Veilleur, où en est l'aurore ?

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Étienne Amory Le père Étienne Amory, jésuite belge, diplômé de l’Institut supérieur de Liturgie de l’Institut catholique de Paris, ancien curé de paroisse, est actuellement au service de La Viale, petit hameau de Lozère, lieu de paix, de silence et de prière.

ISBN 978-2-87356-397-4 Prix TTC : 11,95 €

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Étienne Amory

Trente et une paraboles sur le « Royaume qui vient ». Le lecteur sera peut-être surpris de ne rien trouver dans ces récits qui soit extraordinaire, au sens courant du mot. Simplement la vie d’un grand village et de la paroisse qui y vit. Ses quartiers aux milieux très mélangés, avec ses événements, tantôt banals, tantôt heureux, tantôt douloureux, voire dramatiques. Sans compter les nombreux faits et gestes qui marquèrent la vie de l’auteur partout où le conduisait sa mission. C’est de là que surgirent, peu à peu, aux yeux du pasteur, les reflets, les émergences, les signes de cet « au-delà de sens » dont Jésus a si souvent dévoilé la présence. Et Il s’étonnait de constater que beaucoup ne le percevaient pas. Il insistait : « Ne le voyez-vous pas ? »

Veilleur

où en est l’aurore? Veilleur, où en est l’aurore?

Veilleur, où en est l’aurore?

Étienne Amory

PRÉFACE DU CARDINAL DANNEELS



Veilleur, où en est l’aurore ?



Étienne Amory

Veilleur, où en est l’aurore ?


© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-397-4 Dépôt légal : D/2008/4323/11 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Photo de couverture : © Étienne Amory Imprimé en Belgique


Préface « Veilleur, où en est l’aurore ? » Une question qui n’étonnera pas ceux qui connaissent bien le père Étienne Amory. Souvent, il la posait à ses paroissiens. Le chrétien, en effet, est un guetteur d’aurore. Dans chacun de ses gestes, chacune de ses célébrations ou de ses prières, il incarne et traduit cette attente du Jour de Dieu, de ce Royaume dont a tant parlé Jésus. L’être humain n’est-il pas destiné à un avenir dont il n’a pas encore idée, mais qui s’annonce de mille et une façons dès à présent ? Avec toute la sensibilité qui est la sienne et sa riche expérience pastorale et liturgique, le père Étienne — qui, dans ces pages, se fait appeler Théo — rapporte ici quelques-uns des signes de cet horizon divin. Il en a été le témoin émerveillé. Merci à lui d’inviter les croyants à avoir les yeux ouverts, à recueillir les moindres éclats lumineux du Jour qui vient et à en faire le récit à leurs frères et sœurs. Aujourd’hui, notre société vit une panne d’espérance. Sans se l’avouer, n’attendrait-elle pas des chrétiens qu’ils maintiennent dans le paysage le vert de l’espérance ? Tel est le cadeau que peut offrir une foi vécue de manière joyeuse et généreuse. Celle-ci, en effet, est un regard confiant et audacieux qui devine le plein jour dès les premières lueurs de l’aurore. Que chacun soit veilleur pour ses frères !

+ Godfried Cardinal Danneels Archevêque de Malines-Bruxelles



Introduction « Veilleur, où en est l’aurore… ? » Ceux qui lancent cet appel à leur pasteur 1 l’ont compris : sa fonction essentielle est d’être un veilleur. C’est sa tâche, sa grâce aussi. Et sa joie… Il doit être constamment en état de veille. C’est d’ailleurs une de ses demandes permanentes, dans le secret de sa prière : recevoir la grâce de voir les signes du Royaume qui vient. Ce Royaume dont Jésus dit qu’« il est au milieu de nous ». Ce lent « éveil » traverse le fond des âges. Depuis que l’homme a levé les yeux « vers au-delà ». Pour nous, cet homme a pour nom Abraham. Il en est d’autres, mais nous sommes, nous, « des fils d’Abraham ». Depuis qu’Abraham a tourné son regard du côté où l’attendait cette aurore et qu’il en a été touché, la mémoire de cette clarté d’aurore s’est gravée en lui et ne l’a plus quitté. Ni ses descendants, dont nous sommes d’ailleurs.

1. Curé.


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Certes, comme lui, nous pouvons fermer les yeux, détourner la tête, nous voiler la face, nous endormir. Mais au réveil, nous nous trouverons « orientés » du côté où peut se lever cette aurore. Avec le psalmiste, nous murmurons alors : Dieu, mon Dieu, c’est toi que je cherche dès l’aurore. Mon âme a soif de toi. Après toi languit ma chair, terre sèche, altérée, sans eau. Psaume 62 Mais comment reconnaître cette aurore ? Bien sûr il y a les sacrements, la prière, l’Office divin, la messe et la méditation. Bien sûr il y a la théologie, la lecture spirituelle et la retraite annuelle. Bien sûr il y a, pour certains, la règle d’un ordre religieux. Bref, tout cet ensemble qu’on appelle « la religion ». Mais la religion n’est pas un but, elle est un moyen. Un moyen pour que l’humanité découvre que Dieu l’habite. Que sa présence immanente est sans cesse à l’œuvre dans le monde. Dans chaque homme quelle que soit son histoire, sa religion, ou son absence de religion. « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » disait Jésus. Luc 17, 21


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En effet, l’Esprit Saint de Dieu travaille le monde et chacun de nous, afin que nous reconnaissions les signes et les traces qui reflètent le Mystère de Dieu, et nous y introduisent lentement. Au fil de ce livre, nous sortons de nos églises, des sacrements et des enseignements, de la théologie et de la morale. Non pour les rejeter. Mais, forts de ce qu’ils nous ont donné, nous demanderons la grâce de voir se lever ces lueurs d’aurore qui sont reflet de notre Dieu, simplement dans la vie. Si parfois nous surprend la lassitude de cette veille, demeurons disponibles dans la foi et la patience. Bientôt un réveil émergera à nouveau en nous, avec ce goût de l’aurore qui nourrira notre cœur. Quant à l’impatience de connaître enfin le jour, rappelons-nous que c’est la fréquentation de l’aurore qui nous prépare à la plénitude du jour du Seigneur. Le lecteur sera peut-être surpris de ne rien trouver dans ces récits qui soit extraordinaire, au sens courant du mot. Simplement la vie d’un grand village et de la paroisse qui y vit. Ses quartiers aux milieux très mélangés ; avec ses faits et gestes, tantôt banals, tantôt heureux, tantôt douloureux, voire dramatiques. Sans compter les nombreux événements qui marquèrent sa vie partout où le conduisait sa mission. C’est de là que surgirent peu à peu aux yeux du pasteur les reflets, les émergences, les signes de cet « au-delà de sens » dont Jésus a si souvent dévoilé la présence. Et il s’étonnait de constater que beaucoup ne le percevait pas. Il insistait : « Ne le voyez-vous pas ? »


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Ce petit livre est donc né d’un désir croissant de partager ce qu’il m’a été donné d’apercevoir du « Royaume qui vient ». Étienne Amory 2

2. Dans ce livre, il s’appellera éophile ou père éo.


« Le loup habitera avec l’agneau, le tout petit enfant s’amusera sur le nid du serpent » Isaïe 11, 6-8 « Allô, monsieur le curé ? Vous serait-il possible de bénir nos chevaux, c’est bientôt la saint Hubert ? — Mwoui… Peut-être bien… » Le père Théophile n’avait jamais eu l’occasion de faire cela. « Oui, si vous le demandez. Mais j’aimerais bien sûr vous rencontrer. Qui êtes-vous, monsieur ? — Je suis le directeur d’un centre équestre, non loin de chez vous. Je vous rencontrerais volontiers pour en parler. Puis-je passer au presbytère ? » Rendez-vous est pris. Mais la perspective de cette « bénédiction » n’enthousiasmait guère Théophile ! Folklore ? On verra… ! Les voici en tête à tête, à l’heure convenue. Le visiteur est un homme d’une soixantaine d’année.


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Il se présente : « Mon métier me passionne, monsieur le curé. D’abord, j’ai toujours aimé les animaux. En particulier le cheval. La plus belle conquête de l’homme. Mon grand-père préférait dire, avec un petit clin d’œil : “L’homme est la plus belle conquête du cheval.” Quelle entente ! Quelle intelligence réciproque ! Vous n’imaginez pas ! » Une part importante des activités de notre centre est l’hippothérapie. Vous connaissez ? Cela concerne des jeunes ou des adultes qui vivent un handicap soit physique soit psychique. » Lorsque les craintes et les tensions des premières approches sont calmement dépassées, quel bonheur rayonne du visage d’un “handicapé à cheval !” » De plus, vous ne me croirez pas : c’est une véritable connivence qui parfois s’éveille entre le cheval et le handicapé. Tenez ! un jour, le candidat qui se présentait souffrait d’un très sérieux handicap moteur. Au point que ses proches avaient classé le projet d’équitation parmi les pures utopies. » Un de nos animateurs lui lança un matin : “Veux-tu qu’ensemble nous relevions le défi de monter à cheval ?” » Le gars hésita un instant. Puis avec un grand sourire : “D’accord : on y va !” » Le seul problème fut de jucher ce jeune sur l’animal. Ça avait pris un temps considérable. » Bien sûr, nous avions choisi le cheval le plus “intelligent” de nos écuries, mais enfin… » L’installation terminée, nous nous éloignons de quelques pas de la monture. Le signe du départ étant donné, que voyons-nous ? Un spectacle qui nous plonge dans l’étonnement ! J’allais dire : l’émotion ! » L’animal s’avança lentement, avec une sorte de prudence, de modération. On eut dit qu’il sentait la fragilité de son cavalier !


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» Nous nous sommes regardés, silencieux. » Finalement l’un de nous a dit simplement : “Le cheval a tout compris !” » Toute la petite promenade fut marquée de cette même précaution !… » En entendant ce récit, le père Théophile sentait doucement diminuer sa réticence à célébrer la « bénédiction des chevaux ». Comme pour achever de le convaincre, le directeur du centre ajouta : « Parfois, il y a bien sûr une “projection” de l’homme sur l’animal ; mais cela ne se passerait pas si l’animal lui-même n’établissait avec l’homme un lien réel, une “relation” qui le transforme en “partenaire.” » Tenez, un autre exemple. Un jour, une jeune fille trisomique de dix-huit ans, familière du centre, était arrivée dans un état de tristesse profonde. Son amoureux, nous dit le moniteur, venait de mettre fin à leur relation. » Cette cavalière, ne demandant pas d’aide physique particulière, se joignit donc à trois autres cavaliers et leur moniteur. La promenade se passa sans encombre. » Au retour, un assistant et moi allons au-devant d’elle pour l’aider à descendre du cheval. Son visage était étonnamment transformé, apaisé, heureux ! » D’emblée elle nous dit, rayonnante : “Voilà, je lui ai tout raconté à mon cheval, tout raconté pendant la promenade. Et il m’écoutait. Il m’écoutait tellement que, tout doucement, il s’est mis à pleurer. Et il a pleuré tout le temps. Il m’a comprise, lui ! Maintenant, c’est devenu mon ami !”


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» Les “larmes” du cheval ont rencontré l’intense besoin d’un confident qui habitait cette fille. » Alors, une connivence ? Sans doute… » Même s’il s’agit là d’une projection. Les quelques larmes du cheval sont une réaction oculaire bien connue lorsqu’un vent froid, comme il en souffle parfois, frappe la monture au visage. Les yeux alors coulent, donnant l’impression qu’il pleure. » Inutile de dire qu’il n’en fallait pas plus pour convaincre le père Théophile : « Pour la bénédiction de vos chevaux, cher monsieur, c’est d’accord. Quand vous voudrez ! » Et on se mit d’accord pour une date. * Avant la fin de la messe paroissiale, le bruit des sabots d’une dizaine de chevaux impatients, sur la place de l’église, s’était mêlé au dernier chant de la messe. Avant la sortie le père Théophile s’adressa aux fidèles : « Frères et sœurs, à l’occasion de la saint Hubert, le directeur du centre équestre m’a demandé de bénir ses chevaux. Je vous invite à vous joindre à moi pour cette belle cérémonie. » Le père Théo sortit, revêtu de la belle cape des grands jours. Tous les paroissiens sortirent avec lui. Deux hommes l’accompagnaient, portant un grand chaudron en cuivre rempli d’eau. Les dix chevaux montés de leur cavalier s’approchèrent. Le père Théo confia la lecture du prophète Isaïe au directeur du Centre équestre.


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Il annonça avec force : « Lecture du prophète Isaïe ». En ces temps-là : Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ours auront même pâture, leurs petits même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur. Isaïe 11, 6-9 Le père Théo prononça alors une grande bénédiction : Béni sois-Tu, Dieu créateur d’avoir donné à l’homme ce merveilleux animal qu’est le cheval. Du fond des âges, durant tant de siècles, il a été une aide inséparable des agriculteurs. Les plus anciens d’entre nous se souviennent de ces indispensables compagnons de leur dur labeur. Ces merveilleuses bêtes tiraient puissamment leurs charrues pour d’interminables labours, suivis des ensemencements. Lorsque venait la moisson, c’est encore les chevaux qui tiraient jusqu’à la ferme les lourds chariots chargés des récoltes de blé, de seigle, d’orge et de pailles.


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Mais hélas, ils furent souvent mêlés aux combats et luttes entre les hommes. On les dressa pour la guerre, au point de croire que la victoire ne dépendait que d’eux seuls. Le roi David lui-même, ne s’entendit-il pas reprocher par ton prophète de se confier davantage au nombre de ses chevaux qu’à toi, Yahvé notre Dieu ? Mais aujourd’hui nous te bénissons dans une joie sans mélange, pour ces chevaux appelés à être simplement compagnons de cavaliers en randonnées, souvent ensemble, en exploration de la nature. Quel plaisir ! Bénis particulièrement nos chevaux dans leur tâche de porter des êtres fragiles ou handicapés. Donne-leur cette mystérieuse connivence entre leur vigueur et la fragilité de certains cavaliers que nous leur confions. Bénis ceux qui scrutent la science merveilleuse des thérapies, hippothérapies. Par elles se libéreront des jeunes hommes et femmes de douloureux enfermements. Que saint Hubert, que nous fêtons aujourd’hui, dont tu touchas le cœur, nous obtienne de toi la grâce de te reconnaître à travers les animaux, nos « frères les animaux », comme le disait saint François d’Assise. Amen. Théophile brandit alors non pas le goupillon, si peu expressif, mais une très grande branche, coupée au vieux cèdre tout proche de l’église. Il la plongea dans la grande cuve de cuivre remplie de l’eau qu’il venait de bénir. Par des gestes amples, il aspergea chevaux et cavaliers. Les magnifiques bêtes tressaillirent, accompagnant de leurs vigoureux hennissements l’hymne de Bénédiction qui venait de clôturer cette célébration.


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Le père Théo fit souvent mémoire dans sa prière de cette magnifique célébration. Avec joie, il prit conscience du rôle qu’avaient joué deux « anges », pour le convaincre d’accepter cette Bénédiction des chevaux. Qui furent ces anges ? Le jeune dont la grande fragilité avait suscité chez le cheval un pas d’une extrême douceur. Mais aussi la jeune fille trisomique qu’avaient touchée aux larmes… les larmes de sa monture. « Il m’a écoutée et il m’a comprise. » Moi aussi, dit Théo, j’ai compris.



La droiture de ton ultime décision t’appartient, Dieu t’y rejoint Dès le verdict des médecins (cancer des os), Godefroid décida de lutter de toutes ses forces pour guérir. Oui, guérir ; pas seulement survivre ! Pour lui, lutter ne voulait pas uniquement dire employer tous les moyens que pourrait lui proposer la science : rayons, chimiothérapie, régime alimentaire, etc. Non, lutter voulait aussi dire pour cet homme engager un véritable duel de la vie contre la mort. Il avait choisi son camp : la vie ! Aussi était-il devenu intraitable contre toute connivence en lui ou autour de lui avec la mort : défaitisme, découragement, propos pessimistes et lassitude dans le combat. Il allait jusqu’à choisir la musique qu’il écoutait. Il me faut des musiques « qui positivent », aimait-il dire. Je veux vivre ! Au grand étonnement de son médecin, il put bientôt sortir de clinique ; tout semblait, sinon résorbé en tout cas dominé.


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Il développa alors de nombreux projets plus audacieux les uns que les autres : vacances en montagne avec son épouse et ses enfants, dix jours de traversée dans le désert, une semaine en voilier ; il fut difficile de le dissuader de l’expérience d’un saut en parachute ! Il fut gagnant durant trois ans. Mais soudain, la terrible maladie reprit le dessus. Il ne put bientôt plus sortir de chez lui, sinon pour de brèves promenades. Une nouvelle série de rayons se termina par un échec. Il dut rester au lit. Une dernière surprise pour les siens : le voir faire face à la situation en bon joueur qui jette le gant : « L’adversaire a été plus fort, je le reconnais, mais nous avons eu un sacré match à nous deux. » Peu à peu, la douleur devint insupportable : « Docteur, vous ne pouvez pas trouver une de vos saloperies de médicaments qui diminuerait un peu la souffrance ? Elle devient intolérable ! » Impossible, les antidouleur devenaient impuissants à calmer cet enfer. « Appelle le père Théo, il a encore d’autres manières de nous aider, celui-là ! » Son épouse avait compris : le sacrement des malades. En sortant de la chambre, Théo, gravement, dit simplement : « Il est grand jusque dans ce dernier face à face. » Deux jours passèrent, exténuants de douleur. Son épouse appela de nouveau Théo : « Il vous demande d’urgence. » « Voilà, père Théo, le médecin me dit deux choses. Premièrement, il ne peut plus rien faire contre cette douleur qui me terrasse de plus


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en plus. Deuxièmement, il me dit que je n’en ai plus que pour deux ou trois semaines à vivre. Théo, cette souffrance me détruit jusqu’à l’âme. Alors, je voudrais demander au médecin qu’il me dispense de ces trois semaines ! Tu comprends ce que je veux dire ? Qu’en pensestu ? » Il y eut un instant de silence. Théo sentit monter en lui une seule réponse. « Godefroid, je n’ai qu’une chose à te dire : je te comprends tout à fait. Tu l’as bien montré durant ces trois années par ton héroïque combat pour vivre : tu es pour la vie. Ta demande n’est pas un choix de mort ; elle est le refus de voir la souffrance te submerger au point de te voler ta mort. » Il y eut un long silence entre les deux hommes, puis Théo lui mit longuement la main sur le front et se retira. Deux heures après, le médecin acquiesçait à la demande de Godefroid. Longtemps, Théo porta dans sa prière et sa réflexion ce qu’il avait dit à son ami mourant. D’une part, avait-il le droit de le dire ? D’autre part, d’où lui venait le sentiment qu’il avait été vraiment inspiré de l’Esprit Saint dans cette réponse ? Il n’avait pas dit« Tu peux », ou « Tu ne peux pas ». Il avait simplement rejoint cet homme au cœur de sa situation. La Loi, qui est au service de la vie, ne pouvait devenir complice d’une souffrance qui, en le submergeant, lui volait sa mort. Quel chemin trouver ? Tout ceci aida Théo à comprendre la fonction essentielle de toute Loi. La Loi a pour mission d’indiquer une direction, d’offrir un sens. Nous sommes absolument tenus de nous y référer.


