Gérard bessière, extrait de la Préface Jean du mesnil est prêtre retraité à Alençon (61). Il a enseigné l’histoire de l’Église au grand séminaire de Sées. Puis il a exercé divers ministères dans l’enseignement public, dans le monde de la psychiatrie et au Tchad. Il a aussi travaillé dans un centre de réinsertion sociale. Il a publié l’Évangile au féminin aux éditions Fidélité (2007). ISBN 978-2-87356-399-8 Prix TTC : 13,95 €
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Jean du mesnil
Quand rien n’était encore écrit
Dans l’Évangile au féminin, l’auteur donnait la parole à quinze femmes qui se souvenaient surtout de ce qu’elles avaient vu de lui. Et voilà maintenant le témoignage de quinze hommes qui ont été ses disciples. Ils viennent de toutes les régions de Palestine et de toutes les couches de la société juive. Une même parole porte en eux des fruits divers. Il va leur falloir beaucoup parler entre eux avant de nous laisser ces écrits qu’on appellera les Évangiles. Comme pour l’Évangile au féminin, chaque récit est précédé d’une mise en perspective historique, afin que le lecteur distingue bien l’apport romancé de ce nous apprend l’exégèse. « Cet évangile d’avant les évangiles n’a rien d’archaïque, bien au contraire : c’est un évangile pour aujourd’hui. Car il nous fait vivre la fraîcheur des commencements. On retrouve le climat de la bonne Nouvelle dans chacune des « nouvelles » qui composent cet ouvrage insolite. Et ce dépaysement éveille en nous ce printemps d’humanité divine auquel Jésus ne cesse d’inviter. »
Illustration de couverture : © Arcabas, Les trois amis (92 × 73 cm, huile sur toile, or 24 cts, détail) © SAbAm belgium 2008.
Quand rien n’était encore écrit
Jean du mesnil
Quand rien n’était encore écrit Préface de Gérard bessière
Quand rien n’était encore écrit
Jean du Mesnil
Quand rien n’étaitencore
écrit Nouvelles
Merci à Marguerite Martin, à France Evin, au père Mourlon à Gérard Bessière qui m’ont encouragé à poursuivre et qui m’ont aidé de leurs conseils. Jean du Mesnil
© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique ISBN : 978-2-87356-399-8 Dépôt légal : D/2008/4323/06 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Illustration de couverture : Arcabas, Les trois amis (92 × 73 cm, huile sur toile, or 24 cts – détail) © SABAM Belgium 2008.
Préface
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st-il facile de connaître Jésus ? Les évangiles, aux apparences presque naïves, sont en réalité des présentations « réfléchies » de sa personne et de son œuvre. À les étudier, on découvre leurs différences : elles tiennent à leurs auteurs, aux circonstances, aux dates de rédaction, aux environnements culturels. Marc n’écrit pas comme Jean, Matthieu ne s’adresse pas aux lecteurs de Luc. Exégètes et historiens en font le constat : ces petits livres sont déjà des « interprétations ». Dès lors, comment rejoindre le charpentier de Nazareth, le prédicateur galiléen, le condamné de Jérusalem, en deçà de ces langages et de ces récits de « croyants » ? Le Christ de la foi fait-il écran devant le Jésus de l’histoire ? Est-il possible d’apercevoir Jésus sur le vif, « avant que l’Évangile soit écrit » ? Jean du Mesnil a trouvé des chemins pour rejoindre le prophète itinérant avant que des textes aient été élaborés par les disciples. Il donne la parole à quinze hommes — Marc, Bar Timée, Nicodème, &c. — qui racontent comment ils ont rencontré Jésus, comment leur vie en a été transformée. C’est d’abord leur étonnement qui nous donne d’approcher Jésus. Nous sommes en ces débuts où l’on est décontenancé, où l’on s’interroge, où la nouveauté du personnage et de sa conduite irrite ou séduit. La démarche de Jean du Mesnil ne cède guère à l’imagination. S’il peut se glisser dans les consciences de ces hommes et accompa-
gner leurs cheminements, c’est parce qu’il a une longue et savante familiarité avec le Nouveau Testament. Son écriture simple et vivante laisse à peine soupçonner son érudition. Il nous met au contact : nous voyons Jésus, nous l’entendons rire, nous l’écoutons parler avec nos mots. Cet évangile d’avant les évangiles n’a rien d’archaïque, bien au contraire : c’est un évangile pour aujourd’hui. Car il nous fait vivre la fraîcheur des commencements. On retrouve le climat de la Bonne Nouvelle dans chacune des « nouvelles » qui composent cet ouvrage insolite. Et ce dépaysement éveille en nous ce printemps d’humanité divine auquel Jésus ne cesse d’inviter. Gérard Bessière
En la neuvième année du règne de l’empereur Claude (an 50 de notre ère)
Introduction
Voilà vingt ans qu’ils l’ont vu mourir, cloué sur le gibet. Voilà vingt ans qu’ils en font l’expérience : il est vivant avec eux. Vingt ans que leur vie s’est trouvée labourée et qu’une moisson lève, inattendue. Ce qu’ils vivent est si nouveau que les mots pour le dire ne sont pas encore définitifs. À mesure qu’une vie nouvelle surgit en eux et entre eux, ils se souviennent de ces paroles qu’il avait dites et qui leur avaient paru si mystérieuses. Rien n’est écrit encore sinon peut être, sur des tablettes éparses, des ébauches de professions de foi, des paroles à ne pas laisser perdre ou des hymnes sous forme de poèmes. Rien n’est écrit, mais la parole court et continue de prendre corps. Dans l’Évangile au féminin, je donnais la parole à quatorze femmes qui se souvenaient surtout de ce qu’elles avaient vu de lui, des signes qu’il avait accomplis devant elles. Elles se souvenaient surtout de l’amour qui s’était emparé d’elles et qui les appelait chaque jour à se lever.
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Et voilà maintenant le témoignage de quinze hommes qui ont été ses disciples. Ils viennent de toutes les régions de Palestine et de toutes les couches de la société juive. Une même parole porte en eux des fruits divers. Il va leur falloir laisser longtemps circuler cette parole avant de nous laisser ces écrits qu’on appellera les Évangiles.
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Le galopin de Gethsémani
L’apprentissage d’un évangéliste L’évangile de Marc (14, 51-52) est le seul à nous raconter que, lorsqu’on vint arrêter Jésus à Gethsémani, un jeune garçon, revêtu d’un simple drap, échappa aux soldats en se sauvant tout nu. Puisqu’il est si bien renseigné, pourquoi ne pas imaginer qu’il s’agissait de lui-même ? Parmi les évangélistes, Marc est celui qui insiste le plus sur le « secret messianique ». Tant qu’il n’a pas fini de révéler, par le don de sa vie, le sens véritable de sa mission, Jésus craint qu’on se trompe sur son compte et qu’on attende de lui une affirmation de puissance. C’est pourquoi il interdit qu’on le présente comme le Messie. Si on suppose que Marc a suivi Jésus dès son adolescence, on peut penser que ce secret a stimulé sa curiosité et qu’il a rusé pour en savoir plus. Ceci est confirmé par le caractère très concret et coloré de certains de ses récits, même des scènes où Jésus était censé intervenir sans témoin. Ainsi, en territoire de la Décapole (7, 31-36), Jésus guérit un sourd-muet, loin de tout témoin ; et pourtant Marc est très renseigné sur les détails de cette rencontre. Et de même, à Bethsaïde (8, 22-26), Marc nous rend tous spectateurs de la guérison d’un aveugle qui se passe pourtant dans une rencontre à deux.
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Pourquoi alors ne pas imaginer que ce galopin curieux ait pu être témoin aussi de la prière solitaire de Jésus sur les collines de Galilée et au jardin des Oliviers ? Nous savons que, dans le monde juif, on priait en s’adressant tout haut à Dieu. Les Actes de Apôtres (12, 12-17) racontent que c’est dans la maison des parents de Marc que Pierre trouve refuge après qu’il fut libéré de prison. Le récit est si coloré qu’on y retrouve le style de Marc lui-même. Nous savons que, par la suite, Marc sera à l’école de Barnabé, son cousin, et de Paul, qui avait d’ailleurs du mal à le supporter (Actes 15, 37-39). Puis c’est Pierre qu’il accompagnera sans doute jusqu’à Rome.
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e m’appelle Jean Marc. Les amis disent Marc tout court. Mes parents, Jacob et Marie, ont une fabrique de paniers sur le mont des Oliviers. J’avais environ onze ans quand j’ai connu Jésus. Je crois que c’est Jeanne, la femme de Couza, qui l’a conduit chez nous avec le groupe d’amis qui l’accompagnaient. Quelle fête c’était pour moi quand courait la nouvelle de leur arrivée à Jérusalem ! Comme je connaissais la ville par cœur et que j’aimais galoper à travers les ruelles, on me confiait toujours des missions qui m’enchantaient. Les hommes et les femmes qui le suivaient étaient répartis dans plusieurs maisons et Jésus leur fixait des rendez-vous dans divers points de la ville. Jeanne aussi m’envoyait pour préciser le lieu et l’heure où l’on prendrait le repas. Quand il n’était pas à Béthanie, c’était souvent chez nous que Jésus passait la nuit. Vingt ans plus tard, quand je repense à ces soirées, mon cœur en est encore bouleversé. Il parlait pour tous ; mais il arrivait aussi qu’il se tourne vers l’un d’entre nous pour s’inquiéter de lui. Parfois il me regardait en souriant et il me demandait : « Alors, Marc, qui as-tu rencontré aujourd’hui en courant à travers notre ville ? » J’avais toujours quelque chose à lui raconter. Alors il s’émerveillait et son rire entraînait le nôtre. Jamais personne ne m’avait, de cette manière, traité comme quelqu’un qui avait quelque chose d’intéressant à dire. Et j’avoue que, dans la journée, j’aiguisais mon regard et je faisais attention à ce que j’entendais et je me disais : « Il faudra que je lui raconte cela ce soir. Je suis sûr que cela l’intéressera. » En effet, tout ce qui concernait la vie des hommes et des femmes de notre ville semblait l’intéresser. Mes parents tenaient à ce que je suive les leçons d’un maître et j’aimais, avec lui, déchiffrer et tenter de comprendre les Écritures. Il faut reconnaître que, pendant la semaine où Jésus était là avec
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ses amis, je manquais de nombreuses leçons ; mon maître me faisait confiance et savait que je saurais me rattraper. Il devait sentir que le temps que je passais avec Jésus n’était pas du temps perdu. Et parfois, au milieu des autres enfants, il me faisait raconter ce que j’avais appris de nouveau durant cette semaine d’absence. Cela a duré deux ans à peu près. Et puis un jour, Jeanne a dit à Pierre : « Si on emmenait Marc avec nous en Galilée ? Il est devenu tout à fait capable de comprendre. Et il pourrait nous rendre beaucoup de services. » Un soir, ils en ont parlé avec Jésus et avec mes parents. Et c’est ainsi que j’ai participé à ce voyage en Galilée. Comment pouvais-je savoir alors, dans l’enthousiasme du départ, que c’était, pour Jésus, son dernier voyage parmi nous avant son grand départ vers celui qu’il appelait son papa ? Je me souviens que, sur la route, je marchais parfois avec le groupe des femmes, car j’étais encore un peu enfant. Mais le plus souvent avec les hommes, car j’étais fier de la confiance qui m’était faite. Moi, le petit gars de la ville, je découvrais la campagne. Peu à peu, le paysage de Judée, austère et dénudé, a fait place à une végétation verdoyante ; les vignes et les oliviers ont fait place aux prairies et aux champs de blé ou de légumes. La température s’est faite plus douce et j’ai appris des chants d’oiseaux que je ne connaissais pas à Jérusalem. Nous allions de village en village. Nous étions attendus, car un petit groupe était passé devant pour prévenir de notre passage. Les gens avaient rassemblé les malades sur la place publique. Jésus parlait à chacun, il écoutait longuement, il posait ses mains sur les membres douloureux. Il y avait parfois des guérisons étonnantes. Certains se disaient soulagés. Tous semblaient heureux et confiants. Et puis Jésus s’asseyait à l’ombre d’un arbre et il parlait, ou plutôt il s’entretenait avec les gens du village. On comprenait
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vite que certains l’avaient déjà entendu lors de précédents passages et Jésus semblait se régaler intérieurement du chemin parcouru par sa parole dans le cœur de ces hommes et ces femmes sans instruction. C’était vraiment autre chose que les gens de Jérusalem qui prétendaient avoir déjà tout lu dans les livres ! Il faut maintenant que je vous fasse un aveu : je suis curieux. Et j’avais une terrible envie de mieux connaître Jésus. Or, je trouvais qu’il ne faisait pas ce qu’il fallait pour cela. Souvent il semblait vouloir se cacher. C’était comme s’il craignait de provoquer l’enthousiasme, comme s’il avait peur qu’on se trompe sur ses intentions. Il ne voulait pas qu’on l’admire : il voulait que ceux qu’il rencontrait aient davantage confiance en eux-mêmes, ou davantage confiance en l’Éternel, ce qui, dans mon idée, revient un peu au même. Un jour, je n’y ai plus tenu. Je vais vous raconter ce que j’ai entrepris. On était arrivé à Bethsaïde. Il y avait une grande foule qui se bousculait pour le voir. Voilà qu’on lui amène un homme qui était aveugle depuis sa naissance. Tous commençaient à s’émoustiller du beau spectacle qui se préparait. Alors Jésus a eu un mouvement d’impatience. Il a pris l’aveugle par la main ; il a traversé la foule en disant : « Laissez-nous ! Laissez-nous ! » Et ils ont marché tous les deux jusqu’à se trouver en pleine campagne. Mais moi, je sais me faufiler sans me faire voir. En me cachant derrière des arbres, je me suis trouvé assez près pour voir et pour entendre ce qui allait se passer. Jésus lui a demandé son nom et il a parlé quelque temps avec lui. Alors il a mis de la salive sur ses doigts et il a commencé à frotter les paupières fermées de cet homme. Cela durait et j’avais l’impression que Jésus soupirait. Il lui a demandé : « Alors, Tobie, qu’est-ce que tu vois ? » L’autre scrutait le lointain où des hommes s’agitaient à l’entrée du village et il a dit : « Je vois comme des
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arbres là-bas au loin et on a l’impression qu’ils marchent ! » Jésus a ri tant qu’il a pu et il lui a dit : « Mais, Tobie, ce ne sont pas des arbres, ce sont des hommes, tes frères ! » Il lui a de nouveau frotté les paupières avec sa salive. Et l’homme s’est mis à crier de joie car il voyait tout distinctement. Jésus lui a demandé de rentrer directement chez lui sans passer par le village. Mais quelques heures plus tard, tout le monde était au courant. Je n’ai pas pu m’empêcher de raconter, le soir, à Marie de Magdala et à Jeanne ce dont j’avais été le témoin. Une autre fois, c’est la nuit que je me suis rendu coupable d’indiscrétion. Nous dormions dehors comme il arrivait à la belle saison ; je m’étais arrangé pour n’être pas trop loin de Jésus. Au milieu de la nuit, j’ai entendu qu’il se levait et qu’il ne revenait pas. Je me suis levé à mon tour et, à quelque distance, j’ai deviné sa présence éclairée par la lune. Il était assis et ne bougeait pas. Je me suis glissé à l’abri des buissons. Alors qu’il paraissait bien seul, je l’ai entendu qui parlait, doucement. J’ai compris qu’il s’adressait à son Père, tout haut comme il le faisait souvent. Il parlait simplement, comme une personne parle à une autre personne qu’elle aime. Il employait les mots de tous les jours pour dire ses plaintes, mais aussi son amour, sa confiance et son admiration. Je ne sais s’il a perçu ma présence. En tous cas, il n’y a jamais fait allusion et il ne m’a jamais fait de reproche à ce sujet. Au bout de quelques mois, la situation a commencé à se détériorer. En arrivant dans les villes, nous trouvions de plus en plus de scribes venus de Jérusalem qui lui posaient des questions tordues pour lui tendre des pièges. Nous avons été alors très surpris de l’entendre nous dire, à plusieurs reprises, qu’il était temps de nous remettre en route vers Jérusalem et que là ses ennemis l’attendaient, qu’ils le condamneraient et qu’ils le mettraient à mort. À l’entendre, c’était comme s’il était venu pour cela : c’était de cette
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manière-là qu’il allait réussir sa mission. Nous n’y comprenions rien, et Pierre a parlé en notre nom à tous. Il a dit que c’était ridicule. Il y avait tant de personnes en Galilée qui accueillaient son message avec joie, pourquoi aller se jeter dans les griffes de ces gens de mauvaise foi qui ne rêvaient que de le perdre ? Mais Jésus s’est fâché. Puis, après avoir repris son calme, il nous a expliqué que c’était à Jérusalem que l’on pouvait le mieux inviter notre peuple à remplir sa mission. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre ce jour-là. À petites étapes, nous avons repris la route de la Judée. Là, les choses ont été très vite. Je n’ai pas tout suivi. Je suis beaucoup resté à la maison, car j’étais très fatigué. J’avais beaucoup de choses à raconter à mes parents. Et puis, il faut le reconnaître, j’avais peur. Jésus et les siens ne sont pas beaucoup venus à la maison, car ils se savaient surveillés et ils dormaient le plus souvent dehors, dans des endroits différents. Un soir cependant, Jacques est passé rapidement. Il semblait très inquiet. Il nous a raconté que Jésus venait de prendre avec eux un repas d’adieu. Tous s’étaient ensuite donné rendez-vous au jardin de Gethsémani, tout proche de chez nous. Jacques demandait qu’on renseigne ceux qui chercheraient comment les rejoindre. Puis il est parti. Je savais que si je demandais à mes parents la permission de les rejoindre, ils refuseraient. J’ai donc été me coucher sans rien dire et je me suis dévêtu. Mais j’étais si angoissé que je ne parvenais pas à dormir. Au bout de quelques heures, je me suis enroulé dans mon drap et j’ai mis mes sandales. Sur la pointe des pieds, je suis sorti et j’ai couru jusqu’au jardin des oliviers. Il faisait très sombre. J’ai tout de même perçu que le groupe de disciples dormait dans un coin du jardin ; seulement les hommes ; la situation était devenue trop dangereuse pour les femmes. Dans le coin opposé, Jésus se tenait à genoux. Trois des siens se tenaient près de lui, mais ils dormaient et on les entendait même ronfler. Je me suis
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glissé vers lui pour pouvoir entendre sa prière sans qu’il perçoive ma présence. Ce que j’ai entendu cette nuit-là, j’étais bien jeune pour le recevoir. Et il m’a fallu bien des jours ensuite pour que la blessure devienne supportable. Il gémissait sous le poids de la douleur et il demandait à son Père que cette épreuve lui soit épargnée. Puis, après de longs temps de silence, il disait son acceptation : « Que ta volonté s’accomplisse ! » Et sous d’autres formes, il reprenait cette prière. J’étais ravagé au fond de moi et j’aurais voulu fuir. Mais en même temps, je pleurais avec lui. Tout à coup, on a entendu des bruits métalliques. Des soldats qui portaient des torches se sont précipités vers lui. Judas, l’un de ses amis, l’a désigné en l’embrassant. L’un des trois qui dormaient près de lui a fait mine de résister, mais Jésus l’a calmé. J’ai été pris de panique ; je me suis levé brusquement pour fuir. Un des soldats a saisi mon drap ; je l’ai lâché et je me suis enfui à poil. J’ai couru vers la maison. La nuit était totale. Je ne pensais plus à rien. Je pleurais et je gémissais tout haut. Toute la suite, on me l’a racontée. Pendant plusieurs jours, je suis resté trop choqué pour sortir de la maison. Plusieurs fois, des femmes, parmi ses disciples, sont venues prendre de mes nouvelles. Marthe et Marie, de Béthanie, ne passaient jamais devant la maison sans s’arrêter. Parler avec elles m’a fait un bien énorme. Elles m’ont annoncé cette nouvelle inouïe, mais qui ne m’étonnait pas tellement : « Il est vivant. Marie de Magdala l’a vu ; il nous a donné rendez-vous en Galilée. » Les années ont passé. Je suis resté auprès de mes parents pour les aider dans leur entreprise de paniers. Mais bien vite notre maison est devenue l’une de celles où les disciples de Jésus se réunissaient, en particulier le premier jour de la semaine pour faire mémoire de
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ce qu’il avait vécu parmi nous. Quand notre nombre est devenu plus important, les Juifs ont commencé à nous persécuter. Nous avons pleuré la mort d’Étienne, puis celle de Jacques, le frère de Jean. Soudain, nous avons appris qu’Hérode venait de faire jeter Pierre en prison. Nous le savions en danger de mort et, ce soir là, nous nous étions rassemblés en nombre à la maison afin de prier pour sa libération. Voilà qu’au milieu de la nuit, quelqu’un frappe au battant du portail extérieur. Notre servante, Rhodé, sort dans la cour pour demander qui frappe et elle entend la voix de Pierre qui appelle. Elle est tellement bouleversée qu’elle oublie d’ouvrir. Elle court à l’intérieur pour annoncer que Pierre est là dehors. On lui dit qu’elle est folle ; d’autres disent que c’est peut-être son ange gardien… Mais comme Pierre continue à frapper, on finit par lui ouvrir. Il nous raconte alors de quelle manière merveilleuse les portes de la prison se sont ouvertes pour le laisser sortir. Cette histoire, connue de nous tous, est de celles que nous aimons nous raconter dans nos repas de famille et nous ne cessons d’en rire après des années. Malgré tout, il devenait dangereux, pour les disciples de Jésus, de rester à Jérusalem. Beaucoup allèrent s’installer à Antioche. C’est là qu’on a commencé à nous appeler « les chrétiens ». Or j’ai un oncle qui s’appelle Barnabé, à qui on a confié la mission d’organiser cette communauté d’Antioche. C’est lui qui a été chercher Paul à Tarse afin qu’il l’aide. Un jour où Barnabé et Paul étaient de passage à Jérusalem, mon oncle m’a proposé de m’emmener avec lui. Puis, quelques années plus tard, quand Paul et Barnabé ont été envoyés en mission vers l’île de Chypre, ils m’ont emmené avec eux. J’ai beaucoup d’admiration pour Paul. Mais, vraiment, nous ne sommes pas faits pour travailler ensemble. Quand il a refusé que je me joigne à eux pour poursuivre leur mission en Pamphylie, puis en Pisidie, cela ne m’a pas fait tellement plaisir, mais cela ne m’a pas non plus étonné. Je suis rentré à Jérusalem et je
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reste maintenant à la disposition de Pierre et des autres pour faire connaître la bonne nouvelle de Jésus. Je ne désespère pas de me réconcilier un jour avec Paul et de prendre part à sa mission.
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Bartimée, l’aveugle de Jéricho
Voir À Jéricho, Jésus rencontre deux hommes qui veulent voir. L’un est très pauvre, l’autre très riche. Entre eux Jésus ne fait pas de différence. Pour évoquer sa rencontre avec Bartimée, je me suis inspiré du récit de Marc (10, 46-52). Cependant, à la différence de Marc, Luc (18, 35-43) situe cette rencontre non pas à la sortie de la ville, mais à l’entrée. C’est le choix que nous faisons ici : cela permet à Bartimée d’être témoin de la rencontre de Jésus avec Zachée. « Ce que nous avons vu de nos yeux » dira la première épître de Jean. Parmi les bouleversements qu’apporte Jésus, voilà sans doute un des plus importants. On avait toujours cru que « nul ne peut voir Dieu sans mourir ». Les contemporains de Jésus ont été conduits à croire que Dieu se révélait sur un visage d’homme : « Qui me voit, voit le Père. » Il faudra des siècles pour que les chrétiens d’Orient reconnaissent qu’on peut rencontrer Dieu à travers les images, les « icônes ». Et notre époque redécouvre que tout visage humain nous convoque à devenir responsables, nous appelle à devenir ce à quoi nous sommes appelés, à être fidèles à notre origine divine.
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Il n’est pas invraisemblable que Bartimée, qui se met à la suite de Jésus, arrive à Jérusalem alors que commence la fête des Tentes qui était l’un des trois grands pèlerinages de l’année. C’était l’antique fête des moissons. Mais on y célébrait aussi ce temps où le peuple avait vécu dans le désert sous des tentes ; pour cela on dressait des cabanes de branchages où l’on vivait pendant une semaine. Deux autres rites marquaient cette fête : les libations avec l’eau de la piscine de Siloé, et les lampes qui, tous les soirs de la semaine, illuminaient le Temple. Quelle belle occasion, pour deux aveugles guéris, de célébrer la lumière qui leur est donnée !
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e ne suis pas retourné à Jéricho depuis que Jésus m’a entraîné sur le chemin avec lui. Après notre séjour à Jérusalem, je me suis joint à son groupe qui retournait en Galilée. Ma grande tristesse est de ne l’avoir pas accompagné quand il mourait sur la colline. Mais, quelques semaines plus tard, j’ai compris qu’il était vivant avec nous et qu’il nous offrait son pardon. J’ai alors suivi l’enseignement des apôtres et ils m’ont envoyé sur les routes pour annoncer la bonne nouvelle. On m’appelle le fils de Timée, mais voilà bien longtemps que ma famille m’a abandonné. J’avais une dizaine d’années quand mes yeux ont commencé à être malades. Et, en quelques mois, je suis devenu complètement aveugle. On a estimé, autour de moi, que j’étais maudit et j’ai été mis à la rue. J’avais jusque là assez couru à travers la ville pour la connaître dans ses recoins. J’ai bien réfléchi aux habitudes des gens et j’ai calculé, dans ma tête, les endroits les plus propices pour demander l’aumône, en particulier sur la route qui mène à Ephraïm. Pour m’abriter la nuit, je me suis trouvé un coin de grange, avec un peu de paille. Je n’ai jamais souffert de la faim. Peu à peu, au long des années, je me suis entraîné à me servir de ma voix pour attirer l’attention des passants. Je savais provoquer la pitié sans être indécent. Je savais aussi faire rire pour me gagner des amis. Je connaissais la voix de chacun : en les écoutant parler, je devinais leur visage et je les appelais par leur nom. Je sentais s’ils étaient dans leur bon jour, je devinais leur tristesse. J’avais appris, au long des jours, à les faire parler. Et pourtant, quelle souffrance de ne pas communiquer avec les yeux ! Quelle souffrance de ne pouvoir qu’imaginer la beauté des visages et des corps de ces hommes et de ces femmes que je frôlais en gagnant mon poste de travail de mendiant.
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Mais ma plus grande tristesse me venait de ce chemin au bord duquel je me trouvais assis. Je les entendais tous venir de loin. Chacun marchait à son rythme : il y avait les commerçants chargés de lourds fardeaux, les femmes qui arrivaient, légères et bavardes, et puis je les entendais repasser en hâte avec leur tablier débordant de nourritures ; il y avait les vieux que je reconnaissais au troisième bruit de leur canne ; et puis surtout il y avait les enfants qui couraient, sautant par-dessus les trous, trottant comme des cabris. Là j’avais vraiment envie de crier à Dieu ma colère. Tous allaient et venaient sur ce chemin ; j’étais le seul à rester sur le bord du fossé, assis au milieu des pierres et des mauvaises herbes.
Et voilà que, vers la fin de l’été, le bruit a couru dans la ville. Jésus, le prophète de Galilée devait traverser notre cité ; il se hâtait vers Jérusalem. Déjà, quelques mois plus tôt, il était passé chez nous. Je ne l’avais su qu’après son départ. Mais tous ceux qui l’avaient vu disaient leur étonnement. Je m’étais bien promis que, cette fois, je ne laisserais pas passer l’occasion. C’est vers la neuvième heure qu’on a entendu approcher un groupe d’hommes et de femmes. Leur accent galiléen ne laissait pas d’erreur possible. Aussitôt les gens ont commencé à se bousculer ; certains l’acclamaient, d’autres demandaient de l’aide. J’ai senti le groupe qui passait devant moi sans s’arrêter. Alors je me suis mis à gueuler comme je l’avais rarement fait : « Jésus, Bar David, au secours ! Jésus écoutemoi ! » Ma voix couvrait le tumulte. Les gens m’ont dit de me taire. On ne s’entendait plus ! Je ne respectais rien ! « Laisse-nous en paix, Bartimée ! Cela ne te concerne pas ! » Mais tout à coup, loin déjà, dans le groupe qui était en train de s’éloigner, un homme a crié, aussi fort que je l’avais fait : « Qui estce qui m’appelle ? » Je lui ai répondu : « C’est moi, Jésus ! C’est Bartimée ! Viens à mon secours ! » « Mais faites-le donc venir » a dit
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Jésus. Pourtant les gens, autour de moi, semblaient ne pas y croire : après tout, je n’étais qu’un mendiant estropié ! : « On dirait que c’est toi qu’il appelle. » Mais personne n’avait l’idée de me conduire jusqu’à lui. Alors je me suis levé d’un bond et j’ai couru droit devant moi. Jésus criait : « Bartimée, tu m’entends, viens ! » Et moi guidé par sa voix, je courais, en levant haut les pieds pour ne pas trébucher. Un homme a dit : « Ta canne ! Ton manteau ! » Qu’il les garde ! Je n’en avais aucun besoin. J’ai couru jusqu’à ce que je bute contre lui. Il a refermé les bras quelques instants, puis il m’a pris par les épaules et il m’a dit : « Bartimée, qu’est-ce que tu désires ? » Il n’y avait en moi qu’un cri que j’ai hurlé comme un fou : « Je voudrais voir ! » La lumière a filtré peu à peu à travers mes paupières et, quand je les ai ouvertes, j’ai vu son visage qui me souriait. Était-ce la maladie qui sortait ou l’émotion qui me submergeait ? Mes yeux étaient inondés. J’ai aussitôt regardé le chemin, ce chemin qui avait été mon compagnon pendant tant d’années et qui ne m’avait emmené nulle part. Je lui disais : « Je te tiens maintenant et je ne te lâcherai plus. Tu me conduiras jusque là où Jésus voudra m’entraîner. » Comme c’était bon de pouvoir poser mes pieds bien doucement sur le sol sans avoir à lever les genoux comme je l’avais fait si longtemps. Deux des femmes du groupe riaient en me regardant. Elles riaient parce que, juste avant d’arriver à Jéricho, plusieurs compagnons de Jésus s’étaient disputés pour savoir qui serait assis à ses côtés dans son royaume. Et ces femmes me sentaient si heureux de marcher qu’elles se sont exclamées : « Et dire que ces deux-là cherchaient comment ils pourraient le mieux s’installer sur des trônes ! Tu te rappelles ! » Moi aussi, j’ai bien ri avec elles. Nous avons gagné le centre de la ville. La foule était de plus en plus dense. Tout le monde voulait le toucher. La nouvelle de ma guérison augmentait l’enthousiasme. Je me trouvais tout près de
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Jésus et je ne me lassais pas de le regarder. Il était détendu et ce climat de fête le faisait rire. À un moment, il s’est arrêté et il a regardé en l’air. Nous avons suivi son regard. Il y avait là, perché dans un sycomore, un petit homme qui l’observait avec attention. Il était très petit, mais j’ai remarqué aussi la qualité de ses vêtements. Autour de nous, plusieurs ont ricané : « Mais c’est Zachée ! » Je ne l’avais jamais vu ; mais, comme tout le monde à Jéricho, je savais que c’était le nom du chef des percepteurs d’impôts, une personnalité. Jésus s’est arrêté, il l’a salué de la main et il a dû crier pour couvrir le tumulte : « Zachée, tu m’entends, dépêche-toi de descendre. Veux-tu nous recevoir chez toi, ce soir ? » Les gens se sont répété les uns aux autres ce qu’ils avaient entendu. Il y a eu un moment de stupeur, puis des murmures se sont levés. Comme je me trouvais auprès de Jésus, je lui ai touché la manche et je lui ai dit : « Jésus, tu sais bien de qui il s’agit ? » Je croyais qu’il y avait un malentendu : il fallait lui éviter de faire un impair ! Jésus s’est tourné vers moi, comme s’il n’y avait personne d’autre autour de nous et, en souriant, il m’a dit : « Bartimée, tu as remarqué avec quelle ardeur Zachée désire me voir ? » C’était tout. Il n’attendait pas de réponse de moi. Mais c’était la première baffe que je recevais de lui ; j’en recevrais d’autres encore et d’aussi efficaces. Mon désir de voir Jésus avait été assez fort pour guérir mes yeux ; et voilà que j’avais douté que cela puisse être vrai pour cet autre fils d’Abraham qui était perdu comme je l’avais été. Était-ce plus difficile de guérir son cœur que mes yeux ? Tout le groupe de Jésus a suivi Zachée jusqu’à sa maison qui était l’une des plus belles de la ville. Il a appelé sa femme Rebecca, ils ont mobilisé tous les domestiques. En peu de temps, un grand festin nous a été offert. Je m’étais joint au groupe sans que personne ne me pose de question. Pendant le repas, Zachée ne cessait de parler à Jésus, je me trouvais trop loin pour les entendre, mais je voyais que Jésus avait l’air heureux de ce qu’il entendait.
