ce qui le constitue, notamment chez les plantes et les animaux. Il en est le sommet puisque avec lui, la matière devient lieu d’intelligence et d’amour. Il faut ici souligner la pertinence avec laquelle le bouddhisme a pu saisir la communion profonde du corps humain avec le cosmos. L’hindouisme ira jusqu’à lui donner comme visée de s’y perdre à jamais ! Le corps humain est bien situé dans le cosmos ; il y est relation et nœud de relations. Il y choisit ce qui l’intéresse et c’est dans ce choix souvent obscur que se trouve le germe de sa liberté. Ici encore s’affirme une trace de son esprit ! C’est dans le cerveau que le corps humain livre aujourd’hui de plus en plus aux spécialistes de la médecine et de la biologie sa profonde intimité. Composé comme tout organe humain de cellules vivantes, celles-ci se manifestent cependant avec des caractéristiques propres. Mais ce qu’il est important de souligner, ce sont les aires occupées dans le cerveau par les diverses fonctions mentales que sont la sensation, la mémoire, le langage. Nous possédons, à ce propos, une imagerie cérébrale de plus en plus précise qui permet d’observer les diverses parties du cerveau en activité grâce à la résonance magnétique et la caméra à positon. Quel étonnement de découvrir sur ordinateur la cartographie cérébrale d’un certain nombre d’individus ! Comme un ordinateur, un cerveau logique va donc classer, combiner, calculer, créer. Il va aussi jouer sur l’affectif, le fonctionnement du corps par des processus élec-


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trochimiques. Et pourtant tant de questions restent à résoudre sur les relations entre le passé et l’avenir, l’affectif et les relations humaines. Le corps lui-même est d’ailleurs spirituel et plein d’esprit. Il est pétri d’intelligence et de sensibilité pour laquelle l’éducation et le rôle des parents ont grande importance. Il a reçu la vie et il est devenu capable de se construire. Il trouve sa source hors de lui tout en étant autonomie. Il s’élabore lui-même tout en étant dépendance car sa vie vient d’ailleurs. Sa liberté s’inscrit dans son corps alors que son esprit reste lié à sa chair. En réalité, matière et esprit restent des concepts limites puisqu’il n’y a pas de matière sans esprit ni d’esprit sans matière ! La conscience, capacité de décider, de choisir et de comprendre se situe dans la proximité du cerveau. Elle qui est comme donnée, se forme dans le cadre des valeurs familiales et sociales. C’est avec elle que l’homme détermine ses valeurs, fait ses choix, élabore son avenir. Grâce à elle, l’homme marque sa différence avec l’animal. Il sait qu’il sait alors que l’animal se contente, semble-t-il, de savoir. Quelles que soient nos connaissances, nous sommes loin d’avoir toutes les clés de la pensée humaine. Nous pouvons certes faire des diagnostics de plus en plus précis sur les maladies mentales et mettre au point des traitements efficaces. Nous pouvons développer quantité de plaisirs artificiels par des produits stimulants et dopants mais ils sont loin de nous laisser la liberté. Chaque semaine, nous vérifions combien les problèmes affectifs, familiaux ou autres perturbent le développement intellectuel. Chaque jour, nous mesurons l’impasse des médicaments pour résoudre des maladies ou des comportements dont les causes essentielles ne sont pas biologiques. Nous en connaissons de plus en plus sur le fonctionnement du cerveau, sur les hormones et les endotrophines qu’il libère. Nous en connaissons fort bien le système nerveux et la psychologie humaine mais nous ne prêtons plus attention à la vie de l’esprit


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et encore moins à celle de l’âme ! Le corps et l’esprit sont indissociables, affirme la pensée chrétienne. Le grand danger serait dès lors de n’être attentif qu’au nombre de neurones et à leur disposition sans se soucier de l’environnement humain. Le cerveau est aussi siège de la sexualité. Chez les Grecs et les Romains, les plaisirs de la table faisaient problème ; rarement ceux du sexe. La sexualité humaine se percevait comme une sexualité de type animal qui avait pour fin la fécondité. La sexualité humaine se vivait comme la satisfaction d’un besoin naturel procurant un certain plaisir mais pas nécessairement jouissance ou érotisme. C’est à la fin du xvie siècle que se multiplient les interdits destinés à barrer l’exercice de la sexualité. Comme souvent, l’interdit fera de fait la promotion de la sexualité en en suscitant le désir. Il attisera la préoccupation du sexe et développera la recherche de satisfactions difficilement atteignables. Certaines répressions furent intolérables mais ce qui fut de fait bâillonné n’est pas la réalité sexuelle. La sexualité est en soi un processus naturel qui comme bien d’autres comportements humains est influencé par la culture. « En créant l’élément imaginaire qu’est le sexe, le dispositif de la sexualité a suscité un de ses principes essentiels : le désir du sexe, le désir de l’avoir, d’y accéder, de le découvrir, de le libérer, de l’articuler en discours 7. » Présenté comme un élément clé de nos comportements, ce qui était autrefois une maladie devient condition de la pleine réalisation de soi. La sexualité actuelle et le désir du sexe ne sont pas les effets d’un instinct ; ils sont le produit de longs processus historiques de problématisation, d’érotisation, de rationalisation. À notre époque, l’organe principal de la sexualité est donc bien le cerveau. La multiplication des tabous sexuels, des décrets de

7. Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 207.


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pudeur et de retenue a rendu visible la conformité ou la non-conformité des rapports sexuels par rapport à la norme. Quand on ne cesse de dire que le sexe est nié, de montrer que nous le cachons, de dire que nous le taisons, on engendre fatalement un effet de d’attraction et de focalisation. Et si d’un autre côté, on est convaincu de ce que le sexe est une force profondément naturelle, que son expression défend l’équilibre de l’être, l’interdiction et la répression de la sexualité ne peut qu’en susciter le désir, en faire une préoccupation constante et pleine d’anxiété ». Se pourrait-il, écrit Michel Dostie 8, qu’il n’y ait que de sexualité interdite » ! L’interdit a bien joué un rôle central, structurel dans la problématisation de la sexualité occidentale et dès lors ouvert la porte, au xxe siècle, à une permissivité sans limite. Dorénavant, il y a comme une vérité du sexe et du plaisir. Des aveux augmentés d’examens de conscience ont permis d’élaborer une nouvelle science dénommée sexologie. L’aveu était devenu comme une condition de paix intérieure, de soulagement. Que penser, à ce propos, du réflexe actuel qu’il faille toujours avouer à quelqu’un qu’il soit conjoint, confesseur, ami ou thérapeute son comportement sexuel ? N’y a-t-il point là la mise en évidence d’un nouveau besoin que les télévisions ont d’ailleurs bien compris au point d’y faire recette dans plusieurs de leurs émissions ? Dans cet aveu, l’être humain rejoignait sans s’en rendre compte la culture individualiste et assujettissante de siècles précédents. « Aujourd’hui, écrit Alain Ehrenberg, des préposés reçoivent rétribution pour écouter chacun faire confidence de son sexe… certains même ont mis leurs oreilles en location 9. » En aval, la sexologie a éveillé le grand public à de nouvelles exigences de pro8. Michel Dostie, Les corps investis, Montréal, Éd. Albert Saint-Martin, 1988, p. 143. 9. Alain Ehrenberg, « Des jardins de bravoure et des piscines roboratrices », Paris, Les Temps modernes, vol. 35, no 399, oct. 1979, p. 701.


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ductivité sexuelle. Le seuil de tolérance aux ratés qui auraient été en d’autres temps à peine entrevus s’est abaissé. Le niveau d’aspiration en matière de performances sexuelles s’est quant à lui fortement élevé. En adhérant aux prescriptions sexologiques pour « un orgasme satisfaisant », un certain nombre ont intégré à leur vie sexuelle un habitus de calcul rationnel de mesure. La nécessité maladive d’un orgasme partagé ou idéalement simultané, garantie tangible d’un échange égalitaire en est une belle illustration. Ne pas atteindre la norme ne peut qu’engendrer l’anxiété ou la culpabilité. Ainsi le passage d’une époque dominée par les injonctions à la continence à une autre marquée par l’obligation de jouir n’indique nullement un soulagement de la misère sexuelle. « La libération sexuelle, en admettant que cette expression ait quelque sens, devrait peut-être commencer par une libération de l’obsession sexuelle qui aille jusqu’à l’acceptation non anxiogène — pour qui le désire- d’une vie sans sexualité 10. »

Le corps et ses droits Les sciences médicales ont fait de fulgurants progrès à la fin du xxe siècle et leur audace a des répercussions sur le corps mais aussi sur les valeurs. Disons qu’elles touchent aux droits de l’homme. C’est pourquoi se sont fondés des comités d’éthique chargés de donner des orientations aux médecins et aux légistes. La plupart se sont structurés autour de trois principes : celui de la bienfaisance qui demande au médecin de faire du bien au malade et d’éviter de lui nuire, celui de l’autonomie qui invite à respecter la liberté et l’autonomie des pa-

10. Michel Dostie, Les corps investis, op. cit., p. 156.


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tients, celui de la justice qui recommande que les risques dans les techniques nouvelles et leurs bienfaits soient équitablement répartis entre les personnes. Ainsi ne serait-il pas conforme à la justice qu’un vaccin ne puisse pas être développé sous prétexte que les personnes qui en ont besoin ne peuvent le payer ou qu’ils ne sont pas assez nombreux pour rentabiliser la fabrication. J’ai pu constater qu’au sein du comité d’éthique belge se développent trois tendances que l’on pourrait qualifier de laïque rationaliste, de catholique classique et de phénoménologique. La tendance laïque rationaliste considère que la valeur première est l’autonomie de l’être humain qui pourrait se résumer par cette phrase : « Chacun a le droit de disposer du corps qui est le sien ». La tendance catholique fait référence à la Bible et insiste fondamentalement sur le fait que l’homme est l’œuvre de Dieu, fait à son image et à sa ressemblance. Dès lors, l’homme n’a pas le droit de détruire l’œuvre de Dieu. Quant à la tendance phénoménologique, elle privilégie le vécu, le sentiment et la dignité humaine. Elle prône des procédures de contrôle strictes selon un principe de prudence raisonnable. Toutes ces tendances me semblent respectables et devoir être entendues avant chaque décision. Dans son livre l’Homme de la bioéthique, Olivier de Dinechin décrit sa façon de se situer au sein du comité d’éthique français en tant que représentant de l’épiscopat. Pour lui, l’important est de rechercher un consensus qui protège au mieux ses concitoyens des risques que pourraient leur faire courir les progrès de la médecine et de la biologie. « Je cherche à situer mes interventions dans le registre de la parole sapientielle. » La sagesse y est démarche d’ouverture des questions concernant le sens de la vie humaine et la façon de s’y orienter. Elle peut consister, dans un premier temps, à ouvrir le paradoxe… et par exemple à maintenir que le statut de l’embryon est énigmatique. Ou encore soutenir que les réalités de la vie humaine ne sont pas réduc-


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tibles à celles de la vie biologique, qu’il y a le corps et l’esprit indissociablement unis… Parfois, il faut présenter une conviction issue de la foi pour faire entrer le doute lorsque, par exemple, tout le monde prétend que dissocier procréation et relation sexuelle est un bienfait pour l’humanité 11. » Ce type d’intervention qui aide à réfléchir et à se forger un jugement rejoint ma façon de procéder dans un monde où il s’agit de respecter l’infinie dignité et la liberté de chacun. L’embryon est-il une personne ? Tel est le débat qui s’est déroulé en fin de xxe siècle avec des thèses inquiétantes comme celle de René Frydman selon laquelle un embryon en tant que tel n’est qu’un grumeau de cellules. S’il est espéré par un couple, il est sacré mais sans ce désir, il n’y a pas à le respecter. Cette vision mise en avant par les partisans de l’interruption volontaire de grossesse suppose qu’un enfant porté par sa mère n’existe que si celle-ci le veut et l’accepte. Les choses n’existent qu’à travers notre regard ! Les chrétiens, quant à eux, ont toujours affirmé que l’embryon avait une âme même si depuis des siècles, ils sont divisés entre les tenants de l’animation précoce et ceux de l’animation tardive. Saint Thomas qui voit dans la raison l’image de Dieu en l’homme estime que l’apparition de l’intellect dans le fœtus se fait entre le premier et troisième mois de grossesse. Les partisans de l’animation précoce insistent sur la présence de tout le capital génétique dès la fécondation même si tous les ovules fécondés ne vont pas jusqu’à la nidation. Les partisans de l’animation tardive soulignent les seuils de développement (fécondation, nidation…) et la possibilité de dédoublement de l’embryon jusque quinze jours après la fécondation. Quant aux responsables de l’Église, ils prendront une position tutioriste en affirmant que l’embryon est dès sa

11. Olivier de Dinechin, L’homme de la bioéthique, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 22.


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conception une personne humaine en devenir. Ils ont derrière eux la tradition de l’Église qui avance ses arguments : Dieu n’a-t-il pas béni les êtres humains dès le sein de leur mère (Jérémie, Jean Baptiste…) ? Le Christ n’a-t-il pas vécu dans le sein de Marie durant neuf mois ? On y emploie l’argument dit du chasseur qui met en évidence que dans les choses graves, en cas de doute, il faut choisir la solution la plus sûre. Le comité éthique français dira avec prudence que « l’embryon peut être considéré comme une personne humaine potentielle ». Mais alors que penser des embryons surnuméraires en cas de Fivete 12 ? Faut-il les conserver, les offrir à des couples stériles ou les mettre à la disposition des chercheurs pour l’expérimentation ? Et dans ce dernier cas, n’est ce pas les réduire à des matériaux de laboratoire ? Il existe aujourd’hui un fort décalage entre les progrès réalisés pour diagnostiquer les maladies du fœtus et les moyens dont on dispose pour les soigner. Aussi, lorsqu’un diagnostic prénatal fait état de malformation grave avec un handicap à vie, la demande d’avortement est fréquente. La malformation est parfois bénigne mais on refuse de prendre en charge un enfant limité. Il devient d’ailleurs de plus en plus courant lorsqu’un enfant vient au monde porteur de malformation d’en rendre le médecin responsable car il aurait dû détecter cet accident de la nature et inviter à l’avortement. Ainsi le diagnostic prénatal fait-il glisser peu à peu notre société vers l’eugénisme, l’élimination avant leur naissance d’êtres humains dont on estime que leur qualité de vie future ne justifie pas qu’ils puissent venir au monde. Il existe pourtant de beaux témoignages de réseaux de soli-

12. FIVETE : fécondation in vitro et transfert embryonnaire (pour implantation dans l’utérus maternel).


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darité et d’amour créés pour accueillir des enfants porteur d’un handicap ! Les tests génétiques sont devenus chose courante. Ils permettent de dire si un individu est porteur de gènes capables de provoquer à terme des maladies graves. On estime à trois mille le nombre de maladies répertoriées comme génétiques, ainsi la mucoviscidose, la myopathie de Duchesne… Il faut garder grande prudence dans l’utilisation de ces tests car l’information qu’ils apportent peut influencer la vie de quelqu’un non seulement dans sa santé mais aussi dans son avenir. En effet, on touche ici à l’individu dans ce qu’il a de plus personnel et de plus intime (sans compter les caractéristiques de toute sa famille). Lorsque sont établies des tares familiales, soulignons combien le fait de procréer est un droit mais combien il est aussi légitime d’y renoncer. Lorsque des maladies se manifestent, certains pensent évidemment à une thérapie génique qui modifierait le génome. Mais elle est loin d’être opérationnelle et si elle l’est, faut-il s’y engager ? D’autres penseront aux cellules souches dont l’implantation est très prometteuse. Cependant, est-on certain de ne pas provoquer plus de dégâts que d’amélioration ? Remarquons enfin combien le clonage est un véritable non-sens puisque l’histoire du clone sera toute différente de celle de l’adulte. Reste à savoir si cloner des embryons pour servir de pièces de rechange à l’individu premier, comme certains le défendent, peut encore être considéré comme respectueux de l’être humain ! L’euthanasie qui est l’art de bien mourir est une excellente chose. Mais dans la pratique courante, ce mot désigne souvent la décision de se donner ou de se faire donner la mort lorsque la fin de vie n’est plus supportable. La question se pose dès lors de savoir si on en a le droit. On la définit habituellement comme l’acte ou l’absence d’acte, volontaire, qui, en soi et dans l’intention, donne la mort. Elle est donc un meurtre comme le reconnaît le Comité des ministres des


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quarante-trois pays membres du Conseil de l’Europe qui ont condamné unanimement le recours à celle-ci le 26 mars 2002 et demandé que soient développés les soins palliatifs. Jusqu’à ces derniers temps, beaucoup pensaient que la vie nous est donnée comme un cadeau et que nous n’avons pas le droit de la supprimer. Cette pensée est bien mise en évidence par la plupart des religions qui affirment que la vie est sacrée et qu’elle nous est donnée par Dieu. Dès lors, c’est à lui de la reprendre. La société occidentale développe par contre l’idée que la vie nous appartient et que l’on est en droit de la supprimer lorsqu’elle est insupportable. Dans cette perspective, certains établissent un document demandant à leurs proches de mettre fin à leur vie s’ils deviennent inconscient ou lorsque la souffrance est trop importante. Plusieurs pays ont légiféré ces derniers temps sur le sujet. Quelle que soit la vision profonde de la vie à laquelle on adhère, il importe de ne pas confondre le fait de décider de se donner la mort et la décision de ne pas poursuivre un acharnement thérapeutique. Cette seconde option n’est pas à proprement parler de l’euthanasie. Déjà en 1957, le pape Pie XII écrivait : « Le devoir de prendre les soins nécessaires pour conserver la vie et la santé… n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires… c’est à dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre… L’interruption des tentatives de réanimation n’est jamais, qu’indirectement, cause de la cessation de la vie 13. »

13. Pie XII, Déclaration aux anesthésistes, 24 novembre 1957.


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Le corps et l’Église L’Église a depuis longtemps un problème avec le corps. Voilà une réflexion que l’on entend souvent et qui se répercute dans les médias. Les propos de l’Église y sont peu appréciés, malicieusement abordés et la plupart du temps déformés. Quel discours pourrait-elle tenir aujourd’hui sur le corps pour qu’il soit apprécié tout en étant conforme à sa pensée ? Si nous partons de la liberté qui est au cœur de l’Évangile, elle pourra dire que les corps ne sont pas faits pour rester dans l’ombre mais pour se développer et manifester toute la vitalité humaine. Puisqu’ils la perdent lorsqu’ils sont repus ou encombrés de richesses, elle peut inviter au jeûne et au partage ! Puisque l’être humain perd le respect de lui-même lorsque son corps n’est plus maîtrisé, lorsque ses expressions deviennent insignifiantes, elle se doit d’inviter à leur maîtrise afin qu’ils expriment le meilleur d’euxmêmes. Avec elle, nous pouvons affirmer que le corps humain est fait pour exprimer la tendresse, le respect, l’accueil, la liberté. L’Église sait que des corps recroquevillés sur eux-mêmes n’ouvrent plus à la liberté, à l’amour, à l’engagement. Elle sait qu’il en est parfois ainsi de certains engagés au célibat pour le Royaume. Leur visage est fermé et leur corps ne laisse plus éclater la joie d’une présence qui les habite. Et dès lors, elle réaffirme pour eux aussi que c’est dans leur corps qu’ils doivent manifester la gloire de la Résurrection. Elle le redit d’ailleurs pour tous les chrétiens, c’est dans leur corps qu’ils expriment leur appartenance au monde de la Résurrection ! Le corps humain est d’abord le lieu de ma liberté, le lieu que j’habite et que mon vis-à-vis habite pour être lui-même. Dans ce corps, je réfléchis et je décide, je prends conscience et je suscite amour tout autant que création. On y trouve donc beaucoup de tendresse et de créativité, de réflexion et de volonté. Ce corps est l’espace où gran-


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dit ma liberté et le livre qui peut le mieux résumer le chemin qu’il m’a fallu parcourir avec ou sans mon consentement. Aussi a-t-il toute son importance dans ma croissance mais aussi dans la fécondité que je souhaite. Négliger mon corps, l’abandonner au laisser-aller, le gaver de nourritures inutiles, le brimer dans des expériences de dépassement ne peut que faire obstacle à ma croissance, à ma liberté et à son expression. Aussi est-il unique comme ma liberté est unique, aussi en suis-je responsable car il m’a été donné pour exister. N’estil pas le lieu de toutes mes recherches et de toutes mes expériences, l’espace où se dit la qualité de mon existence ? Le corps humain, le plus beau cadeau que Dieu a pu me faire car il est le lieu de tous les possibles. Le corps n’est pas étranger à la vie chrétienne puisque le Christ a pris corps de la Vierge Marie. Jésus a partagé notre vie corporelle. Il a vécu la condition d’homme en toutes choses excepté le péché dit la quatrième prière eucharistique. Il fut confronté à la faim, la fatigue, la soif, la souffrance. Dans le repas à Béthanie, son corps est oint en vue de la sépulture 14. Son corps meurt sur une croix et est déposé dans un tombeau 15. Cette fin banale a un sens dans le mystère chrétien : Jésus porte nos péchés jusque dans son corps et Dieu réconcilie les hommes dans son corps de chair mourant sur la croix 16. Ce mystère où le corps a toute sa place sera consommé par sa Résurrection. Les évangélistes soulignent que le corps du Christ ressuscité est bien réel et soumis aux mêmes conditions d’existence qu’avant la passion 17. Ce n’est plus un corps physique, c’est un corps de gloire, un

14. 15. 16. 17.

Matthieu 26, 12. Matthieu 27, 50.58. 1 Pierre 2, 24 et Colossiens 2, 22. Luc 24, 39 et Jean 20, 19.


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corps spirituel 18. Tel est l’Évangile, la Bonne Nouvelle proclamée par les chrétiens. Les évangiles en témoignent, Jésus s’est fait proche des indigents, des marginaux, des malades dont le corps était blessé. Il a reconnu en eux l’éminente dignité du pauvre. Il a saisi combien un corps blessé, dénaturé, souillé ne la manifeste plus. Il invite dès lors à lutter pour permettre à chaque corps humain de retrouver sa dignité. Il conteste les pouvoirs qui assujettissent les personnes et les corps au lieu de les libérer car la volonté de Dieu est de mettre l’homme debout jusque dans son corps. Lieu des réussites et des succès, tout corps humain expérimente un jour ou l’autre la souffrance ou la difficulté. L’expérience de la fragilité est pour tous quand survient la maladie, l’échec, la vieillesse et il n’est pas d’être humain qui ne connaisse la souffrance. Il est des corps brisés par la souffrance physique. Il est des êtres anéantis par la souffrance morale. Certains trouvent leur corps peu valorisant et peinent à s’accepter tels qu’ils sont. D’autres sont gâtés par la nature et les voilà surpris par un cancer ou cloués au lit victime d’un accident. Aujourd’hui encore, au cœur de cette expérience, le Christ vient rejoindre l’être fragilisé qui lui fait confiance et souvent combler ses manques. Il lui fait découvrir toutes les richesses qui l’habitent et qui se révéleront un jour ou l’autre. Il invite à dépasser les conséquences d’une vie banale et sans goût pour saisir les dimensions d’une authentique liberté. Il assure de ce que l’épreuve n’est que d’un moment puisqu’il appelle les siens à partager sa gloire jusque dans leur corps. L’évangile de Jean nous invite, quant à lui, à retourner aux sources. Il s’ouvre par ces mots : « Au commencement était la Parole. » Serait

18. 1 Corinthiens 15, 44 et Philippiens 3, 21.


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ce qu’au départ de tout réel, bien avant l’existence des corps, existe la communication et l’échange ? Selon lui, la Parole va se frayer un chemin, puisque « par Elle, tout a été fait ». Elle va engendrer le corporel et le corps du Christ sera la Parole faite chair. Ce corps, humanité de Jésus, deviendra après la résurrection Corps du Ressuscité et même le Peuple de Dieu. La chair humaine est donc capable de Dieu et Dieu réalise son approche de l’être humain à travers la chair. La rencontre de Dieu ne se passe pas dans le ciel mais sur la terre dans une chair qui est la nôtre et qui n’est pas un corps d’apparence. Le corps est contact avec l’infini et il ne quittera pas ce contact. Le corps devient comme un chemin qui va permettre de rencontrer Dieu. À Philippe qui lui demande de lui montrer le Père, Jésus n’a d’autre réponse que lui-même : « Qui me voit, voit le Père 19. » C’est donc bien par le corps de Jésus, un corps qui va expérimenter la souffrance et connaître la mort que nous pouvons atteindre Dieu ! Le corps humain sera parole à son tour. Pour la livrer, il devra d’abord être écoute et réception du langage de l’autre. Pour échanger, le « je » devra se rendre présent à un autre. Dans cette démarche, il pourra découvrir des accents nouveaux, trouver des complémentarités et progressivement établir des convergences dans le respect des différences. Et le corps humain devient ainsi histoire, porteur en lui des traces et des cicatrices que ses échanges lui ont donnés de vivre au long du temps. Le corps dit mon passé et celui de mes parents. Il dit mes rencontres et mes discours, les joies que j’y éprouve et les peines qui m’ont blessé. Il me renvoie au commencement tout en me projetant vers l’avenir. C’est sans doute dans une prise de conscience identique que les premiers chrétiens ont découvert qu’ils étaient en-

19. Jean 14, 9.


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semble le Corps du Christ, membres les uns des autres. Et porter atteinte au corps de l’autre sera porter atteinte au Corps du Christ. Refuser de le rencontrer manifestera un refus de former avec lui le Corps du Christ et d’en vivre. Le geste du lavement des pieds et les paroles que Jésus y prononce indiquent à suffisance jusqu’où peut ou doit se réaliser la rencontre de l’autre ! Un soir d’Epiphanie, j’accueillais un jeune rentrant d’une rencontre de Taizé. Son visage était rayonnant, comme transfiguré. La lumière qui en rayonnait me faisait penser à celle qui pénètre ceux qui voient la face de Dieu. Ma réaction fut spontanée : « Quel visage rayonnant, tu as dû beaucoup prier ! » Et de songer à l’événement de Moïse descendant du Sinaï que nous rapporte le livre de l’Exode : « Quand Moïse descendit de la montagne du Sinaï, ayant à la main les deux tables de la charte, quand il descendit de la montagne, il ne savait pas, lui Moïse, que la peau de son visage était devenue rayonnante en parlant avec le Seigneur 20. » Oui, je me souviens de ce soir là où j’ai vraiment rencontré quelqu’un et reconnu son vécu. Le regard porté sur lui m’a fait découvrir un visage lumineux et approcher un corps marqué par les rencontres qu’il venait de vivre. Le visage exprimait, signifiait et parlait de Celui qu’il avait rencontré. Il y eut plus de silence que de paroles, ce soir-là, pour dire la réalité vécue ! Ainsi, des yeux, des visages, des regards nous ouvrent à la rencontre et nous font découvrir la richesse et la beauté dont vit le corps d’un autre. Xavier Lacroix écrit : « Le regard qui part du cœur et va vers la personne, qui est par excellence un regard d’amour, sait percevoir la beauté propre à chaque corps et à chaque visage 21. » La beauté est comme l’invisible qui surgit du visible, loin dès lors des canons de beauté 20. Exode 34, 29-34. 21. Xavier Lacroix, Le corps de l’Esprit, Paris, Cerf, 2002, p. 18.


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d’une société déterminée. Elle s’inscrit sur le visage comme une beauté propre à chacun, une beauté qui l’identifie. Je ne pourrai cependant jamais la découvrir sur une autre partie du corps en excluant ce visage car sans lui, ce n’est plus l’autre que je rencontre mais un objet. Le corps humain se révèle donc être le creuset de nos rencontres. Qu’y a-t-il de plus beau dans la vie que des rencontres réussies ? Rencontres où l’on découvre le visage de l’autre avec ce qu’il a d’unique. Rencontres qui permettent d’admirer les possibilités sportives, sociales, intellectuelles de ceux que l’on fréquente. Rencontres où naît le désir d’être ensemble parce que la vie y prend une autre dimension. Rencontres où surgit le désir et où l’amour dans sa forme érotique prend tout entier ceux qui sont en présence. Rencontres où l’autre devient tellement présent et me rend tellement présent à lui qu’une communion s’établit, se développe et devient féconde. Je m’en voudrais de ne pas parler de la rencontre de Dieu venu nous rencontrer jusque dans notre corps en prenant chair de la Vierge Marie. Oui, la rencontre de Dieu où sa Parole vient me toucher au cœur et où sa présence me séduit. Ou encore la rencontre de sa famille assemblée, là où il vient rassembler en une seule chair ceux qui communient à son corps livré pour le salut du monde. Que j’aime ce moment de rencontre qu’il m’offre parfois lorsque le corps qui est le mien est comme traversé par le rayonnement de son visage ! Rencontre ineffable que celle du Dieu de Jésus Christ qui nous prend en sa tendresse et en sa miséricorde dans notre fragilité d’aujourd’hui et qui nous promeut à l’éternité jusque dans ce corps de misère qu’il est venu transfigurer ! Pour le chrétien, le corps humain est image de Dieu et comme Lui, il n’existe qu’en relation. Dieu l’a fait surgir en lui adressant la parole et le corps est devenu réalité d’échange et de parole. Celle-ci sera


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à la fois charnelle et spirituelle. Elle fera naître partout de sa bouche et de son cerveau du neuf chez l’autre. Elle sera ainsi créatrice. Le corps n’est donc pas avant tout source de péché. Dans les actes que nous posons, c’est bien notre liberté qui agit et elle ne peut agir que par notre corps. Certes, tout n’est pas parfait mais poussé par l’esprit, n’y aurait-il pas plus de fruits spirituels que d’égoïsme ? Dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe, Paul explique qu’à la fin des temps, notre corps sera libéré de sa finitude. Avec toute la création, nous serons un seul Corps sans perdre notre individualité. Et l’Église est dès maintenant ce Corps du Christ, figure de la gloire à venir, lorsque le Christ sera tout en tous. En Jésus, le Fils de Dieu a pris corps et, en son Corps, tous nos corps sont assumés et inclus. En Dieu, il y a donc désormais un Homme avec son corps et tous les corps sont faits pour s’épanouir avec Lui dans la gloire !



2. Vivre son désir a boîte aux Lettres est encombrée de journaux publicitaires. Une véritable débauche de papier l’envahit plusieurs fois la semaine à laquelle s’ajoute, pour son propriétaire, une bonne dose de perte de temps ! Beaucoup de mes concitoyens ne le supportent plus. Ils indiquent clairement sur leur porte la volonté de se passer de cette encombrante publicité. Je réagis comme eux au premier abord. Mais par la suite, le désir de comprendre les motifs d’une telle débauche m’invite à l’accepter et à la découvrir. Intéressantes, toutes ces ristournes qui invitent à privilégier tel ou tel produit. Remarquable, le design de certains objets, de certains meubles que je remarque comme correspondant à mes goûts. Ainsi, au lieu de devoir parcourir une multitude de rayons ou de magasins de la région, je découvre ce qui m’apparaît intéressant tant au plan financier qu’esthétique. Par contre, je reste dérangé par cette volonté sous-jacente de me faire acheter ce dont je n’ai pas besoin ou ce qui est douteux. Pourquoi vouloir susciter tous ces désirs ou toutes ces envies inutiles ? Sans doute parce que les envies, les désirs sont un des moteurs les plus forts de l’existence humaine. Certains désirs, certaines passions soulèvent littéralement des personnes, leur font mal ou leur apportent les plus grands bonheurs.

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Le désir et la passion « Le désir, écrit Antoine Vergote, est l’aspiration à combler un vide et une force qui pousse à conquérir l’objet dont on attend qu’il supprime le manque et confère l’apaisement 22. » Nous pouvons faire nôtre cette définition tout en constatant qu’elle ne dit rien sur le fonctionnement du désir. Le désir à la différence du besoin qui naît lui aussi d’un manque s’ouvre à un au-delà de ce qui peut le compléter. Il n’est pas seulement, comme le besoin, un manque à avoir mais un manque à être. Il n’est pas satisfait par la possession d’un objet mais aspire à la reconnaissance d’un autre être. Selon certains, l’être humain est une machine désirante, un flux de désirs. La réalité est là : l’étoffe même de l’être humain est le désir. Né de la rupture avec sa mère avec qui il entretenait une relation de « miroir », le désir est en effet la chance donnée à un enfant de pouvoir devenir sujet d’une relation. Cette identité sera toujours un devenir mais ce devenir lui ouvrira un avenir au lieu de le laisser prisonnier d’une relation imaginaire. Cette identité fera apparaître la structure relationnelle qui constitue l’être humain ainsi que le mouvement de dépossession et de dépassement auquel il sera sans cesse appelé. Le désir, en réalité, se manifeste très souvent au cœur même de la passion 23. La passion est le désir quasi obsessionnel qui surgit du fond de l’inconscient et qui est comme lié au caractère inaccessible de l’être auquel on s’adresse. Hantée par le désir, la passion ne cesse d’amplifier la distance entre l’objet et le sujet du désir. Elle ne sait pas s’élever à ce qu’il est convenu d’appeler « sublimation », désirer l’autre

22. Antoine Vergote, Dette et désir, Paris, Seuil, 1978, p. 169. 23. Pour la distinction entre désir, besoin et passion, voir Saisir la Vie, p. 80-84, 106-109.


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pour lui-même. Elle s’efforce dès lors de perpétuer des émotions ressenties. Elle ne recherche pas de nouvelles émotions mais tient à s’abandonner à celles qu’elle a vécues. Dans la mesure où l’émotion qu’elle suscite devient consciente, elle inscrira l’émotion dans la durée. Entraînée par son élan et saisie d’inquiétude, elle exigera sans cesse de faire de nouvelles découvertes sur son objet — et non son sujet — de sorte que suivant le mot de Pascal, « elle n’est qu’inconstance arrêtée et enfermée dans le même sujet ». La passion apparaît comme cristallisée chez ceux qui sont incapables de sublimer leur désir. Le passionné se comporte alors comme l’artiste qui se détourne de la réalité pour laisser jouer librement ses besoins exotiques ou ambitieux ou encore comme l’homme de sciences tellement sûr de lui que nul démenti ne sera accepté et nul échec capable de l’abattre. Sa volonté passe outre à ce qu’exprime l’observation et l’expérience ! Dans ce cas, la passion devient principe d’orientation et source de sens. L’autre est l’objet de ma passion mais je n’ai pas besoin de lui pour la vivre. Et lorsque cette passion échappe à la raison, elle fomente une espèce de folie déclinée par les stoïciens comme une tendance tyrannique. Elle croît en véritable parasite hors de la réflexion. Le décalage devient alors manifeste entre passion et vérité. Des tensions vont naître fatalement. L’observation en sera facile dans le monde de l’esthétique, du religieux ou encore dans l’ivresse qui saisit l’amoureux de sa propre passion. Dans ces cas, bien des situations conduisent à l’aliénation mentale. Toute passion comporte la représentation d’un danger, comme si la hantise d’une mort possible de la passion pouvait seule donner du prix à l’acharnement qu’elle symbolise. Freud a bien mis en évidence les mécanismes de défense du moi qui, sous l’influence des pulsions conservatrices du moi, assurent la métamorphose de l’amour en haine. Vient en premier lieu le refoulement qui se transforme en


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amnésie ou en disjonction de la cause et de l’effet. Fini le premier « je t’aime » et on passe du « je l’aime » à « je le hais » par mutation en son contraire. Je le hais parce qu’il persécute mon désir. La pulsion passionnelle trouvera dans la haine l’occasion d’exprimer sa puissance. La conversion à l’autre n’est pas envisagée parce qu’elle est impossible sans possibilité d’abandon, sans indignation cachée d’une présence insuffisante. On vit dès lors un état d’âme fait d’inquiétude, de demi-douleurs et de demi-plaisirs. Ceux-ci tiennent l’âme en alerte, s’exaspèrent au point que dans la passion, la joie n’est jamais totale et l’inquiétude jamais bannie. Cette réalité se découvre aussi au niveau collectif lorsqu’en temps de guerre, des peuples n’obéissent plus qu’à leurs passions au service desquelles sont mis tous leurs intérêts. C’est une véritable force révolutionnaire que suscite alors la passion nationaliste ! La passion lorsqu’elle arrive à s’approprier l’autre tend à s’aliéner dans quelqu’un ou quelque chose qui est comme un rempart à son angoisse. Elle s’avère alors tragique dépendance et inquiétude insupportable. Selon Nietzsche, le désir est alors lui-même décadence, l’envers de toute aptitude créatrice. Il rêve sa propre satisfaction en inventant des idéaux qu’il habille de raison et qui ne sont que des rêves, expressions de lassitude et de faiblesse. La passion qui prête existence à ce qui est absent est par contre capable de transfigurer le monde en dessinant un horizon où l’homme est susceptible de se développer. Elle est défense contre l’angoisse, puissance d’oubli et force d’ancrage sur cette terre. Elle s’enthousiasme d’elle-même dans le défi qu’elle jette au néant. Comment ne pas reconnaître dans le goût de soi et l’amour du destin la source et le point d’appui de cet élan ? Sans passion, on refuse généralement de croire à l’être, au possible, à l’immédiat et on tente de se distraire par une vie imaginaire comme l’écrit Dostoïevski : « Je me forgeais des aventures et j’inventais la vie afin de vivre n’im-


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porte comment… je m’efforçais de tomber amoureux. Je souffrais mais au fond de moi, je ne croyais pas souffrir… Et tout cela, par ennui. l’inertie m’accablait ». La passion supprime toute frontière entre le réel et l’imaginaire. Elle libère une énergie qui consiste en la prise en compte de son désir avec un courage significatif. La passion se hausse à la vertu. Elle est à bien des égards l’indice en chacun d’une exigence qui le définit et quelque part le coefficient de son humanité.

Le désir de bonheur L’être humain veut être heureux. Son bonheur est la réalisation de son désir. Ce désir n’est pas l’aspiration de quelque chose comme on désire l’argent pour le confort mais aspiration pour soi-même sans devoir en justifier la valeur ou l’utilité. Le bonheur est ce que je désire le plus ; il vaut par soi seul et toutes les satisfactions y tendent. Le bonheur est le plaisir complet sans lequel tout plaisir est incomplet ; il est le but sans autre but que lui-même. Les hommes et les femmes s’entendent dans leur désir de bonheur mais tous ne désirent pas les mêmes choses. Et ce ne sont pas les choses qui importent mais le bonheur lui-même. Rien ne sert qui ne serve directement ou indirectement au bonheur mais le bonheur ne sert à rien. Aristote disait de lui qu’il est « la fin parfaite car toujours désirable en soi-même et jamais en vue d’autre chose ». Il est la chose la plus désirable de toutes car seule capable d’apaiser le désir. Sans lui, nous ne serons jamais contents ni en paix. Qui parle de bonheur a les yeux tristes, dit le poète. Et le philosophe se met à réfléchir sur le malheur pour en sortir. Il essaye de comprendre pourquoi nous vivons si mal ou si peu et pourquoi, même si nous ne manquons de rien, le bonheur toujours nous manque.


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Qu’est ce que je serais heureux si j’étais heureux ! Nous savons déjà que le désir est manque. Et je manque toujours de ce que je désire et je ne désire jamais ce que j’ai. Tantôt je désire ce que je n’ai pas et j’en souffre, tantôt j’ai ce que dès lors je ne désire plus. D’où la tristesse des enfants des après-midi de Saint Nicolas ou de Noël quand le jouet tant rêvé est là alors que son absence maintenait le désir ! D’où la tristesse des amoureux quand la présence de l’autre supplante le désir qu’ils avaient en son absence ! Souffrance du manque, indifférence de la possession, horreur du deuil. La vue ferait le bonheur d’un aveugle mais ne fait pas le nôtre ! La mort d’un être cher le rend plus important à nos yeux et semble briser un bonheur que sa présence n’offrait pas, du moins avec la même intensité. Comment dès lors désirer ce que l’on a et ne pas souffrir de ce qui manque ? Il faut se rendre à l’évidence, il n’y a pas d’amour totalement heureux ! En réalité, nous expérimentons non pas le bonheur mais l’absence de bonheur qui se traduit en désir, en manque, en souffrance. Quand le désir est satisfait, nous ne vivons plus la souffrance mais ce n’est pas non plus le bonheur. Quand le désir atteint son but, en lieu et place du bonheur espéré, nous saisissons le creux du désir disparu. « Pensée désespérante, dit Schopenhauer, le bonheur nous manque quand nous souffrons et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque de bonheur, l’ennui son absence… Ah, que je serais heureux si j’avais cette maison, cet emploi, cette femme ! Voici qu’il les a et certes il cesse alors de souffrir mais sans être heureux pour autant… La vie oscille donc, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui… La satisfaction, le bonheur comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif… Le désir, en effet, la privation est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir et par conséquent la jouissance aussi. »


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« Nous ne vivons jamais, écrit Pascal, mais nous espérons vivre ; et nous disposant à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais 24. » Le bonheur manque toujours. Dès lors tout homme le cherche. Ne pouvant le trouver, il en souffre et cherche dérivatif dans les loisirs et le divertissement. Ce dernier n’est pas un bonheur mais la dénégation, le refus de reconnaître son absence. Les êtres humains s’amusent donc pour oublier qu’ils ne sont pas heureux. « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir 25. » Le divertissement serait donc un bonheur manqué. Mais la sagesse ne serait-elle pas le bonheur réussi ? Partons du désir qui est manque chaque fois qu’il se fait espoir et fatalement un espoir pour demain. Si je suis en train d’écrire, c’est parce que je désire le faire et je ne manque pas à cause de mon désir puisque je le fais. Rien ne m’interdit d’y trouver du plaisir. En revanche, je ne peux espérer écrire ce que j’écris, je peux juste espérer car je peux rester bloqué devant une page blanche. On n’espère donc que l’avenir et on ne vit que le présent. « Seul est heureux, dit un texte hindou, celui qui a perdu tout espoir car l’espoir est la plus grande torture qui soit et le désespoir le plus grand bonheur 26. » Le réel ne manque jamais et il est source de bonheur. Nous expérimentons comme plaisir ce qui nous fait vivre. Certes le plaisir se présente souvent comme réponse au désir mais il peut aussi se manifester en son absence. La musique ne me manquait pas mais 24. Pascal, Pensées, Brunswick, 172. 25. Ibid., 131. 26. Samkhya Sûtra, IV XI.


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maintenant qu’elle envahit la maison, elle me réjouit. Les rires que j’entends n’étaient pas attendus mais leur présence m’a fait du bien. Sur ce chapitre, notre corps en sait plus long qu’il n’y paraît ! Il existe en effet à côté du désir une jouissance en puissance. Ainsi existe-t-il une puissance de rire que nous pouvons appeler la gaieté, une puissance d’aimer le beau ou le bon que nous désignons comme un goût. Il existe une puissance de jouir au terme du désir et le plaisir est son acte. Tels sont le propos d’Épicure et de Spinoza. Pour Épicure, le plaisir serait le bien premier et le bonheur ne serait rien sans le plaisir. Mais le plaisir sans le bonheur serait-il encore quelque chose ? Il explique à ce propos qu’il existe à côté du plaisir en mouvement, un plaisir en repos plus essentiel qui s’épanouit quand on ne manque de rien. On pourrait l’appeler plénitude car il y absence de souffrance pour le corps et de trouble pour l’âme. Ses propos laissent perplexe car qui ne préfère le mouvement de jouir à la jouissance du repos ? Le culte du plaisir en mouvement est dominant chez l’homme et aujourd’hui plus que jamais. Mais il est aussi ce qui nous sépare du bonheur dans son mouvement même ! Tout ceci pourrait appeler à une conversion : désirer non plus ce qui nous manque, ce que nous avons ou ce que nous sommes mais ce que nous vivons, connaissons ou faisons. Ici se rejoignent les sagesses d’Occident et d’Orient. Le bonheur est simple comme bonjour et c’est pourquoi il est si difficile. Il n’est qu’un grand oui au monde et à la vie. Il n’est pas un état, il est un acte. Être heureux, ce n’est ni avoir ni être, c’est exister. Exister, non pour le fruit attendu mais pour le plaisir de vivre. Vivre, non pour le bonheur à trouver mais tout simplement pour vivre. Le bonheur commence lorsqu’on ne l’attend plus ; il nous est donné comme un surcroît de vie ! Être heureux dans le temps, c’est toujours espérer de l’être ou craindre de ne l’être plus et c’est pourquoi le bonheur n’est jamais parfait. Tout bonheur est quelque part imaginaire car il est l’imagina-


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tion de la joie possible et il n’est réel qu’en tant qu’imaginaire. La béatitude serait au contraire un bonheur vrai c’est-à-dire éternel et ne se déployant ni dans le passé ni dans l’avenir mais dans la réalité du présent. C’est moins un autre bonheur que le bonheur même, vécu et pensé en vérité. Il n’est plus imagination de la joie possible mais la connaissance vraie de la joie réelle. Et cette joie selon Spinoza ne va pas sans amour. Si je dis à quelqu’un que je suis heureux de ce qu’il existe, c’est bien lui déclarer mon amour. La plupart du temps, la joie existe à l’idée de rencontrer l’autre ou d’en être aimé. Mais il est rare que cela se réalise comme on le voudrait et dès lors la déception frappe sans cesse à notre porte. L’amour vrai de l’autre est toujours généreux : il ne manque de rien, ne demande rien, n’espère rien… La Bible l’appelle αγαπη 27. Cet amour est un amour d’amitié qui ne possède jamais l’autre mais se réjouit de son existence. Bien des philosophes convergent à dire que c’est là la vraie sagesse. « De tous les biens que la sagesse nous procure, l’amitié est de beaucoup le plus grand 28». Il n’y a pas d’amour (ερος) heureux et c’est notre part de folie ; il n’y a pas de bonheur sans amour (αγαπη) et c’est notre part de sagesse ! La recette du bonheur serait sans doute de l’espérer un peu moins et d’aimer un peu plus. Le bonheur nous sera donné par surcroît !

Le désir de vivre Rarement, un homme aura pu détruire en une vie autant de valeurs et de croyance que le philosophe allemand Nietzsche. Il sape à la base

27. 1 Corinthiens 13. 28. Épicure, Maxime capitale, XXVII.


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toutes les valeurs qui avaient forgé l’idéal de l’humanité, telles sa quête de vérité, son désir de justice, sa volonté d’aimer. Il met en cause l’existence de Dieu et la foi qui avait permis à bien des peuples de donner sens à leur vie pendant des millénaires. Il introduit avec un talent remarquable la plus terrible crise de la culture occidentale, la crise du nihilisme. Avec lui, plus rien n’est crédible ; le soupçon est partout et sur tout. Il inflige humiliation au désir de l’homme et à ses nostalgies métaphysiques. Il l’appelle à se dépasser non pour être un homme mais pour devenir grâce à une volonté de puissance un surhomme. Pour en sortir, écrit Camus, « nous ne pouvons faire mine d’ignorer le mal de notre époque ou décider de le nier. Le seul espoir est de le nommer au contraire et d’en faire l’inventaire pour trouver la guérison au bout de la maladie 29 ». Les plus grands maux aujourd’hui ne sont ni la pollution ni la démographie galopante ni même la disparité entre le Nord et le Sud. Ils ne sont même pas le racisme ni le nationalisme car ils sont solubles. Mais il est nécessaire et urgent de souligner et de réagir à l’importante dégradation psychique et morale. À l’âge de la Science, une seule valeur a encore cours : c’est la vérité objective atteinte par la démarche scientifique. Cet esprit d’objectivité forme la mentalité de la plupart des gens. Certains continuent à penser, sentir, rêver en fonction des valeurs héritées du passé, de mythes et d’idéaux qui les ont façonnés. Mais ces valeurs ne sont plus nourries et si elles subsistent encore, ce n’est plus que par habitude. La valeur résulte d’un élan, d’une inspiration, d’un surgissement de la conscience suivi d’une adhésion globale à l’appel entendu. Quand on l’analyse, cependant, on la détruit. Aussi le discours moral est-il touché à mort. « On ne fait pas, écrit Jean Onimus, la synthèse

29. André Camus, À propos de Simone Weil, cité par Jean Onimus, op. sv.


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artificielle de l’énergie créatrice dont l’intelligence critique a une fois tari les sources naturelles en les analysant 30. » Si la vérité objective est la seule valeur, ne suffit-il pas d’en informer le public ? La faute ne résulterait que d’une ignorance, d’un manque de lucidité. Qui ne voit l’information parfaitement objective et la thérapeutique ne jouer qu’un rôle répressif ? N’exercent-elles pas une sorte de terrorisme, le terrorisme de la raison opératoire, le plus insidieux et le moins perceptible ? Il nous saisit au vif du bon sens et nous sommes devant lui plus démunis que l’homme préhistorique. La cité de la connaissance se construit sur les ruines de la cité des valeurs. Dans son air conditionné et confiné, les idéologies se flétrissent, l’énergie spirituelle s’exaspère ou s’effondre ! Il existe un réalisme de la technologie mais ne fait-il pas écran au concret, au singulier, à l’éphémère, à tout ce qu’on ne verra jamais deux fois ? Seuls les ensembles, semble-t-il, sont utiles, manœuvrables, classables, intelligibles. L’homme, quant à lui, devient chose parmi les choses. Le Bon Samaritain ne s’arrête plus guère au bord des routes pour soigner les accidentés, il laisse ce soin aux services de secours. Gavés d’images cruelles, nous laissons notre épiderme réagir mais en profondeur, nous ne nous sentons guère concernés. Le progrès est bénéfique en général mais nous éprouvons des difficultés à le rendre bénéfique dans le particulier. Or, c’est dans le plus fin détail de la vie privée que germent la liberté créatrice et la personnalité. Sous l’effet du stress, le terreau nourricier se désagrège, la nudité du roi se fait jour, la vie privée agonise. Les individus ont de moins en moins prise sur leur propre existence et quand on ne peut agir sur une chose, on s’en désintéresse.