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Mais la Loi ne peut correspondre adéquatement à l’extrême particularité de toute situation. Seul un discernement lucide et responsable peut y conduire. Ce n’est pas par hasard qu’il existe, en droit civil, une abondante littérature de « jurisprudence ». On y garde le souvenir écrit des modes d’applications que la loi ne pouvait prévoir et que des juges particulièrement crédibles ont adoptés. Ces juges furent les témoins ultimes, à la fois de la loi et de l’exigence absolue d’une adaptation dans son application à certaines situations humaines. Théo se rendit compte qu’il lui revenait, à lui comme ami, mais surtout comme prêtre appelé par lui, non pas de changer la loi, pas davantage de décider à sa place. Son rôle est de reconnaître que, dans la situation particulière où se trouve ce malade, son jugement de conscience est à respecter. Pourquoi ? Parce qu’il est seul à avoir les données ultimes et toutes particulières qui justifient cette décision. D’où la parole de Théo : « Je te comprends ! »


Une lettre au Pape qui n’est pas arrivée Théophile avait été appelé à être prêtre. Pas les deux sacrements comme en Orient : sacrement du Sacerdoce et sacrement du Mariage. D’ailleurs, comme il n’était pas en Orient, cela n’aurait pas été possible. Il acceptait le creux, la blessure du célibat. Il désirait vivre son sacerdoce dans la vie religieuse car, disait-il, la vie communautaire, ça aide. Pour lui, ce serait l’ordre des Jésuites. À vingt ans, comme il est aisé d’accepter le couperet qui émonde pour la vie ! Quinze ou vingt ans après, la sève, tant de fois réveillée, mais toujours maîtrisée, s’éveilla avec une force inouïe. Qui a jamais empêché le printemps de faire battre le cœur des arbres ? Qui pourrait faire taire le chant de l’oiseau au lever d’un soleil de printemps ? Et peut-on empêcher le cerisier de fleurir, quand vient le mai ? Ici, l’arbre qui se croyait robuste, sûr de lui, allait apprendre qu’il était frêle, fragile, vulnérable… Or, trois petits, dans les bras de leur mère, cherchaient un arbre où s’abriter.


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Leur arbre à eux avait été foudroyé. En un instant, le temps d’un mortel accident de voiture. Et voilà qu’un jour, ils étaient venus se blottir là, au creux d’un arbre qui s’appelait Théophile. Tout naturellement. Tout simplement puisqu’on s’y sentait bien. « Petit papa chéri ! » s’était écrié le plus jeune. Savait-il qu’il lançait une flèche en plein cœur de cet arbre ? Comment l’en arracher ? « Fallait-il choisir entre toi, Seigneur ou ceux-ci ? Étrange choix qui semblait te défigurer quelque peu. » Il s’en alla consulter un vieux chêne, splendide, au feuillage chaque année plus tendre, à force d’abriter de grands et petits oiseaux. Il était prêtre, lui, depuis près de soixante ans. Il trouva les mots justes : « Théo, on ne choisit pas son prochain. Il vient et on l’accueille ! » « Le creux », c’est comme une blessure. Parfois elle se rouvre brutalement. Mais pourvu qu’elle ne s’infecte pas, ce n’est pas grave. La souffrance rappelle que la blessure est toujours là, mais surtout qu’elle est féconde. Le second de ces petits avait compris beaucoup de choses dans tout ce qui se passait. Il se demandait : « Est-ce que je ne peux pas faire quelque chose, moi ? » Un jour, il dit à sa maman : « Maman, moi je vais écrire au Pape ! » D’une écriture hésitante son texte fut bientôt rédigé :


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« Cher Pape, » Maman a trois fils qui avaient un an, un mois et le plus petit qui était encore dans son ventre quand mon papa est mort. » Pendant six ans elle nous a élevés, toute seule. » Maintenant elle est fatiguée. » Et voila, qu’elle aime un prêtre, qui l’aime aussi beaucoup. » Mais elle ne peut pas se marier avec lui. » Il l’aiderait et elle pourrait se reposer. » S’il vous plaît, dites que les prêtres peuvent se marier. » Pour vous, c’est facile de dire que les prêtres peuvent se marier. » S’il vous plaît : c’est un enfant qui vous le demande ! » Maman promit de la poster. Timbre et adresse. C’est parti ! Oui, mais… l’enfant n’a jamais reçu de réponse ! Sans doute une erreur de la poste : « lettre perdue » ! C’est vrai que ça arrive. Ou bien… un des clercs responsable du tri des lettres adressées au Pape aurait-il jugé bon de ne pas faire suivre ? Mais comment avait-il pu ne pas sentir qu’un tel message non seulement devait parvenir à Sa Sainteté, mais qu’il méritait le label « prioritaire » ? Ne fût-ce qu’en souvenir de cette « priorité » sévèrement exprimée par Jésus aux disciples qui venaient d’écarter les enfants qu’on amenait à lui : « Laissez donc les enfants venir à moi ! »


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Ah, si ce mot naïf avait pu remonter jusqu’au Pape ! Nul doute qu’il aurait confié à un secrétaire ou quelqu’un de proximité quelques mots tendres à répondre à cet enfant.


Non, j’ai trop de péchés ! 1. Les préparatifs du chemin de Croix Chaque Vendredi saint, Théo lançait un chemin de Croix dans les rues du quartier. À trois heures. Ça ne marchait jamais très bien ! Mauvaise heure. D’ailleurs, « c’était un peu dépassé », disaient certains ! Il le faisait quand même. Un peu têtu, Théophile… Quand bien même il ne vient qu’une poignée de chrétiens, disaitil, ça vaut la peine. Et puis Vendredi saint, trois heures… Non ? « C’était la troisième heure quand ils le crucifièrent » Marc 15, 25 Théo avait donc été trouver un gars de la cité. Léon aimait travailler le bois, bien que ce ne fut pas son métier. Notre homme fit entrer son visiteur dans son garage, transformé en petit atelier. « Vois-tu, explique Théo, il me faudrait une croix grandeur nature. — Je ne vois pas ce que vous voulez dire ! — Je vais te montrer : pose un peu à terre cette grande poutre. Et maintenant une moins longue en largeur. OK. On va voir si c’est la bonne grandeur. » Le père Théo s’étendit alors de tout son long sur la poutre, puis ouvrit largement les bras. Léon resta un instant muet.


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« Tu vois, Léon, la poutre en largeur est trop petite. Ils n’auraient jamais pu clouer Jésus là-dessus ! Mesure un peu la largeur, entre mes deux mains. Voilà. Tu trouveras bien une poutre de cette dimensionlà ? » Soudain Léon dit avec émotion : « Ça me fait tout drôle, de vous voir comme ça, par terre, sur cette croix. — Je te comprends, Léon ! Moi aussi, ça me fait quelque chose ! On est tellement habitué à voir des croix partout qu’on oublie facilement par quelle horreur est passé notre Jésus ! C’est pour ça d’ailleurs qu’on fait le chemin de croix le Vendredi saint. Ça nous réveille un peu le cœur. »

2. Une«confession»qui déchira le ciel À trois heures, le chemin de Croix démarre. Vingt personnes ! Quelques retraités, quelques femmes adultes, deux vieilles, six ou sept enfants, trois jeunes, deux petits chiens du quartier. En avant ! « Ô croix dressée sur le monde, ô croix de Jésus Christ. » Chaque arrêt — station, comme on dit — se fait en face d’une maison dont les habitants ont accepté de placer devant la porte une statue, une croix, quelques fleurs et des bougies allumées. Première station : « Jésus est condamné à mort. » Tous répondent : « Nous t’adorons, Seigneur Jésus, et nous te bénissons. »


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Courte méditation lue par l’un ou l’autre, suivie du refrain repris par tous : « Ô Croix dressée sur le monde » et on redémarre. La croix est lourde, on se relaye à trois, à chaque station. Au tournant d’une ruelle, le dérisoire cortège passe devant la maison d’une femme dont la réputation fait l’objet de beaucoup de commentaires. Discrètement, cette femme sort et se glisse dans le cortège. Au bout de quelques pas, Théo, s’approchant d’elle, lui dit : « Tu sais, Alphonsine, si tu veux, tu peux aussi porter la croix. » Elle répond du tac au tac : « Non, père Théo, je ne peux pas, j’ai trop de péchés ! » Cette réponse, droite comme une épée, nue comme la Vérité, humble comme la confiance, bouleversa le cœur de Théo. Aussitôt, il se ressaisit et lui dit : « Tu sais, c’est pour cela qu’Il est venu. Il prend tout sur Lui. Comme ça nos péchés ne nous écrasent plus. Nous découvrons qu’Il nous aime et que nous pouvons avoir vraiment confiance en Lui ; Il ne nous lâchera jamais ! Si tu as envie, n’hésite pas. C’est un geste de confiance et d’amour ! Tu toucheras son cœur ! » On chante « Au cœur de nos détresses, c’est toi qui souffres sur nos croix… » Le chemin continue, soutenu par le chant. Soudain, changement de porteurs. Alphonsine s’avance timidement et pose son épaule sous le bois de la lourde croix qui bientôt redémarre. Elle marcha ainsi jusqu’à la station suivante. Après quelques stations, Alphonsine s’approcha de Théo et lui dit :


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« C’est si beau, père Théo ! J’étais tellement contente pendant que je portais la croix. Est-ce possible que je la porte encore un petit peu ? » « Treizième station : Le corps de Jésus est détaché de la croix et remis à sa Sainte Mère. » Avec assurance, Alphonsine s’avance. Elle portera la croix jusqu’au bout du chemin… Rien que pour Alphonsine, se dit le père Théo, je continuerai tous les ans à faire ce chemin de croix !


« Continuez à nous secouer ! » « Père Théo, avez-vous une minute ? Je dois vous parler ! — Bien sûr, entrez donc ! Nous prendrons le temps qu’il faudra. » Nicolette prit place dans la chambre bureau où Théo recevait pour les conversations plus personnelles. Une fois exprimé « ce qu’on dit après avoir dit bonjour », elle aborde le vif du sujet. « À vrai dire, je suis un peu gênée de ma démarche. Je crois devoir vous parler de quelque chose qui, d’ailleurs, vous concerne. — Eh bien n’hésitez pas, je vous écoute. — Voici, risque Nicolette, dans la paroisse et surtout dans notre quartier, on murmure de plus en plus que vous allez souvent rendre visite à Juliette. Vous savez, cette femme qui a la réputation d’être une prostituée. Il y a même un de ses voisins qui raconte que vous lui avez donné vingt mille francs pour coucher avec elle ! — Ah oui ? » reprend Théo. Surprise, Nicolette enchaîne : « Mais quoi, ça ne vous fait rien ? » Très paisiblement, il reprit : « Voyez-vous, Nicolette, non seulement ça ne m’inquiète pas, mais au contraire, je me sens encouragé, confirmé dans ce choix ! » Rappelez-vous : “Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ?” (Mt 9, 11).


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» D’autres murmuraient : “Cet homme [Jésus] accueille les pécheurs et mange avec eux !” D’autres encore racontaient en ricanant : “Il s’est laissé embrasser les pieds baignés des larmes d’une pécheresse bien connue en ville.” Etc. » En me souvenant des comportements de Jésus, devant toutes ces critiques, je sens que c’est bien lui, Jésus, qui m’inspire de visiter cette femme, jugée et condamnée par beaucoup. » Je continuerai donc à la visiter. » Quant aux ragots, ils ressemblent tellement à ceux des pharisiens et des scribes ! Ça m’encourage à ne pas en tenir compte. » La fin de cette histoire est plus impressionnante encore. Le père Théo n’oubliera jamais la réaction de Nicolette à ce qu’il venait de lui dire. Il s’y rayonnait une humilité, une vérité et pour tout dire une grandeur d’âme extraordinaire. En effet, quand Théo eut terminé d’exprimer le sens évangélique de ses comportements dans cette histoire, voici ce qu’il entendit, de la bouche de Nicolette : « Vous avez raison, père Théo ! Vous avez raison ! S’il vous plaît, continuez à nous secouer ! » L’exclamation spontanée de cette personne le plongea dans l’émerveillement. « Continuez à nous secouer ! » Secouer ? Oui, en entendant Théo évoquer les attitudes de Jésus en pareil cas, elle s’était sentie brusquement « remise à sa place… », c’est-à-dire, recentrée sur l’Évangile de Jésus. « Se sentir secouée », c’était pour elle avoir entendu Théo proposer un éclairage qui va, en effet, à contresens des on-dit, des ragots et


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des courtes vues, si habituels. C’était reconnaître un au-delà de sens, tel que l’Évangile nous y invite. Nicolette demandait donc à son pasteur, dans un bel élan de sincérité et d’amour, de « continuer à les secouer », lorsqu’il leur arrive de s’égarer dans des aveuglements tellement étrangers aux regards de Jésus. Le soir, en relisant sa journée dans la prière, Théo pensa : à la place de cette femme, aurais-je eu la même humilité ? Ne me serais-je pas justifié : « Père Théo, c’est pour votre bien que je vous raconte ce que disent les gens ! etc. », au lieu d’accepter simplement, comme l’a fait Nicolette, qu’elle s’est trompée, que l’attitude vraie dans cette histoire, c’est celle de Jésus.



Faire la boule Ce samedi soir, une « messe des jeunes » vient de commencer. Environ vingt-cinq garçons et filles répètent quelques refrains de Taizé. Un peu en retrait, quelques adultes et anciens s’y sont joints, dont un senior, ancien professeur à l’Université de Louvain. En entrant, saluant le père Théo qui accueillait sur le parvis, il lui dit : « Votre langage pour parler aux jeunes, ça m’intéresse aussi. Vous permettez que je me mêle à eux ? » Après le chant d’entrée, le père Théo proposa à tout le monde à s’asseoir. « Aujourd’hui, je vous invite à partager avec moi l’anniversaire d’un événement que j’ai vécu il y a juste quarante ans. » En voici l’histoire : » C’était en 1945, un prisonnier de guerre, ami de mon père, venait d’être libéré du terrible camp de la mort, à Dachau, en Allemagne. Quelques semaines après sa rentrée en Belgique, mon père l’invita à la maison. » Il faut savoir que cet homme était prêtre et doyen de la paroisse de la ville toute proche. Or, une nuit de mai 1943, la Gestapo l’avait sorti de force du presbytère et jeté dans un des trains de bestiaux où étaient entassés les hommes condamnés à l’enfer de Dachau. Un grand nombre y mourait de faim, de maltraitance et d’épuisement. » Vous devinez, dit Théo à ses jeunes, avec quelle impatiente ferveur, nous attendions notre visiteur !


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» Et voici l’heure, la voiture s’arrête devant la maison. Mes frères et moi nous approchons, la portière s’ouvre lentement et nous voyons descendre péniblement un petit homme, pâle et squelettique, flottant dans sa soutane devenue trop large. Il marchait difficilement. On lui aurait donné vingt ans de plus ! » “Entrez, cher ami, dit mon père. Nous sommes très émus, ma femme et moi, et mes fils, de l’honneur que vous nous faites de venir passer quelques moments avec nous.” » Après avoir partagé un bon petit repas, arrosé d’une bonne bière belge — comme le souligna malicieusement notre hôte —, nous voici rassemblés autour du feu ouvert. Nous étions suspendus à ses lèvres. “Racontez-nous”, risqua un de mes frères. “Je veux bien, répondit notre visiteur car, c’est curieux, mais je suis à un stade où le cauchemar que j’ai vécu là-bas, j’ai besoin de le raconter. L’hiver dernier, un froid polaire régnait sur Dachau. Or, on approchait de Noël. Comment faire pour que ceux qui le souhaitent puissent participer à la messe de la Nativité ? Comment rendre cela possible dans ce cadre odieux et cruel ? Un petit groupe de prisonniers se forma. Ils en discutèrent et conclurent : on va « faire la boule » ! Et là, au centre, ce sera la messe de Noël ! ”Pour comprendre ça, il faut que je vous explique. Chaque matin, nos terribles gardiens forçaient tout le monde à sortir des baraquements. Quelques-uns d’entre nous étaient alors désignés pour vider les seaux de toilette, nettoyer par terre et parfois sortir les cadavres de l’un ou l’autre, mort durant la nuit. Les autres restaient dehors. Interdiction de rentrer avant d’en recevoir l’ordre. Cela durait parfois plusieurs heures. On était littéralement gelés. Alors, pour se protéger du froid, souvent nous nous mettions en grappes de quarante, parfois cinquante, nous serrant les uns contre les autres. Ceux du centre dégageaient une certaine chaleur, celle de leurs corps serrés les uns


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contre les autres et protégés du vent glacial. Une fois réchauffés, ils laissaient à d’autres leur place « privilégiée » et regagnaient lentement la périphérie du groupe. Quant à ceux de la périphérie, tout aussi lentement, ils rejoignaient le centre où ils se décongelaient peu à peu, puis se réchauffaient de leur mutuelle chaleur. Ainsi de suite, parfois pendant des heures. On appelait cela « faire la boule ». Il faut savoir cela pour comprendre le projet de « messe de Noël » qu’avait élaboré le petit groupe organisateur. Grâce à la boule, ceux qui le désirent auront une messe de Noël ! Comment ça ? Un message top-secret circula de bouche à oreille, durant l’avant-veille et la veille de Noël : Durant ces trois jours, avertir secrètement les sept cents prisonniers de notre stalag de notre projet pour quand même célébrer Noël ! Voici : 1. Le 25 décembre, tous ceux qui désirent avoir une messe de Noël formeront une boule qui se situera à une cinquantaine de mètres à l’est du baraquement no 18. Notre petit curé sera au centre. 2. Là, il fera passer à voix basses quelques mots de l’Histoire de l’Évangile de Noël. Ceux du centre confieront ces mots, à voix basse, à leurs voisins, vers l’extérieur de la boule. Et ainsi de suite. Mais attention, les gardiens ne peuvent se douter de rien. 3. Alors, l’abbé consacrera le pain par les paroles confiées pour ça par Jésus au prêtre. Puis, il le fractionnera en petits morceaux pour la communion. 4. À ce moment, la boule entrera en mouvement : ceux du centre communieront s’ils le désirent, puis laisseront leur place à ceux qui sont plus à l’extérieur, comme on le pratique habituellement quand on fait la boule. Mais ici, ce sera pour recevoir la Communion au Seigneur des mains de notre abbé. ”Ce message se répandit dans le camp comme une traînée de poudre. Tous étaient émerveillés de tant d’imagination.