Bartimée, l’aveugle de Jéricho
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Il paraît que notre percepteur commençait à faire le compte de tout ce qu’il devrait rendre pour réparer les torts qu’il avait faits. Notre hébergement avait été préparé par Jeanne et Judas qui semblaient bien connaître leur affaire. Le lendemain matin, nous avions rendez-vous à la porte de la ville et nous nous sommes mis en route pour Jérusalem. J’étais heureux à la perspective de faire enfin connaissance avec notre ville sainte. Sur la route, nous étions accompagnés d’une multitude de pèlerins, chargés d’offrandes, car la semaine qui approchait était celle de la fête des Tentes. Nous avons aussitôt gagné le Temple ; et alors que nous sortions, Jésus s’arrête devant un jeune mendiant qui avait posé sa canne auprès de lui : il était aveugle. Jésus a commencé par lui demander son nom. « Dan », lui a-t-il répondu ; et il lui a expliqué que, depuis sa naissance, il n’avait jamais vu la lumière. Quand j’ai une émotion forte, j’ai du mal à retenir ma langue : « Mais enfin, c’est de la faute de qui ? » ai-je demandé à Jésus. À Jéricho, tout le monde me disait que, si la justice de Dieu m’avait rendu aveugle, c’était évidemment parce que je l’avais mérité. Je n’y comprenais rien, mais j’en étais venu à le croire. Mais là, un aveugle-né ! Il n’avait tout de même pas péché dans le ventre de sa mère ! Ou bien était-il puni pour un péché de ses parents ? Jésus a simplement dit : « Mais c’est de la faute de personne ! » Il n’a rien ajouté, mais c’est ce qu’il a fait ensuite qui nous a éclairés. Il s’est assis, puis il s’est mis à cracher dans la poussière. Avec ses doigts, il malaxait la boue, puis il crachait encore et il continuait son modelage. Aucun de nous ne s’y est trompé : nous avions tous à l’esprit l’image de Dieu créant le premier homme comme un potier qui travaille la boue. Dan n’était pas aveugle à cause de quelque péché, mais parce que sa création n’était pas achevée. Ses yeux étaient encore en chantier et il ne fallait pas perdre de temps. En regardant tous ces estropiés qui mendiaient
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aux portes du Temple, nous nous disions que nous avions pris bien du retard. Et Dieu attendait que nous nous y mettions. C’était à nous tous qu’il revenait de poursuivre ce qu’il n’avait fait que commencer. Jésus nous a bien laissé le temps de réfléchir. Puis, avec cette boue, il a frotté les paupières fermées de Dan. Il lui a dit ensuite : « Maintenant, si tu veux, tu vas aller te laver les yeux à la piscine de Siloé. » J’étais troublé par le silence de Dan : il allait falloir qu’il s’y mette, lui aussi, s’il voulait guérir. J’ai dit à Jésus que je me chargeais de l’affaire. On a convenu qu’on se retrouverait au parvis des femmes à la tombée de la nuit. J’ai pris Dan par le bras et nous avons suivi le flot des gens qui gagnaient la piscine : on m’avait dit que c’était là qu’on puisait l’eau pour les libations. J’ai commencé à parler avec lui. Je lui ai dit ce que j’avais vécu ; je lui ai raconté le soleil, les oiseaux, les fleurs, les couleurs des fruits sur les étals des marchands ; je lui ai parlé du sourire des enfants, de la beauté des femmes en habit de fête. Je lui ai même dit qu’il était beau, lui, Dan. Je n’ai été rassuré que lorsqu’il a fini par me dire, en souriant, qu’il voudrait bien voir cela. Alors on a été ensemble jusqu’à la fontaine et il a frotté ses yeux plusieurs fois avec cette eau. Il a commencé à dire doucement : « C’est incroyable ! » puis il l’a dit plus fort et il s’est mis à crier : « Je vois ! » J’ai passé la semaine avec Dan. Le soir, il rentrait chez ses parents et je rejoignais le groupe de Jésus au Temple. Pour la fête, les lévites y avaient dressé une estrade ; et, accompagnés de divers instruments, ils chantaient les psaumes et d’autres prières. Le premier jour, à l’emplacement où Dan avait l’habitude de mendier, nous avons discuté avec les gens qui étaient habitués à le voir ; ils n’arrivaient pas à croire que c’était vraiment lui. Je ne sais combien de fois il a fallu leur raconter ce que Jésus avait fait. C’est alors qu’un groupe de pharisiens est venu nous rejoindre.
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Ils nous ont invités à l’assemblée de leur fraternité pour le lendemain. Ils étaient là une vingtaine d’hommes à la mine sévère. Ils ont à nouveau interrogé Dan qui a recommencé son récit dans le détail. Quand ils ont appris que cela s’était passé pendant le sabbat, ils ont commencé à discuter. « Cela ne peut pas venir de Dieu, disaient les uns, c’est un jour de sabbat qu’il a entrepris ce travail ! » Les autres rétorquaient : « Mais guérir un aveugle-né ! On n’a jamais vu cela ! » Et ils ont fini par se disputer. Dan et moi, nous avons respectueusement attendu d’être sortis pour éclater de rire : cela valait le coup d’avoir des yeux pour assister à une telle comédie. Avant de nous laisser partir, ils avaient fait promettre à Dan de leur amener ses parents. Ceux-ci n’étaient pas enchantés d’être ainsi convoqués. Mais ils savaient que les pharisiens avaient de l’influence. Il valait mieux ne pas être mal vu d’eux. Le lendemain, nous voilà donc revenus. « C’est bien votre fils ! Et vous dites qu’il est né aveugle ! Alors comment expliquez-vous qu’il voie ? » Les parents se sont contentés de dire que Dan avait l’âge de répondre. Et lui a commencé à s’enhardir. Il leur a demandé, en riant, pourquoi ils s’intéressaient tant à Jésus et s’ils voulaient devenir ses disciples. Eux se sont mis en colère et ils l’ont chassé en lui disant qu’ils n’avaient pas de leçon à recevoir de quelqu’un qui était né dans le péché. Nous y revoilà : aveugle, donc pécheur ! Quand, le soir, j’ai raconté cela à Jésus, il était désolé de leur entêtement. Puis il m’a dit : « Tu devrais proposer à Dan de venir me voir » Le lendemain soir, on s’est donc tous retrouvés au Temple. Les lévites avaient accroché une multitude de lampes à huile le long des murailles. Pour Dan et pour moi, c’était un éblouissement. Dan n’arrêtait pas de dire à Jésus : « Mais comment se fait-il qu’ils soient aveuglés à ce point ? » Jésus lui a dit alors : « Voilà bien pourquoi je suis avec vous. Ceux qui ont la pré-
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tention d’éclairer les autres sont devenus des aveugles. Et tous ceux qui ont le désir de voir s’ouvrent à la lumière. »
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Nicodème, celui qui vint trouver Jésus la nuit
Le sanhédrin Soixante et onze hommes se réunissent dans l’enceinte du Temple pour exercer les charges administratives et judiciaires suprêmes sous le contrôle de la puissance occupante ou des rois hérodiens qui sont les créatures des Romains. Ce Conseil interprète la Loi et juge en dernière instance. Trois catégories de personnes constituent cette assemblée : - DES PRÊTRES : C’est toujours le Grand prêtre qui préside le sanhédrin. De toute antiquité, il était choisi dans la famille des Sadocites. Puis, entre 152 et 37 av. J.-C., dans la famille des Asmonéens. Mais, depuis cette date, ce sont les Hérodiens ou les Romains qui désignent le grand prêtre, dans d’autres familles sacerdotales, considérées comme du commun. La principale de ces familles est celle des Hanne. Pour contrôler le système, les Romains gardent dans leur forteresse les habits sacrés sans lesquels le grand prêtre ne peut officier. - Font partie du Conseil les anciens grands prêtres et les prêtres en chef, comme le commandant du Temple, le surveillant du Temple, le trésorier, les chefs des sections sacerdotales…
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DES ANCIENS : À côté de cette aristocratie sacerdotale, des
grandes familles de propriétaires terriens constituent une aristocratie laïque fortement imprégnée par la culture et les mœurs grecques. Ils jouissaient du privilège d’apporter le bois des sacrifices. Comme les prêtres, ils sont plutôt dans la mouvance sadducéenne. - On peut penser que Joseph d’Arimathie faisait partie du Conseil comme Ancien. - DES SCRIBES : Venus de toutes les couches de la population citadine, ils tiennent leur puissance de leur savoir. De leurs maîtres, ils ont reçu la Tradition : ils sont experts dans la législation religieuse et ils prennent des décisions dans des questions relevant de droit pénal. À l’époque qui nous intéresse, les scribes jouissent d’un grand prestige dans la population : c’est la classe qui monte. Les Pharisiens sont un mouvement de piété qui se recrute essentiellement parmi les laïcs des villes et des campagnes. S’efforçant de suivre, dans les plus petits détails, les règles de pureté de la Loi, ils veulent être la vraie communauté sainte d’Israël. Les dirigeants de ce mouvement sont des scribes.
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oilà plus de quinze ans que j’ai été exclu du Sanhédrin. Je dois reconnaître que Caïphe, le grand prêtre en exercice, aurait pu le faire plus tôt. Sans doute craignait-il de se faire mal voir par tous ceux qui, à Jérusalem, appréciaient ma connaissance des Écritures. Dès ma petite enfance, mes parents m’avaient mis à l’école du fameux Hillel. J’ai eu aussitôt pour ce rabbin une grande vénération. Venu de Babylone pour s’initier aux sciences sacrées, il avait longtemps travaillé de ses mains pour survivre, puis mes parents, avec d’autres, l’avaient soutenu de leurs dons. J’ai tout appris de lui et, quand j’ai eu quarante ans, c’est lui qui m’a accrédité comme scribe. J’ai alors pu fonder mon école et c’est la popularité que j’ai acquise dans le peuple de la ville qui m’a valu d’être appelé à faire partie du Sanhédrin. Outre le règlement des affaires courantes, le Grand Prêtre nous convoquait souvent pour des questions d’ordre public. Nous étions informés par notre police des risques de troubles qui étaient fréquents. Notre souci était de réagir au plus vite pour tuer dans l’œuf tout mouvement d’insurrection. Nous pensions ainsi limiter les violences en évitant les interventions armées d’Hérode Antipas en Galilée et surtout celles des Romains qui étaient toujours brutales. Certains, dans notre assemblée, ne manquaient jamais de dénoncer les abus de nos propres percepteurs qui étaient aussi source de beaucoup de violences. C’est ainsi que nous avions envoyé une délégation auprès de Jean qui baptisait sur le bord du Jourdain. Ils nous avaient aussitôt rassurés : Jean n’appelait qu’à une conversion morale et il annonçait quelqu’un qui viendrait après lui. D’ailleurs, Hérode
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s’était très vite chargé de régler le problème en le mettant en prison pour des raisons personnelles. Peu de temps après, nous avons commencé à entendre parler de Jésus de Nazareth qui s’était mis à rassembler une petite troupe d’hommes et de femmes, des gens de peu, nous disait-on. Mais ce qui était plus inquiétant, c’est que Jésus, qui guérissait de nombreux malades, attirait de grandes foules. Aussitôt, nous avons désigné trois émissaires pour surveiller ce mouvement et nous renseigner régulièrement. Ils nous ont d’abord rassurés : ce groupe était très pacifique. Il comptait d’ailleurs de nombreuses femmes. Jésus invitait chacun à pardonner et à ne pas riposter aux coups et aux injures. Mais, nous rapportait-on, Jésus s’en prenait, avec vigueur, aux puissants. Il reprochait aux prêtres de se servir du Temple et de ses sacrifices pour exploiter les pauvres. Il dénonçait ceux qui accumulaient des richesses et tardaient à payer leurs salariés. Il s’en prenait surtout à nous, les scribes, nous reprochant de chercher les premières places dans les synagogues, d’imposer aux gens des lois religieuses que nous savions contourner pour nous-mêmes, ou bien encore de tenir cachée une science religieuse qui aurait aidé le peuple et dont nous ne faisions pas usage. Chacun de nous en prenait pour son grade. Nous percevions combien il était lucide sur le fonctionnement de notre société. Notre pouvoir reposait sur notre prestige et sur la vénération du peuple. Il était très dangereux qu’un homme qui se réclamait de notre Dieu conteste le caractère sacré de nos institutions. Nous étions bien décidés à surveiller cet homme de près. J’étais solidaire de mes collègues du sanhédrin. Il fallait sauver notre peuple de tout risque de déchirement. Mais, en même temps, ce que j’entendais dire de Jésus ne me laissait pas en paix. Avec un certain nombre de mes collègues scribes, j’étais membre
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d’une confrérie de pharisiens. Nous cherchions à suivre la Loi jusque dans les plus petits détails. Nous pensions qu’en entraînant le peuple dans ce mouvement de sainteté, nous obtiendrions la venue du Messie. Je me demandais si Jésus n’œuvrait pas dans le même sens. Dès son premier passage à Jérusalem, j’ai donc décidé d’en savoir plus pour mon propre compte. Il n’était pas question que je me mêle à la foule des gens du peuple qui se pressaient pour l’écouter. J’ai donc demandé à Manassé, un de mes disciples en qui j’avais grande confiance, de le suivre, de l’écouter et, au besoin, de lui poser quelques questions embarrassantes. Il a été très impressionné : « Voilà un homme qui parle avec autorité. Il connaît l’Écriture et il en fait une parole qui fait vivre ! » Il était surpris surtout de la tendresse que Jésus manifestait envers les rejetés, ceux qui avaient faim, ceux qui étaient en deuil, ceux que personne ne regardait. Mais, quand Manassé a commencé à interroger Jésus au sujet des pharisiens, il a été servi : « Vous les pharisiens, vous vivez pour les apparences. Vous accomplissez ostensiblement toutes les prescriptions de pureté, mais l’intérieur ? Vous payez la dîme sur les fines herbes, mais la justice envers vos frères, qu’est-ce que vous en faites ? Vous aimez vous montrer sur les places publiques pour qu’on vous voie prier ou faire l’aumône. Ou bien vous vous composez le visage pour qu’on voie bien que vous êtes en train de jeûner… Tout cela, c’est pour qu’on vous admire ! » D’abord, je l’ai très mal pris, car nous, les pharisiens, si nous nous faisions voir, c’était parce que nous voulions être une lumière pour les gens de notre peuple. Puisqu’ils n’avaient pas fait d’études, il était inutile de les convaincre. Il suffisait qu’ils nous admirent et qu’ils nous imitent dans l’accomplissement de la Loi. Mais, en même temps que ces paroles de Jésus m’indignaient, j’admirais le courage de celui qui les prononçait. « Il avait une
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grande tristesse au visage quand il disait ces mots, me racontait Manassé. C’était comme s’il se disait que tant de générosité dépensée, c’était comme si la flèche manquait la cible. » Il fallait que j’y voie plus clair. J’ai demandé à Manassé de négocier avec Jésus un entretien privé, la nuit, à l’endroit qu’il choisirait. Nous nous sommes rendus chez un artisan dont la maison nous avait été indiquée. C’est Jésus qui nous a ouvert, il m’a fait entrer pendant que Manassé restait à la porte pour faire le guet. On entendait des personnes dormir dans les pièces voisines. Jésus m’a proposé de l’eau et nous avons bu ensemble. Il paraissait beaucoup plus jeune que moi ; je savais qu’il ne venait d’aucune des grandes écoles rabbiniques de Jérusalem. Mais, quand je lui ai exprimé mon respect, je ne mentais pas. J’ai d’ailleurs été surpris que, quand il citait l’Écriture, il quittait la langue araméenne pour dire le texte dans la langue hébraïque que seuls les scribes comprennent. Tout de suite, j’ai perçu que sa parole était de celles qui nous conduisent ailleurs. Il ne répondait pas aux questions que je lui posais. Il se contentait d’ouvrir une porte que j’étais en droit de franchir. Je lui ai parlé d’abord de mon désir de « connaître » ; et lui m’a répondu qu’il me fallait « renaître ». Ce n’était pas autre chose, c’était à un autre niveau. J’ai essayé de m’évader en lui disant, dans un rire, que j’étais bien vieux pour sortir à nouveau du ventre de ma mère. Mais toute notre vie n’est-elle pas une naissance ? Et quand notre mère nous a fait sortir d’en bas, n’a-t-il pas fallu ensuite qu’elle nous porte vers le haut ? Plongés dans les eaux de la naissance, n’a-t-il pas fallu ensuite que nous soyons plongés dans le souffle de la parole ? En nous portant à sa bouche, notre mère ne nous a-t-elle pas fait devenir des êtres d’écoute et de relation ? Et qui peut dire que Dieu ait fini de faire pour lui ce geste créateur qui est un geste maternel ? Il me semblait que, dans cette conversation, chaque mot pouvait avoir plusieurs sens entre lesquels il me revenait de choisir. Je
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ne savais plus par exemple s’il me fallait naître « de nouveau » ou « d’une race nouvelle » ou « d’en haut » ou « selon mon origine »… Dans les débats rabbiniques, j’avais pris l’habitude de mémoriser ce que je n’avais pas le temps de comprendre afin d’en faire ma nourriture dans les jours suivants. Je suis rentré chez moi sans dire un mot à Manassé. Je ne savais plus où j’en étais. J’avais voulu situer Jésus parmi tous les courants spirituels et politiques de notre époque. Il était tout à fait ailleurs. Mais, en même temps, il était tellement avec moi qu’il me fallait maintenant décider qui j’étais et où j’allais. Un vent s’était mis à souffler pour moi et je ne savais ni d’où il venait ni où il me porterait. Tout au long des mois qui ont suivi, nous avons continué à recevoir des renseignements sur le mouvement de Jésus. J’avais l’impression que, malgré les oppositions qui se multipliaient, Jésus allait droit son chemin. Un jour, cela a été pour nous comme un coup de tonnerre : le bruit courait, à travers la ville, que Jésus avait rendu la vie à un homme qui était resté trois jours au tombeau. On donnait le nom de cet homme, Lazare, et les gens avides de sensationnel faisaient le voyage de Béthanie où il habitait. Le sanhédrin a été convoqué. On nous a informés de la situation et Caïphe a été catégorique : il valait mieux que cet homme-là meure plutôt que d’attirer le malheur sur tout le peuple. Plus tard, j’ai rapporté cette phrase à ses amis et ils y ont vu une parole prophétique. Pour ma part, j’ai refusé de prendre part au vote qui le condamnait. Un autre conseiller a adopté la même attitude, un ancien, Joseph d’Arimathie. Quelques jours plus tard, c’était la veille de la grande Pâque, nous avons été convoqués dès le lever du jour. Jésus avait été arrêté et Caïphe l’avait interrogé dans la nuit. Il a été introduit au centre de notre assemblée. Je ne sais s’il m’a reconnu ; il n’était pas du genre à chercher à m’influencer. Mais c’est à ce moment
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que les choses ont basculé en moi. Totalement désarmé, il se taisait. Il avait tous les arguments pour nous convaincre, je le savais. Et il se taisait. Il poursuivait l’œuvre de nos prophètes, c’était devenu pour moi une certitude. Et il se taisait. C’était comme s’il voulait descendre avec nous au plus profond de notre aveuglement pour nous y chercher et nous faire revenir à la vie. Il y a eu des faux témoins. Il y a eu des imprécations grandiloquentes. Personne ne s’y trompait, pas même Caïphe. Celui qui se tenait là au milieu de nous, c’était lui qui faisait basculer notre histoire. Personne n’a rien pu faire contre sa condamnation, ni Joseph d’Arimathie ni moi. Nous nous sommes rejoints, tous les deux, à la sortie du Temple, je l’ai accompagné chez lui et nous avons compris que, l’un comme l’autre, nous considérions Jésus comme un envoyé de notre Dieu Les serviteurs de Joseph faisaient la navette entre la maison et les lieux où le drame se jouait. Ils nous ont raconté le procès devant Pilate, le détour chez Hérode, la condamnation et la mise à mort sur la colline du Crâne. Notre préoccupation a été alors de descendre le corps du crucifié avant que commence le grand repos du sabbat. Nous savions bien que les corps des suppliciés qui restaient sur les croix étaient, en peu de jours, dévorés par les rapaces et par les chiens errants. Joseph a dit : « Voilà ce que je dois faire. Mon tombeau est disponible ! » Nous nous sommes précipités chez Pilate. On nous a introduits, car nous étions connus. Nous avons demandé la permission de descendre le corps au plus vite. Pilate a envoyé un officier pour se renseigner. On lui a répondu que Jésus était mort si rapidement qu’on ne lui avait même pas brisé les jambes. On lui avait seulement percé le flanc avec une lance. Pilate nous a donné l’autorisation de disposer du corps de Jésus. Accompagnés de plusieurs serviteurs qui portaient une échelle et des linges, nous avons couru jusqu’au lieu du supplice. Au pied
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de la croix, il y avait un jeune homme, nommé Jean, et tout un groupe de femmes qui pleuraient en silence. Le tombeau de Joseph d’Arimathie se trouvait dans un jardin tout proche. Nous y avons déposé le corps de Jésus après l’avoir enveloppé d’un linge blanc. Et la trompe a annoncé le commencement de la grande fête de Pâque. Je n’étais pas avec les disciples de Jésus quand il s’est révélé vivant à eux. Il me fallait être discret. Ma qualité de membre du sanhédrin faisait peur à beaucoup d’entre eux. Mais par la suite, deux fois, avec Joseph, nous avons été convoqués pour affaires les concernant. La première fois, on nous a présenté Jean, que j’ai tout de suite reconnu, et un pêcheur galiléen, facilement reconnaissable à son accent, nommé Simon. On les avait arrêtés la veille à l’entrée du Temple parce qu’ils avaient guéri le boiteux qui se tenait, depuis des années, à la Belle Porte. On leur reprochait d’avoir provoqué un tumulte : toujours cette peur des réactions violentes des Romains ! C’est Simon qui a répondu simplement que l’auteur de cette guérison, c’était Jésus que nous venions de mettre à mort et qui était vivant. « La pierre que vous avez rejetée est devenue la pierre d’angle ! » disait-il. Que pouvions-nous dire : le boiteux était là, sur ses pieds, qui opinait du bonnet. On les a fait sortir pour délibérer. Quand, à leur retour, Caïphe leur a demandé de ne plus parler de Jésus, vous pensez s’ils nous ont ri au nez ! Une autre fois, cela avait tourné à la comédie. Ils étaient cinq et ils avaient fait tellement de guérisons que les prêtres les avaient fait jeter en prison. On nous convoque le lendemain matin et voilà que la prison est vide. Ils étaient en train de parler à la foule sous le portique de Salomon. Le commandant du Temple les fait chercher et les prêtres, exaspérés, semblaient bien décidés à en finir avec eux. C’est l’un des nôtres, le scribe Gamaliel qui les a rai-
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sonnés : « Si ce mouvement vient des hommes, il tombera ; s’il vient de Dieu, vous n’y pourrez rien ! » Il fut décidé de les faire fouetter et de les libérer. Mais il était devenu bien visible aux yeux de tous que Joseph et moi étions acquis à la cause de Jésus. Caïphe en a tiré la conclusion que nous ne pouvions rester membres du sanhédrin. Je n’ai pas trop regretté : les gens au pouvoir étaient vraiment trop endurcis. N’était-ce pas par les pauvres que viendrait le salut ? Quelle n’a pas été ma surprise quand, un jour, j’ai rejoint le groupe des premiers disciples de Jésus, de reconnaître, dans les premiers rangs, Élisabeth, ma chère femme, que j’avais soigneusement tenue à l’écart de tout cela. Depuis bien des mois, elle s’était jointe à ceux qui écoutaient Jésus dans la rue et elle lui avait donné sa foi. Comment aurait-elle pu en faire la confidence à un membre du sanhédrin ? Depuis bien des années, nous vivions côte à côte sans beaucoup nous parler. En allant l’un vers l’autre ce jour-là, nous avons ri comme nous ne l’avions pas fait depuis le jour de nos fiançailles.
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Jean, l’ami de Jésus
« La foi voyage incognito » Cette parole du philosophe Kierkegaard exprime quelque chose du risque que je prends en donnant la parole à Jean en l’an 50 de notre ère alors que le fils de Zébédée est âgé de près de 40 ans. Un demi-siècle plus tard va se diffuser un écrit qui commence par « Le Verbe s’est fait chair » et qui se termine par « Ce livre a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Fils de Dieu ». Ce Jean qui en sera l’auteur est-il le même homme que « l’ami de Jésus » ou un de ses disciples ? Peu importe. La question — à laquelle il faut accepter de ne pas y trouver de réponse — reste posée : comment, pendant ces cinquante années, la foi a-t-elle « voyagé incognito » ? Comment, dans les années qui ont suivi la mort et la résurrection de Jésus, les premiers témoins exprimaient-ils leur foi, déjà présente mais en gestation sous le souffle de l’Esprit ? Par quels mots de leur quotidien commençaient-ils à exprimer la foi qui s’explicitera dans l’Évangile de Jean ? Comment l’arbre était-il déjà présent dans la semence qui avait été jetée en terre ? La question a plus d’intérêt qu’il ne semble au premier abord. Car c’est en chacun de nous, tout au long de notre vie, que la Parole trace ainsi peu à peu son chemin. Et c’est dans
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chaque peuple, au long des siècles, que la vérité s’ajuste et invente des mots nouveaux. Quand, sur les routes de Palestine, Jésus dit à ses amis qu’il est « le fils de Dieu », que veut-il dire ? Et qu’est-ce que ces Juifs sont en mesure de comprendre ? Qu’est-ce que Jean, son meilleur ami, a pu commencer à percevoir ? Et quel chemin s’est fait en lui vingt ans plus tard ? Aucun document ne nous le dit. Seule notre méditation de croyant peut s’y essayer.