30. Jean Onimus, L’asphyxie et le cri, Paris, DDB, 1971, p. 45.


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Le contraire de l’amour n’est pas la haine, c’est l’indifférence et l’apathie; or, nous l’avons dit, la société technicoscientifique entretient l’indifférence en réduisant les relations humaines à des rapports fonctionnels et objectifs. L’amour, dans une telle ambiance, s’étiole comme tout ce qui est élan, don, passion, surgissement libre de l’inspiration. Il se ramène au plaisir et aux techniques productrices du plaisir. D’où l’importance et la place prises par l’érotisme (qui est à l’image d’une culture technologique) et en même temps sa dévalorisation dans la banalité. On publie et on enseigne des recettes pour faire l’amour avec schémas et modes d’emploi, et l’on compte sur des performances physiologiques pour compenser l’irréparable perte de la passion et de la tendresse. Le sexe, dans la grisaille de l’ennui et de la solitude, paraissait encore l’ultime porte ouverte à l’aventure, puisque partout ailleurs règne l’ordre bureaucratique. Et voilà que l’aventure se réduit à un assortiment dérisoire de procédés mécaniques. On a tellement banalisé l’acte d’amour qu’on tend à en chasser tout vestige de sentimentalité : à la grande fête des âmes et des corps, on a substitué un jeu monotone dont l’attrait s’épuise dans le dégoût et l’indifférence. Les garçons se féminisent, les filles s’habillent en garçons, et là comme partout l’indifférence s’installe, les tensions tombent, le piège de « l’entropie » se referme. La mentalité positiviste a d’ailleurs rendu la passion dérisoire et désuète ; on a besoin, pour s’intéresser encore à l’amour, du piment de l’insolite. Misérables impasses! La froideur du pragmatisme ramène l’apathie : l’érotisme tombe au niveau de la plus vulgaire et ennuyeuse prose. La porte entrouverte s’est refermée. Et l’échec de l’amour suscite les drogués. Jean Onimus L’asphyxie et le cri


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Nous en appelons à la poésie et à la fête pour que le monde désenchanté retrouve vie, la société cohérence et les humains le bonheur. La fête provoque la rupture dans la monotonie du quotidien. L’espace d’un jour, un groupe humain se donne le loisir, le luxe d’être présent à lui-même, de célébrer le plaisir de se retrouver. Rupture dans un monde où jusqu’au temps des vacances, la vie est dessinée par le conformisme et gérée par l’argent. « La fête ennoblit et poétise le travail, elle permet à la collectivité d’émerger de la prose qui l’asphyxie et de découvrir, l’espace d’un jour, la noblesse du banal, la dignité de petites choses 31. » Ainsi en est il de la gratuité et de l’émotion esthétique qui ouvrent des espaces insoupçonnés où l’humain trouve sa dimension. Elles n’ont rien à voir avec les nuits plus ou moins torrides où les individus viennent s’éclater dans des mégadancings pour oublier ce qu’ils ont vécu et se dépenser jusqu’au point de non-retour. Elles n’ont même rien à voir avec les Raves parties qui s’achèvent dans l’état second de la drogue, le coma éthylique ou la folie du sexe pour le sexe. La fête libère le cœur, enchante l’esprit et désaltère le corps ! Le robot recommence indéfiniment et sans se lasser. L’homme a besoin de ruptures par lesquelles fuse la nouveauté spirituelle qui est au cœur de la durée. Par les moyens les plus ingénieux, on s’est efforcé de combler les désirs, de pourvoir aux besoins, d’enrayer le processus du doute et du refus, de gaver les gens. La fête s’est détériorée en spectacle où des acteurs payés miment les gestes de l’exubérance et de la joie collective. La société de consommation n’est qu’une constante sollicitation du oui, une fuite en avant du oui. La source du renouveau n’est-elle pas dans la possibilité de dire non ? Alors vient la fête

31. Jean Onimus, L’asphyxie et le cri, op. cit.


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sauvage comme les fêtes antiques des saturnales qui imposaient une véritable inversion de valeurs, des hiérarchies et du sacré. Dans la monotonie des jours, les vacances devraient être le moment ouvert à l’aventure. Mais voilà qu’on vend du soleil, la mer et les glaciers. Ce qu’il y a de pur, d’authentique dans le besoin de rupture est frustré. On devient le touriste qui transforme tout ce qu’il foule en trottoir, tout ce qu’il regarde en devanture de magasin. Aucun rapport avec l’homme de la fête, emporté par le tourbillon, mis en état d’extase, arraché à l’espace et au temps familier ! Tout et tout de suite : deux maîtres mots de la culture occidentale. Tout pour que toute chose puisse être acquise et consommée ; tout de suite pour que le temps ne vienne pas empêcher le manque d’être comblé. Ainsi disparaît le désir, l’étoffe même de l’être humain. Alors que l’être humain se réalise et se constitue dans l’expression de ses désirs, la culture occidentale n’a de cesse de les tuer en les tuant jusque dans l’œuf par du « tout et du tout de suite ». Dirigée par l’argent et le marché, elle n’a de cesse de créer de nouveaux besoins par le biais des médias pour pouvoir les satisfaire instantanément en échange de quelques monnaies. Ainsi l’argent prend il la place du désir. Tout se vend, s’échange, devient marchandise. Le critère fondamental est l’utile et le rentable. Le gratuit et le spirituel perdent pied face à l’individualisme et la fusion généralisée. N’y a-t-il pas à retrouver un peu de fantaisie pour dépasser le monde de l’ici et du maintenant ? La fantaisie dépasse la fête car en elle l’homme revit et anticipe. Il refait le passé et crée des avenirs totalement neufs. Comme l’écrit Harvey Cox : « La fantaisie est un humus où croît la capacité de l’homme à inventer et à innover. L’homme de la fantaisie crée des univers entiers à partir de rien. Notre époque le traite malheureusement avec une extrême mesquinerie. Dans de nombreuses autres cultures, la fantaisie a été soigneusement cultivée


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et ceux qui ont en la matière des dons sortant de l’ordinaire sont tenus en honneur 32. » Rêves, visions et idées fantastiques que nous dévalorisons sont considérées comme importants et réels. Notre monde a besoin d’avoir sa part de rêveurs et de visionnaires. Où chercher la nouveauté, les changements et les innovations ? N’est-ce-pas dans le rêve éveillé et la fantaisie ? Le garçon à l’expression rêveuse assis au septième rang de la classe, doit-il être rappelé à l’ordre par son instituteur parce qu’il est dans la lune ? A-t-on le droit d’interrompre son voyage imaginaire ? Dans la fantaisie, nous prenons notre essor. Nous laissons le champ libre non seulement à des impulsions que la société décourage mais à des exploits physiquement impossibles et même à des événements largement contradictoires. Il y a dans la fantaisie un élément qui touche à l’art et à la créativité consciente. Et l’ouverture de l’homme à un avenir véritablement nouveau dépend de sa capacité de fantaisie. Notre survie comme espèce peut en partie dépendre de l’apparition ou non parmi nous de fêtes authentiques universelles avec leurs symboles d’une unique communauté planétaire. Non pas des fêtes élaborées et minutées sur les plateaux de télévision mais des fêtes comme au Moyen Âge où la fantaisie fleurissait et liait les hommes en une unique communauté.

Le désir de l’autre Freud a vu dans le rapport mère — enfant, un rapport qui s’exprime dès avant la naissance, l’origine à la fois du désir et de la relation à l’autre. L’enfant n’est-il pas celui qui a besoin de sa mère et la mère n’est-elle

32. Harvey Cox, La fête des fous, Paris, Seuil, 1971, p. 75.


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pas par la naissance comme privée de son enfant ? De là vient l’expérience du manque à l’origine du désir comme nous l’avons exprimé précédemment et celle de la relation que l’un et l’autre tiennent à garder et développer. Que cette dernière soit de fusion, on le comprend aisément puisqu’elle l’est déjà dans la grossesse. Qu’elle devienne une authentique relation dans le respect de l’autre n’est possible que par l’intervention d’une tierce personne qui généralement prend le visage du père. Le désir de l’autre est donc fondamentalement une réalité vécue et sans doute inconsciente avant de devenir conscience de l’autre. L’ouverture à l’autre ne semble pas évidente dans un monde où l’individu s’est fermé sur lui-même. La conception des anciens était tout autre. Chacun était un élément qui vivait en fonction d’un tout. La société était première, elle était corps social dont on faisait partie. Le désir de l’autre est en fait le levier le plus puissant de la vie. Alors que le désir de soi enferme, le désir de l’autre ouvre des perspectives et crée des relations vitales. C’est là que s’installent des valeurs de générosité, de respect, d’amour, de justice. C’est là que les individus se dépassent, que ce soit pour approcher l’autre que l’on convoite ou pour réaliser son vrai bonheur. C’est là que se découvrent l’inconnu et l’imprévu qui fait le charme d’une vie et l’empêche de glisser dans la monotonie. Il reste aujourd’hui pas mal de personnes aspirant à la rencontre de l’autre, certaines allant même jusqu’à privilégier l’autre par rapport à elles-mêmes. Les motivations en sont diverses. Elles varient de la recherche gratuite à l’orgueil de la possession en passant par l’érotisme. Cette démarche est ancienne et de nombreux philosophes ont vu dans l’altérité une nécessité pour être pleinement soi-même. L’amitié est célébrée dans la philosophie ancienne et moderne comme une générosité qui met l’autre au dessus de soi et comme le lieu d’une vie nouvelle. Le mystique notamment inaugure une voie particulière où la relation prévaut sur le langage et les faits. L’énoncé dans le lan-


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gage devient inséparable de l’acte même qui l’énonce. La rencontre de l’autre devient expérience sensible, celle de corps blessés, livrés au feu du désir. L’important est d’aimer et plutôt que de se désoler, il faut se décentrer pour poser le geste qui convient à l’autre ! L’autre n’est jamais totalement autre car je partage avec lui certains caractères, certains comportements, certaines valeurs. Je peux trouver en chacun des longueurs d’onde qui me permettent de vivre avec lui. Je peux lui découvrir des traits, des talents qui me séduisent, qui m’enrichissent et qui m’enthousiasment. Chaque être humain n’estil pas un être en manque et porteur de manques qu’un autre peut partiellement venir combler ? Le désir de l’autre n’est-il pas toujours à combiner avec celui de me réaliser personnellement ? La rencontre de l’autre me provoque à l’audace alors que je suis poltron, à la gentillesse alors que le désir n’y est pas, au respect des convenances alors que je les rejette, à des obligations alors que je cherche ma liberté ! Le désir de se réaliser commence là où se choisissent des buts que l’on souhaite personnellement atteindre. Alors, je deviens responsable de mes choix, de mes activités, de mes comportements. Alors je trouve ma liberté même si elle est lourde de responsabilité. Mon désir s’ouvre au changement et à l’adaptation, ce qui implique écoute et réflexion. Kierkegaard écrivait : « Un individu qui existe est constamment dans un processus de devenir. Seul a du style, l’écrivain qui toujours recommence et qui retourne chaque fois aux sources mêmes du langage pour rendre à l’expression la plus banale sa pureté originelle 33. » Le désir d’être entièrement soi-même dans toute sa richesse et sa complexité sans rien se cacher et sans rien craindre de soi-même est un désir profond qui permet d’avancer à la vraie réalisation de soi. Vient alors l’ou-

33. Soren Kierkegaard, Concluding unscientific Postscript, Princeton, University Press, 1941, p. 79.


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verture à une relation ouverte, amicale en connexité avec mon expérience propre. Cette attitude consciente demandera régulièrement la présence d’autrui pour réaliser l’espace de liberté où l’on peut se dire vraiment. Ainsi l’autre initialement présent pour ma propre réalisation devient l’acteur qui me fait progresser dans la confiance en moi. Ainsi se dégagent des individus qui renoncent à la façade qu’ils se sont construite pour vivre libres sans sécurité, ni défense, ni culpabilité. Ainsi devient-on réaliste de façon créatrice et créateur de façon réaliste !

Le désir de Dieu À la racine de tous les désirs de l’homme, nous trouvons une indigence essentielle et un besoin fondamental de posséder la vie dans la plénitude. Ce besoin, les hommes l’ont exprimé dès l’apparition de l’homo sapiens. Non seulement, ils ont rencontré leur besoin de manger, de boire, de se reproduire, de vivre en société mais ils se sont tournés vers des forces de la nature qu’ils ont vénérées comme des divinités. Les mythes primitifs du Moyen-Orient et des Indes sont significatifs à ce propos ainsi que les mythologies des grecs et des romains. Ces divinités venaient répondre à l’indigence essentielle de l’être humain confronté à l’inconnu, aux forces de la nature, aux cataclysmes dont la terre a le secret. Mais il existe dès les débuts des attitudes qui ne manquent pas d’interpeller les anthropologues. Ainsi, pourquoi l’homme de Néandertal agrandissait-il le trou occipital de ses semblables avant de leur donner sépulture ? Beaucoup y voient une croyance en une survie où l’homme trouverait la vie en plénitude. Pourquoi, par la suite, la naissance d’un monothéisme chez les Hébreux et les Égyptiens ? Incontestablement, la prévenance d’un Dieu, son amour pour son peuple vient apporter une qualité de vie à ceux qui lui font confiance. Et que


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dire de philosophies comme le platonisme qui voit l’âme humaine faite pour durer ? Qui me délivrera de ce corps de mort, auraient dit bien des anciens ! La recherche d’une vie en plénitude a hanté l’humanité depuis ses débuts et le besoin religieux n’a eu de cesse de se manifester tout autant que la fragilité humaine.

Dieu, c’est toi mon Dieu ! Dès l’aube, je te désire ; Mon âme a soif de toi. Ma chair languit après toi, Dans une terre desséchée, épuisée, sans eau. Oui, je t’ai contemplé dans le sanctuaire En voyant ta force et ta gloire ; Ta fidélité valant mieux que la vie, Mes lèvres te célébraient. Oui, je te bénirai ma vie durant, Et à ton nom, je lèverai les mains. Comme de graisse et d’huile, je me rassasierai, Et la joie aux lèvres, ma bouche chantera louanges. Quand sur mon lit je pense à toi, Je passe des heures à te prier Car tu as été mon aide. A l’ombre de tes ailes, j’ai crié de joie. Je m’attache à toi de toute mon âme, Et ta droite me soutient. Psaume 63


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Pour le bouddhisme, la perfection suprême est de tuer le désir. Selon le Bouddha, désirer pour soi ne peut être qu’une attitude vaine et finalement douloureuse. Vaine parce qu’il n’existe aucune réalité stable et durable sur laquelle nous puissions faire fond ; douloureuse parce que nous sommes avides de bonheur et que nous le cherchons où il n’est pas. Nous sommes prisonniers de l’illusion qui nous fait croire à l’existence et à la stabilité d’un soi. L’idée d’un soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité. Elle est la cause de pensées dangereuses, de désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement et de la haine, de l’orgueil, de l’égoïsme et de tous les conflits. Le désir produit l’attachement et enchaîne l’homme à ce monde phénoménal. Tant que l’homme est prisonnier de ce monde, tant qu’il erre de vie douloureuse en vie douloureuse, il souffre. Pour se libérer de cette souffrance, il faut en supprimer la cause, le désir. L’éveil du Bouddha, « son illumination », n’est rien d’autre que cette découverte. Il s’agit d’atteindre le nirvana, un état transphénoménal et non conditionné, un état de non-souffrance. On ne peut dire que ce qu’il n’est pas et on le désignera comme le non composé, non conditionné, l’absence de désir, l’extinction du désir. Cet absolu, le bouddhisme ne le nomme pas Dieu parce que pour cela, il faudrait s’adresser à lui comme à un être personnel. Et le bouddhisme de développer une sagesse en huit points qui fera saisir intuitivement à l’être humain la vérité de la doctrine du non-soi et la possibilité d’une libération totale et définitive. « Comme l’océan n’a qu’un parfum, l’odeur du sel, le dharma n’a qu’un parfum, celui de la délivrance. » Les livres de la Bible sont tous soulevés par un profond désir de Dieu. Sous le désir d’acquérir la sagesse 34, sous la nostalgie de Jéru-

34. Proverbes 5, 19 ; Siracide 1, 20.


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salem et le désir de monter au temple 35, sous le désir de connaître la Parole de Dieu 36 court un désir en profondeur qui polarise toutes les énergies. Cet unique désir de Dieu rend capable de démasquer les illusions et les contrefaçons 37, de surmonter toutes les déceptions : Qui donc aurais-je dans le ciel ? Avec toi, je suis sans désir sur la terre. Ma chair et mon cœur sont consumés, Roc de mon cœur, ma part, Dieu à jamais ! (Ps 73, 25-26) Comme languit une biche après l’eau vive, Ainsi languit mon âme, vers Toi, mon Dieu ! (Ps 42, 2)

Les chrétiens ont aussi un profond désir de Dieu et ils l’expriment en s’unissant au désir de son Fils Jésus. Celui-ci est un désir brûlant qui va jusqu’à l’angoisse de rendre gloire à son Père 38 et de manifester au monde jusqu’où il peut l’aimer 39. Il le vivait de jour comme de nuit, dans les moments heureux comme au jour de son agonie. Mais ce désir du Fils tout tendu vers le Père est pourtant inséparable du désir qui le porte vers les siens. Le Christ, ne désirait-il pas ardemment manger la Pâque avec eux 40 ? Ne leur a-t-il pas donné son Esprit qui s’est manifesté comme un souffle puissant et un feu enthousiaste ?

35. Psaume 137, 5 et 122, 1. 36. Psaume 119, 20. 37. Amos 5, 8 ; Isaïe 58, 2. 38. « Je t’ai glorifié sur la terre en menant à bonne fin l’œuvre que tu m’as donné de faire » (Jean 17, 4). 39. Jean 14, 31. 40. « Il faut que le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé » (Luc 22, 15).


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Et la nouveauté de l’Évangile n’est elle pas de montrer que celui qui a reçu l’Esprit est capable de se laisser mener par cet Esprit (Ga 5, 16). L’Apocalypse 41 met bien en évidence ce désir divin d’une communion avec les hommes. Paul, quant à lui, parlera de ses désirs personnels à « ses frères tant aimés et tant désirés 42 »… « d’une joie plus vive à sentir l’ardent désir de votre zèle pour moi 43 ». Il rejoint pourtant le désir d’une communion totale avec le Christ : « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, ce qui serait le bien préférable 44. » « Nous préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur 45. » Toute la vie chrétienne est faite de ce désir de Dieu et la prière est même désignée par certains auteurs comme le temps du désir. Mais comme toute relation avec Dieu se fait en union avec le Corps du Christ auquel on appartient, il n’y a de prière qu’en Jésus et dès lors de désir. Laissons-nous conduire par ce beau texte de l’Apocalypse : « Que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la Vie, gratuitement 46. » À la fin du vie siècle, Grégoire le Grand marque la vie de l’Église non seulement par son action pastorale ou sa théologie morale mais encore par son rayonnement spirituel. Sa vie contemplative, sa vie de prière, sa doctrine spirituelle vont profondément influencer la culture monastique. Plusieurs l’ont désigné comme un des plus grands auteurs mystiques. « Saint Grégoire est le docteur du désir. Constamment, il

41. « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi » (Apocalypse 3, 20). 42. Philippiens 4, 1. 43. 2 Corinthiens 7, 7. 44. Philippiens 1, 23. 45. 2 Corinthiens 5, 8. 46. Apocalypse 22, 17.


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emploie des termes comme anhelare, aspirare, suspirare qui expriment une tendance au dépassement, à la sublimation… Le seul désir légitime est celui de posséder Dieu ici-bas et toujours : dès ici-bas, au milieu de la douleur et grâce à elle ; plus tard au ciel, car les réalités célestes ne sont qu’un autre nom de Dieu… Le désir à mesure qu’il s’intensifie est comblé par une certaine possession de Dieu qui le fait croître encore 47. » Selon lui, le désir mystique mène à la paix en Dieu et permet de s’unir à sa joie. L’amour unifie tout et résout toutes les contradictions. La prière sera dès lors de tous les instants et permettra d’accueillir le don de l’Esprit. En réalité, l’homme ne peut que le désirer, s’y préparer par le détachement, l’ascèse, la lecture de l’Écriture. Mais parfois survient la connaissance qui transcende et la contemplation de la beauté de Dieu. Il ne s’agit pas alors d’une science mais d’une saveur, une sagesse. La connaissance mystique est fondamentalement connaissance intime et amoureuse. Ses sommets sont de courte durée mais inoubliables. Par la suite, comme fatiguée et foudroyée, l’âme reprendra sa vie de désir. L’humilité n’en sera que plus grande ainsi que le désir de ce Dieu heureusement saisi dans la contemplation. Toujours avides et toujours rassasiés, les élus ont reçu ce qu’ils désirent. La satiété ne leur devient jamais fastidieuse ni la faim douloureuse. « Désirant, ils mangent sans cesse et mangeant, ils ne cessent de désirer » ! écrit Pierre Damien. Dès lors, bien des auteurs considèrent la vie monastique comme une anticipation de la vie céleste, un commencement réel de la vie éternelle. Et elle ne peut se concevoir que comme une vie de désir. Vouloir Dieu et l’aimer d’un amour impatient ! « Celui qui veut mériter d’arriver au seuil de la vie éter-

47. Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1957, p. 36.


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nelle, Dieu ne demande de lui que le désir. Autrement dit : si nous ne pouvons faire des efforts dignes de l’éternité, du moins par le désir des réalités éternelles, malgré que nous soyons ici-bas, si lents, nous y courrons déjà. On cherche à manger dans la mesure où l’on a faim, à se reposer dans la mesure où l’on est fatigué ; de même, c’est par la qualité d’un saint désir que l’on cherche le Christ, que l’on s’unit à Lui et qu’on l’aime 48. » Thérèse de l’Enfant Jésus l’avait bien compris, elle qui disait : « Maintenant, je n’ai plus aucun désir si ce n’est d’aimer Jésus à la folie 49 ! »

48. Un auteur anonyme du xiie siècle, cité par Jean Leclercq p. 69. 49. érèse de l’Enfant Jésus, Manuscrits autobiographiques, Carmel de Lisieux, p. 206.


3. Tenir la mort à distance amais, le refus de mourir n’a été aussi vivace ! Jamais, l’espérance de tuer la mort n’a été aussi forte ! Faut-il s’étonner qu’en 1969, aux États-Unis, un colloque scientifique propose de constituer un « Comité pour l’abolition de la mort » et qu’en 1976 soient déposés à Paris les statuts de la « Société immortaliste » avec pour projet de développer la biologie cellulaire, favoriser des traitements de rajeunissement, reculer la date de la mort et même l’éradiquer de la réalité humaine ? Vivre pour toujours reste le désir le plus profond de l’être humain. Si le désir de l’autre est un levier puissant de la vie, comment ne pas aspirer à ce que se poursuivent des relations vitales qui nous épanouissent ? Et si se sentir bien dans son corps est une des aspirations les plus significatives de l’être humain, pourquoi ne pas faire en sorte qu’elle se réalise ? Face à ce désir et à cette aspiration que nous avons analysés dans les chapitres précédents, la question de la mort est incontournable. Aujourd’hui, beaucoup sont en quête de développement. Même s’ils ont le sentiment de ne pas y parvenir ou du moins de le trouver en plénitude, hommes et femmes recherchent un épanouissement personnel. En proposant la grande utopie de la jouissance perpétuelle et d’un état de bonheur permanent, les années soixante furent décisives à ce sujet. Pour y parvenir, il faut habiter son corps et il faut qu’il soit rayonnant. N’est-il pas, comme le pensait Durckheim, « l’organe avec lequel nous sommes capables de sentir quelque chose de l’audelà » ? Le développement personnel va ainsi promouvoir tout autant

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la réussite et le succès matériel que l’évolution spirituelle et la profondeur de l’intériorité. Il souligne l’importance de comprendre, de sentir avec son corps, d’établir des objectifs spiritualistes dénués d’aspirations religieuses. Il est une façon de vivre en donnant sens à son corps. Etre attentif à sa respiration est un bon moyen pour freiner un cerveau qui s’embraye en tout sens. Sentir ses muscles et leurs articulations vient offrir la chance de se comprendre en profondeur. Donner de l’importance à la posture et à la respiration est un premier pas pour susciter et développer une vie spirituelle. De Dieu cependant, il n’en est pas question comme il n’est pas question de mort !

La mort évitée Dans la vie courante, l’homme a su tenir la mort à distance soit en se laissant accaparer par des préoccupations plus urgentes soit en dressant les barrières nécessaires qui lui évitent d’y penser. Cet oubli a fini par engendrer le sentiment que si la loi de la mort est universelle, elle pourrait bien comporter une exception en ma faveur. Aussi, quand elle survient, elle est toujours une surprise. Une chose est claire, malgré tout ce qu’il a pu accomplir, l’homme ne se résigne pas à mourir. Déjà en 1794, un an après la destitution officielle de Dieu à Notre Dame de Paris, le révolutionnaire Antoine de Condorcet 50 assignait pour but lointain à la médecine d’abolir la mort ou du moins d’en proroger l’échéance. Depuis lors, l’athéisme et l’utopie d’une immortalité terrestre allaient de pair !

50. Antoine de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, 1794.


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La mort est devenue, comme jadis le sexe, le principal interdit du monde moderne. Les morts sont encombrants. Jadis, ils reposaient pieusement au cœur de la cité et défendre sa ville, c’était avant tout défendre ses morts. Il y a un siècle, les cimetières étaient rejetés à la périphérie et nul ne pouvait élever aucune habitation ni creuser aucun puits à moins de cent mètres d’un nouveau cimetière. Actuellement, les cimetières urbains sont saturés et à Tokyo, seuls les membres de la famille impériale peuvent encore y être enterrés ! Les logements exigus ne permettent plus l’exposition des cadavres. Les routes encombrées rendent difficiles les convois funéraires et les morts posent aux urbanistes des problèmes délicats. Mais chasser les morts, n’est-ce pas risquer de les voir revenir sous forme de fantasmes morbides pour hanter l’inconscient de leurs survivants ? Le développement personnel, apporterait-il enfin le bonheur et la plénitude ? Si l’homme d’aujourd’hui se donnait comme objectif, la construction du moi, il devrait y arriver pense Jean Jacques Servan Schreiber. « Je trouve bénéfique, écrit-il, qu’après des siècles de domination religieuse nous ayons enfin le loisir, le droit et la chance, dans nos sociétés occidentales, de pouvoir nous intéresser à notre épanouissement… occupons-nous de nous. Il y a bien des choses en nous qui dorment encore 51. » On serait maître de son destin comme de ses ravissements. Serait-ce vrai ? Dans la réalité quotidienne, nous sommes en quête d’objectifs culturels, éducatifs, ludiques, esthétiques, politiques, moraux, affectifs, touristiques… Comme généralement aucun ne s’impose, nous glissons dans le cycle de la consommation en allant faire des courses, du shopping, des loisirs avec peutêtre un brin de promenade. Et en fait, nos histoires individuelles nous

51. Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans Actualité des Religions, Paris, juin 2000, p. 48.


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échappent plus que nous ne les maîtrisons. On tombe amoureux plus qu’on ne choisit d’aimer. Nos réussites ou nos échecs professionnels sont pour une bonne part façonnés de l’extérieur. Ils dépendent plus de notre héritage culturel et social que de nos talents personnels. Jusqu’il y a peu, nous avions deux grands piliers, la religion et la solidarité communautaire, qui nous permettaient de traverser les épreuves de la vie. Nous sommes actuellement plus seuls que jamais et en plein désarroi ! À l’expérience, ne rencontrer jamais que soi-même paraît de l’ordre de la malédiction. Où est dès lors le bonheur promis par le développement personnel ? Faut-il le chercher dans une certaine indifférence à soi, une large insouciance ? Faut-il l’accueillir comme on accueille la vie, par surprise et par discontinuité ? Autre paradoxe insoutenable, jamais l’humanité n’a fait autant pour exalter l’homme, prolonger sa vie, proclamer ses droits et jamais elle ne l’a autant méprisé. Songeons aux cent millions de morts, victimes de guerres depuis soixante ans. L’homme veut devenir immortel. Ne devraitil pas lutter contre les génocides, la guerre, la faim, les accidents automobiles, la pollution ? Toute autre attitude n’est-elle pas illusion ou hypocrisie ? Mais la mort n’est plus au menu de la vie. Elle est évitée, mise au frigo afin de ne pas nuire à l’épanouissement des vivants. Comme si la mort n’avait rien à dire aux vivants… comme si elle ne faisait plus partie de l’existence ! Et pourtant, l’homme moderne retrouve aujourd’hui des comportements archaïques. La technique des « enfeu » rappelle la surélévation des cadavres que pratiquaient les indiens de l’Alaska. La thanatopraxie qui présentifie le cadavre (le PDG assis à son bureau) est un retour aux pratiques négro-africaines. La cryogénisation qui suspend la dégradation biologique du corps par conservation à basse température est une forme nouvelle que prend l’attente de la résurrection. La multiplication des crémations, en réduisant en poussière le cadavre, vient même donner un sens nouveau à une technique ancienne


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qui le faisait disparaître. De mort, il n’y en aurait plus mais est-on si certain de ne pas être entré dans une logique de mort ?

La mort inexorable Un jour prochain, sera-ce un soir, sera-ce un matin, j’aurai rendezvous avec la mort. Et je ne suis pas seul concerné, chacun y sera confronté, quel que soit son âge. Que ce soit la nôtre ou celle des autres, nous avons tous rendez-vous avec la mort. Un jour ou l’autre, prévu ou imprévu, la mort frappera à la porte. Inexorablement, elle touchera la vie des personnes et le devenir de la société. Elle indique, en fait, une chute que rien ne rachète. Elle est absurde, diront les existentialistes, et le fait de vivre en société ne fait qu’en accentuer le scandale. « Tandis que je vis, écrit Sartre, je peux échapper à ce que je suis pour l’autre… je me fais être ce que je suis… Mais le fait de la mort donne la victoire finale au point de vue de l’autre en supprimant soudain un des combattants. En ce sens, mourir, c’est être condamné à ne plus exister que par l’autre et à tenir de lui son sens et le sens même de la victoire 52. » Selon Sartre, je ne fais pas l’expérience de la mort et celle ci n’appartient pas à la structure de l’être. Mourir, c’est l’instant où il n’y aura plus pour moi de possibilité de vivre. La mort est donc absurde même si elle ne touche pas à la liberté. Il y a deux mille ans, Épicure disait déjà : « Jamais, je ne serai réellement en présence de la mort puisque l’instant où elle sera là, je ne serai plus et tant qu’elle est absente, je suis là et dispose de ma liberté ». Et plus près de nous, Anne Philippe écrit : « La mort, un rendez-vous à la fois iné-

52. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, 1948, p. 628.


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luctable et éternellement manqué puisque sa présence signifie mon absence. Elle s’installe à l’instant où nous cessons d’être 53. » L’avènement de la conscience est évoqué par Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave. « L’éclair de la conscience jaillit sous la contrainte et la menace de la mort, écrit-il. La mort est le maître absolu duquel le maître humain tient son pouvoir de vie et de mort. Elle transcende les adversaires et reste hermétiquement voilée. Par la mort, le moi menacé est dépouillé, réduit au pur moi : par là, il se connaît et se connaît mortel 54. » Pour lui, l’être humain est « la mort qui vit une vie humaine ». Chaque pas dans la vie est anticipation de la mort. Projets, décisions, choix, engagements supposent l’existence de la mort. La liberté elle-même implique que nous soyons mortels. Nous sommes libres parce que mortels et mortels parce que libres ! Ainsi donc pour Hegel, à la différence de Sartre et d’Épicure pour qui elle n’existe que lorsque je cesse d’exister, la mort existe concrètement. Elle marque ma vie à chaque pas tant dans ma conscience que dans ma liberté. Pouvoir se donner la mort est le pouvoir suprême de l’homme. La mort humaine, selon Freud, est un suicide face à l’enjeu et au risque de la vie. La menace de mourir ne fait qu’en allumer la possibilité. Je peux librement me donner la mort. Je peux non seulement mourir mais choisir ma mort, la retarder, voire la nier en me croyant immortel. La liberté grandit dans la mort volontaire et la mort trouve une justification par le sens que je lui donne. L’animal ne meurt pas, il périt, il crève. L’homme sait qu’il meurt alors que l’animal n’en sait rien. Freud joint ainsi, étroitement, le moi et la mort. Le moi abstrait qui subsiste après la mort sera comme un aimant qui attire le candi-

53. Anne Philippe, Le temps d’un soupir, Paris, Julliard, 1963, p. 12. 54. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction Hyppolite, I, p. 158.


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dat au suicide. C’est pourquoi, selon lui, existe-t-il un instinct de mort au fond du psychisme. Toute mort est comme la mort de Narcisse et il y a un charme et un intime narcissisme de la mort. La mort veut le moi, elle l’atteint et l’étreint. Inversement le moi veut mourir, l’instinct suicidaire y est latent. Cependant, le moi ne veut pas mourir n’importe comment. Il veut mourir à sa façon, comme il l’entend. De là, tout un jeu de cache-cache où l’instinct de conservation se met au service de l’instinct de mort. Ajoutons à cela la relation intime avec l’éros, l’instinct de vie et de fécondité. Dans la réalité, l’instinct de mort et celui de conservation de soi l’entretiennent. Bien des névroses trouvent là leur origine tant dans l’affrontement entre les divers instincts que dans le refoulement de l’un ou l’autre d’entr’eux. Aux yeux de la pensée contemporaine, la mort se présente donc selon des perspectives diverses. Pour Sartre, précédé de longue date par Epicure, la mort n’existe pas puisqu’elle surgit lorsque je n’existe plus. Pour Hegel, elle existe bel et bien au point de faire jaillir la conscience et de se confronter à ma liberté. Freud va plus loin : le moi est intimement lié à la mort et l’instinct de mort se trouve en compétition avec celui de conservation de soi. Ces réflexions parlent aux philosophes et aux psychologues, mais n’intéressent peut-être que très peu le lecteur qui cherche à comprendre. Aussi, est-il temps de nous situer personnellement face à la mort. Se penser mort, penser sa propre mort, c’est se placer au-delà d’elle et en quelque façon la dépasser. Plus exactement, c’est dire l’impossibilité de la mort comme néant. Faut-il pour autant y voir une preuve de l’immortalité ? Y aurait-il irréductibilité du moi ? « Pour la conscience, toute mort est un assassinat 55 », fait remarquer Jean Ziegler. Assassinat ou suicide, l’idée de

55. Jean Ziegler, Les vivants et la mort, Paris, Seuil, 1975, p. 269.


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la mort se volatilise dès qu’on l’applique au moi qui s’exprime. De là, le fondement tenace, transcendantal et pas seulement psychologique du souhait diffus d’immortalité ou de croyance générale à une survie. La tradition chrétienne et platonicienne considère ainsi la mort comme un passage, une traversée, une épreuve. « Dans la nuit de la vie, la mort, écrit Siacca, est la lumière, la porte ouverte sur une autre forme d’existence, après la fermeture définitive de notre fenêtre sur le monde. Parce que la mort humaine est mort consciente, conscience de devoir mourir, la mort est un acte et l’homme est immortel 56. » L’attention se concentre alors, comme pour une épreuve décisive, sur la mort elle-même, le mourir, l’acte, l’événement. Non pas l’état de mort si difficile à analyser mais l’instant dont tout dépend, la frontière insolite. Si le dernier instant, le dernier soupir n’était que le dernier d’une série, il s’évanouirait comme les autres sans murmure et sans tapage. L’instant mortel est un « je pense », un « je meurs « qui engendre un « je suis ». Cet instant est révélation de la mort comme le suggère Tolstoï : « Au lieu de la mort, je voyais la lumière. » Dans la nuit obscure de l’agonie, la mort est en effet une grande lumière, une clarté intérieure. Les rescapés de dernière minute en témoignent : la lumière fait irruption et des apparitions radieuses se manifestent ! « L’agonisant sait tout 57 », écrit Pierre-Philippe Druet évoquant le pouvoir révélateur de l’agonie et la vision panoramique des mourants où Bergson voyait une preuve de la conservation intégrale du passé de la mémoire. À l’encontre de l’obscurcissement apparent perçu dans les yeux vitreux et de l’incommunicabilité, l’agonie est une intensification de la conscience, un dur travail de restitution et de transfor-

56. Michele Federico Sciacca, Morte e Immortalità, Palermo, L’Epos, p. 222. 57. Pierre-Philippe Druet, Pour vivre sa mort, Paris-Namur, Sycomore, 1981.


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mation. La mort est révélation de soi. Elle se matérialise au contact d’un moi qui est son unique révélateur. Le mourant voit ce que les vivants ne voient pas, il est un voyant, un visionnaire. La mort est révélation du moi à soi-même : miroir et miroir du miroir. En langage religieux, elle est jugement, jugement de soi par soi. C’est un verdict dans la balance duquel pèse l’acte même de mourir, l’acte où je me fais moi-même tel que je veux être pour toujours. Si nous mourions totalement par effacement, par extinction, nous ne saurions pas que nous mourons, la mort serait la banalité même, sans poids, sans épaisseur, sans profondeur. Or même le ruisseau peu profond est encore l’image d’un gué. Il faut garder à la mort son ambiguïté fondamentale. Si je n’ai pas su que je mourrai, je ne saurai pas que je meurs. Il est absurde de vivre comme un homme et de mourir comme un chien. L’intimité, la familiarité avec la mort est un savoir ancien, enfoui, natal, promis aux métamorphoses et surtout au réveil. Quand il s’illuminera, ce savoir perdra sa saveur étrange. Le désir de mourir dans la dignité est devenu essentiel. La pratique des soins palliatifs y répond depuis vingt ans particulièrement pour le traitement de la douleur. Pendant longtemps en effet, la médecine n’avait pas voulu ou n’avait pas su utiliser la morphine pour calmer celui qui souffre. Actuellement, elle lutte contre la douleur de manière précise et rigoureuse. Entrepris à l’origine pour des malades du cancer en phase terminale, les soins palliatifs furent très vite appliqués aux malades du sida souvent plus jeunes. Aujourd’hui, les cas de grands vieillards aux altérations physiques et psychiques importantes ainsi que les personnes en état végétatif chronique sont aussi l’objet de ces soins. Chez ces derniers, une compétence technique appropriée et une éminente qualité humaine sont requis. Dans la mesure où l’on réduit ou supprime la douleur physique, on restaure des relations plus denses entre celui qui souffre, les soignants et la famille. Cela per-


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met de répondre aux questions que se pose le malade pour aborder avec plus de sérénité l’ultime étape de sa vie. Mais il reste que tous ne partagent pas la même vision de la dignité humaine. La déclaration des droits de l’homme la conçoit comme une réalité morale qui qualifie l’être dans son existence. Les chrétiens pensent de même lorsqu’ils disent que la dignité ne dépend pas de l’état psychique ou social ou culturel. Elle est inaliénable. Une autre conception se fait jour aujourd’hui et affirme que la dignité vient de la capacité de comprendre, de réfléchir, de prendre des décisions et que cela peut être altéré. La dignité est donc biodégradable et pour certains, elle n’existe pas. Et pourtant, bien des malades retrouvent le sentiment de leur dignité lorsqu’on leur renvoie une image positive d’eux-mêmes. Objet d’attentions, de soins, de paroles, le malade perçoit qu’il a de la valeur, qu’il est une personne vivante, digne de vivre et d’affronter les réalités de fin de vie. Par contre, si on laisse entendre à quelqu’un que sa vie ne vaut plus la peine, on dénie sa valeur et on renforce la souffrance psychologique qu’il porte déjà. Il faut dès lors qualifier d’abus de pouvoir le médecin qui donne la mort à quelqu’un, qui pose un acte qui n’est pas d’ordre médical. Soulager la douleur par de la morphine n’est pas à confondre avec le fait de donner la mort. Administrer un cocktail lytique, c’est donner la mort. (Bien souvent d’ailleurs, cet acte n’est pas réponse à la demande d’un malade mais au vœu de la famille ou à une décision du médecin qui ne sait plus que faire pour le patient). Par contre, arrêter un traitement disproportionné est tout à fait justifiable même si cet arrêt est susceptible de laisser la mort faire son œuvre. Il n’y a point là d’euthanasie au sens strict !


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La Vie après la vie Hallucinations, illusions provoquées par un phénomène physiologique, expérience de l’au-delà…, des personnes témoignent d’une Vie après la vie. Ainsi ce témoignage issu d’un sondage organisé par l’institut Gallup en 1994 : » J’étais dans un coma profond et je me suis mis à flotter au dessus de mon propre corps. Je pouvais me promener dans les pièces voisines par la seule force de ma pensée et observer ce que les gens faisaient. Puis je suis rentré dans un tunnel obscur avec une lumière au bout. Tout était paisible et d’une rapidité foudroyante à la fois. Je me sentais merveilleusement bien. Alors j’ai vu défiler mon existence. Enfin j’ai accédé à un environnement d’une beauté surnaturelle, impossible à décrire avec des mots. Une manifestation lumineuse, inspirant la paix et l’amour, me protégeait. Elle m’a dit que je n’avais pas fini ma vie sur terre. Je suis retourné dans mon corps à contre- cœur 58 ». Treize millions d’Américains auraient vécu une expérience à la frontière de la mort appelée NDE (Near Death Experience) et en Europe, d’après les pays, de cinq à vingt-cinq pour cent des sujets réanimés après une mort clinique font état de ce même type d’expérience. Bien des psychologues en donnent une lecture pathologique. Pour eux, cette expérience relèverait d’une dépersonnalisation ou d’une négation de la mort avec régression vers des fantasmes de bien-être intra-utérin. Certains scientifiques y cherchent des causes physiques comme l’hypoxie cérébrale (diminution d’O2 dans le cerveau), l’hypercapnie (excès de CO2 dans le sang), la sécrétion d’endomorphines ou d’enképhalines connues pour être euphorisantes. Docteur en médecine et physicien, Régis Dutheil émet l’hypothèse

58. Actualité des Religions, novembre 2000, p. 36.


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selon laquelle la conscience serait un champ de matière tachyonique (particules à vitesse supérieure à celle de la lumière) ou de matière superlumineuse située de l’autre côté du mur de la lumière. Des prêtres comme Jean Vernette estiment que, si des expériences semblables sont porteuses de paix et de joie, il y a des chances pour qu’elles soient authentiquement spirituelles. Le bouddhisme tibétain, quant à lui, évoque un état de transmigration, un état intermédiaire entre deux incarnations. Quoi qu’il en soit, ces témoignages ne peuvent prétendre être une expérience de la mort puisqu’on en est revenu. Pourquoi ne pas y voir l’avant goût de la plénitude à venir ? Catherine Lemaire, spécialiste des primates, s’est enfoncée dans le sommeil pour retrouver l’homme qu’elle aimait, mort trop tôt. Elle a relaté son expérience dans un livre intitulé Rêves éveillés. L’âme sous le scalpel 59. Pendant deux ans, elle s’est coupée du monde pour retrouver chaque jour, à l’heure de la sieste, un pays inconnu, bien plus réel que tous ceux qu’elle avait visités. Elle ne sait point si elle dormait. Elle s’allongeait et à l’endormissement ou au réveil se passait une rencontre avec celui qu’elle aimait. Comme le rapporte Thérèse d’Avila dans ses extases, elle avait l’impression d’être propulsée corps et âme. « C’était prodigieux, dira-t-elle. J’étais dans les couleurs, dans les parfums, je faisais du rase-mottes sur les plages, je nageais en pleine mer… Parfois, je perdais tout contrôle… je déconnectais… j’expérimentais ce qu’on appelle dans l’hindouisme la kundalini, une impression de fusion avec l’univers ». Son livre est un fascinant témoignage et une enquête rigoureuse sur ce qui se passe dans les états de conscience modifiés. Délires mentaux, visions mystiques, rencontres avec les ovnis, expériences de

59. Catherine Lemaire, Rêves éveillés. L’âme sous le scalpel, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1993.


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mort imminente, transes chamaniques, méditations transcendantales et même anesthésies et comas ont, selon elle, bien des points en commun. « Quand vous êtes impliqué corporellement avec ce que j’appelle un corps de rêve, vous êtes intimement persuadé que là bas est la vraie vie… J’ai découvert la puissance du désir. Celui qui croit qu’il va mourir ou celle qui aspire à retrouver son amant ont le même fantasme : quitter la terre et se projeter dans un au-delà plus accueillant, un paradis céleste. À mon sens, le fameux tunnel… est la résultante d’une très grande attention, une focalisation sur cette lumière, une lumière qu’on désire ardemment atteindre parce qu’elle symbolise la vie. » Le retour à la réalité fut difficile car il s’agissait d’admettre que c’était des hallucinations. Elle expérimentera des techniques de rêve éveillé pour essayer de comprendre. Ces phénomènes impliquent le système limbique situé sous le cortex et se produisent au cours de sommeils partiels ou modifiés. Mais pourquoi, dit-elle, garde-t-on une mémoire si vive de ces hallucinations alors que les rêves classiques sont des souvenirs pâlots ? Entre le rêve hallucinatoire et la prise de conscience, l’étape du sommeil lent a disparu, avance-t-elle comme hypothèse. Pourquoi les mystiques se passeraient-ils de nourriture et de sommeil sinon pour vivre de ces expériences ? L’important n’est-il pas d’être dans un éternel présent en aimant, en admirant ? Alors, la vie et la mort ne sont plus séparées. Créer du ravissement fait plus que rêver, cela fait vivre ! Marie de Henzel 60 a vécu plus de dix ans près de personnes en fin de vie et le titre de son ouvrage Nous ne nous sommes pas dit au revoir donne la clé de son credo. Pour elle, l’au-delà est au-dedans. C’est maintenant qu’il faut faire la paix avec soi-même et avec les autres. Mourir, dira-t-elle, c’est sortir du temps chronologique. Beaucoup

60. Actualité des Religions, novembre 2000, p. 40.


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de personnes en fin de vie pressentent que la mort n’est que sortie du temps, que leur corps participe à quelque chose de plus vaste que la forme qui le constitue. C’est l’acte de s’ouvrir qui compte, même si nous ne savons pas à quoi nous nous ouvrons, même si cela reste un mystère. Elle partage tout à fait l’opinion de Maurice Zundel, un prêtre aujourd’hui mort : « Il ne s’agit pas de connaître le lieu où nous irons après la mort, il ne s’agit nullement d’un après dans le temps ou dans l’espace, il s’agit d’un au-delà qui est au-dedans. » Ainsi, il s’agit moins de vivre après la mort que d’être vivant avant la mort. Se dépasser, s’émerveiller, aimer, créer, c’est participer au monde de l’audelà, c’est vivre sa transcendance. « J’ai vu, au moment du passage, des personnes comme prises dans une passion amoureuse, envahies de vie. Comme si la vie était plus forte ! En revanche, celui qui a vécu en économie de soi, sans expérience de dépassement, se trouve angoissé au seuil de la mort. » Celui qui aime et se sent aimé n’a pas peur de mourir. Il s’est laissé traverser par quelque chose qui le dépasse. Comme le dit très bien une carmélite dans son testament : « Ce qui se passera de l’autre côté quand tout pour moi aura basculé dans l’éternité, je ne le sais pas. Je crois, je crois seulement qu’un amour m’attend. » Gilles Guattari est thérapeute mais aussi formateur reconnu dans les milieux qui s’intéressent aux techniques d’état de conscience modifié. « Ma spécialité, dit-il dans une entrevue 61, est d’aider les gens à comprendre l’origine de leurs problèmes — insomnies, angoisses, phobies… — en retrouvant leur programme d’incarnation. Certains arrivent en disant : « Je ne crois pas aux vies antérieures « ! Je leur réponds : « Ça tombe bien, moi non plus « ! Je suis dans un système d’expérience, pas de croyance. Durant une séance de deux heures, j’amène à se détendre

61. Actualité des Religions, avril 1999, p. 40.


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profondément avec de la musique douce, une couverture pour amener la relaxation. Je demande ensuite à leur conscience supérieure, qui a accès à tout, d’explorer quelque chose qu’il soit important de découvrir aujourd’hui. Certains reviennent à leur enfance, d’autres à la naissance, à la vie prénatale et certains vont ramener des vies antérieures. Je vais accompagner la personne où elle veut aller ». Dans la dynamique karmique, selon lui, la maladie est un signal qui survient nous apprendre quelque chose. Ainsi une religieuse qui se désespérait de ne pas aimer les noirs et qui ramène une vie d’esclave noire morte dans un champ de coton. Elle s’en est allée par la suite comme missionnaire en Afrique ! Pour le bouddhisme, ce qui se réincarne, c’est une personnalité marquée par des passions, des angoisses, des préjugés. Le problème sera de s’en libérer. Selon le psychiatre Jean-Pierre Schnetzler 62, il faut être prudent sur la réalité des réincarnations mais « que ce soit vrai ou non, cela n’a pas d’importance. Il s’agit de mettre en forme des histoires qui ont un sens et dont le signifiant symbolique permet au sujet de se libérer de conflits. Les réels souvenirs antérieurs sont derrière une telle carapace défensive que passer au-delà est très rare et très traumatique ». Quant à Dominique Levadoux 63, elle estime sans avoir aucune certitude de réincarnation que les « états holotropiques », sortie du corps, NDE, rebirth, cri primal, accès à des vies antérieures peuvent être de puissants leviers thérapeutiques dans les problèmes du patient. S’ils sont bien accompagnés, ils peuvent ouvrir sur une véritable dimension spirituelle. « En France, écrit-elle, on balaie d’un revers de la main tout un champ de l’histoire humaine. C’est grave pour les individus qui se sentent rejetés. »

62. Jean-Pierre Schnetzler, De la mort à la vie, Paris, Dervy, 2006. 63. Dominique Levadoux-Feuillette, Renaître. Vers une psychanalyse du souffle, Paris, Dervy, 1997.


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Salut à vous, qui êtes dans cette salle des deux Maât, vous qui êtes exempts de mensonge par essence, qui vivez de ce qui est équitable, qui vous repaissez de ce qui est équitable devant Horus-qui-est-dans-son-disque. Sauvez-moi Baba, qui vit des entrailles des grands, en ce jour du grand dénombrement [des péchés]! Me voici venu à vous, sans péchés, sans délits, sans vilenie, sans accusateur, sans quelqu’un contre qui j’aie sévi. Je vis de ce qui est équitable, je me repais de ce qui est équitable. J’ai fait ce dont parlent les hommes, ce dont se réjouissent les dieux. J’ai satisfait Dieu par ce qu’il aime: j’ai donné du pain à l’affamé, de l’eau à l’altéré, des vêtements à celui qui était nu, une barque à celui qui n’en avait pas, et j’ai fait le service des offrandes divines pour les dieux et des offrandes funéraires pour les bienheureux. Alors, sauvezmoi, protégez-moi, ne faites pas de rapport contre moi devant le grand dieu! Je suis quelqu’un dont la bouche est pure, dont les mains sont pures, quelqu’un à qui il est dit «Viens en paix!» par ceux qui le voient; car j’ai entendu cette conversation que l’Âne a tenue avec le Chat dans le temple de Celui qui ouvre la bouche, et j’ai été témoin, en tant que Celui dont le visage est derrière lui, quand il poussa un cri; j’ai vu la division du perséa près de lui, à l’intérieur de Rosetaou. Je suis un homme respectable pour les dieux, celui qui connaît leurs besoins. Je suis venu ici pour témoigner de la vérité, pour mettre la balance dans sa position exacte à l’intérieur du royaume des morts. Ô Celui qui est haut sur son pavois, Maître de la couronne-atef, à qui on a donné le nom de Maître des souffles, sauve-moi de tes messagers faiseurs de plaies, instigateurs de sanctions, qui sont sans indulgence;car j’ai pratiqué l’équité pour le Maître de l’équité. Je suis pur, mes membres antérieurs sont purifiés, mes membres postérieurs sont purifiés, mon torse a été dans la fontaine de l’équité, il n’y a pas en moi de membre exempt d’équité. Je me suis lavé dans la fontaine du Sud, j’ai fait halte dans la ville du Nord, la campagne des sauterelles, dans laquelle se lave l’équipage de Rê à la deuxième heure de la nuit et à la troisième heure du jour, et dans laquelle les dieux se complaisent à passer nuit et jour. Le livre des morts égyptiens in Le Livre des Sagesses, Bayard 2002, p. 1111.


