On la voit aujourd’hui un peu partout. Peut-être est-elle la plus belle représentation artistique du mystère de Dieu, un mystère de communion. L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev nous vient du xve siècle russe. L’hospitalité d’Abraham — telle est la scène qui a inspiré l’icône de la Trinité — est un chef-d’œuvre artistique et théologique. Elle mérite un commentaire pour que, refermant ce livre, nous puissions la regarder en silence…
Philippe Verhaegen Le père Philippe Verhaegen, décédé le 15 avril 2002, fut moine bénédictin du monastère de Clerlande (Ottignies, Belgique). Il a passé une dizaine d’annés en Californie où il fut témoin des débuts du renouveau charismatique. De passage en Belgique, il fut sollicité par le cardinal Suenens d’y rester afin de témoigner de ce courant de prière dans l’Église. Le père Philippe a écrit deux livres sur ce renouveau. Il s’est intéressé pendant plusieurs années à un fruit de l’Esprit: l’iconographie.
ISBN 978-2-87356-422-3 Prix TTC : X,XX €
9 782873 564223 2e édition
Philippe Verhaegen
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev
Vous trouverez au verso de ce rabat l’icône de la Trinité en couleur au format 13 × 16 cm. Nous vous invitons à laisser ce rabat ouvert pendant votre lecture afin de garder l’icône sous les yeux et de pouvoir la contempler ou vous y référer à votre guise.
Philippe Verhaegen
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev
L’icône de la Trinité
Philippe Verhaegen, o.s.b.
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev 2e édition
Du même auteur : « Afin que vous portiez beaucoup de fruits ». Préparation à l’effusion de l’Esprit, 7 semaines, Paris, Pneumathèque, 1982. « Afin que vous portiez beaucoup de fruits ». Approfondissement de la vie dans l’Esprit, Paris, Pneumathèque, 1983. Mon premier chapelet (livret et chapelet), Ertevelde (Belgique), Fiat.
Ce texte a été publié dans Horizons de la foi, « Connaître la Bible », mai-juin 1992, nos 47-48.
Imprimi potest : Dany Dideberg, s.j., Provincial de Belgique méridionale, 21-11-1994 © Editions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be 1re édition parue en 1995. Dépôt légal 2e édition : D/2009/4323/02 ISBN 2e édition : 978-2-87356-422-3 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique
Avant-propos
L’audiovisuel s’installe de plus en plus dans la société contemporaine. L’impact des images sur notre façon de penser et d’agir va sans doute beaucoup plus loin qu’on ne le pense. C’est à la fois un bien et un mal. Un mal, car on ne prend plus le temps de penser, de réfléchir, de méditer ; c’est peut-être un bien, du moins en fonction du sujet qui nous occupe, car notre façon de penser occidentale risque de s’enfermer dans des notions, des théories, des synthèses théologiques et de passer à côté du message de l’image. Le pape Jean-Paul II a bien compris cela en demandant aux chrétiens de respirer avec leurs deux poumons : l’occidental et l’oriental. Nous avons beaucoup à gagner en prenant davantage contact avec l’Orient chrétien qui nous introduit dans une théologie visuelle à travers l’icône. Afin de nous aider à découvrir l’icône de la Trinité, il sera profitable de nous attarder quelque peu sur la théologie du regard. Ensuite, nous voudrions évoquer le personnage d’Andréï Roublev, le lieu et la circonstance qui ont donné naissance à l’icône de la Trinité, « l’Icône des icônes », ainsi que l’a décrite le concile des Cent Chapitres (1551). Puis, nous aborderons l’icône elle-même : les sources bibliques, les différentes façons de la regarder et de se laisser regarder par elle. Avant d’aborder notre sujet, puissions-nous faire nôtre l’exhortation de saint Serge († 1392), maître spirituel du moine Andréï Roublev : « Vaincre la déchirante division de ce monde par la contemplation de la Sainte Trinité. »
Chapitre i
L’icône, rencontre de trois regards i nous voulons pénétrer le mystère des icônes, nous ne pouvons nous limiter à une approche technique, historique ou simplement artistique. Les Soviétiques 1 ont publié des livres très savants sur les icônes qui font partie de leur patrimoine artistique, mais n’ont pas perçu leur message spirituel. Il faut pour cela rencontrer d’abord le regard de l’iconographe lui-même.