I
l arrivait souvent que Jésus passe la nuit à prier. Et comme, à la manière de ses frères juifs, il avait l’habitude de prier tout haut, il quittait le village et il partait seul dans la campagne. Les nuits où nous dormions dehors, ce qui était fréquent dans les périodes de grande chaleur, il se mettait à l’écart, à la distance d’un jet de pierre. Un soir, il m’a demandé de l’accompagner avec Simon Pierre et Jacques, mon frère. Il nous a entraînés sur la colline du abor. Après quelques minutes de silence, il a commencé par raconter à son Père ce que nous avions vécu deux jours plus tôt. Dans une rue de Naïm, il avait rendu la vie à un jeune homme dont la mère était veuve. Il parlait de la joie de cette femme. Il s’étonnait de la vie qui dormait dans ce jeune homme et qui s’était à nouveau manifestée. Et puis il racontait tout l’amour qui s’était déployé, ce jour-là, autour de cette femme. À ce moment, il a parlé de Moïse, ou peut-être s’adressait-il, en même temps, à Moïse lui-même. Il a parlé de cette Loi qui nous fait vivre, cette parole de Dieu qui est notre nourriture et qui modèle notre vie. Sans transition, il empruntait les paroles du Psaume : « La loi du Seigneur est parfaite qui redonne vie, elle rend sages les humbles. Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur. Le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard… » Je m’unissais à sa prière, car j’avais déjà compris, à cette époque, tout ce que je devais à cette présence de la Sagesse de Dieu dans notre vie d’hommes. Mais, en même temps, je sentais que Jésus ne pensait pas seulement à chacun de nous ; il pensait à notre peuple et à l’humanité entière qu’il désirait rassembler. Quelqu’un d’autre est entré dans sa conversation. C’était Élie. Il parlait de cette montagne où Moïse avait reçu la Loi et vers laquelle il avait marché, lui aussi, à travers le désert, pendant quarante jours et quarante nuits. Élie racontait qu’il avait cru,
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pendant bien des années, connaître la Loi. Il l’avait criée, avec puissance, au roi Achab et à sa femme Jézabel. Il avait fait tomber le feu du ciel sur le sacrifice préparé pour Dieu et il avait fait massacrer les prophètes de Baal qui trompaient le peuple. Et puis voilà que, sur le Sinaï, il l’avait compris : la loi qui fait vivre n’était pas dans la force ni dans la violence. Dieu n’était ni dans le tonnerre, ni dans le feu, ni dans la bourrasque. C’est dans le murmure d’une brise légère qu’on pouvait entendre sa voix. Élie s’émerveillait. « Je connaissais ta Loi, Moïse, j’en faisais ma nourriture quotidienne. Elle faisait mes délices et mon tourment. Et pourtant, jusqu’à la fin de ma vie, je n’étais qu’en route vers elle. » Ainsi nous entendions Jésus traduire, dans sa prière, l’expérience qui avait été celle d’Élie et qui était aussi la sienne. Après toutes ces années, je comprends, à mon tour, que la Loi n’est pas donnée une fois pour toutes, que la vie de chaque personne est une découverte progressive de la Parole de Dieu. Sans doute en était-il de même dans l’histoire de notre humanité tout entière qui ne cesse de déchiffrer les merveilles à laquelle elle est appelée. Tout cela, l’entendions-nous avec nos oreilles ou à l’intérieur de nous ? Je crois qu’en réalité nous avons passé une partie de la nuit à dormir. Pierre, qui est doué pour dire sans détour ce que nous ressentons tous, s’est écrié : « Qu’est-ce qu’on est bien, ici ! Si on faisait des cabanes ? » Cela a fait rire Jésus. Puis il nous a demandé de ne pas raconter aux autres ce dont nous avions été témoins. « Vous leur raconterez après que j’aurai traversé la mort », a-t-il ajouté. Nous n’avons pas osé lui demander ce qu’il voulait dire. Mais nous n’avons rien oublié. Je repense souvent à cette nuit de prière. Je me souviens que Jésus était rayonnant de joie. Il était comme illuminé de l’intérieur, transfiguré par une présence que nous ne pouvions voir. C’est Jacques qui a fait le rapprochement quelques jours plus tard :
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quand Moïse était descendu du Sinaï, son visage n’était-il pas si lumineux qu’il devait se voiler pour ne pas éblouir ceux avec qui il parlait ? Pourtant, il n’avait vu Dieu que par derrière, après son passage, car nul ne peut voir Dieu sans mourir. Deux années plus tard, au jardin des Oliviers, c’est à nous trois aussi que Jésus a demandé de lui tenir compagnie tandis qu’il entrait dans une grande angoisse. « Dieu frappera le berger et les brebis seront dispersées », nous avait-il dit. Nous n’étions pas sûrs d’avoir compris. Abasourdis, nous étions comme assommés. Nous l’entendions supplier son Père d’éloigner l’épreuve. Puis, après un long silence, il murmurait son acceptation. Parfois je sortais de ma torpeur et je le regardais. Son visage était défiguré par l’angoisse et la tristesse. Dans mon esprit, cette image se mêlait à celle que j’avais vue sur le abor. Quand j’avais accompagné, quelques heures plus tard, les femmes sur la colline où il mourait, alors que son visage se crispait de douleur, j’avais longuement croisé son regard et j’y avais retrouvé cette lumière qui faisait de lui un homme transfiguré par la présence du Très Haut. Ne nous avait-il pas dit que, quand il aurait été élevé, nous le connaîtrions vraiment ? Puis, avec Joseph d’Arimathie et Nicodème, nous l’avions descendu de la croix. J’étais sur l’échelle et, à un moment, sa tête s’était trouvée posée sur mon avant-bras et son visage était là, tout proche du mien. Ses yeux avaient été fermés. Une grande paix l’habitait. C’était comme s’il me disait : « Tout est accompli. » Alors, à nouveau je l’ai revu, rayonnant de gloire sous le regard de son Père. Quand, le lendemain du Sabbat, j’ai vu le tombeau vide, j’ai su, avec certitude, qu’il était entré dans la Vie et que son visage désormais rayonnait de gloire pour l’éternité. Je repense souvent à cette nuit sur le abor. Pendant qu’il disait à Dieu « Papa », je croyais entendre, en réponse, « Tu es mon fils,
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mon bien-aimé. » Que de fois, sur la route — car il me proposait souvent de marcher seul à côté de lui — que de fois je me demandais, en l’écoutant, ce que cela voulait dire. Était-il fils de Dieu comme chacun d’entre nous qui sommes uniques dans le cœur de notre Père ? Était-il fils de Dieu comme le roi David qui, dans le Psaume, fait dire à Dieu : « Tu es mon fils. Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » ? Ou bien cela voulait-il dire que cet homme nous venait de Dieu ? Mais en même temps, je me demandais comment un homme si fragile pouvait nous venir du Dieu très fort ! Je le sentais si petit avec les petits, comme s’il avait quelque chose de nouveau à apprendre d’eux ! Il était toujours prêt à s’émerveiller, comme s’il découvrait parmi nous des richesses qu’il ignorait ! Autant que moi, il se réjouissait de notre amitié comme si je pouvais lui apporter quelque chose ! Vraiment, si cet homme était « de Dieu », alors c’est que Dieu doit être bien différent de ce que nous avions cru jusqu’à maintenant ! Je me souviens qu’un jour, alors que nous marchions vers Jérusalem pour la fête des Tentes, nous nous sommes assis auprès d’un vignoble alors que les vignerons commençaient la vendange. Nous avons échangé quelques instants avec eux sur la qualité de leur raisin. Jésus admirait leur travail. Puis il se mit à chanter le poème d’Isaïe : « Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile. Il en retourna la terre. Il en enleva les pierres. Il y installa un plant de choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Mon bien-aimé attendait un vin de qualité. Et voilà que c’est du verjus. Habitants de Jérusalem, soyez donc juges entre moi et ma vigne. » Les femmes avaient joint leur voix à la sienne. Tous nous trouvions un grand bonheur à réentendre ce beau poème. Mais je voyais bien, en regardant son visage, que, pour Jésus, ce chant était une complainte. Il se terminait d’ailleurs par ces mots : « La vigne du Seigneur, c’est la maison d’Israël qu’il ché-
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rissait. Il en attendait la justice et ce sont les cris des malheureux qu’on opprime. » À la suite des prophètes, Jésus pensait à cette longue attente de Dieu. Au long des siècles, comme il avait fait briller le soleil et tomber la pluie sur ces vignobles, il avait répandu son amour sur son peuple et il en attendait le partage et la fraternité. Il attendait le vin qui mettrait son cœur en fête. Quand donc le festin des noces pourrait-il être célébré ? Quelque temps plus tard, il nous avait raconté l’histoire d’un homme qui avait planté une vigne avec beaucoup de soin. Il avait confié cette vigne à des vignerons et il était parti en voyage dans un pays lointain. Quand vint le temps des vendanges, il leur envoya un serviteur pour recevoir d’eux le fruit de la vigne. Mais les vignerons se saisirent de lui et le frappèrent. Le maître leur envoya d’autres serviteurs : tous furent reçus à coups de pierre. Alors, il décida de leur envoyer son fils, en pensant qu’ils le respecteraient. Mais eux se dirent que, s’ils tuaient l’héritier, la vigne serait pour eux. Ils le tuèrent donc et le jetèrent hors de la vigne. Ce n’est que bien des années plus tard, en nous souvenant de cette histoire, que notre attention s’est portée sur ce fils, mis à mort et jeté hors de sa vigne. Jésus aimait jouer avec les images, comme pour brouiller les pistes et pour nous laisser la liberté de comprendre chacun à notre manière, chacun à notre temps. Une fois par exemple — c’était au printemps — nous nous reposions auprès d’un vignoble. Jésus regardait un pied de vigne et il dit à ceux qui étaient auprès de lui : « Regardez comme elles sont vigoureuses ces jeunes pousses ; elles sont gorgées de sève ; on devine déjà des petites grappes qui se forment. Il en a fallu des coups de couteau, cet hiver, pour retirer tout le vieux bois et pour choisir les meilleures pousses. On en voit encore les traces, vous voyez ? Voilà un bon vigneron qui taille avec audace. J’aimerais bien goûter, l’an prochain, au vin que ça va donner. » C’est vrai que Jésus
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savait déguster les vins de qualité et il essayait de nous faire apprécier les particularités de chacun. Quelques jours plus tard, Jésus s’est souvenu de cette vigne et il nous a dit : « Vous savez, il y a une vraie vigne dont le vin réjouit le cœur de mon Père. Ce sont tous les pauvres qui ne cherchent pas à entasser, mais qui partagent le peu qu’ils ont. Ce sont ceux qui pleurent avec les gens qui vivent un deuil. Ce sont ceux qui ne supportent pas les injustices. Ce sont ceux qui se refusent à rendre le mal. Ce sont tous ceux qui pardonnent pour construire la paix. Cette vigne-là, mon Père la taille avec amour. Et déjà toutes ces petites gens participent au festin de la noce. » Et puis, la veille de sa mort, je me suis trouvé tout près de lui pour son repas d’adieu. Je le revois prendre dans ses mains la coupe de bénédiction. Je l’entends nous dire : « Ce vin que vous allez boire, c’est le vin de la vigne véritable. C’est mon sang qui va être versé pour que triomphe enfin l’amour. Vous aussi, faites-le pour me rappeler parmi vous. » Je me souviens maintenant de cette parole de la Sagesse dans les proverbes de Ben Sirac : « Moi, comme une vigne, j’ai fait germer la grâce. » Nous a-t-il dit qu’il était, à lui seul, la vraie vigne ? Je crois plutôt qu’il est celui qui rassemble tous les sarments dispersés. Il est le cep sur lequel sont branchés tous ceux qui ont aimé, qui aiment et qui aimeront. Il entraîne tous ceux qui, avant lui et après lui, essaient d’aimer du mieux qu’ils peuvent. Il est celui qui leur révèle leur grandeur. Il leur dit combien leur vie est source de joie pour Dieu. Oui, à cause de tout cet amour, en Dieu, on fait la fête, on chante, on danse, le vin de la noce coule à flots. Qu’ils le sachent ou qu’ils ne le sachent pas, le sang que versent ces hommes et ces femmes pour la justice, ce sang deviendra un jour vin de fête pour l’humanité nouvelle. Mais que l’attente est longue !
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Voilà maintenant déjà vingt ans qu’il nous a quittés, vingt ans qu’il nous accompagne autrement. Avec Jean, le prêtre d’Israël qui nous a rejoints et avec qui je suis lié d’amitié, nous cherchons à comprendre qui il est et son Esprit nous guide vers la vérité. J’ai hâte de découvrir tout ce qui nous reste encore caché.
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Comment il fut donné à un chameau de passer par le trou d’une aiguille
Du bon usage des richesses Trois évangélistes nous parlent de cet homme riche. Matthieu (19, 16-22) précise que c’était un « jeune homme ». Luc (18, 18-23) parle d’un « notable ». Marc (10, 17-22) a cette belle phrase : « Jésus, ayant fixé sur lui son regard, l’aima. » Les trois nous disent que, n’ayant pas eu le courage de tout quitter, il partit « tout triste ». Mais sa vie ne s’arrête pas là. Et nous avons bien le droit d’imaginer que cette rencontre avec Jésus ne l’a pas laissé indemne. Il faut parfois bien des années pour qu’une parole semée lève et porte du fruit. La société palestinienne du temps de Jésus était fondée sur de grandes inégalités. De nombreux paysans avaient dû vendre leurs terres et leur vie était proche de celle des esclaves. Et, comme en d’autres époques, les privilégiés considéraient que c’était là l’ordre des choses voulu par la sagesse divine. Dans l’esprit des prophètes dont il médite les écrits, Jésus se perçoit comme envoyé vers les pauvres et il ne cesse de leur manifester son amour. Mais surtout, ceux qui l’ont vu vivre nous disent qu’il était pauvre et qu’il était heureux. Quand il dit « Heureux les pauvres », il parle d’expérience.
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Il n’est pas étonnant que ce jeune notable n’ait pu franchir le pas aussitôt. Il y a des conversions qui n’ont été rendues possibles que par la rencontre avec le ressuscité. Et cette rencontre, il l’a faite à travers Pierre, Jean et ce boiteux remis sur pied. L’appel au partage intégral des biens était sans doute adressé, en premier lieu, aux prédicateurs itinérants, partant sans besace, avec un simple bâton. Certains, parmi les premiers chrétiens de Jérusalem, ont voulu l’appliquer à la lettre (Actes 2, 45 ; 4, 32-37). On sait qu’il en est résulté une grande pauvreté et que les autres communautés chrétiennes ont dû organiser des collectes à leur profit. Ils ont dû apprendre à « posséder comme ne possédant pas ». C’est toujours à refaire. Chaque génération doit, dans des contextes toujours nouveaux, apprendre à user des richesses pour le seul essentiel qui est la construction d’une humanité fraternelle.
C
’est à l’entrée du Temple que cela m’est arrivé. Pendant les périodes où je séjournais à Jérusalem, j’aimais me rendre à la prière de la neuvième heure. J’avais pris l’habitude de préparer une pièce d’argent pour Jacob, l’estropié qui se tenait assis auprès de la Belle Porte. J’aimais aussi échanger quelques mots avec lui. Mais, ce jour-là, il m’a remercié brièvement en empochant sa pièce. J’étais en effet suivi de près par deux hommes et j’ai compris que Jacob avait hâte de tenter sa chance auprès d’eux. C’est alors que le plus âgé des deux a pris la parole et j’ai été frappé par son fort accent galiléen. Ses paroles sont restées gravées en moi pour le reste de ma vie : « Regarde-nous bien, Jacob, nous n’avons pas d’argent, mais ce que nous avons à te donner a bien plus de prix. Au nom de Jésus de Nazareth, allez, mets-toi debout et marche ! » Je me suis retourné d’un coup et, de mes propres yeux, j’ai vu Jacob se lever. Il a jeté en l’air sa béquille et, tant qu’il a pu, il a crié : « Je marche ! Mais regardez, je marche ! » Il y a eu tout de suite une énorme bousculade. Les deux Galiléens se sont réfugiés sous le portique de Salomon pour ne pas être étouffés. Mais Jacob continuait à s’accrocher à eux et à crier. Alors le plus âgé a pris la parole ; il s’appelait Simon Pierre, je l’ai appris le lendemain. Il a parlé de Jésus de Nazareth que nos chefs avaient fait crucifier à la dernière fête de Pâque. Il expliquait que cet homme qu’on avait vu mort était vivant et que, par lui, nous étions sauvés. Ils ont parlé longtemps, tous les deux, jusqu’à ce que les gardes du Temple viennent les chercher. Moi je n’avais plus besoin d’entendre. Je savais que tout s’était retourné en moi et que j’étais, en quelques instants, devenu un homme nouveau. Jésus de Nazareth ! Tout m’est revenu d’un coup, de ce que j’essayais d’oublier depuis deux ans ! Durant mes voyages en Galilée
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pour toucher mes fermages, j’avais beaucoup entendu parler de lui. Une fois même, dans un village, je l’avais entendu évoquer ce qu’il appelait « le Royaume » ; on se demandait, en le voyant, ce qui pouvait le rendre heureux comme cela. On avait l’impression qu’il n’avait qu’un désir : nous faire entrer dans son bonheur. J’étais séduit et, en même temps, il me faisait peur. Je n’arrivais pas à savoir pourquoi. Quelques mois plus tard, j’avais croisé son groupe dans une rue de Jérusalem. Alors, je m’étais risqué. Je m’étais approché et j’avais mis un genou à terre. Je lui avais dit combien je l’admirais et je lui avais demandé ce que je devais faire pour être heureux comme il l’était. Il m’avait regardé en souriant et il m’avait dit : « Écoute ! Tu connais la loi : Ne fais de tort à personne. Ne prends pas le bien d’autrui. Honore tes parents. Sois fidèle à ta femme. Dis la vérité… » J’ai gardé quelques minutes de silence et je lui ai répondu : « Je crois bien que j’ai observé ces commandements depuis ma jeunesse. » Alors il a posé sur moi un regard, comme personne ne m’avait regardé jusque-là. C’était un regard de tendresse, de respect et de joie. Il m’a demandé mon nom et il m’a dit : « Amos ! si tu veux atteindre la plénitude du bonheur, va, vends tout ce que tu possèdes. Donne-le aux pauvres. Et suis-moi ! » J’ai éprouvé d’un coup un grand froid à l’intérieur de moi. Ce Jésus se rendait-il compte de ce qu’il demandait là ? Je voulais savoir ce qu’il fallait ajouter à ma vie pour être heureux ; et voilà qu’il me proposait de retrancher ce qui faisait l’essentiel de ma vie. Je voulais compléter mon héritage et il m’invitait à le distribuer aux pauvres. Est-ce que Jésus pouvait deviner l’importance de l’entreprise que mon père avait réalisée et qu’il venait de me transmettre ? Pendant quarante ans, avec une grande patience, ce père bienaimé avait prêté de l’argent à des petits cultivateurs de Galilée qui se trouvaient en difficulté ; dans l’incapacité de payer leur dette,
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ces derniers, d’année en année, lui avaient vendu leur terre. Tout cela s’était passé selon les normes de la loi. L’Éternel avait béni notre entreprise et je lui en rendais grâce tous les jours. J’avais maintenant mission de gérer cette fortune pour le bonheur de tous. Et j’espérais bien qu’Élisabeth, que je venais d’épouser et d’établir dans une belle maison de Jérusalem, me donnerait des fils à qui je transmettrais notre héritage. Non, ce Jésus ne pouvait pas se rendre compte de ce qu’il m’avait proposé là. J’aurais dû tirer un trait sur tout cela. Cet homme, après tout, n’était qu’un doux rêveur parmi d’autres. Il parlait du lys des champs qui ne file ni ne tisse et qui pourtant est mieux vêtu qu’un roi ; mais je prétendais bien être plus qu’une simple plante. Il parlait du moineau qui ne sème ni ne récolte et qui pourtant ne meurt pas de faim ; et moi, je voyais bien, dans la campagne de Galilée, tout le travail des oiseaux pour construire leur nid et chercher la nourriture de leurs petits. Si personne ne se souciait plus du lendemain, notre société allait tout droit à la famine. Non, vraiment, Jésus n’était pas le prophète dont avait besoin notre époque difficile. Comme mon travail consistait à parcourir les routes de Galilée, pendant les deux années qui ont suivi, je l’ai rencontré plusieurs fois et je me suis arrêté pour l’écouter. Je voulais me convaincre qu’il déraisonnait. Et, à chaque fois, j’étais frappé par ce contraste. D’un côté, on était étonné par sa liberté totale ; il allait d’une maison à une autre sans avoir aucun pied-à-terre, il mangeait ce qu’on lui offrait et, les jours où il n’avait rien, il jeûnait ; la seule chose qui semblait compter pour lui, c’était de rencontrer vraiment chaque personne. Mais, d’un autre côté, il semblait comprendre ceux qui avaient besoin de posséder ; il racontait des histoires où des propriétaires réclamaient le produit de leur vigne, il conseillait de payer l’impôt, il semblait content que des femmes fortunées permettent à son groupe de manger.
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Quand je rentrais à Jérusalem, je parlais de tout cela avec Élisabeth. Nous en étions arrivés à la conclusion que Jésus avait certainement trouvé, pour lui, une liberté intérieure exceptionnelle, un chemin de sagesse. Il semblait y trouver beaucoup de bonheur et de paix. Mais nous n’avions aucune raison de penser que cela puisse nous concerner. Et voilà que, ce jour-là, après la prière de la neuvième heure, en revenant du Temple, j’étais inondé d’une grande lumière. Aussitôt j’ai raconté à Élisabeth ce que j’avais vu et entendu. J’ai essayé de lui faire partager les questions énormes qui m’assaillaient. Mais pourquoi donc Jésus, s’il avait trouvé pour lui cet équilibre de vie qui le rendait si heureux, pourquoi donc avait-il éprouvé le besoin d’entrer dans ce combat qui l’avait conduit à la mort ? Pourquoi s’en était-il pris aux puissants qui exploitaient les pauvres ou simplement à ceux qui ignoraient les affamés assis devant leur porte ? Pourquoi avait-il décidé d’affronter nos responsables qui utilisaient la religion pour s’enrichir ? On racontait même qu’il avait chassé les marchands du Temple : cela n’avait pas dû plaire ! Il y avait joué sa vie. Et je commençais à comprendre qu’il n’était plus seulement question du petit bonheur de chacun. Il y allait de notre vie ensemble, il y allait de la justice et de la paix, il y allait sans doute du salut de notre peuple. Je n’avais pas beaucoup pensé à toutes ces choses jusqu’à ce jour. Je comprenais que, d’une certaine manière, Jésus restait plus que jamais vivant pour m’y conduire. Soudain, je faisais sortir de l’oubli un mot qu’il avait prononcé lors de notre première rencontre et dont je n’avais pas su quoi faire. « Suis-moi » m’avait-il dit. Et je commençais à me demander ce que cela voulait dire pour moi. Je disais tout cela à Élisabeth qui semblait un peu effrayée, mais qui voyait bien qu’une aventure inattendue s’offrait à nous.
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Le lendemain, je me suis mis à la recherche de Simon Pierre et de ses compagnons. Je n’ai pas eu de mal à les trouver, car le tumulte de la veille au Temple attirait vers eux beaucoup de curieux. Plusieurs jours de suite, je suis revenu m’entretenir avec eux et avec elles, car il y avait aussi des femmes qui l’avaient suivi et écouté sur les routes de Galilée. Avec Élisabeth, nous avons pris l’habitude de nous joindre à leur groupe pour nous souvenir de Jésus. Nous étions particulièrement intrigués par ce qu’il avait dit de l’usage de l’argent. Il était émerveillé de tout le bien qu’il était possible de faire si on se décidait à s’en servir pour partager. Mais il était effrayé quand il rencontrait des personnes qui, sans s’en rendre compte, s’étaient mises au service de l’argent. Ces hommes et ces femmes s’étaient entourés d’une sorte de carapace pour se protéger de la rencontre des autres : on avait toujours quelque chose à donner pour ne pas se donner soi-même. Il avait même dit qu’il était plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume. Nous devinions bien que ces paroles avaient été dites entre deux éclats de rire. Il avait tout de même conclu que, pour l’Éternel, tout était possible. Quand nous avons été vraiment adoptés par le groupe, ils ont été plus loin et ils nous ont raconté que, la veille de sa mort, pendant le repas de la Pâque, Jésus avait pris le pain et leur avait dit : « C’est moi. Prenez et mangez. » Et avec le vin, il avait dit : « C’est mon sang versé. Prenez et buvez. » Parce qu’il ne possédait rien, il pouvait se donner lui-même en partage. Depuis ce temps, il nous a été donné de refaire ce repas en mémoire de lui. C’est Élisabeth qui, la première, m’a dit : « Mais qu’est-ce que nous attendons, Amos ? Puisque le Seigneur va revenir sans tarder, pourquoi gardons-nous toutes ces richesses ? » J’y pensais et je n’osais le lui suggérer. D’autres, moins riches que nous, avaient fait le pas. J’ai été trouver mes petits fermiers de Galilée et je leur
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ai rendu la propriété de leurs terres. À ceux qui me le demandaient, j’ai raconté ma rencontre avec Jésus. L’argent que nous avions mis de côté, nous l’avons apporté à la communauté et il a été donné en partage aux plus pauvres. Peu à peu, nous avons pris l’habitude de mettre en commun tout ce que nous possédions. Nous avons alors connu une période de grand bonheur, d’autant plus qu’Élisabeth a alors mis au monde notre premier enfant. Voilà près de vingt ans que cela est arrivé. Et il a fallu nous convaincre que Jésus ne revenait pas de la manière que nous avions cru. Beaucoup sont venus rejoindre notre communauté. Nous avons eu à souffrir de la haine des responsables de notre peuple. Certains d’entre nous ont dû quitter Jérusalem. Et, au long des années, nous sommes devenus de plus en plus pauvres : nos enfants risquaient de ne pas manger à leur faim. J’ai alors décidé de monter un commerce de fruits et légumes. Je suis retourné voir, parmi mes anciens fermiers, ceux qui habitaient le moins loin. Je leur ai proposé de commercialiser, à Jérusalem, leurs productions. Nous gagnons ce qu’il nous faut pour vivre avec nos trois enfants et pour salarier nos deux employés. Je crois que la parole de Jésus a mûri en moi. Je sais que je ne peux pas la vivre à la lettre, et cela ne me rend pas malheureux. Elle reste en moi comme un appel à mettre l’argent au service de la vie. C’est le sens que je donne à cet appel qui a fait basculer mon existence : « Viens et suis-moi ! »
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Simon, un résistant plein de zèle
Les zélotes Deux disciples de Jésus en étaient sans doute : Simon dit « le zélote » et Judas dit « Iscariote » ou « sicaire » : « porteur de poignard » (Mt 10, 4). On donne ce nom à une nébuleuse de personnes très diverses. Ce mot désignait d’abord des hommes très religieux qui ne supportaient pas que la terre d’Israël soit profanée par les païens. Ils se réclamaient d’un Dieu jaloux, dévoré de zèle pour sanctifier son peuple. C’est ainsi que Paul décrit son attitude avant sa conversion : « Je faisais des progrès dans le judaïsme surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour la tradition de mes pères » (Ga 1, 14). On donne aussi ce nom à des formations politiques, héritières du mouvement de libération initié, au deuxième siècle avant notre ère, par les Maccabées. Ils avaient lutté victorieusement contre les rois syriens qui voulaient introduire en Palestine les coutumes helléniques. Il ne faut pas penser à un parti organisé et hiérarchisé. Mais quand, au début de notre ère, le gouverneur Quirinius ordonne un recensement pour faciliter les prélèvements d’im-
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pôts, la révolte est massive et on dit que plus de cinq mille hommes furent alors crucifiés. C’est en 66 de notre ère que la révolte reprendra, plus organisée. Elle aboutira à la destruction de Jérusalem. Il faut noter que ces mouvements de résistance politique trouvaient leur base en Galilée. On donne aussi le nom de zélotes à des mouvements de revendication sociale, parfois opposés aux précédents. Plus que la libération, ils cherchent la guerre civile. Lors de la révolte de 66, des bandes de pillards incendièrent des réserves alimentaires, faute de pouvoir s’en emparer. Et d’autres détruisirent les archives de la ville pour faire disparaître les certificats de dettes qui y étaient conservés. L’historien Josèphe désigne aussi comme zélotes des bandits de grand chemin en quête de brigandage.