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La mort transcendée « En ce temps là, j’étais un cygne qui avait trois petits. Comme la sécheresse sévissait et qu’il n’y avait plus de nourriture, je déchirai ma chair pour les sauver… » Ces deux phrases nous plongent dans le récit édifiant où le Bouddha se remémore sa vie passée et raconte son long cheminement vers l’Éveil. Dans sa dernière existence humaine, il est fils de roi, promis à un destin royal. Diverses rencontres successives avec un vieillard, un malade, un mort, un ascète vont pourtant le décider à renoncer aux honneurs. Il se retire dans la forêt, porteur de la question de la souffrance. Une nuit, absorbé dans la méditation, il se souvient d’une de ses vies passées, puis de deux, puis de cent, puis de toutes. Il est capable de s’y découvrir en animal, en dieu et en homme. Il se rappelle chacun de ses plaisirs, chacune de ses souffrances. Au petit matin, il comprend enfin la nature de la souffrance, son origine, sa fin et le chemin pour s’en libérer. Il est désormais un Bouddha, c’est à dire un éveillé, qui se réveille d’un songe immémorial, celui du samsara. Celui-ci est le cycle infini des vies et des morts où chacun renaît en fonction de ses actes passés. Le bouddhisme affirme donc comme l’hindouisme le principe d’une continuité de vie en vie. Il y a transmigration et personne ne peut comprendre pleinement la souffrance qu’une fois ses vies passées et celles d’autrui remémorées. Dans la réalité, visible et invisible se côtoient. Méditations, visions, rêves sont des lieux de passage vers d’autres plans du réel. Aux adeptes d’hier et d’aujourd’hui de la méditation s’offre la possibilité de communiquer à travers le temps et l’espace. Pour beaucoup, au Tibet, la réincarnation est toujours une évidence quotidienne ! N’entend-on pas dans les conversations courantes : « Cette femme me plaît mais je n’arrive pas à la séduire. Peut-être, dans une vie prochaine » !


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Selon le brahmanisme hindou, après le décès, une âme indépendante du corps quitte la dépouille mortelle pour pénétrer dans une nouvelle enveloppe comme l’on passe d’une chemise à une autre. L’hindouisme ne connaissait pas la doctrine de la réincarnation dans ses débuts. Elle n’apparaît que dans la fusion avec les religions védiques. Elle est commandée par les vies antérieures et dépend de la loi du Kharma. Quant au bouddhisme, s’il rejoint les perspectives de l’hindouisme, il se concentre sur la délivrance, le détachement face aux illusions du désir. La réincarnation apparaît dans ces deux perspectives comme une nouvelle chance, celle d’être libéré. En son terme, elle conduira au nirvana bouddhique par un état de non-désir. On trouve des parallèles en Occident dans la tradition orphique grecque du vie siècle av. J.-C. à laquelle Pythagore et Platon furent très attachés. De même, la gnose et le milieu hellénistique du iie siècle ap. J.-C. affirmeront l’immortalité de l’âme, le cycle des naissances et des morts ainsi qu’une roue du destin à laquelle tous sont soumis avant la délivrance finale. La foi chrétienne ne confesse pas une survie. Elle fait face à la mort et dit la résurrection. La résurrection n’est pas le prolongement de la vie mais une manière d’être, une façon d’exister qui est à la fois incarnée et à la fois comme suspendue à Dieu. D’une part, la mort existe bel et bien et met un terme à l’existence. C’est un mal que de nier la mort. Vouloir s’en rendre maître sera reçu comme un refus de Dieu. Le chrétien est en fait invité à passer d’une vie naturelle, désirée et fantasmée comme éternelle à une mort dont la reconnaissance est dense d’une vie différente, plus forte et plus réelle. La mort pour lui ne sera donc pas simplement naturelle. D’autre part, l’homme existe à travers un corps qu’il a reçu à la naissance. Ce corps qu’il habite de l’intérieur le rend présent à lui-même et au monde. Plus qu’un corps appelé à survivre, l’être humain est une personne avec conscience d’exister et de


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se réaliser. Et si la mort du corps humain apparaît normale, celle de la personne sera éprouvée comme contraire à son origine et à sa destinée. Dans la Bible, elle ne cesse d’être vue comme une puissance qui agresse l’œuvre divine. L’homme créé par Dieu est bien plus qu’un élément de la nature, il est une personne chargée de gérer la création et de vivre en relation avec Dieu et avec d’autres. Et quand il est aux prises avec la mort, il la reçoit comme une blessure que Dieu seul pourra guérir. Dès lors, la question du chrétien n’est pas que dire ou que faire devant la mort pour la surmonter mais bien qu’est-ce qui, au plus intime, le fait vivre, d’une vie qui est plus que biologique. Le face à la mort transformé en un face-à-face avec Dieu, est-ce la vision chrétienne de la mort ? Constatons d’abord que la reconnaissance de Dieu et de la résurrection ne se fait pas de prime abord. Il faut du temps pour expérimenter la vérité du corps, saisir les limites du créé et en tirer les conséquences. De plus, la foi en la résurrection ne peut être isolée d’un rapport à soi, à la création ainsi qu’à la religion. En réalité, la foi chrétienne s’affirme d’abord par une appartenance au Seigneur : « Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur 64. » Et de cette expérience découlera la foi « en la résurrection de la chair et à la vie éternelle », comme l’exprime le Credo. Saint Paul l’écrit bien aux chrétiens de Corinthe : « Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera nous aussi avec Jésus et nous placera près de lui… C’est pourquoi nous ne faiblissons pas. Au contraire, si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour 65. » Vécue non pas seul mais en communauté, la foi devient progressivement une réalité qui colle à la vie. Elle se

64. Romains 14, 8. 65. 2 Corinthiens 4, 14-16.


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célèbre dans la prière et l’eucharistie autour du Ressuscité, elle s’exprime dans les divers éléments de la vie comme la maladie et la mort, elle se saisit avec les nouveaux baptisés qui la découvrent à neuf. Elle devient alors espérance avec ses rêves pour aujourd’hui et demain. Parler de résurrection plutôt que d’immortalité, c’est donner tout son poids au caractère unique de chacun. Non seulement, Jésus est ressuscité des morts mais chacun est appelé à vivre la même expérience. Il s’agit de passer par la mort et d’entrer avec tout ce qu’on est personnellement de liberté, d’amour, de créativité, de relations, dans cet au-delà où il nous précède. Parler de résurrection des corps, c’est souligner l’identité et la présence d’une personne dans un corps promis à la gloire. Oui, le face à face avec Dieu nous est promis. Reste à nous brancher sur lui dès aujourd’hui et à faire confiance à son Fils Jésus. Dès maintenant, nous sommes renvoyés à un Autre ! La résurrection des corps apparaît impensable pour la biologie. Elle ne peut se comprendre en fait que par une certaine conception de l’être humain en rapport avec le monde. L’être humain n’est pas seulement un primate évolué, redressé sur le plan physique mais il possède également une vie psychique et spirituelle. Doué d’une vitalité propre, le corps humain est plus qu’un objet, il fait partie d’un être doué d’humanité, il est un être pensant et un être aimant. Il importe donc de ne pas réduire l’identité humaine à un simple corps de chair ou à l’inverse d’en faire une abstraction. La nature aura-t-elle raison de mon identité humaine lorsque mon corps de chair s’en ira comme objet ? La mort réduit tout homme au silence mais détruit-elle tout l’homme, le mène-t-elle au néant ? Lorsque les chrétiens parlent d’un Christ Ressuscité, que disent-ils ? Il est clair qu’ils ne parlent plus d’un corps biologique mais d’un corps transcendant les lois de la nature. Le corps glorieux, ressuscité du Seigneur n’est plus dominé par la nature. Il en sera de même du nôtre mais nous ne pouvons en faire


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l’expérience sur terre. Il reste que si l’expérience du corps ressuscité n’est plus possible, nous pouvons dès maintenant expérimenter la foi en la résurrection et découvrir dans le Christ Ressuscité la transfiguration de la nature humaine. Chacun y retrouvera sa dignité et sa singularité !

La mort du Christ La question de la mort renvoie pour les chrétiens à la mort du Christ. Essayons d’en découvrir la signification et la portée pour aujourd’hui. Face à l’événement insensé de la mort de Jésus, mort qui mettait fin aux espérances soulevées par sa vie, les premiers chrétiens se sont ressaisis en lui opposant leur expérience du Christ Vivant. Au fait brutal de la mort, ils opposent le fait merveilleux de la Vie. « Si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité, de même aussi ceux qui sont morts, Dieu les ramènera par Jésus et avec Lui 66. » Les premiers chrétiens ont montré par leur attitude de joie dans la persécution et la souffrance qu’ils croyaient à la vie qui triomphe de la mort. Ils ont manifesté que le sens de la mort, Dieu le donne dans la gloire de la résurrection. « Voici l’agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. » Cette formule liturgique par laquelle le prêtre présente le pain consacré aux fidèles durant l’eucharistie a fait résonner jusqu’aujourd’hui dans la pensée chrétienne une perception de la mort de Jésus comme un sacrifice expiatoire pour les péchés. Cette vision rejoint le thème archaïque du bouc émissaire. Les péchés sont transférés sur Jésus et il

66. 1 essaloniciens 4, 14.


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les emporte dans le néant de sa mort. Il est conduit hors de la ville et exécuté sur le Golgotha comme le bouc chargé du mal qu’on précipite dans le désert. Une remarque s’impose cependant : le Christ était victime consciente et il y consentait par amour pour les pécheurs. Si ce thème dit bien la notion de sacrifice, il ne peut rejoindre la véritable pensée chrétienne. Aujourd’hui, on ne peut qu’être énervé par la théorie de saint Anselme reposant sur l’idée romaine de justice entre l’homme et Dieu et sur le thème germanique de l’honneur et de l’offense à réparer. Le péché est offense à Dieu et la colère de ce dernier ne pourra se calmer que par une juste réparation ! « Si une pareille théorie a pu naître et s’imposer, écrit Vergote, c’est en raison de représentations archaïques… En d’obscures régions de son psychisme, l’homme est hanté par l’idée d’un Dieu méchant, surmoi monstrueux, double agrandi du fantasme œdipien du père jaloux qui exige le sacrifice de la vie comme prix de son amour 67. » Mais nous pouvons faire appel au sacrifice de communion qui dans la Bible et dans la plupart des religions constitue le rite religieux le plus accompli. Il fait partie de la loi de l’échange, processus fondamental de la culture. Les hommes offrent une victime à Dieu et Dieu se relie à l’homme par la victime instituée en signe sacré. À la veille de sa mort Jésus instaurera un rite que ses fidèles vivront comme un sacrifice de communion. Il l’institue en vue de son absence. C’est à son corps livré pour eux qu’ils communieront pour qu’ils puissent être livrés à leur tour. C’est son sang versé pour la multitude qu’ils recueilleront pour qu’ils puissent verser le leur par amour. Jésus dépasse le sacrifice et fonde sa religion non sur un sacrifice mais

67. Antoine Vergote, Mort pour nos péchés, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1984, p. 59.


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sur son humanité même. En lui se croisent la montée humaine vers Dieu avec son désir de réconciliation et la descente de Dieu vers le monde avec sa capacité de pardon. Dès lors, c’est par sa vie entière et pas seulement par sa mort que Dieu passe en l’humanité. Jésus a bien perdu la vie mais pour qu’elle renaisse. Il nous faut dépasser une approche de la croix par trop réaliste. Certes, Jésus est bien mort sur la croix, victime du péché du monde. Mais ce qui s’est passé au calvaire dépasse de loin les apparences. Comme le disent les Pères de l’Église, derrière les bras du Fils rivés à la croix se trouvent les bras du Père plein de miséricorde accueillant ses enfants. Et sur la croix, les signes de l’amour sont donnés à profusion par Jésus. Soulignons l’attention à sa mère, l’accueil du bon larron, le pardon accordé aux bourreaux jusque la confiance renouvelée en son Père. La croix dès lors, en fonction de tout ce qui s’y passe, symbolise que la vie, pour ne pas mourir, demande à consentir à la mort. Et l’article du Credo : « Il descendit aux enfers » indique que la vie profonde de Jésus se poursuit après sa mort, même si son corps meurt réellement sur la croix. Celle-ci met en évidence l’irruption de la vie divine et l’abandon de l’orgueil qui ferme l’homme sur lui-même. Jésus par sa mort rend Dieu « crédible », il le manifeste à notre cœur comme digne de confiance et d’amour. Bien plus, sa mort est l’acte par lequel Dieu se révèle au monde. En le voyant mourir, le centurion romain témoin de la scène s’écrie : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu 68. » Sa mort offre à tous les hommes la possibilité de croire au Dieu sauveur puisqu’il révèle un salut sans condition, par la foi seule 69. Dieu se présente sur la croix dans une fragilité désarmante.

68. Marc 15, 39. 69. Romains 3, 28.


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En se taisant au calvaire, il accepte de rester inévident ou du moins ne veut pas faire nombre avec nos évidences. En ne s’imposant pas, il se fait connaître comme un Dieu qui se fait chercher et se donne. En se révélant dans un événement plutôt que dans un discours, il montre que la foi n’est pas le simple produit de raisonnement. Pour les mystiques, c’est de la croix que nous vient le don de l’Esprit. Ils rejoignent en cela l’Église primitive qui voyait dans l’eau surgie du côté du Christ le symbole de l’Esprit 70. Avant le Christ, tous les hommes ne parvenaient pas à croire comme Dieu demandait à être cru. Le Christ a rendu cette foi possible en communiquant son propre Esprit. Ce dernier suscite la foi et la connaissance de Dieu. Il facilite l’activité de l’intelligence, du cœur, de la volonté pour qu’ils adhèrent à Dieu. Jésus le Nazaréen, cet homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme selon le plan bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies. Mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir… Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité, nous en sommes tous témoins. Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l’Esprit Saint promis et il l’a répandu, comme vous le voyez et l’entendez… Que toute la maison d’Israël le sache en certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié. Discours de Pierre au jour de Pentecôte Actes des Apôtres, chap. 2, 22-36

70. « Un des soldats, d’un coup de lance, le frappa au côté et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau » (Jean 19, 34).


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Comme un fruit de sa mort, le Ressuscité répand son Esprit sur ceux qui croient en Lui. Cet Esprit animera l’Église et se répandra dans le cœur des croyants. Il sera l’âme de sa liturgie et de tous ses sacrements. Depuis la Pentecôte, il sera comme un feu dans le cœur de ceux qui annonceront la Bonne Nouvelle. Sur la croix elle-même, Jésus manifestera qu’il a de quoi revivifier l’humanité. L’Esprit qu’il répand est celui du Père et du Fils. « En livrant le Christ pour nous, écrit Joseph Moingt 71, Dieu le met au monde comme un fils, il le met en terre comme une semence pleine de vie… il le laisse conquérir et affirmer son autonomie de sujet… il nous livre dans le Christ une partie de lui-même, un autre lui-même… Enfin quand le Christ a remis son souffle à Dieu et que Dieu le ressuscite, la résurrection apparaît comme l’acte par lequel Dieu engendre le Christ à la vie et lui donne son Nom comme à son Fils en lui disant : « Tu es mon Fils, c’est moi qui t’engendre aujourd’hui 72. » La mort du Christ en croix nous révèle Jésus dans sa gloire de Vivant, victorieux de la mort. Elle est l’acte décisif où se joue le sort de l’univers, un événement qu’on peut appeler eschatologique. La mort de Jésus a valeur universelle et définitive. On ne lui arrache pas sa vie, c’est lui qui la donne pour la vie du monde 73. Il vient réconcilier, réintroduire dans la grâce et dans son peuple le pécheur repentant. Il se manifeste comme possédant la vie, sans aucune limitation de degré ni de temps, à l’égalité de Dieu. Il ne peut plus connaître la mort ; il lui a donné sens. Bien plus, il donne la Vie à ceux qui croient en Lui ! Le Christ est ainsi révélé comme le Premier né de la créa-

71. Joseph Moingt, Mort pour nos péchés, op. cit., p. 159. 72. Actes des Apôtres 13, 33. 73. Jean 10, 15-17.


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tion 74, le premier né d’une multitude de frères, de ceux qui ont eu part à son Esprit 75. Et Dieu se révèle comme un Père plein d’amour, révélation qui provoque notre amour. Le Dieu trinitaire est plénitude, il se suffit à lui-même, il est à lui seul un univers de relations. Il n’est pas comme les dieux des nations qui ont besoin de s’occuper des hommes pour rivaliser de puissance entre eux. Les théologiens diront que « la révélation de la Trinité dans la Passion du Christ est à la fois la manifestation de l’immanence de Dieu dans l’histoire et la sauvegarde de sa transcendance : l’infinité de sa vie intime nous est accessible 76 ».

74. Colossiens 1, 15. 75. Romains 8, 15-17. 76. Joseph Moingt, op. cit., p. 161.


Deuxième partie

La société d’aujourd’hui



4. Plongée dans le relatif Un vent de relativisme Les hommes de sciences savent depuis longtemps que leurs connaissances sont relatives. En effet, la méthode expérimentale n’est pas en capacité d’observer ou d’expérimenter l’ensemble du réel. Bien plus, les instruments de mesure ou d’observation ne sont fiables que dans certaines limites. Et c’est une évidence souvent expérimentée durant les derniers siècles que de nouvelles observations ou de nouvelles découvertes vont remettre en question des théories établies et déclarées fiables. En sciences, rien n’est donc jamais définitif et dès lors toute position est relative. Ainsi en est-il de la recherche actuelle sur certaines étoiles non visibles à qui on a donné le nom de « trou noir ». Déjà en 1783, Joint Michell, professeur à Cambridge, faisait remarquer qu’une étoile suffisamment massive et compacte aurait un champ gravitationnel si intense que la lumière ne pourrait s’échapper. Tout rayon de lumière émis à sa surface serait retenu par l’attraction gravitationnelle avant qu’il n’ait pu aller très loin. Il devrait y en avoir un grand nombre dans l’univers. Nous ne pouvons les voir mais nous pouvons ressentir l’effet de leur attraction. Des observations existent à leur propos comme celles de Maarten Schmitz (1963) et de Jocelyne Bell (1967), celles aussi concernant Cygnus X1. Dans notre galaxie, leur nombre est sans doute supérieur à celui des étoiles visibles qui est de l’ordre de cent milliards. Leur attraction gravitationnelle pourrait expliquer le fait de la rotation sur elle-même de


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notre galaxie et sa vitesse. Et même, selon certains, son centre pourrait être un immense trou noir avec une masse d’environ cent mille fois celle du soleil ! Le relatif en sciences auquel s’ajoute le subjectivisme de la pensée, qui permet à chacun de décider par lui-même, a suscité une pensée qui s’est transformée aujourd’hui en un vent de relativisme. Avec le temps, à force d’aborder la réalité avec des doutes et des questions, il s’est créé comme une perte de confiance en tout ce qui est présenté comme un absolu. Les certitudes du croyant ont été ébranlées. L’engagement familial s’est fragilisé. Le souci d’une vie sociale s’est atomisé. Et comme pour amplifier le souffle destructeur des certitudes, la fin du siècle dernier a vu se multiplier l’information sur toute chose et rendre presque instantanée la vitesse de la communication. Les écrans de télévision qui habitent actuellement la plupart de nos maisons nous ont parlé, images à l’appui, de tout. L’information y défile et rend difficile de se faire une opinion. Puisqu’il y a différentes religions, toutes les religions se valent et pour beaucoup, aucune n’apparaît nécessaire. Puisque la télévision nous a dit qu’un tel est pédophile, il doit nécessairement l’être, même s’il ne l’est pas. Le relatif est présent dans la famille et la remet complètement en question jusqu’à faire éclater son modèle monogame. Il est présent partout tant dans le domaine religieux que le relationnel, le social, le politique. Dès lors, à qui ou à quoi se fier ? Où est la vérité ? Est-elle limitée à « C’est mon choix » ou y a-t-il des critères pour la discerner ? La vérité serait-elle devenue subjective ou pire, sensitive ? Quel crédit accorder à l’option : « C’est vrai puisque je le sens comme cela » ? Et qu’en sera-t-il de la vérité dans une heure lorsque ma sensation sera modifiée ? Nous baignons en plein relativisme et nous n’avons plus le temps de nous faire des certitudes ! Xavier & Caroline n’ont plus le temps de se situer, pressés, courant de tout côté. Les journées commencent


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tôt pour être à l’heure au travail. Leurs deux petits doivent être placés avant de prendre le train. Les activités en soirée seront nombreuses. Bernard & Nancy n’ont plus le temps de voir leurs enfants sinon lorsque les week-ends, souvent nourris d’activités domestiques, permettront de freiner quelque peu la machine infernale. Auront-ils encore le temps de les voir lorsqu’ils auront passé le seuil de l’école et que leur temps disponible se nourrira d’activités nombreuses et plurielles ? Le troisième millénaire, de par ses moyens de communication et d’information, offre en effet une infinité d’activités possibles. L’information est un bien et elle est devenue pratiquement simultanée grâce à la radio, la télévision, l’Internet. Les communications sont rapides et beaucoup ont leurs moyens propres de déplacement. Reste la question du temps, le temps de s’arrêter, le temps de rencontrer, le temps de s’informer, le temps de se déplacer, le temps de se retrouver. Cette question induit fatalement la relativité, celle de l’importance de l’activité, du déplacement mais aussi celle de la qualité du temps vécu et de la maturation des choix. Que d’arrêts devant la télévision qui mordent sur le repos nécessaire de la nuit ! Que de recherches sur le net qui prennent plus de temps que prévu ! Que d’activités entreprises alors que le temps nous a manqué de faire des choix judicieux ! Que reste-t-il de temps disponible pour être soimême ? Il n’est pas étonnant que, la conscience tranquille, certains chrétiens en arrivent à dire : « Je n’ai plus le temps d’aller à la messe » ! Quelle place peut tenir l’eucharistie du dimanche dans cette multiplicité d’activités auxquelles on croit devoir faire face ? Nous sommes entrés dans l’ère du faire et dès lors du relatif. À voir la multiplicité des activités prévues dès le plus jeune âge, « faire des choses » est aujourd’hui une nécessité ! Ce sont elles qui situent et valorisent ! L’absence d’activité apparaît inacceptable. Le temps pour être a comme disparu et le temps de la gratuité s’est comme volatilisé. Et


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pourtant, l’être humain qui cherche à être bien dans son corps n’a-til pas besoin de temps pour être et pour exister ? Oui, prendre le temps Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée… La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues — jetée d’un extrême à l’autre : du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit Saint Paul à propos de l’imposture des hommes, de l’astuce qui tend à les induire en erreur. Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner «à tout vent de la doctrine», apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. On est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs. Nous possédons, en revanche, une autre mesure : le Fils de Dieu, l’homme véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme… Une foi adulte et mûre est une foi profondément enracinée dans l’amitié avec le Christ. C’est cette amitié qui nous ouvre à tout ce qui est bon et qui nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité… Dans la mesure où nous nous rapprochons du Christ, la vérité et la charité se confondent aussi dans nos vies. La charité sans vérité serait aveugle ; la vérité sans charité serait comme « une cymbale qui retentit ». Cardinal Ratzinger Homélie de l’entrée en Conclave, le 18 avril 2005


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de sentir qu’on existe pour soi et aussi pour d’autres. La conscience de soi disparaît à force de courir et de faire, parfois même jusqu’à son extinction. Comment s’étonner de l’absence de repères pour les choix à réaliser si on n’a plus de temps pour penser ? Encombrés d’activités les plus diverses, beaucoup ne distinguent plus l’essentiel de l’accessoire, le but des moyens pour y parvenir. Peuvent-ils encore donner sens à leur vie ? L’époque est à l’évasion pour ne pas affronter le réel. La jeunesse trouve dans la drogue ou dans la dérision la sensation du plaisir passager. Ne plus penser, trouver de quoi s’amuser ou s’éclater, obtenir par tout moyen, y compris la violence, des possibilités d’évasion et des sensations de plaisir. Un certain nombre d’individus se sentent perdus et il n’est pas inutile de s’arrêter pour y voir clair. Comment s’étonner de l’absence de silence s’il est nécessaire de s’étourdir de bruit ? Quand l’être manque d’intériorité et ne peut plus exprimer sa réalité profonde, n’engendre-t-il pas un déficit de générosité et de gratuité ? Notre monde court de trop et n’arrête pas de stimuler le changement. Nous avons besoin de repères qui nous permettent de retrouver des perspectives sur Dieu, sur la science, sur nous-mêmes. Ils nous permettront de poser des jalons pour l’avenir. Ce livre est tout entier en quête de ceux-ci. Partant du temps qui nous presse et de sa relativité, ce chapitre approfondit la relativité des sciences et de la connaissance. Il constate l’étonnant principe d’incertitude et Dieu comme hypothèse plausible. Il s’arrêtera longuement, pour ceux qui désirent le creuser, au rapport entre la science et la foi. Dieu n’a pas disparu de l’univers humain ; il veut toujours le bonheur de l’homme et est capable de le réaliser. Voilà bien une raison pour s’arrêter et tout simplement, Le chercher ou demeurer avec Lui !


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La découverte du relatif Aristote et Newton croyaient tous deux en un temps absolu. Ils pensaient que l’on pouvait mesurer sans ambiguïté l’intervalle de temps séparant deux événements et que cet intervalle serait le même quelle que soit la personne qui le mesure pourvu que l’on ait une bonne montre. Pour eux et pour bien des gens aujourd’hui, le temps était complètement séparé et indépendant de l’espace. L’astronome danois Christensen Roemer observa en 1676 que les disparitions des lunes de Jupiter derrière cette planète n’étaient pas également espacées dans le temps. Roemer remarqua que les éclipses de lune de Jupiter étaient d’autant plus tardives que nous étions loin de la planète géante, car il ne faut pas oublier que puisque la Terre et Jupiter tournent toutes deux autour du soleil la distance entre elles varie. L’astronome affirma que cette différence d’espacement était liée à la lumière des lunes qui mettait d’autant plus de temps à nous atteindre que nous en étions plus éloignés. Cette observation prouvait que la lumière voyageait à vitesse finie, vitesse qui est aujourd’hui fixée à trois cent mille kilomètres à la seconde. En 1865, le physicien anglais Maxwell élabora une véritable théorie de la propagation de la lumière. Celle-ci se propage à une vitesse donnée comme des rides à la surface d’un étang. Si la longueur d’onde (distance de crête à crête) est d’un mètre ou plus, on appelle ces ondes « des ondes radio ». Si elles sont inférieures, on les appelle « des ondes infrarouges ». Celles comprises entre quarante et septante nanomètres sont appelées « ondes de lumière visible » et celles inférieures à quarante nanomètres, des rayons ultraviolets (UV), puis des rayons X, puis des rayons γ. En 1905, Einstein émet sa théorie de la Relativité qui repose sur le postulat que toutes les lois de la physique sont les mêmes pour tous les observateurs se mouvant librement quelle que soit leur vitesse.


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C’était vrai pour les lois de Newton, mais aussi pour la théorie de Maxwell et la vitesse de la lumière. Tous les observateurs devraient mesurer la même vitesse de la lumière quelle que soit la vitesse de leur déplacement. Il en déduit l’équivalence de la masse et de l’énergie exprimée par la célèbre équation : E = mc2 (E = énergie, m = masse, c = vitesse de la lumière). Il en déduit aussi la loi voulant que rien ne puisse se déplacer plus vite que la lumière. Il bouleverse par là la théorie de Newton qui voit des vitesses différentes pour la lumière en raison de l’équation : V = e/t, alors que tous les observateurs sont d’accord sur la vitesse de la lumière. Il met aussi par là un terme à l’idée d’un temps absolu. Chaque observateur a sa propre mesure du temps. Nous devons accepter que le temps ne soit pas complètement séparé de l’espace ni indépendant de lui mais qu’il se combine à lui pour former un ensemble appelé espace temps. Chaque événement peut ainsi être spécifié par quatre nombres ou coordonnées, trois définissant un point particulier de l’espace et un, la mesure du temps. Il est impossible d’imaginer un espace à quatre dimensions. N’est-il pas déjà difficile de visualiser l’espace à trois dimensions ? Cependant, il est facile de tracer des diagrammes à deux dimensions comme l’est la surface de la terre (latitude et longitude). On peut dès lors faire des diagrammes où le temps est mis en ordonnée (en verticale) et une des coordonnées spatiales en abscisse (à l’horizontale). Cela s’appelle un diagramme espace-temps. Illustrons notre propos (voir page suivante) par l’effet d’un rayon de lumière venant du soleil qui met quatre ans pour aller du soleil à l’étoile Alpha du Centaure. En ordonnée, nous indiquons le temps mesuré en années et en abscisse, la distance du soleil à Alpha du Centaure. Puisque la vitesse de la lumière est la même quelle que soit la vitesse de la source, l’éclair de lumière émis à un instant particulier en


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5–

3–

Ra yo nl um ine ux

Temps (en années)

4–

2–

1–

0–

Alpha du Centaure

Soleil 0

10

20

30

Distance du soleil en 1000000000000 de miles

un point de l’espace va grandir, au fur et à mesure que le temps s’écoulera, comme une sphère de lumière dont la grandeur et la position sont indépendants de la source. Après un millionième de seconde, la lumière sera étendue jusqu’à former une sphère de trois cents mètres de rayon ; après deux millionièmes de seconde, ce sera six cents mètres et ainsi de suite comme les ondes qui s’étendent à la surface d’un étang quand un caillou y est lancé. Si le soleil devait cesser de briller en un moment précis, cela ne toucherait pas la vie sur terre au même moment. Nous ne saurions cela qu’après huit minutes, le temps que met la lumière à nous parvenir du soleil. De la même manière, nous ne savons pas ce qui arrive en ce moment dans l’univers car la lumière que nous captons venant des galaxies lointaines les a quittées, il y a huit milliards d’années ! Sans cesse, nous


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devons nous redire que lorsque nous regardons dans une région de l’univers, nous regardons dans le passé. La théorie de la relativité a donc mis fin à l’idée d’un temps absolu. L’espace et le temps sont maintenant des quantités dynamiques car lorsqu’un corps se meut, quand une force agit, cela affecte la courbure de l’espace et du temps et en retour cette structure affecte la façon dont les corps se meuvent et dont les forces agissent. Nous sommes passés d’un univers statique à un univers dynamique en expansion qui semble avoir commencé il y a un temps fini et qui pourrait se terminer à un instant donné dans le futur. De plus, le second principe de la thermodynamique pose que dans tout système clos, le désordre encore appelé entropie croît toujours avec le temps. Ceci nous permet de donner une direction au temps que nous pouvons représenter avec une flèche thermodynamique qui indique comment croît l’entropie, une flèche psychologique selon laquelle nous sentons le temps passer et nous souvenons du passé et aussi une flèche cosmologique selon laquelle l’univers se dilate au lieu de se contracter. Hawking 77 montre que la flèche thermodynamique va dans le sens de l’entropie parce qu’il y a plus d’états désordonnés que d’états ordonnés. La flèche psychologique va dans le même sens car on peut se souvenir du passé et non de l’avenir. Quant à la flèche cosmologique, on peut supposer qu’elle va aussi en ce sens parce qu’une phase de contraction ne permettrait pas l’existence d’êtres intelligents. En effet pour survivre, les êtres humains doivent consommer de la nourriture, une forme ordonnée d’énergie, et la convertir en chaleur. La poursuite de la vie en ce monde implique une direction qui se tourne vers l’avenir.

77. Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, 1989, p. 188.


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Le relatif dans l’univers Hubble démontra en 1920 que notre galaxie, celle de la voie lactée, n’était pas unique et qu’il y en avait beaucoup d’autres. Il constata que certains types d’étoile avaient toujours même luminosité à condition qu’elles soient proches pour qu’on puisse la mesurer. En mesurant ces types d’étoile dans diverses galaxies, on peut déterminer la distance de ces galaxies. Il le fit pour neuf galaxies différentes. Ainsi savons-nous maintenant que notre galaxie de type spirale a pour diamètre cent mille années lumière et qu’elle tourne lentement sur elle-même. Notre soleil n’est qu’une étoile ordinaire de grandeur moyenne et de couleur jaune située près du bord intérieur de l’un des bras spiraux. Des galaxies, il en est une centaine de milliards contenant chacune quelques centaines de milliards d’étoiles. Les études faites par analyse spectrale et par effet Doppler ont montré que la plupart des galaxies s’éloignent de nous et que ce décalage était proportionnel à la distance qui nous séparait de la galaxie. Plus la galaxie était loin, plus elle s’éloignait de nous. L’univers était donc en expansion et non pas statique, la distance entre les galaxies augmentant en permanence. Il ne fallut pas longtemps à l’abbé Lemaître, alors professeur à Louvain, pour émettre l’hypothèse de l’atome primitif qui, il y a quinze milliards d’années, aurait comme explosé. Aujourd’hui, cette hypothèse est devenue une théorie qui a pris le nom de Big Bang dont j’ai parlé abondamment dans mon premier livre 78. L’information actuelle suggère que l’univers s’étendra probablement toujours. Nous pouvons en être sûrs, même s’il devait se rétracter, il ne le ferait pas avant dix milliards d’années. Il n’y a donc point à s’inquiéter !

78. Paul Druet, Saisir la Vie, op. cit., p. 22 à 25.


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En 1926, Heisenberg formula son principe d’incertitude : « Plus on essaie de mesurer la position d’une particule avec précision, moins on dispose d’une valeur précise pour sa vitesse et vice versa. » Il démontra que l’incertitude de la position de la particule multipliée par sa vitesse et multipliée par la masse de la particule ne peut jamais être plus petite qu’une certaine quantité que l’on nomme « constante de Planck ». Ce principe eut de profondes répercussions puisqu’il mit à mal le déterminisme en sciences. Il conduisit Heisenberg avec l’aide de Schrödinger à reformuler la mécanique en fonction du principe d’incertitude que l’on appellera la mécanique quantique. Les particules n’y ont plus de positions tranchées, bien définies ni de vitesses que l’on pourrait observer. Elles ont un état quantique, combinaison de leur vitesse et de leur situation. La mécanique quantique introduit donc en sciences un élément d’imprécision et de hasard. Elle nous donne pour une observation donnée une probabilité d’existence. Einstein s’y opposa fermement malgré la contribution importante qu’il y apporta. Il n’a jamais admis que l’univers soit gouverné par le hasard et il l’a exprimé par une formule devenue célèbre : « Dieu ne joue pas aux dés. » Quoi qu’il en soit, la théorie fut couronnée de succès parce qu’elle s’accorde parfaitement avec l’expérience. Elle soutient la science moderne et la technologie qui en découle. « Elle gouverne le comportement des transistors et des circuits intégrés qui sont les composants essentiels des engins électroniques comme la télévision et les ordinateurs, et c’est aussi la base de la chimie moderne et de la biologie 79. » Maxwell avait souligné que la lumière se propageait comme une onde, les quanta de Planck nous font penser qu’elle est composée de

79. Stephen Hawking, op. cit., p. 83.


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particules. Le principe d’incertitude laisse entendre que les particules se comportent à certains égards comme des ondes puisqu’elles sont étalées selon une certaine distribution de probabilité. La mécanique quantique fait apparaître que les ondes et les particules encore appelées photons décrivent en fait le même phénomène. Il sera parfois plus commode de considérer les particules comme des ondes et parfois les ondes comme des particules. Conséquence importante, on peut observer des interférences entre deux ensembles d’ondes ou de particules. Les deux ensembles s’annuleront alors l’un l’autre au lieu de s’additionner. Ce phénomène d’interférence a été décisif pour comprendre la structure des atomes. Jadis, on pensait que les atomes ressemblaient aux planètes tournant autour du soleil, leurs électrons étant conservés sur orbite par l’électromagnétisme. Avec la mécanique quantique, on peut avancer que les électrons se comportent comme des ondes dont la longueur dépend de la vitesse.

Dieu, hypothèse inutile Tel est le titre que donne le père Édouard Boné à son livre 80 sur les rapports de la science et de la foi. Parlant du monde, il ouvre un chapitre par cette interrogation : « Création biblique jaillissant des mains de Dieu ou explosion d’un atome primitif ? » La question est importante mais au dire des vrais scientifiques, tant croyants que non croyants, il n’y a jamais eu de problème à ce sujet. Croyants ou non croyants, ils savent bien que leur démarche est différente tant dans son objet que dans ses étapes. La démarche scientifique repose sur

80. Édouard Boné, Dieu, hypothèse inutile, Bruxelles, Racine, 1999.


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l’observation et l’expérience. Elle présente le mérite d’être objective et vérifiable. La démarche du croyant repose sur l’existence d’un Dieu créateur et sur la relation que l’on peut établir avec Lui. Elle est subjective et s’attache à la parole d’un autre. Et le scientifique sait qu’il ne travaille pas les sciences comme il pourrait éventuellement accueillir la foi. Et le véritable chrétien sait que l’on n’accueille pas la foi comme on aborde l’expérience ou l’observation. Plus fondamentalement, le scientifique sait qu’il essaye d’analyser le réel pour en découvrir les lois qui l’établissent ou le font fonctionner ; le croyant est à la recherche de Dieu et de son projet d’amour sur le monde. Le vieux cardinal Baronius avait bien raison lorsque au xvie siècle, il précisait : « La Genèse ne nous dit pas comment tourne le ciel mais comment on y entre, de quoi est faite la terre mais comment on y vit, d’où vient l’homme mais plutôt où il est appelé et comment il faut y tendre. » On s’accorde généralement à lier le commencement des temps modernes à trois noms : Galilée, fondateur de la physique dynamique, expérimentateur et astronome ; Francis Bacon, qui a construit la théorie de la méthode expérimentale ; et René Descartes, avec sa théorie de la connaissance. Cette modernité est née dans la civilisation chrétienne et ne s’est pas formée en opposition à la religion. Simplement, la religion chrétienne a rendu la modernité possible parce qu’au lieu de reposer sur des rites, elle consiste dans un acte d’engagement de foi, un acte que seule peut effectuer une personne libre. Cet acte énonce et accomplit la relation personnelle de foi et d’amour avec Dieu. La foi chrétienne est un rapport personnel à un Dieu personnel. La foi au Dieu unique nous est venue par un fait historique, l’initiative que Dieu a prise de s’adresser à un individu humain et de se déclarer le Dieu personnel. Celui qui dit « Je crois en Dieu » affirme Dieu en vérité et en le disant, on ne se demande pas si c’est vrai ou si c’est fictif, on fait


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confiance. Cette foi ne repose pas sur des expériences affectives ni sur des réflexions concernant les phénomènes du monde mais sur l’écoute de Dieu qui est venu le trouver. Ce respect de la personne, de la relation présente au cœur du christianisme fera que sous l’influence de la rationalité grecque, un certain nombre de penseurs établiront les bases logiques de la philosophie, des sciences et du droit. Ainsi le juriste hollandais Hugo Grotius influencé par Érasme élabore-t-il une philosophie du droit qui raisonne « etsi Deus non daretur » (« comme si Dieu n’existait pas »), autrement dit un droit humain qui fait abstraction des références théologiques au droit de Dieu. Et Jean Pic de la Mirandole, au xve siècle, fait dire au démiurge créateur d’une de ses pièces : « Ô Adam, nous ne t’avons pas donné une place déterminée, pas une forme propre, pas de dons déterminés… de sorte que tu puisses les obtenir selon ton vœu, selon ta volonté. Tu es le seul être que ne lie aucune limite, si ce n’est celle de ta volonté que je t’ai donnée 81. » On peut dire qu’une des caractéristiques essentielles de la modernité est la conscience que l’homme est créé avec une liberté dont le véritable but et le sens résident dans l’autoréalisation de l’être humain. Tous connaissent la célèbre phrase de Descartes « Je pense, donc je suis ». La nouveauté qu’il apporte réside dans son exigence de penser par lui-même la vérité au point de commencer par douter de tout jusqu’au moment où il acquiert la certitude de dire vrai. Chez Descartes, la vérité est devenue identique à la certitude, avec tous les problèmes que cela comporte. Le doute est principe de recherche méthodique de la vérité, avec la certitude anticipée de pouvoir la trouver. Son projet induit une rupture avec la coutume médiévale de se référer à des autorités et de les commenter. De plus en recherchant

81. Cité par Antoine Vergote dans Modernité et christianisme, p. 40.


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la vérité certaine, il met au centre de la conscience la conscience ellemême. La voie est ainsi tracée vers le subjectivisme dans la culture et la pensée. La religion chrétienne ne s’en tirera pas sans se demander s’il y a encore une vérité autre, spécifique, qui serait révélée dans et par la relation à autrui. L’histoire montrera les problèmes posés par l’intersubjectivité et le rapport de l’homme à Dieu. Le croire sera soumis à la question pour savoir s’il n’est pas une connaissance incertaine, une croyance puisque je n’ai pas de certitude sur la révélation. Le projet scientifique noué à la renaissance ne venait pas s’opposer à la religion. Il cherchait simplement à décoder les lois de la nature, identifier les mécanismes et comprendre la genèse, le devenir de la matière et de la pensée. Il ne venait pas remplacer mais compléter l’intelligence du monde. C’est le même Dieu, en effet, qui en créant l’univers a créé l’intelligence critique, scientifique et même technique. Dès lors, on pouvait affirmer que ce que Dieu nous donne dans sa révélation ne saurait contredire ce qu’il nous promet de découvrir par notre intelligence. Il suffit de respecter les deux démarches, celle de la foi et celle de la science, respecter leur spécificité sous peine d’entrer dans la confusion et de ne plus rien comprendre. On peut sans doute avancer que la science explique le comment tandis que la foi cherche à répondre au pourquoi et à dire le sens. Mais toujours, la vraie science avoue ses limites et son caractère provisoire. La rationalité scientifique est nécessairement réductrice, limitée, balbutiante, relative. Il en est de même de la Révélation car l’intelligence que nous en avons est, elle aussi, balbutiante, sujette à l’erreur tout autant qu’à l’approfondissement. Et cela est vrai tant pour les croyants individuels que pour l’Église dans son ensemble et jusqu’au sommet de sa hiérarchie. Tout ceci s’est bien illustré au cours du temps dans les matières d’origine, de création et d’évolution.


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Seigneur mon Dieu, tu es si grand ! Vêtu de splendeur et d’éclat, Drapé de lumière comme d’un manteau, Tu déploies les cieux comme une tenture. Il a fondé la terre sur ses bases, Elle est à tout jamais inébranlable. Tu l’as couverte de l’océan comme d’un habit ; Les eaux restaient sur les montagnes… Il a fait la lune pour fixer les fêtes, Et le soleil qui sait l’heure de son coucher. Tu poses les ténèbres, et c’est la nuit Où remuent toutes les bêtes des bois. Les lions rugissent après leur proie Et réclament à Dieu leur nourriture. Au lever du soleil ils se retirent, Se couchent dans leur tanière, Et l’homme s’en va à son travail, A ses cultures jusqu’au soir. Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Tu les as toutes faites avec sagesse, La terre est remplie de tes créatures… Tous comptent sur toi Pour leur donner en temps voulu la nourriture : Tu donnes, ils ramassent ; Tu ouvres ta main, ils se rassasient… Toute ma vie, je chanterai le Seigneur, Le reste de mes jours, je jouerai pour mon Dieu. Que mon poème lui soit agréable ! Et que le Seigneur fasse ma joie ! Psaume 104


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Il existe aujourd’hui des personnes pour qui une lecture fondamentaliste de la Bible est essentielle. La création s’est déroulée en six jours et les étapes savamment agencées, de la lumière jusqu’à l’homme avec une femme fabriquée de l’une de ses côtes. Pendant des siècles, avant que la science n’intervienne, des épopées et des récits religieux ont voulu répondre aux questions essentielles : d’où venons-nous, quel sens a ce monde, la souffrance, la mort… Le livre de la Genèse a rempli cette fonction dans le milieu judéo-chrétien. Depuis un siècle pourtant, les spécialistes en littérature et en Écriture Sainte ont montré l’influence exercée par les traditions sumériennes et babyloniennes sur la Bible. Mais ils ont souligné combien les auteurs inspirés en ont changé l’esprit et le sens. Les deux récits de la création montrent de façon imagée une expérience religieuse fondamentale : Dieu est Créateur et nous sommes créatures à partir d’un Dieu spirituel, libre, infiniment sage qui veut le bonheur de sa créature. La Genèse propose non pas une histoire naturelle mais une histoire sainte. Aussi les affirmations de ces récits mettent-elles bien en évidence, d’une manière grandiose, imagée et naïve le fait que le monde est créé, c’est-à-dire qu’il est dans la main de Dieu, et qu’il existe une relation particulière de l’homme avec Dieu. Peut-on reprocher à ceux qui ne savaient rien de l’atome, de la biochimie et de l’anatomie comparée de s’être contentées des récits de la Genèse pour parler des origines ? Il existe d’ailleurs des hommes de sciences, comme le professeur Georges Lemaître qui, en 1934, pouvait proposer à l’Académie royale de Belgique une leçon sur l’univers en expansion et être plus tard choqué par le discours de Pie XII à l’Académie pontificale des Sciences qui considérait l’hypothèse de l’atome primitif comme une preuve de l’existence de Dieu. Le savant professeur ne voulait en rien confondre la démarche scientifique et sa théorie physique des origines avec la perspective d’une création par Dieu. Le Big Bang n’a rien à voir avec la


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Création sur laquelle il ne peut rien dire. La notion de création échappe à la science quand elle dit que le monde est créé parce qu’il est l’intention et le projet de Dieu, un Dieu qui le suscite, le porte dans ses mains et l’accompagne dans son cheminement.

Sciences et foi 82 Faire coexister en soi ce que la démarche scientifique nous dit des commencements et ce que la démarche de foi nous dit de la Création n’est pas chose aisée. Elle demande de creuser en profondeur la démarche et l’activité scientifique comme de percevoir le contenu réel des textes concernant la Création. Les sciences de la nature prétendent décrire une réalité qu’elles n’ont ni inventée ni produite de toute pièce. Nous cernons facilement la réalité d’une table ou d’une chaise mais comment cerner celle d’un électron, d’un cerveau, de la lumière ? Les sciences y parviennent en la saisissant à divers niveaux s’emboîtant les uns dans les autres. Ainsi en est-il des molécules qui se définissent comme un ensemble de protons, de neutrons et d’électrons alors que protons et neutrons se définissent à partir des quarks… La réalité physique est comme un emboîtement de niveaux reposants sur les particules élémentaires. La réalité, en sciences, ne peut dès lors être comprise qu’à la lumière du « réductionnisme ». Ce réductionnisme ne signifie pas qu’on ne puisse tout prédire à un niveau fondamental mais il produit une conception qui évacue la question du sens. « La vision du monde du réductionnisme, écrit

82. Cette partie semble difficile. Elle n’est pas nécessaire à la suite de l’ouvrage. Elle se veut réponse à la demande de ceux qui voulaient approfondir le rapport entre Science et Foi.


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Weinberg 83 est glacée et impersonnelle. » On cherche à saisir l’élémentaire mais il n’y a plus de profondeur au réel. Tout devient emboîtement et technique. Il n’y a plus ni sentiment, ni âme, ni transcendance… Il n’y a plus d’orientation au temps et dès lors à notre existence malgré ce que nous en avons dit plus haut. La démarche scientifique atteint bien le réel mais elle ne le saisit que par un regard qui le décompose et le réduit selon une hiérarchie de niveaux s’emboîtant les uns dans les autres ! « Par la science, nous nous imaginons souvent avoir abordé aux sphères essentielles du Monde, aux régions les plus denses de l’Univers, au domaine de la consistance et de l’absolu. En fait, nous ne sommes arrivés en la suivant qu’aux extrêmes limites inférieures du réel, là où les êtres sont les plus appauvris et le plus raréfiés. Nous voulions l’unité, la synthèse ; nous les avons trouvées l’une et l’autre, mais pas la synthèse supérieure de richesse, pas l’unité de concentration — ce que nous tenons, c’est l’unité d’appauvrissement dans l’homogène, la synthèse par atténuation des caractères 84. » Les sciences atteignent donc bien le réel mais sur le mode d’une analyse et d’une réduction. Leur succès en est une preuve significative. Mais ce qu’elles en livrent a-t-il un rapport étroit avec les propriétés que la réalité possède effectivement ? La réponse à cette question dépend de notre conception de la connaissance, de notre type d’épistémologie. Ce type peut être conventionnel comme pour Poincaré et la science n’est alors qu’un ensemble de conventions qui « sauvent les phénomènes ». Ainsi disait-on que les idées darwiniennes résument les observations mais elles ne décrivent pas la réalité en soi.

83. Steven Weinberg, Le rêve d’une théorie ultime, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 58. 84. Pierre Teilhard de Chardin, Science et Christ, Paris, Seuil, 1965, p. 54.


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Ce type peut aussi être totalisant comme le positivisme et la science atteint alors la description complète de la réalité. En ce cas, le discours scientifique atteint le principe, la plénitude du réel en toutes ses dimensions. À la suite de Dominique Lambert, adoptons une épistémologie de type réaliste. Quand on voit le travail de laboratoire pour éliminer les artéfacts et les limites des instruments de mesure, il faut affirmer que le scientifique cherche à décrire la réalité en tant que telle et ne se contente pas d’observations. Cependant, dans la ligne de la philosophie des sciences, il est bon de dire que la connaissance est toujours en partie liée à une activité constituante du sujet connaissant. Le réel ne se donne qu’au travers de cadres théoriques et empiriques que l’on se forge soi-même. Ainsi la théorie de l’évolution n’est pas seulement une sorte d’hypothèse pour sauver des observations sur des fossiles, elle dit quelque chose de concret sur le développement de la vie. Ce qu’elle en dit est lié à des médiations (datation, interprétation) qui sont à la fois nécessaires et limitatives. « Le caractère constitutif et historique de la connaissance, écrit Dominique Lambert, son caractère potentiellement révisable déterminent les contours d’un réalisme critique que nous semble être une épistémologie adéquate pour comprendre les scientifiques d’aujourd’hui 85. » Les sciences sont encore porteuses d’une charge éthique en raison de leur incarnation dans une époque et des imaginaires dans lesquels elles se développent. Songeons aux multiples questions bioéthiques d’aujourd’hui. Cette charge bioéthique repose sur le regard objectivant et analytique qui décompose et recompose le réel. Beaucoup de pratiques scientifiques sont indemnes de pressions ou de manques de respect pour l’humain. Mais il est des intérêts humains qui font fi de l’envi-

85. Dominique Lambert, Sciences et théologie, Namur, Presses Universitaires, 1999, p. 33.


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ronnement, du respect de la dignité de l’être humain ! Les sciences touchent directement à la réalité humaine et sont à ce titre porteuses de toutes les richesses mais aussi des limites spécifiques de l’humanité. La création pour la théologie est une relation par laquelle Dieu pose le monde dans son existence, par surabondance de sa vie divine. Dieu fait surgir le monde, l’espace, le temps, la matière dans son être en ne se fondant sur aucune réalité préexistante. Saint Thomas dit bien : « La foi seule établit que le monde n’a pas toujours été et l’on n’en peut fournir de preuve démonstrative 86. » La Création pose en fait le monde dans une autonomie réelle quoique toujours en relation à Celui qui le pose dans son être. Dieu est bien présent au monde mais sa présence n’est pas asphyxiante pour l’être. La Création invite à prendre l’univers au sérieux avec ses lois propres, avec sa consistance. Elle donne un fondement réel à notre liberté, à notre autonomie. Et si le projet de Dieu est d’appeler l’homme à une relation d’amour avec lui, se peut-il qu’il existe de l’amour sans une réelle liberté, sans une distance qui laisse l’autre être l’autre ? Comme je l’ai développé dans mon premier livre, le prologue de l’évangile selon saint Jean nous dit bien que le Christ est celui par qui Dieu crée. « Au commencement était le Verbe… Tout fut par Lui et rien de ce qui fut ne fut sans Lui 87. » Et Adolphe Gesché souligne : « Une fois que Dieu a engendré son Fils, une différence de lui-même, il peut vraiment créer autre chose, à l’image de cette différence. Dès lors aussi cette différence devient “différance” (Derrida) : tout comme il y a un “écart”, une “distance” en Dieu, le monde créé devient un lieu spa-

86. omas d’Aquin, Somme théologique, question 46, art. 2. 87. Jean 1, 1-3.