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A. Le regard de l’iconographe La tradition orientale nous dit que l’œil de l’iconographe doit être illuminé par l’Esprit Saint afin de comprendre le message transmis de génération en génération et de le transmettre grâce à son œil spirituel. Vladimir Lossky exprime bien cet élément divin des icônes : « La Source qui nourrit l’Écriture et l’Image ne sont pas les éléments de ce monde, mais la grâce de l’Esprit Saint. De même que la parole est
1. Nous ne parlons pas du peuple russe qui, lui, sait regarder les icônes.
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une image, l’image elle aussi est une parole. L’une comme l’autre est symbole de l’Esprit qu’elles révèlent 2. » Aussi l’iconographe doit-il avoir une conduite morale en harmonie avec son art spirituel ; « le peintre d’Icône doit être humble, doux, pieux, ni bavard, ni rieur, ni litigieux, ni envieux, ni buveur, ni voleur, il doit observer la pureté spirituelle et corporelle 3. » Michel Quenot utilise cette expression tellement suggestive : « l’iconographe engendre l’icône. » « Avant de la traduire sur une planche de bois, il engendre l’icône en lui dans la prière, le silence, l’ascèse ; le regard purifié et par là même le cœur, il peut tracer l’image d’un monde transfiguré. Ainsi tout moine iconographe débutant peint en premier lieu la Transfiguration. Un manuscrit du mont Athos convie ce dernier à « prier avec larmes, afin que Dieu pénètre son âme. Qu’il aille au prêtre, afin que celui-ci prie sur lui et récite l’hymne de la Transfiguration 4. » Et voici la Bénédiction de l’Église, dite en faisant le signe de la Croix sur la tête de l’iconographe : « Seigneur Jésus Christ notre Dieu, toi qui existes, indescriptible, dans la nature divine, et pour le salut de l’homme, tu es mystérieusement incarné dans le sein de la Vierge Marie, mère de Dieu, à toi, qui as daigné être circoncis […], Dieu de tout ce qui existe, illumine et instruis l’âme, le cœur et l’intelligence de ton serviteur (nom) et dirige ses mains pour peindre, de manière irrépréhensible et parfaite, l’image de la Toute Pure Mère de Dieu et de tous les saints, pour la gloire, la joie et la beauté de ta sainte Église et pour la rémission des péchés de ceux qui vénèrent en baisant avec dévotion ces icônes, en attribuant l’honneur à leur prototype ; libère2. Vladimir Lossky, « L’icône orthodoxe », dans M.E.P.R., nos 2-3, Paris, 1950, p. 77. 3. L. Duschesne, Le Stroglav (mot russe : « Cent Chapitres »), Paris, 1920. 4. Michel Quenot, L’icône, Paris, Cerf, 1987, p. 87.
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le de toute influence diabolique, de sorte qu’il progresse en tous tes commandements, par l’intercession de ta Mère Immaculée, du saint Apôtre et Évangéliste saint Luc et de tous tes saints. Amen 5. » Tout ceci nous introduit dans un monde sacré. Lorsque nous regardons les icônes, ne perdons jamais de vue ce regard de l’iconographe auquel nous devrons ajuster notre propre regard pour découvrir le message des icônes.
B. Notre propre regard face à l’icône Ajuster notre propre regard est une condition déterminante pour dépasser une approche superficielle. Le cardinal Danneels, dans son commentaire de l’icône de la Nativité, nous montre que l’œil occidental est comme voilé, imperméable aux valeurs spirituelles. « Nous avons perdu la perception de la profondeur. Notre regard ressemble à celui d’une caméra : il est fixe, vitreux et sans joie. C’est un regard glacé. Du coup, les choses aussi ne sont plus ce qu’elles étaient : elles n’ont plus de mystère, elles ont perdu leur nom et leur fierté, l’arbre n’est plus qu’un simple morceau de bois. La seule question que je me pose à son égard : quel meuble puis-je en tirer ? Je ne m’interroge plus sur ce qu’il est ; je ne le vois plus dans sa beauté première de créature, issue des mains d’un Dieu généreux. Il en est de même des plantes et des animaux. Adam, ton œil est malade : tu ne vois qu’à moitié : tu n’aperçois plus que les corps ; l’âme des choses t’échappe. Tout est devenu froid, sans profondeur. Ton œil s’est affaibli au contact prolongé de la lumière artificielle. Car ton soleil a disparu,