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ésus a eu fort à faire pour me conduire à la vérité. C’est sur le bord du Jourdain que je l’ai rencontré et c’est Jean le baptiseur qui me l’a fait connaître. Ma famille m’avait envoyé auprès de Jean pour savoir s’il n’était pas celui qui nous était envoyé pour libérer Israël. Jean parlait bien d’une route qui serait tracée dans le désert. Il me semblait comprendre ce qu’il voulait dire. Les prodiges que notre Dieu avait accomplis pour faire sortir son peuple de l’esclavage vécu en Égypte, et puis, plus tard, de l’exil de Babylone, voilà qu’il s’apprêtait à les renouveler pour nous libérer de la servitude où nous étions tombés sous le joug impur des Romains. Mais Jean nous l’a déclaré sans hésiter : ce n’était pas lui. Il venait seulement préparer le chemin pour Jésus qu’il nous a désigné. Les choses n’étaient pas très claires dans mon esprit. J’attendais un roi ; Jean nous parlait d’un agneau. J’attendais un fils de David ; Jean nous orientait vers un habitant de Nazareth. J’ai tout de même décidé de suivre Jésus, car j’étais séduit par la manière dont il respectait chacun d’entre nous. J’étais très intrigué : d’une part, je le sentais plein d’ardeur pour sauver notre peuple, mais d’autre part, je ne voyais vraiment pas par quels moyens il y parviendrait. Et puis, très vite, il y a eu, dans son groupe, un certain nombre de femmes ; et alors je ne voyais pas comment on pourrait sérieusement passer à l’action armée. Car, une fois les esprits et les cœurs préparés, il faudrait bien tout de même un jour en passer par là. Il faut vous dire que toute mon enfance a été marquée par le récit des actes héroïques de mes ancêtres. Ma famille habite auprès d’Ephraïm en Judée. Nous vivons dans le souvenir de mon grand-père, Jude qui est mort crucifié, il y a plus de cinquante ans, avec plusieurs centaines de ses compagnons. Ils avaient la certitude que l’Éternel délivrerait notre peuple de l’oppression des païens comme il l’avait fait, deux siècles plus tôt, au temps béni
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des Macchabées. Alors, quand Quirinius avait ordonné le recensement de notre pays, Judas de Gamala avait appelé à la révolte ; les combats avaient été très violents et les Romains nous avaient imposé le joug impie d’Hérode. Mais nous avions la certitude qu’il nous fallait attendre celui qui délivrerait Israël. Quand j’ai donné aux hommes de ma famille les premières informations que j’avais recueillies sur Jésus, ils ont décidé que je me joindrais à ses disciples. Je devais les renseigner afin qu’ils se tiennent prêts à entrer dans la révolte dès qu’elle éclaterait. J’ai tout de suite deviné que, dans ce groupe, il y en avait un qui partageait mon idéal ; il s’appelait Judas Iscariote. Nous avons peu à peu pris l’habitude, le soir, d’échanger nos impressions sur ce que nous avions vécu avec Jésus. Bien des fois, nous nous sommes dit que nous faisions fausse route en le suivant ; et puis, à chaque fois, quelque chose nous retenait. Je me souviens, par exemple, de ce jour où un certain Manassé nous avait rejoints et il nous avait raconté les violences que les mercenaires d’Hérode venaient d’exercer dans son village ; son vieux père avait été tué ; ils avaient violé plusieurs femmes ; ils avaient emporté tout ce qui avait un peu de prix. Tous s’étaient sentis humiliés, ramenés à l’état de bêtes, nous disait-il. Cet homme criait sa colère : « Mais comment allons-nous pouvoir nous venger ? » Jésus l’avait écouté longuement. On le sentait possédé par cette douleur et cette colère. Puis, peu à peu, il avait fait découvrir à cet homme que la haine s’était emparée de son cœur : « Tu vois, Manassé, le drame, c’est que ces mercenaires ne t’ont pas pris seulement ton père, tes biens et ton honneur. Ils t’ont pris ton cœur. Voilà que tu deviens comme eux. Te voilà pris par la contagion de la violence. Ils sont en train de détruire en toi le bonheur, et la joie de donner du bonheur. » Il avait ajouté ces paroles qui nous avaient, sur le coup, scandalisés, mais qui n’ont cessé de-
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puis de faire leur chemin en moi : « On vous a dit œil pour œil, et moi je vous dis de pardonner à ceux qui vous font du mal. » Une autre fois, dans un village, nous avions été invités à manger chez un paysan qui n’avait pas beaucoup de moyens, mais qui se faisait une joie de nous accueillir. L’eau était rare et Jésus avait décidé de nous dispenser de la purification rituelle ; je crois bien que les femmes de la maison avaient été sensibles à ce geste, car le puits était très éloigné. Avec Judas et quelques autres, nous avions protesté. La pureté de notre peuple nous tient très à cœur. Et avec tous ces étrangers qui empoisonnent notre terre sainte, comment rester purs si nous négligeons de nous laver les mains avant de manger ? Jésus nous a écoutés, puis il nous a dit : « Nous avons croisé des étrangers ce matin sur notre chemin. Et alors ! Croyez vous vraiment que cela ait éloigné notre cœur de Dieu ? Et obliger Sarah et Judith à courir jusqu’au puits sous le soleil de midi, ne pensez-vous pas que c’est cela qui aurait rendu notre cœur impur ? » Et, pour nous sortir de notre embarras, il a éclaté de rire et, se tournant vers notre hôte : « Allons, Joachim, ta maison est plus pure que le sanctuaire de notre Temple puisque tu nous offres le meilleur de ce que tu as. À table, mes amis, et que notre Père du ciel soit béni ! » Les mois passant, je percevais que je devenais un autre homme. Mais les choses restaient très confuses dans mon esprit. Je croyais que la libération nous viendrait par Jésus. Mais je ne pouvais comprendre par quel chemin. Peu à peu il est devenu clair que tous se liguaient contre lui, même les zélotes, mes amis, qui avaient espéré en lui. Un jour, Jésus nous a dit qu’il fallait gagner Jérusalem et qu’il y laisserait sa vie. Avec Judas, nous gardions encore l’espoir secret qu’il trouverait le moyen d’engager le grand combat. Nous avons marché plusieurs jours et, un matin, soudain, la ville de Jérusalem nous est apparue à l’horizon. Nous nous sommes
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assis à l’ombre d’un olivier, nous avons partagé le peu d’eau qui nous restait et nous sommes restés de longues minutes à admirer notre ville sainte qui resplendissait sous le soleil. Alors, comme il en avait l’habitude, Jésus s’est adressé à son Père, il lui a dit son émerveillement. Il lui parlait de ce peuple saint qui, depuis des siècles, vivait de la foi d’Abraham. Je sentais bien qu’en s’émerveillant devant Jérusalem, il pensait à une ville plus belle qui n’était pas encore là et où les hommes vivraient avec l’Éternel. Voilà que, peu à peu, sa prière est devenue comme une plainte, ses yeux se sont emplis de larmes. Il parlait à la ville comme on parle à une amie : « Toi qui devais apporter la paix aux hommes, pourquoi toute cette violence ? Pourquoi n’as-tu pas accepté d’être messagère de la tendresse de notre Dieu pour les peuples ? Pourquoi as-tu voulu imiter la force guerrière de tes ennemis ? Tu as voulu, comme les autres, tirer l’épée ; et voilà que, comme les autres, tu périras par l’épée. Ah ! si tu avais voulu forger tes lances pour en faire des charrues et nourrir les plus pauvres ! » Je savais bien, en l’écoutant, qu’il avait raison. Mais je comprenais que, sur l’enclume, ce ne seraient pas les lances qu’on allait frapper, mais lui, sa propre chair et qu’il y laisserait sa vie. Et quel royaume d’Israël nous laisserait-il ? C’est Pierre, Jean et quelques femmes qui ont organisé l’entrée de Jésus dans la ville. Ils avaient demandé à Jeanne, qui ne manque pas de relations, de trouver une ânesse. Ils ont jeté un manteau sur le dos de l’animal ; Jésus s’y est assis. Ils ont coupé des branchages et, à mesure qu’il avançait, tous l’acclamaient en criant : « Bienvenue au fils de David ! Vive notre roi ! » Je sentais tout ce qu’il y avait de dérisoire dans cette fête. Et cela se voyait sur le visage de Jésus qui se prêtait pourtant, de bonne grâce, à ce spectacle. Parfois même, quand il voyait des enfants entrer dans le jeu et crier avec les adultes, il éclatait de rire. C’était
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comme s’il jouait un bon tour à tous ceux qui rêvaient de lutte armée. Une ânesse ! C’est bien l’animal le plus intelligent ! Mais quel chef de guerre aurait l’idée d’en faire sa monture ? C’était comme un défi : une guerre déclarée à la guerre. Je marchais près de lui et je l’observais, car je voulais essayer de comprendre quels sentiments l’habitaient alors. Après qu’il eut ri, son visage a été pénétré d’une grande tristesse, comme s’il portait sur lui un lourd fardeau. En y réfléchissant maintenant, je crois qu’il pensait alors à tous les rois qui, depuis des siècles, étaient entrés dans cette « ville de la paix » en levant l’épée et en faisant couler le sang des innocents. Et puisque, décidément, son retour n’est sans doute pas pour maintenant, je me demande s’il ne pensait pas aussi à tous les chefs de guerre, qui poursuivraient cette course de mort au long des siècles à venir. Maintenant que j’ai pris du recul et que je suis témoin de ce que vivent ses disciples, je vois bien qu’en vérité il est le roi qui rassemble le peuple nouveau. Mais c’est si différent de ce que j’avais rêvé ! Son cortège l’a conduit directement au Temple. Quand j’ai vu qu’il commençait à s’en prendre aux commerçants, je me suis éclipsé. Il ne fallait surtout pas que je sois pris dans une rafle, car ma famille était connue de la police des Grands Prêtres. J’ai donc filé chez des amis et c’est seulement quand la nuit est tombée que j’ai rejoint le groupe dans la salle haute où nous avions coutume de nous retrouver et où Jésus nous a fait ses adieux. J’étais trop troublé, ce soir-là pour réaliser qu’il s’offrait alors en partage pour nous tous. La peur s’était en effet emparée de moi, peur de tous ces ennemis coalisés, peur de moi-même aussi, car j’aurais été capable d’un geste de révolte qui aurait été suicidaire. Je suis donc parti rapidement, peu après Judas, et je suis resté caché. J’en ai gardé la honte jusqu’à ce que Jésus, après sa mort, nous manifeste son pardon. C’est alors que tout a basculé en moi et que j’ai vraiment commencé à le suivre.
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Tout ce qui s’est passé pendant que je me cachais, on me l’a raconté. Je crois que ce pauvre Judas s’est imaginé qu’en provoquant Jésus, il le déciderait à entrer dans la lutte armée. Je pense qu’il croyait bien faire. Et puis, quand Jésus a été conduit devant le grand prêtre, il s’est mis à lui parler comme on parle d’homme à homme. Alors le soldat qui le gardait s’est, paraît-il, indigné : « On ne parle pas comme cela au Grand Prêtre ! » Et sous le regard impassible de Caïphe, il lui a donné un soufflet. Celui qui avait été témoin de la scène m’a raconté que Jésus s’était calmement tourné vers cet homme et lui avait demandé de lui expliquer en quoi sa conduite était répréhensible. Et je me souviens maintenant de ce jour où Jésus nous avait dit : « Si un homme te frappe à la joue, tu ne le lui rendras pas, mais tu lui présenteras un autre visage. À son visage de haine, tu opposeras un visage de douceur ! » Tu ne laisseras pas la violence de cet homme contaminer ton cœur, mais tu lui présenteras un visage humain qui l’invitera à redevenir un être humain. On m’a raconté aussi que Pilate, pour se moquer du sanhédrin, avait fait clouer sur la croix de Jésus un écriteau le désignant comme roi des Juifs. Il ne croyait pas si bien dire, et pas seulement roi des Juifs. S’il y en a un qui pourra conduire les races et les nations à faire la paix, ce sera bien lui. Voilà vingt ans que tout cela est arrivé. Je suis de passage à Jérusalem. Mais les frères m’ont confié la mission de parcourir le pays des Perses. Dans de nombreuses villes, j’ai découvert des communautés juives pleines de zèle. Beaucoup parmi elles ont décidé de suivre le chemin de Jésus que je leur ai annoncé. J’aimerais bien sûr que notre terre sainte soit libre. Mais je me dis aussi qu’au long des siècles, notre peuple a été dominé par les Égyptiens, puis par les Assyriens, les Babyloniens, les Perses ; ensuite les Grecs sont venus et, maintenant, ce sont les Romains. Sous ces
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dominations successives se sont levés des prophètes qui nous ont indiqué le chemin de la vie. On nous dit que David et Salomon ont créé de puissantes armées et qu’ils ont dominé les peuples voisins. Je ne suis plus tout à fait certain que ce soit sous leurs règnes que notre peuple remplissait au mieux sa mission.. Il m’arrive de me demander si la vocation de notre peuple n’est pas d’être comme le serviteur qui souffre persécution pour témoigner de l’amour universel. J’évite de passer dans la région d’Ephraïm. Je sais que ma vie y serait en danger. En effet ma famille et mes anciens compagnons de combat ne m’ont pas suivi dans mes choix. Ils me considèrent comme un traître. C’est pour moi une grande tristesse de savoir qu’ils se préparent à la révolte armée.
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Cléophas, sur la route d’Emmaüs
Voir Jésus ressuscité Lorsque l’Évangile de Luc (24, 13-35) raconte ce chemin parcouru sur la route d’Emmaüs en compagnie du ressuscité, il ne prétend pas relater les faits avec exactitude. Il offre un cadre imagé à une expérience spirituelle. Il exprime cette relecture, toujours renouvelée, par les compagnons de Jésus, de ce qu’ils ont vécu avec lui. Et, de même, tous les récits qui en seront faits au long de l’histoire permettent aux chrétiens de tous les siècles de dire le cheminement de leur foi. On peut supposer qu’avant la mise par écrit de ce récit, Cléophas et son compagnon ont dû se le raconter de mille manières, car leur expérience était indicible. Des chroniqueurs, comme ceux de nos journaux modernes, se seraient trouvés démunis devant cet événement. Ils n’auraient sans doute pu parler que de rumeurs. Car, si la résurrection de Jésus est bien un événement, elle échappe cependant aux contraintes de la durée puisque c’est précisément, pour lui, la sortie du temps pour entrer dans l’éternité de Dieu. Nos caméras et caméscopes modernes n’auraient certainement rien enregistré de ces « apparitions ». Car si, au-delà de sa mort, le corps de Jésus est bien réel, il est devenu « spirituel »
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(1 Co 15, 44-46). Il est entré dans le mode d’existence de Dieu. Nos instruments n’auraient rien enregistré : seuls, des êtres de foi pouvaient reconnaître cette présence spirituelle. J’ai choisi de faire de ces deux disciples d’Emmaüs des ouvriers agricoles, ceux que la Bible appelle « Am ha-aretz », comme il y en a sans doute eu beaucoup parmi les premiers chrétiens. Sans doute ne savent-ils pas lire, mais leur fréquentation de la synagogue leur permet de mémoriser la Bible. Ils ne sont pas au fait des débats théologiques de l’époque. Le témoignage qu’ils donnent de leur rencontre avec le ressuscité y gagne en vérité.
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u’est-ce qui s’est passé exactement, ce jour-là, sur la route d’Emmaüs ? Le saura-t-on jamais ? Ce dont je suis sûr, c’est qu’en quelques heures, avec Mathias, nous avons commencé un long voyage qui nous conduisait de la mort à la vie. Voilà près de vingt ans que cela nous est arrivé et nous ne manquons jamais les occasions de nous en faire le récit. Il faut dire que nous sommes amis depuis notre enfance, et nos maisons sont voisines à Jérusalem. Nous avons eu la chance de faire connaissance avec Éléazar qui cultive du blé et des oliviers dans la région d’Emmaüs. C’est à lui que nous proposons notre travail depuis bien des années. C’est un homme juste qui ne manque jamais de nous payer, chaque soir, le denier qui nous revient. On ne peut pas dire que ce soit le cas de tous les employeurs dans les temps durs que nous vivons. C’est Élisabeth, ma femme, qui nous a fait rencontrer Jésus alors que nous venions de rentrer à Jérusalem pour la fête des Tentes. « C’est un homme étonnant, me disait-elle. Il semble connaître chacun et chacune d’entre nous. » Nous l’avons trouvé au Temple, dans le parvis des Gentils, au milieu d’un groupe de gens de toutes sortes : des scribes et des gens du peuple, des Judéens, des Galiléens et des Grecs. Ce qui surprenait, au premier abord, c’était de voir des femmes mêlées au groupe comme si cela allait de soi. Mais nous, ce qui nous a stupéfiés dès la première rencontre, c’est le respect qu’il nous a manifesté. Mathias et moi, nous ne pouvons pas le cacher, nous sommes des gens de la terre, des « culs terreux » à qui les scribes n’adressent la parole qu’avec un certain mépris. Eh bien ! Dès le début, c’est d’égal à égal que Jésus s’est adressé à nous. Ce que nous avions à dire semblait vraiment l’intéresser. Nous n’étions pas habitués et cela nous faisait du bien !
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Tout au long de cette semaine, nous sommes venus le rejoindre chaque jour, soit au Temple, soit chez l’un ou l’autre de son groupe. On se trouvait bien avec lui, simplement. C’était comme s’il avait inventé une nouvelle manière de vivre ensemble. Il nous parlait du monde à venir ; il l’appelait le royaume. Je me souviendrai toujours de cette prière qu’il avait lancée après une conversation que nous avions eue ensemble : « Ah ! Père, je te remercie ! Ce qui reste caché aux sages et aux savants, toi, tu l’as révélé aux gens de peu ! » C’est vrai que les plus pauvres d’entre nous comprenaient ce qu’il venait faire, ce monde nouveau qu’il venait nous inviter à construire. Nous étions tout à fait incapables de dire comment cela serait et par quels moyens on y arriverait. Mais les choses allaient changer, nous en avions la certitude. Mathias et moi, nous étions très impressionnés aussi par les repas que nous partagions tous ensemble. C’était toujours simple, fraternel, joyeux ; il riait de bon cœur et nous entraînait parfois dans ses fous rires. Mais, en même temps, il y avait quelque chose de solennel, comme si c’était l’image d’autre chose. À chaque fois nous comprenions qu’il nous invitait à donner le meilleur de nous-mêmes ; un peu comme une promesse de partager notre vie. Et moi, je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux champs de blé que nous avions moissonnés à Emmaüs. Je pensais à la terre que nous avions retournée, à la sueur que nous avions dépensée, aux gerbes que nous avions rassemblées, aux glaneuses qui étaient venues recueillir les derniers épis pour leurs enfants. Je sentais, en regardant Jésus nous partager le pain avec ses mains de travailleur, que le monde entier devenait nourrissant pour la multitude. Avons-nous alors pensé que Jésus était le messie attendu ? Non, sans doute, car il ne ressemblait pas à ce que les scribes annonçaient de celui qui sauverait notre nation. Mais ce que nous avons vite compris, c’est qu’il était en train de se mettre à dos tous les
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puissants de Jérusalem. Plusieurs fois, nous avons été témoins de la colère qui s’emparait de lui quand il parlait de ceux qui dévorent le bien des veuves, de ceux qui gardent le salaire de leurs ouvriers ou de ceux qui spéculent sur les terres des paysans. Il ne les maudissait pas comme on aurait pu s’y attendre, non, il les plaignait. Une fois, en voyant passer les troupeaux de moutons et de bœufs qu’on allait sacrifier, il s’est écrié : « S’ils croient que Dieu s’intéresse à leur boucherie ! Ce ne sont pas tous ces sacrifices qui lui plaisent, mais que les pauvres puissent vivre dignement ! » Après cette semaine de la fête des Tentes, nous n’avons pas revu Jésus. C’est l’année suivante qu’il est revenu pour fêter la Pâque. Matthias et moi, nous étions aussi venus avec chacun une gerbe d’orge, selon la coutume. Mais la situation avait empiré. Nous savions que Jésus devait se cacher. Et aucun de nous n’avait bien envie de se faire remarquer. C’est la veille du grand sabbat que la nouvelle a couru dans les maisons de ceux qui étaient ses amis. Les chefs du peuple l’avaient arrêté. Ils avaient forcé la main de Pilate pour qu’il soit mis à mort. Et ses amis les plus fidèles s’étaient dispersés et cachés. C’est le premier jour de la semaine, dès le lever du soleil, que nous nous sommes rendus chez Jacob et Marie, les parents du petit Marc. Plusieurs de ses disciples se trouvaient cachés là. On nous a raconté le procès et l’exécution. Tout était fini. Il n’y avait plus rien à espérer. C’est alors que sont arrivées, tout essoufflées, Marthe et Marie qui rentraient à Béthanie. Avec d’autres femmes, elles avaient voulu parfumer le corps de Jésus. Et voilà qu’elles avaient trouvé le tombeau vide. Elles disaient des choses insensées : c’était le signe qu’il était vivant, comme il avait fait revivre leur frère Lazare quelques jours plus tôt ! Matthias et moi, nous avons pensé qu’elles perdaient la raison. Il était temps de revenir aux choses sérieuses. Nous sommes repassés à la maison avant de
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prendre la route d’Emmaüs : Éléazar nous attendait pour continuer les travaux agricoles. Nous avons quitté Jérusalem vers la dixième heure. Notre projet était de passer la nuit à l’auberge pour arriver chez notre employeur au lever du jour. Nous étions tous les deux d’une humeur exécrable. Plutôt que de nous dire des choses désagréables, nous préférions nous taire. Au bout de quelque temps, nous avons entendu qu’un homme marchait derrière nous. Comme il semblait vouloir nous rejoindre, nous avons ralenti. Il s’est trouvé là entre nous deux. Il venait de célébrer la Pâque à Jérusalem et il s’en retournait chez son père, nous a-t-il dit. L’expression nous a surpris, mais nous n’avons pas eu le temps de lui poser des questions. Car il nous a arrêtés et nous a dit : « Cela ne va pas ? Qu’est-ce qui vous arrive ? » C’est moi qui lui ai répondu : « Tu es tout de même bien au courant de ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, ces joursci ? » Alors il nous a laissé parler. Et nous lui avons tout raconté. À tour de rôle, nous avons redit nos rencontres de l’année précédente et les espoirs fous que Jésus avait fait naître en nous. Nous avons dit notre honte de n’avoir rien fait pour le défendre ou pour prendre notre part à son combat. Et puis nous avons redit ce que nous répétions depuis deux jours. C’était un beau rêve. Mais tout était fini. Notre peuple avait connu la mort violente de grands prophètes : ils avaient été lapidés. Mais crucifié ! L’Écriture dit bien : « Maudit celui qui a été pendu au gibet. » C’était bien le signe que Dieu l’avait abandonné. Il ne pouvait être son envoyé. Nous lui avons parlé du tombeau vide et des racontars des femmes. Il était bien mort et il n’y avait plus rien à attendre. Alors il a commencé à nous dire des paroles qui déjà dormaient en nous. Avec Matthias, c’était une habitude que nous avions prise depuis longtemps : sur la route, nous nous disions l’un à l’autre des pas-
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sages d’Écriture que nous avions entendus à la synagogue. Ce jour-là, nous réentendions ces paroles de Dieu au sujet de son serviteur : « La multitude a été consternée en le voyant, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme… Il n’était ni beau ni brillant pour attirer nos regards… Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleur, familier de la souffrance, semblable au lépreux dont on se détourne. Et nous l’avons méprisé, compté pour rien. Pourtant c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos fautes qu’il a été transpercé. C’est par ses blessures que nous sommes guéris. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche. Comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. » Ces paroles nous faisaient penser à Job, à Jérémie, à Daniel et à tant d’autres qui étaient sortis victorieux de l’épreuve. Et nous faisions remonter, dans notre mémoire, ces paroles d’espérance d’Isaïe : « Mon serviteur s’élèvera, il sera exalté ! Devant lui, les rois resteront bouche bée, car ils verront ce qu’on ne leur avait jamais dit. Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. Par lui s’accomplira la volonté de Dieu. À cause de ses souffrances,
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il verra la lumière, il sera comblé et il justifiera les multitudes… » Le soleil avait disparu à l’horizon quand nous nous sommes trouvés à la porte de l’auberge. Nous avons insisté pour qu’il entre avec nous. Nous nous sommes installés à une table et l’aubergiste, qui avait l’habitude de nous voir, nous a apporté de quoi manger. C’est quand nous avons rompu le pain que tout a basculé dans notre tête. C’était lui, bien sûr, qui nous avait accompagnés sur la route. C’était lui qui avait ouvert pour nous les Écritures. C’était lui qui nous offrait à nouveau le partage du pain. Nous nous sommes regardés sans avoir besoin de rien nous dire. Quand nous avons dit à l’aubergiste que nous repartions immédiatement pour Jérusalem, il nous a regardés d’un drôle d’air. Nous n’avons pas osé lui demander s’il avait vu un troisième homme entrer avec nous dans son auberge. Nous avions trop peur qu’il nous prenne pour des fous. Ces soixante stades qui nous séparaient de Jérusalem, nous les avons faits au pas de course. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire et notre cœur était dans la confusion. Il était bien mort et de la pire mort qu’il soit ! Mais c’était l’amour qui avait été le plus fort… Il nous avait vraiment quittés. Mais c’était pour mieux nous accompagner comme il venait de le faire sur cette route. Nous savions dans quelle maison Simon Pierre était descendu avec quelques autres. Nous nous demandions comment nous allions les convaincre de cette chose incroyable qui nous était arrivée. Mais quand nous avons commencé à la leur raconter, ils nous ont interrompus : « Oui, c’est vrai, nous aussi, nous l’avons rencontré. Nous avons même vu ses plaies. Il nous a donné son pardon. » Nous parlions tous ensemble, en riant et en nous donnant des bourrades. C’est le jeune Jean qui nous a invités à nous calmer. Et, ensemble, nous avons chanté un psaume de louange.
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Nous avons raconté tout cela à Éléazar et aux siens. Ils n’ont pas tardé à donner leur foi à Jésus. Quand la violence a commencé à régner à Jérusalem, Matthias et moi, nous avons établi nos familles à Emmaüs. Une communauté de croyants s’y est développée. Et chaque fois qu’au premier jour de la semaine nous nous réunissons pour partager le pain, on nous demande souvent de reprendre, pour tous, le récit de ce que nous avons vécu sur la route.
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Plus qu’un chef, un disciple Nous ne parlerons pas ici de Pierre comme d’un chef d’Église. En l’an 50, c’est Jacques dit le Mineur, « frère de Jésus », qui est responsable de la communauté chrétienne de Jérusalem. On n’a aucune preuve que Pierre soit établi à Antioche, comme le disent des traditions tardives. Le plus vraisemblable, c’est que, comme chacun des Douze, il soit sur les chemins, annonçant la Bonne Nouvelle de Jésus. C’est une époque où ces prophètes itinérants, appelés parfois charismatiques, jouaient un rôle plus important que les responsables de communauté, établis, avec leur famille, dans les villes. Simplement, Pierre devait rayonner autour de Jérusalem. Paul, dans son épître aux Galates, raconte deux voyages qu’il a faits à Jérusalem pour rencontrer Simon Pierre. Vers l’année 37, pendant deux semaines, il demande à Pierre et à quelques autres témoins de lui raconter qui était Jésus (Ga 1, 18). Puis autour de l’année 45, après son premier voyage apostolique, avec Barnabé, « pour être sûr de n’avoir pas couru en vain », il vient exposer sa doctrine à ceux qu’il appelle « les colonnes » : Pierre, Jean et Jacques le Mineur, le « frère de Jésus » (Ga 2, 9).
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Par cette expression, il ne semble pas signifier les colonnes de l’Église, mais celles de la foi. Cette mission itinérante de Pierre a duré presque toute sa vie. Quand Paul écrit aux chrétiens de Rome, en 56, dans son chapitre 16, il salue nominalement 26 personnes de leur communauté. Si Pierre avait été présent à Rome, il aurait été nommé. Puis, quand les Actes (28, 16-31) racontent l’arrivée de Paul à Rome où il restera prisonnier de 59 à 62, il n’est pas non plus question d’une présence de Pierre. Donc, si Pierre est mort à Rome, comme Paul, pendant la persécution de Néron, vers 65, il n’a pas occupé très longtemps « la chaire de Rome » comme on dira plus tard. Peut-être faut-il penser que, dans la grande agglomération romaine où on parlait latin pour la vie courante, les « maisonnées » de chrétiens issus du paganisme, lisant l’Écriture et priant en grec, n’avaient pas de contact habituel avec celles qui étaient composées de judéo-chrétiens et qui utilisaient plutôt l’araméen. Ainsi, c’est le disciple de Jésus que nous écouterons, celui qui est passionné d’amour pour Jésus, mais qui a tout à apprendre de lui sur le projet de Dieu ; celui qui voudrait tout donner, mais qui devra apprendre à tout recevoir. Sans doute Jésus avait-il pressenti le rôle central que Pierre jouerait dans l’équipe de ses disciples et l’y avait-il préparé discrètement. Mais ce n’est qu’au long des années que Pierre en prendra conscience.
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ette nuit-là, sur le lac, nous étions sept de ses disciples. Et, au lever du soleil, nous revenions bredouilles. Depuis plusieurs jours, nous étions rentrés à Capharnaüm et nous ne savions plus du tout où nous en étions. Avec la mort de Jésus, c’étaient tous nos rêves qui étaient morts. Jean et moi, nous avions pu constater que le tombeau était vide. Marie de Magdala et plusieurs autres femmes disaient l’avoir rencontré vivant. Matthias et Cléophas racontaient comment ils avaient marché avec lui sur la route d’Emmaüs. Et nous aussi, plusieurs fois, nous avions eu conscience qu’il nous était présent. Mais avec omas qui était, cette nuit-là, avec nous dans la barque, nous ne cessions de nous dire que nous avions sans doute pris nos désirs pour la réalité. Alors voilà, tout était fini ! Nous étions rentrés à la maison et nous avions repris le métier. Il fallait bien tout de même faire vivre nos familles. Et d’ailleurs, les femmes, à Jérusalem, nous l’avaient répété : c’est en Galilée qu’il nous donnait rendez-vous. Il avait toujours eu de la préférence pour ce carrefour des nations. Ce matin-là, nous ramions donc vers le rivage, fatigués et tristes, quand un homme qui se trouvait sur le bord nous a crié : « Dites donc, jeunes gens, vous avez du poisson ? » Et comme on lui faisait signe que la barque était vide, il a crié : « Vous devriez encore essayer à votre droite ! » Jacques et Jean ont lancé le filet, en maugréant. Et d’un seul coup, tout a résisté : un banc de poissons remplissait le filet. Alors Jean a crié : « Ça, c’est Jésus ! » C’est vrai, plusieurs fois, il avait fait réussir notre pêche, d’une manière inattendue. Sans réfléchir, je me suis fait un pagne et je me suis jeté à l’eau. Je suis comme cela : je ne sais pas attendre, il faut que j’agisse tout de suite. Si c’était lui, il fallait que j’en aie le cœur net. Presque en même temps que moi, la barque est arrivée au rivage en tirant le filet, trop plein pour être remonté. L’homme aussitôt
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a pris une poignée de poissons et il les a jetés sur un feu de braises où déjà avaient cuit des pains. Ce que nous avons vécu alors était étrange. Quand il a rompu les pains, nous l’avons tout de suite reconnu. Ce geste-là, c’était tout à fait lui. Pourtant, aucun d’entre nous n’a osé l’appeler par son nom, et encore moins lui demander qui il était. Il était sous les apparences d’un autre, mais c’était bien lui. Surtout pendant que sa parole nous parvenait, c’était comme si, à l’intérieur de nous, son esprit rejoignait le nôtre, comme si chacun de nous entendait de lui une parole unique qui lui était destinée. Il m’appelait « Simon, fils de Jean », mais, ce matin-là, sa parole a fait de moi le Pierre qu’il avait annoncé et qui affermirait ses frères. Trois fois, dans la cour de Caïphe, j’avais dit à la servante que je n’étais pas de ses disciples et que je ne le connaissais pas ; ce souvenir me ravageait le cœur. Trois fois, en partageant le pain, il m’a demandé si je l’aimais. Trois fois, je lui ai crié, du plus profond de moimême, mon désir de l’aimer enfin vraiment. Trois fois, il m’a dit sa confiance. Sans attendre, nous sommes rentrés à Jérusalem pour conforter la foi des autres. C’est à partir de ce jour que j’ai commencé à me souvenir, autrement, de tout ce que j’avais vécu avec lui depuis trois ans. Mon père m’avait laissé une entreprise de pêcherie à Capharnaüm. Aidé de mon frère André et d’employés dignes de confiance, j’en avais fait une affaire très prospère qui me donnait une certaine liberté. Avec deux jeunes amis, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, nous avions décidé de nous mettre, quelque temps, à l’école de Jean le baptiseur sur le bord du Jourdain. C’est là que nous avions rencontré Jésus. Et c’est en sa compagnie que nous étions revenus à la maison. J’étais impressionné par la confiance qu’il me faisait.