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”Le jour de Noël venu, tout s’est passé exactement comme prévu et dans une profonde émotion. ”Et l’abbé avait conclu la célébration en disant : Chers amis, compagnons et frères dans l’épreuve, la meilleure façon pour nous de vivre ce Noël, c’est de réaliser que si l’Enfant-Dieu était dans l’humilité et le froid de la crèche, Il est tout autant avec nous, aujourd’hui, dans la misère et le froid de ce camp. Faisons-Lui confiance !” » * Nous rejoignons ici, cher lecteur, chère lectrice, le récit de la messe des jeunes vécue par le père Théo qui venait de leur partager cette merveilleuse histoire. Il y eut un long silence, lorsque Théo rejoignit son siège près de l’autel. Puis, soudain, une inspiration le saisit. Il dit aux jeunes de cette petite assemblée : « Mes amis, il me semble que cette superbe histoire vraie nous invite ce soir à “faire la boule”, nous aussi. Nous y rejoindrons ces chrétiens autour de Jésus, en ce temps de Noël. La prodigieuse créativité de leur foi, de leur amour du Seigneur, exprimée et vécue dans cette magnifique célébration. » Éreintés, exténués par la faim et les sévices qu’ils endurent, certains depuis plus de deux ans, ils préparèrent Noël et inventèrent de fêter Noël en “faisant la boule” autour de Jésus, de sa Parole, de son Eucharistie, côte à côte, comme des frères. » Venez donc ! Quittez vos chaises, venez, serrons-nous autour ce petit autel, côte à côte, c’est Jésus qui nous rejoint. Recevez chacun un petit secret venant du Seigneur. Venez, venez tout près, chacun, prêtez l’oreille… »


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Et Théo confia à l’oreille de chacun une toute petite phrase de Jésus, prise dans l’Évangile. Et il ajouta : « Dis-le à l’oreille d’un autre jeune qui est ici dans la boule. » Pendant quelques minutes, on entendit ce chuchotement merveilleux et cette présence l’un à l’autre, tous proches les uns des autres et du mystère même de Jésus. Après quoi, Théo au cœur de la boule, improvisa avec gravité une brève prière eucharistique. Et quand vint la Communion, dans un profond silence, il distribua les fragments du Pain consacré. « Reçois le Corps du Christ », dit-il en le présentant à ceux qui étaient tout proches de lui. Puis il ajouta : « Maintenant, va l’offrir à ceux qui sont derrière toi, en leur disant, comme je te l’ai dit : « Le Corps du Christ ». Ce fervent coude à coude dans la Communion fut d’une densité bouleversante. Bientôt Théo lança paisiblement l’hymne qui conveanit si bien : « Jésus, qui m’a brûlé le cœur au carrefour des Écritures, ne permets pas que la blessure en moi se ferme… »



Le sacrement : un geste qui conduit au-delà des mots Théo venait d’être appelé par son père : « Ta maman doit être opérée demain. C’est grave, elle s’en rend compte et demande que ce soit toi qui viennes lui donner les sacrements. » Avec beaucoup d’émotion, Théo prépare l’huile consacrée pour l’onction, le rituel des malades et des mourants, ainsi qu’une étole sacerdotale. Il se hâte vers la maison familiale à une heure de route de là. C’est son père qui lui ouvre la porte. Gravement, il lui rapporte l’avis médical tout à fait alarmant. Ils montent ensemble dans la chambre. Théo embrasse sa maman. D’une voix faible, elle lui dit : « Je suis contente que ce soit toi qui me donnes le Sacrement. » Théophile commença la petite célébration. À l’époque, tout devait encore se faire en latin. Le concile Vatican II avait bien sûr décidé la recomposition de tous les rituels et leur traduction dans les langues usuelles. Le rituel de l’Onction des Malades n’avait pas encore été réalisé. Il lut donc toutes les prières en latin. Plus que jamais, il ressentit avec peine l’inévitable froideur de ce langage rituel. Heureusement, les sacrements ne sont pas d’abord des mots, mais des gestes. « Un geste qu’une parole accompagne », dira saint Pierre.


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Dans le silence, il imposa les mains sur sa mère. Au nom du Seigneur, il lui apportait la force de la victoire sur la mort qu’elle se préparait à traverser. Puis, il la signa d’huile sainte sur le front et sur les mains. Ces mains qui avaient accueilli Théo lorsqu’il sortit de son sein. Ces mains qui l’avaient porté et soutenu dans sa fragilité à l’aube de sa vie. Une fois de plus, il percevait avec force que les gestes symboliques vont plus loin que les mots et touchent au plus profond du cœur. Sa mère, dans le mystère de la maternité, lui avait donné la vie. En ce moment ultime, son fils dans le mystère de son sacerdoce lui transmettait le Souffle qui l’emporterait dans l’élan du Ressuscité. La grâce pascale venait de toucher la mère par le ministère de son fils prêtre. Il posait des gestes de vie à celle qui lui avait donné la vie. Puis, il y eut un long silence. Curieusement, en Théo monta le besoin de prononcer quelques mots dans sa langue maternelle. L’Esprit fit surgir de sa mémoire des mots que l’hymnodie nouvelle avait déjà ensemencée et que ses amis 3 avaient mise en musique. Regardant le visage apaisé de sa mère, il dit : « Souviens-toi de Jésus Christ, ressuscité d’entre les morts Il est notre salut, notre gloire éternelle. Si nous souffrons avec lui, avec lui nous vivrons. Si nous mourons avec lui, avec lui nous régnerons. »

3. Joseph Gelineau, Lucien Deiss, David Julien et tant d’autres.


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Puis, regardant son père : « En lui sont nos peines, en lui sont nos joies En lui l’Espérance, en lui notre paix » Théo allait se retirer lorsqu’il se souvint que sa maman lui avait dit quelques semaines auparavant : « À ma messe d’enterrement, je veux que vous chantiez ceci : Ma lumière et mon salut, c’est le Seigneur, Alléluia. » Et Théo le lui chanta. Le visage de sa maman s’illumina un instant…



Libération sous condition ! « Tu vois, ils croient tous en toi ! Tu as ce qu’il faut en toi ! » Francis est en prison. Théo est allé le voir, bien sûr. Le voici à la porte de cette prison. On l’introduit et il attend Francis. On dira que c’est une déformation professionnelle, mais à de pareils moments, Théo prie. Pas beaucoup de paroles. Simplement le temps de se rappeler qu’il faudrait tout l’amour du monde pour avoir les mots, le regard, le cœur qui pourraient re-susciter celui qui va entrer dans un instant. « Salut Francis ! — Bonjour, père Théo. J’suis vraiment content que vous soyez venu ! C’est dur d’être mis en prison. J’ai peur d’être condamné à y rester longtemps. C’est vrai que j’ai jeté la mémé à terre, je l’ai menacée avec un revolver (mais c’était un faux), puis je lui ai arraché son sac à main (il n’y avait presque rien dedans d’ailleurs !). L’avocat a dit que c’était quand même dans les cas graves, les menaces de mort avec une arme, même si elle est fausse ! » Francis est écrasé par l’événement. « Je n’en sortirai jamais. J’ai eu toutes les malchances. »


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Théo écoute, écoute… Guettant de petits signes positifs auxquels ce gars pourrait accrocher un espoir. Soudain, il entend : « Moi, j’suis rien, j’suis foutu… Mais toi, t’es génial et tout le monde t’aime ! » À ces mots, Théo enchaîne : « Mais tu sais, Francis, toi et moi, on est les mêmes, au fond ! » — Mais enfin, père Théo ! Non, on n’est pas les mêmes ! Regardez ma vie : à dix-huit ans, elle est déjà foutue ! » — C’est vrai que nous n’avons pas la même histoire. Mais tu sais, nous avons besoin, moi comme toi, de deux ou trois choses essentielles. » Nous avons besoin d’être aimés ! J’ai reçu d’être aimé de ma mère, de mon père, de mes grands-parents, de mes frères, de mes oncles et tantes. Mais toi, ton père a quitté ta mère. Tu ne l’as presque plus vu. Un autre a pris sa place. Mais il était jaloux : tu n’étais pas de lui. Il te tracassait, te frappait parfois. Alors tu as commencé à te méfier, à douter de la bonté des autres. Heureusement que ta maman t’aimait. Mais on ne remplace pas l’amour d’un papa. » Nous avons besoin d’aimer ! Quand on est aimé, l’amour s’éveille en nous. En étant aimé, j’ai donc appris à aimer. Dès mon enfance et ma jeunesse, j’ai beaucoup aimé mes parents, mes frères, les gens de ma famille, plein d’amis. Alors, peu à peu, aimer a fait partie de ma vie et de mon bonheur. Toi aussi, tu as en toi un fort besoin d’aimer. Mais n’ayant pas eu assez d’amour autour de toi, tu t’es mis à douter de toi, à ne plus croire que d’autres pouvaient recevoir de toi de l’amitié, de l’amour. » Nous avons aussi un grand besoin d’être reconnu, d’être fécond, utiles aux autres. Tiens, voilà le facteur ! “Bonjour, facteur !” Cet homme est reconnu et il est utile à plein de gens. “Bonjour, docteur !” C’est le docteur qui a soigné ma grand-mère. “Bonjour, monsieur le curé !” C’est lui qui m’a préparé à la Communion, il y a vingt ans


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déjà ! Etc. Toi aussi, tu as besoin d’être reconnu, utile à d’autres ! Mais voilà, à la maison, tu n’as pas ta place à cause du beau-père ; à l’école non plus : le prof t’a mis au fond de la classe en disant que tu es un fainéant. Il reste les copains, mais ils t’ont dit : t’es un couillon, tu n’oses pas frapper ! Alors, pour être reconnu dans ta bande, un soir tu es parti avec deux autres, t’as jeté la mémé à terre, la menaçant avec un faux flingue, tu lui as arraché son sac à main, la laissant pousser des petits cris de lapin blessé ! » Ce n’est pas toi, ça. Tu n’es pas violent, encore moins méchant. Mais voila, pour être reconnu dans ta bande de vauriens, il fallait que tu fasses un coup de ce genre… mais ce n’est vraiment pas ton genre, au fond ! » Alors, on va se battre avec toi pour sortir de cette merde. Tu vas découvrir que tu as tout ce qu’il faut en toi pour être aimé, aimer, être reconnu, utile, heureux ! » * Quelques semaines après, nous sommes au palais de justice. L’avocat plaide pour une libération conditionnelle. Il souligne que l’inculpé a beaucoup de chances de se relever. Puis il ajoute : « Le père Théo, qui est ici, monsieur le juge, connaît bien Francis. Il promet de le conduire dans un petit village où il reprendra confiance, puis dans un camp en montagne avec des jeunes et un moniteur d’escalade. » On attend le jugement… « Libération conditionnelle ! » Le père Théo dit à Francis : « Tu vois, Francis, ils croient en toi, tu peux t’en sortir ! » Un mois plus tard, on est en montagne. En pleine escalade d’une paroi rocheuse, Francis interpelle le père Théo : « C’est super, Théo !


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Tu sais la nouvelle ? J’ai décidé de faire assistant social. Je voudrais expliquer aux copains qu’ils se trompent avec leurs vols, leurs viols et leurs violences ! »

Commentaires On dit parfois en parlant « des autres » : c’est mon semblable. On veut dire alors : c’est un humain, comme moi je le suis. Ce propos est facile. Mais il est plus difficile de descendre jusqu’à la racine même de cela. Reconnaître que nos aspirations fondamentales nous sont communes. Je suis comme toi en quête d’amour, en quête d’être aimé et d’aimer. Comme toi en quête d’être utile, fécond, créateur. En quête d’être reconnu. En quête de bonheur. Au fond de nous sommeille un étrange besoin d’être autre. Je suis différent. Il y a la plupart du temps de la « condescendance » dans mon regard sur autrui. En dehors de mon cercle d’amis, de gens que j’aime ou de ceux que je trouve spontanément sympathiques et beaux, j’aurais vraiment du mal de me reconnaître, à cette couche profonde de l’être où je leur suis semblable. Ayant les mêmes désirs, les même besoins, les mêmes motivations. Et instinctivement, je juge, je prends distance.


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Cela revient à rejoindre « l’humus » égal à tout humain et là : regarder avec amour tous les hommes comme mes frères, toutes les femmes comme mes sœurs. Quel travail sur soi, quel chemin ! On peut aller plus loin. La réalité, en Christ, c’est que l’autre et chacun porte en soi une divine ressemblance ! En naissant — et le baptême célèbre cette réalité — tout être humain cache en lui un germe de fils ou de fille de Dieu. Quoiqu’il arrive, cette promesse est là, en attente. C’est cette beauté, parfois recouverte au plus profond de l’être, que notre regard est appelé à rejoindre et à ressusciter. Mais pour cela, il faut un regard d’amour que nous ne demanderons jamais assez.



L’enfant avait créé un petit symbole, il allait nous emporter un instant avec lui au-delà ! Thérèse a trente-cinq ans. Elle est conseillère juridique d’une entreprise, mariée, mère d’un enfant de cinq ans. Ayant épousé un divorcé, elle éprouve, à tort ou à raison, un sentiment de rejet du milieu catho ! En tout cas, elle ne se sent plus chez elle à l’église. Surtout quand il y a du monde ! Par contre, juste en face de l’église du quartier, il y a une grotte Notre-Dame de Lourdes ; elle y passe volontiers. Souvent d’ailleurs à la demande de son petit Paul, cinq ans… Cet enfant ne peut plus guère marcher. La phase ultime du cancer déclaré depuis un an le condamne à la chaise roulante pour la moindre promenade. Aucun mot ne peut décrire l’environnement d’amour et de tendresse que cette maman et ce papa ont créé autour de leur petit. Elle a finalement quitté son travail. « Je veux l’accompagner au maximum dans ce si pénible chemin ! » Fréquemment, petit Paul demande à sa maman « Tu veux bien me conduire à la grotte ? Pour dire bonjour à Marie ! »


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Ce matin-là, maman ayant une fois de plus acquiescé à sa demande, l’a installé dans la voiturette et se dirige vers la grotte. Il fait particulièrement beau. Le petit serre très fort le fil qui retient son ballon. Il ne le quitte pas des yeux. Pensez donc : c’est hier qu’il l’avait reçu, tout joyeux, de sa marraine. Le soir, d’ailleurs, son papa installant son petit pour la nuit, n’avait pas manqué d’arrimer ce nouveau trésor à son petit lit. Nul doute qu’il y eut beaucoup de ballons dans ses rêves, cette nuit-là. Arrivé à destination, le petit Paul contemple Marie dans la grotte. Mais un moment d’inattention et brusquement le ballon s’élance vers le ciel ! « Maman ! mon ballon ! mon ballon…. ! » Puis, un long silence… L’enfant suit des yeux son cher ballon, dans sa légère ascension vers le ciel. Sa maman, attristée, le regarde interrogative : comment va-t-il réagir ? Soudain, une nuance de gravité traverse son visage. Il réfléchit…. Il va dire quelque chose : « Tu sais, maman, moi je suis triste parce que mon ballon est parti. Mais au ciel, ils sont contents de voir mon ballon qui arrive ! » Ils dirent une petite prière et s’en retournèrent à la maison. Quelques mois plus tard, le petit mourait, dans les bras de papa et maman. En préparant avec le père Théo la célébration de la messe d’à-Dieu, les courageux parents évoquèrent devant lui certaines réflexions ou attitudes de leur petit durant les derniers mois de sa courte vie. Et, bien sûr, l’événement du ballon. Autant de perles ineffaçables qu’il leur laissait. Et qui les aideraient à survivre.


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La célébration fut tout illuminée. « Si vous ne devenez pas comme un enfant, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux » (Matthieu 18, 3). Les parents se sentaient véritablement héritiers de leur enfant ! C’est comme s’il les avait pris par la main et fait entrer, par sa petite porte à lui, dans ce que Jésus appelle « le royaume de Dieu » (Marc 10, 15). À la fin de la célébration, la maman, craignant d’être trop émue pour prendre la parole, avait confié au père Théo d’introduire luimême le petit rite de sortie qui leur tenait à cœur. Père Théo expliqua brièvement : « Chers amis, petit Paul demandait fréquemment à sa maman de venir ici, devant la grotte, “pour dire bonjour à Marie”, comme il disait. » Or, il y a plusieurs mois, il était ici même, dans sa voiturette, face à la grotte. Il tenait précieusement un ballon qui lui était très cher : il venait de le recevoir de sa marraine. Mais un moment de distraction, et hop ! son ballon lui échappe. Après un petit cri de déception, il se tut. Silencieusement, il le suivit du regard tandis qu’il s’élançait vers le ciel… » Puis il dit à sa maman : “Tu sais, maman, moi je suis triste parce que mon ballon est parti. Mais au ciel, ils sont contents de voir mon ballon qui arrive !” » Voilà pourquoi vous allez tous recevoir un petit ballon en sortant de l’église. » Les nombreux amis et proches reçurent avec respect et émotion ce précieux cadeau et s’approchèrent de la grotte en silence.


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Soudain, papa et maman, courageusement, lâchèrent leur ballon… Tous les suivirent dans ce même geste. Les regards, unanimes, suivirent longuement cette bouleversante envolée aux couleurs multiples d’une espérance.


Voir la beauté de chacun de vous Notre curé doyen doit nous quitter : ordre médical. Déjà, il y a vingt ans, une grave opération chirurgicale, redressant son dos, avait libéré ses deux poumons. L’écrasement cette fois menaçait une récidive fatale. La pollution de l’air, ajoutaient les médecins, ferait le reste ! Ce dimanche après-midi, l’église est comble. « On l’aimait tant, notre curé ! », chuchotaient les uns et les autres, une larme à l’œil. Tous les confrères prêtres du doyenné, bien sûr, étaient présents. Théophile avait toujours admiré la profondeur humaine et spirituelle de son doyen. Il n’en doutait pas, ses paroles d’adieu seraient un ultime cadeau pour tous. Un silence plein de recueillement, d’émotion, d’amour règne sur cette grande assemblée. Ce n’est pas un conventionnel « discours d’adieu » que vient de commencer le doyen. Théophile reçoit ses paroles dans le recueillement. Soudain, une phrase lui traverse le cœur comme une flèche brûlante : « Mes frères et mes sœurs, vous avez la gentillesse de me remercier et je vous en suis très reconnaissant. Mais, voyez-vous, j’ai eu, au milieu de vous, le plus beau métier du monde : il m’était demandé et donné par le Seigneur de chercher et de découvrir la beauté de chacun de vous ! »


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Quelle fut la suite de cette homélie, de cette célébration ? Théophile n’en sait plus rien. Il retourna dans son presbytère, ébloui par cette parole pleine de lumière et d’exigence, toute brûlante d’un feu nouveau. Tout semblait avoir basculé dans sa vie de curé ; il aurait désormais, chaque jour, une grâce essentielle à demander : celle de voir la beauté de chaque personne qu’il lui sera donné de rencontrer. N’était-ce pas ce regard, que Jésus était venu éveiller en chacun de nous ? Il s’ensuivit, pour Théo, une perception écrasante de sa propre pauvreté, de sa faiblesse, de sa misère. Comment dépasser ces regards qui, en lui, instinctivement jugent, écartent, détournent le regard, voire : méprisent ! Sa vie en serait transformée. Mais quel travail, quel combat ! Il découvrait que, comme prêtre, il portait, plus que tout autre, une exigence essentielle : chercher toujours et voir cette beauté profonde de chacun. La chercher d’autant plus cette beauté, quand elle est cachée, ensevelie, défigurée par trop de misères, ou par le mal ou le péché, dans ce qu’il a de destructeur. Une grâce à demander ? Oh oui ! Mais cela veut dire qu’un appel et une exigence sont en nous : laisser monter cette magnifique capacité de regarder, de voir la beauté de l’autre et de s’en éprendre. Théo comprenait soudain la vraie source de l’amour des autres.


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Chaque être humain, marqué d’une « divine ressemblance » porte en lui un reflet de la beauté du Fils éternel du Père, du Verbe de Dieu ! Il découvrait ainsi que Dieu n’aime pas seulement par bonté. Il s’est épris de tout être humain dans sa ressemblance au Fils. N’est-ce pas cela l’incarnation du Verbe ? * Le premier appel à la porte du presbytère qui suivit cette grâce fulgurante survint le lendemain. En s’y rendant, Théophile fit comme d’habitude une prière spontanée : « Donne-moi de reconnaître ton visage, derrière cette porte, Seigneur ! » Et il ouvrit la porte. Une femme était là, devant lui, misérable, grossière et sans beauté. Après un mouvement de recul, Théophile sentit naître en lui l’autre regard. Un regard qui allait plus loin, qui allait « au-delà ». Il perçut en un éclair, le rayonnement de la divine ressemblance traversant ce visage défiguré. N’est-ce pas la vraie identité de cette femme, comme de tout être humain ? Il se retint d’un besoin fou de s’agenouiller devant elle ! L’entretien qui suivit se déroula dans la confiance et une divine tendresse. Au moment de mettre fin à la rencontre, Théo entendit cette femme lui dire : « Merci de m’avoir si bien accueillie, monsieur le curé. Je me sens bien maintenant. » Et elle s’en alla. Théo sentit monter en lui cette prière de louange : « Merci, Père, de guérir mon regard ! »


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« Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper moi près de lui et lui près de moi. » Apocalypse 3, 20


À quoi ça sert… ? Le père Théophile recevait trois jeunes pour une retraite de fin de cycle (dix-sept à dix-huit ans). Au coin du feu, il leur proposa le récit historique suivant. Cela se passait au plus dur de la guerre 1940-1945. Quelques gardiens avaient affiné un type de torture dans laquelle se joignaient le physique et le moral. Ils intiment l’ordre à dix prisonniers de s’aligner au garde-à-vous avec interdiction formelle de bouger. L’un des gardes s’avance alors, traînant une prisonnière du camp voisin. Il la jette à terre. Terrifiée, elle est déjà marquée par des traces de coups violents. Un silence tragique et lourd d’inquiétude plane sur le groupe. Soudain le garde, armé d’un terrible fouet, après avoir réitéré l’ordre d’immobilité aux dix hommes alignés, commence à battre violemment la femme étendue à terre. Cet insoutenable spectacle venait de commencer lorsqu’un des dix hommes sommés de rester au garde-à-vous sort calmement du rang et se dirige vers cette femme et celui qui la frappe. Sans égard aux ordres hurlés par tous les gardiens l’obligeant à rentrer dans le rang, il parvient en face du bourreau. Sans mot dire, il le fixe dans les yeux avec un regard de feu, puis lui administre une gifle en plein visage !