5. Denis de Furna, Guide de la peinture, Paris, Didson et Dunant, 1845.
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ton Dieu qui t’a créé, toi et l’univers tout entier. Quand Dieu s’éclipse, il n’y a plus de couleur, plus de relief. L’âme des choses s’est exilée, et l’œil est profondément blessé. Adam, qu’as-tu fait de ton œil 6 ? » C’est pourquoi les Pères orientaux avaient bien compris la nécessité de l’illumination du Saint-Esprit pour « voir » les icônes : « De fait, il est impossible de voir l’image du Dieu invisible, sinon dans l’éclairement de l’Esprit. Et celui qui fixe les yeux sur l’image est incapable d’en séparer la Lumière, car ce qui cause la vision est nécessairement vu avec ce qu’on voit. Ainsi, à vrai dire, la conclusion s’impose-t-elle : par l’illumination de l’Esprit, on discerne le rayonnement de la gloire de Dieu ; par l’empreinte, on est amené à la gloire de Celui à qui appartiennent l’empreinte et le sceau de même force 7. » Ce texte est de saint Basile, archevêque de Césarée, mort en 379 ; il est l’un des plus prestigieux Pères de l’Église orientale. Cette théologie visuelle de nos frères dans la foi nous invite à rejoindre notre maison intérieure, là où « l’œil de Dieu habite notre cœur. » (Si 17, 8) Et nous voilà en présence du troisième regard, celui de Dieu qui nous regarde à travers l’icône ; l’icône est comme une fenêtre ouverte à travers laquelle Dieu nous fait signe.
C. Le regard de Dieu Oui, Dieu nous fait signe parce que nous ne sommes pas de purs esprits, nous sommes corps et esprit. Dieu, en nous rencontrant, se
6. Godfried Danneels, Son œil habite notre cœur, Mechelen, « Paroles de Vie » Noël 1982. 7. Saint Basile, Traité du Saint-Esprit, chap. XXVI, p. 477.
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met pour ainsi dire à notre portée en prenant lui-même un corps. La liturgie de Noël nous le rappelle de façon saisissante : « Dans le mystère de la Nativité, celui qui par nature est invisible, s’est rendu visible à nos yeux ; engendré avant le temps, il entre dans le cours du temps 8. » La théologie visuelle s’appuie sur le mystère de l’Incarnation. La longue et pénible période iconoclaste rejetait les icônes en se référant aux textes de l’Écriture qui interdisent de représenter Dieu. L’Islam qui pénètre la Syrie et la Palestine et menace Constantinople (718) se range du côté des Iconoclastes. Dans les bradithes du Coran, on trouve : « Les artistes, les faiseurs d’images, seront punis du Jugement dernier, car Dieu leur imposera l’impossible tâche de ressusciter leurs œuvres. » Finalement, en 787, le septième concile œcuménique de Nicée met fin à cette interminable querelle en se référant au mystère de l’Incarnation : puisque Dieu s’est rendu visible en naissant de la Vierge Marie, on peut le représenter. Mais, en même temps, le concile met en évidence un principe fondamental : nos louanges, nos adorations ne s’adressent pas à l’objet représenté, mais à son prototype, c’est-àdire à Celui qui est représenté. Voici quelques extraits des décisions finales du concile : « Nous gardons, sans rien introduire de nouveau, toutes les traditions ecclésiastiques, écrites ou non écrites, qui ont été établies pour nous. L’une de celles-là est la représentation d’images peintes, comme étant en accord avec l’histoire de la prédication évangélique, en vue de la croyance en la véritable et non illusoire Incarnation de Dieu le Verbe, et pour notre utilité. Car les choses qui s’indiquent l’une l’autre, sans aucun doute se signifient l’une l’autre. Puisqu’il en est ainsi, marchant sur la voie royale et suivant l’ensei-