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Dès son arrivée à Capharnaüm, nous avons vécu avec lui un Sabbat bien singulier. À la synagogue, il avait délivré Zacharie du mauvais esprit qui l’habitait, il avait remis sur pied Anne, ma belle-mère. Et tout le reste de la journée, il avait guéri une multitude de malades. Recru de fatigue, j’avais passé une bonne nuit bien méritée. Au matin, j’avais le projet d’organiser avec lui la suite de son séjour chez nous. Or, il n’était plus à la maison. Après une longue recherche, nous l’avons trouvé, seul dans la campagne. Il avait passé la nuit à prier. Je lui dis que tout le monde le cherche. Alors il m’annonce simplement qu’il a décidé de partir plus loin avec ceux qui veulent le suivre. J’aurais dû comprendre, ce jourlà, qu’il prenait conseil ailleurs. Je l’ai mieux réalisé, quelque temps plus tard, quand je l’ai vu prier sur la colline du abor. Avec Jacques et Jean, il nous avait entraînés avec lui sur la montagne ; car il aimait l’amitié qui nous unissait tous les trois. Et, en l’écoutant prier, nous avions alors un peu mieux compris ce lien profond qui l’unissait à celui qu’il appelait son Père. On a dû vous raconter la crise que nous avons traversée la nuit où, sur une autre colline, il avait multiplié et partagé les pains et les poissons. Avec la foule qui avait festoyé joyeusement, j’ai été pris dans un grand enthousiasme. Cela m’avait sauté aux yeux. C’était lui le Messie annoncé, le fils de David. Le savait-il luimême ? Sans doute fallait-il lui forcer un peu la main pour qu’il se déclare. Je n’avais pas été le dernier à crier, ce soir-là : « Jésus, tu es notre roi ! » Alors je l’avais vu devenir blême. Une véritable colère s’était emparée de lui. Il s’était tourné vers moi et d’un ton sans réplique : « Simon, tu embarques tout le groupe et vous rentrez à Capharnaüm. Je me charge de la foule. » À ce moment, le vent s’était déchaîné. La mer était devenue méchante. On a ramené les voiles et ceux d’entre nous dont c’était le métier se sont mis aux rames. Quand je revois cette scène aujourd’hui, je crois comprendre qu’il nous a sauvés, cette nuit-là,
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d’un grand danger et qu’il nous a fait franchir la mer pour nous mettre à l’abri du coup de folie qui nous avait pris. Il nous a mis en route vers une terre de liberté. Nos ancêtres avaient marché à pied sec sur le fond de la mer. Nous autres, c’est sur la surface de l’eau qu’il nous a fait marcher. Malgré mes muscles en pleine action, comme je me suis senti fragile dans cette tourmente qui s’était emparée de nos cœurs. Le lendemain, Jésus se trouvait avec nous à Capharnaüm. Longuement, il a mis les choses au point. Il nous a fait comprendre combien nous aurions été avilis s’il avait cédé à notre requête de la veille. Comme cela m’arrivait souvent, j’ai été retourné d’un seul coup. Il ne nous appelait pas pour que nous soyons nourris passivement, mais pour que nous sachions nourrir le monde. Et il ne pensait pas seulement à la nourriture qui passe, mais à ce qui rendrait les hommes solides intérieurement. La plupart de ceux qui l’acclamaient la veille sont partis sans faire de bruit. Et quand il nous a demandé si nous étions tout de même décidés à le suivre, c’est encore moi qui me suis compromis en lui disant que nous lui faisions confiance. Après des années de recul, je me dis que je n’ai jamais su maîtriser mes élans et que, bien des fois, j’aurais mieux fait de réfléchir avant de parler. Cela faisait souvent rire Jésus. Au fond, je crois qu’il aimait que je dise, sans trop réfléchir, ce que pensaient la plupart des membres de notre groupe. Un jour où nous étions fatigués, il nous avait emmenés à Césarée de Philippe. Nous nous reposions auprès de la source quand il a demandé ce que les gens disaient de lui. Il aimait, lui, se nommer : « le fils de l’homme ». Nous n’osions pas trop lui demander quel sens il donnait à ces mots. Cela voulait-il signifier qu’il était, comme nous tous, un homme de lignée humaine, fait de la même pâte que nous ? Ou bien osait-il se comparer à ce « fils d’homme »
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à qui le Très Haut confie la royauté dans le livre du prophète Daniel ? Alors nous lui avons dit que les gens voyaient en lui Jean Baptiste, ou Élie, ou un grand prophète. Et quand il nous a demandé : « Et pour vous, qui suis-je ? » il y a eu un grand silence. Et comme de juste, c’est encore moi qui me suis risqué le premier : « Tu es le Messie, celui qui a été choisi par Dieu. » Personne n’a protesté, ni rien ajouté. Jésus m’a souri et il m’a dit : « Pierre, tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? » J’ai fait signe de la tête que c’était vraiment ce que je pensais. Mais il n’a pas tardé à me faire comprendre qu’en réalité je ne savais pas de quoi je parlais. Moi je pensais à un roi qui rendrait la justice ; et il m’a expliqué qu’il allait être arrêté par les chefs du peuple, qu’il serait jugé et condamné. Je pensais qu’il était celui qui ferait disparaître la mort pour toujours ; et il m’a annoncé qu’il serait mis à mort par les Romains. Je l’imaginais revêtu de la force du Tout-puissant ; et voilà qu’il serait livré à la haine des hommes. En même temps qu’il nous annonçait cet avenir incroyable, je voyais le visage de ses disciples, de ces hommes et de ces femmes qui avaient mis en lui leur espoir. Ils étaient atterrés. Je savais qu’en protestant, j’exprimais leur pensée à tous : « Il n’en est pas question. Nous serons là tous avec toi. Nous allons recruter. Les foules seront de ton côté. Et tu sauras convaincre les chefs de notre peuple. Le royaume nouveau est en marche… » Jésus m’a coupé la parole. Une nouvelle fois, j’avais provoqué sa colère : « Tu raisonnes à la manière des hommes à courte vue. Ne te mets pas sur mon chemin comme une pierre qui me ferait tomber, Satan ! » Oui, il m’a appelé Satan ; et pour atténuer la violence de ses paroles, il a regardé chacun des siens dans les yeux, car je n’avais fait qu’exprimer la pensée de tous. Et il a ajouté : « Allons, la Pâque est proche. Et cette année, ce sera la mienne. Nous partons immédiatement pour Jérusalem. Si vous en faites le choix, venez derrière moi ! »
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Nous avions fait avec lui plusieurs voyages à Jérusalem pour la Pâque ou pour la fête des Tentes. Mais nous avions compris que cette montée-là serait différente, qu’elle serait peut-être pour lui la dernière et nous ne parvenions pas à l’accepter. À Jérusalem, Jeanne nous a aidés à nous disperser dans diverses maisons pour ne pas attirer l’attention des prêtres. Et la veille du Sabbat, plusieurs messagers nous ont donné rendez-vous dans une grande salle où plusieurs femmes de ses disciples avaient préparé le repas de la Pâque. Quand nous avons été tous rassemblés, Jésus a fait un geste que nous ne sommes pas près d’oublier. Il nous a fait asseoir. Il a retiré son manteau. Il a pris un linge qu’il a noué à sa ceinture. Il a vidé le bassin où nous nous étions lavé les mains et l’a remplie d’eau propre. Il s’est mis à genoux devant chacun d’entre nous pour nous laver les pieds. Nous n’avions jamais eu de serviteurs ni de servantes dans notre groupe. Chacun rendait service selon ses capacités et son humeur, certains en murmurant. Jamais Jésus n’avait manqué de faire l’éloge de ceux, et surtout de celles, qui se mettaient ainsi au service du groupe. Et voilà qu’avant de nous quitter, sans discours, il nous laissait ce message : ceux qu’il nous faudrait désormais le plus respecter, ce serait ceux qui se mettaient au service des autres. Comme d’habitude, je n’ai pas pris le temps de réfléchir. J’ai crié ce qui était pour moi l’évidence. « Il n’est pas question que tu me laves les pieds ! » Même en ces instants tragiques, Jésus était prêt à sourire : « Ah ! Pierre, je te reconnais bien là ! Ce ne sont pas tes pieds qui m’intéressent, mais ton cœur. Plus tard tu comprendras. » Alors, bêtement, j’ai dit : « Si c’est la condition pour être des tiens, alors lave-moi aussi la tête. » Et ensemble nous avons ri. Raconter la suite m’est toujours aussi douloureux. Je ne peux le faire qu’en me souvenant de cette consigne qu’il m’avait laissée
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de pardonner jusqu’à soixante-dix-sept fois ; je sais qu’il me pardonne inlassablement pour que je parvienne à me pardonner à moi-même. Nous nous sommes mis à table et il a accompli là des gestes, il a dit des paroles que nous ne faisons que commencer à comprendre. Et moi, pendant ce temps-là, je me souciais de savoir lequel d’entre nous était en train de le livrer. Je continuais à faire le malin en lui affirmant que j’étais prêt à donner ma vie pour lui. Je me suis même emparé d’un couteau à deux tranchants dont on se sert pour débiter la viande et je l’ai passé à ma ceinture. Au jardin des Oliviers, pendant qu’il priait, avec Jacques et Jean, nous étions assommés par l’émotion et le désespoir. Quand on est venu l’arrêter, j’ai sorti mon couteau. Je ne savais même pas m’en servir ; j’ai tout juste réussi à érafler l’oreille d’un des lévites envoyés par les prêtres. Jésus s’est tourné vers lui pour arrêter le sang qui coulait. Il m’a dit de rentrer ce couteau, car c’était justement pour que cesse la violence qu’il était venu. J’ai suivi le groupe de loin avec Jacques et Jean. J’aurais mieux fait de me tenir tranquille. Car c’est alors que je l’ai renié trois fois. Quand le coq a chanté, je me suis souvenu que Jésus m’avait prévenu. J’ai pleuré sur moi, j’ai pleuré de honte. Et je suis parti me cacher. La suite, ce sont les femmes qui nous l’ont racontée. Car, sans bruit, elles, elles l’ont suivi jusque sur la colline. Dans les jours qui ont suivi, Jésus a multiplié les signes pour nous manifester qu’il était vivant. Après cette rencontre étonnante que nous avons faite sur le bord du lac, nous avons décidé de rentrer, tous les sept, rapidement, à Jérusalem. On était à quelques jours de la fête de la Pentecôte et, sur la route, une grande foule de pèlerins marchait avec nous. Dans la grande salle où il avait célébré avec nous son repas d’adieu, tous ceux qui l’avaient suivi se sont retrouvés. Habités
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par la peur, nous avions fermé les portes à clé. Nous nous sommes raconté comment, les uns et les autres, nous l’avions rencontré de diverses manières. Et pendant que nous priions, nous avons été envahis d’une joie intense. Il n’était plus possible de taire cette nouvelle qui bouleversait la vie du monde : l’amour était plus fort que la mort. Un monde de partage était possible. Il nous fallait le crier. Toute peur avait disparu. Son Esprit nous habitait et ses mots remplissaient notre bouche. Une fois de plus, c’est moi qui ai pris la parole au nom de tous et je me suis adressé à la foule qui se tenait à notre porte. Depuis ce jour, je ne cesse d’annoncer la bonne nouvelle de son pardon et de sa confiance.
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Thomas ou le signe de Jonas
Celui qui ne voulait pas s’en laisser conter Thomas fait partie de la liste des Douze rapportée par les Évangiles synoptiques. Ce nom signifie « Jumeau » en araméen ; en grec, c’est Didyme. L’Évangile de Jean le nomme plusieurs fois. Une fois, il encourage les autres disciples à accompagner Jésus vers Jérusalem pour « mourir avec lui » (11, 16). Mais il est surtout celui qui exprime tout haut les doutes du groupe : « Comment pourrions-nous savoir le chemin ? » (14, 5). Et tout le monde connaît cet épisode où Thomas se refuse à croire en la résurrection de Jésus tant qu’il n’aura pas vu et touché (20, 24-29). La tradition fait de lui le fondateur des premières communautés chrétiennes d’Iran et de la côte occidentale de l’Inde. Les trois Évangiles synoptiques évoquent cette demande instante de signes par l’entourage de Jésus. Mais ils divergent sur la réponse donnée par Jésus. Dans Marc (8, 12), Jésus refuse simplement de donner un signe. Dans Luc (11, 29-32), Jésus parle de Jonas qui fut un signe pour les habitants de Ninive. Dans Matthieu (12, 39-40) qui est plus tardif, ce signe devient le séjour de Jonas dans le ventre du poisson, annonce du séjour de Jésus dans le tombeau.
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Il est permis à notre méditation de donner d’autres sens à ce mystérieux signe de Jonas. On ne sera pas étonné que ce livre de Jonas ait été une des pages préférées de Jésus. Il est en effet plein d’humour et de fraîcheur. Et il pointe du doigt les « signes du Royaume » que nous sommes invités à déchiffrer dans la vie des hommes et des femmes de toutes cultures et de toutes religions.
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’est en Perse que je suis parti annoncer la bonne nouvelle de Jésus. Et depuis près de vingt ans, je ne cesse de reconnaître, dans ces terres païennes, ce qu’il appelait le signe de Jonas. Un jour que j’allais voir André, mon ami, à Capharnaüm, il m’a fait connaître Jésus. Sur les bords du lac, je l’ai longuement écouté. J’ai été séduit par sa parole : cet homme nous appelait à aller jusqu’au bout de nous-mêmes. Le Royaume qu’il annonçait rejoignait mes désirs les plus profonds. Mais n’était-ce pas trop beau pour être vrai ? Je ne suis pas du genre à m’engager à la légère. Je sentais bien que, s’il ne donnait pas des preuves plus tangibles, jamais les responsables de notre peuple ne se rallieraient à lui. Plusieurs fois, je m’étais joint à ceux qui réclamaient de lui des signes. Une fois il avait, d’une manière étonnante, nourri une grande foule de gens qui se trouvaient rassemblés autour de lui sur une colline. Mais alors que l’enthousiasme commençait à nous gagner, il avait dispersé la foule. Et le lendemain, il avait mis un terme à nos illusions en nous affirmant que c’était de lui que nous devions nous nourrir. Qui cela pouvait-il convaincre ? Un autre jour, nous avions traversé le lac pour gagner le pays des Gadaréniens. Nous avions rencontré un possédé, complètement déchaîné. Jésus avait libéré cet homme : une légion de démons était sortie de lui et ils s’étaient emparés d’un troupeau de porcs. Et voilà les porcs qui se précipitent dans la mer. Spectaculaire ! Mais pas d’autres témoins que nous… et puis, bien sûr, les gardiens du troupeau qui, furieux, nous ont obligés à réembarquer. Encore un signe pour rien ! Il guérissait un grand nombre de malades. Mais c’était toujours comme en passant, comme s’il n’y était pour rien, comme si c’était leur foi qui les guérissait. Il n’avait rien à montrer ; simplement il
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désirait donner du bonheur à ces hommes et à ces femmes qui souffraient. Puis il partait plus loin. L’avantage avec Jésus, c’est qu’on pouvait lui dire ce qu’on pensait sans tomber dans le ridicule. Un jour, je m’étais permis de lui dire : « Écoute, tu devrais faire, une fois, à Jérusalem, un signe bien frappant, devant les chefs de notre peuple. Par exemple, tu te jettes du pinacle du Temple. Et les anges te porteraient sur leurs ailes, comme dit notre psaume. Une fois seulement ; alors ils seraient convaincus et tous se mettraient à ta suite. » Jésus avait ri. « Tu ne sais pas ce que tu dis, omas ! Ah ! tu es bien le frère jumeau de tous ces gens qui veulent un signe venant du ciel ! Eh bien, vous n’aurez pas de signe ! » Et après un instant de silence : « Pas d’autre signe que celui de Jonas. » Nous n’avions pas trop bien compris ce qu’il voulait dire. Mais je n’aime pas rester dans le vague. Alors, quelques jours plus tard, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu appelles le signe de Jonas ? » Il nous a fait asseoir et il a commencé à nous raconter. Un jour, Dieu dit à Jonas : — Lève-toi et pars, vers l’Orient, pour la ville de Ninive. Tu leur annonceras ma parole. Ninive, c’était la pire des villes qu’on puisse imaginer. Les Assyriens y avaient massacré beaucoup des nôtres. C’étaient des violents et des barbares ! Sans attendre, Jonas prit ses affaires et il partit… vers l’Occident ! Il s’embarqua sur un bateau en partance pour l’Espagne. Et pour être sûr d’échapper au regard de Dieu, il descendit à fond de cale, se cacha la tête et s’endormit. Mais voilà qu’une violente tempête survint. Les matelots imploraient leurs dieux. Ils jetaient leur cargaison à la mer pour alléger le navire quand ils découvrirent, dans la cale, Jonas : — Qu’est ce que tu attends pour implorer ton dieu, toi aussi ?
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Mais Jonas le prit de haut : — Je ne suis pas un païen comme vous. Moi, j’adore le vrai Dieu qui a créé le ciel et la terre et la mer ! Alors là, Jésus riait : « Ah ! Jonas ! Il était bien comme la plupart des scribes. Il possédait toute la vérité ! Il avait les réponses ! Mais c’est lui qui fuyait le regard de Dieu alors que les païens à qui il faisait la leçon, eux, ils cherchaient la volonté de leurs dieux. » Et Jésus continuait son récit. Jonas leur a expliqué son histoire : — Si vous me jetez à la mer, la tempête va cesser, leur disait-il. Mais les matelots ne voulaient pas avoir un mort sur la conscience. C’est seulement après avoir ramé tant qu’ils ont pu, qu’en désespoir de cause, ils se sont décidés à jeter Jonas par-dessus bord. La tempête a cessé et, au bout de trois jours, le poisson qui avait englouti Jonas l’a rejeté sur le rivage. Alors Dieu qui ne désespère pas de convertir son prophète lui dit : — Jonas, lève-toi, et va à Ninive, la grande ville païenne. Tu leur diras ma parole. Et Jonas, cette fois, partit vers l’Orient. Pour traverser la ville de Ninive, il aurait fallu trois jours entiers. Jonas marcha seulement quelques heures en appelant les gens à la conversion : — Dans quarante jours, votre ville sera détruite, criait-il. Et voilà qu’aussitôt les gens décidèrent de changer de vie. Quand le roi apprit la nouvelle, il descendit de son trône. Il ordonna un jeûne public pour tous les habitants de la ville, y compris les enfants et aussi pour tous les animaux ! Même le peuple d’Israël, dans ses plus beaux jours, n’avait jamais manifesté un tel zèle. Alors Dieu éprouva une si grande joie qu’il chargea Jonas d’annoncer aux habitants de Ninive qu’ils étaient pardonnés. Mais Jonas était furieux :
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— Je le savais bien ! C’est pour cela que je ne voulais pas venir ! Tu es un Dieu qui ne cesse de pardonner ! Et moi, de quoi j’ai l’air ? — Jonas, est-ce que tu as vraiment raison de te mettre en colère ? lui demanda Dieu ? Mais il était vraiment furieux. Et il gardait même l’espoir que Dieu donnerait un beau signe de sa justice, comme il avait fait autrefois en détruisant Sodome et Gomorrhe. Il s’installa dans le désert pour assister au spectacle. Comme le soleil tapait très fort, Dieu fit pousser un petit arbre pour lui donner de l’ombre. Jonas était content. Mais, dans la nuit, un ver piqua le petit arbre qui mourut. Le lendemain, quand le soleil devint plus fort, Jonas se mit à protester. Et Dieu lui demanda à nouveau : — Jonas, est-ce que tu as vraiment raison de te mettre en colère ? — Oui, j’ai raison ! Tout va de travers. — Jonas, réfléchis ! Tu te désespères pour ce petit arbre qui ne t’avait demandé aucune peine. Et moi je ne devrais pas me soucier de cette grande ville avec cette multitude d’hommes, de femmes et de petits enfants qui sont tous mes enfants ? Es-tu capable, Jonas, de prendre part à ma joie parce que ceux que j’aime vont pouvoir vivre heureux ? On sentait que Jésus éprouvait un grand plaisir à nous raconter cette histoire qu’il avait sans doute méditée bien des fois. Quand je me la raconte à nouveau, j’entends encore son rire. Tout au long de ce récit, on voit bien que la grande difficulté n’était pas de convaincre les habitants de Ninive, mais de convaincre Jonas qui était si bien installé dans ses certitudes. Il avait son idée : Dieu devait donner des signes de sa justice impitoyable. Et s’il donnait des signes de sa tendresse, eh bien, il avait tort ! Ce qui faisait rire Jésus, c’est que ce bon Juif de Jonas recevait cette leçon non pas d’autres Juifs, mais de païens qui ne connais-
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saient pas la Loi de Moïse, les matelots sur la mer, puis les habitants de Ninive. « Regardez-les bien ! Ils vous précèdent dans le Royaume de Dieu ! » nous disait-il parfois, quand nous avions parlé avec des gens qui ignoraient la Loi ou qui étaient incapables de l’observer. Une fois, nous avions même mangé avec des percepteurs d’impôts, affiliés aux Romains. Des pharisiens avaient protesté. Alors Jésus leur avait raconté l’histoire de cet homme qui avait deux fils. Le plus jeune avait demandé sa part d’héritage et il était parti tenter sa chance. Quoi de plus normal ? Mais les choses avaient mal tourné. C’était une période de disette et de crise ; le fils avait tout dépensé ; il s’était engagé auprès d’un patron qui ne l’avait même pas payé. Et le fils humilié s’était senti coupable. Il avait décidé de se faire embaucher par son père comme un esclave. Au moins, il pourrait manger à sa faim. Mais, dès qu’il le vit, son père fut bouleversé, il se jeta au cou de son fils, il fit tuer le veau gras et il organisa une grande fête. Et ce fils découvrit que son père n’avait pas besoin d’un esclave de plus dans sa maison ; il comprit qu’il était le fils bien-aimé de son père. Lui qui était perdu, en voyant la joie de son père, il découvrait sa valeur de fils. Or, voilà que le fils aîné revenait des champs. Il entendit la musique. On lui expliqua ce qui arrivait. Alors il se mit en colère : « Moi, je t’ai toujours obéi, et jamais tu ne m’as donné même un cabri pour faire la fête avec mes amis ! » Mais son père lui disait : « Ton frère était perdu, et voilà qu’il est retrouvé. Il allait jusqu’à vouloir se transformer en esclave et il a trouvé la joie d’être un fils bien-aimé. Est-ce que ce n’est pas normal que nous fassions la fête avec lui ? » Et moi, omas, j’avais envie de prolonger l’histoire et je faisais dire à ce père, comme Dieu l’avait dit à Jonas : « Qu’est-ce que tu attends pour entrer dans la joie de ton père ? Ce n’est pas de ton obéissance qu’il a besoin, mais de ton amour. Voilà que ton frère
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te précède dans ce royaume où l’on reçoit gratuitement. Cesse de regarder tes mérites. Regarde les signes de l’amour de ton père et entre dans sa fête. » Il m’a fallu bien du temps pour comprendre qu’on ne lit que les signes de ce que l’on cherche. Tant que je cherchais des signes de toute-puissance, j’étais incapable de lire tout ce qui nous parlait de sa compassion. Tant que je cherchais des signes de divin, je manquais les occasions de lire l’humanité qu’il nous révélait. Après la grande tourmente de son exécution, j’ai eu du mal à croire qu’il était vivant alors qu’on l’avait vu mort. Je sais bien ce qui me manquait. Les femmes, elles, étaient montées sur la colline. Elles avaient vu les clous entrer dans ses poignets et dans ses pieds. Elles avaient surtout entendu comme il priait pour ses bourreaux. Elles en avaient été les témoins : il était mort comme aucun homme n’était mort avant lui. Elles n’avaient plus besoin de voir autre chose pour croire qu’il était entré dans la vie. Il le savait, lui : quand il s’est manifesté à moi, il m’a montré ses plaies. Je n’avais plus besoin d’autre signe. Je n’ai pas cherché à le toucher. C’est lui qui m’avait saisi pour le reste de ma vie.
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Un prêtre de l’Ancienne Alliance
Le « prêtre Jean » Aucun rapport avec la légende médiévale d’un royaume chrétien fondé par un certain « prêtre Jean » dans quelque pays de l’Orient mythique. Celui à qui nous allons donner la parole, c’est ce disciple mystérieux « connu du grand prêtre » et de ses gens grâce à qui Pierre réussit à entrer dans la cour de sa résidence (Jn 18, 15-16). Il est peu vraisemblable qu’il s’agisse là du fils de Zébédée, le pêcheur galiléen. D’autre part, on sait qu’il y a eu, à Éphèse, une sorte d’école johannique qui se réclamait du disciple bien-aimé. Cette communauté nous donnera plus tard les écrits signés de Jean. Plusieurs Pères de l’Église nous disent qu’une des autorités déterminantes de ce groupe était un certain « prêtre Jean » qu’ils distinguent nettement du fils de Zébédée. C’est lui qui signera la deuxième Lettre de saint Jean (1, 1) et la troisième (1, 1). Telle est l’hypothèse à laquelle se rallie Joseph Ratzinger dans son livre Jésus de Nazareth (p. 252-253). Dans la religion juive, on ne devient pas prêtre, on l’est de naissance. De la tribu de Lévi, de la descendance d’Aaron, on
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fait partie d’une de ces familles sacerdotales entre lesquelles une hiérarchie très stricte est établie. C’est dans les familles les plus nobles que sont choisis le Grand Prêtre et tous les hauts dignitaires. Les autres qu’on peut appeler le bas clergé font partie d’une « section hebdomadaire ». C’est-à-dire que toutes les vingt-quatre semaines, ils sont appelés au service du Temple. Ainsi, chaque semaine, près de trois cents prêtres, venus de toute la Palestine, ont le privilège d’entrer dans le Parvis des Prêtres et d’y exercer le culte. Lors des grandes fêtes, d’autres prêtres, résidant à Jérusalem, viennent compléter ces effectifs. Et un nombre plus important encore de lévites remplissent des tâches subalternes. Cette année-là, quel était le jour de la fête de Pâque ? Les évangélistes divergent sur ce point. Nous avons fait le même choix que Jean en fixant la Pâque le samedi. Le repas pascal avait donc eu lieu sans doute le Vendredi soir. Et, dans ce cas, la dernière Cène de Jésus aurait été une anticipation. Des prêtres juifs ont dû faire partie des premiers disciples de Jésus. En tous les cas, on pense que l’homélie que nous appelons « Épître aux Hébreux » était adressée à des chrétiens issus de ce milieu sacerdotal. Quand Paul séjourne à Éphèse, de 52 à 54, il n’est pas encore question de la présence de disciples de Jean (Actes 19) ; et pas davantage dans les lettres aux Colossiens et à Philémon écrites de la prison d’Éphèse. Il faudra attendre quelques années pour que s’y fonde cette école, d’où sortiront les écrits johanniques. Restons donc à Jérusalem pour y rencontrer le « prêtre Jean » en l’an 50 de notre ère. Et ne soyons pas étonnés que sa méditation sur Jésus ne soit encore qu’en cheminement.