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Aussitôt, bien sûr, les gardiens bondissent sur cet homme, le jettent au sol et le rouent de coups jusqu’à la mort. Ce récit terminé, il y eut un long silence. Le père Théophile se leva lentement pour remettre deux bûches dans le feu et se rassit. « Qu’en pensez-vous, mes amis ? » Une réponse d’une cinglante indigence vint de l’un d’eux. Il dit textuellement ceci : « À quoi ça sert que ce type soit intervenu ? Ça fait deux morts au lieu d’un ! » Voilà, tout est dit ! Il faut savoir calculer, dans la vie. Sinon, on est de la revue. –1 + –1 = –2 ! Si ce type était resté là, sans rien dire, il y aurait eu un seul mort. Donc le gars s’est trompé ; c’est un geste absurde, ça n’a pas de sens ! Alors, Théophile s’enflamma : « Quoi ? Tu ne saisis pas la grandeur du geste de cet homme ? » Pour être sûr que je t’aie bien compris, prenons un exemple, beaucoup moins grave, mais qui a une certaine similitude. Il y aurait dans ta classe un gars qui est rejeté de tous. Ça lui est fort pénible. Si tu prends sa défense, tu risques d’être aussi rejeté. Ça ferait un rejeté plus un rejeté, c’est-à-dire deux rejetés. Donc, tu te garderas bien d’intervenir. Pour toi, c’est un gain. Il n’y en a plus qu’un qui est rejeté. » Si je comprends bien, dit Théophile à ce jeune OGM de l’humanisme contemporain, dans ta logique froide et désacralisée, c’est ainsi que tu réagirais. » Eh bien moi, je te dis que cet homme a fait un choix magnifique. Ça vaut la peine d’être homme tant que l’humain peut engendrer de


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telles attitudes ! Même si je doute, hélas, que j’aurais eu ce courage. Mais ça, c’est une autre affaire. » Regarde donc cette femme qui a vu, avant de mourir elle-même, un homme qui prenait son parti, non pour la sauver, il ne le pouvait pas, mais pour que soit exprimée la condamnation de cet acte sordide. Car la gifle n’était pas vengeance, mais elle faisait justice ! Elle exprimait, en un geste somptueusement symbolique, l’indignation devant cet acte profanateur du sacré de l’homme. » Oui, cet acte est proprement grandiose. Et tant que de tels gestes sont possibles, on ne peut désespérer d’un progrès possible de l’humanité. » Comment peux-tu désavouer la flamboyante grandeur du geste de cet homme ? Il refuse de continuer à vivre en gardant à jamais gravé dans sa mémoire le regard terrifié de cette femme sous les coups du bourreau, et lui, avec les neuf autres, sauvant leur vie en restant impassible. » Où donc est passé le sens du sacré, songeait le père Théo, tandis qu’il cherchait bien difficilement le sommeil ce soir-là ?



Dieu se mire dans le cœur des pauvres La sonnette retentit ! Il suffit que Théo ait fait le projet d’un travail continu pour que cela soit bousculé par des imprévus. « Qui donc est cet intrus, ce casse-pieds, ce gêneur ? » Oui, il le reconnaît, c’est parfois le soupir qui prend le dessus ! Chance que le veilleur habite au deuxième étage. Deux volées d’escaliers : juste le temps pour s’ajuster le cœur. Le rythme de la descente ralentit en approchant de la porte ; on prie difficilement en courant ! Le voici au rez-de-chaussée. « Seigneur, quel visage as-tu derrière cette porte… ? Temps d’arrêt nécessaire pour habiter ce geste symbolique d’« ouvrir la porte » (cf. Apocalypse 3, 20). Maintenant, il est prêt à ouvrir. C’est Dimitri. Seize ans. Il habite la cité. La vie n’est pas tous les jours facile à la maison. À l’école non plus. Mais il aime son futur métier de plombier. Hier, il a reçu le sacrement de confirmation à la messe du samedi soir, avec quelques copains. Fête non classée au répertoire familial. Donc, rien n’a marqué l’événement à la maison ! Le père avait fulminé : « Qu’est-ce que c’est encore ? De mon temps, on faisait tout ça en même temps ! T’as fait ta Communion,


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non ? Alors quoi ? Le curé n’a pas tout réglé ce jour-là ? Tu crois qu’on va encore dépenser de l’argent pour recommencer une fête ? » Pas de fête après, pas de cadeau, rien de tout ça. « Bonjour, Dimitri ! Quel bon vent t’amène ? » Il est là, sur le paillasson, un peu gêné. C’est qu’il ne sait trop comment dire… « Ben ! C’est que… J’sais pas c’qui m’arrive : j’suis tellement content… à cause d’hier ! Alors, j’ai eu envie de te le dire ! » Dimitri conclut soudainement, comme après une mission accomplie : « Voilà, père Théo. Au revoir. Je te souhaite une bonne journée ! » Et il s’en alla. Théo vécut à cet instant, en une fraction de seconde, une inoubliable « vision » : « Dieu se mire dans le cœur de pauvres. » « À l’instant même, Jésus tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit Saint et dit : Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux savants et de l’avoir révélé aux tout petits. » Luc 10, 21 Théo médita longuement sur cet événement. Il a vu naître une clarté d’aurore au cœur de la confessio 4 de ce petit « pauvre de Yahvé ».

4. Dans le langage biblique, confessio veut exprimer la proclamation, l’attestation. Attestation du rayonnement, de la gloire de Dieu, mais en d’autres cas, attestation de son péché par le pénitent. Ce deuxième sens a souvent éclipsé le premier.


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Que s’était-il donc passé pour que Dimitri vienne ainsi, à l’aube ? Simplement il était là, poussé par un besoin impérieux, urgent : dire une joie profonde qui l’habitait et qu’il ne comprenait pas « Je ne sais pas ce qui m’arrive. Il fallait que je vienne te l’dire, père Théo, j’suis tellement content ! » D’où lui venait cette joie jamais éprouvée ? Il n’avait reçu aucun cadeau et aucun signe de personne. Ni de la maison, ni de son parrain ou de sa marraine : sa confirmation était passée inaperçue. Mais quelle joie lui montait au cœur ! « Il fallait que je te le dise. » Chaque fois que le père Théo raconte cette histoire, c’est comme si c’était hier. Cette vision est gravée en lui, lumineuse. Elle ne cesse d’éclairer son regard sur les pauvres qu’il voit désormais à cette Lumière. Mais c’est quoi une vision ? Ce n’est ni une démonstration évidente aux « yeux de chair », ni une représentation photographique. Elle se donne à voir au cœur. Et pour le dire, les mots qui viennent sont : « Dieu se mire dans le cœur des pauvres. » Merci, Dimitri, de m’avoir apporté un reflet de cette clarté. Je crois bien que je ne l’oublierai jamais. « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits ! Car je vous le dis, leurs anges, aux cieux, voient la face de mon Père qui est aux cieux. » Matthieu 18, 10



Un simple signe d’amour rend présent tout l’être aimé En 1960, au Congo en pleine insurrection, Léopold et un de ses amis avaient pris conscience des dangers que couraient, en pleine brousse, nombre de familles, parfois mères de famille seules avec leurs enfants, loin de tout secours. Ils entreprirent, au risque de leur propre vie, d’en sauver le plus possible. Grâce à un hélicoptère, ils avaient déjà éloigné beaucoup de familles de tout danger, lorsqu’on leur signala que les risques courus dans de tels sauvetages devenaient vraiment par trop menaçants. « Qu’importe ! répondirent-ils, il y a encore une famille à sauver absolument. Nous y allons. Mais rassurez-vous, ce sera la dernière. » En effet, cet ultime vol libérateur fut fatal. Saisis par les rebelles dès l’atterrissage, un ivrogne parmi eux les mit en joue et tira. Léopold s’écroula. La soldatesque ayant continué sa route meurtrière, un témoin ami put s’approcher de lui. « J’ai marché vers Léopold, raconte-t-il. De loin je compris qu’il n’était pas mort. M’approchant davantage, je vis son visage baigné de larmes. Il semblait couvrir de baisers un objet qu’il tenait en main. Me penchant plus encore, je compris : il couvrait de baisers l’alliance de son mariage ! Quelques minutes après, il expirait ! »


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Transportant le corps sans vie de Léopold dans une habitation proche, le témoin du drame prit soin de dégager avec un infini respect l’alliance qu’il étreignait avec tant de tendresse et d’émotion, quelques instants avant de s’éteindre. Dès qu’il fut rentré en Belgique, ce témoin fidèle rendit visite à l’épouse de Léopold. Après lui avoir fait le récit de l’événement, il évoqua le geste ultime du mourant : les baisers baignés de larmes dont son mari avait couvert l’alliance de leur mariage, quelques instants avant d’expirer. Puis le visiteur témoin ouvrit précieusement le petit étui dans lequel il avait posé l’alliance. La femme tendit lentement ses deux mains dans le geste d’accueillir. Le visiteur déposa quasi religieusement cette alliance au creux des mains ouvertes. Elle fixa les yeux sur ce trésor, dans un poignant silence. Ensuite, elle y posa longuement les lèvres et pleura silencieusement. Ce témoin disait un jour à un membre de la famille : « Je n’oublierai jamais cet instant où elle tendit les mains ouvertes pour que j’y dépose la précieuse alliance. Ça touchait au sacré ! Comme quand on reçoit au creux des mains le Saint-Sacrement pour la Communion eucharistique. » Père Théo fut troublé par ces deniers mots. L’évocation de la Communion eucharistique, mise en parallèle avec l’événement conté. Comment rapprocher ces deux réalités en en approfondissant le sens ? D’une part, la valeur symbolique qui rayonne de cette bague d’alliance reçue de son épouse, accompagnant toute leur vie d’époux et digne d’être couverte de baisers au moment de la mort. D’autre part, le geste et les paroles fondatrices du Seigneur Jésus à la dernière Cène, lui aussi, juste avant de mourir.


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Le père Théo sentait profondément qu’il y avait là un enrichissement de compréhension du mystère de la Présence eucharistique. Rappelons-nous : l’heure était venue de « passer de ce monde au Père ». Donc, de quitter les siens, de mourir. Un intense désir monta en lui : leur laisser un signe concret de communion avec eux, jusqu’à son retour, à la fin des temps… Comment faire ? Quel signe leur laisser qui exprimera : « Je serai avec vous jusqu’à la fin des temps ? » Par ce pain que Jésus nous partage, il nous donne de « faire corps avec lui », d’être en pleine communion avec lui. Ce pain étant chargé du don total qu’il nous fait de lui-même. Pour que nous en vivions. De même, par cette coupe de l’alliance en son sang, à laquelle il nous invite à boire. Elle nous donne « d’être du même sang que lui », de vivre du don qu’il nous fait de lui-même jusqu’à la dernière goutte de son sang, pour que nous vivions de lui.



Vivre et célébrer le pardon Le village était en grand émoi. Émile, qui tenait l’épicerie, venait de quitter brusquement son épouse et ses trois enfants. Il emportait aussi une grosse partie de l’argent mis de côté. Dans le village où tout le monde se connaît, les commentaires vont bon train. « Il est parti avec Rosa, une qui habite Bruxelles et qui venait souvent le voir ». Et on chuchotait : « Il a quitté sa femme pour elle ! » Huit heures du soir, le téléphone sonne. « Allô ! Ah, c’est toi, Céline ? Je pense beaucoup à toi. Quelle épreuve terrible ! » Elle parle avec émotion de tout cela. Théo écoute de tout son cœur, puis lui dit : Dans quelques jours, je dois passer dans la région, veuxtu que je m’arrête pour te dire un petit bonjour ? Bien sûr, répond-elle. Comme je serais contente de vous voir, père Théo ! Ca me fera du bien de parler avec vous. Le jour dit, il est chez elle. Le père Théo, en partant chez Céline, comme bien souvent dans des cas difficiles, n’était sûr que d’une chose : Il avait à rendre visite à cette femme en plein désarroi. Quant à savoir que lui dire, que faire pour l’encourager… ?


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Dans ces situations, il pensait : Jérémie. Dieu l’envoie pour une mission. Il proteste. Oui, servir Dieu comme prêtre, ce n’est pas autre chose que de « servir à Dieu » pour que Lui fasse son travail de consolation, de bénédiction. Et voilà Théo face à cette femme dans sa dure épreuve. Au premier abord, il la perçoit extraordinairement digne et forte dans sa peine. « C’est tombé sur moi comme un coup de foudre ! Je ne m’y attendais pas. Vous pensez si ça fait mal ! Près de vingt ans de mariage… ! » Mais je commence à me ressaisir, je me ravise et me dis : C’est aussi un peu de ma faute ! J’aurais dû me rendre compte que nous nous laissions abrutir par le travail. Une fois le magasin fermé, il restait le rangement, puis les repas, les lessives, le plus jeune des enfants… » Et ce qui rendait tout encore plus fatigant — je me le reproche maintenant —, c’est de n’avoir pas accepté que tout ne soit pas toujours parfaitement propre, parfaitement net et rangé dans la maison ! » Résultat, même le soir, on ne se parlait plus. Il montait dormir alors que je continuais à chipoter à mille choses que j’aurais très bien pu laisser en plan ! Toujours mon perfectionnisme maniaque qui l’exaspérait ! Le matin, petit déjeuner chacun à notre tour, toujours en vitesse. » J’aurais aussi dû voir qu’il n’avait plus le cœur à l’ouvrage. Il était comme absent quand je lui parlais d’autre chose que du boulot ! » Vous savez, ça me fait du bien de pouvoir vous parler de tout ça. Parce que les gens, ou bien ils m’évitent ou bien ils croient me faire plaisir en chargeant Émile de tous les torts et en ajoutant des ragots qui le salissent !


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» Mais je vais vous le dire, à vous qui êtes quand même notre curé :Si mon mari revenait demain, ou dans un mois, ou dans un an : et bien je lui pardonnerais tout de suite ! » Que voulez-vous ! malgré tout ça, je l’aime toujours ! » Priez pour lui, priez pour moi. Moi je suis sûre qu’il va revenir. » Théo était dans l’admiration ! Il recevait là, à l’état pur, tout ce qui fait le vrai pardon. Au lieu d’accuser cet homme, son épouse se mettait en question : « c’est aussi un peu ma faute ! » Au-delà de sa blessure, son amour traverse sa peine et lui fait dire : « Malgré tout, je l’aime toujours… ! S’il revenait : je lui pardonnerais tout de suite ! » Quelques mois plus tard, Céline apprend que son Émile est tombé malade. En plus, dit-on, il y a déjà plusieurs semaines que la femme pour laquelle il l’avait quittée l’a abandonné ! « Mes enfants, je vais aller voir papa ! Il est malade et il est tout seul ! Je vais le soigner ! » Cela dura des semaines. Elle fit la navette entre sa famille et Émile. « Il n’ose pas rentrer, il a honte », disait Céline. C’est ici que le père Théo se mit à songer : Ah, si on pouvait retrouver la grande et belle pratique du sacrement du pardon, comme dans les siècles lointains de l’Église. Quelle vérité, quelle noblesse ! Il alla donc rendre visite à Émile et à son épouse. Peu à peu, il sembla possible à Émile de réaliser la proposition du père Théo. Ils préparèrent ensemble la célébration du Pardon.


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En voici le récit : Le Jeudi Saint, au moment du lavement des pieds, sa Communauté célébrait toujours avec beaucoup de ferveur ce beau geste laissé par Jésus. Théo s’adresse à l’assemblée : « Frères et sœurs, l’un de nous voudrait publiquement demander pardon à Dieu et à vous, ses frères et sœurs. Émile, veux-tu t’avancer ? » Dans un profond silence, du fond de l’église, il s’avance, s’agenouille et s’étend de tout son long, dans le geste de prosternation des suppliants, face à l’autel et au prêtre « qui tient la place de Jésus Christ ». Ce tableau pathétique plonge l’assemblée dans un profond silence. Puis on chante : Point de prodigue sans pardon qui le cherche, Nul n’est trop loin pour Dieu Viennent les larmes où le fils renaît : Joie du retour au Père Point de blessure que sa main ne guérisse, Rien n’est perdu pour Dieu Vienne la grâce où la vie reprend : Flamme jaillie des cendres Point de ténèbres sans espoir de lumière, Rien n’est fini pour Dieu Vienne l’aurore où l’amour surgit : Chant d’un matin de Pâques


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Ensuite le père Théo, toujours dans le silence, tend les bras au dessus du pénitent pour l’imposition des mains, puis lance l’ancien refrain : Oui, je me lèverai, et j’irai vers mon Père. Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, Selon ta grande miséricorde, efface mon péché. Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense. Oui, je me lèverai, et j’irai vers mon Père. Émile se redresse, tout en restant à genoux et il dit : « Je demande pardon à Dieu et à vous, mes frères et sœurs : en blessant ma femme et mes enfants, j’ai blessé et offensé Dieu. J’ai blessé aussi la communauté de notre village. » J’ai besoin de votre pardon, de votre bienveillance. » Je ne mérite pas d’être accueilli comme membre de la communauté, mais le père Théo, au nom de Jésus le Christ, me tourne vers le Père. Et c’est avec lui que j’implore le pardon du Père. » Le père Théo prononce alors la longue bénédiction du pardon, les mains étendues sur Émile, toujours agenouillé, bénédiction qui se termine solennellement : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, je te pardonne tes péchés. » Puis le père Théo chante l’antique antienne, reprise ensuite par l’assemblée : Éveille-toi, ô toi qui dors Relève-toi d’entre les morts


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Et le Christ, t’illuminera Épître aux Éphésiens 5, 14 Le père Théo, au nom du Christ qui tant de fois fit ce geste, aide Émile à se relever. Puis il ouvre grand ses deux bras et l’étreint longuement. Émile se dirige ensuite vers son épouse qui lui ouvre les bras en pleurant d’amour et de joie, de même que ses trois fils. Le père Théo invita alors toute l’assemblée à se donner le geste de paix. Cela se termina par une invitation solennelle : « Mes frères et sœurs, ce que nous venons de vivre nous impose absolument un accueil total et sans réserve de notre frère pardonné. Que personne n’attire une malédiction sur notre communauté en revenant et ressassant ce que Dieu notre Père vient de restaurer pleinement dans la toute puissance de son amour. »


« C’est pour l’enterrement de ma femme, mais je ne crois pas à tout ça ! » « Monsieur le curé, je viens parce que ma femme est morte cette nuit. C’est pour l’enterrement. » Le père Théo n’avait jamais vu cet homme. Il le fait entrer, s’informe de ce décès, de la famille. La maladie fut-elle longue, pénible… ? À brûle-pourpoint, son interlocuteur lance : « Vous savez, monsieur le curé, ma femme était croyante, mais moi, le Bon Dieu, le paradis, l’enfer, je ne crois pas à tout ça ! Je vous choque peut-être, mais je préfère être franc avec vous ! » Il y eut un petit silence, puis Théo reprit : « Non, non, vous ne me choquez pas. Et je vous remercie de votre franchise. D’ailleurs, ce n’est pas “ne pas croire” qui est étonnant. Dans ce monde où nous vivons aujourd’hui, envahis et submergés par tout ce qui se voit, se touche et se prouve, s’achète et se vend, il est normal qu’il y ait beaucoup d’incroyances, comme on dit… Au contraire, ce qui est surprenant, c’est peut-être bien la foi ! » Rendez-vous compte : moi-même, comme chrétien, je crois Jésus quand il nous parle de “l’au-delà” malgré que je ne vois pas cet audelà dont il parle. Quand il nous dit qu’il est passé par la souffrance