8. Préface de la Nativité.
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gnement divinement inspiré de nos saints Pères et la tradition de l’Église catholique — car nous savons qu’elle est du Saint-Esprit qui habite en elle —, nous décidons en toute exactitude et après un examen complet que, de même que la sainte et vivifiante Croix, de même les saintes et précieuses icônes peintes avec des couleurs, faites avec de petites pierres ou avec toute autre matière correspondant à ce but, doivent être placées dans les saintes églises de Dieu. Car, chaque fois qu’on voit leurs représentations par l’image, chaque fois on est incité, en les contemplant, à se rappeler les prototypes, on acquiert plus d’amour pour eux et on est davantage incité à leur rendre hommage en les faisant et en témoignant sa vénération, non à les adorer qui, selon notre foi, convient à la seule nature divine. Car l’honneur rendu à l’image va à son prototype et celui qui vénère l’Icône vénère la personne qui y est représentée. » Ainsi donc, selon le Concile, l’objet, l’icône permet une rencontre avec Dieu. En regardant l’icône de la Trinité avec notre œil spirituel, nous sommes amenés à rencontrer le regard d’amour de Dieu. L’icône est une fenêtre à travers laquelle Dieu nous fait signe. Avant d’aborder l’icône de la Trinité, ne perdons jamais de vue cette théologie du regard. Elle seule peut nous permettre de découvrir quelque peu le mystère de cette icône toute spirituelle, « non par des discours enseignés par l’humaine sagesse, mais avec ceux qu’enseigne l’Esprit, exprimant en termes spirituels des réalités spirituelles » (1 Co 2, 12). L’Église orientale est sévère lorsqu’il s’agit de représenter la Sainte Trinité. L’icône de Roublev semble la seule acceptable, car elle est toute spirituelle et ne fait que suggérer « le mystère » sans vouloir le représenter réellement : « Représenter le Dieu Sabaoth (c’est-à-dire le Père) sur les icônes, avec une barbe grise et avec sur les genoux son Fils, une colombe entre eux, est au plus haut point absurde et in-
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vraisemblable, puisque personne n’a vu Dieu le Père. Car le Père n’a pas de chair, et ce ne fut pas dans la chair que naquit le Fils de Dieu avant tous les siècles. Bien que le prophète David dise : “Je t’ai engendré dès l’aurore” (Ps 109), cette naissance n’est pas dans la chair, mais au-delà de toute compréhension et expression, et le Christ luimême dit dans le saint Évangile : “Aucun homme ne connaît le Père, si ce n’est le Fils.” Cette naissance avant tous les siècles du seul Fils Unique engendré du Père doit être comprise dans la pensée, mais ne doit pas être et ne peut pas être représentée sur des icônes 9. »
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9. Citation du Grand Concile de Moscou (1667).
Chapitre 2
Andréï Roublev L y a peu de documents biographiques sur la vie d’Andréï Roublev. Il est né aux environs de 1360. Les trois personnages qui sont à l’origine de l’icône de la Trinité vont nous aider à esquisser son portrait. Tout d’abord un saint : Serge de Radonège (1314 – 1392). Dès l’âge de vingt ans, il se retire dans la forêt et mène une vie d’ermite. Il y bâtit une pauvre chapelle en bois et la dédie à la Sainte Trinité. Pauvre et doux, il vit dans la contemplation du Mystère trinitaire. Les foules accourent vers lui, il est le saint national russe. Paul Evdokimov donne de lui ce très beau portrait : « Sa vie tout entière fut vouée à la Sainte Trinité. Objet de sa contemplation incessante, ce mystère divin se déverse en lui et fait de lui cette paix incarnée dont il rayonnait visiblement pour tous. Il dédia son église à la Sainte Trinité et s’efforça de reproduire une “unité” à son image dans son entourage immédiat et jusque dans la vie politique de son temps. On peut dire qu’il a rassemblé toute la Russie de son époque autour de son église, autour du Nom de Dieu, pour que les hommes “par la contemplation de la Sainte Trinité vainquent la haine déchirante du monde”. Dans la mémoire du peuple russe, il demeure le protecteur céleste, le consolateur et l’expression même du Mystère trinitaire 10. »
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10. Paul Evdokimov, L’Art de l’icône. éologie de la beauté, Desclée de Brouwer, 1970, p. 206.