J
e suis prêtre en Israël. Mais voilà maintenant plus de quinze ans que j’ai demandé de ne plus prendre mon tour de service au Temple. Depuis ce temps, je ne pénètre plus dans le Parvis des Prêtres. J’ai beaucoup aimé ce culte, j’y ai nourri ma foi et je continue, chaque fois que je le peux, à venir unir ma prière à celle des lévites chaque matin et chaque soir. J’ai eu la chance que mon père ait exercé, pendant de nombreuses années, la charge de surveillant du Temple. C’est à ce titre qu’il avait obtenu pour moi de faire partie de la petite équipe qui accompagnait le Grand Prêtre dans la semaine qui précédait le jour de l’Expiation. Pour cette fête, il fallait qu’il soit en état de pureté. Depuis que le Grand Prêtre Siméon avait été souillé par le crachat d’un païen et qu’il était ainsi devenu inapte à officier, il était d’usage que le Grand Prêtre passe la soirée et la nuit dans son logement du Temple durant cette semaine de préparation. Nous étions trois jeunes à l’accompagner et à le servir en cas de besoin. C’est ainsi que j’avais fait connaissance avec le Grand Prêtre Caïphe et il avait de l’amitié pour moi. Notre chambre était voisine de la sienne ; il ne semblait pas importuné par nos éclats de voix et nos fous rires. Deux semaines par an, je participais bien sûr, avec mon groupe, aux sacrifices quotidiens. Plusieurs fois, le tirage au sort m’a désigné pour être sacrificateur. Pendant que nous tenions la brebis au-dessus de la rigole de marbre pour que son sang s’écoule sous le regard de Dieu, j’ai longuement médité sur le sens de ce que nous faisions là. Il y avait longtemps que je le savais : Dieu n’avait aucun besoin de tout ce sang versé. Il prenait plus de plaisir dans les animaux vivants que dans tous ceux que nous pouvions immoler. J’avais lu et relu les fortes paroles d’Isaïe : « Je suis dégoûté de la graisse de vos taureaux, le sang de vos agneaux me répugne
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et la fumée de vos holocaustes m’empeste. C’est la justice que je veux et non les sacrifices. » Je le savais. Dieu n’avait pas besoin de nos sacrifices. Mais les hommes, eux, en avaient besoin. Les dons de Dieu étaient si grands qu’il ne nous était pas possible de rester en dette à son égard. Pour apaiser le besoin ardent de lui rendre grâce, il fallait bien que nous lui offrions ce qui pour nous avait du prix. Mais le plus beau cadeau que nous ayons reçu n’était-il pas la vie ? Il fallait donc bien que nous offrions ce sang qui était porteur de vie. Pendant bien des siècles, nos ancêtres s’étaient fourvoyés. En regardant le sang dans la rigole, j’ai bien souvent pensé au sang de la fille de Jephté. Ce chef de guerre avait promis à Dieu que, s’il l’emportait sur les Ammonites, la première personne de sa maison qui viendrait à sa rencontre lui serait offerte en holocauste. Et après la victoire, c’était sa fille, son unique, qui s’était avancée vers lui en dansant au son du tambourin. Pour payer sa dette, il avait versé le sang de sa fille et il l’avait offerte en holocauste. Pourtant, Dieu avait bien interdit à Abraham de sacrifier son fils Isaac. Et il lui avait montré ce bouc dont le sang versé exprimerait sa reconnaissance. Oui, j’en avais la conviction, pour que les hommes renoncent à sacrifier des êtres chers et pour qu’ils renoncent aussi à se sacrifier eux-mêmes, ils avaient besoin de verser ainsi le sang des animaux, faute de verser du sang humain depuis Abraham. En remplissant notre fonction au Temple, au nom de tout le peuple, nous ne prétendions pas, comme les païens, abreuver la soif de notre Dieu. Nous faisions œuvre de salut public en détournant vers ces animaux la violence sacrée. Et en regardant vivre mes contemporains, je voyais qu’il y avait encore un long chemin à parcourir. Au livre des Chroniques, j’avais lu ce récit : dans le Temple de Salomon, sur l’ordre du roi Joas, on avait lapidé le prêtre Zacharie entre le sanctuaire et l’autel. C’étaient bien des prêtres qui
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avaient versé ce sang innocent puisque nul autre ne pouvait pénétrer dans ce lieu saint. Depuis ce jour, la violence était restée la même. J’allais bientôt constater, avec épouvante, que le cœur des prêtres de notre peuple était toujours capable d’autant de haine aveugle. C’est à l’occasion d’un grand tumulte que j’ai rencontré Jésus pour la première fois. Je sortais du Temple où j’avais participé à la prière du soir quand j’ai vu un homme qui renversait les tables des changeurs d’argent. Il était entouré de quelques hommes et de quelques femmes qui tentaient de l’apaiser. Il ne semblait pas vraiment en colère ; il était possédé d’une sorte d’indignation religieuse et il criait : « Enlevez cela de la maison de mon Père ! » Cela n’a pas duré très longtemps. Vite il a retrouvé son calme. Des prêtres qui m’accompagnaient lui ont demandé au nom de quelle autorité il agissait ainsi. Il leur a simplement dit qu’il n’était pas possible que nous ayons avec Dieu des relations qui ressemblent à un trafic. Et il a ajouté d’autres paroles que je n’ai pas comprises alors. Une seconde, son regard a croisé le mien. Et j’ai su qu’il me fallait le connaître. Quelques mois plus tard, lors de la célébration de la fête des Tentes, son groupe se trouvait à nouveau rassemblé dans le Parvis des Gentils. Plusieurs jours de suite, discrètement je me suis joint à eux. La première chose qui m’a surpris, c’est la simplicité avec laquelle il entrait dans cette fête populaire. Dans ma famille, on n’y participait qu’avec une certaine réserve. Sans oser le dire, nous pensions que les cabanes de branchage, l’eau, les lumières, la danse… tout cela avait des relents de fête païenne. Jean, le fils de Zébédée, avec qui j’ai rapidement lié amitié, m’a raconté que tous étaient arrivés de Galilée, qu’ils avaient ramassé des branchages divers avec lesquels ils avaient eu l’idée d’acclamer Jésus en entrant dans la ville. Puis, dans le jardin de Jacob, le père du jeune
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Marc qui recevait souvent Jésus, ils les avaient transformés en une cabane sommaire sous laquelle ils s’abritaient comme par jeu. Et voilà que Jésus nous entraînait vers la piscine de Siloé ; et l’eau que nous avions puisée, en chantant, nous la portions au Temple pour que les prêtres la versent devant l’autel. Jésus semblait trouver son bonheur dans la joie des gens simples qui le rejoignaient. J’étais moi-même surpris d’y trouver une fraîcheur intérieure que j’ignorais. Dans les jours qui ont suivi, Jésus a désiré faire connaissance avec moi. Il a eu envie que je lui raconte ce que je vivais au Temple. Plusieurs fois, en me montrant tous ces hommes et ces femmes en fête, il me disait : « Tu vois, c’est de leur cœur que jaillit la source d’eau vive ! » Et moi, en me nourrissant de sa présence, j’étais conscient que je commençais à désensabler au fond de moi cette source à laquelle je n’avais jamais pensé. Dans les mois qui ont suivi, à trois reprises, j’ai profité de son passage à Jérusalem pour le connaître un peu mieux jusqu’à cette fête de Pâque où il a donné sa vie pour nous. Cette année-là, la fête de Pâque tombait le jour du Sabbat. Jésus était arrivé à Jérusalem quelques jours auparavant. Mais il était contraint de se cacher. Plusieurs fois, j’avais entendu mon père parler de lui. Il n’avait pas d’opinion à son sujet ; il ne le connaissait pas ; il disait seulement que le Grand Prêtre et les principaux notables du Temple avaient résolu de le faire disparaître. Plusieurs fois Simon Pierre m’avait fait transmettre des messages. Je savais que Jésus avait invité ses amis à un repas d’adieu, vingt-quatre heures avant le repas pascal. N’étant pas certain que les prescriptions de pureté y seraient respectées, je ne m’y étais pas rendu : je devais servir au Temple le lendemain. Mais dans la nuit, j’avais entendu un groupe armé se rassembler dans la cour de la demeure de Caïphe qui est proche de chez nous. Je m’y étais rendu et j’avais trouvé Simon Pierre qu’on refusait de laisser passer. J’ai dit au
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garde que je le connaissais et on l’a laissé entrer. J’étais très inquiet, mais je suis rentré à la maison, car il fallait que je dorme. Bien plus tard, Pierre m’a raconté comment il avait, là, renié son maître. La journée qui a suivi et qui était la veille de la Pâque, je l’ai passée presque entièrement au Temple. Comme beaucoup de jeunes prêtres qui résidaient à Jérusalem, j’avais été requis pour l’abattage des brebis qui seraient partagées lors du repas pascal. La tâche qu’on m’avait attribuée, avec plusieurs autres, consistait à suspendre les brebis, dépouillées de leur peau, à des crochets prévus à cet effet. Mon esprit était dans la plus grande confusion. Aucune nouvelle ne me parvenait de Jésus ; mais je savais qu’il ne pouvait échapper à la décision de mort des nôtres. Je savais qu’ils étaient en train de le dépouiller de ses vêtements et de le pendre à la croix. Et me revenait en mémoire cette phrase de Jean lorsqu’il baptisait dans le Jourdain et que des prêtres avaient été envoyés auprès de lui. Ils nous avaient raconté que Jean avait désigné Jésus et qu’il avait crié à la foule : « Voici l’Agneau de Dieu. » Cette phrase était restée pour moi mystérieuse. Et voilà que, tout au long de cette après-midi, je comprenais. « Comme un agneau qu’on mène à la boucherie » avait dit Jérémie de lui-même, annonçant tant de violence à venir. À la nuit tombée, nous nous sommes retrouvés autour de la table de mon père, et Benjamin, mon petit garçon, a posé les questions rituelles. « Pourquoi ce repas n’est-il pas comme les autres ? » Mon père, très pédagogue, lui a raconté nos ancêtres, ces araméens nomades, réduits en esclavage en Égypte, mais libérés par la main de Dieu en cette nuit de Pâque. Et moi, je revoyais avec quelle liberté Jésus avait vécu parmi nous, comment il avait libéré cette femme de la condamnation qui pesait sur elle, comment il avait rendu la vue à cet homme malgré les interdits du Sabbat. En nous montrant l’autre à aimer, il semblait briser nos entraves et tracer pour nous un chemin nouveau vers notre Dieu.
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Et Benjamin a demandé : « Mais pourquoi on a tué un agneau ? » Alors papa lui a raconté l’agneau mangé par les Hébreux sur le départ, et son sang marquant le linteau de leur porte pour protéger leurs enfants, tandis que l’envoyé de Dieu ferait mourir les premiersnés des Égyptiens. Mais voilà que je ne l’écoutais plus. Je revoyais le visage de Jésus : non, le Dieu dont il nous parlait ne pouvait avoir exercé une telle violence ! Voilà qu’il avait versé son propre sang pour sauver les enfants de l’Égypte, comme ceux d’Israël. Mon gamin était un peu espiègle et, pour une fois qu’il avait le droit de parler à table, il multipliait les questions : « Mais pourquoi cette galette au lieu du pain ? » Il avait fallu d’urgence cuire le pain avant qu’il ait le temps de lever, disait papa. Mais c’était le signe que tout serait nouveau désormais : on ne mangerait plus le pain de servitude. Je ne sais ce que Benjamin comprenait, mais moi je savais, sans y mettre encore les mots, qu’un pain nouveau nous était venu qui nous permettrait de marcher vers la terre de liberté. Nous avons respecté le repos de ce grand Sabbat. Mais, dès le premier jour de la semaine, je me rendis dans la maison où je savais que résidaient Simon Pierre et les fils de Zébédée. Jean revenait du tombeau. Il était dans une sorte d’état second. « Le tombeau est vide », m’a-t-il dit. « Il est vivant ! Je savais que la mort ne pouvait pas avoir le dernier mot. » Nous nous sommes assis et nous sommes restés un long temps en silence. « Te souviens-tu, lui aije demandé, de ce qu’il disait après avoir bousculé les changeurs ? Détruisez ce Temple et, le troisième jour, il sera reconstruit… Et si c’était lui, maintenant, notre Temple ? » Je ne sais si Jean me comprenait : c’était vraiment trop de choses en si peu de temps ! Ne voulant pas le jeter dans la confusion, je n’osais lui dire ce que j’imaginais : à la suite du prophète Ézéchiel, je revoyais ce fleuve d’eau vive jaillissant du Temple nouveau, en faisant revivre le désert et en guérissant toute maladie.
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Dans les jours qui ont suivi, à plusieurs reprises, alors que je priais avec le groupe de ses disciples, nous avons fait l’expérience qu’il nous était présent et qu’il nous donnait sa paix. Au long de ces vingt années, j’ai beaucoup parlé avec Jean. Il me redit les paroles de Jésus qui remontent à sa mémoire. En pensant à lui, nous relisions la Loi et les Prophètes. Sans cesse revient cette question : « Qui est-il en vérité ? » Nous savons bien que, depuis l’origine du monde, Dieu n’a cessé de rendre présente sa parole dans notre histoire humaine. Sans pouvoir en dire plus, nous savons que celui que nos yeux ont vu, que nos oreilles ont entendu, que nos mains ont touché, celuilà est parole de Dieu dans notre chair humaine.
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Nathanaël, celui qui priait sous le figuier
Les Esséniens Les Esséniens constituaient un des grands courants religieux juifs au temps de Jésus. Déjà renseignés par Flavius Josèphe et par Philon d’Alexandrie, nous pouvons mieux les connaître, de nos jours, grâce aux Documents de la mer Morte, en particulier la Règle de la Communauté de Qumran, les recueils de Bénédictions et le Document de Damas. Le terme d’Esséniens, peu fréquent à l’époque, signifiait : les purs, les saints, les séparés. Ils préféraient se nommer « les Fils de Lumière ». Le mot de Secte employé à leur sujet n’a pas de sens péjoratif : il désigne l’un des courants ou « partis » religieux de l’époque. Il semble que les premiers Esséniens, entraînés par le Maître de Justice, aient rompu avec la liturgie du Temple vers 175 avant notre ère, lorsque la dynastie légitime des Grands Prêtres fut évincée par des familles contaminées par la culture hellénique. La Secte créa des communautés monastiques dont la plus connue est celle de Qumran. On y vivait dans le partage des biens et la pauvreté, dans l’abstinence sexuelle et dans l’obéissance. Les rites de purification y tenaient une grande place.
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Peut-être, auprès de ces communautés d’hommes, des communautés de femmes ont-elles aussi existé. Et il y avait aussi certainement des personnes vivant dans le monde dans l’esprit des religieux ; on dirait, de nos jours, un tiers ordre. Jésus n’a certainement pas été essénien. « Ce sont deux mondes qui se font face, dit Jérémias. D’un côté, l’univers de la Loi et de l’observance : Qumran pousse à l’extrême, et son admirable sérieux, et la limitation de son amour. De l’autre, le monde de la Bonne Nouvelle qui prêche l’amour de Dieu sans bornes et la joie de ses enfants graciés. » Cependant, il n’est pas impensable que Jésus ait eu, dans son entourage, des sympathisants de la Secte. Sans doute aussi certains rédacteurs du Nouveau Testament seront-ils influencés par la pensée des Esséniens. C’est pour illustrer cette rencontre de Jésus avec la foi des Esséniens que j’imagine cette fiction au sujet de Nathanaël. Jean nous parle de lui à deux reprises. En 1, 44-51, il raconte comment Jésus l’a, dès le début, apprécié. Et en 21, 2, nous apprenons qu’il était de Cana. Matthieu, Marc et Luc lui donnent le nom de Barthélemy.
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uand j’ai rencontré Jésus, un jour de noce, je venais de rentrer à Cana après plusieurs années d’absence. J’ai eu la grande joie d’y retrouver mon ami Philippe. Aussitôt, il m’a dit : « Nous avons trouvé un homme étonnant. Viens voir. » C’était vrai. Quand on l’avait rencontré une fois, on ne pouvait l’oublier. Il m’a regardé en souriant. Et les quelques mots qu’il m’a dits m’ont fait comprendre qu’il devinait le feu intérieur qui m’habitait. Je rentrais, en effet, de Damas où j’avais passé six ans de bonheur dans la communauté des Enfants de Lumière. Tout de suite, j’ai compris que je trouverais après de Jésus ce que j’avais cherché en vain chez les Esséniens. Son groupe s’est peu à peu étoffé. Ma première surprise, c’était la présence de femmes parmi ses disciples. Il y avait bien, auprès de notre communauté, à Damas, un petit groupe de femmes, mais leur communauté se tenait tout à fait séparée de la nôtre ; une simple conversation avec l’une d’entre elles aurait été gravement sanctionnée. Prendre nos repas avec elles aurait été impensable : les repas étaient pour nous des liturgies qui exigeaient des règles très strictes de pureté. Dans le groupe de Jésus, elles étaient entre elles pour la marche et pour la nuit. Mais nous prenions ensemble nos repas. Et elles participaient aux enseignements de Jésus qui étaient en réalité des échanges où il écoutait ce que chacun et chacune d’entre nous désirait exprimer. Un jour, nous nous étions assis au bord d’un champ. Jésus regardait le blé qui était déjà bien levé. Il a dit : « Qu’est-ce qu’il y a comme mauvaises herbes ! Regardez les coquelicots et toutes ces grandes plantes plus hautes que le blé. J’imagine que le cultivateur n’avait semé là que du blé, et du meilleur. Quand son commis qui venait de la ville a vu tout cela, il a dû lui proposer de faire
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du nettoyage. Et certainement le maître lui a expliqué qu’on risquait de piétiner le blé et aussi de le déraciner en arrachant les mauvaises herbes. Voilà qui est sage ! Ils vont tout laisser pousser ensemble. Et quand le blé sera mûr et qu’ils auront tout coupé, on battra les gerbes sur l’aire. La mauvaise herbe restera avec la paille. Et on recueillera le bon grain. » Il n’y avait pas beaucoup de cultivateurs parmi nous. Cela a été pour nous l’occasion de nous étonner : nous n’avions pas, jusqu’à ce jour, fait tellement attention à cela. Alors Jésus s’est tourné vers moi : « Tu te souviens, Nathanaël ? Je te revois sous le figuier. » Je lui avais en effet raconté la crise que j’avais vécue, à Damas, en cette fête de la Pentecôte où nous célébrions le renouvellement de l’Alliance. C’était sous le figuier que, chaque matin, je consacrais de longues heures à rendre grâce à Dieu pour le don si généreux de son amour. Ce jour-là, je redisais notre Règle que je savais par cœur. Elle invite les prêtres à bénir chacun des élus : « Que Dieu te bénisse en tout bien, qu’il te garde de tout mal, qu’il éclaire ton cœur de la sagesse qui fait vivre, qu’il te gratifie de la connaissance éternelle. Et qu’il fasse briller sur toi son visage de paix. » En disant ces mots, je goûtais le bonheur de reposer dans la lumière de son regard d’amour. Mais il fallait bien que je dise aussi la suite de notre Règle qui invite les prêtres à maudire tous ceux qui sont infidèles à l’alliance : « Que Dieu te livre à la terreur… Que Dieu n’ait pas pitié de toi quand tu l’invoqueras et qu’il ne pardonne pas tes iniquités… Qu’il lève sa face de colère pour se venger de toi… Qu’il n’y ait pas de paix pour toi… » Dès les premières années, j’avais dit à mes formateurs comme ces versets me choquaient. Je leur redisais les écrits de nos prophètes qui parlent du désir de Dieu de donner son pardon et de répandre son salut sur toutes les nations païennes. Je leur parlais de la tendresse de Dieu qui fait frémir ses entrailles. Ce jour-là, j’ai compris que je ne pouvais rester plus
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longtemps avec les Esséniens. Non, Dieu n’avait pas jeté cette frontière infranchissable entre les enfants de lumière et ceux qu’ils appelaient les enfants des ténèbres. En face de ce champ de blé, ce jour-là, Jésus m’avait interpellé. Et alors que nous marchions, d’autres champs de blé ravivaient mes questions. Dans cette image de la moisson que Jésus nous avait racontée, il évoquait bien tout de même un feu où seraient jetées les mauvaises herbes semées par l’adversaire. Un jour où je marchais auprès de lui, je lui ai suggéré mon interprétation : « Dismoi, Jésus ! Ce champ dont tu parles, est-ce le monde où il faudrait séparer les mauvais des bons ? Et s’il s’agissait plutôt de chacun de nous où poussent ensemble du bon et du mauvais ? Et si le jugement final consistait à jeter au feu les échecs de notre vie pour ne laisser subsister pour l’éternité que l’amour que nous aurons réussi à vivre ? » Pendant que je lui parlais, je sentais bien que Jésus était heureux et qu’il m’encourageait à poursuivre ma recherche. Mais je savais aussi que, dans notre groupe, plusieurs avaient entendu autrement cette image du champ de blé : ils attendaient avec impatience le feu où seraient jetés les persécuteurs et les profiteurs. Et ce qui m’étonnait, c’est que Jésus ne cherchait pas à les contredire. À Damas et à Qumran, il y avait une vérité officielle et ceux qui en déviaient étaient exclus. Avec Jésus, on avait l’impression que la vérité était en chemin, au rythme de chacun. Quelques jours plus tard, nous étions revenus à la maison de Simon, à Capharnaüm. Anne, sa belle-mère, savait que, sur la route, nous n’avions pas mangé de pain, mais seulement des galettes préparées par Jeanne et Suzanne. Elle a décidé de faire du pain. Nous avons sorti son pétrin dans la cour ; elle y a jeté trois grandes mesures de farine. Et pendant que nous écoutions Jésus, elle a commencé, patiemment, à mouiller sa farine. Après un long temps, c’était devenu une pâte qu’elle malaxait avec entrain. Nous
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nous sommes arrêtés de parler pour mieux la regarder. Elle y plongeait ses bras jusqu’au-dessus des coudes, elle soulevait cette pâte et elle la faisait retomber avec violence. C’était beau à voir. Quand une goutte de sueur tombait de son front dans le pétrin, plusieurs riaient et elle les regardait en souriant. Alors Judith s’est levée, elle est entrée dans la maison et elle a rapporté, avec solennité, un vase contenant de la pâte qui avait levé lors de la fournée précédente. Elle a pris ce levain et elle l’a émietté dans la pâte pendant qu’Anne continuait à pétrir l’ensemble. Déjà nous avions tous à la bouche le goût de ce pain que demain nous allions partager quand Anne et Judith auraient laissé le levain soulever toute cette pâte. Déjà nous sentions la bonne odeur du pain sortant du four. C’est alors que Jésus a dit : « Ce levain, quel cadeau du ciel ! » Mon cœur alors n’a fait qu’un bond. Il y a une chose que je ne vous ai pas dite : bien que mon vrai nom soit Barthélemy, mes amis m’ont surnommé Nathanaël et Jésus aimait m’appeler comme cela. En araméen, cela veut dire : « Dieu a donné », « Cadeau du ciel. » En disant cette phrase, Jésus me regardait en riant. Il a poursuivi : « Quel cadeau du ciel ! Mais vraiment, quel dommage si Judith ne l’avait pas sorti de sa cachette et si Anne ne l’avait pas mélangé à la pâte pour la faire lever tout entière ! L’Alliance reçue de nos pères, il y en a qui veulent la mettre à part pour la conserver toute pure. Ils se retirent dans le désert et ils y restent toute leur vie pour fuir les impuretés du monde. Mais alors, comment l’amour de notre Père ira-t-il rejoindre chacun et faire lever son cœur ? Comment le pain sera-t-il servi et partagé entre tous ? » Et pendant qu’il continuait à parler, je revoyais en esprit mes amis les Esséniens, ceux qui veulent se garder purs. Je bénissais Dieu de me les avoir fait connaître et je le bénissais aussi de me les avoir fait quitter. Le lendemain, il était si bon le pain que nous partagions dans la joie, que nous n’avions même pas besoin de l’accompagner
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d’olives. Jésus nous a rappelé avec quel soin Anne et Judith avaient mêlé le ferment à la pâte et il nous a dit des choses bien mystérieuses. Ainsi Dieu vient se mêler à notre vie pour la faire lever. Il ose mêler sa parole à la nôtre au risque qu’elle soit dénaturée ou même anéantie. Il vient souffrir la lourdeur de notre pâte humaine et il peine pour y faire lever sa vie. En l’entendant, nous nous souvenions des gouttes de sueur qui étaient tombées du front d’Anne. Et Jésus a conclu : « Allons, mes amis, dès demain, il nous faut repartir pour être ferments du Royaume dans chaque ville et chaque village. » Anne et Judith ne partiraient pas avec nous, car il y avait les enfants. Mais je les sentais très fières ce jour-là : non seulement elles avaient refait nos forces, mais ce qu’elles avaient vécu avec nous avait éclairé notre foi et la leur. Jésus aimait beaucoup nous faire comprendre les choses cachées en nous proposant de regarder ce qui arrivait dans la vie des petites gens. Je me souviens de cette soirée où, en pleine campagne, nous nous reposions d’une longue marche. Et voilà qu’un jeune homme est passé sur le chemin. Il portait sur ses épaules une jeune brebis qui paraissait blessée à une patte. Il s’est assis auprès de nous et nous lui avons offert de l’eau. Nous n’avons pas eu besoin de l’interroger. « Si vous saviez comme je suis content, nous a-til dit. Depuis ce matin je cours après elle. Tu m’as bien fait marcher, ma friponne ! » L’un de nous lui a demandé : « C’est votre unique brebis ? » « Non, j’en ai bien d’autres, mais les autres, elles sont dans leur enclos. Je ne suis pas inquiet pour elles. Mais cellelà était perdue et elle est retrouvée. Si vous saviez comme je suis content ! » Il a repris la route, car le soir allait tomber. Nous étions tous heureux avec lui. Alors Jésus, sans transition, s’est mis à nous parler de son Père : « Vous avez vu. Il est comme cela notre Dieu. Bien sûr, tous ses enfants qui sont dans l’enclos, au Temple de Jérusalem, et à Qum-
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ran et à Damas, dans les synagogues et dans les écoles des rabbins, tous réjouissent son cœur. Mais quand un de ses fils, qui s’était perdu, se laisse retrouver par son amour, alors quelle fête pour lui ! Je vous assure, on chante, on danse en Dieu pour une seule personne qui revient à la vie ! » Maintenant que les années ont passé, je comprends mieux comment les choses se retournaient en moi au contact de Jésus. En rentrant de Damas, j’aspirais à la perfection. Je croyais qu’en obéissant toujours plus scrupuleusement à la Loi, je purifiais mon être et je sauvais ma vie. Et insensiblement, j’apprenais à me laisser aimer, à y trouver ma joie, même si j’avais conscience de ne pas le mériter, à me laisser entraîner dans son désir de faire vivre. Voilà près de vingt ans qu’il nous a quittés. Tous ceux qui ont cru en lui savent qu’il nous accompagne maintenant plus que jamais. Je ne cesse de me demander qui il est. Avec mes amis de Damas, nous attendions trois envoyés de Dieu. Nous attendions le Messie Prophète. Il l’est, mais d’une manière singulière, puisque c’est dans notre bouche qu’il met la Parole. Nous attendions aussi le Messie Roi qui établirait dans la paix le peuple élu. Il est bien de la tribu de Juda, je ne sais s’il descend de David. Mais ce que je comprends bien, c’est qu’il vient proposer, pour l’humanité entière, un chemin de paix. Et surtout, chez les Enfants de Lumière, nous attendions le Messie Prêtre. Ni descendant de Sadoq, ni même de la tribu de Lévi, comment Jésus serait-il le Grand Prêtre légitime ? Et cependant, plus je me souviens du don qu’il a fait de sa vie pendant toutes ces années, plus je crois qu’aucun autre sacrifice de louange ne peut davantage plaire à notre Dieu. Nous n’avions pas compris quand il nous avait dit que nous verrions le ciel ouvert et les anges monter et descendre au-dessus du fils de l’homme. Nous nous étions seulement souvenus que, dans
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le désert, avant même le sacerdoce de Lévi, au pied du Sinaï, Dieu avait, pour Jacob, fait descendre par cette échelle le ciel sur la terre. Maintenant je me demande si, avec Jésus, Dieu n’a pas établi le ciel au cœur de chacun d’entre nous, ou peut-être aussi dans l’espace qui nous sépare les uns des autres.
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Comment Lévi devint Matthieu
Les premiers pas d’un évangéliste Les Évangiles disent peu de chose de ce publicain nommé Lévi, fils d’Alphée. C’est l’évangéliste Matthieu (9, 9) qui lui donne ce surnom sous lequel il est entré dans la mémoire chrétienne. Il n’est pas invraisemblable que ce soit autour de lui qu’ait pris consistance la tradition qui nous a laissé cet Évangile. Cela expliquerait la grande place qui y est donnée à la Loi nouvelle et à sa relation avec la Loi de Moïse (« On vous a dit… moi je vous dis »). Il est probable qu’auprès de Jean Baptiste, Jésus a connu une période où il voulait appeler le peuple à revenir à la pureté de la Loi de Moïse. Et c’est sous le souffle de l’Esprit qu’il prendra conscience de sa vocation : il est la Loi nouvelle. C’est en suivant sa manière de vivre son humanité que les hommes et les femmes réalisent ce pour quoi ils sont créés. La rencontre avec le publicain Lévi et le repas pris avec ses amis (Mt 9, 10-13) semble être un tournant dans la vie et la mission de Jésus. C’est ce même itinéraire que suivra Paul quelques années plus tard. Après avoir combattu pour défendre la Loi de Moïse, il découvrira, sur la route de Damas, que l’adhésion à Jésus est le seul chemin de salut. Et devant l’hostilité des judéo-chré-
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tiens, attachés aux observances mosaïques, il en viendra à estimer qu’il faut choisir Jésus contre la Loi. La lettre adressée aux chrétiens de Galatie en est le plus éloquent témoignage. Il est intéressant que ce soit justement à Antioche sur l’Oronte, la capitale de la province de Syrie, que la communauté de Matthieu ait élaboré son Évangile. C’est, en effet, de cette ville que les adversaires de Paul envoyaient des émissaires qui troublaient les jeunes Églises que ce dernier avait fondées. Décidément la naissance du christianisme n’a pas été de tout repos.
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epuis que j’ai quitté mon emploi de publicain, j’ai établi Jeanne et nos enfants à Antioche avec un petit commerce. Pour ma part, avec Ruben, je parcours les villes de Syrie pour annoncer la bonne nouvelle de Jésus. Quand je vivais à Capharnaüm, je m’appelais Lévi. C’est Jésus qui m’a appelé Matthieu, « don de Dieu ». Et c’était déjà tout un message. Mon père, paysan privé de sa terre, avait acquis, avec grande difficulté, cette charge de publicain qu’il m’avait transmise. J’en vivais tant bien que mal. Je n’étais pas un notable. Je payais, chaque mois, un fixe à Jacob, notre chef. Et je percevais les droits d’entrée et de sortie sur toutes les marchandises qui franchissaient la porte qui m’avait été attribuée, celle que nous appelons « la porte de Jérusalem ». Quand, chaque mois, j’avais payé mes deux employés, il ne me restait que le strict nécessaire pour faire vivre ma famille. Il y avait longtemps que je m’étais fait à cette évidence : j’étais un pécheur. Il n’était plus nécessaire qu’on me le dise. Je faisais un métier qui me rendait impur. Il me mettait en contact avec un public de toute espèce. Il me faisait manipuler des monnaies portant l’effigie de divinités païennes. Il faisait de moi un collaborateur des Romains, bien que l’argent que nous percevions aille en réalité dans les caisses d’Hérode Antipas. Et quand les Romains manquaient d’argent, ils n’avaient pas besoin de nous. Ils tombaient sur un village, ils prenaient tout ce qui avait du prix et ils emmenaient quelques paysans pour les vendre comme esclaves. Et puis, pour aggraver notre cas, les scribes ajoutaient que notre métier nous exposait trop aux abus de pouvoir, hors de tout contrôle, pour que nous soyons vraiment honnêtes. Abba Garyon n’avait-il pas dit : « Un homme ne devrait pas apprendre à son fils d’être ânier, chamelier, matelot,
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voiturier, berger ou boutiquier, car leur métier est un métier de voleur. » Il n’avait pas parlé des publicains parce que cela allait sans dire : il y avait des métiers qui rendaient pécheur. La Loi qui fait la fierté de notre peuple et qui fait ma fierté, cette Loi me condamnait. J’étais pécheur et, chaque jour, je me prosternais devant notre Dieu pour implorer sa miséricorde. J’avais quelques confrères qui partageaient mon désir de chercher la justice. Deux d’entre eux étaient même allés recevoir le baptême de Jean au bord du Jourdain. Quand ils lui avaient demandé ce qu’ils devaient faire, Jean leur avait simplement répondu : « N’exigez rien au-delà de ce qui vous est ordonné. » C’est ce que j’essayais de faire. Et c’était pour faciliter la vie des petits paysans qui n’avaient pas d’argent que j’avais pris l’habitude de prélever, à la place, une petite portion de leurs marchandises. Jeanne savait en tirer parti pour nos repas et elle revendait sur le marché ce que nous avions en trop. Évidemment, j’aggravais encore mes remords : les pharisiens ne manquaient pas de nous reprocher de manger là une nourriture qui n’était pas garantie cachère. Comme j’avais établi mon petit poste de douane à la porte de la ville, j’avais eu plusieurs fois l’occasion de voir Jésus. Il soignait des malades. Il écoutait longuement les gens qui lui racontaient leur vie. Il nous regardait accomplir notre travail. Et voilà qu’un jour il s’est approché de moi. Il m’a touché le bras. Et il m’a dit : « Lévi, j’aimerais manger avec toi et avec tes amis. Accepteraistu de me recevoir ? » Pendant plusieurs minutes, je suis resté sans voix. Avait-il vraiment réfléchi à ce qu’il me disait là ? Il était tout à fait impensable qu’un docteur de la Loi s’assoie à notre table. Il voyait bien mon étonnement et il semblait le comprendre. Moi je me disais : « Ou bien il a perdu la raison, ou bien c’est un provocateur qui cherche le scandale, ou bien peut-être y a-t-il là quelque chose que je ne comprends pas. » Mais en rejoignant son regard,
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je découvrais que les choses étaient beaucoup plus simples. Il semblait avoir de l’amitié pour moi et il désirait me la faire partager. Nous nous sommes donc retrouvés à la maison avec quelques uns de ses amis ; tous n’avaient pas osé franchir le pas. Jésus a voulu faire la connaissance de Jeanne et ses enfants. J’avais invité plusieurs de mes collègues. Il nous a laissés raconter ce que nous vivions. Il a écouté cette souffrance d’être méprisés qui était la nôtre. Nous avons parlé de notre peuple et de l’Alliance dont il fallait retrouver toute la pureté. Quand nous lui avons parlé de la sévérité des pharisiens à notre égard, il s’est indigné : « Ils s’imaginent que c’est le contact avec les autres qui rend impur. Mais, au contraire, c’est le refus de rencontrer les autres, ceux qui souffrent, voilà ce qui rend impur ! » Et je me souviens aussi de cette parole : « Les pharisiens vous reprochent de percevoir les taxes pour Antipas. Mais ils étaient bien contents quand le grand Hérode, son père, se servait de cet argent pour embellir le Temple. » Dans les jours qui ont suivi, j’étais traversé de sentiments contradictoires. Je me souviens de cette grande paix qui m’habitait. C’était comme si le regard de Jésus m’avait établi sur un rocher où je pouvais m’appuyer sans crainte. Mais autour de ce rocher, c’était la tempête. Quelle était la relation de Jésus avec Dieu ? Il m’avait bien parlé de ce Père qui relève le pauvre de la poussière et qui guérit les cœurs blessés. Mais comment était-il possible que Dieu se mette en contradiction avec la Loi qu’il avait donnée à Moïse et que nos maîtres nous transmettaient scrupuleusement ? Et surtout, je voyais bien que les scribes et les pharisiens qui ne cessaient de le surveiller avaient trouvé là un motif de le faire condamner. Avait-il un programme d’action ou bien se laissait-il plutôt conduire, au jour le jour, par une voix intérieure ? En nous manifestant ainsi son estime et son amitié, était-il conscient des risques qu’il prenait ?