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cieux, espace ouvert à l’altérité 88. » Cet espace sera le lieu où la création se dit et advient ! Mais le Christ est aussi celui qui récapitule toute chose en lui comme l’évoque saint Paul. Jean-Michel Maldamé, s’inspirant des réflexions de Teilhard de Chardin, souligne que « la tradition biblique par le terme de Règne de Dieu désigne l’action d’un Dieu unique et séparé qui n’est pas confondu avec le cours naturel des choses. L’action humaine- celle de Jésus comme celle de tout homme libre- suppose une initiative et une distance 89 ». Comment dès lors voir la présence de Dieu au monde ? On peut à la suite des premières pages de la Genèse la représenter comme « le souffle de Dieu qui planait sur les eaux ». Il est celui qui inspire le prophète et fait l’Église. C’est alors au niveau de la vie profonde de l’homme que se manifeste cette présence de l’Esprit au monde. Il ne s’agit en aucune façon d’un Esprit dans la matière car l’Esprit plane « au-dessus « des eaux. C’est au cœur de l’homme que se situe la présence immanente de Dieu au monde. On peut voir cette présence comme le fruit d’une sagesse, d’une intelligence en ce sens que la structure du cosmos procède d’une intelligence mais n’est point la pensée divine et à fortiori n’est pas Dieu. Dieu est bien présent mais discrètement et il respecte l’autonomie propre de l’univers de l’homme. Dieu est bien la Cause première mais il ne s’identifie pas aux causes secondes physiques. Cette cause est proprement métaphysique et la science ne peut en aucun cas la détecter à moins qu’on ne puisse faire référence aux lois physiques. Voir la Création comme une relation implique qu’on laisse à Dieu son droit à la créativité, à l’innovation dans le respect de notre autonomie qu’il veut en même

88. Adolphe Gesché, Le cosmos, Paris, Cerf, 1994, p. 158. 89. Jean-Michel Maldamé, Le Christ et le Cosmos, Paris, Desclée, 1993, p. 197.


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temps promouvoir. Une relation se doit d’être sans cesse nouvelle et bilatérale. Oui, Dieu soutient le monde mais pas comme le crochet du porte manteau soutient le vêtement. À certains moments, il peut animer certaines personnes de sa transcendance. Cette animation ne vient pas détruire la nature mais tout au contraire la parfaire, lui donner un accomplissement qu’il n’aurait jamais pu atteindre par ses propres forces. Soulignons encore que le Credo de Nicée proclame « l’Univers visible et invisible ». Il indique par-là, semble-t-il, la création angélique mais il vient très à propos nous aider à interpréter l’irruption du mal dans notre histoire. « Le mal ne vient pas de Dieu ni totalement de l’homme mais d’un refus opposé à Dieu, antérieur à l’humanité et concernant justement ce monde invisible… Le mal dont parle la Bible vient avant tout d’un refus de Dieu, d’un repli de la créature sur elle-même, voulant librement se passer de Dieu, refusant sa dépendance ontologique vis à vis de son Créateur 90. » Ce mal, le Christ le prendra sur lui afin que la vie soit donnée en abondance et que tout soit récapitulé en Christ. Toute la théologie de la Création doit être vue dans la perspective d’une relation, d’une alliance entre Dieu et le monde… alliance qui deviendra éternelle en dépassant le repli de l’homme en ses origines. Si l’homme a reçu une véritable consistance, une réelle autonomie, il s’ensuit que l’homme doit pouvoir découvrir par lui-même une série de vérités. Le concile Vatican I affirme qu’il ne peut y avoir de désaccord profond entre la raison et la foi. Certes, il y eut des désaccords, des conflits mais peut-être, le dogme fut-il mal compris, mal exprimé ou encore la raison humaine s’est-elle trompée ! Aussi peut-on avancer que dans le dialogue entre sciences et foi, la vérité scientifique éta-

90. Dominique Lambert, op. cit., p. 59-60.


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blie ne peut infirmer un contenu dogmatique essentiel. On peut dès lors tenir que le dialogue entre science et foi est une nécessité tant pour la foi que pour la science. Le fidéisme pour qui la raison n’est d’aucun secours pour la foi ne peut qu’isoler la foi dans son domaine. Le rationalisme qui dit que la foi est obstacle à la découverte de la vérité se coupe d’une part de vérité ! Ce dialogue implique que l’on ne réduise pas l’activité scientifique à une activité purement utilitariste et technique mais qu’elle soit comme toute activité humaine soumise à l’interrogation éthique. Sans doute faut-il aussi faire appel à la philosophie pour que les notions de transcendance et de sens ne soient pas laissées de côté. Pour le croyant, la science comme telle a valeur théologique en tant que recherche de la vérité ainsi que le met bien en évidence le livre de la Sagesse (Sg 7, 15-21). Sciences et foi peuvent-elles aller de pair dans la découverte du monde ? Nous refusons de prime abord tout concordisme, cette position exégétique qui consiste à rechercher un accord direct entre l’Écriture et les connaissances scientifiques telle l’identification des jours bibliques de la Création avec les grandes périodes géologiques. Cette position nie le caractère historique de la révélation biblique et néglige tant les vérités scientifiques que philologiques. Le concordisme se traduit aujourd’hui dans toute position qui relie « immédiatement » un résultat scientifique et une donnée biblique. Lorsqu’il est ontologique, il mène au panthéisme ou à la négation de Dieu, lorsqu’il est épistémologique à l’athéisme et au fondamentalisme, s’il est éthique à une morale sociobiologique. Le « discordisme » quant à lui, adopte la position inverse. Il repose sur l’hypothèse que science et foi sont deux ordres de réalité complètement différents dont les discours et les choix n’ont pas de lien entre eux. Ce discours débouche souvent sur une sorte de positivisme chrétien qui fracture l’unité et la vie. Cherchons donc le dialogue et le lieu où il peut se jouer.


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Au niveau ontologique, il importe de penser le rapport entre Dieu et l’Univers en maintenant la transcendance du premier et en respectant l’autonomie du second. En parlant de l’univers, des réponses partielles indiquent la grande probabilité d’une géométrie spatiale adéquate à l’équation de Wheeler-DeWitt et de conditions permettant une vie évoluée de type humain. Mais ceci ne nous dit rien sur l’existence de l’univers et sur sa source elle-même. C’est ici que peut se greffer une théologie de la Création qui est présentée comme une relation métaphysique par laquelle Dieu pose l’univers dans son être. Cette relation implique de la part de Dieu de poser un acte qui à la fois le fait exister et institue une différence fondamentale qui empêche la confusion entre Dieu et le monde. Le théologien ne superpose pas sa conception mais vient rejoindre le physicien en lui donnant accès à une réponse qu’il ne peut trouver par ses méthodes. La foi chrétienne ira plus loin en affirmant l’autonomie de l’univers en même temps que la transcendance de Dieu. Elle insistera sur la relation qui unit Dieu au monde tout en maintenant une différence significative. Jean Ladrière 91 parlera de finalité d’intention et de but à ce propos. L’univers n’est pas un pur chaos, il est structuré, il vit en fonction de lois, il semble posséder certaines régularités. Quant au monde vivant, il se donne des fonctions qui sont finalement des buts que se donnent certains organes. Et l’homme le fera bien plus. Mais la finalité ne peut se réduire à une réalité du monde matériel, ce qui explique le refus de la finalité par les scientifiques. La relation de Dieu au monde vient apporter à celui-ci une position ou mieux une proposition. Il vient l’inviter à un advenir, l’appeler à un déploiement. Et cette finalité ne permettra aucune confusion entre Dieu et l’univers

91. Jean Ladrière, La philosophie et la Science, Paris, Cerf, 1998, Introduction.


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car Dieu agit d’une autre façon que les causes physiques. Si l’articulation du monde à Dieu est pensée sur le mode relationnel, rien n’interdit d’ailleurs à Dieu d’intervenir effectivement dans le monde, dans le respect de ce dernier et de l’homme. Dieu n’est pas absent du monde, il est plutôt un Dieu caché parce que son action se veut discrète dans le respect de l’autonomie. Le monde n’est pas abandonné de Dieu, il est en relation avec Lui, capable de faire toute chose nouvelle. Il en est de même dans le cœur de l’homme ! Au niveau épistémologique, disons que les sciences ne naissent pas de rien. Elles présupposent l’existence d’un monde, d’un langage, d’une logique, d’une certaine vérité. Le discours scientifique renvoie donc à des présupposés métaphysiques. D’où vient tout cela ? Et puis, quel en est le sens ? Quel est le sens d’un sourire que je peux décrire biologiquement mais qui veut dire tout autre chose ? Comme le met bien en évidence Christian De Duve dans son livre Poussière de Vie 92, les lois fondamentales de la physique et de la chimie sont telles que la vie devait apparaître comme une conséquence inéluctable d’un déterminisme purement matériel. À cela, la théologie vient apporter un surcroît de sens. Au niveau éthique, la science ne peut se suffire pour éclairer complètement ses choix. Elle appelle à une réflexion philosophique et à une évaluation des actes et des productions scientifiques. Songeons à la différence entre un ovule fécondé et non fécondé, quel respect faut-il avoir pour la vie humaine commençante ? L’éthique doit y jouer son rôle par les valeurs qu’elle propose. Que dire encore des choix scientifiques faits par certaines entreprises où la considération de l’humain disparaît devant l’appât de gains finan-

92. Christian De Duve, Poussière de Vie, Paris, Fayard, 1995.


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ciers ? L’éthique a ici sa place à jouer et l’éthique chrétienne est porteuse de sens ! Quand les sciences ont fait découvrir au croyant les multiples richesses de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, il lui est facile de rendre grâces à Dieu comme le font depuis trois mille ans les psaumes. Les cieux ne proclament-ils pas la gloire de Dieu ; le firmament ne raconte-t-il pas l’ouvrage de ses mains ?

C’est toi qui as créé mes reins, Tu m’abritais dans le sein maternel. Je confesse que je suis une vraie merveille, Tes œuvres sont prodigieuses : Oui, je le reconnais bien. Mes os ne t’ont pas été cachés Lorsque j’ai été fait dans le secret, Tissé dans une terre profonde. Je n’étais qu’une ébauche et tes yeux m’ont vu. Dans ton livre ils étaient tous décrits, Ces jours qui furent formés Quand aucun d’eux n’existait. Dieu ! Que tes projets sont difficiles pour moi, Que leur somme est élevée ! Je voudrais les compter, Ils sont plus nombreux que le sable. Je me réveille, et me voici encore avec toi. Psaume 139, 13-18


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« Nous n’avons pas besoin, écrit Dominique Lambert, des sciences pour pouvoir, en admirant la création, louer le Créateur, mais les sciences nous en offrent une occasion supplémentaire, à condition que nous acceptions une ascèse patiente qui consiste à ne pas chercher Dieu directement dans l’ordre du créé et à gravir prudemment les marches d’une herméneutique qui respecte la science dans sa méthodologie propre de réduction. Cette ascèse peut paraître frustrante. Il serait plus simple d’affirmer que le Big Bang prouve l’existence de Dieu, que l’immensité de l’univers et la complexité de la vie humaine sont des preuves de sa toute puissance. Cependant, quelque chose de l’autonomie du créé et de la vraie grandeur de Dieu serait perdu 93. »

93. Dominique Lambert, op. cit., p. 135.


5. Emportée par la technique De l’homo faber à la technique À la différence des singes, les australopithèques dont la naissance remonte à plusieurs millions d’années se tenaient debout sur leurs pattes de derrière. Tout nous fait penser que cette station debout leur permit de se déplacer et de trouver ainsi de quoi manger dans la savane environnante. En dégageant l’usage de leur main, elle offrit à leurs descendants l’emploi de l’outil et le perfectionnement de celuici. L’émergence de l’homme s’est ainsi accompagnée de l’invention de l’outil que nous pouvons découvrir dans les « industries acheuléennes 94, moustériennes… » C’est l’opposition du pouce à l’index qui rend possible l’outil de l’homo faber 95. Cet outil fera le lien entre le corps et la matière travaillée. Il offrira à l’homme la possibilité d’exercer un travail, de réaliser une œuvre avec une réelle efficacité. Les Grecs appelaient technè le savoir-faire des artisans qui fabriquaient et utilisaient les outils. Pour les Grecs et longtemps encore pour les hommes du Moyen Âge, les artistes étaient les artisans qualifiés et non pas ceux qu’en référence aux « beaux-arts », on désigne aujourd’hui sous ce terme.

94. Industrie acheuléenne : outils primitifs découverts à Saint-Acheul, en France. 95. Homo faber : « l’homme travailleur », dont l’homo habilis est significatif. On peut le dater de deux millions d’années.


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Ce n’est qu’aux Temps modernes que l’artisan se transforme en travailleur utilisant des techniques, mettant en œuvre le savoir des sciences. Les conséquences de ce changement, disons récent par rapport à l’histoire de l’humanité, vont bouleverser cette histoire. Le « technicien » va remplacer l’homo faber. L’invention, l’extension et l’efficacité grandissante des instruments techniques sera un des phénomènes les plus importants de cette époque. Autant que faire se peut, les outils seront remplacés par un outillage aussi « automatisé » que possible. La science révèle des énergies latentes ou enfouies et arrache des secrets jusque là cachés sous la face externe de la vie, de la matière et du cosmos. Elle apprend à maîtriser ces énergies et fait apparaître les lois qui les régissent. La technique au sens moderne prolonge la science. Grâce à l’homo faber devenu « ingénieur », elle construit des machines au programme rationnellement établi. Cellesci produisent ou captent des énergies et fabriquent les biens souhaités. La machine à vapeur en est un des premiers modèles. Elle sera au point de départ de la révolution industrielle qui modifiera la culture et conduira aux révolutions sociales. Ces derniers siècles, le travail et le style de vie ont changé. L’outil était adapté au corps humain. La machine, par contre, fonctionne par elle-même à partir d’une énergie disponible. Ce n’est plus l’homme qui dirige la machine. La machine impose ses conditions à l’être humain. La technique vient briser le pacte de l’artisan avec les choses, avec la nature et même avec ceux pour qui il travaille. L’instrument technique est programmé pour produire des objets destinés à des consommateurs ou utilisateurs. Ceux ci seront souvent étrangers et lointains ! Bien plus, durant ces dernières décennies, l’automation et la technique aura fait grandir l’efficacité humaine. L’important sera de produire le plus de biens possibles et de diminuer le nombre de personnes nécessaires à cette production. Nous entrons dans le monde


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de l’économie. Celle-ci va régir le monde du travail tant dans son organisation que sa distribution et son financement. De l’outil au service de l’homme, nous passons à l’homme au service de la machine et de la finance. L’essentiel devient la gestion. Elle se doit d’être rationnelle, techniquement éprouvée et largement productrice. Pour atteindre ses buts, elle devient non seulement nationale mais internationale. Le système économique domine l’homme qui l’a inventé. Ainsi, en cas de superproduction, l’ordre économique forcera-t-il les autorités politiques à stimuler la consommation des biens, voire à les détruire comme ce fut le cas dans la crise de « la vache folle ». À tout moment, il stimule la consommation de nouveaux biens pour maintenir en activité les outillages techniques et leurs sociétés. La technique a incontestablement libéré l’homme d’une certaine servitude. Elle l’a, par contre, enchaîné à un processus qui détruit son devenir et son être profond. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique mais il faut pourtant mesurer les dangers qu’elle fait courir par la puissance qu’elle développe. Souvent, cette dernière échappe à tout contrôle. Qu’on songe à l’épuisement des richesses du sol, aux effets de la bombe atomique, aux manipulations génétiques ! Le danger le plus grave est cependant de ne plus s’y retrouver en tant qu’être humain. Avec la technique, bien des projets humains sont rencontrés et deviennent réalisables. Avec elle, l’homme perd une part de sa liberté car les choix qu’elle lui impose le diminuent souvent tant au plan éthique que spirituel. L’homme n’en vient-il pas à confondre la fin et les moyens ? Il devient « l’homme unidimensionnel », pris sans autre horizon que la spirale de la production et de la consommation !


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De l’humain à la machine « Si le discours médiatique, écrit Jean Claude Guillebaud, est un bon indicateur de l’opinion, alors on doit enregistrer qu’un lieu commun y est quotidiennement colporté, répété, claironné. Celui-ci : l’homme est un animal comme les autres 96. » Jamais, l’animal n’a occupé une telle place dans la vie humaine. Les rayons des supermarchés lui offrent chaque mois une nourriture toujours plus variée, plus riche, plus dispendieuse. Les cliniques pour chiens, les salons de toilettage, les cimetières pour animaux se multiplient à grand frais. Comme l’écrivait Jacques Monod, « on sait aujourd’hui que de la bactérie à l’homme, la machinerie chimique est essentiellement la même, dans ses structures comme dans son fonctionnement 97 ». L’homme est ainsi réduit par certains à l’état d’animal. Aujourd’hui, un dogme pose le principe, à travers l’ADN, d’une unité structurelle du vivant. Et les gènes humains partagés à nonante-huit pour cent avec les chimpanzés en sont un superbe exemple ! La technique des xénogreffes, devenue courante aujourd’hui, en est un autre. Elle implante dans le corps humain des tissus ou des organes d’animaux à des fins thérapeutiques. L’homme vivra par exemple avec un cœur ou un foie d’animal. La route est tracée pour que certains suppriment les différences essentielles qui les distinguent. À l’idée de barrière séparant l’homme de l’animal s’est substituée celle du seuil, un seuil qui concerne la complexité de la vie mentale. L’homme n’est plus dès lors désigné que comme un élément parmi d’autres de l’ordre naturel, un élément qui doit s’autolimiter dans son action. « Ce nouveau natu-

96. Jean-Claude Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001, p. 43. 97. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.


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ralisme rencontre de manière quasi miraculeuse les faveurs de l’opinion et des médias. Il s’accorde d’abord avec les nouveaux impératifs de l’écologie. Il est également en harmonie avec un certain désenchantement contemporain. Il consonne enfin avec le nouveau vitalisme et l’hédonisme du moment qui exaltent les plaisirs de l’immédiateté et ceux du corps 98. » Il est dangereux, disait déjà Pascal dans ses Pensées, de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore plus dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est plus dangereux encore de lui laisser ignorer l’un et l’autre ! Le cerveau humain se ramène-t-il au jeu complexe de connexions neurales ou y a-t-il malgré tout en lui un principe insaisissable : âme, esprit, conscience ? Cette question peut en entraîner une seconde : pourra-t-on fabriquer un jour une machine comparable au cerveau humain ou bien ce projet est-il le produit d’un réductionnisme étroit ? Ne pourrait-on pas aussi réduire le cerveau à une machine ? Selon certains, le cerveau est construit sur deux niveaux, semblables à l’hardware et au software d’un ordinateur. Il existe ainsi un niveau entendu comme réalité matérielle, physique relevant des neurosciences et un autre entendu comme processus informationnel. Des théoriciens comme Christopher Langton insistent sur le fait que c’est l’organisation qui constitue la machine et non la matière dont elle est faite. Un deuxième postulat avance que l’organisation du cerveau se caractérise par une série d’états représentationnels successifs gouvernés par des processus analysables. Un troisième avance que ces états internes se ramènent à un langage formel de logique et que les processus sont réductibles à un petit nombre d’opérations capables d’être exécutées par

98. Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 51.


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une machine. Ainsi donc la conscience serait un processus tributaire de la seule organisation cérébrale. Cette organisation est d’ailleurs dotée de propriétés autoorganisatrices comme les automates. La pensée humaine se réduirait à une forme de calcul et à des mécaniques. Il n’y aurait ni intention, ni sens, ni finalité. Les processus peuvent se reproduire artificiellement. Il n’y a donc ni esprit, ni conscience, ni intention. L’homme et la machine ont même nature ! Va-t-on fabriquer des êtres humains ? Certains le croient depuis que la vie et la machine semblent se rejoindre. Sans en avoir toujours une claire conscience nous sommes déjà entourés d’expériences limites, de machines animées, de créations virtuelles dont l’omniprésence contribue à brouiller nos repères. « La machine vivante s’est banalisée. » Elle habite notre quotidien. Grâce à une méthode mise au point par John Holland, on parvient aujourd’hui à combiner des réseaux de neurones informatiques avec ce que l’on appelle des algorithmes génétiques qui leur font acquérir une véritable autonomie. Ainsi s’appliquent les principes de la sélection naturelle à des millions d’informations codées de sorte que soit retenue la solution la plus apte. Cela signifie que le comportement des réseaux de neurones informatiques devient imprévisible. Ils acquièrent une forme d’intelligence et de « liberté ». Depuis lors se sont créés des écosystèmes artificiels, des idoles artificielles comme Kyoko Date capable de chanter, de danser et de répondre à des interviews. Les nouvelles générations de robots vont en ce sens. Ils sont capables d’adaptation permanente grâce à la multiplication des modules programmatiques entre lesquels le robot peut choisir. Dans cette foulée, les japonais de l’an deux mille se sont enthousiasmés pour Aiho, un robot chien capable de rapporter une balle et d’obéir aux ordres de son maître. Des essaims d’insectes virtuels ont fait leur apparition ainsi qu’une grenouille virtuelle munie d’une rétine artificielle et d’un pseudo-système nerveux.


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La rencontre entre la machine et le vivant se fait aussi par imbrication. Les prothèses, les implants de toutes sortes ne se comptent plus aujourd’hui. Ils viennent suppléer à une fonction biologique défaillante ou améliorer la performance d’un organe. L’être humain devient homme et machine et peut-être sera-t-il un jour machine et homme. Quelle proportion, quel dosage entre l’humain et la mécanique ? Le développement des prothèses s’est fait pas à pas. Vers 1940, sont apparues des greffes d’appareil capables de suppléer au fonctionnement du rein puis vinrent les pacemakers, stimulateurs cardiaques. La pompe à insuline fait son apparition en 1989 et on parle aujourd’hui de pompe cochléaire capable de réagir aux problèmes d’équilibre et de surdité. « La presse scientifique, écrit Jean-Claude Guillebaud, se fait constamment l’écho de nouvelles innovations ou recherches sans cesse plus prometteuses. Deux neurochirurgiens américains ont installé dans le cortex d’un paralytique de minuscules implants électroniques qui lui permettent — dans une certaine mesure — de commander par la pensée, un ordinateur en lui envoyant des signaux codifiés… On songe à fabriquer un véritable œil artificiel, doté d’une camera… qui rendrait la vue à un aveugle. La machine colonise l’homme, le pénètre, le complète et peut-être, à la limite, l’abolit. C’est dans ce contexte bouleversé et bouleversant que s’inscrivent désormais les débats sur l’homme machine 99. » « De nouveaux mots ont investi la langue, mettant bien en évidence que les critères de délimitation de l’humain sont aujourd’hui ébranlés… Des individus cyberassistés sont des êtres fluets, peu rigoureux, promis à une courte vie. Ils ne peuvent arriver à une certaine fonctionnalité sociale qu’au prix de béquilles technologiques :

98. Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 89.


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système de stimulation, biopuce en phase liquide, cyberoptique, circuit bioplastique, drogues modifiées, amplificateurs de circuits nerveux, membres et organes artificiels, système de mémorisation, prise d’interface neurale et autres dispositifs du même genre 100. » On célèbre d’un côté la science-fiction réalisée, la toute puissance technique, la marche vers une santé parfaite et on ne se préoccupe plus guère des significations symboliques, idéologiques ou éthiques. La perte de sens n’inquiète pas et l’on prend son parti d’une confusion progressive entre l’homme et la machine. Bien des enfants voient l’intelligence autant dans leur robot que dans leur camarade. Le mot vivant est employé indifféremment pour les animaux virtuels que les animaux biologiques. La commercialisation massive d’animaux virtuels (ainsi les Tamagotchi) que l’on doit alimenter, soigner, distraire sous peine de les voir dépérir ne peut que déresponsabiliser les enfants face au vrai vivant et progressivement faire perdre au vivant, au biologique sa réalité profonde. Jean-Claude Beaune 101, quant à lui, soutient la thèse selon laquelle l’automate prétendument intelligent introduit la mort dans la vie. Il offre en effet l’image d’un corps morcelé et froid, l’idée d’une présence morte au cœur du vivant. Il est « machine de mort » non point parce qu’il est capable de la donner mais parce qu’il fait vivre la mort dans le quotidien. La science est généralement prudente, la technique ne l’est pas. Vouloir réduire l’homme à une machine est une aberration. Réduire le cerveau humain à un mécanisme, c’est oublier qu’il a la propriété de produire de la conscience, c’est oublier que l’homme est en devenir perpétuel, en état de projet capable de se construire au-delà de lui-même.

100. Dorothy Nelkin et Susan Lindee, La mystique de l’ADN, cité par Guillebaud, p. 91. 101. Jean-Claude Beaune, L’automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980.


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L’homme est aussi doté de responsabilité devant des problèmes tels que la souffrance, la crainte, l’amour, l’espérance. Il est même doté de sentiment et d’émotion et le cerveau qui pense, calcule, décide est le même que celui qui rit, qui pleure et qui aime. Au Moyen âge, la fabrication de la première horloge incita à parler de l’univers comme mû par des mécanismes créés par un grand horloger. Mais il ne faut pas confondre modèle descriptif et réalité. Il en est ainsi pour celui qui confond ordinateur et cerveau. L’homme qui résume sa vision des choses à un modèle descriptif risque en fait d’être enfermé par son modèle. Quand on compare l’homme à une machine, serait-ce parce que cela est vrai ou parce que l’on veut qu’il en soit ainsi ?

Du sujet au brevet « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Ce texte de Kant, appelé son troisième impératif, appelle à ne jamais faire de l’être humain ou de son corps un instrument, un moyen. L’être humain, n’est-il pas unique ? Cet impératif signifie, comme le fait d’ailleurs la religion et le droit, que le corps humain ne peut être dans le commerce comme le serait une chose. La question se pose car le vivant, dans son essence même, devient de plus en plus objet de commerce, non pas que les plantes et les animaux n’aient jamais été vendus. On cherche actuellement à séparer « le matériel vivant » et le sujet vivant. Le sujet ne peut être vendu mais le matériel vivant qui fait le corps humain ou l’espèce serait quant à lui utilisable et commercialisé. L’enjeu du débat concerne la « brevetabilité » du vivant. L’auteur d’une trouvaille, d’une invention génétique aboutissant à la créa-


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tion d’un nouvel organisme vivant aurait le droit de faire breveter son invention et dès lors d’en tirer profit. L’obtention d’un brevet permettrait de s’approprier non pas seulement un être vivant particulier (une souris, un serpent) mais une espèce spécifique, une « identité » vivante. Alors que cette démarche était inconcevable au niveau de la conscience, la logique industrielle libérale et mondialisée a pris le dessus. Comment financer la recherche, nous dit-elle, si le brevet ne vient pas permettre de la rentabiliser ? Le professeur Henri Thiellement, du département de biologie végétale de l’université de Genève, écrit en janvier 2000 : « À l’aube du iiie millénaire, le marché mondial des semences de grande culture se retrouve dans les mains d’un tout petit nombre d’entreprises multinationales ou transnationales. Ces dernières ont beaucoup investi, et en toute logique et sous la pression de leurs actionnaires, cherchent à obtenir au plus vite leurs retours sur investissements. Se pose alors la question de savoir pourquoi gouvernements et experts scientifiques laissent faire 102. » Au départ, le brevetage d’un produit « naturel » était interdit par le droit aux États-Unis comme ailleurs. Vient en 1930, le vote aux États-Unis d’une loi, le Plan Act, qui permet de breveter et commercialiser les premières variétés de maïs et de soja hybride. Ces variétés créées par Wallace en 1922 et propriété de la société Pioneer permettaient de multiplier par quatre ou cinq la production à l’hectare. Avec la particularité de ne pas se reproduire, elles offraient un enjeu économique important puisqu’il fallait en racheter chaque année. Cette loi marquait une rupture importante puisque désormais il n’y avait plus de vivant non commercialisable. En 1980, l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis permet à deux chercheurs

102. Henri iellement, dans la revue de la CFDT no 27, janvier 2000.


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de faire breveter une bactérie génétiquement modifiée capable de lutter contre les marées noires. En 1987, ce sera le tour d’une huître transgénique et en 1988, d’une souris de même nature. Dès lors, le droit des brevets signifiait, à l’évidence, que les êtres vivants étaient des inventions assimilables aux corps chimiques, les gènes humains équivalents aux gènes d’animaux et de végétaux. La frontière entre le vivant et l’inerte était abolie ainsi que celle entre les divers règnes du vivant. Par le biais de l’OMC, l’Europe suivra l’exemple américain et avec elle, le reste du monde ! La transformation amenée par les brevets « dépasse le projet cartésien de faire des hommes les maîtres et les possesseurs de la nature, écrit le juriste Pierre-Benoît Joly, puisqu’elle amène progressivement à considérer la vie comme un objet marchand et donc les êtres vivants comme des choses 103. » Les OGM nous le font bien comprendre. À l’origine, les modifications génétiques de certaines espèces (maïs, soja, colza, pomme de terre) permettent à celles-ci de résister à des ennemis naturels comme la pyrale du maïs, à des herbicides comme le fameux Round Up de la firme Monsanto. On y fait promesse de nourrir le Tiers Monde grâce à ces organismes modifiés mais la réalité vécue s’avérera une course au profit et une domination par privatisation des ressources génétiques et soumission aux objectifs des industries chimiques. La domination est implacable puisqu’on emploie des variétés stériles et autodestructrices. L’agriculteur est obligé de retourner sans cesse chez le marchand pour acheter de nouvelles semences. Et quant au risque écologique, les sociétés agroalimentaires vantent les mérites d’une semence s’autodétruisant à la première génération. Nous ne citons que pour mémoire les cinq cents agricul-

103. Pierre-Benoît Joly, cité par Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 108.


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teurs cités en justice par la firme Monsanto pour avoir piraté la célèbre semence Terminator sans compter la ligne téléphonique gratuite de délation mise en place par la société. Constatons que le règne végétal lui-même est devenu propriété de quelques firmes omnipuissantes ! Jour après jour actuellement, des chercheurs de sociétés biotechnologistes, des juristes spécialisés essayent de faire breveter au plus vite telle trouvaille génétique ou telle portion de génome. Plusieurs milliers de fragments d’ADN humain ont déjà été brevetés aux ÉtatsUnis. Et en Europe, la brevetabilité du vivant est effective depuis 1998 sous la pression de lobbyings comme Human Genome Science, Incyte, Millenium… La dernière frontière est ainsi franchie. On peut breveter le patrimoine génétique de l’homme et s’en faire une propriété. L’homme est devenu objet de brevet. Les progrès accomplis par la médecine avaient permis de généraliser la pratique des greffes cœur, poumon, foie, rein, moelle osseuse… La commercialisation des organes humains était interdite par la loi et par un traité. Mais dans la pratique, l’existence de biobanques qui stockent des tissus, cellules, organes, gamètes permettent des dérives importantes. Il en est de même pour l’ADN et les organisations mafieuses y sont très intéressées. Pour leur honte, les ressortissants des pays riches achètent régulièrement des organes vendus en désespoir de cause par des pauvres de l’hémisphère sud. La médecine elle-même est tourmentée par sa propre technicité. L’accent est mis sur les organes, ceux que l’on soigne ou que l’on répare. Le médecin se fait mécanicien et la personne du malade est reléguée au second plan. Le patient disparaît devant l’infinie complexité de son anatomie et se trouve dépassé par les paramètres et les données mathématiques des divers examens. Le psychanalyste Jacques Hochmann constate « qu’on a eu tendance à moins se préoccuper de


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l’individualité du malade et à le considérer plus comme un amas d’organes à réparer ou à remplacer que comme une personne avec une histoire et des sentiments 104 ». L’affaire d’Amiens illustre notre propos ; elle nous est racontée par Jean-Claude Guillebaud 105 : « Un jeune cycliste de dix huit ans, fauché en juillet 1991 par une voiture et grièvement blessé, fut transporté à l’hôpital de Dieppe, puis au CHU d’Amiens, où la mort cérébrale fut constatée. Répondant à la demande des médecins, les parents du jeune Christophe, très favorables au principe du don d’organes, acceptèrent que plusieurs prélèvements précis soient opérés sur le corps de leur fils. Ce qui fut fait. Quelques mois plus tard, à la suite d’une indiscrétion, les parents apprirent que les dits prélèvements avaient été plus nombreux qu’annoncés, puisque « huit actes de chirurgie et deux actes non chirurgicaux ou examens » avaient été pratiqués, parmi lesquels la récupération de deux cornées. Scandalisés de n’avoir pas été préalablement informés, ils intentent une action judiciaire. Cela leur permet, en 1992, de prendre la mesure exacte du dépeçage de leur fils mort. Ils découvrent que les prélèvements ont été encore plus nombreux : « celui des yeux (et pas simplement des cornées) mais aussi ceux de l’aorte descendante, de l’artère iliaque et fémorale droite, de deux veines saphènes et de la veine fémorale droite. Ils en retirent une vision de cauchemar ». Arrêtons-nous à ce dernier mot, cauchemar. Il est porteur d’une leçon. Dans l’esprit des familles endeuillées, comme dans celui de tout être conscient, le corps ne peut être ramené au rang de matériau. Il est porteur de significations symboliques, d’une trace d’humanité qu’on ne peut écarter d’un revers de la main.

104. Jacques Hochmann, « La pensée métaphorique », Psychanalyse et neurosciences. 105. Jean-Claude Guillebaud, Principe d’humanité, op. cit., p. 134.


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À travers le don d’organes se met en place une nouvelle communauté qui, entre l’acte du don, de la réception et la présence bien réelle des parties du corps, évoque irrésistiblement la communauté ecclésiale catholique qui s’affirme en tant que corps mystique, celui du Christ Ressuscité dont chaque croyant constitue spirituellement et réellement une partie de la chair et du sang. À l’opposé s’affirme un autre imaginaire qui rappelle les rapports que chaque être humain entretient avec son corps. L’homme en effet ne possède pas son corps, il est aussi son corps. Et on ne peut faire comme si la dépouille n’était plus rien alors que mille liens rattachent à une présence, un souvenir, une affection ! Le corps n’est pas seulement matière ou organes. La biologie et la génétique n’épuisent jamais la définition de l’homme. S’en tenir à leurs discours, à leurs postulats, à leurs méthodes, c’est dissoudre le principe d’humanité. Qu’estce que la liberté humaine sinon le privilège d’une existence construite et d’une priorité du symbolique ? Le neurologue ne soigne pas un corps sans histoire, un organe purement biologique mais une personne dans sa totalité. Et Paul Valadier d’écrire avec un brin d’ironie : « Nul ne découvre par lui-même les préceptes du décalogue mais il en hérite. Faute d’une telle rencontre hétéronome, coûteuse et même blessante pour le narcissisme, l’individu ne parviendrait même pas à se structurer, à ordonner ses affects et à surgir à soi comme sujet relativement maître de son destin 106. » La plupart des psychologues ou psychanalystes hostiles aux courtes vues de la biologie mettent eux aussi en évidence l’importance du langage. Ils insistent sur la place de la relation à l’autre pour la construction de la personne et le processus d’humanisation lui-même. Cette identité à construire n’est pas du ressort de la biologie. La définition de la vie appartient-elle à la biologie ou à la psychanalyse ? La vie

106. Paul Valadier, Un christianisme d’avenir, Paris, Seuil, 1999.


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se ramène-t-elle à celle des organes ou passe-t-elle nécessairement par l’identité et la subjectivité ? Tout indique qu’il ne suffit pas d’avoir un corps, un cerveau et des organes sexuels intacts pour être un sujet sexué et libre ! Mon livre précédent 107 en parle d’abondance.

Une nouvelle religion Le discours technoscientifique est devenu opinion dominante pour notre humanité ; il est le seul et dernier catéchisme admissible. Son pouvoir est sans précédent. Les médias y succombent, les politiques aussi dans la crainte d’être en retard. Une nouvelle flambée de scientisme telle qu’on l’a connue au xixe siècle est dans l’air du temps. Et si nous nous interrogeons sur les raisons de cette nouvelle idéologie, nous mesurons d’abord la place énorme jusqu’à la domination qu’ont prises les logiques de marchés et la course au profit ; elles ont amené à rompre avec la raison. Pourquoi une telle fascination sur les esprits ? JeanClaude Guillebaud la découvre comme le dernier horizon de la pensée. Pour lui, « la déroute meurtrière des nationalismes, l’échec du communisme, la défaite de l’impérialisme civilisateur, l’exténuation de l’eschatologie historique a laissé la technoscience seule en piste. La voici victorieuse par élimination. Elle incarne l’ultime espérance imaginable… Elle est perçue désormais comme un mécanisme de substitution. Elle est l’idéologie par défaut 108 ». Depuis 1945, tous les pays industrialisés ont développé leurs ressources scientifiques et techniques : nombre et qualité des chercheurs,

107. Paul Druet, Saisir la Vie, p. 80 et sv. 108. Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 327.


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des laboratoires, des institutions… Dernière utopie en marche, elle s’est ainsi chargée de toutes les demandes que l’on adressait hier à la politique, à la religion, à l’histoire. Elle a les caractères de toute idéologie messianique à savoir l’optimisme et la promesse. Elle promet un monde meilleur avec une souffrance soulagée et une vie meilleure. Elle arrivera à vaincre la faim de l’hémisphère sud et d’y supprimer les maladies. Et cependant, le problème de la faim ne vient pas d’un manque de moyens mais d’une mauvaise répartition des richesses. La course au profit ne reste-t-elle pas essentielle dans la vie du monde ? Les effets du génie génétique, les progrès de la médecine ne sont pas en fait pour les pauvres du Sud, car ils n’ont pas l’argent pour les acquérir. Dans la réalité, la plupart des affections mortelles et endémiques de ces pays sont parfaitement guérissables. Le prétendu souci philanthropique ne sert qu’à conforter une idéologie. Pour preuve, les pays du Nord réduisent chaque année un peu plus le montant de leurs aides destinées aux pays du Sud ! Devant une technoscience devenue religion, il faut en appeler à la raison, une raison consciente de ses limites. « Il importe, écrit Jean-Marc Lévy-Leblond, pour être fidèle à l’esprit même de la science, de soumettre à l’examen critique ses propres énoncés et de porter en son sein le fer du paradoxe 109. » D’un autre côté, il faut mettre en évidence des conséquences quasi religieuses que cette perspective entraîne sur le statut de chercheur ou de scientifique. Le médecin, le biologiste, le savant se voit désormais investi d’une mission de quête de vérité ou d’espérance. Il est promu au rôle de prêtre laïc, de faiseur de miracle, de moraliste. On lui demande de dégager les solutions, de fixer des règles, de produire du sens. La société médiatique et politique se décharge sur le

109. Jean-Marc Lévy-Leblond, Impasciences, Bayard, 2000.


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savant d’une responsabilité qu’elle renonce purement à assumer. Le médecin est particulièrement bien situé dans cette question. Dans les domaines relevant de la procréation médicalement assistée, on lui demande de trancher des dilemmes qui sont bien plus que thérapeutiques, ils sont souvent d’ordre moral et même ontologique. Que dire aussi du poids des médecins et des scientifiques dans les comités de bioéthique qui doivent prendre des décisions lourdes de conséquences ? On trouve dès lors de plus en plus des lois reposant sur des visions médiatisées et scientifiques. Et cela n’est pas sans conséquence quand on sait la parcellisation du savoir, la spécialisation des chercheurs. Les chercheurs ne doivent-ils pas assumer et affirmer les limites de leur compétence afin que les débats se passent suffisamment au niveau politique et éthique ? Devant certains chercheurs qui se croient tout permis, il faut susciter la réaction. Et ce n’est pas simple car ils ont reçu toute liberté d’agir et d’entreprendre. Il existe des savants fous à toute époque. Certains n’ont pas fait grand mal, mais il en est d’autres dont les recherches ont suscité l’eugénisme et le racisme. La seconde guerre mondiale a permis d’en mesurer les conséquences. Aujourd’hui sous la pression industrielle, marchande et médiatique, il est de véritables dérives que plus personne n’est en mesure de contrôler. Le marché règne, la technoscience triomphe ! Monique Castillo parle de « l’affirmation quasi nietzschéenne d’une puissance inouïe, démiurgique, jamais expérimentée jusqu’alors. Le témoignage heureux d’une liberté qui donne le pouvoir ou l’espérance de pouvoir surmonter ce que la condition humaine a pu vivre comme angoisse ou déréliction 110 ». L’inquiétude ne peut que grandir face à une technoscience sans frein ni contrepoids, propulsée par la conjugaison du marché

110. Monique Castillo, « De la bioéthique à l’éthique », dans la revue Esprit, juillet 1995.


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et du scientisme hégémonique. Les médias amplifient le phénomène et s’extasient face aux expériences de clonage humain ou à la réalisation d’une grossesse in vitro. Forts de cet appui, certains chercheurs ne sont pas en reste. Ils affirment vouloir progresser en « transgressant tous les tabous bioéthiques, vestiges d’une morale dépassée ». Que restera-t-il de l’humanité et de l’homme ?

Un nouveau style de vie Comment ne pas être séduit par ce que l’homme a pu créer au cours de son histoire ? Comment ne pas se réjouir de la multiplicité des moyens techniques mis aujourd’hui à sa disposition ? Comment, pour le croyant, ne pas rendre grâce à Dieu pour ce que l’homme a pu produire à partir de ce qu’il a découvert sur la terre ? Comment ne pas être fasciné par l’imagerie électronique qui permet d’établir la carte du cerveau et découvrir l’infiniment petit du noyau cellulaire ? Qui aurait pu imaginer par le passé qu’un jour les déplacements se feraient par des avions longs courriers, des bateaux de gros tonnage, des trains à grande vitesse, des automobiles performantes ? Qui aurait pensé à la téléphonie sans fil, au radar, au téléphone portable, à la télévision par satellite, au courrier électronique ? Qui aurait imaginé que l’homme se rendrait sur la lune et que des télescopes comme Hubble seraient capable de découvrir l’infiniment grand à des milliards d’années lumière ? Il y a quelques dizaines d’années, Armstrong faisait les premiers pas sur la lune et y déposait symboliquement le psaume 8. Comment ne pas le citer en contemplant l’œuvre de Dieu et la créativité de l’homme emporté par la technique ? En ce troisième millénaire, emportée par la multiplicité de moyens de communication et l’abondance de moyens techniques, la vie a pris


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Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, La lune et les étoiles que tu as fixées, Qu’est-ce donc l’homme pour que tu penses à lui, L’être humain pour que tu t’en soucies ? Tu en as presque fait un dieu : Tu le couronnes de gloire et d’éclat ; Tu le fais régner sur les œuvres de tes mains ; Tu as tout mis à ses pieds. Psaume 8

un autre cours. Nul ne peut exister aujourd’hui sans les employer. Non seulement, ils ont rendu la vie plus facile mais ils en ont modifié l’expression. Entraîné par eux, l’être humain a développé et multiplié ses activités. Grâce à eux, il peut actuellement réaliser, en un temps record, une quantité de rencontres ou d’échanges. Et nous pensons que, grâce aux moyens techniques, nos rêves les plus fous deviendront réalisables. Entré dans un monde sans limite, tel semble l’homme évolué de notre époque ! À moins qu’il ne doive écouter à frais nouveau la question de Shakespeare : « To be or not to be » ? Ne serions-nous pas tellement passionnés par le désir de « faire des choses » que nous en oublions d’être ? Ne serions nous pas tellement absorbés par l’internet que nous y passons notre temps de sommeil ? Ne serions-nous pas tellement emportés par la technique que nous manquons de temps pour être avec d’autres ? Faut-il l’avouer ? Nous n’avons plus de temps pour exister ! En voici un exemple vécu. « C’était un samedi. Ce soir-là, j’avais oublié mon portable et j’envisageais déjà les inconvénients de mon oubli. À la table voisine, un jeune homme d’une vingtaine d’années examinait le sien tout en sem-


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blant attendre quelqu’un. Effectivement, après une dizaine de minutes, la personne attendue arrive. C’était une fort belle jeune fille, rayonnante par ailleurs, avec qui mon voisin paraissait en excellente relation. Bisous et marques d’affection d’usage, elle s’assied et un échange de nouvelles se met en route avec une complicité manifeste. Il ne se passe pas cinq minutes qu’une sonnerie bruyante de portable retentit et que mon voisin commence à répondre à l’appel. Au vu de ce qui se passe, il en oublie sa compagne ! Pensez-vous qu’après dix minutes de conversation sur le portable, il l’ait éteint ? Je continue à en douter puisque par la suite, il se remit à sonner par deux fois. Et je me disais : quel gâchis ! Mon voisin aurait pu avoir une rencontre de valeur, pleine de présence, de charme et il s’est caché ou laissé emprisonner par son portable » ! La technique est parfois au service de l’être mais ici, très clairement, elle fut au service de la dispersion, du virtuel, de la non-rencontre. Vivre avec la technique, c’est l’employer dans le monde médical pour les opérations chirurgicales, pour les prothèses et se réjouir de ce qu’elle puisse servir à sauver des vies ou à les rendre viables. Le jour cependant où la vente d’organes ou d’organismes vivants devient un commerce, des questions fondamentales se posent. Il faut refuser cette logique économique et réfléchir sérieusement sur toutes les sociétés qui y font du profit. Il m’apparaît nécessaire de s’arrêter particulièrement à celles qui se sont approprié récemment, grâce à leurs capacités techniques, le potentiel génétique humain. Donner propriété de ce matériel pour en faire commerce n’est rien moins que de déshumaniser notre monde. L’être humain est alors traité comme un animal ou comme un simple tissu biologique. Son être profond, son existence d’être spirituel n’y est plus tenu en considération ni respecté. Et pourtant, l’homme se saisit essentiellement dans une liberté qui peut s’accomplir et dans une créativité qui peut s’exprimer. Il


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se révèle fondamentalement dans un amour qui peut se donner et une responsabilité qui peut se manifester. Le corps qui le contient ainsi que tous ses organes et jusqu’aux plus petites cellules en sont tout entiers porteurs. Cet être profond lui donne dignité et en fait une autre réalité que celle d’un animal. Pour le respecter et en exprimer la grandeur, les dons d’organes et de matériel génétique ne devraient jamais se dérouler que dans une totale gratuité ! Vivre avec la technique, c’est se réjouir des robots qui peuvent soulager certains travaux, des cerveaux électroniques qui peuvent servir à de meilleures communications entre les humains tout en faisant en sorte qu’ils ne prennent jamais la place de l’homme. Il est vrai que depuis la création de la machine à vapeur, il n’en fut pas souvent le maître. Le travail à la chaîne, la consommation poussée à l’extrême ont souvent fait de lui une machine au service du commerce et du profit ! Bien des maisons possèdent aujourd’hui de très belles cuisines splendidement équipées. Celles-ci offrent la chance de pouvoir y travailler vite et bien sans que ce soit aux dépens de la qualité. Mais sont-elles sans danger ? Que faisaient nos grands-mères pendant qu’elles mijotaient leurs bons petits plats ? Rien que des choses très simples mais qui permettaient de vivre avec d’autres et d’être attentif à leur présence. La présence à l’autre était essentielle. Le gain de temps à la cuisine n’est jamais un motif à gagner du temps sur la rencontre. Le temps gagné sur le fonctionnement ne peut être un temps perdu pour la rencontre ou pour permettre d’exister. Rien de tel dès lors que de préparer en famille la cuisine familiale ! Vivre avec la technique, c’est encore retrouver ses marques dans les grands problèmes de notre époque tout en ne faisant pas des techniciens les maîtres à penser. Qu’on me comprenne bien ! Je n’ai rien à reprocher aux techniciens que j’admire. Mais qu’on ne demande pas à ceux qui disent comment les choses fonctionnent de nous dire s’il


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est bien d’avorter ou de développer le clonage. Vivre avec la technique, c’est permettre aux chercheurs de grandir en humanité, de laisser s’exprimer les porteurs de sens. Vivre avec la technique, c’est l’accueillir, mais jamais au détriment de l’identité et de l’altérité de la personne humaine !