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et la mort “pour nous préparer une place auprès de lui, simplement parce qu’il nous aime”, oui, je le crois ! (Jean 14, 1-4). » Quand vous me dites que votre femme est morte, ça veut dire pour moi qu’elle est passée de l’autre côté de cette vie, auprès de Dieu. Ce n’est pas pour vous consoler que je vous dis ça. C’est tellement j’ai confiance en ce Jésus. » Je comprends bien que, pour celui qui ne croit pas, c’est étonnant. Et je trouve très beau, de votre part, de demander une messe pour votre épouse, alors que vous ne vivez pas la foi chrétienne. » J’irai chez vous préparer cela avec vos deux fils et votre belle-fille. Nous ferons une belle cérémonie, comme elle l’aurait aimée. »


« Alors ?… je peux le garder ? » La messe paroissiale du dimanche venait de se terminer. Comme de coutume, sur le paisible parvis de l’église du quartier, joyeux brouhahas ! Beaucoup s’attardent en au revoirs, gestes d’amitié, rires, rendez-vous, mots d’encouragement… C’est comme une première « retombée eucharistique » de ce que l’on vient de célébrer. Une jeune femme d’une trentaine d’années reste un peu en retrait. Son visage semble marqué d’une grande tristesse. Théophile l’a aperçue. Il s’approche d’elle. « Père Théophile, je voudrais vous parler. » Il abrège un peu les derniers au revoir et l’invite à entrer au presbytère. « Père Théo, je viens vous demander un conseil… Mais je sais bien ce que vous allez me dire ! » Un instant de silence, puis elle ajoute : « J’attends un enfant, mais je veux avorter. » Nouveau silence. « Vous voudriez que nous réfléchissions ensemble ? — Oui ! C’est parce que cette affaire-là a quelque chose à voir avec le Bon Dieu. Alors je viens vous voir ! — Pouvez-vous m’expliquer ce que vous vivez ? — Oui, je vais vous raconter. Je suis mariée avec un étudiant, depuis six ans déjà. Nous sommes tous les deux étrangers, de la Répu-


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blique démocratique du Congo. Mais voilà, il n’a plus de bourse, car il a échoué plusieurs fois aux examens et il ne peut plus recommencer. On n’a plus de permis de séjour. On n’a presque plus d’argent pour vivre. Et voilà que j’attends un enfant ! Il faut que je vous dise que j’ai déjà avorté une fois, il y a un an. — Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? — J’ai eu plein de maux de tête. Je ne dormais plus. Et le docteur m’a soignée pour un ulcère à l’estomac. En plus, mon couple a manqué de se détruire. — Madame, cet enfant que vous attendez, vous avez fort envie de le garder ? — Oh oui ! » Alors Théo lui dit : « Vous m’avez dit, il y a un instant, que vous veniez en parler ici parce que vous sentez que ça a quelque chose à voir avec Dieu, tout ça. Je crois que vous avez raison. Dieu, d’abord il est avec vous, il est en vous. Il vous parle dans votre être de femme, de femme qui attend un enfant, de mère qui porte la vie et veut la vie. Alors il faut écouter ce qu’il dit à travers vous. » Suite à l’avortement d’il y a un an, soyez attentive à ce que vous avez vécu : vos insomnies, vos maux de tête, votre ulcère à l’estomac, votre couple en péril, etc. » Il est bon de voir si toutes ces manifestations ne sont pas comme des protestations muettes de votre corps et de tout votre être à la solution que vous aviez choisie alors. Et aujourd’hui, j’entends votre tristesse à la pensée que, peut-être, il faudrait recommencer cela. » Ne faisons pas de Dieu un gardien brutal et intolérant de la vie. Si vous étiez tout à fait à bout de force et de courage, au point que même le désir de le garder serait mort en vous : alors sans doute, le Seigneur comprendrait votre choix d’arrêter. Mais il faut bien voir


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qu’à vos larmes de tristesse Dieu mêlerait ses propres larmes. Car Dieu aime la vie. Comme vous, il aime déjà ce petit, il aime votre cœur de maman qui aime la vie. » Je vois surtout que votre courage et votre désir de la vie sont encore là ! Je l’entends dans votre acharnement à rechercher une solution, dans le cri d’appel à l’aide que vous lancez ! À travers tout cela, à travers vous : j’entends battre le cœur de Dieu. » N’ai-je pas, moi aussi, à écouter avec vous que c’est Dieu qui parle à travers vous ? » Elle demanda à Théo : « Que faire maintenant ? — Eh bien voici, madame : nous venons de participer à la célébration de la messe. Il y avait là une assemblée d’hommes et de femmes. Ne sont-ils pas venus pour que Jésus, notre Seigneur, soit de plus en plus leur guide, leur chemin de vie, leur seule règle de conduite ? Alors, voyez-vous, suite à votre appel, sans dire votre nom bien sûr, dimanche prochain, voici ce que je leur dirai : “Mes frères et mes sœurs : au secours ! Une maman de la communauté paroissiale attend un enfant et est dans l’impossibilité de le garder sans une aide d’urgence. Je vous invite à rassembler mensuellement la somme qui permettra d’aider efficacement cette paroissienne. Nous vivrons ainsi une conspiration d’amour et de solidarité et nous aurons sauvé cette maman et son enfant !” » Voyez-vous, madame, si un tel appel restait sans réponse, le dimanche suivant, je placerais un avis sur la porte de l’église : “L’église est fermée, pour cause de malentendu. Réouverture dès que nous aurons compris quelle solidarité communautaire suppose la participation à l’Eucharistie.” » Elle resta un instant muette d’étonnement.


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Puis elle dit au père Théo : « Vous croyez que ça ira ? — Oui, je crois en cette communauté. — Mais alors, je peux le garder ? » Elle tomba dans les bras du père Théo en sanglotant. La serrant dans ses bras, Théo, tout rempli de l’Esprit Saint, la bénit : Béni sois-Tu mon Dieu, Toi qui es la vie et donnes la vie ! Sois loué pour cette maman, dans son combat pour sauver la vie. Nous t’offrons son immense joie à la nouvelle qu’elle pourra garder l’enfant qu’elle porte. Reçois cette joie, son merci, son action de grâce ! Béni sois-tu aussi pour cette communauté chrétienne dont elle fait partie ! La consigne de Jésus : « Aimez-vous les uns et les autres comme je vous ai aimés » n’est-elle pas devenue sa loi suprême ? Chacun peut y compter sur les autres, comme des frères et des sœurs d’un même Père. En ton Nom, Père, je bénis cette maman. Qu’elle porte en elle son enfant dans la paix, la confiance et la joie. Garde-lui ton Esprit Saint. Bénis ce couple, fais grandir ce foyer dont tu as béni l’alliance. Garde-les dans la confiance et fais grandir leur amour, par le Christ, notre Seigneur.


Vous n’avez pas la grâce de jeûner Dans l’enthousiasme généreux de ses commencements de noviciat, Théo aborde le Carême. On va voir ce qu’on va voir ! Dans plusieurs domaines, il est décidé à ne pas transiger, ce sera radical. Notamment pour ce qui est de la nourriture. Le programme est vite fait : le matin, seulement une tasse de café ; à midi, d’accord, mais pas de dessert ; à quatre heures, rien, et le soir à table, faire semblant ! Quinze jours passent. Vient l’entretien régulier avec le Maître des novices. « Comment allez vous, fils ? — Pas bien, Père Maître. Je suis découragé. Plus d’entrain, plus de joie. Je me demande si je pourrai continuer mon noviciat. Je n’ai plus le moral, ça ne va plus ! » Silence. « Que faites-vous, pour votre Carême ? » Le « frère Théo », d’une voix terne, décline, quant à la nourriture, les mesures qu’il a décidées et vécues depuis le début du Carême. Nouveau silence.


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Le Père Maître regarde Théo avec bonté et lui sourit avec un brin de malice. « D’où vient ce jeûne sévère ? Comment avez-vous pris cette décision ? — Mais, Père Maître, c’était facile à décider. Pour le Carême, je ferais ceinture au maximum. En entrant au noviciat, je veux tout donner au Seigneur. — Oui, fils, en entrant au noviciat, tout donner au Seigneur, c’est bien. Mais plus précisément, donnez au Seigneur tout ce qu’il vous demande. Le noviciat est fait pour apprendre à discerner ce que le Seigneur vous demande de donner. Pour le savoir, vous apprendrez à discerner les signes par lesquels, peu à peu, vous verrez que c’est bel et bien ceci ou cela qu’il attend de vous. » Saint Paul nous donne d’ailleurs certains signes de l’action de l’Esprit qui peuvent nous confirmer dans nos choix : amour bien sûr, mais aussi paix, confiance et joie. Certes, il ne dit pas d’en rester à la « facilité » ou aux « préférences naturelles ». Ce que Dieu attend de nous peut être parfois difficile, il est vrai. Mais avec la grâce de le faire dans la paix, la force et la sérénité. » Or, quand je vous entends, je ne vois aucun signe confirmant la justesse de vos résolutions de Carême. Au contraire, vous y perdez votre élan, votre joie, votre confiance. Cela semble bien vouloir dire que le Seigneur ne bénit pas vos décisions pour le carême ! Ce sont les vôtres. Peut-être pas les siennes. Il vous faudra probablement beaucoup d’humilité pour le reconnaître. Demandez-lui-en la grâce. Il vous éclairera. — Alors quoi, je ne peux pas faire Carême ? — Si, si ! mais pour décider ce que sera votre Carême, vous avez à discerner ce que vous avez la grâce de faire. Ni plus, ni moins. D’ailleurs, vous avez peut-être constaté que l’un ou l’autre novice vit


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un jeûne sévère. Mais voilà, il m’en parlé. De ce dialogue, il est ressorti qu’il en avait bien la grâce. » Revenons à votre Carême : avec vous, nous allons aussi discerner si le Seigneur confirme pour vous ce type de jeûne. Je vous envoie d’abord prendre humblement un bon goûter, avec le bon pain du Frère Séraphin et le beurre frais de la ferme du Frère Aierza. Nous nous reverrons demain pour discerner à quel Carême vous êtes appelé. Et n’oubliez pas aussi de remercier le Seigneur de vous avoir fait comprendre qu’il ne faut rien faire sans la grâce ! »



« Nous sommes fiers de nos enfants ! » Quelques années après son départ de la paroisse, le père Théo rencontra un fermier qu’il avait connu là-bas et qui était devenu un grand ami. Pour situer ce récit, il faut savoir que dans cette famille, on est fermier de père en fils, depuis plusieurs générations. Mais voilà, cette succession risque de s’arrêter. Alfred & Juliette ont deux enfants qui ont pris d’autres directions. L’un est professeur de gymnastique et l’autre, infirmière accoucheuse. Leurs enfants ne reprenant pas la ferme, Alfred & Juliette avaient décidé d’y rester quelques années encore. Ces années étant écoulées, le moment était donc venu d’arrêter. Ils décident de vendre la petite ferme et les terres y attenant. Voici cette belle histoire. Le lendemain de l’annonce, un promoteur immobilier se présente. Col et cravate, grande aisance dans le parler et les manières. Cet homme ne semblait pas bien savoir ce que « fermier » veut dire. Une seule question l’habite : combien de millions puis-je en tirer ? C’est son métier, après tout. D’un ton sec, il questionne : « Combien d’hectares ? » Puis il visite presque distraitement la ferme et les abords : les bâtiments ne l’intéressent guère. « Nous plaçons en sous-traitance le labour, les semailles et les récoltes. »


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« Quel prix demandez-vous ? — Comme annoncé : cent cinquante mille euros. » — D’accord ! dit l’expert immobilier. L’affaire pourrait être rapidement conclue. Je reviendrai demain avec une avance de vingt-cinq mille euros. Le notaire nous donnera sans tarder un rendez-vous pour conclure. — Eh ! pas si vite, reprend Alfred. Il faut que j’en parle à mes enfants ! Revenez fin de semaine. » L’homme d’affaires remonte dans sa belle voiture et démarre en trombe. Dans l’après-midi, de nouveaux amateurs se présentent. C’est un jeune couple, avec un bébé de quelques mois. La femme attend son deuxième enfant. Ils chuchotent entre eux : « Quelle belle petite ferme ! Juste ce que nous cherchions ! Tu as vu, chéri, la cuisine donne sur le petit jardin, puis le potager. Côté sud en plus ! On y mettra le bac à sable et la balançoire. C’est merveilleux. » Après avoir posé quelques questions sur les terres cultivables, leur première impression se confirme. Ils se disent : « C’est pas trop grand, tant mieux ! Il n’en faut pas trop pour commencer. On n’a pas encore toutes les machines nécessaires. Quant aux prairies, elles sont assez grandes et l’herbe y est bien grasse. On songe à faire un tiers culture, un tiers élevage, un tiers laitage. » Tout correspond bien à leur projet. Le bonheur est tout près. On en vient fatalement à la question cruciale. Timidement : « Vous en demandez combien — On vient de nous en proposer cent cinquante mille euros comptant ce matin même. »


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— Cent cinquante mille euros ? » Ils se regardent consternés et changent de visage ! « C’est impossible ! Nous avons tout calculé : l’emprunt, plus l’aide des parents et de la grand-mère : nous ne pouvons absolument pas dépasser cent vingt-cinq mille euros. » Long silence. L’épouse réprime quelques larmes. Dès leur arrivée, ça avait été le coup foudre. Ils l’aimaient déjà cette ferme. Alfred & Juliette en furent tout retournés, eux aussi. Ils sont si sympas, ces deux jeunes. Et puis, avec quel enthousiasme ils se lancent dans le métier ! « Écoutez, dit Alfred, nous ne pouvons encore rien décider. Il faut que nous parlions de tout ça à nos deux enfants. C’est eux que ça regarde, finalement. Nous, nous sommes déjà vieux. Revenez samedi. » — Oh, ajoute Juliette, vous pouvez déjà venir vendredi, nous saurons déjà ce que nos enfants en pensent. » Elle a déjà deviné vers quelle solution irait certainement leur préférence. D’ailleurs… c’était aussi la sienne ! Le lendemain soir, le professeur de gymnastique et l’infirmière accoucheuse sont là. Alfred fait le récit de la visite du matin, puis de celle du jeune couple, l’après-midi. Après avoir bien écouté ce récit, le fils dit : « Il faut qu’on en discute à deux, ma sœur et moi. On va passer dans la pièce à côté et d’ici une demi-heure nous reviendrons vous dire quoi. » Le père Théo perçut pourquoi, en approchant du dénouement de ce récit, le visage d’Alfred se faisait de plus en plus rayonnant. Il continua : « Et tu n’imagines pas ce que nos deux enfants nous ont dit, après en avoir parlé ensemble… » Son ton était grave, presque solennel :


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« Écoutez, papa et maman, nous avons bien compris ce que représente le visiteur du matin. Homme d’affaires, il s’en fiche du métier de fermier ! Sa grosse entreprise va absorber notre ferme et en faire une usine à blé, à viande et à lait. Plus rien d’humain à espérer là dedans. » Or, cette ferme nous y tenons tous. Vous, et avant vous, les grands-parents et arrière-grands-parents y ont vécu, l’ont aménagée. Ils y ont travaillé toute leur vie. Ils ont aimé cette terre, les animaux qu’ils y ont élevés. Ils y ont goûté les saisons, vécu leur amour, élevé leurs enfants ! » Nous ne voulons pas être responsables de la dégradation de ce lieu qui deviendrait un lieu sans âme. Il nous est si cher, à vous comme à nous, comme aux cousins d’ailleurs. » En conclusion, ma sœur et moi aimerions que notre ferme revienne à ce jeune couple plein d’enthousiasme qui désire vraiment vivre son rêve et son idéal de fermier. On leur vend à eux pour cent vingt-cinq mille euros. Et tant pis pour les vingt-cinq mille euros que nous n’aurons pas ! » Il y eut un court instant de silence. Puis Alfred conclut en regardant Théo, avec un sourire plein d’émotion : « Père Théo, nous sommes fiers de nos enfants ! » Le père Théo les quitta le cœur rempli de joie. La phrase de Jésus résonnait en lui : « En voici qui ne sont pas loin du Royaume de Dieu ! »


Deux manières de mettre les menottes Le père Théo était chargé d’un séminaire avec des étudiants en recyclage… Parmi les thèmes abordés durant ce trimestre figurait : « Comment l’Évangile peut-il inspirer l’exercice de notre métier ? » L’invité du jour était un policier ! Homme plein d’idéal, après sa licence en droit, il a préféré commencer sa carrière par la modeste fonction d’agent de quartier. Notre invité commence tout de suite par du concret. « C’est un métier de contact, dit-il à son auditoire. Souvent, il est vrai, contact avec des gens en situation difficile. C’est dire qu’il s’y loge parfois des personnes coupables d’infractions graves. Mais, prenons un exemple. Un homme est accusé d’avoir commis un vol par effraction. Il faut l’emmener au commissariat, menottes aux poings. Une relation tendue, s’il en est ! Comment la gérer ? Il importe avant tout d’être soi-même conscient de la lourde symbolique liée à un tel geste. D’où l’importance de la manière de faire. Et plus profondément, importance de l’attitude intérieure qui nous habite en exécutant ce geste. » On peut par exemple, sans mot dire, laisser passer un terrible message : Tu es un vaurien, un sale type, vivement la prison, qu’on ne te voie plus ! S’il a commis un vol et qui plus est un vol de per-


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sonnes pauvres : Je peux au fond de moi qualifier sévèrement l’acte qu’il a posé. Mais je ne peux juger l’homme qui l’a commis. » Bien sûr, il faut lui mettre les menottes, c’est ma tâche à ce moment. Mais il faut qu’il sente que ce qui m’habite, ce n’est pas le mépris de sa personne. » Et puis la fourgonnette démarre. Il est là, au fond, la tête basse. Nous, les policiers, on est devant. Je passe une cigarette à mon collègue et à ce moment précis, une inspiration ! Je vais vers notre passager et lui présente une cigarette. Il me regarde, ahuri, prend la cigarette. Je lui donne du feu. » Le message, sans parole, est passé. Une brèche s’est ouverte dans le sentiment de rejet, l’exclusion, le mépris. Nous sommes là, non pas deux hommes et un voleur, mais trois hommes qui cherchent la même chose : vivre ! » Le père Théophile sentit que les étudiants de ce séminaire étaient touchés par la qualité de ce policier. Il l’engagea à continuer la conversation. « Je veux bien, j’aime vous partager tout cela ! Vous savez, quand on sait lire l’Évangile, on y trouve un tas d’attitudes que nous propose Jésus et qui, bien souvent, nous échappent. Nos réactions demeurent souvent banales et pleines d’inconscience. » “Qui est mon prochain ?” demandait le légiste à Jésus (Luc 10, 29). On connaît la réponse. Mais ne réservons pas notre vigilance aux seules situations exceptionnelles ! Combien de personnes croisonsnous sur une journée ? Or, c’est notre prochain. On ne le choisit pas, on le reçoit. » Que ce soit le facteur, le médecin, le voyageur de commerce ou le mendiant : nous quitterons-nous conscients que nous avons rencontré quelqu’un ? Qu’il s’est senti accueilli ?