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Toutes les fois qu’il passait à Capharnaüm, je me joignais au groupe de ceux qui l’écoutaient. Et quand j’ai su que le petit commerce de Jeanne était devenu suffisant pour faire vivre la famille, je me suis joint au groupe des disciples de Jésus. Vraiment, je me trouvais bien auprès de lui. J’avais besoin de comprendre. D’abord, ce que j’ai remarqué, c’était son amour de la Loi. Spontanément, il avait à la bouche des versets du psaume : « Tes commandements sont fidélité… Ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière pour mon sentier… Ta Loi fait mes délices… Elle est pour moi comme un bouclier… » En même temps, je voyais bien quelle liberté il prenait avec la Loi, par exemple avec le commandement qui nous est si précieux : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. » Un jour, m’a-t-on raconté, un homme lui avait dit qu’il désirait le suivre, mais qu’il devait auparavant inhumer son père. Jésus lui avait répondu de laisser les morts enterrer leurs morts et de le suivre sans attendre. Une autre fois, sa mère et ses frères désiraient le voir. Il leur avait fait répondre que sa mère et ses frères, c’étaient ceux qui écoutaient la parole du Père. Ces réponses faisaient naître en moi un sentiment d’effroi. C’était comme si le suivre et l’écouter, c’était une nouvelle manière d’accomplir la Loi. Mais il n’y avait pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre qu’il mettait en danger notre ordre social et nos traditions. De même, un jour de Sabbat, j’avais suivi son groupe dans la campagne. Nous avions recueilli quelques épis de blé et nous en faisions le tri dans nos mains pour apaiser notre faim. Des pharisiens qui nous accompagnaient nous avaient reproché de manquer là au commandement sacré du repos qui nous fait communier au repos de Dieu. Jésus leur avait fait remarquer que les prêtres qui remplissaient leur fonction au Temple le jour du Sabbat ne manquaient pas, eux, à cette obligation du repos. Et
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j’avais ressenti le même effroi quand il avait ajouté, en toute tranquillité : « Je vous le dis : il y a ici plus grand que le Temple. » Je me suis souvenu alors de cette parole qu’il nous disait parfois : « Vous qui peinez sous le poids du fardeau, venez à moi et vous trouverez le repos. » C’était comme si, désormais, pour goûter au repos de Dieu, le plus court chemin était de suivre Jésus. Comment osait-il, lui que je sentais pourtant si peu prétentieux ? Sur les chemins de Galilée, autant je me sentais libéré par le regard que Jésus avait porté sur moi, autant grandissait la peur que j’éprouvais pour lui. Comme il avait fait tomber les murs qui m’enfermaient, il faisait tomber les frontières qui nous séparaient des païens. Il nous invitait à admirer l’œuvre de Dieu en eux : « Vous voyez ! Le Royaume de Dieu est là, dans leur vie ! » Un soir, nous étions arrivés dans un village et nous nous reposions auprès de la fontaine. Soudain Jésus a souri et il nous a dit : « Écoutez ! » De l’autre côté de la place, un groupe d’enfants se disputait : « On vous a proposé de jouer à la noce. On aurait fait des déguisements, on aurait fait de la musique, on aurait dansé. Et ça ne vous a pas plu. Alors on vous a proposé de jouer à l’enterrement. On aurait fait un brancard. Les filles auraient fait des lamentations. Et vous n’étiez encore pas d’accord. On ne peut pas jouer avec vous ! Vous n’êtes jamais contents ! » Et la dispute n’en finissait pas. Jésus nous a entraînés un peu plus loin. « On va les laisser. Ils trouveront le moyen de s’entendre. Les petits comprennent des choses que les scribes mettent des années à découvrir. Souvenezvous. Quand Jean Baptiste prêchait dans le désert, les gens disaient qu’il était vraiment trop triste. Et quand ils me voient venir, ils disent que je ne fais pas assez pénitence. Quand on a décidé de regarder ce qui manque chez les autres, on se rend incapable de reconnaître l’œuvre de Dieu dans leur vie. » Et il nous a rappelé les
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merveilles que nous avions admirées au long des journées passées : cette femme de Phénicie qui se comparait à un petit chien recueillant les miettes sous la table des enfants, ce centurion qui était sûr que Jésus guérirait son esclave. Il nous a parlé de ces hommes et de ces femmes qui pratiquaient toutes sortes de religions, mais qui, simplement, travaillaient pour faire vivre leur famille : « Ils ne connaissent pas notre Loi, mais ils en suivent l’essentiel puisqu’ils désirent aimer. » Maintenant je sais que Jésus est notre Loi nouvelle et qu’il accomplit l’ancienne. Pour en avoir la certitude, il a fallu que je le voie mourir sur la croix, et de quelle manière ! Il a fallu que je découvre que son Esprit vit en nous. Grâce à lui, nous pouvons désormais nous fier en lui plus qu’en nous-mêmes. Paul et Barnabé qui ont longtemps séjourné à Antioche m’ont aidé à faire le pas. Ils ne cessaient de nous dire que nous pouvions bien suivre les prescriptions légales de notre tradition, mais que l’essentiel n’était pas là. L’important était de chercher à vivre dans l’esprit de Jésus. Tous ici ne sont pas encore convaincus. Ils voudraient imposer la circoncision et nos autres traditions aux païens qui nous rejoignent. C’est pour moi un grand souci et j’attends que Paul rentre de ses grands voyages pour nous aider à aller de l’avant.
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Barnabé, le mentor de Paul
Un lévite devient chrétien Comme il y avait des familles de prêtres, il y avait, aussi sévèrement hiérarchisées, des familles de lévites. Les Actes des Apôtres (4, 36-37) nous disent que Barnabé en faisait partie. Ils ajoutent qu’il avait quelque bien. À moins de faire partie des cadres, être lévite ne suffisait pas à faire vivre une famille. Les origines chypriotes de Barnabé peuvent nous faire supposer des relations commerciales avec sa famille. Et les responsabilités qu’il exercera dans l’Église primitive impliquent qu’il ait fait des études de scribe auprès d’un rabbin. Il ne semble pas absurde que Barnabé ait pu faire la connaissance de Jésus dans les circonstances que raconte l’Évangile de Jean (7, 32-52). La présence d’un lévite parmi les premiers disciples de Jésus nous permet de prendre conscience de l’obsession de pureté qui présidait à toute la vie cultuelle des Juifs d’alors. À cette mobilisation pour éviter toute contamination, Jésus oppose le message prophétique d’un Dieu qui choisit d’aller vers sa créature.
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Autant Barnabé est absent des textes évangéliques, autant il est largement nommé dans les Actes des Apôtres et dans les épîtres de Paul. Il est l’un des premiers à partager ses biens dans la communauté primitive (Actes 4, 36-37) Il est aussi l’un des premiers à prendre le risque d’accueillir des païens sans exiger d’eux qu’ils se fassent juifs (11, 22-24). Il est surtout celui qui a su faire confiance, dès le début, à Saul, le faire admettre par l’Église de Jérusalem, sans doute l’initier à la prédication de Jésus (9, 27 ; 11, 25-26). C’est lui qui fait faire à Paul ses premiers pas de prédicateur en terre étrangère (13, 1 – 14, 28). Enfin, c’est avec Paul qu’il défendra leur choix pastoral à l’assemblée de Jérusalem (15, 1-35). Il semble qu’ensuite Paul ait eu besoin de devenir autonome (15, 36-40) et Barnabé rejoint Chypre, sa terre natale. Les premiers disciples de Jésus ont été des missionnaires itinérants soucieux de répandre la bonne nouvelle. On leur donnait le nom de prophètes. Ce n’est que plus tard que sont apparus des responsables locaux soucieux d’organiser et d’enseigner. On les appellera veilleurs (épiscopes) et anciens (presbytres).
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on nom est Joseph. C’est Jésus qui aimait m’appeler « fils de la consolation », Barnabé. En effet, lors de ses passages à Jérusalem, certains soirs, il descendait à la maison, avec plusieurs de ses disciples. Nous savions que ses ennemis l’avaient harcelé dans des discussions sans fin et, avec Judith, nous veillions à ce qu’il se repose. Je pense que notre écoute le réconfortait. Quand Jésus nous a quittés, mes amis, par fidélité, ont continué à m’appeler ainsi, Barnabé. J’apprécie ce nom et j’aimerais le mériter. Je suis né à Nicosie, dans l’île de Chypre. Très jeune, mon père avait cessé d’exercer sa tâche de lévite au Temple et, comme beaucoup de Juifs, il était parti vers cette île lointaine. Il y avait fondé un atelier d’objets de cuivre et d’autres métaux. Je n’ai pas vécu longtemps à Nicosie ; mon père m’a confié, dès mon plus jeune âge, à l’un de ses amis, Mathias, qui était lévite comme lui et qui était devenu rabbin à Jérusalem. J’ai rapidement fait valoir mes droits de lévite au Temple où j’ai été inscrit dans l’une des sections hebdomadaires. Cela n’aurait pas suffi à payer mes études de scribe. Mais rapidement, j’ai fondé, dans la ville haute, un commerce qui me permettait d’écouler à des prix très avantageux les objets de métal que mon père me faisait parvenir. C’est lors de la fête des Tentes que j’ai connu Jésus. Lors de ces grandes célébrations, nous étions tous de service. La fonction qui me fut attribuée par tirage au sort fut celle du maintien de l’ordre dans l’enceinte du Temple. Ce n’était pas la mission que je préférais. Or, ce jour-là, notre équipe de cinq lévites fut envoyée d’urgence au parvis des Gentils. On avait signalé un risque de trouble ; un rassemblement s’était constitué autour d’un prédicateur. Nous partons donc en courant. Notre première surprise fut de constater combien
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ce groupe était calme. Nous nous sommes approchés discrètement et nous avons prêté l’oreille. L’homme qui se tenait assis au milieu du groupe semblait étonnamment paisible. Il ne prêchait pas. Il s’entretenait avec ces personnes qui rentraient de la piscine de Siloé, leurs récipients remplis d’eau. Dans ce qu’il disait, il n’était pas question de purification, mais d’une soif qu’il fallait apaiser. Il parlait des humbles désireux de respect, des pauvres obligés de s’épuiser au travail, des illettrés privés de la Parole de Dieu, de tous ceux qui restaient assoiffés de justice. « Pourquoi avoir abandonné la source d’eau vive ? Pourquoi avoir creusé dans le sable des citernes qui s’assèchent ? » Et il annonçait un temps où chacun de nous pourrait devenir source de vie pour tous les assoiffés. Nous sommes restés longtemps à l’écouter. Je sentais bien que mes collègues n’avaient, pas plus que moi, le désir d’interrompre ce temps de grâce. Discrètement, nous nous sommes retirés et nous nous sommes retrouvés les mains vides devant les prêtres qui nous avaient envoyés. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous ne l’avions pas arrêté. C’est moi qui ai pris la parole : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » Ils n’ont pas eu l’idée de nous faire sortir. Tout de suite, ils ont commencé à se disputer au sujet de Jésus. Mais j’ai bien compris qu’ils étaient en majorité contre lui et qu’ils ne le laisseraient pas en paix. Mon service fini, rentré à la maison, encore bouleversé par ce que j’avais vécu, j’ai essayé de redire à Judith comment les paroles de Jésus m’avaient rejoint. Et sans cesse me venait ce cri : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » Nous avons parlé de lui jusque tard dans la nuit. Nous avons décidé que, dès le lendemain, nous nous mettrions, chacun de notre côté, à la recherche de Jésus. Deux jours plus tard, il était à la maison avec des hommes et des femmes de son groupe, et nous partagions simplement notre repas.
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Il m’a écouté parler de ce que nous vivions au Temple. Je sentais qu’avec lui je pouvais parler, à cœur ouvert, de ce que je ressentais. Je lui ai d’abord expliqué dans quelle hiérarchie stricte nous étions enserrés. Tout en bas, les lévites, serviteurs du Temple, dont je faisais partie. Nous étions chargés de veiller à la propreté dans les parties du Temple où nous étions admis, chargés aussi d’assurer l’ordre et la sécurité, de préparer les livres de prière, d’aider les prêtres à revêtir leur tunique… Nous n’avions pas grande valeur aux yeux des lévites supérieurs, chantres et musiciens qui étaient issus, sans contestation possible, d’une origine sans souillure. À un degré bien supérieur se tenaient ceux qu’on appelait les prêtres du commun, eux-mêmes hiérarchisés en chefs des sections hebdomadaires et chefs des sections quotidiennes. Enfin, le haut clergé, issu des grandes familles aristocratiques parmi lesquels étaient recrutés tous les hauts dignitaires sous les ordres du Grand Prêtre. Je racontais comment, au sein de cette hiérarchie, chacun avait à cœur de défendre sa position. Jésus m’écoutait, en riant parfois de bon cœur. Il ne se moquait pas. On sentait qu’il aimait tout ce monde-là, mais cette lutte pour les honneurs lui semblait puérile. Plus tard, en le voyant vivre, j’ai compris que ce qui rend grand, c’est de servir. Il ne le disait pas, il le montrait. Nous avons cherché ensemble pourquoi, depuis des siècles, tout cela s’était mis en place. Il s’agissait de défendre la sainteté de Dieu. Tout ce monde semblait se mobiliser pour tenir à distance ceux qu’on estimait insuffisamment purs. Quand j’étais de service, je courais d’une porte à l’autre pour que les païens n’entrent pas dans le parvis des femmes, pour que les femmes n’entrent pas dans celui des Israélites, pour que les laïcs n’entrent pas dans le parvis des prêtres. Et dans la partie réservée aux prêtres, ce jeu des barrages continuait. Naturellement, nous étions aussi chargés de faire la chasse aux estropiés et aux mendiants qu’il fallait maintenir aux portes.
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En écoutant cela qu’il ne connaissait que trop bien, Jésus ne riait plus. « Mais quelle idée se font-ils de mon Père ? » gémissait-il. Il nous a rappelé alors une image qu’il aimait utiliser quand il parlait aux foules. Il comparait le Royaume de son Père à un grand repas de fête. Mais les invités avaient trouvé mille prétextes pour ne pas venir. Alors le maître avait envoyé ses serviteurs sur les chemins pour inviter les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. Et comme il restait encore de la place, il avait envoyé à nouveau ses serviteurs pour qu’ils insistent auprès de tous les passants pour les faire entrer à ce festin. « Ce qui rend impur, insistait-il, ce n’est pas d’accueillir tel ou tel, c’est de le rejeter ! » À partir de ce jour, j’ai cessé mes activités de lévite au Temple. J’avais ainsi plus de temps pour ma formation de scribe auprès de Mathias avec qui je partageais mes découvertes. Je n’ai pas suivi Jésus sur les routes de Galilée. Mais, lorsqu’il était de passage à Jérusalem, avec Judith, nous profitions le plus possible de sa présence. J’aurais du mal à expliquer pourquoi je ne me suis pas trouvé auprès de lui dans les derniers jours de sa vie parmi nous. J’ai manqué là une grande occasion. Jamais je n’aurais réussi à me le pardonner si je n’avais su que, revenu parmi nous, il nous disait son pardon. C’est à la fête de la Pentecôte qui a suivi sa mort tragique que mes yeux se sont ouverts. Notre fête de la Pentecôte, c’est celle du don de la Loi sur le Sinaï. La foule sortie d’Égypte en désordre était devenue, cinquante jours plus tard, au pied de la montagne, un peuple organisé par la Loi de Dieu. Et moi, ce jour-là, je comprenais que nous allions devenir ce peuple nouveau, porteur d’une bonne nouvelle pour tous les peuples. C’est à partir de ce jour que je me suis mis à la disposition des premiers responsables de notre communauté. Mon premier geste, j’y ai été encouragé par Judith. Nous avions fait assez de profit dans notre commerce pour acheter un champ proche de la ville. Nous avions calculé que l’afflux croissant des pè-
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lerins nécessiterait des constructions nouvelles et que le prix des terrains ne pouvait qu’augmenter. Or, nous avions acquis la certitude que le retour de Jésus était imminent et qu’il ne manquerait pas alors de nous demander pourquoi des hommes et des femmes avaient eu faim alors que nous dormions sur nos richesses. J’ai vendu ce champ et j’ai apporté cet argent à la communauté qui l’a redistribué. D’autres ont fait des gestes analogues. Cela a été pour nous tous la source d’une grande joie. À partir de ce jour, je peux dire que j’ai passé mon temps sur les routes. Je ne saurais compter combien de paires de sandales j’ai usées pendant ces vingt années, combien de tuniques Judith a dû réparer après chacun de mes voyages. Seul mon bâton est resté le même et il aurait bien des aventures à raconter. Les premières années, avec divers compagnons, j’ai parcouru les routes de Palestine. Puis j’ai fait un séjour à Chypre où déjà la nouvelle de Jésus m’avait précédé. Il y a à peu près dix ans de cela, j’étais de passage à Jérusalem. Pierre et Jean me racontèrent ce qui se passait dans la grande ville d’Antioche. Ils m’expliquèrent que le nombre de disciples s’y était multiplié. Il y avait parmi eux beaucoup d’hommes et de femmes qui n’étaient pas juifs. Est-ce qu’ils avaient adopté la Loi de Moïse ? Comment s’entendaient-ils avec les Juifs convertis à Jésus ? Cela n’était pas clair. Pierre me faisait confiance pour les aider à construire leur communauté en bonne harmonie. Avec deux frères, nous nous sommes donc adjoints à un groupe de marchands. Après dix jours de marche, nous avons été éblouis par l’immensité et le luxe de cette ville. Les disciples de Jésus y étaient bien connus. Je crois que c’était un peu pour se moquer d’eux qu’on leur donnait le nom de « chrétiens ». Les maisons dont ils disposaient étaient trop petites pour qu’ils puissent se retrouver tous ensemble. Instinctivement, ils se réunissaient entre Juifs ou entre païens. C’était, en effet, autour d’une table qu’on
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se rassemblait ; et depuis la nuit des temps, les Juifs s’interdisent de manger avec des païens. J’ai proposé à une maisonnée de Juifs d’inviter un groupe de chrétiens issus du paganisme ; après quelques discussions un peu vives, tout s’est bien passé et nous avons partagé le pain et le vin en mémoire du Seigneur. Le premier jour de la semaine suivante, c’était une maisonnée de païens qui invitait un groupe de Juifs ; alors cela a été la crise : pouvait-on être sûrs que les prescriptions de pureté rituelles avaient été observées ? Je me suis alors souvenu de ce que Jésus nous disait sur le repas de noce auquel le Père invite tous les hommes sans faire de différence. Il m’a fallu user de beaucoup de patience pour qu’on accepte d’aller à l’essentiel qui était de manifester la nouvelle fraternité qui nous unissait tous, quel que fût notre passé. Pendant ces longues discussions, je me suis souvenu de Saul que j’avais rencontré à Jérusalem alors qu’il était venu raconter sa conversion à Pierre. Il venait aussi se renseigner sur les souvenirs que nous gardions de Jésus. Je me suis rappelé la liberté qu’il avait prise, lui, le pharisien, avec les coutumes juives. Je me suis dit qu’il pourrait nous aider. Pendant que mes frères repartaient pour Jérusalem, j’ai donc pris la route de Tarse et, quinze jours plus tard, je le ramenais à Antioche. Les longues conversations que nous avons eues sur la route m’ont ancré dans cette conviction : tant que les chrétiens venus du judaïsme donneraient tant d’importance à leurs coutumes, ils ne parviendraient pas à mettre le message de Jésus au centre de leur vie. Nous avons eu le temps de bien faire connaissance pendant cette année où nous avons organisé la communauté d’Antioche. Souvent il me fallait apaiser son caractère impétueux. Mais j’appréciais la vigueur de sa pensée. Et puis nous avons décidé qu’il était temps d’ouvrir des chemins vers le cœur de l’Empire romain. Pendant plus de trois ans, nous avons parcouru la Cilicie et la Lycaonie. Il m’arrive bien souvent de penser à ces communautés de Derbé, de Lystres,
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d’Iconium et d’Antioche de Pisidie où tant de païens ont accueilli dans la joie l’annonce de Jésus. Revenus à notre base d’Antioche, nous nous sommes rendu compte que le problème n’était pas résolu. Des émissaires venus de Jérusalem exigeaient que les chrétiens issus du paganisme se conforment aux coutumes juives, jusqu’à se faire circoncire. Il était temps que nous arrivions, et Saul, qui se faisait maintenant appeler Paul comme on le faisait à Tarse, me serait bien précieux. Sans prendre le temps de nous reposer, nous nous sommes aussitôt mis en route pour Jérusalem. Nous avions appris à ne plus compter les stades parcourus ! À Jérusalem, nous avons compris ce qui se passait. Pierre était devenu prédicateur itinérant comme nous. Et le nouveau responsable de la communauté, c’était Jacques, fils de Clopas. Sa parenté avec Jésus lui conférait un grand prestige. Et il risquait de transformer la communauté de Jésus en une secte juive parmi les autres. Paul a été d’une grande éloquence. « Si vous exigez que les nouveaux venus se conforment aux coutumes juives, cela voudra dire que la foi en Jésus ne suffit pas à ajuster notre vie au désir de Dieu. Alors vous aurez décidé que Jésus est mort pour rien », leur disait-il. Pierre, revenu d’urgence à Jérusalem, a plaidé notre cause. Et, rentrés à Antioche, toujours à marche forcée, nous avons pu rassurer nos frères et sœurs. Paul n’a pas tardé à être repris de la fièvre des voyages. Les communautés que nous avions fondées n’étaient pour lui qu’une base de départ pour gagner Athènes, Corinthe et Rome. J’ai compris qu’il avait besoin de prendre en main cette entreprise. Avec Marc, mon jeune cousin, qui s’était mis à mon école, nous avons gagné Chypre où Judith m’a bientôt rejoint avec nos trois enfants.
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Jacques, « le frère du Seigneur »
Les judéo-chrétiens Les disciples de Jésus étaient tous Juifs ; il ne faut pas l’oublier. Pendant de nombreuses années, il leur a paru évident que Jésus ne les avait pas invités à quitter la religion juive, mais à la vivre dans une plus grande fidélité et dans la lumière de ce qu’il avait vécu au milieu d’eux. Parmi les Juifs les plus fervents, il y avait des sensibilités diverses : baptistes, pharisiens, esséniens, sadducéens. Voilà qu’un nouveau courant spirituel était né qu’on appellerait bientôt les chrétiens. Tout particulièrement à Jérusalem, ville juive, il n’était pas concevable, dans les premières années, de devenir chrétien sans devenir ou être juif. Les hommes demandaient la circoncision ; tous s’astreignaient aux mêmes prescriptions légales de pureté et aux observances, telles que le repos du Sabbat. Quand l’annonce évangélique a gagné d’autres villes aux populations diverses, elle a été accueillie par des hommes et des femmes de religions païennes. La question s’est donc posée pour les responsables de ces nouvelles communautés : était-il nécessaire de devenir juif pour être chrétien ?
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Paul posera la question d’une manière radicale : est-on sauvé par l’observance de la Loi de Moïse, comme le croient les Juifs, ou par la foi en Jésus Christ ? Dans plusieurs de ses lettres, il se plaindra de l’acharnement de certains émissaires de Jérusalem ou d’Antioche exigeant des nouveaux chrétiens qu’ils observent les prescriptions de la Loi juive. Jacques « le Mineur », devenu responsable de la communauté de Jérusalem, est présenté comme le chef de file de ce courant conservateur. Le chapitre 15 des Actes des Apôtres raconte comment, à Jérusalem, une assemblée a débattu de cette question. Il situe cette rencontre après le premier voyage missionnaire de Paul et Barnabé, vers 44-45. En suivant les indications de la lettre aux Galates, nous pensons qu’elle a dû avoir lieu après le second voyage de Paul, vers l’année 52. C’est pourquoi elle n’est pas racontée par ce récit que nous mettons dans la bouche de Jacques. Sans doute y a-t-il eu, pendant plusieurs générations, des communautés chrétiennes qui continuaient à suivre les observances juives. Elles témoignent de ce respect des diversités que vivait le christianisme primitif.