6. Baignée dans une culture

La culture moderne Nous sommes au xve siècle et l’Europe voit affluer chez elle une foule de manuscrits grecs et de savants chassés de Byzance. La culture dans le domaine tant littéraire, artistique que scientifique est obligée de se rénover. On y verra une Renaissance. La culture moderne était née, accompagnée, grâce aux grandes découvertes, de perspectives nouvelles dans le domaine économique et social. Le capitalisme en sera un exemple significatif. Ainsi, dans une Europe chrétienne soucieuse du progrès du savoir naît une nouvelle culture qui recevra le nom de « modernité ». Ses artisans ont la conviction d’effectuer une transformation réellement intéressante. C’est de cette façon que pense Francis Bacon lorsqu’il conçoit une philosophie du savoir basée sur l’induction systématique 111. Elle remplacera la logique d’Aristote et posera les bases logiques de la science expérimentale. Hugo Grotius fait de même en élaborant une philosophie du droit qui raisonne etsi Deus non daretur, un droit qui établit ses principes « comme si Dieu n’existait pas », un droit humain qui ne fait plus référence au droit de Dieu. Il fonde le droit laïc. René Descartes, quant à lui, suscite une philosophie

111. Induction : partir de l’observation et de l’expérience pour établir le savoir.


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avec l’exigence de penser par soi-même la vérité au point de vouloir douter de tout jusqu’au moment où il peut énoncer un jugement avec la certitude de dire vrai. Avec lui, la vérité devient identique à la certitude. Dans le monde chrétien de l’époque, le doute de Descartes ne faisait pas problème parce qu’il pouvait laisser à la religion chrétienne « la charge de dire le sens de l’existence et de se prononcer sur les vérités dernières ». Mais la conscience était née : l’homme est créé avec une liberté et cette liberté est nécessaire pour vivre de la foi. En effet, l’engagement de foi ne peut s’effectuer que par une personne libre. Le « Je crois en Dieu » présuppose et implique la foi, une foi que le croyant adresse personnellement à Dieu en personne. Comme l’écrit Antoine Vergote : « Ce qui fait et fera toujours problème, c’est le fait que l’homme ne trouve Dieu ni par les expériences affectives, ni par les réflexions sur les phénomènes du monde ; autrement dit le fait que l’homme ne puisse trouver Dieu qu’en écoutant Dieu qui, lui, vient d’abord trouver l’homme qui cherche sans trouver 112. » Au xiiie siècle déjà, les écrits d’Aristote par la médiation des penseurs arabes font leur entrée en Occident. On découvre que, selon cette philosophie, l’homme est un être de raison, un être qui veut se donner à lui-même les normes de la vérité et de l’authenticité. Bien plus, on constate que cette conception suscite des recherches scientifiques fondamentales et désintéressées, sans but pratique, qui arrivent à la certitude que l’univers est régi par des lois mathématiques. Ces écrits produisent au fil des ans une véritable révolution de la pensée. De violentes polémiques naissent dans le christianisme occidental. Les modernes tenant d’Aristote comme Thomas d’Aquin s’opposent à d’autres tenant de la philosophie d’Augustin d’Hippone. La

112. Antoine Vergote, Modernité et Christianisme, Paris, Cerf, 1999, p. 36.


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philosophie de saint Thomas est orientée par l’existence chrétienne. Il importe, selon lui, de distinguer foi et raison et d’affirmer de manière simultanée que la foi, tout en n’étant pas la philosophie, doit être raisonnable. Ainsi donc avec Thomas d’Aquin, nous avons la reprise et la poursuite renouvelée de la rationalité grecque qui caractérise la culture moderne. Si les historiens ne font commencer l’époque moderne qu’avec Descartes, c’est parce qu’il a posé son principe méthodique du doute dans la recherche de la vérité. Le projet de prendre son point de départ dans le doute signifie une rupture avec la coutume du Moyen Âge de se référer à des autorités et de les commenter. C’est ainsi que saint Thomas reconnaissait aux autorités porteuses de la Tradition une présomption de vérité et les traitait avec respect. Descartes entend tout simplement trouver par lui-même la vérité qui lui paraît certaine. Avec lui, s’ouvre une nouvelle orientation du temps vécu. Au lieu de faire référence au passé, à la tradition, l’homme s’oriente vers le futur, un futur à faire par lui-même. De là vient la querelle des anciens et des modernes, ceux qui trouvent leur identité dans l’héritage culturel transmis par la tradition et ceux qui veulent faire du neuf. Avec lui aussi, l’attention de la conscience à soimême s’érige au cœur de l’existence. La conscience qui jusqu’alors discernait et jugeait du comportement personnel devient une conscience réflexive, une conscience qui se prend elle-même pour objet. On passe de la conscience morale à la conscience subjective. La voie est ainsi tracée au subjectivisme dans la pensée occidentale et sur cette route à la psychologie scientifique et à la psychanalyse. Dès lors, la religion chrétienne en prend un coup, même si la naissance de la modernité se fait dans son giron. Si la vérité est la certitude de la raison lorsqu’elle possède des idées claires, y a-t-il encore une vérité autre, spécifique qui serait révélée dans la relation personnelle de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu ? Et, si je le juge à l’aune de


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la vérité certitude, le contenu de la foi chrétienne est-il plus qu’une connaissance incertaine, une croyance ? Et quelle place donner à la Tradition qui transmet le contenu de la Révélation ? Le passage à une conscience réflexive et la recherche de la vérité comme certitude de la raison vont affirmer l’importance du sujet. La découverte de celui-ci va s’affirmer de façon remarquable. Des personnages qui ont les traits dominants d’une personne ou d’un groupe comme Don Quichotte, le mégalomane doux et naïf, Alceste, le misanthrope, se découvrent dans la littérature des Temps modernes. Des personnages habités par une vie singulière dont témoignent particulièrement leur visage, se découvrent dans la peinture de la Renaissance, à la différence de la peinture gothique qui élève vers la réalité surnaturelle. Désormais, on attache le regard à la nature et aux personnalités énigmatiques qui excitent la curiosité. Le sujet humain occupe une place centrale dans l’intérêt et dans le questionnement comme jamais par le passé. Dans cette découverte de la subjectivité, le sujet est tout à la fois personne active qui explore et interprète ce qu’il est, et le sujet soumis aux mouvements des passions et aux idées et conceptions sortant de lui et venant aussi d’en dehors de lui. Par la suite, la démarche scientifique mettra son empreinte sur cet intérêt de l’homme pour l’homme et fera naître les multiples sciences humaines inscrites au programme des universités. L’imprimerie, nouvellement découverte, facilitera la recherche des œuvres antiques et la propagation des idées nouvelles. Des papes, Jules II et Léon X, appelleront autour d’eux des écrivains et des artistes acquis aux perspectives du moment. L’Italie deviendra ainsi un paradis pour le développement des arts et de l’architecture. Des peintres comme Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Le Titien dont on peut admirer l’universalisme, la polyvalence et la liberté créatrice en sont des témoins significatifs.


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Il faudra plus de trois siècles pour que la découverte de la subjectivité conduise à reconnaître, en fin du xixe siècle, la réalité du psychisme et à développer une science appelée psychologie. Celle-ci s’est tout de suite attachée à l’étude de la religion. Elle eut le mérite de mettre en lumière les cheminements spirituels, de montrer que la religion chrétienne, aussi divinement instituée qu’elle soit, s’adresse à l’homme tout entier et l’implique autant dans sa chair psychologique que dans sa raison. « La foi est l’acte dans lequel l’homme s’engage avec son existence affective et charnelle autant qu’avec sa raison. Une décision de foi n’est pas ce dont est capable un ordinateur. Il ne sait ni aimer une personne, ni avoir foi en elle, ni la craindre, ni la haïr, ni admirer, ni jouir et se réjouir, ni s’engager librement pour faire de ses sentiments un pacte d’amour 113. » Tout cela fait de la religion une religion vécue. Mais la psychologie ira plus loin. Elle mettra en évidence des sentiments et des idées qui surgissent d’une couche profonde de l’être humain et que les circonstances réactivent. Cette couche où s’agitent des idées que la raison ne veut pas reconnaître, c’est l’inconscient. Cet inconscient est fait d’idées forces qui agissent sur l’esprit et les sentiments. Le récit biblique ci-dessous le met bien en évidence. « Aujourd’hui, écrit Antoine Vergote, peu de personnes en Europe croient en l’historicité d’un tel récit. Augustin et Thomas d’Aquin n’ont sûrement pas eu de doute à leur égard. Depuis les Temps modernes, un peu de connaissance d’anthropologie culturelle fait dire qu’il s’agit là d’un beau rite magique. La psychologie va plus loin. Sur l’appui d’histoires analogues dans toutes les religions et d’observations psychiatriques et psychothérapeutiques, elle analyse les processus qui sont en jeu dans de tels récits qui ne sont ni pure légende, ni

113. Antoine Vergote, op. cit., p. 97.


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Le peuple se mit à critiquer Dieu et Moïse:«Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Égypte ? Pour que nous mourions dans le désert ! Car il n’y a ici ni pain ni eau et nous sommes dégoûtés de ce pain de misère ! » Alors le Seigneur envoya contre le peuple des serpents brûlants qui le mordirent et il mourut un grand nombre de gens en Israël. Le peuple vint trouver Moïse en disant : « Nous avons péché en critiquant le Seigneur et en te critiquant ; intercède auprès du Seigneur pour qu’il éloigne de nous les serpents!» Moïse intercéda pour le peuple et le Seigneur dit : « Fais faire un serpent brûlant et fixe-le à une hampe : quiconque aura été mordu et le regardera aura la vie sauve. » Moïse fit un serpent d’airain et le fixa à une hampe ; et lorsqu’un serpent mordait un homme, celui ci regardait le serpent d’airain et il avait la vie sauve. Nombres 21, 5-9

pur récit historique 114. » On y trouve en effet le sentiment de culpabilité qui interprète le malheur comme une punition. Le malheur met en mouvement le désir d’être protégé par une puissance. Dans les moments d’angoisse, l’homme fait des gestes exprimant son désir d’être sauvé. En regardant le serpent, symbole de vie comme de mort, les compagnons de Moïse ont le vif sentiment d’avoir part à la secrète puissance de vie. Dieu donne la vie par la médiation du serpent d’airain ! La psychologie est née de l’esprit critique et de la découverte de la subjectivité. Elle explique pas mal de phénomènes religieux, des représentations humaines du divin et de Dieu, des croyances et des pra-

114. Antoine Vergote, op. cit., p. 97.


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tiques. Cependant, elle n’explique pas tout de la religion. Et moins on connaît la religion, plus rapidement donne-t-on l’impression que tout s’explique par elle ! En réalité, la religion vécue est une vie relationnelle de l’homme tout entier. Il est donc normal que bien des éléments psychologiques imaginaires soient présents dans cette relation, parfois même de façon pathologique. Des esprits rationalistes ont utilisé la psychologie pour tenter de réduire la religion à une illusion des désirs ou à de l’imaginaire ou encore à un comportement infantile. Ces interprétations ont ébranlé certains croyants. D’autres heureusement l’emploient comme un moyen de la clarifier et de la purifier. La psychologie n’éclaire-t-elle pas la réception trouble que fait l’homme du message religieux, animé qu’il est par ses passions, ses désirs, son imagination et son histoire personnelle ? Les analyses psychologiques n’ont d’ailleurs pas manqué dans le passé. Au ive siècle déjà, les Confessions de saint Augustin en étaient un exemple significatif au point que son auteur est souvent considéré comme l’initiateur génial de cette littérature. La modernité est donc bien un modèle culturel avec une pensée, une morale, un mythe de référence partout présent. Les faits psychologiques y ont un sens. Ils appartiennent aux divers domaines culturels que sont la morale, la religion, le champ des relations humaines. Lorsqu’en apparaît le mot au xixe siècle, les progrès de la science et de la technique, la division rationnelle du travail, la déstructuration des mœurs et de la tradition ont fait leur œuvre. La croissance démographique, la concentration urbaine, le développement des moyens de communication accentueront ce mode de vie articulé sur le changement et l’innovation mais porteur d’inquiétude, d’instabilité, de subjectivité, de tensions et de crises. L’homme moderne est né avec sa conscience autonome, sa psychologie et ses conflits personnels, son intérêt privé, son inconscient impliqué dans


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un réseau de médias, d’organisation, d’institutions. Pour un certain nombre, loin d’être une libération, c’est une nouvelle aliénation avec son abstraction, sa perte d’identité dans le travail et le loisir, l’incommunicabilité !

Culture et religion La culture européenne se caractérise par la recherche de la vérité pour la vérité. Cette recherche a suscité et induit une série indéfinie de travaux et de découvertes. Bien des penseurs estiment cependant que lorsque cette recherche ne se poursuivra plus, il en sera fini de cette culture. Le croyant, quant à lui, est en droit de se demander si cette recherche de vérité est en rivalité ou en harmonie avec la religion chrétienne. Saint Augustin s’était converti en trouvant en Jésus Christ le terme de cette recherche. Jésus n’avait-il pas dit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie 115 » ? Pour la modernité, cette façon de faire semble simpliste car la confusion s’installe entre la Vérité, catégorie transcendantale de la pensée et la vérité, réalité personnelle. Lorsqu’en philosophie, on parle de la Vérité, on vise une Vérité qui est au-delà de toute vérité connue, une vérité que jamais on n’atteindra. La vérité est donc à l’horizon tout comme le bonheur pour le désir de l’homme. Pour un croyant par contre, connaître Dieu, c’est être dans la Vérité qu’en tant que philosophe, on cherchait vaguement et sans savoir où la trouver. Il y a donc rapport ambigu entre d’une part la recherche de vérité et de bonheur et d’autre part la foi religieuse.

115. Jean 14, 6.


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Pour Freud, il y a une énigme de la religion car elle est le phénomène culturel le plus complexe qui soit. Elle présente, selon lui, non seulement une doctrine sur le monde et l’existence humaine mais elle donne des prescriptions éthiques. Elle remplit de plus une fonction de consolation en rapport aux désirs de l’homme. On ne peut donc la réduire ni à une vision du monde (Weltanschauung) ni à un système de morale ni à des expériences affectives correspondant au désir. Il saisit que la religion, et seule la religion, englobe la personne entière : la raison qui cherche la vérité du monde et le sens de l’existence, le désir qui tend au bonheur, la volonté responsable qui se donne une éthique. Le monothéisme biblique est de cet ordre : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée et de toute ta force 116. » La Bible ne parlera pas d’anthropologie mais laissera parler Dieu parce que c’est Dieu qui convoque l’homme pour une relation personnelle avec lui. Restera alors pour Freud ce qu’il considère comme la clef de la religion, la figure du Père avec son influence sur la spiritualisation du monde mais aussi avec les pulsions psychologiques qu’elle suscite. La révélation divine vient du dehors et sur les questions essentielles, elle parle avec une autorité qu’elle affirme avoir en elle-même. Elle ne peut donc que gêner la pensée philosophique qui se veut autonome. Elle lui fait prendre conscience de ses limites pour atteindre un Dieu personnel. Et il est assez facile de comprendre que la philosophie qui repose sur la raison ne puisse reconnaître une vérité révélée qui échappe à la logique de la raison. Mais pourquoi ne peut-elle pas discerner le message chrétien ? Pourquoi n’accepte-t-elle pas qu’il puisse se poser dans les questions restées ouvertes ? Durant les Temps modernes, la

116. Marc 12, 30.


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figure de Jésus Christ a fasciné et intrigué nombre de philosophes : Rousseau, Lessing, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Bergson, Gabriel Marcel, Simone Weil, Edith Stein, Karl Jespers. Plusieurs se sont convertis et la plupart reconnaissent en Jésus Christ une haute figure spirituelle, mystérieuse par sa simple pureté. Aujourd’hui, nous retrouvons les deux directions dans lesquelles la culture moderne a reçu une religion qui se réclame de Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme. Pour les uns, Dieu existe, il est unique et personnel mais il reste comme un concept et non une personne avec qui je suis en relation. Et Jésus est venu nous enseigner certaines vérités essentielles que notre raison peut saisir. Pour d’autres, Jésus est venu nous enseigner une morale de qualité et il en est le témoin. Dès lors, l’intérêt de faire connaître Jésus aux enfants, de leur enseigner sa morale même si, en tant qu’adulte, on peut se passer de cette référence ! En d’autres mots, Dieu est accepté comme concept et Jésus comme référence, mais ils ne sont en rien des personnes avec qui je vis et qui font vivre. Pour les croyants et mi-croyants, « l’essentiel de la religion, écrit Vergote, serait son éthique surtout de charité. Souvent, on admet le nom de Dieu et on reconnaît sa fonction dans l’humanisme éthique… On ramène la religion à une philosophie religieuse 117. » Quant à ceux dont la profession est de prendre la religion pour objet, les historiens, les sociologues, les psychologues…, ils le feront avec la compétence spécifique et limitée de leur discipline. Ainsi la psychologie expliquera ce qui est psychologique dans la religion et le sociologue ce qui est sociologique. De temps à autre, un philosophe découvrira dans son étude de la religion un au-delà qui dépasse les catégories de sa réflexion. Ainsi Bergson (1859-1941) qui

117. Antoine Vergote, op. cit., p. 146.


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La proclamation pathétique de Nietzsche:«Dieu est mort» (Le gai savoir, no 125), à l’endroit où elle se trouve, et avec le ton d’ébranlement sincère dont elle est prononcée, est réellement d’abord une constatation, non un programme de combat. C’est la constatation que Dieu ne vit plus dans le monde, dans les cœurs des hommes, en tout cas ne vit plus comme il vivait auparavant — à la première et à la deuxième époque de Comte. Pour Nietzsche, qui en prend conscience avec une épouvante suprême, ce fait est lié à un sentiment de vertige absolu; Nietzsche en met la déclaration dans la bouche du « fou » où il apparaît comme la découverte d’un événement aux conséquences incalculables, qui, pour le moment est lié à une chute sans fin, à un froid de glace, à une odeur de pourriture qui se dégage du cadavre de Dieu et au va-et-vient fantomatique des fossoyeurs. Une grande partie de ce que Nietzsche annonce prophétiquement, Feuerbach et Marx l’avaient exprimé avant lui moins pathétiquement, et nous nous sommes depuis lors déjà habitués à beaucoup de ce qui, inouï pour lui, est maintenant presque devenu quotidien… Qu’on en fasse l’épreuve en se représentant par exemple, le discours de saint Paul sur l’aréopage prononcé dans l’une de nos grandes cités modernes : « Vous, hommes de Paris ou de Moscou, faudrait-il dire, vous êtes en tout, je le vois, les plus religieux des hommes… Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qu’il renferme, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point des temples faits de main d’homme. Il n’est pas non plus servi par des mains humaines, comme s’Il avait besoin de quoi que ce soit, Lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses.» Hans Urs Von Balthasar Dieu et l’homme d’aujourd’hui Paris, DDB, 1966, p. 127

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s’attache au christianisme en raison de ses mystiques et de Jésus Christ. L’histoire du cosmos et celle de la civilisation montrent, selon lui, une incessante création de nouveautés imprévisibles. « Le Sermon sur la montagne, écrit-il, est véritablement l’inouï et l’inimaginable nouveauté. » Chez les mystiques, elle crée l’état indéfinissable qu’est la joie. « Imprévisible, nouveauté, inouï, indéfinissable », il saisit là ce qui ne vient pas du monde ! « Autrefois, la religion était dans une bouteille, écrit Alain Touraine, la bouteille s’est cassée et la religion s’est répandue partout. » La cause en est sans doute à trouver dans une explosion du « je » qui entraîne une crise du lien social et relationnel, une remise en cause des spécificités masculines et féminines, une culture pénétrée de relativisme, pluralisme, sécularisme, une rupture des traditions avec une perte de crédit des institutions. C’est dans cette ambiance que le Nouvel Âge a fait son apparition. Il apparaît comme le retour du religieux au cœur de l’indifférence, un religieux hors frontière dans les sectes et les nouveaux mouvements religieux, un retour dans l’air du temps qui vit de l’irrationnel et de la sensation. Il apparaît comme une nébuleuse de réseaux ésoterico-mystique, une culture assoiffée de mieux-être. Avec lui, il n’y a plus de vérité unique ou de dogme ; il s’agit d’expérimenter le divin. Il s’agit de se sentir bien à la limite du fusionnel et la porte d’entrée en est la médecine parallèle. On y vit de croyances comme « tout est en toi… crois-le », de spiritisme pour le contact avec les défunts, de méditation transcendantale. Avec l’ère du Verseau, la pensée devient synthétique et la connaissance intuitive et holistique. Voilà donc une religion flottante où l’on aime le syncrétisme que certains appellent le bricolage religieux car « toutes les religions se valent. » Comme une gnose, on livre aux initiés la connaissance des secrets divins et on invite à maximiser le cerveau dans des états altérés de conscience où l’on perd la frontière du moi jusqu’à


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le faire disparaître, où l’on expérimente des sensations de libération et de transcendance face au temps et à l’espace. On nage dans un autre état. C’est un véritable panthéisme car « Dieu est dans tout et tout est Dieu ». On s’ouvre alors à l’écologie, au yin et au yang, à la mystique qui permet le contact direct avec Dieu. On baigne en plein subjectivisme où chacun fait sa vérité ! L’homme a en soi de quoi devenir Dieu ; l’homme n’a plus besoin ni de Dieu ni de Sauveur. Cette culture vient toucher de près la culture occidentale et ébranle le christianisme en son essence. L’homme par exemple n’est plus une personnalité unique promise à l’éternité mais une chandelle qui transmet sa flamme, qui change d’enveloppe avant d’aller se perdre dans le Grand Tout. Dieu n’est plus le Tout Autre qui invite à lui faire confiance et à faire alliance avec lui en Jésus Christ. Il est l’énergie fondamentale, le Tout dont nous sommes des étincelles, l’expression la plus élevée de la conscience cosmique. La vérité n’est plus quelqu’un, Jésus Christ, Parole de Dieu faite chair. Elle est ce que l’on peut appréhender : « Si cela marche pour toi, c’est vrai » ! Le monde enfin n’est plus réalité créée, appelée au Royaume mais une illusion éphémère qu’il faut fuir. Dans cette perspective, la religion n’est plus que l’ensemble des techniques pour faire l’expérience du divin, elle est loin des rites qui mettent la communauté en relation avec Dieu. Ce qu’il reste des rites, ce sont des rites humains qui exaltent mes sensations et mes perceptions. Dans un livre intitulé L’homme-Dieu, Luc Ferry propose à grand frais de discussions la suggestion d’en venir à un humanisme transcendantal qui est en soi refus de Dieu et accueil d’une spiritualité. Il part du propre de l’homme et il souligne le mystère au cœur de sa vie. Il affirme sa capacité à s’affranchir de ce qui dirige sa vie. C’est une façon de voir la liberté déjà exprimée par Rousseau et Kant. L’être humain a la faculté de s’opposer à la logique de ses penchants natu-


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rels, de ses instincts et même de ses désirs. Il n’est pas obligé de s’inscrire dans les comportements des personnes de son âge, dans la pensée de l’idéologie dominante ou de partager les sentiments de ses semblables. Heidegger et Levinas parleront de transcendance pour désigner l’aptitude à s’élever au-delà « des déterminations ontiques ou intramondaines pour pénétrer le domaine sacré de la vie avec la pensée ». Et Ferry d’inviter dès lors à une réinterprétation humaniste des principaux concepts de la vie chrétienne qui rejoint, me semble-t-il, la pensée de bon nombre d’occidentaux. Nous ne cessons, dit-il, de poser des valeurs supérieures à l’existence, des valeurs pour lesquelles il vaudrait la peine de prendre le risque de la mort. Ainsi en est-il de l’amour, de la justice, de la beauté, de la vérité. Ces valeurs conservent une part inéludable de mystère et reposent sur des expériences intérieures. Incarnées dans les consciences, elles relient entre eux les êtres humains. Valorisées par les hommes, elles seront définies comme sacrées, ce pourquoi un sacrifice est possible. Elles visent l’éternité car elles touchent l’au-delà du temps. Voilà donc un humanisme des valeurs. Mais pourquoi donc évacuer la personne de Jésus alors que selon lui, « l’actualité du contenu des Évangiles ne laisse pas de frapper. Alors que les religions de la Loi sont guettées par le déclin ou les tentations intégristes, celle de l’Amour pourrait se réconcilier avec les motifs que les historiens des mentalités nous ont dévoilés. C’est Philia 118 qui nous a écartés de la religion chrétienne mais c’est elle aussi qui lui redonne sens et nourrit de manière inédite Agapè 119. Les Anciens s’attachaient à la forme religieuse en tant que telle, mais son contenu, le message d’amour, n’était guère porté par

118. Philia : terme grec pour désigner l’amour en tant qu’amitié. 119. Agapè : terme grec pour désigner l’amour gratuit tel qu’il est chez Dieu.


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la réalité des rapports humains ; les Modernes, au contraire, rejettent l’hétéronomie du théologico-éthique, mais voient s’introduire dans leur vie quotidienne des sentiments propres à valoriser le contenu d’un discours qui sacralise l’amour et fait de lui le lieu ultime du sens de la vie 120. » Il restera à l’auteur de situer le problème de la mort qui, selon lui, est perte du sens donné par l’amour ! Et pour convaincre, il devra aussi mettre en évidence que l’humanité porte en elle du sens sans quoi l’être humain ne pourra jamais en trouver !

Culture et civilisation Selon Levy Strauss, la prohibition de l’inceste, obligeant les hommes à communiquer fonde la culture. En projetant, si l’on peut dire, les sœurs et les filles en dehors du groupe consanguin et en leur assignant des époux provenant eux-mêmes d’autres groupes, la prohibition de l’inceste noue entre ces groupes naturels des relations d’alliance, les premiers que l’on puise qualifier de sociaux. En instituant un système d’alliance et de réciprocité et en en brisant d’autres se constitue la culture : les individus passent de l’ordre de la procréation qui est naturelle à celui de la parenté qui est culturelle. La culture sera un échange réglé et mutuel de femmes, de mots, de biens qui s’épanouira selon des modalités multiples en langage, en droit, art, religion, coutumes de table et de lit, de politesse, de vêtements… Il s’ensuivra des lois coutumières ainsi que des modalités d’échange économique d’outillages, de technique, de mode de production et de consommation. Tout cet ensemble constituera un système analysable

120. Luc Ferry, L’homme-Dieu, Paris, Grasset, 1996, p. 245.


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et comparable à d’autres. On y trouvera des symboles et des signes qui se posent comme intermédiaires entre deux sujets. La culture est donc la façon propre dont chaque société a choisi d’exprimer et de satisfaire l’ensemble des aspirations humaines. L’art est un phénomène où l’articulation nature-culture trouve une expression privilégiée. L’union du sensible et de l’intelligible, de la nature et de la culture s’y réalise. Chez les primitifs, ce rapport est particulier parce que la nature est le terrain sur lequel ils peuvent entrer en contact avec les ancêtres, les esprits et les dieux. Pour eux, la nature est culturellement « surnaturelle ». Un amérindien disait : « Certains détournent le cours des rivières, nous, nous laissons les choses telles que le Grand Esprit les a créées. » La théorie de l’évolution se développe à la fin du xixe siècle. Elle intègre l’homme au monde animal et suscite ainsi la séparation entre l’étude de la culture et l’étude de la nature. Et de leurs travaux, on estima que la possession du langage et de la culture était la caractéristique exclusive de l’homme. Il reste que ce sont nos acquisitions, nos imitations, notre éducation qui font notre culture. Et avant d’être acquise, elle est d’abord imprégnation, identification bien avant d’être apprentissage explicite. La culture opérera même, de manière tacite, toute la structuration de nos expériences de durée, de distance et d’objets. Beaucoup, en tout cas, la définissent comme l’organisation symbolique d’un groupe, sa transmission, l’ensemble des valeurs qui le soudent, ses rapports avec les autres groupes et réalités. La symbolique indique que des messages s’échangent, que se vivent des relations où circule du sens. Tout groupe culturel possède donc une cohérence de vie symbolique tant dans la manière d’associer les symboles que de penser les relations. Toutes les fois que des aspects, des segments de la vie sociale peuvent être discernés et compris à partir d’une cohérence symbolique ou d’un modèle de comportement, il s’agira d’une culture.


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Aujourd’hui, « l’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse comme la betterave, écrivait Claude Levy Strauss en 1980. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » Depuis lors, cette tendance n’a fait que croître et nous passons de plus en plus à l’uniformisation culturelle poussés par la consommation et l’information en temps réel. Fondateur des moyens de communication moderne tels les chemins de fer, le téléphone et la radio, le xixe siècle voit le principe du libre échange faire ses premiers pas. La victoire sur l’espace et le temps s’accentue à la fin du xxe siècle. Et de s’interroger sur la langue qui l’emportera comme moyen de communication : le français, l’anglais, le russe, l’espagnol, le portugais ? Et de dégager en l’an 2000 la perspective d’un compromis bilingue où chaque communauté fera usage d’une langue à vocation œcuménique en plus de la sienne. Aujourd’hui, les stratégies de rayonnement de la culture sont bien maîtrisées par la production culturelle de masse et la puissance industrielle. Mais plus que d’objets et de moyens matériels, la culture demande des hommes qui en aient besoin. Elle demande aussi des individus qui aient soif de connaissance et de transformation intérieure, de développement de leur sensibilité. Il s’avère nécessaire, pour eux, d’acquérir habitude et discipline pour utiliser l’arsenal d’instruments et de documents accumulés pendant des siècles. Vers 1960, les notions de société globale, de village planétaire — le monde est un petit village- font leur apparition. L’impératif économique s’impose à tous, grâce aux médias et particulièrement la télévision. Les cultures particulières et leurs sociétés sont marquées de valeurs. Leur homogénéisation permettra de sortir de la société industrielle pour entrer dans l’ère de la complexité culturelle et sociale à caractère global. Quatre facteurs s’imposent pour la faire advenir : les armes, les moyens de communication, les économies et l’idéologie. En réalité, le monde n’est plus un petit village global mais une ville glo-


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bale parce que les moyens de communication et l’informatique ont créé une société aux éléments enlacés, un nœud de relations interdépendantes, nerveuses, agitées et tendues à l’inverse de la stabilité qui caractérise l’intimité d’un village. Dans ce monde, les États-Unis d’Amérique représentent la première société globale de l’histoire. Elle est la société qui communique plus que tout autre puisque soixante-cinq pour cent des communications mondiales partent d’elles et qu’elle a plusieurs longueurs d’avance dans la grille mondiale de l’information. Elle est la seule à avoir réussi à proposer un modèle global de modernité ainsi que des schémas de comportement et de valeurs universels. Elle entraîne à sa suite les pays les moins avancés en leur proposant technique, méthode pratique, organisation nouvelle. Le monde est aujourd’hui un marketplace. Les marchés de capitaux, les produits et les services, le management et les techniques de fabrication sont tous devenus globaux. Tant au niveau conception, production, commercialisation des produits et des services, l’économie est devenue mondiale. Sous l’influence des réseaux mondiaux d’information, les fermes se transforment en entreprises intégrées. Nous vivons ainsi une ère de communication globale. Aux dires de beaucoup, elle repose sur les trois facteurs suivants : l’homogénéisation des besoins, une préférence pour des produits à bas prix mais de qualité acceptable, la nécessité d’économie d’échelle en production et marketing. Elle entraîne un peu partout la construction de groupes de communications par des acquisitions ou fusions transnationales issues des grands pays industriels mais aussi des pays du Tiers Monde. Elle touche le monde culturel en repoussant les frontières et en annexant les territoires de l’ancien bloc communiste. Elle y installe un marché global des produits culturels et fait franchir à l’Inde et à la Chine un grand pas vers l’intégration audiovisuelle notamment grâce au système des satellites. Ainsi, la construction de grandes zones de libre échange


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et de marchés uniques multirégionaux ouvre la chasse aux universaux culturels. La création d’un marché unique d’images devient un des enjeux du redéploiement industriel. Des chaînes panaméricaines, panasiatiques, paneuropéennes ou même planétaires distillent des images de culture de masse dans l’imaginaire des consommateurs de cultures très diverses. Ainsi fut fait pour vendre Marlboro… image de l’Américain de l’Ouest au caractère viril et vigoureux. L’entertainment américain et ses matrices de production sont de plus en plus présents dans les têtes. Ses produits deviennent supports naturels d’universalité. La culture s’enferme dans un monde en vase clos, l’univers des secteurs solvables que sont l’Amérique du Nord, l’Union Européenne et l’Asie Orientale. Mais qu’on y prenne garde. Il y a plus de différence sociale entre un habitant de Manhattan et son voisin du Bronx qu’entre celui de Bruxelles et celui de Manhattan. « Si la globalisation du monde, écrivait le Mexicain Carlos Monsivais en 1994, signifie n’avoir jamais à dire que vous êtes désolé, il s’avère que le globalisme s’est converti en prêt à porter idéologique qui dilue les responsabilités des divers acteurs mondiaux dans la production de la misère du monde. » Tout devient tellement enchevêtré que plus personne ne doit rendre des comptes. Faut-il laisser se développer une mondialisation qui laisse au hasard le soin de décider l’aménagement de la planète et qui dans la réalité tend à tout parcelliser ? Faut-il par contre accentuer une culture de responsabilité mondiale comme le font aujourd’hui les « antimondialisation » ? Les défis les plus évidents ont pour nom : pollution d’océans, trafic de déchets, déforestation, surendettement des pays du Sud. Une prise de conscience de la dimension mondiale des problèmes doit se combiner à une responsabilité citoyenne ancrée dans un territoire précis. Une monoculture mondiale mettant en péril les écosystèmes culturels ne peut favoriser ce genre de démarche. Les visions globalitaires ont montré leurs failles. Ainsi, la guerre du Golfe loin de


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prouver une vision commune des militaires et des civils a signifié par des mesures draconiennes de censure une profonde dissymétrie de vision. Ainsi, le débarquement en Somalie n’a pas permis aux pays en voie en développement de rattraper leur retard. Ainsi, les événements sportifs ou exceptionnels retransmis en télévision ont plus permis de mettre en évidence le chauvinisme, l’étroitesse d’esprit que de faire vivre « un village global ». En 1989, un membre du département d’état américain annonçait la fin des idéologies en signalant que les touristes étaient devenus un gadget en Chine populaire, que Mozart servait de musique de fond dans les supermarchés japonais et que la musique rock était à Prague l’expression de la révolte contre l’idéologie marxiste. Il y voyait le signe irréfutable de l’homogénéisation démocratique du monde grâce au libéralisme occidental. Ne prenait-il pas des vessies pour des lanternes ? Quelle utopie de croire que l’expansion des produits de l’entertainment amène automatiquement la liberté civile et politique ! Le statut du consommateur serait devenu l’équivalent du statut du citoyen ! Les cultures singulières n’ont pas disparu. C’est une erreur de le croire. La circulation des flux culturels, l’existence d’une tendance à la mondialisation ne conduit pas fatalement à l’homogénéisation du globe mais bien à un monde de plus en plus métissé. Trop d’ouverture aux flux globaux et l’état nation est menacé par la révolte (syndrome chinois) ; trop peu et l’état sort de la scène internationale comme la Birmanie, l’Albanie, la Corée du Nord. Démystifiant la notion de modernisation, l’anthropologue brésilien Renato Ortiz montre que loin de disparaître de la carte du monde, les cultures locales se reformulent en procédant à un alliage du moderne et de la tradition. En témoigne le formidable brassage de la culture de masse et des cultures populaires dans les produits de la télévision brésilienne et le taux d’audience qu’ils ont rapporté en Europe. Un peu partout dans le


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monde, les cultures spécifiques sont revalorisées et bien des peuples cherchent à se réapproprier leur histoire. Cette pulsion peut conduire aux tentations de fermeture sur son identité propre, retour au tribalisme, pureté de la race, intolérance face à l’étranger. Mais ne sontelles pas aussi ripostes confuses à une globalisation qui exclut au nom du libre échangisme des cultures de valeur ?

Culture et progrès En pensant progrès, mon regard s’arrête à l’ordinateur. N’en est-il pas la clé à notre époque ? Et j’en revois les premiers modèles, ces lourdes machines qui occupaient des salles entières dans l’université que je fréquentais. Ils apparaissaient comme des monstres incompréhensibles aux petits étudiants que nous étions. J’y revois aussi la stature de Georges Lemaître, l’homme ouvert aux découvertes du moment, le savant qui avait proposé dès 1929 la théorie de l’atome primitif, une théorie si féconde pour le progrès des sciences. Les premiers ordinateurs, selon mes sources, dateraient de 1948. Ils répondaient aux besoins de l’armée américaine qui cherchait à établir un réseau de communication qu’elle appellerait le Net. Nous mesurons, soixante ans plus tard, la place impensable qu’ils occupent dans la vie de l’humanité. Rares sont les maisons où l’ordinateur n’a pas fait son apparition. Dans le monde des affaires, il est devenu portable, réduit à sa plus simple expression afin qu’il puisse être le réceptacle où se forgent toutes les décisions. Outil de travail indispensable dans le monde étudiant, il reçoit tous les messages et se présente comme le meilleur centre d’information. Progrès indéniable pour le fonctionnement du monde d’aujourd’hui, il n’en manifeste pas moins la fragilité et le vide de sens que la multiplication des moyens a pu engendrer dans notre civilisation. L’essor pro-


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digieux des sciences et des techniques au xxe siècle, le développement rationnel et systématique des moyens de production, de leur gestion et organisation est un trait dominant de la culture actuelle. Il ouvre une ère de productivité marquée d’une intensification du travail humain et de la domination de l’homme sur la nature. L’un et l’autre sont cependant réduits au statut de forces productrices et liés à un schéma d’efficacité et de rendement maximal. Le passage d’une civilisation du travail et du progrès à une civilisation de la consommation et du loisir est un fait marquant de l’époque. Cette mutation ne change ni la finalité productiviste, ni le découpage du temps, ni les contraintes prévisionnelles et opérationnelles. Déjà, Marx écrivait : « L’abstraction de l’état politique n’appartient qu’aux Temps modernes parce que l’abstraction de la vie privée n’appartient qu’aux Temps modernes… Au Moyen Âge, la vie du peuple et la vie de l’état sont identiques : l’homme est le principe réel de l’état… les Temps modernes sont le dualisme abstrait, l’opposition abstraite, réfléchie. » Cette abstraction sous le signe de la Constitution et le statut formel de l’individu définit la structure politique de l’état moderne. La rationalité bureaucratique de l’état rejoint celle de l’intérêt et de la conscience privée. Jadis la vie politique se définissait comme une structure intégrée de relations personnelles. Aujourd’hui, l’hégémonie de l’état investit tous les secteurs de la vie, les mobilisant à son profit. La vie affective, la langue et la culture sont résiduelles au niveau du pouvoir mais point au niveau de l’individu. Celui-ci, avec son statut de conscience autonome, sa psychologie, ses conflits personnels, son intérêt privé se dégage du consensus de la société traditionnelle. Pris de plus en plus dans le réseau des institutions, il se présente avec son aliénation moderne, son abstraction, sa perte d’identité dans le travail et le loisir, l’incommunicabilité. Le temps au travail et à la vie sociale se mesure au même chronomètre.


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Jadis le temps des travaux et des fêtes rythmait la vie. Le temps moderne est sorti du passé pour ouvrir un avenir. Le mythique est disparu. L’avenir lui-même semble aujourd’hui se ramener à l’actualité, l’immédiateté, la quotidienneté… la durée n’a plus droit au chapitre. La mode est à la créativité individuelle, à l’innovation, à la rupture avec les formes traditionnelles. Au sein de la culture, l’homme est son référent, il vit d’une subjectivité profonde, la passion et la singularité sont de mise. L’authenticité marquée par l’éphémère, l’insaisissable mène à l’éclatement des règles et à l’irruption de la personnalité. Les genres en littérature, les règles d’harmonie en musique, les lois de la perspective et de la figuration en peinture sont mises de côté. L’académisme, l’autorité, la légitimité des modèles en matière de mode, de sexualité, de conduites sociales sont remises en cause. Dans un travelling continuel soutenu par les médias, peu à peu, la culture perd toute valeur de progrès et devient une esthétique du changement pour le changement. Elle s’abstrait et s’inscrit dans le jeu d’un ou de multiples systèmes de signes. À la limite, elle rejoint purement et simplement la mode rentrant dans un changement cyclique où resurgissent toutes les formes du passé (archaïques, folkloriques, rustiques, traditionnelles). Le passé est vidé de sa substance et exalté comme signe dans un code où tradition et nouveauté s’équivalent et jouent alternativement. La modernité n’est plus rupture mais elle vit des vestiges de toutes les cultures, des gadgets techniques et de l’ambiguïté des valeurs. La modernité passe pour résurgence de la tradition. Toute l’histoire européenne n’est qu’un processus d’amalgame et d’adaptation, d’un jeu culturel et subtil entre la tradition et la modernité !



Troisième partie

Les défis du futur



7. La quête du bonheur En quête de plaisir Tout au long des Golden sixties, un immense frisson libertaire a traversé la plupart des sociétés industrialisées dans un mélange d’audace et d’arrogance, de pétulance ludique et d’idéologie sentencieuse. Il est interdit d’interdire, il faut pouvoir jouir sans entrave. Le sexe fut libéré mais avec lui se trouva ébranlé de fond en comble un ensemble de représentations collectives et de valeurs partagées. Pour Reich, son prophète, la sexualité de l’homme est naturellement harmonieuse et pacifique. Seules, les aliénations sociales et les répressions de la société font déraper la sexualité vers le pathologique. « L’individu sain n’a pratiquement plus de moralité en lui car il n’a pas de pulsions qui appellent l’inhibition morale 121. » La dénonciation de l’ordre moral est une stratégie avantageuse. Grâce à elle, en effet, on peut jouir tout à la fois des privilèges de la liberté et des mérites de la dissidence. « Tout se passe, écrit Jean Claude Guillebaud 122, comme si l’on s’efforçait d’attiser un affrontement spectaculaire entre le camp du bonheur et celui de la mortification ; entre les joyeux avocats du plaisir et les tristes contempteurs de sexe ; entre le gai désordre du désir et l’ordre glacial de la morale… C’est

121. Wilhelm Reich, La révolution sexuelle, Paris, Christian Bourgois, coll. « Choix essais », 1993. 122. Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 82.


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ainsi que depuis des années, les choses se passent ; c’est ainsi que l’on croit débattre, mois après mois, des grandes affaires de morale, alors même que l’on passe au large. » Loin de s’opposer aux intérêts du marché et aux ordres de l’argent, la permissivité les sert l’un et l’autre. Enrichissez-vous comme vous jouissez ! De la pornographie à la prostitution, de la satisfaction minutée des fantasmes (messageries) aux entreprises de services (saunas, bars, clubs), la sexualité se vend non pas uniquement dans des maisons spécialisées mais jusqu’aux grandes surfaces où la ménagère pousse son caddie entre les rayons pornos et cache la cassette vidéo glissée sous quelques disques à la mode. L’ouverture démocratique aux plaisirs coïncide ainsi avec la conquête de nouveaux marchés où la jouissance s’appelle confort et le bonheur appropriation. Peu à peu, les nouveaux avocats de la permissivité sont pénétrés par une vision du monde profondément libertaire non pas au sens moral du terme mais au sens économique. Dans la Chine ancienne, les hommes de haute bourgeoisie conversaient avec des courtisanes pour s’évader de l’amour charnel auxquels ils étaient astreints. Ils étaient comme affamés d’amitié féminine spontanée, sans obligation sexuelle. Actuellement, comme en Chine autrefois, l’activité sexuelle est devenue, pour un certain nombre, une immense corvée de plaisir. Du libre accès au plaisir que l’on découvrait comme une simple libération dans les années 1968, nous sommes passés à une injonction constitutive de l’époque. Le plaisir n’est plus facultatif, il est un devoir. « Le plaisir obligatoire remplace le plaisir prohibé. La jouissance s’affronte à la façon d’un examen avec échec ou réussite à la clé. Boire, manger, s’adonner à l’amour participent désormais des ornements de la bonne réputation 123. » Certains

123. Raoul Vaneigem, Le livre des plaisirs, Paris, Labor, 1979.


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Alors, un ermite qui visitait la cité une fois par an, s’avança et dit : Parlez-nous du plaisir et il répondit, disant : Le plaisir est un chant de liberté mais il n’est pas la liberté. Il est l’éclosion de vos désirs mais il n’en est pas le fruit. Il est une profondeur appelant un sommet mais il n’est ni l’abîme ni le faîte. Il est le prisonnier prenant son essor mais il n’est pas l’espace qui l’enveloppe. Oui, en vérité, le plaisir est un chant de liberté et volontiers, je vous verrais le chanter à plein cœur ; mais je ne voudrais point vous voir perdre vos cœurs dans ce chant… Même votre corps connaît son héritage et son juste besoin et veut n’être pas déçu. Et votre corps est la harpe de votre âme, Et il vous appartient d’en tirer musique douce ou sons confus… Allez à vos champs et à vos jardins et vous apprendrez que c’est le plaisir de l’abeille de butiner le miel de la fleur mais c’est aussi le plaisir de la fleur de céder son miel à l’abeille. Car pour l’abeille une fleur est une source de vie, et pour une fleur une abeille est messagère d’amour, et pour tous deux, abeille et fleur, donner et recevoir le plaisir sont un besoin et une extase. Soyez dans vos plaisirs comme les fleurs et les abeilles Khalil Gibran Le Prophète, Casterman, 1956, p. 73


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l’enferment même dans une logique de performance. À l’instar de la santé, la sexualité est améliorable techniquement et il y va de notre bonheur sur terre de la soigner. La jouissance n’est plus le bénéfice d’une liberté mais l’objet d’un défi sportif qu’il s’agit, jour après jour, de relever. Plus que la grande utopie contemporaine, le plaisir est devenu une idéologie soutenue par un marché tout puissant et un conformisme qui fait perdre toute liberté. « Érotisme et violence sont les deux alibis d’une époque foncièrement privée d’amour et qui trouve dans l’échauffement sexuel je ne sais quelle compensation à son incurable sécheresse 124. » La famille tient toujours la première place au hit-parade de la quête de bonheur. Elle est et reste le lieu privilégié d’épanouissement, un lieu qui passe avant le travail et les amis. Le bonheur n’y est pas toujours dans le pré. Il passe par le repli sur la vie privée, l’hédonisme, la libre disposition des corps et un rejet significatif des institutions. Mais la famille vaut par le service qu’elle rend à ses membres. Chacun peut y choisir ses valeurs, ses croyances, ses normes et ses mœurs. L’individualisme y triomphe. Aussi est-il normal que la famille nucléaire apparaisse comme le modèle dominant. Elle est le signe de la modernité, de la valorisation de l’individu et de la liberté face aux contraintes de la parenté. Qu’on nous comprenne bien ! Ceci ne prouve en rien un modèle familial unique. La condition de la femme, l’évolution du taux de fécondité n’ont pas toujours même perspective. Dans nos pays, l’indépendance féminine s’affirme alors qu’elle est fortement contenue dans les pays musulmans. À la fragilité des nouveaux ménages s’oppose la solidité de la parenté que l’on redécouvre. Combien de parents à l’âge de la retraite ne renforcent-ils pas les liens avec leurs en-

124. Vladimir Yankelevitch, cité dans le Dictionnaire de sexologie de Jean-Jacques Pauvert, 1962.


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fants ? Ils donnent en temps matériel et ils en reçoivent la contrepartie en affection et soutien psychologique. Ils occupent des maisons nanties d’un jardin pour pouvoir distribuer à leurs enfants des cageots de fruits, légumes, volailles. Et jusqu’au premier emploi que pas mal de jeunes trouvent grâce à leurs parents ! Ainsi la famille parenté réoccupe un espace et se perpétue dans des repas pris en commun ou des célébrations qui sont comme des rites de ralliement à cette famille dont on est séparé mais où l’on aime vivre. La famille repose sur le couple qui n’a jamais autant reposé sur l’amour. Cet amour, le plus souvent entendu comme sentiment, en est venu à éclipser le mariage comme institution. Sur base d’un froid calcul, on va gérer la vie de couple comme une entreprise dans laquelle seront définis avec réalisme les droits et devoirs de chacun. Sur base de la seule valeur amour, on attend dans la vie de couple de la part de l’autre une capacité hors norme de don, de dévouement et même de sacrifice. Tout se passe comme si nous héritions d’une culture de l’amour, basée sur l’héritage chrétien, qui va jusqu’à se livrer à l’autre, tout en restant attachés pour soi à une culture hédoniste, celle du non-sacrifice et de l’épanouissement spontané. Est-il possible de tenir longtemps dans pareille contradiction ? La notion de lien conjugal n’est-elle pas plus large que l’amour que l’on se porte ? Pour durer, ne faut-il pas, au-delà de l’amour qui cimente, un projet que l’on se donne, la fécondité physique et spirituelle, le respect et la justice, la promesse et la loyauté. La famille comme institution signifiait créer, susciter un nouvel individu dans le monde des humains. Cette notion est passée au second plan. Quoi qu’il en soit, l’idée du couple l’emporte aujourd’hui sur l’idée d’institution. La famille apparaît comme l’espace d’épanouissement affectif et sexuel, le territoire exclusif de l’amour avec l’immense danger de passer de la fidélité à l’autre à la fidélité à soi-même. Quand l’amour passion fera défaut, la mo-


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rale individuelle va commander de défaire le couple et dans cette logique, la morale du bonheur devient une morale du divorce. Ce dernier n’est pas nécessairement vécu comme un échec mais comme un manque de courage, de liberté et même d’espoir. Tout simplement, il refuse de sacrifier l’aspiration au bonheur sur l’autel de l’institution. Le mariage est dès lors en question… au point que la notion de vie en couple tend à s’imposer ou en tout cas à précéder le mariage. L’enquête européenne met en évidence la conception suivante. Pour créer un couple réussi, il faut avant tout se respecter mutuellement et s’aimer intensément. L’entente sexuelle y est considérée comme essentielle ainsi que l’absence de problèmes financiers. Par contre, le partage des mêmes convictions religieuses, l’appartenance au même milieu social, le même niveau d’éducation ou de formation semblent des facteurs secondaires de réussite. Avoir des enfants et partager même intérêt apparaît secondaire. Se marier, estime la majorité, c’est s’engager à être fidèle à son conjoint (62 %) qui est le meilleur moyen de garantir le droit des enfants (51 %) et de prouver à l’autre qu’on l’aime vraiment (41 %). Quant au divorce, la majorité l’envisage lorsqu’un des partenaires est violent (81 %) mais aussi en l’absence de communication entre les conjoints (61 %) ou si l’un des deux est dépendant de la boisson ou de la drogue (54 %). Pour la plupart, le mariage comme institution est devenu impensable même s’il laisse irrésolu la question des enfants (filiation) en cas de divorce. En effet, il met fin aux impératifs de la sécurité dans la filiation et ouvre une brèche dans le rapport entre parent et enfant. Peut-on revenir en arrière ? Ni la liberté ni le goût du bonheur individuel, ni la libération des mères ne semblent aujourd’hui renégociables. Pour nos anciens, il était carrément obscène de prétendre vivre la passion amoureuse dans le mariage et dès lors, sans grand effort, on s’engageait dans l’institution. Aujourd’hui, la famille comme institution apparaît impos-


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sible à beaucoup. Certains cependant la perçoivent encore comme nécessaire et y mettent le prix. La famille est par excellence le lieu de la gratuité. Elle s’oppose par définition à l’ordre marchand. Après plus de trente ans de révolution sexuelle, d’individualisme radical, de désaffiliation, nous pouvons être pris de vertige devant la cellule de base de la société. La permissivité sexuelle, le droit au plaisir nomade ou à la jouissance sans règle ont touché en profondeur la question familiale. Nous le percevons au cours de ces dernières années comme une révolution des mœurs et un chamboulement de nos représentations collectives au sujet de la sexualité. Mais il y eut aussi l’effondrement de la démographie, le déclin du mariage, la banalisation du divorce (75 %), l’extension sans précédent de la permissivité avec une révolution législative accomplie pour être en accord avec la réalité vécue. Le droit civil lui-même a inscrit dans ses textes le séisme culturel ! Si la révolution juridique est un progrès en terme de liberté individuelle, on n’a sans doute pas mesuré la quasidisparition de la figure du père, la ruine de la paternité. « Depuis le féminisme, les femmes sont devenues les chefs de famille et il ne semble pas qu’elles soient encore prêtes à remettre ce nouveau pouvoir en question. Même si l’homme continue à gagner partout sur le plan social, les femmes ont conquis et occupent tout le terrain de l’éducation de l’enfant. Les assistantes sociales soutiennent les avocates qui ont l’oreille des femmes juges. On a l’impression d’un énorme trust qui se met en route dès qu’on parle d’un enfant quelque part 125. » Cette éviction du père et de la paternité ne fait que parachever une évolution commencée à la Révolution française qui entend briser les liens indes-

125. Christiane Olivier, Les fils d’Oreste, Paris, Flammarion, 1994.


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tructibles de la famille au nom de la souveraine liberté de l’homme et de la femme. Et si c’était le père qui était visé ! En deux cents ans, nous voyons ainsi une irréversible dégradation du statut paternel. L’industrialisation et la prolétarisation pénalisent les pères en les transformant en semi-esclaves absents. L’abolition du droit de correction (1935), la substitution de l’autorité parentale à l’autorité paternelle (1970), les lois sur la filiation naturelle (1972 et 1993) donnent un cadre juridique à sa perte de statut. Au plan philosophique, l’école de Francfort (1960) propose une ligne familiale clairement antipaternelle. La société sans père qu’il faut créer doit être une société de liberté notamment au plan sexuel dans laquelle les adolescents prennent la parole, eux qui représentent demain et imposent silence aux vieux qui prétendent savoir et commander. La généralisation de la contraception remet entre les mains de la femme le pouvoir de décision essentiel entre tous : celui de donner la vie, le choix du oui, du non, du moment. Le test génétique (1984) permet d’identifier avec certitude le père biologique et ainsi de découvrir en celuici l’amant ou l’époux. La fécondation in vitro rétrécit la figure paternelle à une goutte de semence dont dispose la femme. « On s’est peu à peu accoutumé au spectacle de ces pères dépossédés, bataillant de procédure en procédure, courant les tribunaux, quémandant dans une indifférence polie, cette permission qui, hier encore, allait de soi : voir leurs enfants, participer à leur éducation, exister, ne serait-ce qu’un tout petit instant à leurs yeux… Le mâle devenait plus doux et plus fragile, moins rouleur de mécaniques que vieux gamin à consoler 126. » Les familles monoparentales font aujourd’hui partie du paysage occidental. Dans la quasi-totalité des cas, elles correspondent à des fa-

126. Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 441.