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» Comme policier, on est parfois débordé ! Il m’arrive, alors, de téléphoner au père Théo : “Allô, j’ai ici un type qui est vraiment dans le malheur. Mais je suis débordé : peux-tu aller le voir ? Voici l’adresse. C’est un peu bordélique chez lui, mais c’est l’expression de ce qu’il vit. Merci !” » Vous savez, mes amis, continue notre policier hors norme, après bientôt vingt ans, j’ai pensé changer de métier. Quelques recherches étant faites, je me suis dit : y a-t-il un métier où je rencontrerai plus de gens qui sont en mal profond de n’être pas aimés, de n’être pas aidés ? Alors je garde cette tâche : elle peut être “évangélique”. » Quelle déperdition de forces vives de l’amour, dans “l’absence” de présence vraie à l’autre, dans ce monde où tant d’hommes et de femmes s’ignorent ! » Dans la petite histoire que je viens de vous conter, il s’agit d’un métier. Et quel métier, diront certains ! Agent de police ! » Or, le malfrat cité s’est vu regardé, considéré, respecté : dans la manière dont le “flic” lui a mis les menottes, dans le geste symbolique d’une “fraternité demeurée intacte” : le partage d’une cigarette, et un au revoir avec une main sur l’épaule. » « Ne traitez pas celui qui est en faute en ennemi, mais reprenezle comme un frère » Deuxième Épître aux Thessaloniciens, 35



La pudeur d’un geste d’amour Ce jour-là, Théo devait célébrer un mariage à midi moins le quart. « Il y a un autre mariage à dix heures trente, mais rassurez-vous, avait dit le curé du lieu, tout sera largement terminé à onze heures trente. » À onze heures, Théo parque sa voiture non loin de l’église. Il s’avance vers l’entrée, pose le front contre la porte vitrée, cherchant à voir où en était la célébration. Au moment où Théo dirigeait son regard vers l’autel, le célébrant présentait le Pain dont la parole consécratoire venait de dévoiler le mystère : « Ceci est mon Corps ». Théo sentit comme une gêne. Un peu comme lorsque soudain l’on se trouve, par inadvertance, au cœur d’un échange intime entre deux êtres. Cette gêne venait de lui révéler que le Mystère de la célébration sacramentelle de l’Eucharistie suppose une entrée progressive dans une relation intime, profonde, une relation d’amour et de foi. Et voici que tout à coup, il était jeté dedans, et qui plus est, en son centre : « Ceci est mon Corps » venait de dire le prêtre ! Théo se détourna, fit quelques pas, interpellé. Que se passait-il ? Il se souvint alors que les premiers chrétiens avaient senti au plus profond d’eux mêmes « qu’il ne fallait pas montrer le geste sacramentel de l’Eucharistie aux païens ». Pourquoi ? N’en sont-ils pas dignes ?


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Cette interprétation moralisante ne tarda pas à encombrer indûment la mentalité catholique. Or, cette réserve exprime simplement qu’on ne peut comprendre ces signes en dehors d’une relation de foi et d’amour. Il comprit à cet instant l’analogie profonde entre la pudeur de l’amour humain et la réserve imposée aux non-initiés 5 devant le sacrement de l’Eucharistie. Celui-ci ne peut être reconnu que dans une relation de foi et d’amour, dans le dialogue, la tendresse et la communion. Théo n’avait pas participé à la célébration, il y était en quelque sorte « étranger ». Il n’avait pas, comme l’assemblée, cheminé dans l’écoute de la Parole, la prière, le recueillement intime du cœur ; cette « montée » d’intériorité qui introduit au Mystère, qui met dans l’attente, prépare à la « reconnaissance » du Don de Dieu : Corps du Christ livré pour nous ! « Ceci est mon Corps ! »

5.

Non introduits au sens profond de ce mystère.


Zachée et son cousin du même nom « Tu connais l’histoire de Zachée ? » demanda le père Théo à Quentin, un petit bout de sept ans qui se préparait à la première communion. « Ah oui, je me rappelle. C’est quand Jésus a vu Zachée qui se cachait dans un arbre. — Oui, c’est ça ! Et alors, qu’est-ce qui est arrivé ? » L’enfant raconte : « Jésus avait vu Zachée qui se cachait dans un arbre, le long du chemin. Alors il lui a dit : “Descends vite Zachée car je voudrais te parler !” Et quand Jésus est arrivé à sa maison, Il lui a dit : “Zachée, c’est mal ce que tu fais : tu es un voleur ! Et pour ta punition, tu dois donner aux pauvres la moitié de ton argent. Et à tous ceux que tu as volés tu dois rendre quatre fois plus !” » Théophile, stupéfait de ce récit, répondit : « Tiens, je ne connaissais pas cette histoire-là. C’est peut être l’histoire d’un cousin de mon Zachée, qui s’appelait aussi Zachée. En tout cas, l’histoire de mon Zachée, elle ressemble un peu à ton histoire, mais pas beaucoup tu sais ! — Oh, père Théophile, alors, raconte l’histoire de ton Zachée. — Bien sûr que je veux bien, lui répond Théophile. Mon Zachée, c’est vrai, avait une forte tendance à voler ! Résultat, tout le monde, dans le quartier, disait : “Zachée, c’est un voleur, méfiez-vous !” Mais voilà, on lui avait parlé de Jésus. On lui disait : “Jésus, il est formidable. Il est sympa, il est gentil. On dit aussi qu’il raconte des histoires merveilleuses. En plus, il redonne confiance à tout le monde et


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console ceux qui sont tristes. Il guérit aussi beaucoup de malades. Et malgré tout ça, il est très simple avec les gens. On dit même qu’une fois, il a joué de la flûte sur la place du marché, pour faire danser les gens. Mais personne n’a voulu danser !” (cf. Matthieu 11, 17). » Tu comprends que Zachée, en entendant tout ça, avait de plus en plus envie de le voir, ce Jésus-là. Il pensait souvent : s’il passe chez nous, puisque je suis petit, je monterai dans un des sycomores qui sont le long du chemin. Quand Jésus passera, je le verrai, mais lui ne me verra pas, je tournerai autour de l’arbre. » Un jour, le bruit court que Jésus va passer à Jéricho, la petite ville où habite Zachée. Dès le matin, Zachée choisit un sycomore qui a des branches pas trop hautes et il monte dans l’arbre. » Il attend. Une heure, deux heures… Tout d’un coup, on entend la foule qui crie : “Hosanna ! Hosanna ! Béni soit celui qui vient !” Zachée est bien caché dans son arbre. Pour ne pas être vu, à mesure que Jésus avance dans la rue, il tourne lentement autour du tronc, passant d’une branche à l’autre. Ni vu ni connu. En le regardant, il pense de plus en plus dans son cœur : “Qu’il est sympa ! Comme je voudrais être son ami !” Mais voilà, Zachée est tellement content qu’il en oublie de rester caché. Zut ! Jésus vient de lever les yeux et de le voir ! “Trop tard, il m’a vu”, se dit Zachée. “Bonjour, Zachée !” dit Jésus. “Bonjour Jésus”, dit-il un peu gêné. “Descends vite de ton arbre, je voudrais venir chez toi ! — Chez-moi ? dit Zachée. — Oui, chez toi !” » Zachée n’en revient pas. Vite, il descend de son sycomore. Puis il court chez lui et dit à madame Zachée, son épouse : “Tu sais qui va venir dîner chez nous ? — Qui est-ce que tu as encore ramené ? Des voleurs comme toi, pour faire de nouveau un mauvais coup ? — Pas du tout, dit son mari, c’est Jésus qui vient chez nous ! — Jésus qui vient chez nous ? S’il savait qu’il vient chez un voleur ! » murmure madame Zachée ! Puis elle dit à son mari : “Eh bien, je sais maintenant


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que ce n’est pas un vrai prophète. Autrement, il saurait bien que tu es un voleur et il ne viendrait pas chez nous ! Enfin, puisque Jésus vient, je vais préparer un bon dîner.” » Vers une heure, on frappe à la porte. C’est Jésus ! » “Entrez, Seigneur Jésus. Entrez, asseyez-vous ! On peut vous offrir un petit apéro ? Qu’est-ce que vous préférez ? De l’eau pétillante ? Un jus de tomate ? Un jus de pomme ? Mais j’ai aussi du Martini ou du porto. — Eh bien, je veux bien un petit porto”, dit Jésus. Et la conversation commence. On parle de toutes sortes de choses, des nouvelles de Jéricho, de la santé de la grand-mère, de l’occupation des soldats romains, etc. Mais Zachée dit tout d’un coup : “Seigneur, je ne sais pas ce qui m’arrive ! — Quoi donc, dit Jésus, tu es malade ? — Non, non ! Mais voilà que tout d’un coup, j’ai une envie terrible qui me vient : je voudrais donner la moitié de mon argent aux pauvres. Je ne fais ça jamais ! 6 Qu’est-ce qui me prend ? — Tu as envie de faire ça, demande Jésus, mais quelle bonne idée !” Juste à ce moment-là, madame Zachée appelle : “À table, le dîner est prêt ! — Encore un petit porto avant de passer à table ? risque Zachée. — Non, merci, c’est bien comme ça”, répond Jésus. Et chacun prend place à table. Une belle table avec des fleurs, en l’honneur de Jésus. L’ambiance est très joyeuse, on ne voit pas le temps passer. Au moment du dessert, Zachée est de nouveau un peu ému. On devine qu’il va encore dire quelque chose d’inattendu. Il se lance et dit : “Seigneur, il m’arrive encore quelque chose de bizarre. Tu es tellement bon, que tout d’un coup, j’ai envie de te dire quelque chose que j’ai dans mon cœur, mais je n’ose pas. — Pourquoi, tu as peur de moi ? — Oh non,

6. Ici manque, en lecture, l’accent bruxellois. Il semblerait que l’accent bruxellois ressemble à celui de Jéricho.


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ça non ! Mais c’est quand même difficile !” Il y eut un court silence, puis Zachée se lança : “Eh bien voilà, je vais tout te dire, Seigneur. En venant chez moi, tu es venu chez un voleur, voilà. Et comme on dit maintenant : je ne suis pas digne de te recevoir, je ne méritais pas que tu viennes manger chez moi.” Et il baissa la tête, n’osant pas regarder Jésus qui est là, en face de lui. Alors, Jésus posa longuement son regard sur lui. Puis il lui dit : “Zachée, je sais que tu as beaucoup volé. Mais je sais aussi qu’au plus profond de ton cœur, tu n’es pas un sale voleur. Tu as en toi un cœur qui voudrait être honnête, juste et généreux. Mais tu t’es laissé tellement prendre par l’argent que ton cœur est prisonnier, il ne peut devenir un cœur qui aime, qui partage et qui donne. D’ailleurs, j’ai entendu, tantôt, pendant l’apéritif, que tu m’as dit avoir tout d’un coup envie de donner de l’argent aux pauvres. Ce n’est pas une envie de voleur, ça ! — Oui, Seigneur ! depuis que tu es entré dans ma maison, et que tu m’as regardé avec tant d’amour, je me sens un autre homme. J’ai même envie de rendre quatre fois plus à tous ceux que j’ai volés ! — C’est ton vrai bon cœur qui se réveille”, lui dit Jésus en le regardant, plein de joie et d’amour. » La soirée s’est achevée dans un bonheur que cette maison n’avait plus connu depuis très, très longtemps. » Et en sortant Jésus dit, plein de joie : “Aujourd’hui, le salut est entré dans cette maison” (Luc 19, 9). » Le petit Quentin avait suivi avidement ce récit. Il paraît qu’il le raconta mot à mot à son papa, aussitôt rentré à la maison. Cette liberté dans la manière de raconter l’Évangile peut surprendre. Théo pensait de plus en plus que seule cette liberté peut libérer le message évangélique des dérives moralisatrices. Les propos de l’enfant, au début de ce récit, le montrent en suffisance ! •


Les madres ou la force du pardon Théo avait eu la chance de se rendre plusieurs fois en Amérique Latine : Pérou, Guatemala, Nicaragua. Il ne s’agissait pas de voyages touristiques, mais de visites à des confrères ou amis, animateurs et parfois Pères de communautés chrétiennes particulièrement vivantes, souvent au milieu des favelas. La découverte de ces lieux de feu l’avait particulièrement marqué. Enthousiaste, il proposa à quelques grands jeunes de sa communauté paroissiale de vivre cette bouleversante aventure. Ils partirent à six. C’était en 1989. Arrivés au Nicaragua, ils découvrent la capitale, Managua, dans son extrême pauvreté. Après la dictature de Somoza, les États-Unis avaient pris ombrage de l’alliance de ce pays avec l’URSS. Ils imposèrent un terrible blocus au port de Managua. Cette mesure arbitraire avait étranglé économiquement ce pays. En effet, sa principale source de revenus — l’exportation de la banane — lui était enlevée. Les Sandinistes, principale force politique à qui on devait, en grande partie, l’éviction de Somoza, avaient encore fort à faire avec ceux qu’on désignait du nom de Contras, maquisards dangereux et indomptables, derniers partisans du dictateur sanguinaire. Ils achevaient de paralyser ce pays dans sa tentative de redressement.


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Théo et ses cinq jeunes débarquent là-bas et trouvent refuge dans le petit appartement prêté par une étudiante nicaraguayenne rencontrée en Belgique. Le lendemain, ils sonnent à la porte de la communauté des jésuites de l’UCA (Universidad de Centro América). Théo espère y rencontrer un confrère, ancien étudiant de l’institut Lumen Vitae et resté très attaché à cet institut. « Nous voudrions parler au Padre Stefano. » Un instant après, il est là, cordial, sympathique, rayonnant. La conversation se noue aisément : souvenirs communs, nouvelles des uns et des autres, etc. Mais très vite Théo explique qu’il voudrait montrer à ses jeunes amis des choses significatives de la vitalité de certaines communautés chrétiennes au Nicaragua. Padre Stefano réfléchit un instant, puis enchaîne : « La réalité la plus merveilleuse que j’ai la grâce de servir est une équipe de madres. — Et qui sont ces madres ? demande l’un des jeunes. — Entrez, je vais vous expliquer. » Nous nous trouvons tous les six dans la sympathique chambre de Padre Stefano. Voici le récit qu’il nous fit : « Ce sont des femmes extraordinaires. Je les ai connues parce qu’elles voulaient que je forme avec elles un groupe pour voir si l’Évangile ne pourrait pas nous aider dans ce que nous avons de terrible à vivre. » C’est ainsi que j’eus la chance de les connaître et de devenir leur ami et un peu leur pasteur. “Que vivez-vous qui est si dur ?”, leur demandai-je. L’une d’entre elles prit la parole : “Ce que nous avons en commun, dit-elle, c’est que toutes, nous avons perdu un proche, assassiné par les Contras. Elle, c’est son fils de vingt ans ; moi, c’est mon mari ; elle, c’est son beau-fils. Et la plus jeune d’entre nous, ce sont ses deux frères. L’un, sous Somoza, a même été jeté du haut d’un hé-


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licoptère dans la lave en fusion du volcan tout proche 7.” Et la liste s’allongea encore ! Je restai muet, racontait le Padre, médusé, pétrifié par l’horreur que je venais d’entendre. » Nous avons donc décidé de nous retrouver pour prier, réfléchir à ce que dit Jésus, ce qu’il nous aidera à faire… » Les réunions se passaient ainsi : d’abord un temps où s’exprimaient celles qui avaient quelque chose à partager. Puis je suggérais un texte de l’Évangile. Une d’elle le lisait. On recevait dans le silence. Un long échange s’ensuivait. Enfin, un long temps de prière. Parfois même l’Eucharistie. » Au bout de quelques réunions, un lien fort s’était établi entre nous. Une certaine paix, beaucoup de confiance et une espérance grandissaient peu à peu. » Lors de la cinquième réunion, au bout de ce parcours de lumière, voici ce que j’entendis : “Padre, on voit bien ce que Jésus nous propose, dit la madre leader de l’équipe : Pardonner ! Et on sent bien qu’avec lui, on va y arriver. Mais c’est facile à dire… Plus difficile à vivre. Alors pour être sûre, moi je te demande : Padre, conduis-moi dans un camp des Contras. Car si en les voyant, je leur pardonne encore, c’est que je leur pardonne vraiment !” Trois autres femmes ajoutèrent : “Nous aussi, on va avec vous !” Il y eut un silence, puis ma réponse : ”D’accord ! On y va !” » Le Padre arrêta ici son récit aux six visiteurs belges. « Je continuerai cette histoire dans la camionnette. Car je vous invite à venir, non pas chez les Contras, mais dans un petit bourg, en

7.

Nous avons ensuite visité ce volcan, mémoire de la cruauté et de l’héroïsme.


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montagne, où notre équipe de madres se réunit. Départ cette aprèsmidi à quatorze heures, ça vous va ? » À l’heure dite, nous grimpons dans la vieille Land Rover. Une heure de route de montagne. Pendant ce trajet, le Padre continue sa passionnante histoire : « Le jour convenu, les trois madres embarquent avec moi. On grimpe péniblement ce petit chemin de montagne. Par prudence, j’avais lié un linge blanc sur un grand bâton, à la manière d’un drapeau, fixé au devant de la voiture. » Bientôt, une barricade. Quelques tentes et cabanes : un camp de Contras. Devant nous, trois hommes s’avancent, mitraillettes en joue. » La leader des madres descend avec les trois autres et moi même. Elle s’avance, les bras grands ouverts, vers les hommes en armes, le visage rayonnant de force et d’amour. Et j’entendis ceci : “Allez, allez, laissez donc vos fusils. Nos fils, nos maris, nos frères ont été tués dans tous ces combats, c’est très dur tout ça. Nous, on vient pour qu’on se réconcilie. C’est fini maintenant, il faut se pardonner, il faut faire un autre monde !” Et elle étreignit l’un après l’autre ces trois soldats dans un chaleureux embraso. » Ahuris, médusés, leurs mitraillettes leur tombaient littéralement des mains. » L’un d’eux dit alors à ses compagnons : “Laissez les entrer, y a pas de danger avec elles.” Ils nous firent entrer dans une des tentes, offrirent une tasse de thé, quelques bananes. On parlait, on parlait. Surtout les femmes parlèrent, communiquèrent ce qui était né dans leur cœur, depuis ce pardon ! » Moi, le Padre, je ne disais presque rien. Je contemplais, silencieusement, songeant au prophète Isaïe : “Je ferai un monde nouveau. Le petit enfant jouera avec le loup, le nourrisson avec le petit du


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cobra.” Il est là, sous mes yeux, le germe de ce monde nouveau ! » Une heure passa. Mais il n’y avait plus d’heure. C’était le temps de l’au delà. “Un nouveau monde est déjà né”, comme dit la chanson. » On en vient aux au revoirs. On se dirige vers la voiture. » Soudain, surgissent deux Contras, un sac sur le dos : “Pouvezvous nous faire une place ? Par ce que nous revenons avec vous. C’est tout de suite que nous voulons travailler à ce monde-là, que vous venez de nous montrer !” » C’est ici que se termine ma belle histoire. Vous comprenez pourquoi je souhaite tant que vous rencontriez une de ces femmes extraordinaires. » On arriva au village. Il s’arrête devant le lieu habituel de leur réunion. « Incroyable ! dit le Padre. Elles sont toutes là, nous arrivons en pleine réunion des madres. » L’accueil qu’elles firent à « leur Padre Stefano » et à nous six, a été d’un enthousiasme et d’une affection extraordinaires. Théo et les siens baragouinaient quelques mots d’espagnol. Les madres répondaient dans leur langue, plus quelques mots de la nôtre. Mais au-delà des mots, il y avait comme un « parler en langues », tel que Théo l’apprécie en priorité ! Un langage fait de foi et d’amour, d’espérance et de joie communicative. Sans oublier cet incroyable dynamisme, ce feu de leur regard et ce génie de leurs gestes. À travers tout cela, l’Esprit Saint était sur nous tous. Une petite Pentecôte ! Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et ils commencèrent à parler en d’autres langues selon que l’Esprit se donnait de l’exprimer. Actes des Apôtres 2, 4