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Nazareth, des pèlerins, qui revenaient après avoir célébré la Pâque, nous ont appris que Jésus avait été jugé par le sanhédrin et mis à mort par les Romains. Aussitôt, avec Simon, José et Jude, nous avons décidé de gagner Jérusalem à marche forcée. Nous étions inquiets pour les quelques femmes de chez nous qui l’avaient suivi. Nous pensions tout spécialement à notre propre mère. Nous nous attendions à trouver ses disciples dispersés et désespérés. Ils se tenaient au contraire rassemblés, chaque jour, dans les maisons de certains d’entre eux, craintifs certes pour ce qui allait leur arriver, mais paisibles et joyeux. « Il est vivant ! » nous ont-ils dit. « Comment il est vivant ? Il a bien été mis à mort ? — Oui, nous répétaient-ils, mais il est vivant. Il s’est manifesté à nous. » Et ils ajoutaient : « Nous l’avions abandonné lors de son arrestation, mais il est revenu nous dire qu’il nous pardonnait ! » Pendant plusieurs jours, ces paroles m’ont travaillé, en particulier celles des femmes de Nazareth. Elles réveillaient en moi une multitude de questions que je me posais au sujet de Jésus. Je gardais de lui deux souvenirs qui ne me laissaient pas en paix. Quand il était revenu, un jour de Sabbat, dans notre synagogue de Nazareth, nous nous étions mis en colère contre lui ; mais je continuais à entendre ce qu’il nous avait dit sur les aveugles qui allaient voir, les sourds qui allaient entendre, les prisonniers qui seraient libérés, les pauvres qui seraient respectés : c’était bien ce qu’avaient annoncé nos prophètes. Et puis, quelques semaines plus tard, nous avions essayé de le ramener à son atelier. Il nous avait reçus en riant et il nous avait fait comprendre que sa vraie famille, c’était le peuple de ceux qui croyaient en sa parole. La liberté qu’il prenait ainsi m’avait alors irrité ; en réalité, je n’avais pas osé m’avouer que je l’enviais. En-
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suite, je m’étais dit que lui parlait avec autorité parce que, ce qu’il disait, il le faisait. Simon, José et Jude sont rapidement repartis à Nazareth avec notre mère, Marie, femme de Clopas. J’ai décidé, pour mon compte, de rester quelque temps pour essayer de comprendre. N’étais-je pas l’aîné de notre famille ? Il me fallait veiller à son avenir et à son honneur. Je me rendais tous les jours à la prière du Temple et je m’y trouvais heureux. C’est là qu’un jour tout a basculé pour moi en quelques minutes. Je venais de participer à la prière du matin et je laissais retentir en moi le chant du psaume : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, ils l’avaient mise au rebut et voilà qu’elle est devenue la pierre d’angle. » Soudain un choc, j’ai compris que Jésus était vivant et qu’il était avec moi. Je l’ai revu dans les rues de notre village et dans son atelier. Je me suis souvenu des indignations qui le soulevaient parfois. J’ai entendu son rire et ses paroles toutes simples qui nous aidaient à vivre. C’était bien le même homme, mon frère de Nazareth et celui qui était vivant auprès de moi ce jour-là. Il était là et il me disait : « J’ai ouvert le chemin. Qu’est-ce que tu attends ? » Je me souviens surtout de ce sentiment de douceur et de tendresse qui m’envahissait alors. C’était comme si, dans cette présence invisible, il me souriait. Rien n’était oublié : la falaise du haut de laquelle nous avions voulu le précipiter, les paroles blessantes dans la synagogue, la violence avec laquelle nous avions voulu le ramener à la maison. Il ne m’invitait pas à oublier ; il me disait qu’il me faisait confiance pour l’avenir. C’est peut-être ce qui m’a le plus convaincu : cette douceur-là, ça ne me ressemblait pas, ça ne pouvait pas venir de moi. Je n’ai jamais été porté à imaginer de la tendresse dans ce que je vis avec le Très Haut. Tout cela m’a semblé si étrange ! C’était, pour moi,
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le signe que rien de ce qui m’arrivait alors n’était le fruit de mon invention. Il y avait là une présence de quelqu’un d’autre. Je me suis précipité dans la maison où je savais que Pierre et les fils de Zébédée avaient été accueillis. J’ai essayé de leur raconter ce que je venais de vivre. J’avais du mal à mettre des mots sur tout cela. Je me trouvais dans un monde étranger, moi qui avais vécu jusqu’à ce jour pour sauvegarder les traditions familiales. Je savais seulement que quelque chose de nouveau venait de commencer, une renaissance de notre peuple ; j’avais hâte d’y prendre part. Il n’était plus question pour moi de quitter Jérusalem. J’ai trouvé un domicile à proximité de celui de la mère de Jésus. À la fête des Tentes, Rebecca, mon épouse, venue en pèlerinage avec plusieurs voisins, est restée auprès de moi. J’ai commencé à me mettre à l’école de ceux qui l’avaient suivi. Ils avaient un grand besoin de parler pour se souvenir et pour mieux comprendre. Et moi, j’avais tout à découvrir. Dans les premiers jours, ce qui m’a le plus bousculé, c’est que le témoignage des femmes avait autant de poids que celui des hommes. Il y avait bien eu, dans l’histoire de notre peuple, des grandes héroïnes comme Déborah, Esther ou Judith. Mais que notre foi repose sur la parole de femmes tout ordinaires et sans instruction, c’était vraiment étonnant et, peu à peu, j’ai appris à m’en réjouir. Leur parole a pris d’autant plus d’importance que les hommes de son groupe n’ont pas tardé à quitter la ville. Les poches vides, équipés d’un simple bâton pour la marche, ils se sont répandus, deux par deux, à travers toute la région pour annoncer la nouvelle de la résurrection de Jésus. Assoiffé de connaître ce que Jésus avait fait et ce qu’il avait dit, je me suis donc tourné vers les femmes et je les ai questionnées. Jésus avait beaucoup enseigné en racontant des histoires puisées dans la vie de tous les jours. Il y en a une que j’ai tout de suite
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aimée. Au petit matin, un homme décida d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur le salaire d’un denier pour la journée. Il sortit à nouveau vers la troisième heure, il trouva des ouvriers désœuvrés et il leur dit : « Allez, vous aussi, à ma vigne. Je vous donnerai un salaire juste. » Il fit de même à la sixième et à la neuvième heure. Alors que le soir commençait à tomber, à la onzième heure, il en trouva encore d’autres que personne n’avait embauchés. Il leur proposa d’aller aussi travailler à sa vigne. Quand vint le moment de payer les salaires, le maître appela d’abord les derniers arrivés et il leur donna à chacun un denier. Les autres s’attendaient à recevoir davantage, mais chacun reçut un denier. Alors ceux qui avaient travaillé toute la journée, en plein soleil, se mirent à crier à l’injustice. Mais le maître leur dit : « Est-ce que je ne vous ai pas payé ce que nous avions convenu ? Pourquoi devenez-vous mauvais parce que j’ai décidé d’être généreux ? » Devant l’étonnement des auditeurs, j’imaginais le rire de Jésus. Dans les années qui ont suivi, il est arrivé qu’on me fasse sentir que je ne m’étais vraiment pas beaucoup fatigué pour mériter de devenir un apôtre parmi les autres. Je n’ai pas manqué de leur rappeler que je n’étais en effet qu’un ouvrier de la onzième heure. Mais travailler à la vigne n’est pas une tâche qui mériterait salaire. Pour ceux de la première heure, comme pour ceux de la onzième, c’est une chance ; et nous ne remercierons jamais assez Jésus de nous avoir fait confiance et de nous avoir appelés à participer à son œuvre. J’avais beaucoup à apprendre. Je n’étais qu’un modeste paysan et, en dehors des prières hebdomadaires à la synagogue, je n’avais pas eu le temps d’étudier notre tradition. Nicodème a accepté de m’aider. Il m’a fait connaître plusieurs scribes dont l’enseignement m’a passionné. Pendant plusieurs années, la synagogue de
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notre quartier nous a accueillis, chaque sabbat, sans difficulté. Nous étions parmi les plus fidèles à respecter les prescriptions de pureté de notre tradition. Nous étions simplement pour eux des originaux qui affirmions que Jésus était le Messie. Nous ne désespérions pas de les en convaincre un jour. Mais les difficultés n’ont pas tardé. Chaque semaine, on distribuait une aide aux veuves. Un jour, celles qui parlent grec se sont plaintes qu’on ne leur faisait pas justice. Pierre et Jean ont alors demandé à sept hommes de langue grecque de prendre soin d’elles. Ces jeunes hommes étaient pleins de zèle. Ils se sont mis à parler de Jésus sur les places et aux portes de la ville : les convertis ont commencé à affluer. On comprend que les pharisiens en aient pris ombrage. Un jour, ils se sont emparés de l’un d’entre eux, nommé Étienne et, après un procès sommaire et illégal, ils l’ont tué en le lapidant, comme ils n’avaient pas osé faire pour Jésus. Aussitôt, les six autres ont compris que rester à Jérusalem devenait dangereux. Avec plusieurs de leurs nouveaux convertis, ils ont pris la route. Un groupe, accompagné de Philippe, est parti annoncer Jésus dans des villes de Samarie. Les autres ont gagné la grande ville d’Antioche sous la conduite de Nicolas qui est originaire de cette ville. Dans les mois qui ont suivi, nous avons appris qu’ils continuaient à prêcher et qu’ils faisaient de nombreux disciples parmi les païens. Les choses se sont encore compliquées quand Pierre, qui était parti en mission avec quelques frères, revint de Césarée en nous racontant qu’il avait converti un centurion romain, nommé Corneille. Il était entré chez lui et il avait mangé avec toute sa maisonnée. Un songe lui avait fait comprendre qu’il ne devait pas déclarer impurs ceux pour qui Dieu avait de l’amour. Nous devinions bien que ce militaire devenu disciple de Jésus continuerait, avec sa maison, à suivre les coutumes des Romains.
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Toutes ces nouvelles couraient à travers notre ville. Les pharisiens rencontrés à la synagogue nous demandaient des explications. Ils nous sommaient de choisir. Si nos frères mangeaient avec les Samaritains et les païens, ils ne pouvaient plus nous reconnaître des leurs. Les Samaritains, eux, étaient circoncis ; mais les païens ? Allaient-ils accepter la circoncision et les prescriptions de pureté de notre peuple ? Barnabé, en qui nous avions grande confiance, a été envoyé à Antioche pour les aider à fonder leur communauté. Au bout de quelques mois, il nous a envoyé un messager. Les conversions étaient nombreuses parmi les païens. Il nous expliquait que les chrétiens se réunissaient par maisonnées, certaines de Juifs, d’autres de païens. Il ne nous cachait pas la difficulté de leur faire tenir table commune à certaines occasions ; sans y attacher grande importance, les anciens païens acceptaient de manger selon les strictes règles juives de pureté. Mais cela allait-il durer ? Pour l’aider et pour tenter d’y voir plus clair, Barnabé a été chercher Paul à Tarse. Et un jour, nous les avons vus débarquer, avec quelques frères, à Jérusalem. Ils avaient appris qu’une famine sévissait chez nous et ils avaient organisé, à Antioche, une collecte dont ils nous apportaient le fruit. J’avais déjà eu l’occasion de rencontrer Paul. C’était, je m’en souviens, trois ans après sa conversion. Il était venu passer deux semaines à Jérusalem pour que Pierre et les fils de Zébédée lui racontent tous les souvenirs qu’ils gardaient de Jésus. J’avais beaucoup parlé avec lui et j’avais été impressionné par la richesse de sa pensée. Je me souviens qu’il me parlait de l’importance de la circoncision : « Cette blessure là où se vit la rencontre, n’est-ce pas pour dire à chacun et à chacune que l’être aimé n’est pas le tout pour lui ? » Et il ajoutait : « Mais, si elle est pour nous signe qui nous conduit vers Dieu, cette circoncision ne peut pas être ce qui nous sauve comme le croient certains. »
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Une autre fois, Paul m’avait dit : « Comme il est difficile pour des Juifs de croire que le Messie ait pu connaître la mort. Nous attendions un Messie qui ferait disparaître la mort. Mais ce n’est pas le choix qu’a fait Jésus : il a voulu traverser avec nous notre mort, et la plus ignominieuse qui soit, pour en faire une entrée dans la Vie de son Père. Il ne nous a pas apporté l’immortalité, mais la résurrection. » Et voilà que Paul nous revenait. Et nous sentions bien que ce long séjour à Antioche aux côtés de Barnabé lui posait de difficiles problèmes. Les Juifs pourraient-ils s’engager sur le chemin de Jésus s’ils continuaient à donner une telle importance aux observances de la Loi ? Tant qu’ils s’imagineraient sauver leur vie par leur obéissance, pourraient-ils découvrir la gratuité de l’amour de Dieu qui nous précède ? Et pourtant, c’est bien des Juifs que vient la paix véritable pour le monde, c’est bien vers Jérusalem que marcheront tous les peuples de la terre ! C’est bien en elle que tous trouveront leur source et le lieu de leur naissance ! Quand Paul a quitté Jérusalem, nous n’avions trouvé aucune réponse à ces questions. Mais je sentais bien qu’il ne reculerait devant aucun sacrifice pour aller jusqu’au bout de sa mission. Voilà cinq ou six ans que nous ne l’avons pas revu. Des voyageurs venus à Jérusalem disent l’avoir rencontré en Pamphylie, puis chez les Galates et en Phrygie. D’autres nous disent qu’il a passé la mer : il a fondé des communautés chrétiennes à Philippe, à essalonique et même à Corinthe. Je me demande souvent, avec un peu d’angoisse, quelles questions nouvelles il va nous ramener. Durant ces dernières années, les compagnons de Jésus se sont, eux aussi, dispersés à travers l’Empire. Ils m’ont confié la charge de garder la maison à Jérusalem. Jésus aimait nous faire des farces. Je trouve que c’est bien la meilleure qu’il ait inventée pour moi.
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Quand Paul reviendra de ses périples, j’espère que Pierre et quelques-uns des siens seront là pour nous aider à inventer notre chemin.
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Timothée et les voyages de Paul Dans les Actes des Apôtres, Luc nous parle longuement du premier voyage de Paul et Barnabé, et de leur séjour dans la région d’Antioche de Pisidie et de Lystres, vers les années 4144 (chap. 14). Puis les chapitres 15 et 16 nous relatent le second passage de Paul en compagnie de Silas, sans doute dans l’été 46. C’est à ce moment qu’a lieu l’appel de Timothée. Son très jeune âge nous est évoqué dans la première lettre à Timothée (4, 12). Cette lettre et la suivante nous font souvenir de la grande tendresse que Paul avait pour son jeune disciple et de la confiance qu’il avait en lui (2 Tim 1, 3-5). Il est émouvant de penser que les premiers à qui Timothée adressa l’appel du Christ sont les Galates, ce peuple celte établi en Asie Mineure depuis deux siècles. La description que nous en fait Tite Live rappelle celle que César fera de leurs cousins établis en Gaule. Les Actes des Apôtres nous disent peu de chose de cette mission (16, 6). Mais, plus tard, quand des judéo-chrétiens chercheront à semer le trouble dans leur communauté, Paul leur écrira une lettre qui nous permet d’en savoir plus.
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C’est à Troas, sur les rivages de la mer Égée, que Luc, racontant les aventures de Paul et de ses compagnons, poursuit son récit en disant « nous ». Pourquoi ne pas imaginer qu’il est ce Macédonien qui les invite à passer en Europe pour y fonder des communautés chrétiennes ? La suite du récit reviendra aux « ils ». Quand Paul gagne l’Achaïe, Luc est resté en Macédoine. Et on pense qu’il gagnera plus tard la Syrie et la Palestine pour y poursuivre son enquête. Pour mieux connaître la belle aventure de la fondation de la communauté de Thessalonique, le mieux est de relire les deux lettres que Paul lui écrira. On imagine mal, de nos jours, ce que représentaient ces voyages sur les routes romaines : on peut évaluer à au moins deux mille kilomètres la distance parcourue à pied par Timothée pendant les quatre années dont il nous fait ici le récit. Et on devine que cela n’est pas fini. Paul pouvait manifester beaucoup de tendresse. Mais, pour que se répande la Parole, il semble avoir été très exigeant pour lui-même et les siens.
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ous voici parvenus à Corinthe et je suis en train de soigner mes pieds. Quelle aventure ! Et je crois bien que ce n’est qu’un commencement. Tel que je connais Paul, c’est jusqu’au bout du monde habité qu’il veut nous entraîner.
Je n’avais pas plus de douze ans quand Barnabé et Paul sont arrivés à Lystres, ma ville natale. Ils portaient les traces des coups qu’ils avaient reçus à Antioche de Pisidie et à Iconium. Maman et ma grand-mère les ont accueillis et soignés. Elles sont d’origine juive. Mais, à la maison, on ne se préoccupait pas tellement de religion. Je me souviens qu’on parlait plutôt du commerce de tissus que pratique mon père. Barnabé et Paul restèrent chez nous plusieurs semaines, et on peut dire que nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. Ils allaient, chaque jour, parler aux portes de la ville. Souvent, on me permettait de les accompagner. Je me souviens qu’une fois il y avait là un homme paralysé qui mendiait. Paul, en le voyant tellement intéressé par ce qu’il lui annonçait de Jésus, lui a dit de se lever et de marcher. L’homme a sauté sur ses pieds. Alors il y a eu une grande agitation. Les gens prenaient Barnabé et Paul pour des dieux et ils voulaient leur offrir un sacrifice. Quand, au retour, j’ai raconté cela à la maison, on a tous bien ri. À chaque sabbat, ils allaient à la synagogue. Maman et grandmère, très intriguées par la foi qu’ils annonçaient, les accompagnaient. Et elles m’emmenaient avec elles. Je ne connaissais encore rien à la religion juive. Mais je garde un souvenir très fort
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des débats passionnés entre ceux qui s’enthousiasmaient pour ce sauveur annoncé par nos amis et ceux qui criaient qu’on trahissait la foi des ancêtres. Les choses ont fini par tourner au drame. Des Juifs d’Iconium sont venus à la maison. Ils ont mis la main sur Paul et ils l’ont lapidé. Ils le croyaient mort. Mais on l’a ramené chez nous ; on l’a soigné du mieux qu’on a pu pendant quelques jours. Et de nuit, ils sont partis tous les deux pour la ville de Derbé. À partir de cette période, à la maison, on a commencé à lire la Bible. Ceux qui s’étaient engagés sur le chemin de Jésus se redisaient les paroles de Paul et de Barnabé. C’est avec eux que j’ai commencé à prier. Trois ans plus tard, quelle joie quand nous avons vu Paul nous revenir ! Barnabé n’était plus avec lui, mais il se faisait accompagner de Silas. Ils sont restés quatre mois chez nous pour nous faire mieux connaître Jésus. De temps en temps, ils partaient vers les villes voisines et ils revenaient pleins d’enthousiasme. Moi, je découvrais avec émerveillement que ma vie se trouvait transformée par leur parole. Il ne s’agissait plus d’une doctrine, mais d’une présence. Jésus était vivant avec moi ; j’existais pour lui, son regard et son sourire m’accompagnaient. Quand Paul a proposé que je reçoive le baptême avec dix autres personnes, j’ai été heureux que ma mère m’ait appelé Timothée, c’est-à-dire « j’honore Dieu ». Mais il y a eu une chose que j’ai eu plus de mal à comprendre : il a demandé que je reçoive d’abord la circoncision. Pourtant, je l’entendais répéter aux païens qu’ils n’avaient pas à passer par la circoncision pour devenir chrétiens. Et voilà qu’il fallait qu’on m’impose à moi ce rite douloureux et inutile ! Je lui ai dit mon point de vue et j’ai bien compris qu’il était embarrassé. « Tu comprendras plus tard, me disait-il, les choses sont plus compliquées que tu ne crois. » Silas m’a raconté longuement tout ce que Paul avait eu à souffrir de ses frères juifs
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devenus chrétiens et qui lui reprochaient de trahir leurs traditions. Puisque j’étais né Juif, je risquais moins de connaître les mêmes attaques si je laissais un rabbin pratiquer sur moi cette opération que ma mère n’avait pas jugée utile dans mon enfance. Je n’étais encore qu’un tout jeune homme. J’avais quelques poils discrets au bout du menton et ma voix n’était pas très assurée. Quelle n’a pas été ma surprise quand Paul m’a dit un jour : « Timothée, nous allons bientôt reprendre la route pour annoncer plus loin la bonne nouvelle. Veux-tu nous accompagner ? » Jamais je n’aurais osé le demander, mais je ne désirais que cela. Mon père qui avait toujours pensé que la place d’un homme était sur la route n’a fait aucune difficulté. Ma mère et ma grand-mère ont versé quelques larmes. J’ai bien lutté pour contenir les miennes. Et nous sommes partis pour Laodicée. Le projet de Paul était de prendre la voie romaine jusqu’à Éphèse puisque c’est la capitale de la province d’Asie. Il avait hâte de répandre notre foi dans tout l’Empire et il rêvait d’établir des communautés qui rayonneraient à partir de chaque grande métropole. Mais, à Laodicée, on apprit que des brigands avaient attaqué plusieurs caravanes. Il n’était pas question pour l’instant de s’engager sur cette route. Nous attendions là depuis plusieurs jours quand Paul fut atteint de graves douleurs aux yeux. Il se tenait assis les yeux fermés, et nous ne savions que faire pour le soulager. C’est alors qu’un homme originaire de Galatie lui proposa ses services. Il versa dans ses yeux quelques gouttes d’un élixir de sa fabrication qui le soulagèrent. Il proposa même de nous conduire dans son pays où on saurait le guérir. Après une nuit de réflexion, Paul eut la conviction de voir là un signe de Dieu. Et nous nous sommes mis en route vers le Nord, jusqu’à la ville de Pessinonte. Les Galates nous ont accueillis avec beaucoup de chaleur. Nous sommes restés plus d’un an chez eux en nous déplaçant d’une ville
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à une autre. Mais quel dépaysement ! Ce sont des hommes qui ne nous ressemblent pas. Ils parlent une langue inconnue, mais beaucoup ont appris le grec. Ils sont plus grands que nous. Beaucoup ont les yeux bleus. Ils sont fiers de leur grande chevelure blonde, ou même rousse pour certains. Ils se rasent le menton, mais ils gardent une grande moustache qui leur cache la bouche. Avec Paul et Silas, nous nous sommes souvent amusés de les voir s’enthousiasmer à la suite d’un beau discours, puis changer d’avis quand un autre avait parlé avec plus d’éclat. Ils nous ont beaucoup fait rire, mais nous les avons beaucoup aimés. Cette année passée chez eux a été, pour nous trois, une année de grand bonheur. Et j’ai compris auprès d’eux que l’Esprit de Dieu n’avait pas attendu notre passage pour faire grandir en eux l’amour. Quand Paul nous rassemblait pour célébrer le partage du pain, nous rendions grâce avec eux pour cette force de résurrection qui travaillait leur vie avant même qu’elle leur ait été annoncée. Je ne suis pas près de les oublier. Il ne nous a pas fallu moins de deux mois pour gagner le port de Troas, sur la mer Égée. Et pendant ces deux mois, Silas et moi, nous avons vécu une rude initiation. Nous avons dû marcher parfois à la limite de nos forces. Nous nous sommes blessé les genoux en dévalant les pentes du mont Dindymos. J’ai failli être emporté en franchissant à gué la rivière Sangarios. Nous avons dû user du bâton pour repousser des loups affamés. Mais les bêtes les plus dangereuses que nous ayons eu à affronter tout au long de ce voyage, ce sont bien les hommes. Dans les forêts que nous traversions, un grand nombre de brigands attendaient les voyageurs qui n’avaient pas eu la prudence de se regrouper en caravane. Et en cette période de récoltes, des propriétaires n’hésitaient pas à s’emparer des voyageurs pour les transformer en esclaves. Dans les auberges où nous passions la nuit, il ne fallait faire confiance
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en personne. Si l’un de nous avait besoin de s’isoler, ses compagnons devaient veiller sur ses maigres bagages. Paul, en effet, portait sur son dos des manuscrits dont il ne se séparait jamais. Il portait aussi ses outils de travail qui étaient pour nous un gage de survie. En effet, quand nous n’avions plus de quoi manger, nous restions quelques jours dans une ville. Paul réparait quelques tentes ; nous l’aidions de notre mieux. Défendre ses outils contre les voleurs était donc pour nous une question de vie ou de mort. J’avais, jusque-là, vécu entouré de la tendresse de maman et de grand-mère. À Lystres, on savait se respecter entre voisins. Voilà que brutalement je découvrais la violence du monde. De chaque personne inconnue, on pouvait craindre le pire. Il fallait montrer les dents pour ne pas être mordu. Jamais je n’aurais imaginé que l’humanité soit prise dans un tel écheveau de violence. Sur la route, Paul nous faisait réfléchir à ce mystère : « Vous voyez, depuis des siècles, notre humanité se transmet cette violence comme une maladie contagieuse. Aucune force d’ici-bas ne pourra nous guérir. Les soldats de César sont bien utiles. Mais ce sont les cœurs qu’il faut guérir. » Et au grand étonnement de nos compagnons de route, il poursuivait : « Dieu a vu notre misère. Il a décidé de nous en délivrer. Il est venu se mettre en caravane avec nous. Il a subi avec nous toute cette violence injuste. Il l’a vécue en pardonnant et il en est sorti vainqueur. » Je dois l’avouer : je ne connais pas encore cette porte étroite qu’il est venue ouvrir pour nous. Comment donner ma foi à l’inconnu pour l’inviter à guérir de sa violence ? Mais comment le faire avec assez de sagesse pour ne pas être dévoré par lui ? Il paraît que Jésus conseillait à ses amis d’être simples comme la colombe, mais aussi rusés comme le serpent. C’est à Troas que nous avons eu la chance de rencontrer Luc. C’est un Grec cultivé qui a commencé des études de médecine à Éphèse. Il nous a expliqué qu’il avait rencontré là des disciples de Jésus et
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qu’il avait adhéré à leur foi. Il rentrait chez lui en Macédoine avec le désir d’y faire connaître cette bonne nouvelle. Nous l’avons longuement écouté : il nous racontait des guérisons que Jésus avait opérées et des histoires qu’il inventait pour faire connaître son Père. Il nous présentait un Jésus respectueux des petits et des pauvres, accueillant les humiliés. Il nous parlait des femmes qui l’avaient accompagné. En l’écoutant, je sentais un vent de fraîcheur souffler en moi. Et c’est le lendemain matin que Paul nous a dit que la Macédoine nous attendait. Nous avons aussitôt cherché un bateau et, trois jours plus tard, nous débarquions à Neapolis qui est tout proche de la ville de Philippe. J’aurais eu plaisir à vous parler des jours bénis que nous avons passés à Philippe. Puisque Lydie vous en a fait le récit, je vous rappellerai seulement que Paul et Silas durent quitter la ville précipitamment. Ce n’est que deux semaines plus tard que je suis parti à mon tour pour les rejoindre à essalonique. Je fis alors un nouvel apprentissage. Voyager seul était très risqué, d’autant plus que Lydie avait cousu dans mon manteau une belle collection de pièces d’argent destinées à nous faire vivre. Je dus apprendre à ruser, à faire profil bas et, si possible, à me faire des amis. À essalonique, qui est une grande métropole, il ne me fallut pas moins de trois jours pour retrouver mes compagnons. J’appris que, comme d’habitude, les Juifs les avaient chassés de la synagogue. Ceux qui avaient accepté de les écouter étaient des ouvriers très pauvres. Et Paul ne voulait surtout pas que nous vivions à leurs dépens. Il s’était donc mis au travail très rapidement. Il avait ouvert un atelier et c’est en réparant tentes et vêtements qu’il annonçait la Parole. La communauté qui se créa là était bien différente de celle de Philippe. C’étaient des gens venus de la campagne, sans instruction ; ils parlaient un grec un peu sommaire et ils avaient l’habitude d’être méprisés. Ils ne cessaient de dire leur étonnement quand nous leur disions qu’ils étaient les bien-aimés de Dieu.
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Nous ne sommes restés que trois mois dans cette ville. Il semble que l’espérance que nous faisions vivre au cœur des pauvres inquiétait les autorités de la ville. On nous fit partir en cachette. C’est à Bérée que nous avons pris le bateau en direction d’Athènes. Paul a un tempérament inquiet. Il ne restait pas inactif sur notre bateau : il y avait toujours des réparations à proposer sur les voiles ou sur les tentes que les passagers étendaient sur le pont pour se protéger du soleil. Mais, sans cesse, il était tourmenté par le souvenir de cette petite communauté de essalonique que nous avions laissée si fragile, si peu préparée à affronter les persécutions. Ne leur avions-nous pas trop laissé espérer que Dieu les protégerait ? Leur foi nouvelle n’allait-elle pas se disperser comme ces nuages qui accompagnaient notre voyage ? Dès que nous avons accosté, Paul n’a pu contenir plus longtemps son angoisse. Il m’a dit : « Timothée, tu repars à essalonique. Va prendre des nouvelles d’eux. Conforte-les autant que tu pourras. Avec Silas, nous poursuivons vers Athènes où tu nous retrouveras. Dieu te garde ! » J’ai en effet eu bien besoin de la protection divine ! Quinze jours de marche forcée pour aller, autant pour le retour. Nous avions à peine entamé mon manteau cousu de pièces d’argent par Lydie : il m’a aidé à survivre. Et, à essalonique, j’ai tout de suite compris que Paul s’inquiétait pour rien. Très vite, cette petite communauté s’était organisée. Il y avait même des voyageurs venus d’autres villes qui les avaient écoutés avec intérêt. Simplement, je trouvais qu’ils parlaient beaucoup de la fin des temps qu’ils croyaient imminente. Je me trouvais bien jeune et privilégié pour les exhorter à la patience et les inviter à se mobiliser pour changer leur situation. Nous avons surtout rendu grâce ensemble pour notre foi commune, et je suis reparti.
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Paul rongeait son frein en m’attendant dans cette ville d’Athènes où si peu de monde avait accepté de l’écouter. Il avait vite compris que cette vieille ville était surtout occupée à entretenir de vains souvenirs. L’avenir n’était pas là, mais à Corinthe, que tous ici méprisaient : « Ville d’argent ! Ville sans culture ! » Paul, lui, devinait qu’autour de Corinthe les commerçants rayonnaient sur tout l’Empire. Il m’attendait avec impatience. Et je n’ai guère eu le temps de me reposer. C’est le long de la route que je leur ai raconté ce que j’avais vu et entendu à essalonique. Et, déjà, nous élaborions la lettre que Paul avait décidé de leur faire parvenir. Je n’osais imaginer qui serait chargé d’en être le porteur. Me voilà enfin au repos. Comme Jésus avait lavé les pieds de ses amis, Priscille a préparé pour moi une décoction d’herbes où je trempe mes pieds meurtris. Et je m’amuse à redire le chant du psaume : « Qu’ils sont beaux, les pieds de celui qui apporte la Bonne Nouvelle ! »
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Table des matières
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Le galopin de Gethsémani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bartimée, l’aveugle de Jéricho . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 Nicodème, celui qui vint trouver Jésus la nuit . . . . . . . . . . . . . . 3 Jean, l’ami de Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 Comment il fut donné à un chameau de passer par le trou d’une aiguille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Simon, un résistant plein de zèle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Cléophas, sur la route d’Emmaüs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Simon, une pierre fragile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 omas ou le signe de Jonas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Un prêtre de l’Ancienne Alliance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
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Nathanaël, celui qui priait sous le figuier . . . . . . . . . . . . . . . . . 07 Comment Lévi devint Matthieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Barnabé, le mentor de Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Jacques, « le frère du Seigneur » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Qu’ils sont beaux, les pieds du messager ! . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
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Achevé d’imprimer le 10 avril 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
Gérard bessière, extrait de la Préface Jean du mesnil est prêtre retraité à Alençon (61). Il a enseigné l’histoire de l’Église au grand séminaire de Sées. Puis il a exercé divers ministères dans l’enseignement public, dans le monde de la psychiatrie et au Tchad. Il a aussi travaillé dans un centre de réinsertion sociale. Il a publié l’Évangile au féminin aux éditions Fidélité (2007). ISBN 978-2-87356-399-8 Prix TTC : 13,95 €
9 782873 563998
Jean du mesnil
Quand rien n’était encore écrit
Dans l’Évangile au féminin, l’auteur donnait la parole à quinze femmes qui se souvenaient surtout de ce qu’elles avaient vu de lui. Et voilà maintenant le témoignage de quinze hommes qui ont été ses disciples. Ils viennent de toutes les régions de Palestine et de toutes les couches de la société juive. Une même parole porte en eux des fruits divers. Il va leur falloir beaucoup parler entre eux avant de nous laisser ces écrits qu’on appellera les Évangiles. Comme pour l’Évangile au féminin, chaque récit est précédé d’une mise en perspective historique, afin que le lecteur distingue bien l’apport romancé de ce nous apprend l’exégèse. « Cet évangile d’avant les évangiles n’a rien d’archaïque, bien au contraire : c’est un évangile pour aujourd’hui. Car il nous fait vivre la fraîcheur des commencements. On retrouve le climat de la bonne Nouvelle dans chacune des « nouvelles » qui composent cet ouvrage insolite. Et ce dépaysement éveille en nous ce printemps d’humanité divine auquel Jésus ne cesse d’inviter. »
Illustration de couverture : © Arcabas, Les trois amis (92 × 73 cm, huile sur toile, or 24 cts, détail) © SAbAm belgium 2008.
Quand rien n’était encore écrit
Jean du mesnil
Quand rien n’était encore écrit Préface de Gérard bessière