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milles sans père. Aux États-Unis, elles touchent un quart des familles ayant des enfants. En Europe, elles sont de l’ordre d’un cinquième de l’ensemble des familles. Et les psychologues sont loin de les remettre en question puisque pour Freud, le père n’a que peu de valeur dans la structuration de l’individu et pour Lacan, il n’est rien d’autre qu’une métaphore de l’interdit (inceste). Pour ce dernier, la mère détient bel et bien la totalité des pouvoirs, y compris celui d’instituer le père dans son propre statut. Ce statut peut être tenu par le père biologique mais aussi par le nouvel ami de la mère divorcée. Par le divorce, non seulement l’enfant se trouve séparé de son père mais il l’aura perdu au profit d’un père de substitution. Et l’on dit trop peu que le fait de n’avoir été élevé que par une femme seule augmente les réactions agressives des garçons à l’égard des individus féminins. Comme une mise à l’abri de ce qui peut encore être sauvé s’ouvrira aujourd’hui le grand chapitre des droits de l’enfant, celui que l’on veut faire roi. On parle si souvent des droits de l’enfant que l’on en oublie ses devoirs. On abandonne le droit fondamental de la filiation qui régit les rapports entre les parents et leurs enfants. « Les droits de l’enfant représentent une formidable aubaine pour celles et ceux qui ne demandent qu’à se dégager du fardeau éducatif de plus en plus lourd, dans un monde qui, du moins en Occident, donne l’impression de renoncer à transmettre à l’enfant de quoi s’instituer dans une histoire 127. » La modernité aurait évacué toute morale. C’est un faux postulat car elle n’a fait que la changer. Toutes sortes de valeurs nouvelles, d’interdits et d’injonctions sont vécues aujourd’hui. Intériorisées par l’air du temps et chargées d’une force symbolique, elles n’apparaissent pas

127. Yves Lernout, Droit de l’enfance et de la famille, no 29, Assoc. des magistrats de la jeunesse, 1990.


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comme des contraintes morales qu’elles sont pourtant. On est effaré par les mortifications corporelles du passé mais on accepte sans sourcier les régimes diététiques, la tyrannie de la ligne, la nécessité d’un look, l’obligation de la performance sportive, la nécessité d’être jeune. On juge ringard de rester fidèle à celui que l’on n’aime plus mais on souligne l’importance d’être fidèle à soi-même, à ses projets, à ses penchants. Jadis, la liberté n’était pas fidélité à ses envies mais capacité de leur désobéir. Tout se passe comme si on avait congédié l’autre dans son humanité pour jouir enfin d’une pleine mais angoissante autonomie. Dans la sexualité, par exemple, on parle de partenaire comme s’il s’agissait d’un instrument plus ou moins performant, à la limite d’un outil de plaisir. « Le plaisir devient pure affaire anatomique, marchande et sportive en attendant d’être cybernétique. Il est prestation, rassasiement ou performance. Tout à son ivresse devant tant de possibles, l’individualisme contemporain a rétrogradé l’effusion voluptueuse au rang d’une prédation immédiate et sans avenir, c’est à dire d’une fonction corporelle forcément plus solitaire encore dans son principe que ne pourraient l’être le boire et le manger… on renonce à nouer ensemble le biologique, le social et l’inconscient subjectif… ce qui constituait l’homme comme homme et pas uniquement comme viande vivante 128. » Nous vivons un phénomène général d’atomisation sociale qui se manifeste dans la solitude anxieuse du plaisir, l’expulsion consentie de l’autre, l’étroitesse du vécu sexuel. La société éclate, bien des institutions se réduisent à rien, la solitude fragilise. Il en est ainsi du travail dans les entreprises dont les valeurs ne sont plus les personnes mais les rendements financiers. Il en est ainsi de l’individu solitaire et désen-

128. Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 475.


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chanté, réfugié dans l’instant qui se découvre sans avenir, sans histoire. La vie n’est plus alors qu’une succession aléatoire de présents alors que dans la famille, il y a possibilité de s’inscrire dans l’histoire et surtout dans la culture. On sacrifie le futur au présent parce qu’il a cessé d’être désigné par un projet. Là s’enracine la crise de l’école, crise de la transmission liée à l’illisibilité de l’avenir ? Faut-il s’étonner de la nostalgie radoteuse, de la faim de commémorations, de la fascination frileuse pour le passé. Le passé est valeur en hausse dans la mesure où l’avenir se déprécie ! « Le progrès humain, bien avant d’être une notion scientifique ou historique, c’est la vision chrétienne de l’histoire du salut, d’une histoire orientée par un sens supérieur, d’une aventure sensée de l’âme dans le monde. Ce n’est que lentement que cette idée a quitté l’intériorité de l’âme en marche vers le Ciel pour gagner l’extériorité du monde matériel 129. » En perdant l’avenir, en nous détachant avec lassitude de l’idée de progrès, nous rompons sans nous en rendre compte avec l’axe qui nous tire vers l’avant et donne sens à notre histoire. Celui-ci fondait nos choix et légitimait notre souci de maîtriser le destin, de s’opposer aux plaisirs désordonnés, en toute liberté. Sans s’en rendre compte, notre culture n’est-elle pas en train de retrouver le temps cyclique des cultures païennes, de la culture grecque en particulier ?

La quête du beau Qui admire a toujours raison ! La quête de la beauté fait partie des désirs les plus profonds de l’être humain. De nombreux musées en sont

129. Étienne Barilier, Éloge du Progrès, Genève, Éd. Zoe, 1995.


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des témoins significatifs. L’émotion esthétique touche toujours très fort. Elle bouleverse souvent à moins qu’elle ne rende amoureux ! Admirer telle femme ou tel homme particulièrement beau, la vie quotidienne nous en offre bien des occasions. Et la plupart du temps, il nous sera difficile de traduire les sentiments que suscite notre admiration, plus difficile encore d’en décrire les éléments objectifs. Le Petit Robert, souvent très précis dans ses définitions, désigne la beauté comme « la réalité qui fait éprouver une émotion esthétique » tout en définissant l’esthétique comme « la science du beau dans la nature et dans l’art ». Comme désolé de définitions aussi lacunaires, il nous livre une série de synonymes qui permettent de comprendre qu’en cerner le contenu est un véritable exploit. Lisons seulement : « charmant, délicieux, éblouissant, éclatant, enchanteur, exquis, gracieux, harmonieux, joli, magnifique, majestueux, merveilleux, mignon, ravissant, splendide, superbe… » Sachons seulement que nous sommes loin d’avoir épuisé le vocabulaire contemporain à ce sujet ! Il est impossible, selon Kant, de définir ce qu’est le beau en soi et dès lors d’en donner des règles qui en garantissent la production. Dire que c’est beau, c’est exprimer simplement le plaisir que nous prenons à percevoir une chose belle. Ce plaisir exprime l’état du sujet, l’harmonie de ses facultés. En disant que telle personne est belle, je ne sais et ne dis rien d’elle, je parle de moi et j’affirme ma perception d’être heureux. Voltaire disait déjà : « Le gothique est beau pour un œil gothique et pour un crapaud, c’est sa crapaude qui est belle. » Mais il nous faut aller plus loin. En soulignant la beauté d’une table par exemple, je postule que tous doivent éprouver ce même sentiment et que dès lors tous les hommes sont semblables, capables de juger de la beauté et de se communiquer leur perception. Cette table, même si l’émotion esthétique est de l’ordre du sentiment renvoie à un objet qui la suscite et c’est pour quoi je désigne également le beau comme qualité de l’ob-


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jet. Le jugement ne constitue pas la beauté, il la reconnaît et il la nomme en disant par exemple lorsqu’il la rencontre : « Cette table est splendide » ! Arrêtons-nous à un splendide coucher de soleil au soir d’une belle journée d’été. Les couleurs qui s’étalent à l’horizon, l’harmonie qui s’établit entre le firmament et le calme paisible de l’eau, la douceur de l’air qui caresse le visage me saisissent par tous les sens. Elles ouvrent à l’admiration et à la contemplation. Le temps s’arrête et la beauté me pénètre. Dans les faits, la beauté dans son espace originel m’est offerte par la nature, non seulement dans ce coucher de soleil mais aussi dans l’harmonie des plantes et des fleurs ou l’esthétique des êtres qui l’habitent. La nature reconnue dans sa beauté n’est d’ailleurs pas un simple donné. Elle est un partenaire qui m’invite à la relation. Les artistes le disent maintes fois. La nature fait signe à l’homme quand elle se reflète dans la profondeur d’un regard. Et de son appel surgit un langage qui ouvre au dialogue ou suscite des manifestations chargées de sens. La nature est, en réalité, un lieu de Vérité. Rien n’est beau que le vrai s’il ne se réduit pas à de l’imitation. Le beau est alors fidélité de l’objet à lui-même. L’objet qui nous ramène aux origines, qui existe assez pleinement à même le sensible est toujours beau. Il témoigne de la nature véritable ! Le philosophe Merleau-Ponty désigne la beauté d’un objet comme « sa puissance d’être, une puissance qui réside dans son apparaître et l’éclat de sa chair ». Parfois face à tant de laideur dans la réalité, il faut reconnaître qu’il ne suffit pas d’exister pour être beau. Le laid s’oppose au beau comme le raté au réussi, comme le pathologique au normal, l’être à l’illusion, la tricherie à la vérité de l’être. Et il existe bien des objets qui ne suscitent aucune émotion esthétique ! L’art prend sa source dans l’humain. Il apparaît comme un lieu où se révèle la dimension d’indicible, de mystère, de transcendance inscrit


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en notre être intérieur. Avec lui, on accède par le voir à ce qui ne peut se voir, par la musique à ce que l’on ne peut entendre, par le toucher à ce qu’on ne peut toucher et seulement ressentir. Il nous conduit à ce qu’il y a de plus profond en nous. « L’art est forme d’expression purement humaine ; au-delà de la recherche des nécessités vitales communes à toutes les créatures vivantes, il est une surabondance gratuite de la richesse intérieure de l’être humain 130. » Aussi le regard porté sur un œuvre d’art peut-il éveiller à la contemplation. Que de fois n’ai-je porté mon regard vers une icône d’un Christ Pantocrator ! Chaque fois, je reste muet devant des yeux qui, avec amour et sérieux viennent à ma rencontre. Je me sens touché en profondeur par la beauté du visage et la présence qui s’en dégage. J’entre dans l’au-delà du temps et le cœur balbutie ses premiers sentiments. Le sens ne vient que par la suite. N’est-il pas présent ce Christ au commencement du monde et n’est ce pas par lui que tout a été créé ? Le biologiste ne peut que saisir l’étendue de la vie dans sa durée et dans son infiniment petit. Mais parfois, l’homme de sciences s’envole dans l’infiniment grand aux milliards d’années lumière… « C’est la beauté qui sauvera le monde », aurait dit Dostoïevski ! Rien qu’avec cette œuvre, je viens d’entrer dans ce salut ! L’émotion esthétique est de l’ordre du sentiment. Sans elle, le plus beau tableau n’est qu’un fouillis de couleurs et de formes. Avec elle, s’ouvre un chemin personnel qui me porte à plus grand et plus beau que moi-même. Cette émotion est d’ailleurs généralement partagée avec d’autres admirateurs. L’œuvre d’art me met alors en communion avec d’autres. Ceci est vrai de la peinture qui traduit le regard du peintre, de la photographie qui imprime en qualité la perception du

130. Catéchisme de l’Église catholique, no 2500.


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photographe, du concert de musique qui fait vibrer les cœurs autant que les sons dans un langage d’un autre ordre. Grâce à elle, on est entraîné à sortir de ses marasmes et à s’élever là où la tendresse, la joie, la vérité sont reines. L’art trouve son sens en lui-même mais il trouve toute sa dimension lorsqu’il permet aux individus de faire de leur vie une œuvre d’art. Il y a incontestablement un art de vivre qui donne toujours qualité à la vie. Les grands artistes l’atteignent à certains moments mais il me semble qu’on peut en dire autant des mystiques et de tous ceux qui, à l’image du petit prince de Saint-Exupéry, ne voient bien qu’avec le cœur. La notion d’esthétisme apparaît avec Baudelaire en fin du xixe siècle. Elle désigne la prééminence accordée à tout ce qui relève de l’art sur la nature et sur la vie. L’esthète va remplacer peu à peu l’artiste en ce sens qu’il sera un artiste plus raffiné qui donne à l’art une place essentielle dans la vie. Les soins apportés au corps, la vogue, la course effrénée aux nouvelles « fringues », le look des voitures, le design tant intérieur qu’extérieur des maisons en sont l’expression actuelle. Dans ses journaux intimes, Baudelaire avoue « glorifier le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion 131 ». La passion de l’image aiguise en fait son sens critique et l’exigence de l’art pur. Ce sens critique va le passionner et s’exprimer tantôt en admiration, tantôt en irritation selon que l’œuvre est ou non « témoin de la dignité », comme elle se doit d’être. Ainsi s’explique l’universelle curiosité de ce critique d’art et son éventuelle concentration sur l’œuvre de génie qui s’impose par son inéluctable présence spirituelle. Dans les œuvres littéraires de celui qui fut aussi un poète, l’exigence se manifestait jusque dans le titre qu’il essayait de présenter comme un pont à éta-

131. Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu.


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« Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, douée d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme des matériaux involontairement amassée. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre?» «Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets : « Quel ordre impérieux ! Quelle fanfare de lumière ! Depuis plusieurs heures déjà, de la lumière partout! De la lumière perdue par mon sommeil! Que de choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues!» Et il part! et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine… Le soir venu, il restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique; partout où une passion peut poser pour son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé!… Charles Baudelaire « Le crépuscule du soir », Les Fleurs du Mal, Paris, Garnier, 1964


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blir avec son public. Pour lui, la beauté a des critères et les Fleurs du mal le diront dans des vers célèbres. Il en retient un critère fondamental que nous retrouvons dans tous ses jugements et qui est toujours la même question qu’il pose à l’artiste dont il doit assurer la critique : « Viens-tu satisfaire l’appétence de ma curiosité ? Possèdes-tu la science de la stimulation ? » L’art reste aujourd’hui, chez les artistes authentiques, une entreprise sérieuse qui les mobilise tout entier. La revendication de la spontanéité n’exclut nullement la méditation et l’apprentissage. Il était opportun que l’art perde de sa raideur aristocratique et que la beauté se fasse plus familière. Lorsque le plaisir du goût est moins guindé parce que le beau est moins solennel, n’en devient-il pas plus aigu ? Qui ne l’éprouve dans les chorégraphies de Béjart ? Lorsque l’œuvre est précaire, d’ailleurs, inachevée, ouverte, ne vient-elle pas requérir la perception active du spectateur ? L’art d’aujourd’hui tend à descendre dans la vie quotidienne et par là nous entraîne à transfigurer notre quotidien. L’art moderne, loin de nous entraîner à méconnaître la beauté, nous apprend à la reconnaître partout. En nous sensibilisant au sensible, il nous donne une leçon d’être au monde. Et peut être, nous invite-t-il à découvrir dans la poésie des choses les plus humbles, la densité de leur présence… leur beauté réelle ! Avant de penser l’univers, nos ancêtres ont cherché à le représenter en volumes, en couleurs, en rythmes musicaux ou corporels. Cette tentative a donné naissance à l’art qui semble résulter d’une sorte de mariage entre l’inconscient dont il ordonne les pulsions et la perception d’un univers concret qui est vécu comme une présence. « La pesanteur et la grâce, le mouvement et le repos, la force et la légèreté, le nombre et la fantaisie, la rigueur et la souplesse, la nécessité et la liberté, la lumière et l’ombre, la fureur et la sérénité, la frivolité et le recueillement, le bruit et le silence, le vide et le plein, l’inerte et le


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vivant, l’infini et le fini : c’est l’affrontement de ces contrastes qui symbolisent nos conflits et leur résolution dans un équilibre qui fait jaillir la lumière de leur opposition, c’est cela qui éclaire et harmonise notre inconscient, en aspirant tout notre être, secrètement unifié, vers la Source où l’artiste a lui-même puisé l’impulsion libératrice que son œuvre nous transmet 132. » Maurice Zundel que nous venons de citer nous invite devant la façade de Notre-Dame de Paris pour concrétiser ses propos. Il y souligne l’équilibre de la verticale et de l’horizontale représentée par les deux galeries qui la divisent en trois zones superposées. Mais il y découvre aussi comme un jaillissement vers le ciel de l’édifice pourtant bien enraciné dans le sol. Et si notre regard saisit l’abside, explique-t-il, la cathédrale emportée par le jeu des arcsboutants apparaît comme un immense voilier qui se met en route vers la haute mer ! Pénétrant à l’intérieur, nous avons la perception d’un espace illimité tant en hauteur qu’en profondeur. L’architecture y allège les masses et un sentiment d’infini nous envahit, nous faisant pénétrer à l’intérieur de nous- même. « Tous les arts possèdent une vertu incantatoire analogue. Ils évoquent un au-delà qui est un au-dedans. Ils ramènent toute chose au même point d’origine. Ils gravitent dans l’orbite du même absolu. Ils nous ouvrent à une présence identique et nous libèrent de nousmêmes en nous immergeant dans son infinité 133. » Dès la préhistoire, la découverte et la contemplation du monde ont suscité une intériorisation du spectacle de la nature et lui ont conféré une sorte de transcendance vécue à travers la perception sensible. Ainsi en est-il de la grande fresque de Lascaux si significative à cet égard ! Et l’art sug132. Maurice Zundel, Quel homme et quel Dieu, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, 2e éd., 1989, p. 97. 133. Maurice Zundel, ibid., p. 98.


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gère cette transcendance en l’inscrivant dans des matériaux avec une force de pénétration jusqu’à la racine de l’inconscient, ouvert au symbole et insensible au discours ! L’univers s’est humanisé grâce à lui en réalisant, du moins partiellement, l’appel à la liberté, à l’amour inscrit dans la création. Notre sensibilité n’est-elle pas pétrie des dons que l’art nous a faits ? Dans la mesure où nos expériences nous rendent sensibles à « la présence qui nous étonne et nous frappe de respect », une présence qui nous comble, le monde devient de plus en plus habitable à l’esprit. Nous sommes tous submergés par une connaissance sensible externe et interne où nous percevons une part du milieu dans lequel nous baignons tant physiquement que spirituellement. Tout cela se vit avec une coloration affective et subjective et des nuances innombrables selon notre santé, nos désirs, nos préjugés, les pulsions de l’inconscient sans oublier notre histoire infantile, notre sexe, notre âge, le climat, les saisons, nos sympathies et antipathies, nos réussites et nos échecs. Et tout cela aboutit à un moi préfabriqué qui cherche à s’affirmer à travers tout ce réseau en s’adaptant de gré ou de force à l’univers des autres. Nous connaissons tous des personnes, et peutêtre en sommes-nous, qui ont dépassé ce moi fabriqué pour jouir par le dedans d’une présence où je saisis ma liberté et ma créativité, où l’autre peut me rencontrer en vérité et où l’amour permet de l’accueillir. « Par une sorte de paradoxe qu’il nous arrive de rencontrer, des savants et des artistes qui reculeraient devant l’affirmation d’un Dieu personnel semblent avoir parfois une relation plus profondément personnelle avec la réalité qui les passionne que certains théologiens dont ils exposent arbitrairement les attributs 134. » Cette pré-

134. Maurice Zundel, ibid., p. 58.


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L’inouï vient de la musique. L’Esprit vient de la matière. L’infini vient dans le fini. L’innommable vient dans le nom de l’aimé. L’invisible vient dans le visible. L’éternité vient dans le temps. L’inconnaissable vient dans le connu. L’impensable vient dans la pensée. L’indicible vient dans la parole. L’immortel vient dans la mort. L’incommensurable vient dans la mesure. Olivier Py Le vase de parfums, Actes Sud, 2004, p. 29

sence qui touche à l’infini et à l’absolu est seule capable de m’établir dans un authentique bonheur. L’art et la beauté y mènent plus que bien d’autres routes !

La quête du Royaume L’Évangile, dans la religion chrétienne, présente des pistes qui mènent au bonheur. Celui-ci n’est pas un bonheur purement personnel mais un bonheur à partager avec d’autres. Ce bonheur à vivre ensemble se définit comme un Royaume où il fait bon vivre. Les pistes pour y accéder s’appellent Béatitudes parce qu’elles sont de nature à créer un état de béatitude et ce sont deux évangélistes, Matthieu (5, 1-11) et Luc (6, 20-26), qui nous les rapportent. Quand on les découvre, on est comme séduit par l’appel au bonheur qui vient rencontrer et faire vibrer une aspiration très profonde de tout notre être. On est tenté de se mettre debout et de s’y engager. On est surpris aussi de découvrir ce que Jésus nous dit en nous invitant au bonheur : Dieu est heureux, heureux d’être ce qu’il est. Dieu est heureux d’être Amour, d’être en lui-même échange amoureux où chacun se donne totalement à l’autre


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au point de non seulement le faire vivre mais de le faire exister. Déjà quand on est amoureux, on ne voit plus le temps qui passe et le monde est comme transfiguré ! Lorsqu’on vit d’un tel bonheur partagé, on est comme entraîné à le partager plus largement encore. Telle est la démarche de l’amour que bien des couples expérimentent encore aujourd’hui. Telle est, me semble-t-il, la raison pour laquelle Dieu ait voulu nous faire à son image et à sa ressemblance ! Y a-t-il plus grand bonheur que de vivre une telle intensité d’amour ? Les béatitudes mènent au Royaume les pauvres de cœur, les doux, ceux qui pleurent et bien d’autres. Celui-ci, défini plus haut comme le bonheur de vivre ensemble, possède toute une histoire biblique. La royauté divine est en fait une idée commune à toutes les religions de l’Ancien Orient. On y recourt dans la Bible pour traduire le lien entre Dieu et son peuple. Yahvé règne sur toutes les nations même s’il a fait d’Israël par alliance « un royaume de prêtres et une nation consacrée 135 ». Dans ce royaume, il réside au milieu des siens, il les guide, les protège, les rassemble comme un pasteur son troupeau. Après la destruction des royaumes politiques, les prophètes annonceront un roi futur, un Messie, fils de David, un royaume qui ne sera plus de ce monde. Ce que Jésus annonce dans les bourgades de Galilée, c’est la Bonne Nouvelle du Royaume 136. Pour devenir disciple de Jésus, il faudra s’y convertir. Réalité mystérieuse, le Royaume se révélera de préférence aux petits et aux humbles. Il est le don de Dieu par excellence, la valeur essentielle qu’il faut acquérir au prix de tout ce que l’on possède. Cette bonne nouvelle n’est pas venue fulgurante de Dieu ni bouleversement violent, mais des actes simples de libération

135. Exode 19, 6. 136. Matthieu 4, 23 ; 9, 35.


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Heureux les pauvres de cœurs, le Royaume des cieux est à eux Heureux les doux, ils auront la terre en partage Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés Heureux ceux qui on faim et soif de la justice, ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde. Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu. Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, le Royaume des cieux est à eux. Heureux êtes vous lorsqu’on vous insulte, que l’on vous persécute et qu’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. Évangile de Matthieu 5, 1

pour les gens de tous les jours, ceux-là qui sont écrasés quotidiennement par leurs problèmes. Ainsi le dira Jésus au début de sa vie publique dans la synagogue de Nazareth : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur. Aujourd’hui, cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez 137 ». Son Royaume n’est donc pas de feu et de sang mais de tendresse. Il n’est pas pour demain ; il est déjà là, il est un aujourd’hui, il s’accomplit maintenant ! Beaucoup de nos contemporains sont devenus incroyants parce

137. Isaïe 58, 6.


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qu’on leur a présenté un Dieu qui en voulait à leur peau, à leur joie de vivre, à leur désir de créativité. Ce Dieu-là, ils l’ont rejeté loin d’eux. Je suis loin de leur donner tort. Fort heureusement, en ouvrant les évangiles, j’ai pu découvrir un Dieu de vie et de bonheur, un Dieu dont on n’a pas à se méfier. Les Béatitudes qui ouvrent le premier discours de Jésus chez Matthieu sont de cette nature. Trouver le bonheur et entrer dans le Royaume, une aspiration de beaucoup ! Pour ce faire, dit Jésus à Nicodème, redeviens un enfant, laisse-toi aimer comme un enfant, fais confiance comme il le fait. Et il le fait comprendre dans la parabole de l’enfant prodigue qui, une fois rentré à la maison, n’a pas à se culpabiliser mais à se laisser aimer. C’est le poète Patrice de la Tour du Pin qui écrit : « Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu. Il ne cherche pas de complications inutiles, il ne le dit à personne car c’est son secret 138. » Cette voie d’amour et d’abandon, la petite Thérèse de Lisieux l’a vécue avec intensité et elle peut nous aider à en prendre la route. Aussi, heureux les pauvres de cœur ! Non pas ceux qui sont pauvres et esclaves de la misère mais ceux qui ont pu faire choix d’une vie simple et qui marchent humblement avec leur Dieu. Cette route est celle des anawin de la Bible qui au lieu de compter sur eux-mêmes comptent sur Dieu. « Regardez, disait Jésus, les oiseaux du ciel et les lys des champs, ils ne sèment ni ne moissonnent et pourtant personne n’a beauté semblable à la leur. » Regardez, dirait François d’Assise, j’ai choisi Dame Pauvreté et mon cœur est libre pour chanter mon Seigneur, libre pour rencontrer toute créature, fut-elle le loup de Gubbio. Rayonnantes ces religieuses qui ayant tout perdu dans l’incendie de leur couvent ont eu la capacité de se retrouver dans le chœur

138. Patrice de La Tour du Pin, Psaumes, Paris, Gallimard, 1938.


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de leur église dévastée pour chanter le Magnificat ! Épanouis ceux qui ont compris que « la pauvreté n’est pas de ne pas avoir de tapis chez soi mais d’accepter que n’importe qui marche dessus » ! La véritable pauvreté nous met sur la longueur d’onde de Dieu. Le choix y est clair entre Dieu et l’argent, entre l’humilité et le paraître, entre le service et le pouvoir. Le Royaume des cieux est aux pauvres et dès cette terre, ils partagent déjà le bonheur qu’on y trouve ! Heureux les doux ! Quelle est donc cette douceur qui mène au bonheur ? Non pas cette vertu négative de celui qui manque de personnalité et fuit les conflits. Non pas le nirvana, calme et serein du bouddhiste qui veut éliminer toute souffrance et dès lors éteindre tout désir, même si cette attitude est largement suivie à notre époque. À moins qu’il ne s’agisse du cocooning du dimanche où l’on est si bien entre soi. Il me semble bien loin de la veine évangélique ! Les doux, selon le cœur de Dieu, ce sont d’abord ceux qui acceptent de ne pas posséder Dieu, d’avoir barre sur lui grâce à leurs prières ou à leurs offrandes. Ils se contentent de marcher humblement avec leur Dieu. Bizarrement, les doux sont aussi ceux qui se font violence pour entrer dans le Royaume. Comme François de Sales qui était, paraît-il, un violent, ils se font violence pour entrer dans la patience de l’amour que décrit si bien le treizième chapitre de la première lettre de Paul aux Corinthiens. Jésus était doux et humble de cœur et sa passion l’a manifesté à l’évidence lui qui « comme une brebis fut mené à l’abattoir ». « Il y a bonheur quand il n’y a plus violence, dominance de classe ou de situation, quand il n’y a plus vassaux et suzerains, que tous s’efforcent de vivre dans la douceur mutuelle qui n’est pas éga-

139. Jean-François Six, Les Béatitudes aujourd’hui, Paris, Seuil, p. 115.


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litarisme mais confrontation dynamique des êtres, de peuples différents 139. » La douceur est une force intense mais discrète ! Heureux ceux qui sont dans le deuil ! Difficile à entendre cette piste de bonheur ! Sans doute faut-il comprendre « heureux ceux qui sont dans la désolation ». Alors nous découvrons toute la consolation que Jésus a offerte à Siméon. Cet homme juste était dans la désolation devant la situation d’Israël qui pourtant attendait un Messie. Et voilà qu’en se rendant au temple, il le découvre et s’en émerveille. « Maintenant, tu peux laisser s’en aller en paix ton serviteur car mes yeux ont vu ton salut 140. » Le deuil n’est pas le deuil devant la mort mais bien l’attitude de quelqu’un dans la peine. Jésus assure qu’il viendra le sauver, le libérer, le consoler. Heureux celui qui accepte qu’on vienne le tirer d’une mauvaise passe. Nous avons tous des moments difficiles. C’est alors le moment de s’ouvrir à Dieu, de le prier et de compter sur lui. Il est certain qu’il viendra transformer la désolation et m’apporter consolation. À moins qu’il ne m’envoie quelqu’un qui, comme un ange, dilatera mon cœur et dynamisera mon ouverture. Le psaume 129, le dit bien : « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur… Près du Seigneur est l’amour ; près de lui, abonde le salut. » Heureux ceux qui ont faim et soif de justice ! De quelle justice s’agitil ? Celle de la loi humaine qui punit ceux qui ne sont pas en règle ? Celle de la réciprocité qui accomplit l’adage « œil pour œil, dent pour dent ? Celle de la fatalité qui affirme qu’il y aura toujours des pauvres et des riches ? Etre affamé de justice, ne serait-ce pas avoir faim de la justice de Dieu ? Nous nous gavons de nos petites justices à nous et nous n’avons pas faim d’agir comme Dieu agit. Lorsque Jésus meurt en croix, le centurion romain qui est chargé de l’exécution s’écrie : « Sûrement,

140. Luc 2, 30.


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cet homme était juste 141. » De quelle justice parlait-il sinon de la justice de Dieu ? Le centurion témoigne, comme le bon larron d’ailleurs, de l’innocence de Jésus. Mais en disant qu’il est le juste, l’évangéliste Luc vient peut-être nous dire que Jésus a accompli avec beaucoup de justesse les désirs de son Père, qu’il a aimé les hommes jusqu’au bout, jusqu’à pardonner à ses bourreaux. La justice, chez Dieu, est celle de l’amour qui va jusqu’à l’amour de l’ennemi 142. Il s’agit comme lui, d’aller au-delà des faiblesses et des fautes pour soi-même comme pour les autres. La justice humaine juge et condamne, celle de Dieu libère et mène à la vie. « Va et désormais, ne pèche plus 143 », dira Jésus à la femme adultère. Heureux les miséricordieux ! Miséricordieux, un de ces mots qui ont quitté le vocabulaire de notre époque au point de devoir être expliqués ! Au plan étymologique, il indique celui qui a le cœur sensible à la misère. Mais il y a une façon paternaliste d’être présent à la misère qui a sans doute fait sortir le mot de l’usage courant. La réalité vécue, quant à elle, est loin d’être en reste aujourd’hui. La miséricorde du père de l’enfant prodigue n’a rien de paternaliste. Il n’empêche pas son enfant de partir et ne part pas à sa recherche ; il lui laisse vivre sa vie. Il lui laisse sa liberté mais il est là pour l’accueillir sans l’ombre d’un reproche lorsqu’il rentre à la maison. Jésus, voyant les foules, est souvent « pris aux entrailles pour elles 144 » comme lors de la multiplication des pains. La miséricorde commence lorsque l’on est pris aux entrailles par un malheur qui nous émeut. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui sont sensibles à la misère. Nombreux sont aussi les acteurs d’une réponse qui régulièrement se limite à une intervention financière. Dommage que

141. 142. 143. 144.

Luc 23, 47. Matthieu 5, 43 sv. Jean 8, 11. Matthieu 9, 36 ; 14, 14.


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tant de misères soient occultées de nos jours parce qu’elles ne sont pas présentes sur l’écran de télévision. « La miséricorde n’est pas une question de bonnes paroles. Elle ne se paie pas de mots. C’est un faire. C’est une action vivace 145. » Nous avons tous besoin d’être sensibles à la misère d’autrui pour qu’ils trouvent le bonheur mais nous avons aussi tous besoin qu’on soit sensible à la nôtre pour trouver le nôtre ! Heureux les cœurs purs ! Non pas de cette pureté physique qui touche à la sexualité mais de celle du cœur, de cette pureté qui mène à la vérité. On dit qu’on ne peut rien cacher aux enfants et qu’ils vous débusquent lorsque vous tentez de les préserver de ce que leurs « chastes oreilles » ne peuvent entendre. Reconnaissons que nous sommes souvent pris à leurs pièges. Les enfants verront Dieu, nous dit l’évangile, parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils ont le cœur pur de tout mensonge, parce qu’ils font confiance au point d’apparaître comme des naïfs. Pour Jésus, le cœur est important et il interpelle sur l’état du cœur, le lieu des impulsions vitales. Lorsque l’on ne comprend rien, Jésus parle de « cœur endurci, de cœur lent à croire » Il invite les siens à se tenir sur leur garde : « Que vos cœurs ne s’alourdissent pas dans l’ivresse, les beuveries et les soucis de la vie 146. » Il faut que les cœurs soient brûlants, alors, ils verront Dieu comme les deux disciples d’Emmaüs ont vu le Ressuscité ! Heureux ceux qui font œuvre de paix ! La paix, le don de Dieu dans la nuit de Noël mais aussi le grand combat de l’humanité. Il faut avoir vécu la guerre pour mesurer les atrocités qui y sont vécues, la destruction de la planète et de la nature, la négation, parfois totale, de l’être humain. Difficile d’être heureux lorsque sévit la guerre, la vio-

145. Jean-François Six, op. cit., p. 130. 146. Luc 21, 34.


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lence, l’angoisse, la peur. La paix commence dans la famille lorsque l’accueil à l’autre dépasse la différence et la déception, lorsque l’obstacle n’est pas un mur mais une invitation à le franchir. La paix se vit dans la cité lorsque celle-ci n’est pas le lieu de mes défoulements mais l’espace de la convivialité, de la découverte de l’autre et de la complémentarité. Mais la paix, me semble-t-il, commence surtout au fond même de notre cœur. Elle est cette sérénité qui fait le bonheur de celui qu’elle habite et qui s’exhale comme un parfum pour tous ceux qui l’approchent. En présentant cette béatitude, Jésus s’adresse avant tout aux pauvres, ceux qui sont toujours les premiers à payer quand survient un conflit ou un temps de crise. À ses disciples, il leur propose de s’aimer les uns les autres et « de consacrer des forces à établir une relation avec l’autre, le différent. Ce qui est passionnant car l’amour des gens semblables n’est pas difficile. Mais l’amour entre des êtres ou des peuples différents, voilà le sel de la vie et de l’histoire 147. » Jésus a souci de ce que chacun se réconcilie avec lui-même et soit en paix Et l’après-Résurrection, c’est le temps de la paix donnée définitivement par Jésus. Il faut beaucoup d’humour pour être en paix avec soi mais celui qui vit cette paix respecte aisément l’intimité d’autrui, son secret, ses faiblesses. Il en sourit avec une sorte de complicité fraternelle. Cette paix-là, elle est celle de Dieu et ceux qui en vivent peuvent être appelés fils de Dieu. Heureux les persécutés ! La contradiction établie en slogan ! La communauté humaine éjecte de son sein ceux qui ne respectent pas la règle selon laquelle il y a deux sortes d’hommes : des riches et des pauvres, les citoyens et les étrangers. Jésus fera progressivement partie de ces exclus et il le sera définitivement lorsqu’il sera condamné

147. Jean-François Six, op. cit., p. 141.


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au supplice de la croix. « Ce sont les minables qui sont les premiers au Royaume. Et ceux et celles qui viennent au Royaume sont côte à côte avec eux ; faire le pas, être du côté du Royaume, c’est se trouver avec des gens sans honneur, quoiqu’on le veuille. Comment est-il possible de réaliser dans nos vies le compagnonnage avec ceux que le monde rejette, sans être déconsidérés nous-mêmes et mis au rang de ce que l’apôtre Paul appelait balayures du monde 148. » Quant à ceux qui à cause de lui ont basculé dans le mode de vie des Béatitudes, Jésus les invite à jubiler et à danser de joie car leur récompense seront grande dans le ciel. Ils n’y auront pas une récompense particulière mais ils seront reconnus par Jésus comme étant vraiment des siens et dignes du Royaume. Celui qu’ils avaient cherché et suivi non seulement les reconnaîtra mais leur fera découvrir combien ils lui ont été semblables jusque dans la souffrance et combien l’amour les a tenus unis. Plénitude de joie dans l’amour au terme du chemin parcouru, une joie que « personne ne pourra vous ravir » !

148. Ibid., p. 153.



8. Rites et religion Des rites pour vivre Ath, petite ville belge où je réside, est mondialement connue depuis une dramatique explosion de gaz sur le site de Ghislenghien, en juillet 2004. J’ai vécu de l’intérieur cet événement pénible comme je suis associé de près aux rites religieux et folkloriques de cette ville. Le quatrième dimanche d’août, la cité célèbre depuis le xve siècle saint Julien, le patron de l’église décanale, notamment par une procession comptant en son sein les « géants » de la cité. En 1819, le roi des Pays-Bas prend la décision d’interdire les géants dans toutes les processions. La cité n’accepte pas cet interdit et met en place un cortège laïc où pourront danser ses géants. Mais il va rester de ce passé une célébration à l’église pour ouvrir les festivités. Ce sont les vestiges des premières Vêpres de Saint-Julien. À quinze heures, les autorités communales et leurs invités quittent l’hôtel de ville pour se rendre à l’église au pas de marches de procession. Au sein du cortège, les deux géants principaux, Goliath, encore appelé Gouyasse, et son épouse. Chaque année, on vient y célébrer leur « mariage ». Le clergé accueille les autorités civiles sur le parvis de l’église tandis que la foule se presse tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’édifice. À l’intérieur, les chants religieux et profanes célèbrent la gloire de saint Julien. La parole du curé doyen y est attendue tout comme les échos de la vie de cité exprimés en patois local. Au chant final appelé le « Grand Gouyasse », l’assemblée frémit et applaudit à tout rompre. Quelques minutes plus


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tard, des larmes d’émotion couleront sur pas mal de visages à la première danse de Goliath et de son épouse sur le parvis. La ducasse est lancée et la foule vibre à l’unisson autour de ses géants. Au pied de l’hôtel de ville, un second rite venant du passé de la procession y sera célébré : le combat de David contre Goliath. Un moment fort qui permet d’envisager une bonne année si David réussit son coup ! Le rite religieux est ainsi la forme originelle du rite et son modèle spécifique. Fondamentalement, le rite est un appel à l’humain, à l’homme dans toutes ses dimensions. Il sort l’être humain de son enfermement. Il le fait communier à une expérience commune. Il ouvre à la transcendance. « L’efficacité est intrinsèque au rite : le rite est supposé produire par lui-même un effet, écrit Antoine Vergote. Pour l’actant du rite, la réalité n’est plus la même après le rite… Les chrétiens qui célèbrent l’Eucharistie savent qu’ils prennent part au corps et au sang du Christ, non pas par une sorte d’intuition directe, mais en vertu de ce que signifie pour eux l’ensemble du rite… un savoir porté par un langage et par des gestes qui sont symboliques et se réfèrent à une réalité transcendante 149. » Le rite produit lui-même son effet. Il ne faut donc pas expliquer un rite par la psychologie puisqu’il est autonome par rapport à celui qui le pose. Certes, on peut étudier ce qu’un rite réalise dans l’homme, ce qui rend celui-ci disponible pour l’action rituelle. Il en est de même pour ce qui défigure le rite en lui faisant perdre sens. Ainsi, dans la Chine antique où toute vie religieuse était liée à la vie agricole, chaque rite devait être célébré au jour prescrit et chacun percevait que toute dérogation exposait à des catastrophes parce que l’harmonie et l’équilibre si chères à la conception chinoise étaient rompus. Ainsi en est-il de la fête de Pâques pour les juifs :

149. Antoine Vergote, Religion, foi, incroyance, Sprimont, Mardaga, 1987, p. 281.


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d’abord solennité agricole liée à l’équinoxe de printemps, elle fut par la suite associée à la fête des Azymes (Pâque juive) et pour les chrétiens à la Résurrection de Jésus. Ainsi en est-il de la fête de Noël venue supplanter le culte païen de la naissance du Sol invictus lors du solstice d’hiver. Ces fêtes marquent toujours nos régions même si le danger guette de plus en plus les pays occidentaux de les vider de leur sens. Le sens perdu, certains rites se combineront à des techniques d’animation. Ainsi en sera-t-il de certains mariages, manifestations sportives, culturelles, familiales… où l’on vend de l’événement ! En mon pays, les funérailles religieuses sont nombreuses et pas mal de jeunes adultes demandent le mariage à l’église ainsi que le baptême de leurs enfants. Ne faut-il pas y voir une certaine pratique rituelle ? De même en est-il lorsque les lieux de pèlerinage sont fréquentés pour des raisons qui touchent habituellement aux incertitudes de la vie familiale, de l’emploi et de la santé. Ou encore des bénédictions de maison largement demandées lorsqu’il semble qu’une puissance maléfique perturbe la sérénité de la vie familiale. Pour célébrer les événements de la vie, une naissance, le passage à l’adolescence ou le mariage, la plupart de nos contemporains recherchent des rites qui peuvent être considérés comme une pratique rituelle. Et pourtant, beaucoup se déclarent : « Croyant mais pas pratiquant ». Que de fois n’ai-je entendu cette façon de se positionner dans le domaine religieux ! Certains se sentent parfois obligés d’ajouter : « Et je suis sans doute plus croyant que vous » ; ce en quoi ils ont sans doute raison ! « Pas pratiquant », dans l’Église catholique, qu’est-ce à dire ? Sans difficulté, nous pouvons percevoir que l’expression se réfère à la pratique dominicale. L’eucharistie du dimanche n’intéresse pas ou du moins n’est point fréquentée. Mais est-ce pour cela qu’ils sont non pratiquants ? « Pas pratiquant et pourtant croyant ». Arrêtons-nous au second terme de l’affirmation. De quelle croyance s’agit-il ? Est-ce la certi-


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tude d’un Dieu créateur, d’une source d’énergie dans l’univers ? Estce la confiance que l’on place en un Dieu personnel ? Dans le monde chrétien, est-ce la confiance que l’on fait au Dieu révélé par Jésus Christ ? Il faut être clair : la pratique chrétienne ne repose pas sur une croyance certitude. Elle ne trouve son sens que dans la foi, la confiance que l’on donne au Dieu révélé par Jésus de Nazareth. Les sacrements proposés par les Églises chrétiennes ne sont d’ailleurs pas compréhensibles sans cette foi. Et il est facile de comprendre, pour des baptisés chez qui la foi est absente, une non pratique de l’eucharistie dominicale. Lorsque des personnes, et elles sont nombreuses dans nos régions, n’ont plus qu’une vague notion de Dieu, le sacrement n’est plus qu’un rite à peine compréhensible. Qu’il y ait grâce, action de Dieu, transformation de la réalité, tout cela ne passe pas la barre. Les sacrements sont de plus rarement perçus en eux-mêmes, dans le climat individualiste d’aujourd’hui. « Ils sont ressentis, considérés, appréciés selon la signification dont ils sont porteurs pour l’individu, la famille ou le petit groupe de ceux qui sont présents à la célébration. Ils émigrent du terrain ecclésial vers celui de l’autoexpression et de la reconnaissance de soi… On prétend, dans certains milieux que la liturgie officielle de l’Église ne propose qu’une symbolique exsangue et use d’un langage désuet. Il semble dès lors aller de soi que, puisque la tradition n’a rien de mieux à présenter, on s’adresse à d’autres fournisseurs de textes, de rites, de symboles 150. » Rites et pratiques rituelles ont un caractère universel. Le phénomène est normal et constant dans l’histoire de toutes les civilisations. Les rites contribuent à la construction de l’identité de chaque culture, ils participent à la légitimation des pouvoirs, ils jouent un rôle dans

150. Commission épiscopale Église et Foi, Rituel et Sacrement, Bruxelles, Licap, 2002, p. 19-20.


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l’orientation éthique des groupes. « Une société qui ne connaîtrait aucune forme de rituel constituerait une anomalie 151. » Le rite renvoie à un champ d’attitudes et de conduites extrêmement vaste qu’on ne saurait le réduire à la seule sphère religieuse. Il peut être politique, magique, privé, collectif. Il déborde du discours, de la parole ; il suppose un temps, un lieu, une scène et des règles précises. Il exerce, disent les bons auteurs, trois fonctions majeures dont la première est la maîtrise de l’angoisse, une maîtrise qui vient libérer l’inquiétude humaine. Elle est fondamentalement dans les rituels de deuil. La seconde est une fonction de médiation avec le divin ou certaines forces occultes qui permet à l’homme de se concilier des forces qui le dépassent. Quant à la troisième, elle est une fonction de communication et de régulation qui renforce le lien social. C’est le rôle des fêtes religieuses ou laïques, des matchs, des concerts. Les rites de passage qui marquent l’entrée dans un autre âge de la vie y ont une place toute particulière. Ils sont régulièrement truffés de pratiques magiques car la religion présente, faut-il le dire, des ressemblances avec la magie et le système des tabous. Il est difficile parfois de les distinguer. Ainsi en est-il pour la prière qui diffère nettement de l’incantation magique, à partir du moment où elle s’adresse à un être sacré. De même, il convient de souligner la difficulté d’harmonie de certains rites religieux avec la théologie, avec le mythe, avec la société où ils sont pratiqués. L’Église romaine a essayé, par exemple en 1972, de rendre à l’Extrême Onction son sens premier d’onction des malades. Elle souhaitait lui enlever sa perspective de mort. Plus de trente ans après, ce changement est loin d’être saisi par l’ensemble des baptisés !

151. Jean Cazeneuve, Sociologie du rite, Paris, PUF, 1971, p. 12.


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Le groupe des interdits rituels s’organise autour des tabous que connaissent tous les systèmes religieux puisqu’il est impossible d’approcher du sacré sans être soi-même pur de toute souillure. Ces interdits touchent certains objets comme les armes, certains animaux comme le porc, la vache, certaines personnes comme les consacrés. Aux interdits alimentaires ou liés au cycle de la vie (naissance, puberté, mort) s’ajoutent les interdits de séparation relatifs aux lieux de culte ou à certains jours de l’année (ramadan, dimanche, sabbat). Des rites de purification permettront aux sujets impurs ou aux lieux consacrés souillés de retrouver un état de pureté originelle. Tels sont les rites d’ablution, de confession, de pénitence… On peut y ajouter les rites de sorcellerie pour rejeter une faute sur quelqu’un, un objet ou un animal. Le groupe des offrandes et des adorations regroupe les moyens permettant d’établir un lien vivant, symbolique avec les divinités et les forces surnaturelles. Les actes d’offrandes comportent des offrandes de nourriture ou d’objets divers (cierges, fleurs…) aux divinités, aux morts, aux anges et aux saints. La notion de sacrifice lui est connexe mais n’est pas présente dans toutes les religions. L’Occident y voit une offrande des hommes aux dieux dont on espère une reconnaissance bienveillante. L’Orient voit dans les sacrifices brahmaniques une relation qui est de l’ordre de la communication avec un donateur, un sacrificateur, une victime. Quant à la prière et l’oraison, privée ou collective, elle va de l’adoration mystique à la prière liturgique. Cette prière oriente vers l’extase dans les religions primitives en utilisant musique, danse, plantes hallucinogènes. En Inde où elle est très méditative, elle se vit dans une renonciation radicale à l’espace et au temps. Face à face avec Dieu dans la pensée juive et chrétienne, elle se vivra pour l’Islam dans les cinq moments quotidiens de prière rituelle (salât). Un troisième groupe de rites appelés « rites de passages » se rencontre dans les sociétés archaïques. Ils sont destinés à marquer le changement d’âge ou de statut. On y trouve un stade de


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séparation, un stade de marge ou de réclusion et un stade d’agrégation ou de renaissance. Ils existent tout au long de la vie de l’individu, de la naissance à la mort. Ils n’ont pas un but seulement religieux. Ils jouent un rôle important dans l’épanouissement des personnes et l’intégration sociale en faisant ressortir ce qu’il y a de meilleur chez l’homme. Les religions utilisent pour leurs rites des coupes, des instruments parfois consacrés. On y trouve un matériel liturgique fait de bougies, cierges, brûle-parfum, bannières, ornements, mobilier et instruments de musique que bien des villes font aujourd’hui visiter comme patrimoine. Il en est de même des statues et images cultuelles tels les crucifix, des icônes dans la liturgie orthodoxe, les istadevata dans l’hindouisme… Les aliments ont aussi leur place à titre d’offrande (pain, beurre, vin) ainsi que des animaux comme les bœufs, moutons poulets ; parfois, ce sont des objets comme du parfum, de l’encens, des fleurs. Quant au corps humain, il y joue un rôle essentiel. Le prêtre revêtu d’ornements liturgiques y est présent par la parole, le geste et la posture du corps. Les génuflexions sont à saisir comme des gestes de respect tout autant que les processions autour d’une montagne, d’un temple, d’une ville, d’une statue. Ajoutons à cela la danse sacrée et le chant liturgique qu’il soit a capella ou accompagné d’instruments. À ce propos, l’occident, n’est pas prêt d’oublier le chant grégorien, la polyphonie médiévale de la Messe de Tournai, les œuvres concertantes de Bach, Mozart, Beethoven… qui ont fait son histoire et qui stimulent sa création d’aujourd’hui. Au sein des religions, une tension existe depuis toujours entre rite et éthique. L’éthique permet aux personnes et sociétés de donner un sens à leur comportement. Une tension surgit lorsque par exemple, un mal extérieur (lèpre) est perçu comme un mal intérieur. Le mal est alors perçu comme un en soi qui affecte le corps comme il peut envahir l’âme. L’évangile à ce propos déclare que ce qui souille l’homme est


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ce qui sort du cœur. Une autre tension peut surgir lorsque s’opère une révolution en voulant transformer le jeûne extérieur en jeûne intérieur. « Déchirez vos cœurs et non point vos vêtements », est-il écrit au Livre de Joël. Il en est de même dans le taoïsme, le bouddhisme et l’islam où certains veulent faire du rite extérieur une démarche avant tout intérieure. Un troisième type de tension peut exister lorsque certains tendent à augmenter la spiritualisation. C’est le cas dans l’hindouisme lorsque le corps devient l’objet de l’oblation ou dans le christianisme lorsque les croyants sont appelés à faire de leur vie un sacrifice et même à sanctifier tout le réel. Les rites sont souvent, dans le vécu quotidien, source d’ambiguïté. Si nous les vivons de façon trop psychique, ils ouvrent à la névrose, de façon trop sociale, ils sont vidés de leur contenu, de façon trop politique, nous légitimons les pouvoirs et de façon trop spirituelle, nous donnons l’illusion d’une assurance pour l’au-delà. Dans ce domaine qui touche tout l’être humain, il faut raison garder !

L’expérience du sacré C’est dans le paléolithique inférieur 152 et surtout au cours du paléolithique moyen 153 que le sentiment religieux s’affirme chez l’être humain. On le découvre, dans ses formes les plus élémentaires, dans le traitement des os humains et il s’affirme dans les sépultures qui seront abondantes et ornées de parements et de statues (femmes génitrices) au paléolithique supérieur 154. Tout se passe comme si le sentiment du sacré constituait un élément structurel de l’être humain 152. De 1 500 000 à 300 000 ans. 153. De 300 000 à 35 000 ans. 154. De 35 000 à 10 000 ans.