Il a compris que la morale, c’est pour protéger la vie Gabriel est le quatrième enfant d’une famille déchirée. Tout y semble abîmé, défait, cassé. Le taudis qu’est la maison exprime l’absence de toute structure, de tout point de repère. La vulgarité semble y exprimer que tout est sali, sans valeur d’aucune sorte. Un voisin disait : « À cinq cents mètres autour de chez eux, il n’y a plus de vie, plus d’herbe, plus d’insectes : terre brûlée ! » Autour d’eux, les gens font le vide. Il disent : « On se protège d’eux comme on peut ! » Mais ce matin, Gabriel sonne au presbytère : « M’sieur le curé, faut que vous m’donniez un coup d’main. — Entre, Gabriel ! — J’vous connais bien. Même que j’vous ai vu à l’église. C’est quand vous avez baptisé le petit de ma sœur. » Puis, quelques souvenirs puisés dans son passé et qui ont à voir au métier du curé, la religion : « Voilà, depuis quelque temps, j’ai une copine. Mais on n’a que la rue ou le café pour se voir. Mais on a eu une occasion et maintenant elle est enceinte. » Un silence, puis il continue : « Vous savez, m’sieur le curé, c’est arrivé le jour où on s’aimait tellement qu’on était sûr qu’on s’aimerait pour toujours. »


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Faut-il continuer l’histoire ? Quelque chose de fondamental n’estil pas dit ici par ce pauvre sans logis, sans culture, sans éducation, sans principe ? Théo sait qu’il y a beaucoup de choses à nuancer et à ajouter dans ce propos. Mais ne pouvons-nous pas nous arrêter un instant et recueillir ces quelques mots si justes ? Combien de jeunes bien élevés, mais aussi barbouillés de consignes et de convenances auraient-ils eu cette justesse ? Il était un peu ennuyé, Gabriel, de devoir parler au curé de cette histoire. Remarquez qu’il n’a pas dit : « Je sais que ce n’est pas bien, car on est pas marié. » Il n’a pas dit non plus : « On avait tellement envie de faire l’amour, alors, vous comprenez. » Il n’a pas davantage dit : « Vous savez, monsieur le curé, on va se marier à l’église. » Ce qu’il a dit, c’est ce qui lui semblait essentiel : « C’est arrivé le jour où on était sûrs qu’on s’aimerait pour toujours. » Se rendait-il compte que son « argument » était en tout cas essentiel ? Le père Théo n’allait évidemment pas commencer à lui décliner un cortège de remarques, utiles, certes, mais qui ne touchaient pas à l’essentiel… As-tu réfléchi ? Elle est beaucoup plus jeune que toi, vous n’avez pas de travail, pas de logement, vous ne vous connaissez que depuis peu, etc. Non. Il lui dit simplement : « Gabriel, je suis touché d’entendre que tu as compris une chose essentielle pour ta vie et celle de ton couple. La morale, elle n’est pas là pour nous embêter, mais tout simplement pour protéger la vie. Continue dans cette ligne et tu la réussiras, ta vie ! »


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» Encore un mot : Quand il naîtra, cet enfant, avertis-moi. J’irai vous voir pour vous féliciter et le bénir. » Gabriel, qui était arrivé la tête basse, s’en repartit réconforté. Cela ne lui était pas arrivé souvent d’être approuvé, encouragé, reconnu.



Un oignon oublié… comme tant d’autres À l’approche de l’hiver, Théo avait soigneusement posé une douzaine d’oignons de jacinthe, à l’abri du gel, dans sa cave. Comme un bon jardinier. Voici mars. Le printemps va lancer ses premiers appels à la vie. « Donnons aussi leur chance à mes jacinthes, se dit-il. Un, deux… cinq, dix, onze. Tiens ! où donc est passé le douzième oignon ? Sans doute ai-je dû faire erreur, il n’y en avait que onze. » Le rite qui libérera la vie peut commencer : deux bacs en terre cuite, un bon terreau, pas trop léger, enterrement à bonne profondeur… « Si le grain ne meurt… » Ses gestes sont lents, presque solennels. Une sorte de respect l’anime. Un peu comme avant la messe, quand il prépare le pain qui bientôt sera Eucharistie ! Dernier acte de cette quasi célébration : l’exposition à la fenêtre, côté sud, là où la chaude lumière du soleil printanier sera au rendezvous. Un peu d’eau, se dit-il, la vie a besoin d’eau. Puis il se retire. Quelque temps plus tard, là-haut, à la fenêtre sud : les premières pousses sont bientôt là. À chaque arrosage, les progrès sont admirés, encouragés.


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[Il ne pense pas, comme certains l’affirment, que leur parler les encouragerait… mais il leur parle quand même]. En tout cas, les progrès sont rapides. Or, au hasard d’une descente à la cave, quinze jours plus tard, une étrange découverte l’attendait. En bougeant le vieux bahut qui contient les menus outils de jardinage, que voit-il ? Le douzième oignon de jacinthe ! Il ne s’était pas trompé, il y en avait bien douze. Mais ce malheureux douzième n’avait pas eu de chance : tombé par mégarde derrière le bahut ! Dans la cave, navrante, pathétique, une longue tige blanchâtre s’étirait vers le soupirail, tordue dans son effort désespéré vers la lumière. Tandis que là-haut, à la fenêtre, les onze jacinthes sont bientôt prêtes à fleurir. Soleil, arrosages et autres encouragements les ont comblées. À la cave, un moignon difforme et incolore : une grimace de fleur ! Là-haut, des tiges droites au feuillage généreux et bientôt l’éclosion de fleurs, chacune dans la couleur dont elle détient encore le secret. À la cave, poussée maladroite et désespérante vers le soupirail : une grimace de fleur. Là-haut, des fleurs éclatantes de beauté, entourées de louanges, d’admiration. Théo s’exclama, dans un premier mouvement : « Bien laide, cette jacinthe ! Personne n’aurait envie de la regarder ! » Puis il se ravisa, saisi d’une étrange tendresse, mêlée de compassion. Car la force symbolique du spectacle qu’il avait sous les yeux venait de l’atteindre en plein cœur. C’est sa tâche essentielle de pasteur qu’évoquait ce symbole : cette mission prioritaire d’un regard à poser surtout sur les moins favorisés, les effacés, les oubliés. Il en éprouvait la grâce, mais pas assez encore !


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Il lui était demandé de voir au-delà de visages abîmés, usés, voire massacrés, le drame d’être privé d’amour. Ce que les autres appelaient laideur, lui il y voyait les traces de ce qui avait manqué à cette petite jacinthe « pour être comme tout le monde » ! On ne voit bien qu’avec le cœur ! Voir au-delà, c’est rejoindre la beauté qui est ensevelie, immergée, neutralisée ! Au-delà de ces tiges émincées, de ces feuilles flétries, il voyait de pathétiques cicatrices : blessures d’absence de lumière, de chaleur, de soleil… Il devinait aussi la force extraordinaire qui avait traversé ce petit bout de vie, afin de rejoindre le peu de lumière qui filtrait du soupirail. Il devinait les douloureux efforts, demeurés impuissants à faire naître la vraie beauté de cette fleur. Plus il regardait avec son cœur, plus il rejoignait cela et plus il aimait cette petite jacinthe. Il la retira des ténèbres de la cave et la planta en bonne terre, à la meilleure place, au soleil, à côté de ses resplendissantes congénères. Le croirez-vous, en faisant ce petit jardinage Théo pensait au prophète Isaïe qui écrivit (Isaïe 27, 3) : « Moi, Yahvé, je suis le gardien de ma vigne. De temps en temps je l’arrose et pour qu’on ne lui fasse pas de mal, nuit et jour je la garde. » Une parabole venait de naître sous ses yeux, invitant à ne pas juger mais plutôt compatir. La chanson du père Aimé Duval lui vint à l’es-


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prit, qui parlait des êtres abîmés par manque d’amour. « Il n’a pas eu, bonnes gens, tout son compte d’amour, tout son compte d’amour » Comme cet oignon oublié !


« Tu es curé, mais tu es quand même joyeux ! » Ce petit de huit ans qui vient sonner : « Bonjour, père Théo. Je voudrais acheter un cierge pour mettre à la grotte de la Sainte Vierge. C’est ma grand-mère qui me l’a demandé. Elle m’a donné un euro pour payer. — Entre, Thierry, lui dit Théo. Viens voir les dix petits chiots qui sont nés hier. Ils sont très mignons, tu vas voir. » Extase, bien sûr, caresses, tendresses, rêve que maman accepte qu’il puisse en ramener un chez lui… Au bout de dix minutes, le père Théo doit se retirer pour continuer son travail, mais le petit reprend, imprévu et spontané : « Tu sais, père Théo, moi je t’aime beaucoup ! » Un peu surpris, Théo répond : « Moi aussi tu sais, je t’aime beaucoup. — Oui mais, tu sais pourquoi ? — Non ! — C’est parce que tu es curé, hein, mais tu es quand même joyeux ! » Ce « quand même » poursuivit Théo, consterné jusque tard dans la journée. Où donc a-t-il été chercher qu’un curé, normalement, ce n’est pas joyeux ? Ne manquons-nous pas parfois à ce premier « témoignage » ?


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Mais « témoigner », c’est essentiellement exister, être. Ici, être joyeux. Théo se rappela une tradition de son ordre : la rencontre annuelle avec le supérieur provincial pour faire le point. Un ancien document suggère d’ailleurs à ceux qui parlent moins facilement une liste de sujets. Théo a toujours été frappé par le choix du premier sujet, et il y en a sept : « An contentus in vocatione tua ? »(« Es-tu heureux dans ta vocation ? ») À travers tes responsabilités, les tâches qui te sont confiées, à travers peut-être des difficultés et des épreuves, es-tu habité par une joie profonde et vraie ? Car : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. » Jean 15, 11


« C’est comme ça que tu m’as regardée, c’est pour ça que je t’aime » Une famille en situation très précaire. Celui qu’elle aimait et dont elle venait d’avoir un fils était brusquement décédé. Deux ans après, Julie reconstruit un foyer dont naquirent trois enfants. Hélas ! peu de temps après la naissance du troisième, le couple s’est brisé. Voilà maintenant cette femme seule avec ses quatre enfants. La vie est dure pour Julie. Finalement, elle vient s’établir dans une maison de la Cité sociale. C’est en visitant ce quartier de sa paroisse que le père Théo fait sa connaissance. Peu à peu, des liens réels s’établissent avec cette famille sans mari, sans père. Dès le premier coup de main, le dimanche suivant, Julie est à la messe ! Le père Théo ne l’y avait jamais vue. Après réflexion et ce qu’il percevait d’elle, Théo comprend qu’il faut mettre au point. Dès la sortie de la messe, profitant du bel espace où l’on peut papoter devant l’église, Théo va vers elle : « Bonjour, Julie. Tu sais, il faut que je te dise : ce n’est pas parce que je t’aide un peu que tu dois te sentir obligée de venir à la messe. — Ah non ? Je croyais ! »


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Et Théo ne l’a plus jamais vue à la messe dominicale. Au moins c’est clair ! Un matin, elle vient frapper chez le père Théophile : « Père Théophile, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer ! J’ai un compagnon ! Et tu sais, cette fois-ci, c’est un homme qui m’aime vraiment ! Je suis folle de joie ! Je voudrais qu’il te connaisse et je lui ai parlé de toi, mais il ne veut rien entendre : “Non, je n’aime pas les curés !” J’ai beau lui dire que tu n’es pas un curé comme les autres. Il ne veut même pas que je vienne te le présenter. “Non, je ne veux pas aller chez les curés !” » Deux mois après, cependant : « Père Théo, ça y est, il veut bien ! Mais ce n’est pas lui qui viendra. C’est toi qui dois venir chez nous ! Alors voilà : on t’invite à souper. Quand peux-tu venir ? » Samedi soir, affaire conclue. Le soir venu, le père Théophile sonne à la porte. « Entre père Théophile ! Sois le bienvenu chez nous. Je te présente Fernand. » Une belle table est dressée. On sert un apéro, des zakouskis faits maison. L’ambiance est à la fête. Bientôt on passe à table et le plus petit lance : « Père Théophile, tu dis la prière, hein ? » — Oh ! dit-il, ce n’est pas évident ! Vous la dites, d’habitude, la prière ? — Euh ! pas toujours, non ! » Le père Théo sent confusément qu’il ne doit pas immédiatement accéder à cette demande. On prend donc l’entrée sans plus attendre.


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Mais voilà que le petit attaque à nouveau : « Dis, t’as pas dit la prière ! — Ah, moi je veux bien, dit le père Théo, mais pour du vrai alors ! » Tout le monde est assis. On se calme. Le père Théophile prend le temps de « recueillir » les mots pour la dire. Puis, il commence la prière de bénédiction : « Seigneur, merci de nous donner la joie d’être tous ensemble ce soir. Je te bénis pour tout l’amour de Julie pour ses enfants. Pour le courage qu’elle a eu surtout dans les moments difficiles qu’elle a endurés. Et aussi pour l’amour que ses enfants lui témoignent. Et aujourd’hui, je te remercie, particulièrement, Seigneur, car maintenant Julie n’est plus toute seule. Elle a reçu ce merveilleux compagnon qu’est Fernand. Ils s’aiment beaucoup. Désormais il fait partie de la famille et ils s’aiment tous très fort. Bénis-nous et bénis ce repas : que ce soit un vrai repas de fête. Amen ! » Il y eut un bref silence. Théo ouvrant les yeux, vit deux grosses larmes sur les joues de Julie. Sa fille s’exclama : « Maman, pourquoi tu pleures ? — T’as pas entendu ce qu’il a dit dans sa belle prière, le père Théophile ? » On apporte le plat principal et on commence à manger lorsque Fernand prend la parole : « Dites un peu, père Théo, j’ai une question à vous poser : Qu’estce que c’est que cette histoire de Jésus qui n’avait pas de femme ? » Il réfléchit quelques secondes — ce sont de ces moments où le père Théo faisait une belle expérience de l’aide de l’Esprit Saint. Il s’entendit répondre :


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« Oui, Jésus n’était pas marié, mais tu sais, il y avait beaucoup de femmes qui venaient vers lui. Car Jésus les regardait avec tellement d’amour, de bonté et de respect qu’elles se sentaient aimées, reconnues, réconfortées auprès de lui. Ce regard de Jésus leur redonnait courage, confiance en elles et en la vie ! » Julie avait été un peu gênée par la question de son Fernand et retenait son souffle, se demandant comment ça allait tourner. Elle écouta la réponse de « son » père Théo, et dévorait ses mots. Il y eut un bref silence. Puis, Julie lui prit la main, la serra très fort et lui dit : « Père Théophile, j’ai bien entendu ce que tu as dit à Fernand. Et bien je vais te dire, moi : c’est juste comme Jésus regardait les femmes que toi, tu m’as toujours regardée. C’est pour ça que je t’aime ! »

Résonances Cent fois, Théo a fait mémoire de cet événement chargé de lumière ! Bien sûr, la fécondité des sacrements ne se mesure pas. Mais l’affleurement symbolique passe par la sensibilité et peut en éclairer le sens. L’événement qu’il venait de vivre en était un bouleversant exemple. Remontant à la source sacramentelle de son sacerdoce, en un éclair, Théo s’est souvenu du geste de l’imposition des mains par l’évêque, il y a près de cinquante ans. Un geste « qu’une parole accompagne », dit saint Paul. Comme tous les sacrements, l’imposition des mains par l’évêque ouvrait un au-delà qui aurait à prendre corps dans le concret de la vie.


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Et ce soir-là, les mains de cette femme et les quelques mots qu’elle prononça en célébraient et confirmaient le sens et la fécondité. « Tu m’a regardée de ce regard que Jésus posait sur les femmes. C’est pour cela que je t’aime ! » Il eut en mémoire une parole du Seigneur qui l’avait confirmé dans sa vocation, un jour d’hésitation et de doute sur ses capacités : « Ne dis pas : Je ne suis qu’un enfant. Va vers ceux à qui je t’enverrai. » Une fois de plus, il comprit de manière vive qu’être consacré prêtre de Jésus, cela signifie être disponible à ce que, quand il le veut, comme il le veut, « par tes yeux, par ta voix, par tes mains, par ton cœur, il touche et relève les siens ».



« Il voulait tout, tout de suite ! » Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance… Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. » Genèse 1, 26-31

Ceci remonte aux années 1970. Sarah, vingt-cinq ans. Licenciée en sciences économiques. Cherche un travail. Un héritage chrétien profond et libre à la fois. Mais plutôt classique. Suite à une retraite, elle avait demandé au père Théo d’être son « accompagnateur spirituel ». Le rythme d’une rencontre par six semaines, deux mois, avait semblé bon. On adapterait, chemin faisant. Ce jour-là, après les petites nouvelles rituelles qui introduisent toute rencontre et facilitent le dialogue, Sarah entre dans le vif du sujet : « Je suis contente de te voir, car mon copain m’a posé une drôle de question. Il m’a dit : “On sort ensemble depuis cinq mois. Mais il me semble qu’on n’avance plus beaucoup. Par exemple, j’ai besoin qu’on dorme ensemble et qu’on soit une fois tout nus !” Je n’ai pas tout de suite compris, dit Sarah, et je lui ai répondu : “Tu dis qu’on n’avance plus ? Moi je trouve au contraire qu’on progresse petit à petit. On


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partage beaucoup de choses. On commence tout doucement à se connaître.” Mais il reprit : “Non, non, tu ne m’as pas bien compris : Tout nus, je veux dire nous déshabiller tout à fait : être tout nus quoi !” J’étais assez mal à l’aise devant sa question. Je ne savais que répondre. Je lui ai dit : “Je suis un peu surprise de ta demande. Je sais que beaucoup vivent ça. Mais je trouve, personnellement, que pour moi c’est aller un peu vite. — Oui, mais tu sais, ce n’est pas pour faire l’amour. — Oui, j’ai bien compris. Mais, comment dire ? Je trouve que c’est trop tôt ! Non, ça ne va pas !” Il n’était pas content. Il m’a dit que j’étais vraiment vieux jeu, ringarde ! » Alors, Théo, qu’est-ce que toi tu en penses ? Qu’est-ce que je dois lui répondre ? » Il n’était pas tellement courant qu’on pose ce type de question au père Théo. Parcourant en quelques secondes le genre de réponse qu’attendait certainement Sarah, il sentit tout de suite qu’il ne fallait surtout pas tomber dans les pièges du permis et du défendu ; du ça se fait, ça ne se fait pas ; du c’est bien, ce n’est pas bien ; du tu peux, tu ne peux pas… Ça ne sortirait pas cette fille d’une « morale de règlement ». Il lui demande : « Où en êtes-vous, dans votre relation ? Votre amitié se confirmet-elle ? Est-ce que ça semble évoluer vers un grand amour, voire un projet de couple ? — Oh non ! Simplement, il est sympa et je suis contente d’avoir quelqu’un. Mais je suis loin d’être vraiment amoureuse ! En tout cas, pas pour la vie. » Le père Théo reprit : « Que penses-tu de sa demande ? Trouves-tu que c’est tordu ?