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et de sa culture. Depuis les temps préhistoriques les plus reculés jusqu’à l’éclectisme spirituel du Nouvel Âge en passant par les religions de l’antiquité, les grands monothéismes, les religions d’Asie et les traditions des peuples africains, américains et océaniens, il existe des traces de l’enracinement de l’homme religieux dans l’histoire. « Si l’on devait résumer en une seule phrase la Weltanschauung 155 de cet homme religieux, on pourrait dire qu’il tient pour certain que le sens ultime de l’existence humaine est participation à une Réalité qui dépasse de très loin sa propre existence individuelle et qu’il croit entrevoir dans l’expérience du sacré puisque cette Réalité se dévoile ou plutôt se manifeste au travers des hiérophanies 156. » Si l’homme institue le sacré, ce n’est pas sans raison. Il m’est toujours difficile d’admettre que si l’homme primitif avait une grande habileté, une grande intelligence comme ouvrier, comme parleur, comme artiste, comme organisateur, il fut frappé d’une pure et simple stupidité sitôt qu’il s’agissait d’un autre type d’expression, le religieux, le mythique, le sacré, le magique. Il est improbable qu’il y eut une si totale rupture : je considère donc que le sacré devait avoir un sens aussi effectif que la fabrication des outils. Jacques Ellul Les nouveaux possédés, Paris, Fayard, 1973, p. 69

La manifestation du sacré appelée hiérophanie relève d’un ordre intrinsèquement différent du monde profane et de l’expérience com-

155. Weltanshauung : terme allemand signifiant la conception globale que nous avons du monde. 156. Jean-Claude Demariaux, Pour comprendre les religions, Paris, Cerf, 2002, p. 31.


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mune. Le sentiment du Tout Autre suscité dans la conscience de l’homme religieux relève le caractère extraordinaire de cette manifestation. Et les sentiments d’effroi et de fascination qui l’accompagnent soulignent bien l’ambivalence des antithèses qui servent à le définir : pur-impur, sainteté-souillure, vie-mort. Quelle que soit sa tradition spirituelle, que nous soyons dans la foi populaire ou l’expérience mystique, l’homme religieux vit dans un monde ordonné, hiérarchisé et sacralisé. Avant le xviiie siècle, on ne discutait pas du sacré mais bien de Dieu, du divin ou encore de la religion. Avec les Lumières, le fait religieux devient objet d’analyse, définissant le divin en dehors des Révélations. Les analyses de Durkheim (1912), au siècle suivant, imposent l’idée d’une dichotomie entre sacré et profane. Pourtant, dans la plupart des civilisations, tout est imbu de religion, tout est signe ou jeu ou reflet des forces divines. Dans les sociétés dites traditionnelles, il n’y a pas de rupture nette entre les deux univers séparés. Dès lors, définir le sacré, c’est reconnaître que le sacré constitue bien un monde à part, un univers séparé face auquel se jouent les interdits et les tabous. Le sacré peut être regroupé en trois catégories dont la plus primitive est le sacré démoniaque là où se manifeste la terreur démoniaque 157, stade primitif de l’expérience religieuse. La catégorie du sacré divin, canal privilégié par lequel le divin entre en contact avec la conscience spirituelle de l’homme religieux, est le lieu même de l’expérience religieuse. On comprend dès lors que s’il prend figure, le sacré divin devient personne divine et est souvent identifié au ciel. Pour les anciens, la voûte céleste était naturellement symbole de transcendance, de la force et de la sacralité du ciel. Quant à la troisième catégorie, celle

157. Effroi suscité par la découverte du divin.


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du sacré religieux, l’épisode du buisson ardent nous le fait bien comprendre. La manifestation divine transfigure totalement le lieu dans lequel elle se produit. Celui-ci devient espace consacré, lieu sanctifié par la présence divine et dès lors distinct du monde profane. Il en est de même dans le combat de Jacob 158. Face à l’irruption du divin, Jacob réalise que le lieu sur lequel il se trouve est un lieu saint. C’est pourquoi, il le consacre par l’érection d’une stèle et l’onction d’huile. Il changera le nom du lieu en Bethel qui signifie « maison de Dieu ». Ramana Maharshi et l’expérience de l’être Ce fut environ six semaines avant mon départ définitif de Madurai qu’eut lieu le grand changement de mon existence. L’événement fut tout à fait soudain. J’étais assis seul un jour au premier étage de la maison de mon oncle. J’étais dans mon état de santé habituel. Je n’avais été que très rarement malade. J’avais le sommeil très profond […] Mais tout à coup me saisit une peur de mourir sur laquelle il était impossible de se tromper. Je sentis que j’allais positivement mourir. La raison de ce sentiment, je ne la puis trouver aujourd’hui dans aucune impression physique [du moment]. Et je ne pus davantage me l’expliquer alors. Je ne me souciais cependant pas de découvrir si cette crainte était bien fondée. Je sentis que «j’allais mourir», et me mis à penser tout aussitôt à ce que je devais faire. Je n’eus cure de consulter médecins ou personnes d’expérience et d’autorité, ni même mes amis. Je sentis que j’avais à résoudre le problème moi-même, hic et nunc. Le choc de la peur de mourir me rendit d’un coup introspectif ou «introverti ». Je me dis mentalement à moi-même, c’est-à-dire sans pro-

158. Genèse 28, 10-22.


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noncer les paroles: «Eh bien! la mort est venue. Qu’est-ce que cela signifie? Qu’est-ce que mourir? C’est ce corps qui meurt.» Je mimai immédiatement la scène de la mort. J’étendis mes membres et les tins raides comme si le rigor mortis s’en était saisi. J’imitai l’attitude cadavérique pour donner une atmosphère de réalité à mes investigations ultérieures. Je retins mon souffle et gardai ma bouche close, pressant étroitement les lèvres pour qu’aucun son n’en pût sortir. Que ni le mot Je ni aucun autre mot ne fût prononcé! Bien donc, me dis-je à moi-même. Ce corps est mort. On le portera tout raide au champ crématoire où il sera brûlé et réduit en cendres. Mais avec la mort de ce corps, suis-je mort, moi? Est-ce que le corps est moi? Ce corps est silencieux et inerte. Mais j’éprouve toute la force de ma personnalité et même le vocable «Je» en moi-même, à part le corps. Ainsi Je suis un esprit, une chose qui transcende le corps. Le corps matériel meurt, mais l’esprit qui le transcende ne peut être touché par la mort. Je suis donc un Esprit immortel. Tout ceci n’était pas un simple procès intellectuel. Tout ceci flamboyait avec une [extrême] vivacité en moi comme la vérité vivante, quelque chose que je percevais immédiatement, presque sans raisonnement. J’étais quelque chose de très réel, la seule chose réelle en cet état, et toute mon activité consciente en relation avec mon corps était centrée sur cette chose. Depuis ce moment le Je ou le Soi s’est tenu au foyer de l’attention par une fascination toute-puissante. La crainte de la mort s’était aussitôt évanouie et pour toujours. L’absorption dans le Soi a continué de cet instant jusqu’au temps présent. D’autres pensées peuvent aller et venir comme les notes diverses que joue le musicien, mais le Je perdure comme la note de base […] qui accompagne toutes les autres et se fond avec elles… Trad. O. Lacombe dans Sri Ramana Maharshi (1879-1950), texte repris dans Indianité, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 130-132


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Le sacré religieux est donc un monde séparé, porteur d’une force apparaissant comme intangible. L’homme religieux le saisit lorsqu’il sent quelque chose d’ultime se profiler dans son existence par-delà ce qu’il est. Cela provoque chez lui une impression de plaisir intense, d’émerveillement, d’émotion forte qui suscite dans sa vie un changement d’orientation intérieure. Cette perception se fait aussi face aux peurs existentielles liées à la mort. Succède à celles-ci une prise de conscience de la révélation. Et par la suite s’installe le contact existentiel avec le mystère dénommé mysterium ; il se révèle à la fois fascinant et terrible. L’expérience de Ramana Maharshi que nous trouvons ci-dessus est très éclairante à ce propos. La notion de sacré non religieux correspond aujourd’hui à celle de sacré religieux. En effet, « il est difficile de nier que le culte de personnalités politiques (Lénine, Staline, Hitler, Mao Zedong, Kim Il Sung…) ou de stars vivantes ou disparues du cinéma, du show-business, du sport — le phénomène du fan — ainsi que la sacralisation de thèmes comme la République, la Révolution, le Travail, la Science, le Progrès… ne sont pas imprégnés à divers degrés d’une certaine religiosité 159 ». On a pu faire des religions séculières avec des doctrines telles que le communisme et le culte de la Raison. Dans d’autres domaines, on a sacralisé des activités telles l’art, le sport, la science tout en marquant son indépendance face à toute religion. Fonctionnant comme le double des religions existantes, ces religions séculières se sont révélées porteuses de valeurs constitutives d’un enjeu collectif, de personnages sortant de l’ordinaire et de célébrations à forte charge affective. Il en est ainsi des Césars, des Jeux olympiques ou du Mondial. Le sacré non religieux apparaît ainsi comme une réalité incontestable.

159. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 44.


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Ériger en sacré un certain nombre de ces réalités relevant du divin, du surnaturel, du saint, du transcendant est de toujours dans l’histoire humaine. Le regard a certes changé aujourd’hui puisque le sacré n’est plus considéré que comme un élément structurel de l’humain. Le sacré moderne est devenu comme une forme dégradée de constantes inaliénables de l’humanité ! Terminons notre propos sur l’expérience du sacré en évoquant les sanctuaires, les temples, les villes saintes qui immortalisent la manifestation du sacré. La Mecque et sa pierre noire sont bien significatifs des mythes et symboles touchant à l’histoire sacrée de l’Islam. Le musulman y trouve une densité de réel et de sacré qui le distingue du reste. Cela justifie que La Mecque et Médine soient interdits d’accès à tout non-musulman. À l’inverse de l’homme moderne qui ne spécifie pas l’espace, l’homme religieux envisage l’espace physique comme objectivation de l’espace spirituel. Il s’organise en fonction de la symbolique de la verticalité, le haut et le bas, celle de l’espace avec ses points cardinaux. Dans ce monde, la vie céleste se passe en haut, séjour des dieux et des spirituels, la vie des hommes au milieu et en bas, celles des morts et des puissances de l’enfer. Ainsi entendons-nous parler du Très Haut pour désigner le transcendant ; ainsi les édifices sont-ils orientés vers l’est si l’on est chrétien et vers la Mecque si on est musulman. Dans le monde catholique, l’église a son chevet à l’est, du côté d’où vient le soleil du matin, « Soleil levant qui vient nous visiter », symbole du Christ. L’entrée se fait à l’ouest pour montrer le passage du monde profane au monde sacré. En s’avançant vers le sanctuaire, le fidèle progresse vers la lumière, vers le cœur de la Cité sainte. On peut donc avancer que la finalité de tout temple est bien de transcender l’espace profane en espace sacré. Les rites, les règles de construction ou d’ornementation, de consécration aussi, tendent à faire de l’édifice une synthèse du cosmos.


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Parmi les sites privilégiés, la montagne sacrée indique par sa hauteur le rapprochement du ciel et de la terre et permet la communication entre le monde des dieux et le monde des hommes. Songeons à l’Olympe de la religion grecque, l’Alborz du monde perse, le Sinaï du monde juif, le Qâf de la religion musulmane, le mont Meru en Inde, le monde Kailash de l’hindouisme, le Kunlun du taoïsme. Et la religion chrétienne n’est pas en reste puisque toute la vie du Christ est marquée par la montagne que ce soit celle de la Tentation, des Béatitudes, de la Transfiguration, de l’Ascension ou encore la butte du Golgotha. La montagne est naturellement le lieu de la manifestation du divin, de sa présence, de sa Parole et de sa découverte. Mais elle ouvre étonnamment d’autres perspectives puisqu’elle recèle des grottes et des cavernes qui signifient le désir de l’accomplissement de l’être. Face à la montagne visible, la grotte symbolise le monde invisible et l’âme en quête de divin. Toutes les traditions initiatiques les ont associées aux mythes d’origine et de renaissance. Pour l’initié, le retour à l’origine lui permet de régénérer régulièrement son existence individuelle. Quant au désert, s’il a perdu aujourd’hui une part de son mystère par le tourisme qui s’y développe, il reste un lieu privilégié par toute la tradition biblique. Sacré le désert parce qu’il est le lieu privilégié de la rencontre avec Yahvé pour Moïse, pour le peuple hébreu, pour Élie, Osée, Jérémie. Il ouvre les Évangiles avec la prédication de Jean Baptiste et le début de la vie publique de Jésus au gré des grandes tentations humaines. Il est le lieu de refuge pour la prière et le repos. Et dans les traditions ascétiques et mystiques de toutes les religions, il est le reflet du désert intérieur, d’un état d’écoute et de rencontre. C’est là que l’âme au terme d’un chemin spirituel se fera le creuset où « amour et connaissance finissent par fusionner en noces mystiques 160 ». 160. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 60.


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On ne va pas en solitude pour trouver Dieu. On va au désert car il n’est plus que Dieu, et c’est Dieu qui se fait seul. Si au désert, il y avait encore Dieu et moi, ce ne serait pas le désert. Au désert, je me suis perdu, et je ne suis plus capable de retrouver mes traces vers moi. Et au désert, j’ai perdu le Dieu que je cherchais et je ne sais plus retrouver les traces ni de lui ni de moi. Dieu n’est pas dans le désert. Le désert, c’est le mystère même de Dieu qui n’a point de limites, ni rien pour le mesurer, ni le situer, ni rien pour se mesurer et me situer en lui, par rapport à lui. Henri Le Saux La montée au fond du cœur, Paris, Éd. Œil, 1986, p. 337

De l’expérience à la foi Tous les êtres vivants connaissent un temps biologique marqué par une croissance de la naissance à l’âge adulte et une phase descendante de la maturité à la vieillesse et à la mort. Mais ils vivent aussi un temps psychologique qui leur permet de distinguer un passé et un futur que la conscience, le rêve, les projets peuvent anticiper. Quant au présent, la perception en est relative selon que l’on est en état d’excitation, d’attente ou d’ennui. Quoiqu’il en soit, le temps s’écoule comme un flux continu qui sans cesse transforme l’avenir en présent et le présent en passé. Ce temps peut être social, subdivisé en mois et semaines, historique lié à un événement de l’histoire. Il peut aussi évoquer un temps hiérophanique qui « s’insère sur l’échelle du temps naturel ou en interrompt le cours, intervalles atemporels pendant lesquels se tissent des relations privilégiées entre l’homme et le sacré… Pour l’homme religieux, tout acte de la vie comme le plus insignifiant est en quelque sorte transfiguré puisqu’il est conditionné par le mythe


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ou la tradition qui l’a consacré 161. » Ce temps sacré est, disons circulaire, un temps primordial réactualisé. Par des rites appropriés, l’homme religieux retourne au passé originel et se met à le revivre. Cela se passe dans la liturgie, mais aussi dans la prière individuelle ou commune. Soulignons cependant que le Dieu d’Israël s’implique dans l’histoire humaine avec Abraham, Moïse, Élie. Ses interventions sont des événements historiques et sa révélation une théophanie à partir de laquelle il établit des rapports personnels entre Lui et son peuple. L’incarnation de Dieu dans l’histoire est unique et suggère la possible sanctification de l’histoire par la présence vivante et réelle du Christ. L’histoire devient alors une histoire sainte. La Bible est le document de cette histoire. Parmi tous les livres sacrés, elle est le seul à être une histoire et non un exposé de doctrine. L’expérience du sacré est une expérience du Tout Autre. Elle repose sur la rencontre de l’Autre « qui étonne, surprend, effraie parce que cet Autre, à la fois inhabituel et hors norme, occupe une place à part dans le cadre de l’expérience quotidienne 162 ». Pour certains, elle constitue une donnée immédiate et concrète de la vie quotidienne. Ainsi saint Augustin, parlant de la présence de Dieu en lui, disait : « Tu m’étais plus intérieur que l’intime de moi-même et plus haut que le haut de moimême 163. » Cette expérience de Dieu, Antoine Vergote 164, psychologue averti, en établit la structure selon son mode de production : - une connaissance intuitive, stable et habituellement accessible d’une réalité mystérieuse ;

161. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 64. 162. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 159. 163. « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo », Confessions, III, 7,11 Paris, Gallimard, 1998. 164. Antoine Vergote, Religion, foi, incroyance, op. cit., p. 116.


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- une saisie, souvent profondément affective, d’une réalité qui interpelle et transforme ; - une connaissance, fruit d’un contact personnel et prolongé ; - l’expérience mystique d’une profonde intimité et connaissance du mystère caché ; - les visions et révélations par les sens, phénomènes proches des hallucinations. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. « Que les gens qui croient sont heureux ! » La conversion de Paul Claudel Contacts et circonstances, La Pléiade, IV

Il s’agit d’une expérience vécue avec intensité où la personne est impliquée dans la situation. Elle correspond « à un mode affectif et dynamique de connaissance plus riche qu’un savoir notionnel, réflexif ou interprétatif 165 ». L’expérience religieuse possède toujours cet aspect affectif et subi à côté d’un aspect interprétatif. Cela se retrouve dans les expériences de conversion soudaine comme celle de

165. André Godin, Psychologie des expériences religieuses, Paris, Centurion, 1986, p. 264.


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Saul de Tarse ou de Paul Claudel, là où l’émotion intense vient rejoindre un itinéraire psychique commencé de longue date. L’événement met en branle le système régulateur qui commande la relation à l’Ultime. Certaines expériences proches d’un certain sens du sacré, esthétiques, artistiques, amoureuses sont aussi de cette nature. Cela se traduira souvent par des états de plénitude et de joie intense déclenchés par des situations de contemplation : montagnes, coucher de soleil, tempête, œuvres d’art… Croyance et foi constituent deux dispositions d’esprit de la pensée religieuse. La notion de croyance revêt deux acceptions différentes dont la première se rapproche de l’opinion, « Je crois que ». Elle va de l’impression à l’affirmation sans examen critique. Elle est un tenu pour vrai qui s’oppose au savoir de la science et à la certitude de la preuve. La seconde revêt une connotation religieuse plus forte « Je crois en » et un système de valeurs religieuses. Beaucoup de personnes qui se déclarent croyantes sont de cette catégorie. Quant à la foi, elle signifie la confiance que l’on place en quelqu’un, un être transcendant dont l’existence ne peut être prouvée par la raison humaine. « Qui est prompt à croire est prompt à oublier 166 », écrit Heschel, philosophe et théologien du judaïsme. La foi ne naît pas de rien, elle est toujours précédée par la crainte et par des actes d’étonnement sur des faits qui interpellent et dont on ne saisit ni le sens ni la portée. Ainsi réagit le peuple hébreu après le passage de la mer rouge : « Israël vit la prouesse accomplie par Yahvé contre les Égyptiens. Le peuple craignit Yahvé, il crut en Yahvé et en Moïse, son serviteur 167. » Dans la Bible comme dans l’Islam, l’homme religieux ne s’appelle pas croyant mais « crai-

166. Abraham Joshua Heschel, Dieu en quête de l’homme, Paris, Seuil, 1968, p. 166. 167. Exode 14, 31.


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gnant Dieu ». « Notre certitude, écrit encore Heschel, résulte de l’émerveillement et de l’étonnement, de la crainte devant le mystère, de ce sens de la totalité de la vie qui se trouve au-delà de tout entendement rationnel. La foi constitue la réponse à ce mystère pénétré de sens ; la réponse au défi que nul ne peut toujours ignorer. Le ciel est un défi. Quand vous levez les yeux en haut, une question vous fait face. La foi est un acte de l’homme qui, se transcendant lui-même, répond à Celui qui transcende le monde 168. » Dans la foi chrétienne, Dieu s’adresse aux hommes comme à ses amis pour les inviter à entrer en communion avec Lui. Elle constitue la réponse de l’homme à cet appel personnel. Elle est rencontre avec Dieu, rencontre où Dieu se communique et où je me livre. Elle sera par la suite acte d’adhésion à l’Église dont la foi précède et nourrit la mienne. Et j’aurai la joie d’en être le témoin dans mon existence quotidienne !

Le monde surnaturel Depuis l’homme de Néandertal, le ramassage de fossiles et de coquillages à usage décoratif ou magique, l’utilisation de l’ocre rouge dans les tombes indique un processus d’évolution simultanée de l’art, du jeu et du religieux, trois domaines que l’on ne pourra séparer que de nos jours. La domestication du feu ainsi que le développement de la chasse avaient préalablement renforcé le processus d’hominisation en créant la division du travail selon le sexe ou encore une certaine mystique de la chasse. De cette époque datent les premiers habitats et l’organisation de l’espace social, les femmes auprès du feu

168. Abraham Joshua Heschel, op. cit., p. 129.


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et les hommes sur les sentiers de la chasse. Le langage aussi s’était développé tout autant que la prise de conscience du monde environnant. Selon les anthropologues, tous les éléments fondamentaux des mythes primitifs étaient ainsi réunis : le feu, le cerveau humain, la mise à mort sanglante. Les éléments émotionnels, les mécanismes éducatifs, l’élaboration d’une tradition morale vont alors susciter l’ouverture d’un monde du sacré symétrique de celui de la conscience. Au paléolithique moyen, le raffinement conceptuel, l’aptitude à l’abstraction et la prévision signifiée dans la taille des outils va de pair avec une vie sociale plus complexe et un univers spirituel plus élaboré. Au paléolithique supérieur, l’art assure son développement dans le mobilier, les compositions rupestres et les statuettes aux formes féminines hypertrophiées. Certains voient dans ces dernières de véritables symboles de la fécondité et de la maternité. D’autres faits tendent à prouver l’existence de rites et des comportements religieux 169 notamment dans les grottes de Niaux telles que des initiations et des pratiques chamaniques. Au mésolithique que l’on peut faire commencer vers dix mille ans avant Jésus-Christ, des considérations religieuses nouvelles, sans doute déterminées par la sédentarisation et le culte des ancêtres vont se mêler aux rites religieux plus anciens. On y trouve multiplication de l’image humaine épurée et schématique. Au Proche-Orient, à partir de cinq mille ans, les dieux prennent des formes humaines et leurs temples viennent s’installer à l’intérieur de l’espace social comme un espace réservé aux fonctions religieuses et rituelles. Le religieux devient important pour la communauté humaine et le culte fait partie de ses activités. D’ailleurs dès l’âge du bronze, l’incinération devient courante 169. Jean Clottes et David Lewis Williams, Les chamanes de la préhistoire, Paris, Maison des Roches, 2001.


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pour faciliter la libération de l’âme. Culte des morts, déesse de la fécondité, puissance mythique de l’animal suffisent à montrer que l’homme religieux est aussi ancien que l’homme lui-même. « L’homme a été affublé, écrit Gabriel Camps, de bien des qualificatifs : faber, loquens, ridens, sapiens… il est surtout religiosus. Le besoin de surnaturel, de métaphysique est universel. L’Homo sapiens sapiens a une conscience aiguë du sacré. Il sent autour et au-dessus de lui autre chose que lui et il subit impérieusement le besoin d’entrer en contact, de se relier à cette présence. L’expérience du sacré fait partie, intrinsèquement, de l’expérience humaine, elle est entrée au plus profond de notre mémoire et rien ne peut l’en chasser 170. » Le sacré ne constitue pas un stade de l’histoire de la conscience mais un élément qui la structure. Le sacré est l’expérience d’une réalité et la source de la conscience. C’est de l’intérieur que chacun peut le reconnaître dans les actes et les comportements des fidèles des différentes religions. Certes, ses manifestations dépendent des valeurs et croyances religieuses propres aux hommes et aux cultures de chaque époque. Dans les religions primitives, les notions de sacré et de divin ont tendance à se superposer et même à se confondre. À l’inverse, dans les grands systèmes religieux, le sacré disparaît devant la transcendance du divin et son inaccessibilité. On peut y distinguer trois types de puissance : • Les divinités et les êtres divins des différentes religions prébibliques que nous trouvons en Mésopotamie, en Égypte, en Grèce, aux Indes, à Rome, en Allemagne, dans les pays nordiques. Ces dieux transcendants et immortels sont souvent chargés de fonctions particulières comme les forces cosmiques (vent, mer…), le

170. Gabriel Camps, Introduction à la préhistoire, Paris, Perrin, 1982, p. 373.


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cycle biologique, la protection de la cité. Autour d’eux, des rituels complexes et des récits mythiques très développés. • Le Dieu Unique des grandes religions monothéistes. Il épuise à lui seul la virtualité de tous les dieux. La religion d’Aton, fondée par le pharaon Amenotep IV vers 1340, semble être sa première manifestation. Mais les grands monothéismes se réclament tous d’Abraham. Le Dieu d’Abraham est un Dieu personnel qui entre en relation. À Moïse, il manifestera sa transcendance et sa volonté de sauver son peuple. Pour Jésus de Nazareth, il sera un Père, plein de tendresse avec qui il vit et avec qui il ne fait qu’Un dans l’Esprit. Mahomet dans le Coran nous rappellera qu’il est un Dieu unique • La transcendance de l’Absolu avec une immanence intégrale. C’est la vision de Dieu dans la plupart des religions orientales. Ces religions réinsèrent la nature et le fini dans l’absolu puisque rien ne saurait subsister séparément. Ainsi en est-il du Brahman dans l’hindouisme et du Tao dans le taoïsme. Le nirvana consistera à se perdre dans le divin ! Il existe donc de multiples expériences religieuses, chacune d’elles étant provoquée par la rencontre unique entre tel homme et le divin. L’expérience mystique en sera la plus radicale et la plus profonde car elle est participation au mystère par delà les formes visibles de telle ou telle religion tout en étant reliée à un univers culturel, religieux et historique précis. Ainsi de la « prière du cœur » des premiers ermites du désert à la mystique de la nuit de Jean de la Croix en passant par la mystique cistercienne de Bernard de Clairvaux ou rhénane de Maître Eckhart, l’expérience mystique chrétienne connaît des parcours multiples. Mais aucune ne peut épuiser toute l’expérience mystique. Le monde surnaturel ne se limite pas au monde des divinités. Il touche à l’en-


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semble du cosmos baigné de la présence divine. Le mythe, quant à lui, révèle la sacralité dans le monde en y relatant la venue des dieux et des ancêtres. C’est en passant par le mythe qui rend le divin très anthropomorphique que l’homme religieux va structurer son intériorité. On y explique comment les choses sont venues à l’existence, le pourquoi de leur venue ainsi que leur cause. On met en évidence la figure des dieux et l’homme prend ainsi conscience de la place du divin dans sa vie et dans le monde. En faisant revivre une réalité originelle qui répond autant à des impératifs sociaux que religieux, le mythe remplit une fonction capitale. En codifiant certains principes, rites et règles, il soude la société humaine. C’est pourquoi loin d’être seulement une fantaisie littéraire, le mythe constitue un élément fondamental du patrimoine humain dont l’homme ne peut se départir puisqu’il remplit la fonction essentielle d’archétype. « Les mythes sont devenus les pères des idées et des actions qui transforment les confidences cryptées, originelles en plan de recherche technicoscientifique de conquêtes sociopolitiques 171. » Le développement des sciences expérimentales et les découvertes de l’astronomie et de la biologie depuis le xviiie siècle ont bousculé le cadre cosmologique traditionnel. Les notions d’enfer et de paradis ne sont plus perçues de la même façon. La connaissance d’univers religieux différents fait découvrir et apprécier les lois du karman, la transmigration des âmes, chère au bouddhisme et à l’hindouisme. Les thèmes fondateurs de l’eschatologie que nous évoquons ci-dessus existent toujours mais ils sont devenus non figurables, non représentables. « L’occidental d’aujourd’hui, écrit Michel Hulin, ne dispose d’aucun moyen de les intégrer dans l’image qu’il se fait de lui-même, de son propre

171. Jean Brun, Philosophie de l’histoire, Paris, Stock, 1990, p. 28.


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corps et de sa vie terrestre à l’intérieur d’un univers en devenir 172. » Les rapports entre notre monde et l’au-delà constituent le dilemme du proche et du lointain. Quel contact entre le monde de l’expérience commune et celui de l’au-delà que l’on franchit à la mort ? Et cet autre monde existe-t-il et s’il existe, n’est-il pas trop lointain ? Ainsi se pose la question de la survie et du destin d’un individu dont la vie débute à la naissance et dont le destin sera scellé au moment de la mort. Le monde oriental ne connaît pas ce problème puisque pour lui l’existence humaine procède toujours d’une vie précédente, vécue souvent dans une forme animale ou végétale. Quel sera donc notre avenir ? Paradis, enfer ou nirvana ? La question reste posée.

Vers des religions universelles Expérience du sacré mais aussi actions collectives qui la célèbrent, tel est l’essentiel d’une religion. Elle se présente donc avec un pôle individuel où l’adhésion personnelle est requise et un pôle communautaire qui exige la participation du groupe. Dans les sociétés primitives, il n’existe pas de différence entre la communauté religieuse et temporelle puisque groupe religieux et social coïncident. Chaque acte entrepris par un individu engage immanquablement toute sa famille car le primitif pense et agit collectivement. L’individu n’est rien sans autrui ! L’avènement des religions universelles est lié au passage progressif d’un stade de vie sociale collective à une vie plus individuelle voire à un certain individualisme de comportement. Si l’individu est toujours membre de son peuple, il ne l’est plus au plan reli-

172. Michel Hulin, La face cachée du temps, Paris, Fayard, 1985, p. 10.


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gieux. « Alors que l’homme archaïque perçoit derrière toutes les choses et les personnes différenciées une ultime identité essentielle en profondeur et saisit dans leur profondeur métaphysique les êtres qui, pour nous, sont indépendants et distants, cette unité se dissout en une multiplicité d’individus indépendants dont la conscience de soi s’accroît sans cesse, se saisit comme une individualité qui… prend conscience de son autonomie spirituelle et des besoins spirituels qui lui sont propres 173. » L’homme religieux isolé est désormais seul pour établir le contact avec le monde des dieux puisque les liens communautaires sont rompus. L’union au divin qui était autrefois relayée par un monde de salut collectif devient un dialogue privé avec une divinité d’élection. La religion tend à se transformer en religion du cœur, une affaire privée même si certains rites s’effectuent encore dans un cadre communautaire. Dès lors les religions auront naturellement tendance à l’expansion et propension à un absolutisme intolérant. Le bouddhisme n’y est point tenté puisqu’il considère le monde comme une illusion. Le christianisme a vu varier son attitude de l’indifférence au compromis. Pour lui, le monde est aussi transitoire puisque « ce sont des cieux nouveaux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera 174 ». L’islam, quant à lui, désirera vivement conquérir le monde et le transformer dans le sens de la loi sainte. Il diffère essentiellement de la religion primitive et de ses formes de communautés revêtues d’un caractère sacré. L’hindouisme que l’on peut présenter comme un collectif de religions liées entre elles est une des plus anciennes religions de l’huma-

173. Gustav Mensching, Sociologie religieuse, Paris, Payot, 1951, p. 82. 174. 2 Pierre 3, 13.


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nité. Il est présent aux Indes, Népal, Pakistan, Bengladesh et compte plus de huit cent millions d’adhérents. Il existe entre les divers groupes une unité d’intention qui cherche à ouvrir à l’homme une voie vers une divinité personnelle que sont Devi, Krisna, Siva, Visnu ou transpersonnelle comme le Brahman tout autant qu’une voie de délivrance. La conception religieuse est ouverte et tolérante. On n’y trouve pas de fondateur ni d’autorité. Il est comme un arc-en-ciel où l’on peut tout trouver en fonction des époques, des régions et du statut social. De l’intérieur, l’hindouisme se définit comme la norme éternelle de l’existence (sanatana dharma) et des âges de la vie. Se réaliser, c’est accomplir son propre dharma tout au long des quatre âges de la vie (étude, famille, retraite, vie érémitique.) La religion s’organise autour du rituel domestique. Le temple est la demeure du dieu auquel il est consacré. Le clergé est fait de prêtres mais aussi de desservants spécialisés et la fréquentation du temple n’est pas obligatoire. Autour des maîtres spirituels, les gourous, s’organisent des lieux de retraites appelés ashrams. On y trouve des retraitants de tout âge et de toute condition. Ce sont des lieux forts qui permettent de rendre vivant l’idéal de délivrance. La vie religieuse communautaire la plus marquante se trouve dans les villes saintes de l’hindouisme (Allahabad, Varanasi…) qui accueillent de nombreux pèlerinages. Le bouddhisme est issu de la communauté constituée autour du religieux mendiant appelé Siddhartha Gautama (563-483 a.c.n.) plus connu sous le nom de Bouddha qui signifie « éveillé ». Son illumination n’est rien d’autre qu’une découverte. Pour se libérer de la souffrance, il faut éteindre le désir. Et cette libération offrait beaucoup de joie intérieure. Sa communauté de type monastique comptait de son vivant plusieurs centaines de membres. Les moines bouddhistes ne possédaient pas de demeure fixe et se déplaçaient « pour le salut de beaucoup, le bonheur de beaucoup » afin de rencontrer et de former


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de nouveaux disciples. Le Bouddha n’a en fait laissé aucune consigne sinon de suivre la doctrine bouddhique (dhamma) et sa discipline (vinaya). La communauté ressent très tôt le besoin de fixer par écrit la doctrine du maître et les règles de discipline. Plusieurs conciles (samgiti) sont organisés à ce propos avec un premier schisme vers 350 à Vaisali. L’absence d’orthodoxie entraîne des modifications de doctrine au fur et à mesure du développement géographique. On y distingue actuellement le Theravada, encore appelé le Petit Véhicule qui est monastique et implanté dans l’Asie du sud est. Le second est le Mahayana ou Grand Véhicule qui n’est pas essentiellement monastique et qui s’est développé au Tibet, en Chine, au Japon et en Corée. Les écoles et les sectes sont nombreuses au sein de la communauté ancienne en absence d’une autorité centrale comme dans le christianisme. « Dans les pays de tradition Theravada où la culture a été très tôt façonnée par le bouddhisme, celui-ci est devenu au fil des siècles un ingrédient fondamental du dynamisme de toute vie sociale ou politique 175. » C’est le cas de la Thaïlande, du Laos, de la Birmanie. Dans toute l’Asie du sud, les monastères jouent un rôle de premier plan dans le domaine de l’éducation. Les laïcs entretiennent les moines en ce qui concerne la nourriture, le vêtement et même le bâtiment tandis que les moines leur transmettent une éducation morale. Que les jeunes laïcs séjournent dans un monastère pour acquérir une certaine maturité est chose courante au point que le fait est considéré comme une référence pour le mariage. Dans les pays marqués par le Grand Véhicule, la dispersion est grande. Chaque tradition y est devenue indépendante et marquée d’un dynamisme propre. Ni en Chine, ni au Tibet, ni au Japon, le bouddhisme n’est devenu religion d’état et demeure minoritaire.

175. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 132.


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On appelle habituellement judaïsme la forme que prend la religion du peuple juif après la destruction du Temple de Jérusalem (587 av. J.-C.) par les troupes de Nabuchodonosor et la déportation à Babylone. L’essentiel du judaïsme tient à deux notions fondamentales : un Dieu unique et l’élection d’Israël parmi les nations comme l’indique le Shema Israël : « Écoute Israël : Yahvé notre Dieu est le seul Dieu 176 », tel est le cœur de la prière que tout juif adulte est tenu de réciter deux fois par jour. Aujourd’hui, le culte communautaire se déroule à la synagogue. Cette institution vient de l’exil à Babylone où elle répondait au besoin des exilés d’avoir un lieu pour prier, étudier les Écritures et pleurer sur la terre perdue comme l’exprime si bien le psaume 137 : « Au bord des fleuves de Babylone… » Lieu où on se rassemble, la synagogue est le centre de la vie communautaire juive. Elle est à la fois maison de prière et lieu d’étude de la Bible et du Talmud. Elle abrite « l’Arche sainte » encastrée dans le mur oriental qui contient les rouleaux de la Thora, les cinq premiers livres de la Bible appelés pour cette raison le Pentateuque. Issu du judaïsme, le christianisme se présente sous des formes diverses selon la confession qu’on envisage. La communauté religieuse y prend le nom d’Église, un terme grec, ecclésia, désignant à l’origine une assemblée par convocation. L’Église est le rassemblement religieux du peuple choisi, convoqué par Dieu et dont le peuple d’Israël marque le point de départ. « L’Église est bien l’assemblée du peuple de Dieu, convoqué par Dieu en Jésus Christ, mais elle est beaucoup plus que cela. En effet, la grande intimité qu’entretient son chef, le Christ, avec ses membres par le mystère de l’Incarnation et de la Résurrection suggère la métaphore de l’Église, Corps du Christ, dont les membres se-

176. Deutéronome 6, 7.


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raient animés par un principe vital unique (l’Esprit) qui à partir de la tête, régirait le Corps entier… Le Christ physique est ainsi la tête du Christ mystique qu’est l’Église 177. » À l’Église éternelle et invisible, « toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel mais sainte et immaculée 178 » correspond une face visible structurée en diverses institutions mais animée par le même Esprit. Sa mission première est l’annonce d’une Bonne Nouvelle à toutes les nations. Dans sa structure, elle fut marquée au cours du temps par des schismes qui nous amènent à la distinguer en Église catholique et en Église orthodoxe auxquelles il faut ajouter depuis le xvie siècle les Églises protestantes et anglicanes. Elles sont toutes représentées au sein du Conseil œcuménique qui les met en route vers l’Unité voulue par le Christ. L’Église orthodoxe et catholique ainsi que certaines Églises protestantes possèdent des évêques successeurs des apôtres ainsi que des prêtres et d’autres ministres chargés du culte et de la célébration des sacrements. Les successeurs des apôtres ont la mission de garder la Tradition authentique de l’enseignement du Christ et de guider l’Église au travers des générations. La communauté musulmane s’exprime sous les termes umma pour désigner la communauté juridico-politico-religieuse et sous le terme jamâ’a pour la collectivité des croyants unis par la foi. Le fondement se trouve dans la shabâda qui confesse la foi en Allah, Dieu unique, puissant et éternel et en son envoyé le prophète Mahomet. Dans le Coran, on y parle de communautés de croyants, amis les uns des autres, cherchant le bien, accomplissant la prière, s’acquittant de l’aumône légale et obéissant à Dieu et à son prophète. « Elle est la meilleure

177. Jean-Claude Demariaux, op. cit., p. 135. 178. Éphésiens 5, 27.


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communauté qui ait été donnée comme exemple aux hommes », nous dit le Coran (3, 110). La direction spirituelle et temporelle revenait à Mahomet. Celui-ci, une fois disparu, des divergences sont nées quant à la nature de l’autorité suprême et l’Islam s’est fragmenté en plusieurs courants religieux. Les principaux sont le sunnisme (les gens de la tradition et de la communauté) qui se fonde sur la seule tradition du prophète et regroupe nonante pour cent des musulmans et le shî’isme se réclamant d’Ali, cousin et gendre de Mahomet, dont on retrouve les croyants en Iran, Irak et Liban. Pour le Coran, l’autorité suprême revient à Dieu seul mais l’umma et chaque croyant se doit de faire le bien, interdire le mal et témoigner de sa foi vis-à-vis de Dieu. « Ainsi, toute la vie du musulman prendra sens autour de cette responsabilité… ainsi également, la tâche de sacraliser la vie appartiendra à chaque croyant et non pas à des détenteurs d’une autorité sacerdotale jouissant d’un monopole liturgique, sacrificiel ou sacramentel 179. » L’expérience religieuse n’est authentique que pour celui qui a réellement rencontré le divin et qui en a été touché. « Par son caractère immédiat, elle n’est ni scientifique, ni philosophique, ni esthétique, ni éthique ; et de même qu’il est impossible de connaître la beauté par la raison, de même la pensée ne fournit qu’une pâle représentation du feu ardent que la religion fait éprouver 180. » La religion ne se découvre pas par le raisonnement philosophique mais dans la vie des saints, des prophètes, des mystiques ainsi que dans le culte, la tradition et les écrits religieux. En comparant Épicure et Bouddha, il faut constater qu’Épicure reconnaissait les dieux mais n’en était point touché. Bouddha par contre, connaît un élément divin qui échappe au

179. Rochdy Alili, Qu’est-ce que l’Islam, Paris, La Découverte, 1996, p. 130. 180. Serge Boulgakov, La lumière sans déclin, Paris, L’âge d’homme, 1990, p. 22.


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devenir et est incréé. Bien plus, il se trouve engagé dans une relation de tout son être avec ce dernier. Il y a là une réalité religieuse indubitable. « Ce n’est pas l’apparition personnelle du Divin qui est décisive pour l’authenticité de la religion, écrit Martin Buber, mais bien le fait que je me comporte vis-à-vis de Lui comme une personne qui me ferait face, même si elle n’est pas seulement tournée vers moi… Le Dieu inconnu, quand on ose pour vivre s’en remettre à Lui seul, aller à sa rencontre et l’invoquer, est l’objet légitime de la religion 181. » L’an de grâce 1654. Lundi 23 novembre, jour de Saint-Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe. Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demie. Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus Christ. Deum meum et Deum vestrum. Ton Dieu sera mon Dieu. Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Joie, joie, joie, pleurs de joie… L’extase de Pascal texte trouvé dans la doublure de son pourpoint

Nous rejoignons ci-dessus l’expérience fondamentale de Pascal, celle qu’il avait mise par écrit et cousue dans son pourpoint. Tout croyant ne ressent-il pas au-dedans de lui comme un feu qui le pousse dans ses élans ? Donnée immédiate de conscience, ce sentiment soustrait la foi à l’analyse rationnelle et à la discussion. Elle lui fait percevoir une force qui pacifie et l’élève au-dessus de lui-même. « Ap-

181. Martin Buber, Éclipse de Dieu, trad. ezé, Nouvelle Cité, 1997, p. 30.


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puyé sur elle, il lui semble qu’il peut mieux faire face aux épreuves et aux difficultés de l’existence, qu’il peut même plier la nature à ses desseins. Ce sentiment-là a été trop général dans l’humanité, il a été trop constant pour qu’il puisse être illusoire 182. » Les philosophes parleront d’un sentiment de transcendance qui devient immanent tout en conservant sa transcendance !

182. Émile Durkheim, « L’avenir de la religion », 1914, dans La science sociale de l’action, Paris, PUF, 1970, p. 306.



9. Le dialogue des religions Dieu fait alliance Myriam et Benoît pensaient mariage et souhaitaient me rencontrer. Tout naturellement, nous avons parlé de leur couple, de leurs questions et de leur expérience de vie. L’échange était chaleureux et plus nous avancions dans la rencontre, plus se dégageait l’importance de la confiance et du dialogue. Pour eux, il était clair que l’une et l’autre se révélaient comme des conditions fondamentales pour réussir la vie à deux. Comment trouver joie à vivre ensemble sans se faire confiance et comment garder confiance sans dialogue ? Comment se lier, faire alliance avec quelqu’un sans vivre la confiance et le dialogue ? Il en est ainsi pour le couple et il en est de même pour la vie en Église et pour la vie avec Dieu. Comment être en lien avec Dieu sans vivre dans la foi et la prière, d’autres termes pour désigner confiance et dialogue ? Comment faire Église sans cette même confiance et ce même dialogue ? Nous avons donc toute raison de nous réjouir du dialogue officiel établi entre les Églises chrétiennes depuis plus de septante ans. Non seulement, il a progressé mais il s’est ouvert depuis près de cinquante ans aux autres religions. Le Dieu de Jésus Christ est un Dieu de relation qui fait confiance. Il ne peut qu’inviter et susciter le dialogue avec les hommes et les femmes de tous les temps ! Toute l’histoire du peuple juif est faite des dialogues que Yahvé a suscités avec le peuple élu. Il se révèle comme un Dieu qui ouvre au


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dialogue et fait alliance. Il est le Dieu qui a conversé avec Abraham et fait alliance avec lui en lui offrant la terre promise. Il est celui qui est venu rencontrer Moïse pour qu’il libère son peuple de l’esclavage. Et dans les événements de la Pâque, les juifs et les chrétiens saisissent de façon significative combien Dieu s’est mouillé pour son peuple. Ne sont-ils pas les points forts des interventions de Dieu dans leur histoire ? Celle-ci est d’ailleurs qualifiée d’histoire du salut car Dieu intervient pour sauver et pour libérer. Cette histoire coïncide aussi avec l’histoire du monde. « Elle consiste, écrit Jacques Dupuis, en l’histoire même de l’humanité et du monde vue avec les yeux de la foi comme un dialogue de salut que Dieu a librement instauré avec l’humanité depuis la création et qu’il poursuit au long des siècles jusqu’à l’accomplissement du règne de Dieu dans l’eschaton 183. » Selon lui, l’histoire humaine est depuis le commencement l’histoire de Dieu avec l’humanité et le Créateur a dû s’y révéler dès le début. Il n’y a qu’une seule histoire du salut et les diverses religions de l’humanité peuvent être le lieu d’une révélation divine. On peut les voir comme voulues par Dieu. Les traditions juives et chrétiennes sont significatives à ce propos. Ainsi s’exprime la Bible lorsque le prophète Amos recueille ces paroles : « N’ai-je pas fait monter Israël du pays d’Égypte et les philistins de Kaphtor et les Araméens de Qir 184 ? » Ou lorsque Isaïe prophétise : « Ce jour-là, Israël viendra en troisième avec l’Égypte et Assur… bénédiction que prononcera Yahvé Sabbaot : Béni, mon peuple, l’Égypte et Assur, l’œuvre de mes mains et Israël mon héritage 185. » Dans ces textes, les merveilles de Dieu ne se limitent pas au peuple d’Israël ! Et aujourd’hui, les évêques d’Asie font 183. Jacques Dupuis, La rencontre du christianisme et des religions, Paris, Cerf, 2002, p. 160. 184. Amos 9, 7. 185. Isaïe 19, 22-25.


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de même lorsqu’ils considèrent les grandes traditions religieuses de leur peuple comme des éléments significatifs du salut. Ils se demandent : « Comment, alors, pourrions-nous ne pas reconnaître que Dieu a attiré nos peuples à Lui à travers elles 186 ? » Dans la Bible, nous découvrons toujours à l’origine de chaque alliance, une initiative gratuite de Dieu qui établit une relation personnelle avec l’être humain. Celle-ci se développe en pactes d’amitié qui exigent engagement et fidélité de la part des humains. La tradition chrétienne en retient quatre : alliance avec Adam, avec Noé, avec Moïse et en Jésus mort et ressuscité. Le récit de la Genèse témoigne d’une familiarité exceptionnelle de Dieu avec Adam et met en évidence un rapport personnel entre le Créateur et le genre humain. On peut de même souligner le rapport intime de Dieu avec Noé 187 mais on s’arrêtera au verset final : « Je me souviendrai de l’alliance éternelle qu’il y a entre Dieu et tous les êtres vivants ». Il indique que l’alliance est universelle et perpétuelle. Dieu s’engage envers les nations et dès lors dans les traditions religieuses qui en sont les témoins privilégiés. Le pacte conclu avec Noé sera une esquisse des alliances conclues plus tard avec Abraham et Moïse. Israël et les peuples païens vivront donc tous deux sous cette alliance. L’histoire du salut est ainsi ponctuée d’alliances. Toute religion authentique provient de l’alliance cosmique où Dieu se révèle en déposant son arc et en offrant le salut à l’homme. Et si nous suivons l’apôtre Paul qui était convaincu qu’Israël était et continuait à être le peuple de Dieu, il ne fait aucun doute que « les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables 188. » Aussi, Israël reste le peuple à qui « appartient l’adoption, la gloire, les alliances, la 186. Jacques Dupuis, op. cit., p. 163. 187. Genèse 9, 1-17. 188. Romains 11, 29.


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loi, le culte, les promesses et les pères 189 ». Et puisque les dons de Dieu sont irrévocables, les dons accordés aux autres peuples ne le sont-ils pas aussi ? Le Dieu unique s’y présente comme le Dieu de tous les peuples. Mais pour se laisser approcher de tant de manières qui donc est-il ? Le Dieu des philosophes ? Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob pour commenter l’expérience de Pascal ? L’être unique que les sages nomment de diverses façons pour reprendre le verset védique 190 ? Fautil avancer la thèse que toutes les traditions religieuses ont fondamentalement le même Dieu, quels que soient les noms qu’elles lui donnent et le concept qu’elles peuvent en former ? Qu’y a-t-il de commun entre le Père chrétien, le Yahvé juif, l’Allah musulman, le Brahman hindou, le Nirvana bouddhiste, le Tao taoïste ? Comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, convenons d’abord que la connaissance de Dieu atteinte par la philosophie est plus limitée que celle offerte par la révélation chrétienne. L’identité de Dieu est clairement distincte de la perception que peuvent en avoir les humains tant par réflexion que par révélation. Abordons ensuite les religions monothéistes qui ont origine commune dans la foi d’Abraham. Du Shema Israël : « Écoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un », on rejoint facilement l’évangile de Marc : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force 191. » On rejoint de même le Coran qui nous dit : « Il n’y aucun autre Dieu que moi 192 » et qui souligne l’existence

189. 190. 191. 192.

Romains 9, 4. Rg Veda I 164, 46. Marc 12, 29-30. Sourate 16, 2.


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d’un seul Dieu, Créateur. L’expérience de Dieu est dès lors différente. Pour Israël, il est le Tout-Puissant qui a délivré son peuple de l’esclavage et l’a guidé au long de son histoire ! Les chrétiens intériorisent la même foi mais lui donnent une portée universelle. Alors que juifs et chrétiens le saisissent avant tout comme Sauveur, les musulmans le perçoivent comme Seigneur et Créateur. Pour tous cependant, il parle à l’homme que ce soit dans la Bible, les Evangiles ou le Coran. Et les mystiques d’accentuer la convergence, poussés par une soif inextinguible, la recherche de l’union avec le même Dieu, à la fois transcendant et immanent. Les traditions de la Kabbale, de la mystique chrétienne et du soufisme manifestent une égale et inlassable recherche d’union au Dieu unique. Elles appellent toutes à chercher et trouver Dieu au plus profond du cœur. Cette affirmation commune exprime bien la pensée chrétienne. Elle ne rejoint pas cependant « l’advaita « hindoue pour qui il n’y a pas de dualité entre le Brahman et le soi ni la « sunyata « bouddhiste qui s’exprime en terme de vacuité. Je lisais, ces jours derniers, La harpe de saint François écrit par Félix Timmermans 193 qui raconte avec beaucoup de fraîcheur la vie de Francois d’Assise, ce jeune chevalier qui allait bouleverser et « reconstruire l’Église » lézardée du Moyen Âge. Je ne résiste pas à vous livrer un des aspects de sa vie mystique : Il était à genoux, hors de sa cabane ; sa prière tremblait dans le silence nocturne. Le matin était proche ; le froid était mordant et clair d’étoiles. Sa prière n’était que désir en flammes. Et alors

193. Felix Timmermans, La harpe de saint François, Paris, Bloud et Gay, 1933 ; Livre de Vie, 1961, p. 225.


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s’accomplit la grande attente de sa vie — lorsque là-bas creva la première lueur du matin. Quelle lumière tout à coup ! On eut dit que le ciel faisait explosion, et vidait sur la terre toute sa gloire en mille cascades de couleurs et d’étoiles. Et au milieu de ce tourbillon de clarté brûlait un noyau de lumière aveuglante, qui du fond des abîmes célestes se précipitait avec une effrayante rapidité pour s’arrêter soudain immobile et sacré sur une pointe de rocher. C’était une forme ailée de feu, clouée sur une croix de feu. Deux ailes étincelantes se dressaient, deux se déployaient horizontales, et deux autres couvraient le corps et les plaies des mains, du côté, des pieds, étaient de sang brûlant et rayonnant. La face éblouissante de cet être était surnaturelle de beauté et de douleur. C’était la face de Jésus, et Jésus parla, et soudain des éclairs de feu et de sang fulgurèrent des cinq plaies, percèrent de clous les mains et les pieds de François et d’un coup de lance, son cœur. Un cri véhément de douleur et de joie, déchira l’air, et l’image ardente s’imprima comme dans un miroir, avec tout son amour, toute sa beauté, toute sa souffrance dans le corps de François. Elle disparut en lui. Un nouveau cri fendit le ciel et, le corps déchiré de clous et de blessures, l’âme et l’esprit traversés de flammes, François s’affaissa évanoui dans son sang. Peut-on avancer qu’à travers le monde, un grand nombre de personnes ont rencontré le vrai Dieu dans une expérience religieuse authentique ? Il en serait ainsi dans la prière lorsque s’établit un rapport personnel entre un Toi infini et le moi. Cette prière serait le signe de ce que Dieu a pris l’initiative de se révéler à quelqu’un et qu’il a été accueilli. Et cette rencontre, quelle que soit la conception de Dieu que l’on ait, serait porteuse de liberté et de salut. Sans doute, est-il difficile de formuler l’expérience que l’on a vécue tant les mots nous man-


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quent et ne disent pas le tout de la rencontre. Et plus difficile encore sera la transmission, tant y a-t-il toujours une espèce de trahison lorsque l’on exprime ce qui a été vécu. L’expérience religieuse est toujours au-delà de toute expression. Il serait dommageable de ne pas souligner à ce propos combien les traditions orientales sont d’une autre nature. L’expérience, en effet, y est rarement exprimée en terme de rapport personnel. La mystique advaita hindoue la conçoit comme un éveil à l’identité de soi avec le Brahman. Les bouddhistes parleront de contemplation et de méditation, non de prière. « Ainsi, tandis que les religions mystiques asiatiques cultivent l’enstase 194, les religions du Livre sont dominées par l’extase, la rencontre avec un Dieu totalement autre, distinct de soi ; les premières mettent l’accent sur le discours négatif (extinction, nirvana, vacuité, sunyata), les secondes sur le discours positif 195. » Il reste que dans toutes ces expériences religieuses authentiques, c’est certainement le Dieu de Jésus Christ qui entre de manière cachée et secrète dans la vie des hommes. Rencontre authentique même si la notion de Dieu est incomplète ! Ce Dieu est à la fois le Tout Autre et le Tout Proche. Il est à la fois le Transcendant et l’Immanent. C’est le même Dieu qui jaillit dans l’enstase que dans l’extase. Saint Augustin disait que Dieu lui était plus intime à luimême qu’il ne l’était à lui-même tout en avouant qu’il reste toujours l’inconnaissable : « Si tu as compris, ce n’est pas Dieu 196. » Et Saint Thomas écrivait : « Nous ne pouvons connaître l’être de Dieu pas plus que son essence 197. » Et au cœur de ce mystère de la rencontre, rappelons que selon la Bible, dès les commencements, le même Esprit

194. 195. 196. 197.

Enstase : quête de l’absolu au fond du cœur. Jacques Dupuis, op. cit., p. 193. Saint Augustin, Sermon 117, 35. Saint omas, Somme théologique, I 93, a 4 ad 2 un.


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planait sur les eaux. Son action précède l’événement Jésus Christ. Répandu dans le monde, il vivifie toute chose. Toute rencontre personnelle de Dieu avec l’être humain se passe donc en lui. Toute expérience religieuse devient réellement personnelle en l’Esprit. Plusieurs prophètes en Israël ont la conviction profonde d’avoir reçu une Parole de Dieu et de devoir la communiquer. Sur quoi repose cette conviction sinon sur une « expérience mystérieuse, mystique, d’un contact avec Dieu ? On peut se réjouir de ce que la Bible ait retenu leurs paroles jusqu’à reconnaître comme prophétie, ce qui est étonnant, l’oracle de Balaam, un non juif 198. En ce domaine, « le vrai problème n’est pas celui de la révélation ni même celui du prophétisme mais celui des Écritures Saintes en tant que contenant des Paroles adressées par Dieu aux êtres humains au cours de l’histoire du salut. Du point de vue chrétien,… l’Écriture Sainte est Parole de Dieu en paroles d’êtres humains 199 ». Dieu est l’auteur et on ne peut réduire sa Parole à un discours humain. Mais un être humain est également l’auteur et dès lors la Parole adressée par Dieu est réellement une parole humaine. Et ajoutons deux autres traits des Écritures : leur caractère communautaire et l’action personnelle de l’Esprit dans leur inspiration. La Bible est le livre de l’Église qui y reconnaît la Parole de Dieu et l’expression de sa foi. Quant aux autres Écritures, sont-elles « semences du Verbe » ? Peut-on y reconnaître une Parole de Dieu adressée aux hommes ou n’y a-t-il qu’une parole humaine sur Dieu ? L’expérience religieuse des sages et des prophètes est guidée par l’Esprit. Dieu parle aux nations en s’adressant personnellement aux prophètes de celles-ci. Les Écritures contiennent donc des Paroles de Dieu

198. Nombres 22, 1–24, 25. 199. Jacques Dupuis, op. cit., p. 200.


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adressées aux humains dans la mesure où elles rapportent des paroles prononcées par l’Esprit dans l’expérience religieuse. Pour les chrétiens, Jésus est personnellement la plénitude de la révélation parce qu’aucune autre révélation du mystère de Dieu ne peut égaler la profondeur atteinte par le Fils de Dieu, vivant dans une conscience humaine son identité profonde. Les paroles humaines de Jésus sont l’expression humaine du Verbe de Dieu. Jésus n’est d’ailleurs pas qu’un prophète, il est, lui-même, Parole de Dieu faite chair. Et nul ne pourra jamais communiquer le mystère de Dieu aux êtres humains avec la même profondeur que ne le fait Jésus Christ. « Et pourtant cette révélation n’est pas absolue ; elle reste nécessairement limitée. La conscience humaine de Jésus… est néanmoins une conscience humaine et donc limitée… Aucune conscience humaine… ne peut contenir et épuiser le mystère divin dans son entièreté 200. » Saint Paul l’écrit fort bien aux Corinthiens : « À présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse mais alors, ce sera face à face. À présent, ma connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu 201. » Dieu continue de parler à notre monde ; des prophètes restent présents tant dans l’Église que dans les diverses religions ! Leurs Écritures représentent des manières et des formes diverses selon laquelle Dieu s’est adressé à l’être humain. Admirons dans le Coran le sens de la majesté et de la transcendance divine ! Soulignons dans les livres sacrés de l’hindouisme, le sens de la présence immanente de Dieu dans le monde et au fond du cœur humain.

200. Jacques Dupuis, op. cit., p. 205. 201. 1 Corinthiens 13, 12.


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Jésus Christ et les religions La notion de « Verbe » occupait au début de l’ère chrétienne, une place de premier plan tant dans la philosophie que dans la pensée juive. Le mot Logos que nous pouvons traduire par « Parole » représentait pour les Grecs le principe de compréhension du monde et pour les juifs la manifestation personnelle de Dieu. C’est pourquoi, l’apôtre Jean a décrit Jésus comme le Verbe, la Parole de Dieu faite chair. Cela fit révolution ! Pour le philosophe Justin, le Verbe était le créateur et l’organisateur du cosmos. Il existait avec Dieu et il réalisait toutes les interventions de Dieu. « Le Christ est le premier-né de Dieu, son Verbe auquel tous les hommes participent. Ceux qui ont vécu selon le Verbe sont chrétiens, eussent-ils passé pour athées comme chez les Grecs, Socrate, Héraclite et leurs semblables, et chez les Barbares Abraham, Ananias, Azarias, Misaël, Élie et tant d’autres dont il serait trop long de citer les actions et les noms 202. » Dès lors, selon Justin, le christianisme existe au-delà de son apparition dans l’histoire et de ses limites visibles. La création est déjà la manifestation de Dieu car « la gloire de Dieu, écrit Irénée de Lyon, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu. Si déjà la révélation de Dieu par la création donne la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe donne-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu 203 » ! La théologie des premiers siècles tant dans la Bible que chez les Pères de l’Église est bien une théologie ouverte des religions qui affirme la présence et l’action du Verbe jusque dans les personnes des autres traditions religieuses.

202. Justin, Apologie pour les chrétiens, 46, 1-4. 203. Irénée, Adversus Hæreses, 20, 7.


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Mais quel lien établir entre l’action du Verbe et l’événement Jésus Christ ? L’incarnation représente, pour la foi chrétienne, la manière la plus profonde par laquelle Dieu s’est personnellement engagé dans l’histoire de l’humanité. Jésus Christ n’est autre que le Fils de Dieu fait homme. Sa place est unique et irremplaçable. Il est l’élément essentiel du salut pour l’humanité. Par sa résurrection, il a transformé l’humanité en la sortant du conditionnement du temps et de l’espace et ce mystère pascal reste actuel. Mais cet événement n’épuise pas le pouvoir révélateur et salvifique du Verbe de Dieu. Jésus Christ ressuscité ne remplace pas le Père et son être humain glorifié n’épuise pas le Verbe. Il reste place pour une action du Verbe avant et après la Résurrection de Jésus. « De cette façon, on peut entrevoir comment dans les autres traditions religieuses du monde peuvent se trouver des semences de vérité et de grâce qui puissent servir de voie ou de chemin de salut pour leurs adeptes… Il ne faut pas considérer ces semences comme des pierres d’attente humaines, des dons de la nature… mais comme une automanifestation et un don de soi divins à titre propre, bien que de nature initiale et germinale 204. » Soulignons encore la présence éternelle de l’Esprit, son analogie avec l’action permanente du Verbe. « Dieu sauve des deux mains, le Verbe et l’Esprit 205 », écrivait saint Irénée au iie siècle. Cet Esprit, souvent appelé Esprit du Christ, est aussi appelé Esprit de Dieu : « L’Esprit de Dieu habite en vous… Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous 206. » Les deux mains de Dieu gar-

204. Jacques Dupuis, op. cit., p. 248-249. 205. Irénée, Adversus Hæreses, IV 7, 4. 206. Romains 8, 9-11.


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dent leur identité personnelle : le Verbe est « la lumière qui éclaire tout homme » mais l’Esprit « souffle où il veut » !

Les religions du monde sont des expressions de l’ouverture humaine à Dieu. Elles sont des signes de la présence de Dieu dans le monde. Chaque religion est unique, et grâce à cette unicité, les religions s’enrichissent réciproquement. Dans leur spécificité, elles manifestent différentes faces du Mystère suprême qui n’est jamais épuisé. Dans leur diversité, elles nous habilitent à faire de façon plus profonde l’expérience de la richesse de l’Un. Lorsqu’elles se rencontrent en dialogue, les religions forment une communauté où les différences deviennent complémentaires entre elles et les divergences se transforment en indicateurs de communion. Associations théologiques indiennes Vers une théologie chrétienne-indienne du pluralisme religieux, 1989, cité par Jacques Dupuis

Découvrir de nouvelles dimensions aux manifestations de Dieu, tel pourrait être l’apport du dialogue entre les religions pour les chrétiens. « Le Verbe a habité parmi nous » mais la Sagesse avait auparavant pris possession de toutes les nations cherchant un endroit où se reposer 207. Jésus Christ est « le Chemin, la Vérité et la Vie » mais « le Verbe était la vraie Lumière qui venant en ce monde illumine tout homme 208 ». «Dieu nous a parlé en son Fils mais il avait parlé autrefois à bien des reprises et de bien des manières 209. » Jésus peut ainsi être reconnu 207. Jean 1, 4 et Siracide 24, 6-7. 208. Jean 14, 6 et Jean 1, 9. 209. Hébreux 1, 1.


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comme le sacrement universel du salut tout en sachant qu’il n’épuise pas l’action du Verbe. Ce dernier continue à exprimer le don gratuit, surabondant et l’absolue liberté de Dieu. Et cette distinction ouvre des voies d’accès à une théologie du pluralisme religieux. « La révélation de Dieu en Jésus, écrit Schillebeeckx, telle que l’Evangile la proclame, n’est d’aucune façon une absolutisation divine d’une particularité historique… Cette révélation nous apprend au contraire qu’aucune particularité historique ne peut être déclarée absolue et que par conséquent, en raison de la contingence présente en Jésus, chaque homme peut rencontrer Dieu « hors Jésus », précisément dans notre histoire d’homme et dans les nombreuses religions qui y ont pris naissance. Même le Jésus de Nazareth ressuscité ne cesse de renvoyer à Dieu pardelà lui-même. On pourrait le dire ainsi : Dieu, par le moyen de Jésus Christ et dans l’Esprit, se désigne lui-même comme Créateur et Libérateur, comme un Dieu d’hommes, de tous les hommes. Dieu est un absolu ; aucune religion ne l’est 210. » Cette rencontre de Dieu se fait notamment au sein de communautés. Celles-ci auront leurs traditions, leur doctrine, enseignement, morale et pratiques. Dès lors, si des membres d’autres religions ont une authentique expérience de Dieu, nous trouverons dans leurs traditions et institutions des traces de leur rencontre avec la grâce, notamment dans les livres sacrés. « Ces livres sacrés contiennent la mémoire d’expériences religieuses de la Vérité concrètement vécues. Leurs pratiques résultent à leur tour de la codification de ces expériences. Il semble donc qu’il soit inviable et théologiquement irréaliste de soutenir que, tandis que les membres des diverses traditions

210. Édouard Schillebeeckx, L’histoire des hommes, récit de Dieu, Paris, Cerf, 2007, p. 254.


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religieuses peuvent obtenir le salut, leur religion ne joue aucun rôle dans ce processus 211. »

Son expérience des autres religions a conduit l’Église en Asie à évaluer de manière positive leur rôle dans l’économie divine du salut. Cette appréciation est basée sur les fruits de l’Esprit perçus dans les vies des croyants des autres religions : un sens du sacré, un engagement à la recherche de la plénitude, une soif d’autoréalisation, un goût de la prière et de l’engagement, un désir de renonciation, la lutte pour la justice, un besoin ardent de bonté humaine profonde, un engagement au service des autres, un total abandon de soi à Dieu et un attachement au transcendant dans leurs symboles, leurs rituels et leur vie même, bien que la faiblesse humaine et le péché ne soient pas absents. L’évaluation positive est en outre enracinée dans la conviction de foi qu’il n’y a qu’un seul plan divin pour le salut de l’humanité et qu’il s’étend à tous les peuples : c’est le Règne de Dieu par lequel Dieu cherche à réconcilier toutes choses avec lui-même en Jésus Christ […] Theological Advisory Commission Theses on Interreligious Dialogue Féd. asiatique des Conf. épiscopales, Papers 48, p. 7, cité par Jacques Dupuis

Pour les chrétiens, la présence personnelle de Dieu en Jésus Christ se réalise à travers la Parole et les sacrements fondés par Lui. Pour les autres religions, il faut admettre que la pratique religieuse exprime l’expérience de Dieu et du mystère du Christ. Bien des personnes ont

211. Jacques Dupuis, op. cit., p. 289.


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écouté la Parole de Dieu et lui ont ouvert leur cœur. À y regarder de près, la pratique de l’amour, tel qu’il est vécu chez Dieu, est le critère le plus sûr pour le reconnaître. Cet amour est universel et s’étend non seulement aux voisins et aux amis mais aussi aux ennemis 212. Il est mentionné tant dans les Écritures juives que dans le Coran et les diverses traditions asiatiques, hindoue, bouddhiste, confucéenne. Les diverses religions ouvrent donc leurs adhérents au salut par la foi et l’amour et ils anticipent le don que Dieu fait de soi en Jésus Christ. En lui, Dieu s’est uni au genre humain par un lien d’amour irrévocable et cet amour est sauveur. À la fin des temps, le Verbe incarné dans l’histoire et le Verbe universel semé dans tout cœur humain se rencontreront et ce sera l’accomplissement final et commun du christianisme et des religions. Le règne de Dieu y sera universel ainsi que la communion de tous les êtres humains entr’eux et avec Dieu. Aujourd’hui déjà, dans l’humanité entière, elle se développe dans la mesure où l’Esprit est accueilli et se vivent les valeurs évangéliques « Le Règne de Dieu est une réalité universelle…, c’est la réalité du salut en Jésus Christ ; c’est le mystère de l’unité fondamentale qui nous unit plus profondément que ne sont capables de nous séparer les différences d’appartenance religieuse 213. »

L’Église est-elle nécessaire? L’axiome « Hors de l’Église, pas de salut » a son origine chez Cyprien de Carthage, au ive siècle. Inclu dans les décrets du quatrième concile

212. Matthieu 5, 43-48. 213. FABC, Évangélisation en Asie, 1991, trad. La Documentation Catholique 89, 1992, p. 291.


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du Latran en 1215 et de celui de Florence en 1442, ce document affirme : « La sainte Église romaine croit fermement, professe et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement les païens mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques ne peuvent devenir participants à la vie éternelle, mais iront dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges à moins qu’avant la fin de leur vie ils ne lui aient été agrégés 214. » À l’origine, cet axiome se référait aux hérétiques et schismatiques qui s’étaient coupés de l’Église de façon coupable et pour qui dès lors, il n’y avait plus de voie de salut. Avec le temps, cette vision fut élargie aux juifs puis aux païens coupables de ne pas être devenus chrétiens. Tous, disait-on, avaient entendu parler de l’Évangile et n’avaient point voulu l’accueillir. Mais la découverte de l’Amérique allait remettre cette conviction en cause et l’on se mit à évoquer la foi implicite et le baptême de désir. Cette vision fut reprise au concile de Trente et l’axiome reformulé par le concile Vatican II en disant que « l’Église est nécessaire au salut 215 ». Le pape Jean-Paul II s’en est expliqué trente ans plus tard : « L’axiome extra ecclesiam, nulla salus appartient à la tradition chrétienne. Il signifie que ceux qui n’ignorent pas que Dieu, par Jésus Christ, a établi l’Église comme étant nécessaire, ont le devoir d’y entrer et de persévérer en elle pour obtenir le salut… La grâce salvifique, pour être efficace, demande une adhésion, une coopération, un oui au don divin, et pareille adhésion est, au moins implicitement, orientée vers le Christ et vers l’Église… L’Église exerce donc une médiation implicite également à l’égard de ceux qui ignorent l’Évangile 216. »

214. Denzinger 1351. 215. Lumen Gentium, 14. 216. Osservatore Romano, 1er juin 1995, p. 4.


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Dans les grandes religions, que l’Église respecte et estime selon la ligne indiquée par le concile Vatican II, les chrétiens reconnaissent la présence d’éléments salvifiques, dont l’action dépend toutefois de l’influence de la grâce du Christ. Ces religions, en vertu de l’action mystérieuse de l’Esprit Saint qui « souffle où il veut », peuvent ainsi contribuer à aider les hommes sur le chemin vers la béatitude éternelle, mais ce rôle est également le fruit de l’activité rédemptrice du Christ. Ainsi, même en ce qui concerne les religions, le Christ Sauveur agit mystérieusement, lui qui, en cette action, unit l’Église à lui, constituée « comme sacrement de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». Jean Paul II Osservatore Romano, 5 février 1998

La nécessité de l’Église est affirmée par le concile Vatican II. Elle est, dit-il, sacrement universel, signe et instrument du salut en Jésus Christ. S’il est assez facile de la présenter comme signe, peut-on la concevoir comme instrument universel du salut ? La médiation de l’Église est-elle universelle comme celle de Jésus Christ ? Le concile, y répond clairement : « À l’unité catholique du Peuple de Dieu, sont appelés tous les hommes ; à cette unité appartiennent sous diverses formes ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques et les autres qui ont foi dans le Christ, et finalement tous les hommes sans exception qui par grâce de Dieu sont appelés au salut 217. » Les catholiques y sont pleinement incorporés, poursuit le texte, les catéchumènes y sont unis en fonction de leur désir comme les chrétiens non catho-

217. Lumen Gentium, 13.


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liques, ceux qui n’ont pas reçu l’Évangile y sont ordonnés. « L’Église exerce sa médiation salvifique, écrit Jacques Dupuis, principalement en annonçant la Parole et dans la célébration eucharistique. L’annonce de la Parole et la célébration des sacrements constituent une vraie médiation de l’action de Jésus Christ dans la communauté ecclésiale 218. » Reste à rappeler que le salut dont nous parlons avec abondance est bien la libération de tout ce qui nous empêche de vivre avec Dieu et le don de L’Esprit qui nous donne de vivre en ressuscité et avec Jésus pour toujours. Dire que l’Église est sacrement du salut, c’est souligner qu’elle ne saurait être signe d’elle-même, mais d’un salut qui vient de Dieu. Elle dévoile le salut mais ne le possède pas. Par contre, en suivant Yves Congar 219, grand artisan du concile, il faut admettre qu’il a existé et qu’il existe encore des dons de lumière et de grâce travaillant pour le salut, en dehors des limites visibles de l’Église. Il suffit qu’ils le soient en vue de l’Église et qu’ils orientent vers l’Église. La nécessité de l’Église pour le salut n’implique pas une médiation au sens strict. Il y a place pour des médiations de suppléance parmi lesquelles se trouvent les traditions religieuses auxquelles on appartient. La grâce divine est à l’œuvre là où l’Église n’est pas présente mais l’Église est bien le signe sacramentel universel de sa présence au monde ! L’Église est donc un signe, un sacrement qui témoigne de ce que Dieu a établi son Royaume en Jésus Christ. Ce signe est efficace parce qu’il donne accès au Royaume, au vécu avec Dieu par la Parole et les sacrements. Ce signe doit pointer vers ce qu’il signifie et qui le dépasse, rendre visible et tangible le mystère du Royaume. Si l’Église se repliait sur elle-même 218. Jacques Dupuis, op. cit., p. 323. 219. Yves Congar, « L’Église, sacrement universel du salut », dans Église Vivante 17, 1965, p. 351.


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en oubliant d’être signe, elle deviendrait « insignifiante » et même un contresigne. Puissions-nous, en la voyant vivre, saisir le Royaume en le découvrant visible et tangible !

La route ensemble Dès le début, les chrétiens ont dû se situer face aux juifs et par la suite aux autres religions. Le pluralisme religieux n’est donc pas d’aujourd’hui. Il s’y manifeste cependant au sein d’un pluralisme de cultures avec la conscience exacerbée d’un droit à la différence. Pour l’Église catholique, le parti du dialogue interreligieux est pris depuis 1960. Il est considéré comme un élément intégrant de l’évangélisation. Ce dialogue n’a pas pour but la conversion des autres au christianisme. Il s’agit d’une conversion profonde des deux partenaires à Dieu et aux autres. L’Encyclique Redemptoris Missio affirme à propos du rapport entre le dialogue et l’annonce de la foi : « Il faut que ces deux éléments demeurent intimement liés et en même temps distincts, et c’est pourquoi, on ne doit ni les confondre, ni les exploiter, ni les tenir pour équivalents comme s’ils étaient interchangeables 220. » Soulignons le mot « exploiter » qui rappelle que le dialogue ne doit pas être le moyen de l’annonce mais qu’il a valeur en lui-même. Quant à l’annonce, elle tend à conduire tous les humains à une connaissance explicite de ce que Dieu a fait pour eux en Jésus Christ et à les inviter à devenir des disciples de Jésus. Le pape propose d’ailleurs de découvrir dans les traditions religieuses de l’humanité, « les semences du Verbe » et « un rayon de cette Vérité qui illumine tous les

220. Jean-Paul II, Redemptoris Missio, 55.


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hommes ». Les chrétiens n’auraient-ils pas à y découvrir les signes de la présence du Christ et de l’action de l’Esprit ? « Tous les peuples forment une seule communauté ; ils ont une seule origine, déclarait le concile, puisque Dieu a fait habiter toute la race humaine sur la surface de la terre ; ils ont une seule fin dernière, Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut s’adressent à tous 221. » Depuis lors, on a redécouvert l’efficacité universelle de l’Esprit de Dieu. Les aspirations terrestres de l’humanité telles la paix et la fraternité, le travail et le progrès en sont des fruits significatifs. Le pape Jean-Paul II aura particulièrement insisté sur le fait que « la ferme croyance des adeptes des autres religions est, elle aussi, un effet de l’Esprit de Vérité à l’œuvre au delà des limites visibles du Corps mystique 222 ». La journée d’Assise, en 1986, reste dans toutes les mémoires. Dans un discours pour justifier l’événement, il voyait dans le dialogue ouvert un mystère d’unité : « Les différences sont un élément moins important par rapport à l’unité qui, au contraire, est radicale, fondamentale et déterminante. Les différences de tout genre, et en particulier les différences religieuses, dans la mesure où elles sont réductrices du dessein de Dieu… doivent être dépassées dans le progrès vers la réalisation du grandiose dessein d’unité qui préside à la création. Malgré ces différences, perçues parfois comme insurmontables, tous les hommes sont inclus dans le grand et unique dessein de Dieu, en Jésus Christ… L’unité universelle fondée sur l’événement de la création et de la rédemption ne peut pas ne pas laisser une trace dans la vie réelle des hommes, même de ceux qui appar-

221. Nostra Ætate, 1. 222. Redemptor Hominis, 6.


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tiennent à des religions différentes 223. » Dans d’autres documents, le pape mettra en évidence la présence agissante de l’Esprit Saint dans la vie religieuse des autres religions surtout lorsque leurs membres sont en prière. Les croyants des diverses religions lorsqu’ils répondent à l’appel que Dieu leur adresse ne deviennent-ils pas en vérité et sans en avoir nécessairement conscience, des membres actifs du Royaume ? Et lorsque s’instaure un vrai dialogue, les personnes ne sont-elles pas déjà liées entr’elles dans le mystère du Royaume ? Le dialogue religieux est donc en mesure d’établir, s’il est sincère et authentique, une communion profonde dans l’Esprit entre les chrétiens et les autres croyants. « Comment les chrétiens n’éprouveraient-ils pas l’espoir et le désir de partager avec les autres leur joie de connaître et de suivre Jésus Christ 224 ? » Vivre le dialogue n’est pas mettre sa foi entre parenthèses. L’honnêteté et la sincérité exigent spécifiquement que les partenaires s’y engagent dans l’intégrité de leur foi. Toute vie religieuse authentique n’implique-t-elle pas une foi qui lui donne son caractère particulier et son identité ? La foi n’est-elle pas don de Dieu, explicable certes mais pas négociable ? Le véritable dialogue, pour être sincère, n’autorise aucune mise en parenthèses de la foi, aucun compromis comme aucune réduction. Il n’admet ni syncrétisme qui réduit les contradictions, ni éclectisme qui choisit les éléments sur lesquels on peut se mettre d’accord. Le vrai dialogue ne cherche pas la facilité ou il est illusoire. Il se fait d’égal à égal. Chacun y vient avec ses convictions personnelles que l’autre accueille positivement et honnêtement. Il n’est jamais sérieux de les atténuer comme il n’est jamais heureux

223. Commission pontificale Justice et Paix, Assise, Journée mondiale de prière pour la paix, p. 25. 224. Annonce et Dialogue, 83.


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non plus d’absolutiser ce qui est relatif, par incompréhension ou intransigeance. Le danger existe d’ailleurs toujours d’absolutiser ce qui n’est pas absolu ! Ainsi en est-il, dans la foi chrétienne, de la plénitude de la révélation de Dieu à l’humanité de Jésus. Cette plénitude n’est pas quantitative mais qualitative. Elle ne dit pas tout du mystère comme s’il ne restait plus rien à découvrir dans l’avenir. La révélation chrétienne n’épuise pas le mystère divin et ne nie pas la vérité d’une révélation en d’autres traditions ! Pour un bon dialogue, « chaque partenaire doit pouvoir entrer dans l’expérience de l’autre en s’efforçant de comprendre l’expérience de l’intérieur. Pour ce faire, écrit Jacques Dupuis, il doit s’élever au-dessus des concepts en lesquels l’expérience s’exprime de façon imparfaite pour atteindre autant que faire se peut, à travers et au-delà des concepts, l’expérience elle-même 225 ». Cet effort de compréhension et de sympathie, Raimundo Panikkar l’appelle le « dialogue intrareligieux 226 ». Il le présente comme une condition indispensable du vrai dialogue interreligieux. En effet, connaître la religion de l’autre signifie bien plus qu’une information. Il s’agit d’entrer dans la peau de l’autre, de saisir sa vision du monde, de pénétrer l’univers intérieur de l’hindou, du musulman, du juif…, il s’agit de naître à l’autre, de « naître avec » comme l’a si bien expliqué Paul Claudel. Mais est-ce possible, me direz-vous, de partager deux expériences religieuses différentes ? À première vue, cela semble impossible car chaque foi religieuse constitue un tout indivisible et demande un engagement total. Etre chrétien, par exemple, ne signifie pas seulement trouver en Jésus des valeurs ou même un sens à la vie ; c’est se livrer et se consacrer tout

225. Jacques Dupuis, op. cit., p. 350. 226. Raimundo Panikkar, théologien indien, Le dialogue intrareligieux, Paris, Aubier, 1985.


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entier à sa personne, trouver en lui le chemin vers Dieu. Et pourtant, si nous partons de l’expérience, il existe un certain nombre de personnes au-delà de tout soupçon, et dans une proportion non négligeable, qui le vivent. Il consiste à combiner, dans sa vie de foi et de pratique religieuse, sa foi chrétienne et son engagement total envers la personne de Jésus avec des éléments d’une autre expérience de foi et un autre engagement religieux. Ainsi certains éléments du bouddhisme ou de l’hindouisme qui sont en harmonie avec la foi chrétienne peuventils être vécus de façon intégrée. Dans l’expérience personnelle, les deux éléments se combinent l’un et l’autre à des degrés divers. Mais il faut être clair et éviter tout syncrétisme. Réjouissons-nous de ce chemin déjà largement ouvert car le dialogue intrareligieux semble une condition indispensable au dialogue interreligieux !

Voici ce qui doit être accompli par le chercheur de sagesse, le jardinier de bien et le veilleur de paix. Qu’il soit présent, juste, parfaitement juste. Qu’il soit souple, doux et écoutant. Qu’il soit dans la joie et toujours d’égale humeur. Qu’il ne se laisse pas prendre aux pièges des affaires du monde des affaires. Qu’il ne s’embarrasse pas du poids mort des richesses, qu’il soit parfaitement calme et maître de son corps. Qu’il soit sage, sans orgueil et ne s’incruste pas dans les familles. Qu’il ne fasse rien de médiocre ou de banal que les sages pourraient réprouver. Que chacun soit heureux, que chacun soit en joie et en sérénité. Bouddha Suttanipâta 1, 8


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Le bouddhisme se développe considérablement en Europe. Aussi, certains appellent-ils à un modèle intrareligieux chrétien-bouddhiste. Les deux religions, disent plusieurs partisans du dialogue religieux, sont complémentaires et non pas contradictoires. « Ce modèle représente les deux pôles d’une tension pas tant géographique que psychologique. Ce sont deux instincts émergeant dialectiquement du plus profond de chaque individu chrétien ou non. Notre rencontre avec Dieu serait incomplète sans cette interaction 227. » Pour être plus clair, on peut souligner l’amour chez les chrétiens et la sagesse chez les bouddhistes. On peut aussi comme Robinson parler des deux yeux de la vérité et de la réalité : la vérité du christianisme occidental avec sa transcendance et la réalité de l’hindouisme avec son immanence. Quoiqu’il en soit, l’enrichissement mutuel vient de l’Esprit qui est au cœur des traditions impliquées dans le dialogue. C’est en effet le même Dieu qui sauve et parle aux êtres humains au fond de leur cœur. Ce Dieu est à la fois le Tout Autre et le fondement de l’être de tout ce qui est ; le transcendant au-delà et l’immanent au fond. Il est certain que ceux qui s’engagent dans un tel dialogue où ils seront tenus de s’exprimer gagnent en purification et simplification de leur foi. Fruits et défis vont ensemble. Dans un monde où l’on n’a plus les mots pour exprimer sa foi, rencontres et échanges permettent une ouverture plus profonde à Dieu à travers l’autre. Mais le dialogue n’est pas un moyen. Il ne tend pas à convaincre mais bien à la conversion de l’un et l’autre à Dieu. Nous avons tout à gagner du dialogue religieux dont l’objectif est la conversion de tous au même Dieu. Il nous appelle à vivre ensemble en nous interpellant les uns les autres.

227. Aloysius Pieris, Western Christianity and Asian Buddhism, New York, Orbis Books, 1980, p. 64.


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La prière interreligieuse Il a fallu de l’audace au pape Jean Paul II pour proposer aux diverses religions du monde une journée de prière pour la paix. À sa demande, leurs représentants se rassemblèrent à cette intention le 27 octobre 1986 dans la belle ville d’Ombrie qu’est Assise. On y a prié, on y a manifesté respect pour la prière d’autrui et son attitude devant la divinité. La célébration finale reste dans toutes les mémoires. Tous les responsables assistaient aux prières de chacune des religions avec respect intérieur et extérieur. « C’est ce qui convient, disait le pape, à celui qui est témoin de l’effort suprême d’autres hommes et femmes pour chercher Dieu. » Durant une journée, à quelque distance les uns des autres, ils avaient imploré de Dieu le don dont toute l’humanité d’aujourd’hui a le plus grand besoin pour survivre, la paix. La conférence épiscopale des Indes ira plus loin en déclarant : « Une troisième forme de dialogue atteint les niveaux les plus profonds de la vie religieuse ; elle consiste dans le partage de la prière et de la contemplation. Le but d’une telle prière commune est en premier lieu le culte collectif du Dieu de tous, lui qui nous a créés pour faire de nous une grande famille… Etant un, dans un sens réel et fondamental, avec toute l’humanité, adorer Dieu ensemble avec les autres est pour nous non seulement un droit mais un devoir 228. » Si la connaissance de Dieu est de l’ordre de l’intime comme l’exprime la Bible, c’est sans doute dans la prière que se révèlent le mieux les diverses approches de Dieu et que peuvent se nouer les meilleurs dialogues. Et en parlant de prière, je ne vise pas uniquement les prières vocales et les rites

228. CBCI, Guidelines for Interreligious Dialogue, New Delhi, 1989, p. 68.


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religieux. J’évoque cet état intérieur au plus intime de la personne qui permet de rencontrer Dieu sur la longueur d’onde qu’il lui propose. Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix. Là où est la haine, que je mette l’amour. Là où est l’offense, que je mette le pardon. Là où est la discorde, que je mette l’union. Là où est l’erreur, que je mette la vérité. Là où est le doute, que je mette la foi. Là où est le désespoir, que je mette l’espérance. Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière. Là où est la tristesse, que je mette la joie. Seigneur, que je ne cherche pas tant à être consolé qu’à consoler, à être compris qu’à comprendre, à être aimé qu’à aimer. Car c’est en donnant que l’on reçoit, en s’oubliant qu’on se trouve soi-même, en pardonnant que l’on obtient le pardon, en mourant que l’on ressuscite à l’éternelle Vie 229. La prière commune n’a pas d’autres arguments que ceux du dialogue interreligieux. Elle souligne le rôle actif de l’Esprit Saint en toute personne, en toute religion et spécialement en toute prière sincère qui jaillit du cœur de l’homme, chrétien ou autre. « Nous pouvons retenir, disait le pape après Assise, que toute prière authentique est suscitée par l’Esprit Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur

229. Prière attribuée à François d’Assise.


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de tout homme ». À travers la prière, les chrétiens et les membres des autres traditions religieuses se trouvent profondément unis dans l’Esprit Saint. En même temps, celle-ci dit l’unité et la communion anticipée existant entre les chrétiens et les autres lorsque l’œuvre de salut sera terminée. Enfin, elle fait découvrir les religions du monde comme des dons de Dieu aux divers peuples. La pensée chrétienne a souvent été réfractaire à voir dans les autres religions des chemins, des canaux qui mènent à l’union avec le Dieu de Jésus Christ. Et pourtant, il se communique personnellement et partage sa vie avec les divers croyants. Certes, depuis toujours, des religions ont été corrompues et on ne peut nier les jugements sévères des prophètes. Mais ne faut-il pas les attribuer aux hommes et à l’usage pervers qu’ils font des dons de Dieu ? Aujourd’hui encore, certaines religions soutiennent l’injustice, l’idolâtrie, le pouvoir, l’argent mais en elles-mêmes, ne sont-elles pas des dons de Dieu au peuple ? « Elles sont sur terre un don de Dieu à toutes les nations et en conséquence, signes de la présence salvifiquement opérante de la Sagesse. Il s’ensuit que les religions, en tant qu’expressions du dessein divin, sont nécessairement en rapport avec la Résurrection du Christ, précisément parce qu’elles représentent l’accomplissement définitif du dessein salvifique de Dieu 230. » Elles sont l’expression de la surabondante richesse et variété du Dieu de Jésus Christ. La prière commune sera la reconnaissance et l’action de grâces à Dieu pour la surabondance des dons qu’il a faits et qu’il continue de faire à travers l’histoire. La prière commune présente pourtant des difficultés quant au contenu doctrinal mais aussi quant au lieu où elle se déroule, aux temps ainsi que aux gestes qui l’accompagnent. Elle est possible entre 230. Giovanni Odasso, Bibbia e religioni. Prospettive bibliche per la teologia delle religioni, Roma, Urbiniana University Press, 1998, p. 372.


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Tu es cela ! Tu es cela : Tu es l’Absolu. Tu es cela : Tu es le Grand Tout qui nous contient tous, Tu es cela : Tu es la vie qui contient nos vies, Tu es cela : Tu es au-delà des frontières des choses, Tu es cela : Tu es l’étincelle d’éternel qui est en chacun de nous, Tu es cela : Tu échappes à la pensée de nos pensées, Tu es cela : Tu es l’Un, Tu es cela : Tu es Brahman. Tu es cela : Tu es Dieu ! Le cri de foi des Upanishads

chrétiens et juifs, il y a continuité et non discontinuité, approfondissement et non séparation. Les chrétiens et les juifs adorent le même Dieu. L’alliance du Sinaï n’a jamais été révoquée ; aussi est-il possible de prier ensemble. Ils pourront reconnaître le lien qui les unit les uns aux autres au sein du plan de Dieu et rendre grâces pour les dons gratuits et irrévocables. Un type de prière synagogale les mettrait au même diapason. Entre chrétiens et musulmans, la prière est sans doute plus difficile car les uns et les autres ont devoir de respecter la prière rituelle. On peut, au minimum, être témoin de ce qui se passe chez l’autre. Quant au contenu, la grande proximité entre les textes pourra être creusée. Ce qui importe, c’est de montrer que l’on respecte la foi des autres ! Comme les trois traditions affirment de manière nette qu’elles ont leurs racines dans le Dieu d’Abraham, la possibilité d’une prière commune entre chrétiens, juifs et musulmans existe. Concrètement, pourquoi ne pas utiliser les psaumes de la Bible juive, la prière de Jésus qu’est le « Notre Père » et la fatiha dont voici le texte :


Le diaLogue des reLigions

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Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux. Louange à Allah, Seigneur des Mondes, Bienfaiteur miséricordieux, Souverain du Jour du Jugement ! C’est Toi que nous adorons, Toi dont nous demandons l’aide ! Conduis-nous dans la Voie Droite, la Voie de ceux à qui Tu as donné Tes bienfaits, qui ne sont ni l’objet de Ton courroux ni les Égarés Sourate 1 Avec les bouddhistes, la question de la prière commune est plus complexe. « On ne peut s’empêcher, écrit Jacques Dupuis qui connaît bien le sujet, de soulever théologiquement la question du rapport entre la « Réalité absolue » affirmée par les religions asiatiques et le Dieu des religions monothéistes qui, selon la foi chrétienne, s’est révélé de façon définitive en Jésus Christ 231. » Y a-t-il, en fait, une « Réalité ultime » commune à toutes les traditions religieuses, bien que vécue et conceptualisée de manières différentes par les diverses traditions ? Nous avons pu dire que partout où il y a expérience religieuse authentique, c’est certainement le Dieu qui s’est révélé en Jésus Christ qui entre de manière cachée dans la vie des personnes. S’il en est ainsi, on peut avancer que malgré les différentes conceptions de l’Absolu divin, les membres des diverses religions peuvent ensemble adresser leur prière ou méditation à cet absolu qui est de toute façon au-delà

231. Jacques Dupuis, op. cit., p. 377.


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Les défis du futur

de toute représentation mentale. Et puisque tous les peuples sont appelés à faire partie du Règne de Dieu, ils devraient tous en promouvoir les valeurs : la justice et la paix, la liberté et la fraternité, la foi et la charité. Les chrétiens n’ont pas le monopole des valeurs évangéliques. Tous les croyants peuvent donc prier ensemble pour la paix et la justice dans le monde, pour la liberté et la fraternité universelle de tous les peuples. Il s’ensuit que la prière commune apparaît comme l’âme du dialogue interreligieux ainsi que son expression la plus profonde. Elle reste aussi la garantie d’une conversion commune plus profonde vers Dieu et vers les autres. Louez Dieu, tous les peuples ; fêtez-le tous les pays. Fort est son Amour pour nous, pour toujours sa Vérité. Psaume 116


Épilogue a viLLe qui se présente à nous au terme de ce livre est bien celle qui accueille le corps en bonne santé et si possible en état de performance. Le désir ou les désirs qui le soulèvent ne l’empêchent pas d’avoir un jour rendez-vous avec la mort. Quels que soient ses projets, il baigne dans une culture marquée en profondeur par le culte du relatif et de la technique. Toujours en quête de bonheur, l’être humain ne peut faire fi des rites qui jalonnent sa vie et son histoire ainsi que des religions qui ont marqué dès les origines la plupart des civilisations. Aujourd’hui, il les appelle au dialogue. Plus qu’un grand village, le monde est devenu un immense réseau de type urbain aux interconnexions multiples et complexes. Les Églises y sont toujours présentes, certaines plus témoins du passé que de l’actualité, d’autres plus en prise sur la réalité. Elles sont loin d’avoir disparu du paysage mais elles ne sont plus référence première. Je me réjouis de leur prise de parole qui très souvent est écoutée, parfois discutée, rarement rejetée. Ce livre n’a eu de cesse de faire entendre la voix de l’Église et de l’Évangile comme une proposition ou du moins une réflexion sur le vécu actuel. La ville, ce sont des hommes et des femmes en quête de bonheur, le cherchant au travers de l’amour humain ou de la rencontre de l’autre. Nous savons qu’au-delà des plaisirs passagers, des échecs relationnels, il est des lieux où l’homme se sent bien. Que l’on songe au vécu d’un couple réussi, à la contemplation de la nature et de son harmonie, à l’émotion esthétique ressentie face aux œuvres d’art. Il

L


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La viLLe sans égLise

est de réels états de bonheur lorsque les biens matériels sont présents en nombre limité et que le cœur est prêt à accueillir et exister dans la rencontre. La non-violence, la fragilité, la justice et le partage sont aussi des routes qui construisent des hommes et des femmes heureux de vivre et capables de susciter le bonheur. Heureux les artisans de paix qui créent des ponts entre les hommes et les nations et qui rendent ainsi la terre habitable. Heureux aussi les cœurs purs… ils verront Dieu ! La ville à atteindre est celle où chacun est accueilli tel qu’il est dans une saine tolérance. Cette tolérance ne fait jamais fi de la vérité et permet d’être soi-même tout en acceptant l’autre. Cette ville de l’accueil en profondeur, du partage des biens matériels, de l’élan dynamique et du geste de tendresse me semble bien proche de ce que l’Evangile appelle le Royaume de Dieu lorsque la vérité sur Dieu y est accueillie avec la même ouverture. Conscient du mal qui marque la société, il me semble illusoire de penser atteindre cette ville sans compter sur Jésus de Nazareth aujourd’hui ressuscité des morts. Il est l’agneau qui assure le passage, la force de ceux qui peinent sous le fardeau et qui nous conduit à la ville de demain. Elle se découvre dans le livre de l’Apocalypse comme une cité sans Église : De temple, je n’en vis point dans la cité, car son temple, c’est le Seigneur, le Dieu tout puissant ainsi que l’Agneau. La cité n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine et son flambeau, c’est l’Agneau. Les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre y apporteront leur gloire. Ses portes ne se fermeront pas au long des jours car, en ce lieu, il n’y aura plus de nuit. On y apportera la gloire et l’honneur des nations. (Ap. 21, 22-27)


épiLogue

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La ville sans église, une ville qui vit de jour et de nuit comme nos cités modernes, une ville où les nations seront présentes et les responsables en état de service, une ville où l’amour sera rayonnant et la vérité lumineuse. Quelle merveilleuse vision et quel projet pour un homme qui a rendez-vous avec la mort !



Bibliographie Rochdy ALiLi, Qu’est-ce que l’Islam, Paris, La Découverte, 1996. Étienne BariLier, Éloge du Progrès, Genève, Éd. Zoe, 1995. Jean-Claude Beaune, L’automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980. Édouard Boné, Dieu, hypothèse inutile, Bruxelles, Racine, 1999. Serge BouLgakov, La lumière sans déclin, Paris, L’âge d’homme, 1990. Jean Brun, Philosophie de l’histoire, Paris, Stock, 1990. Martin Buber, Éclipse de Dieu, trad. Thezé, Paris, Nouvelle Cité, 1987. Gabriel Camps, Introduction à la préhistoire, Paris, Perrin, 1982. Monique CastiLLo, « De la bioéthique à l’éthique », dans Esprit, juillet 1995. Jean Cazeneuve, Sociologie du rite, Paris, PUF, 1971. Jean CLottes et David LeWis WiLLiams, Les chamanes de la préhistoire, Paris, Maison des Roches, 2001. Collectif, Mort pour nos péchés, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1984. Yves Congar, « L’Église, sacrement universel du salut », dans Église Vivante no 17, 1965. Harvey Cox, La fête des fous, Paris, Seuil, 1971. Christian de Duve, Poussière de Vie, Paris, Fayard, 1995. Antoine de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, 1794. Olivier de Dinechin, L’homme de la bioéthique, Paris, Desclée de Brouwer, 1999. Patrice de La Tour du Pin, Psaumes, Paris, Gallimard, 1938. Jean-Christophe Demariaux, Pour comprendre les religions, Paris, Cerf, 2002. René Descartes, Discours sur la Méthode, Paris, 1637. Michel Dostie, Les corps investis, Montréal, Éd. Albert Saint-Martin, 1988. Paul Druet, Saisir la Vie entre Bible et Sciences, Troyes, Fates, 1997. Pierre-Philippe Druet, Pour vivre sa mort, Paris-Namur, Sycomore, 1981. Jacques Dupuis, La rencontre du christianisme et des religions, Paris, Cerf, 2002. Émile Durkheim, « L’avenir de la religion », 1914, dans La science sociale de l’action, Paris, PUF, 1970. Alain Ehrenberg, « Des jardins de bravoure et des piscines roboratrices », Les Temps modernes no 399, Paris, 1979.


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Table des matières Avant-propos ...............................................................................5 Première partie

Les attentes de toujours 1. Bien dans son corps................................................................11 Le corps objet ..................................................................................12 Le corps en relation ..........................................................................14 Le corps conscient ............................................................................19 Le corps et ses droits ..........................................................................23 Le corps et l’Église ............................................................................29

2. Vivre son désir ......................................................................37 Le désir et la passion ........................................................................38 Le désir de bonheur ..........................................................................41 Le désir de vivre ..............................................................................45 Le désir de l’autre ............................................................................51 Le désir de Dieu ..............................................................................55

3. Tenir la mort à distance ........................................................61 La mort évitée ..................................................................................62 La mort inexorable ..........................................................................65 La Vie après la vie ............................................................................71 La mort transcendée..........................................................................77 La mort du Christ ............................................................................81


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tabLe des matières Deuxième partie

La société d’aujourd’hui 4. Plongée dans le relatif............................................................89 Un vent de relativisme......................................................................89 La découverte du relatif ....................................................................94 Le relatif dans l’univers ....................................................................98 Dieu, hypothèse inutile ..................................................................100 Sciences et foi ................................................................................106

5. Emportée par la technique ..................................................117 De l’homo faber à la technique ......................................................117 De l’humain à la machine ..............................................................120 Du sujet au brevet ..........................................................................125 Une nouvelle religion......................................................................131 Un nouveau style de vie ..................................................................134

6. Baignée dans une culture.....................................................139 La culture moderne ........................................................................139 Culture et religion ..........................................................................146 Culture et civilisation ....................................................................153 Culture et progrès ..........................................................................158 Troisième partie

Les défis du futur 7. La quête du bonheur...........................................................165 En quête de plaisir..........................................................................165 La quête du beau............................................................................175 La quête du Royaume ....................................................................184


tabLe des matières

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8. Rites et religion ...................................................................195 Des rites pour vivre ........................................................................195 L’expérience du sacré ......................................................................202 De l’expérience à la foi ....................................................................210 Le monde surnaturel ......................................................................214 Vers des religions universelles ..........................................................219

9. Le dialogue des religions .....................................................229 Dieu fait alliance ..........................................................................229 Jésus Christ et les religions ..............................................................238 L’Église est-elle nécessaire ? ..............................................................243 La route ensemble ..........................................................................247 La prière interreligieuse ..................................................................253

Épilogue...................................................................................259

Bibliographie ...........................................................................263

Table des matières....................................................................267




Achevé d’imprimer le 15 octobre 2007 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)



Paul Druet

« La Ville sans Église, ai-je pris pour titre. Rien n’indique que les églises aient disparu du paysage ou qu’elles soient désertées, même si la pratique dominicale a largement diminué. Admettons cependant qu’en bien des domaines, l’Église n’est plus perçue comme détenant la vérité. Elle ne fait plus référence sauf pour être contestée. Et pourtant, il m’apparaît qu’elle est encore en capacité de proposer un message spécifique. La conception d’un Dieu incarné n’est pas commune ni celle d’une existence humaine vécue avec le Christ. J’essayerai tout au long de ce livre de l’exprimer tel que je le perçois. Avec René Remond, je pense que le christianisme a encore un avenir et que les malentendus se lèveront un jour ou l’autre » (extrait de l’Avant-propos).

Après des études en biologie et en sciences familiales, Paul Druet a passé une bonne partie de sa vie à en étudier et enseigner les secrets. Plus largement, tout ce qui fait la trame quotidienne de ses semblables l’intéresse. Passionné par la vie, il s’est laissé saisir par le Vivant ! Prêtre, il est aujourd’hui responsable d’une région pastorale près de Tournai, en Belgique. Il y communie aux événements douloureux comme aux jours de fête du peuple dont il a la charge.

ISBN 978-2-87356-383-7 Prix TTC : 19,50 €

9 782873 563837

Photo de couverture : Quartier de La Défense, Paris – © Charles Delhez

Paul Druet

La Ville sans Église

La Ville sans Église

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