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— Non, pas tout à fait. Mais, simplement, on ne s’aime pas encore assez pour vivre ça. » Théo fut heureux de cette magnifique réponse. Elle s’inspirait d’une vraie intelligence de l’amour. Cette fille comprenait intuitivement que l’amour se construit progressivement. Il s’efforça d’exprimer cela à Sarah : « Je trouve que ta réponse situe la question à sa juste place. Se dévoiler dans sa nudité peut être un beau langage de l’amour, mais d’un amour déjà confirmé. Des comportements symboliques correspondent à chaque étape de l’amour. Il ne faut pas anticiper, sous peine d’en faire un “produit de consommation”. » Aujourd’hui, la panoplie des expressions et pratiques qui concernent l’amour est comme “mise en vrac” sur le marché. Elles n’ont souvent aucun rapport avec une attention intérieure à ce qui peut, au stade où on en est, favoriser la croissance de l’amour, d’un amour appelé à s’épanouir dans un projet solide et durable. » Le vivre au stade encore très superficiel où vous êtes, c’est anticiper des étapes. Tu as très bien perçu que ça ne sonnait pas juste. Comme c’est riche, de garder cela pour l’intimité d’un amour qui sera celui de ta vie ! Tu sais, la morale, c’est le mode d’emploi de la vie pour qu’elle réussisse ! Ce n’est pas un frein à la vie ! » Au moment de se quitter, Théo ajouta, malicieux : « Et puis, tu sais, Sarah, dans ce que proposait ton copain, il est bon de se rendre compte qu’il n’est pas facile de rester au simple niveau de la contemplation comme il semblait le supposer ! » Quelques semaines plus tard, Théo rencontre Sarah qui lui dit :


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« Merci pour ton conseil. Mon copain, il m’a plaquée ! Il voulait tout, tout de suite ! » Aujourd’hui, en 2008… Un petit-neveu du père Théo, lisant ce récit, lui dit : « Tu sais, oncle Théo, tu es un peu ringard. Aujourd’hui, à vingt ans, on en vient vite là, sans plus réfléchir. Même si ce n’est qu’une amourette. » Théo lui répondit : « Je sais ! Mais voilà, la perception de l’amour que je propose continue à me paraître plus vraie et plus riche. Des jeunes qui le vivent me le confirment. En tout cas, si mon approche conduit à éveiller à un regard plus beau et plus profond sur l’union physique, peu importe le calendrier, je n’aurai pas perdu mon temps. »


La formation professionnelle ? Il arrivait souvent à Théophile de dire : « Bénis sois-tu, Seigneur, ma profession me façonne peu à peu à ton image, toi, l’unique Pasteur ! » Lorsqu’il parlait de cela à d’autres, il entendait fréquemment : « On dirait que vous vous identifiez à votre profession ! Quelle aliénation ! Il faut vous corriger de cela. Il y a votre profession, d’une part, votre vie personnelle d’autre part. » Curieusement, Théo n’avait absolument pas envie de « se corriger de cela » ! « Sans doute, ajoutait Théo, ai-je une profession très particulière. Elle consiste à me consacrer tout entier à Celui qui m’a appelé, nommé, envoyé. Il faut dire en vérité que dans cette « profession », l’essentiel du travail, c’est Lui qui le fait. C’est d’ailleurs exprimé dans le contrat d’embauche. « Ne craignez pas, je vous enverrai l’Esprit Saint ». » La parole de Dieu à Isaïe vient parfois à notre secours. » Yahvé fit comprendre à Jérémie qu’il avait besoin de lui comme prophète. Jérémie panique et objecte : “Ah ! Seigneur je ne saurais parler, je suis trop jeune, je suis un enfant !


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Et le Seigneur lui dit : Ne dis pas : je suis trop jeune. N’aie peur de personne, je suis avec toi… Prophète Isaïe On l’aura compris, la « profession » de Pasteur nous pétrit peu à peu, nous bouscule et nous transforme. Les attitudes, qu’au début cette « profession » nous forçait à adopter contre certains de nos penchants naturels, deviennent peu à peu, oui, comme « une seconde nature ». Le sentiment d’être un peu forcé par la fonction a peu à peu fait place à la grâce qui habite désormais ces attitudes. « J’ai revêtu le Christ, dira saint Paul, c’est le Christ qui vit en moi. » En effet, à force d’être amené à prendre ces attitudes : toujours accueillant, toujours bienveillant, toujours patient, toujours positif, à l’affût des moindres signes de vie et de renaissance, toujours aimant et pardonnant, Théo sentait qu’il devenait un peu plus cela ! Victoire de la grâce ! Le Seigneur l’avait bien dit : « Je vous enverrai l’Esprit Saint ! » Par son Esprit Saint, le Seigneur essaie de me modeler, de me rectifier, de m’ajuster à Lui !


Pour faire comprendre cette merveille, je n’en mettrai jamais trop Profondément éprouvé par le décès de son épouse, le père de Théo craignait trop de solennités à la messe d’à-Dieu. Il avait donc décidé une célébration dans l’intimité familiale la plus stricte. Une messe serait célébrée deux jours plus tard, accueillant tous ceux qui lui étaient chers et qui souhaitaient témoigner leur sympathie ou leur amitié à la famille. Maintes fois, le père Théo fut amené à raconter le déroulement de cette belle célébration. C’est dans ce récit souvent répété avec ferveur que se révéla peu à peu à lui un des secrets de la lecture de la Bible. Voici son récit : « Le jour dit, le petit cortège de chacun des fils, portant le cercueil sur les épaules, sortit de la maison familiale toute proche de l’église. Derrière eux, les vingt-cinq petits-enfants suivis de leur grand-père et des membres les plus proches de la famille. » Peu avant son décès, maman m’avait demandé : “À mes funérailles j’aimerais que vous chantiez tous ensemble Ma lumière et mon salut, c’est le Seigneur.” Elle avait même essayé de fredonner ce refrain, l’émotion l’empêchant d’aller jusqu’au bout.


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» J’ouvris donc la célébration en disant : “Comme maman nous l’a demandé, essayons de lui obéir en chantant Ma lumière et mon salut…” Les voix tremblèrent un peu, mais furent fidèles à la rejoindre dans ce chant d’espérance. Ensuite, tout le monde s’assit. » C’était merveille de voir ce tableau dans la petite église. Depuis quarante ans, ce lieu avait abrité tant d’événements familiaux, dramatiques parfois. N’y avait-elle pas déposé une première fois le terrible chagrin du décès d’un fils : le premier, à l’âge de dix-huit ans. Quinze ans après : la mort tragique du quatrième à vingt-six ans ? Mais aussi, elle y venait pour rendre grâce de ses multiples joies de mère et d’épouse ; confier ses espérances et ses doutes. Au fil des ans, la respiration dominicale égrenait son quotidien. » Vous auriez dû voir ce tableau ! Ses vingt-cinq petits-enfants avaient cueilli des perce-neige et des renoncules d’hiver — c’était en février. C’était comme un tapis blanc et jaune… » » Témoin de ce récit tant de fois répété par Théo, un de ses frères l’interrompit un jour : “Que racontes-tu là ? Où vas-tu chercher ce tapis blanc et jaune ? Il y avait seulement Bernard et Vincent qui avaient en main deux petits bouquets !” » Quelques instants interloqué, Théo répondit : “Je ne mettrai jamais assez de fleurs dans mon récit pour faire comprendre la beauté de cette célébration.” » Il était à bonne école. Récit de la libération de l’esclavage : Quand Israël sortit d’Égypte et Jacob de chez un peuple barbare […] La mer voit et s’enfuit, le Jourdain retourne en arrière […] Les montagnes sautent comme des béliers et les collines comme des agneaux. Qu’as-tu mer à t’enfuir,


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Jourdain à retourner en arrière ? Et vous montagnes, à sauter comme des béliers, collines comme des agneaux ? Tremble terre, devant la face du Maître, devant la face du Dieu de Jacob, qui change le rocher en étang et le caillou en source Psaume 114 » Que racontes-tu là, Psalmiste ? Le Jourdain qui retourne en arrière… la mer qui s’enfuit… les montagnes qui sautent comme des béliers ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Réponse : peut-on exagérer lorsqu’il s’agit d’exprimer la joie éclatante du Peuple de Dieu enfin libéré de la servitude ? »



« Allô ! Je voudrais parler au Frère » Théophile avait une paroissienne assez exceptionnelle. Institutrice de formation, des années durant, elle a recueilli dans sa grande maison des orphelins ou des enfants placés par « le juge des enfants », comme on disait jadis. Mais survint la guerre et l’impitoyable poursuite des juifs par les nazis. Parfois, des enfants échappaient à la capture, mais pas les parents menés en camps de concentration, bientôt transformés en camp d’extermination. Qu’advenait-il alors de ces petits ? Le grand cœur de cette femme, soutenu par une foi vive, lui avait inspiré des risques héroïques. Elle entreprit d’accueillir bon nombre de ces enfants juifs. Mélangés à sa petite meute, elle n’en risquait pas moins la déportation si l’autorité occupante découvrait le subterfuge. Cela dura plusieurs années ! Jamais elle ne fut sérieusement inquiétée ! Tout cela lui valut d’ailleurs, après la guerre, le titre de juste, solennellement attribué par l’État d’Israël. Lorsque Théophile fut nommé curé dans sa paroisse, cette vieille dame avait passé les quatre-vingt-dix ans. Peu à peu, elle avait développé une profonde vie de prière.


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C’était devenu le centre de sa vie, avant d’en découvrir au-delà la Source éternelle. Moment qu’elle attendait avec une grande foi, mêlée à une calme impatience. Depuis longtemps, elle avait consacré une chambrette de sa maison en oratoire, devenu son lieu privilégié de prière. À sa demande, le prédécesseur du père Théo avait obtenu de l’évêque du lieu qu’y soit gardée la sainte Eucharistie, la « Sainte Réserve » selon l’ancienne et si simple expression. Elle y passait de longs moments chaque jour. Parfois, le père Théo y célébrait la messe. De plus, elle s’était ralliée à une confrérie dont les membres étaient unis entre eux par le seul lien de la prière. Les années passèrent et bientôt furent atteints les cent ans de notre vénérée vieille dame. Les édiles communaux célébrèrent ce bel anniversaire avec beaucoup de tact et un chaleureux respect ! Avant l’heure de la cérémonie officielle, à la demande de l’héroïne du jour, Théo célébra l’Eucharistie dans l’intimité du petit oratoire. Un « ancien » des temps héroïques, venu des États-Unis pour la circonstance, tint à participer aux festivités, « au nom de tous vos enfants juifs de la guerre », lui dit-il ! Cent ans, cent un ans, cent deux ans… la vieille dame déclinait peu à peu. Plusieurs semaines avant sa mort, elle avait demandé et reçu, avec une grande sérénité, le sacrement des malades. Quelques semaines s’écoulèrent, puis une grippe intestinale l’obligea à garder le lit. Une aide-senior du CPAS la visitait et l’entourait avec beaucoup de soins et d’affection. Quelques jours après, l’amélioration ne se manifestait toujours pas.


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Or, un soir, lors d’une visite, le père Théo perçut que, outre le déclin physique, une certaine inquiétude, inhabituelle chez elle, l’envahissait peu à peu. Surtout face à la solitude de la nuit toute proche. Il se proposa de venir dormir dans la petite chambre voisine de la sienne. Elle protesta quelque peu, mais il devinait dans le ton de sa voix un réel apaisement face à cette proposition. Théo lui promit donc d’être auprès d’elle, dès que serait terminée une réunion prévue ce soir-là. Après deux jours, le médecin confirma le déclin progressif de son état. Mais la vieille dame, toujours très consciente, demandait avec insistance de ne pas être emmenée en clinique. « Chère madame, je vais placer le lit de camp dans votre chambre. Ainsi vous pourrez m’appeler sans difficulté, si vous avez besoin de quelque chose ! — Mais monsieur le curé ! Il ne faut pas vous déranger comme ça…. Mais c’est vrai que votre présence me rassurerait. » Ainsi fut fait. Vers vingt-deux heures, le père Théo arriva, ayant pris avec lui son sac de couchage d’aumônier scout. Ils prirent le temps d’une petite prière du soir : un paisible « Je vous salue Marie ». Théo ajouta, doucement fredonné, le cantique de Siméon : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser s’en aller ton serviteur en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu as préparé à la face des peuples ».


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Puis, l’invitant à répéter chaque mot : « Entre tes mains, Seigneur… — Entre tes mains, Seigneur… — Je remets mon esprit. — Je remets mon esprit. » Et elle s’endormit. Mais le père Théo ne s’endormit pas ! L’émotion de cette bouleversante cohabitation était trop forte ! « Merci, Seigneur, de pouvoir être envoyé de toi, comme « ange » auprès de cette vénérable vieille dame comme elle le fut pour tant d’enfants en péril qu’elle abrita chez elle pendant la guerre. » Au milieu de la nuit, elle appela : « J’ai soif ! » Lui tenant la tête avec précaution, il lui donna à boire. « Je suis confuse, père Théo ! Comment vous remercier ? » Que répondre à ces touchantes protestations ? Le père Théo se contenta de mettre encore plus de tendresse en lui reposant lentement la tête sur l’oreiller. Le lendemain, assez tôt matin, l’aide senior entra, un peu surprise. Théo lui expliqua comment s’était passée la nuit. Où il avait placé l’essuie dont il s’était servi, lors d’un petit vomissement, vers trois heures du matin, etc. Cette femme, de plus en plus surprise, lui dit : « Mais qui êtes vous, monsieur ? » Théo lui répondit qu’il était le curé de la paroisse. « Le curé ? » dit-elle.


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« Mais oui, dit Théo. Vous faites cela depuis près de vingt ans, pour tant de vieilles personnes ! Ce ne peut pas être une fois le curé qui le fait ? D’autant plus que cette vieille dame est devenue un peu comme ma grand-mère. Et je l’aime. N’était-ce pas à moi à prendre un peu le relais de votre beau service ? » — Oui, ça c’est vrai… ! Mais il faut le temps de m’habituer ! » Et le père Théo s’en retourna au presbytère. À midi, un coup de téléphone : « Ici, c’est l’aide-senior du CPAS. Je pourrais parler au frère ? — Voyons, répondit Théo. Le frère ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Je suis le curé. — Mais non, je voudrais parler au frère qui a gardé la vielle dame, cette nuit ! — Ah oui, je vois ! Eh bien, oui, c’est moi. — Ah bon ? Eh bien, vous pouvez lui dire que la vieille dame vient de mourir. » Quand Jésus leur eut lavé les pieds, qu’il eut repris ses vêtements et se fut remis à table, il dit aux siens : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous dites bien car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous avez, vous aussi, à vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. » Jean 13, 12-14



Véronique se prépare à passer devant nous, de l’aurore au plein Jour de Dieu Le père Théo reçut un jour une lettre qui parlait de l’aurore avec une telle force d’âme et de foi qu’elle trouve vraiment sa place en fin de ce livre. La voici dans son étonnante vérité : « 28 décembre 2004. “Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure.” Matthieu 25, 13 » Amis du jour, bonjour ! » Amis du soir, bonsoir ! » J’espère que vous avez tous passé une excellente fête de Noël et je vous souhaite plein de bonnes choses pour 2005… et les années suivantes. » Certains d’entre vous se sont étonnés de ce que l’auberge n’ait pas encore rouvert ses portes, comme l’hiver dernier. » Effectivement, l’auberge est fermée pour cause de maladie. En fait, des cellules voraces se sont échappées de la région du sein et sont venues grignoter mes os, avant de me dévorer tout entière.


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Veilleur, où en est l’aurore ?

» Notre défi est désormais de transformer ces moments qui me restent à partager avec mon mari Raymond et nos enfants : en faire la période la plus féconde de notre vie commune. » Mais je vous laisse un espace ouvert et si vous souhaitez venir me donner de vos nouvelles, ou se rappeler de bons moments que nous avons vécus ensemble, sans nécessairement épiloguer sur cette fichue maladie, c’est le moment ; car comme on dit : “Nul ne sait le jour, ni l’heure.” » Afin que ce soit une rencontre de cœur, prévenez de votre passage, pour éviter de me trouver occupée avec quelqu’un. » Un tuyau : c’est en fin d’après-midi, quand l’obscurité commence à tomber, que le cafard tend à me gagner… Véronique, Le vilain petit canard qui bientôt va s’envoler »

Peut-on mieux parler de la Lumière alors que les ténèbres sont là, toutes proches ? Ce sera le dernier trésor que vous partagera le père Théo. Le lecteur lui pardonnera-t-il, en terminant, la paraphrase d’un texte bien connu de l’évangéliste saint Jean ? « C’est un disciple, qui témoigne de tous ces faits et qui les a écrits… Son témoignage est véridique. Et il y a encore bien d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une… on n’en finirait jamais… »


Table des matières Introduction..........................................................................................7 « Le loup habitera avec l’agneau, le tout petit enfant s’amusera sur le nid du serpent »..............................11 La droiture de ton ultime décision t’appartient, Dieu t’y rejoint .....................................................................................19 Une lettre au Pape qui n’est pas arrivée .................................................23 Non, j’ai trop de péchés ! ......................................................................27 « Continuez à nous secouer ! » ...............................................................31 Faire la boule ........................................................................................35 Le sacrement : un geste qui conduit au-delà des mots ............................41 Libération sous condition ! « Tu vois, ils croient tous en toi ! Tu as ce qu’il faut en toi ! »....................................................................45 L’enfant avait créé un petit symbole, il allait nous emporter un instant avec lui au-delà ! ...................................................................51 Voir la beauté de chacun de vous ..........................................................55 À quoi ça sert… ?..................................................................................59 Dieu se mire dans le cœur des pauvres ..................................................63 Un simple signe d’amour rend présent tout l’être aimé..........................67 Vivre et célébrer le pardon ....................................................................71


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Veilleur, où en est l’aurore ?

« C’est pour l’enterrement de ma femme, mais je ne crois pas à tout ça ! »..............................................................77 « Alors ?… je peux le garder ? »...............................................................79 Vous n’avez pas la grâce de jeûner .........................................................83 « Nous sommes fiers de nos enfants ! » ...................................................87 Deux manières de mettre les menottes ..................................................91 La pudeur d’un geste d’amour ..............................................................95 Zachée et son cousin du même nom .....................................................97 Les madres ou la force du pardon ........................................................101 Il a compris que la morale, c’est pour protéger la vie ...........................107 Un oignon oublié… comme tant d’autres...........................................111 « Tu es curé, mais tu es quand même joyeux ! »....................................115 « C’est comme ça que tu m’as regardée, c’est pour ça que je t’aime » .................................................................117 « Il voulait tout, tout de suite ! »...........................................................123 La formation professionnelle ?.............................................................127 Pour faire comprendre cette merveille, je n’en mettrai jamais trop ....................................................................129 « Allô ! Je voudrais parler au Frère » .......................................................133 Véronique se prépare à passer devant nous, de l’aurore au plein Jour de Dieu ..........................................................139 Table des matières ................................................................................141



Achevé d’imprimer le 13 mai 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Étienne Amory Le père Étienne Amory, jésuite belge, diplômé de l’Institut supérieur de Liturgie de l’Institut catholique de Paris, ancien curé de paroisse, est actuellement au service de La Viale, petit hameau de Lozère, lieu de paix, de silence et de prière.

ISBN 978-2-87356-397-4 Prix TTC : 11,95 €

9 782873 563974

Étienne Amory

Trente et une paraboles sur le « Royaume qui vient ». Le lecteur sera peut-être surpris de ne rien trouver dans ces récits qui soit extraordinaire, au sens courant du mot. Simplement la vie d’un grand village et de la paroisse qui y vit. Ses quartiers aux milieux très mélangés, avec ses événements, tantôt banals, tantôt heureux, tantôt douloureux, voire dramatiques. Sans compter les nombreux faits et gestes qui marquèrent la vie de l’auteur partout où le conduisait sa mission. C’est de là que surgirent, peu à peu, aux yeux du pasteur, les reflets, les émergences, les signes de cet « au-delà de sens » dont Jésus a si souvent dévoilé la présence. Et Il s’étonnait de constater que beaucoup ne le percevaient pas. Il insistait : « Ne le voyez-vous pas ? »

Veilleur

où en est l’aurore? Veilleur, où en est l’aurore?

Veilleur, où en est l’aurore?

Étienne Amory

PRÉFACE DU CARDINAL DANNEELS


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