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Il faut noter également le climat de violence et de haine dans lequel saint Serge donnait son témoignage. P. Boris Bobrinskoy évoque la terre de Russie où l’icône est née : « Dans cette fin du xvie siècle, période où la Russie est encore ravagée par l’incursion tartare, où les cœurs sont pétrifiés de terreur, où la famine rôde, où les princes inféodés s’entre-déchirent, un visage se détache, une destinée se précise : un visage buriné par l’ascèse, apaisé par la prière, lumineux entre tous : Serge l’ermite doux et pauvre. Il s’enfonce plus avant dans le mystère des liés que dans le bois de Radonège. Son monastère : demeure de la Trinité : comment le nommer autrement 11 ? » Andréï Roublev a vécu dans le sillage spirituel de saint Serge, son intelligence et son cœur ont baigné dans ce même climat de violence et cette même contemplation du Dieu trois fois Saint. C’est bien dans le rayonnement de saint Serge qu’il faut replacer l’œuvre entier et le chef-d’œuvre de saint Andréï Roublev, canonisé par l’Église orthodoxe en 1988, date du millénaire de la foi chrétienne en Russie. Un autre saint fut plus directement à l’origine de l’icône : saint Nikon, disciple de saint Serge. Après l’incendie de la pauvre chapelle en bois aux planches équarries par saint Serge, puis la destruction par les Tartares de l’église en pierre, le moine Nikon fait construire le monastère de la Trinité Saint-Serge à Zagorsk, « avec sa blanche église aux coupoles d’or et qui s’élève toujours — radieuse — dans le ciel pâle des vastes horizons 12 ». Dix-sept ans après la mort de saint Serge et l’année de sa canonisation, saint Nikon chargea le moine Andréï Roublev de peindre l’Icône de la Trinité en souvenir de saint Serge. Si Andréï Roublev est choisi, c’est en raison de sa formation spirituelle et artistique. Il 11. P. Boris Bobrinskoy, préface du livre de Daniel Ange, L’étreinte de feu. L’Icône de la Trinité de Roublov, Desclée de Brouwer, 1978, p. 65. 12. P. Boris Bobrinskoy, ibid.
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fut l’élève d’un très célèbre iconographe, Théophane le Grec, maître byzantin au talent puissant qui consacra la moitié de sa vie à l’activité artistique en Russie. Ses talents d’iconographe sont vite appréciés au point que le Grand-Duc lui commande de décorer, avec Théophane le Grec, la cathédrale de l’Annonciation à Zvenigorod en 1405 ; puis, en 1408, il peint avec Daniel Tcherny et d’autres, les fresques et l’iconostase de la cathédrale de l’Assomption à Vladimir. Revenant à Moscou, il peint entre 1410 et 1415 les merveilleuses icônes que l’on connaît : celles du Sauveur, de l’Archange saint Michel et de saint Paul, toutes conservées à la galerie Tetriakov. Et c’est très probablement en 1411 qu’il exécuta son chef-d’œuvre : l’icône de la Trinité. Il mourut entre 1427 et 1430 après avoir peint la cathédrale du monastère Andronikov. Ce monastère a été transformé de nos jours en Musée Roublev 13. Mais, chez Andréï Roublev, l’art est lié à sa sainteté qui se perçoit dans son chef-d’œuvre. Son icône est une vision de paix, d’harmonie, mais aussi d’une grande compassion. L’œil extérieur a vu la violence : « Comment ces yeux qui ont vu tant d’enfants massacrés, d’innocents torturés, tant d’églises saccagées, de drames sans nom, ontils pu projeter une lumière si sereine ? Ces mains qui ont dû essuyer tant de larmes et bander tant de plaies, comment ont-elles pu peindre ces visages d’où ruisselle la paix 14 ? » La réponse à cette interrogation la voici : Andréï possède un autre regard : il regarde comme Dieu regarde la misère du monde ; son regard est tout rempli de compassion, de tendresse, comme celui de son Sauveur. Voici deux petits traits qui illustrent ce regard qui voit plus loin. 13. Ces quelques renseignements biographiques sont empruntés au livre de Kira Kornilovitch, Arts de Russie, éd. Nagel. 14. Daniel Ange, op. cit., p. 66.
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Pendant l’exécution des peintures de l’église du monastère de la Trinité Saint-Serge, la chronique nous dit : « Pendant les jours de fête, ils [lui et son compagnon Daniel Tcherny] s’asseyaient devant les vénérables et divines Icônes et, “regardant” celles-ci sans distraction…, ils élevaient constamment leur esprit et leur pensée dans la lumière immatérielle et divine 15. » Et cet autre petit trait relaté par M. Winowska : « Je pense à la saisissante histoire de cette Icône d’un disciple de Roublev. Celui-ci s’étant trompé de couleurs, le maître se fâcha puis, à genoux, en a demandé pardon avant de reprendre le pinceau. Par la suite, l’extraordinaire “regard” du Christ de cette icône a bouleversé des vies entières jusqu’à ce membre du parti, retourné par la douceur qui rayonnait de ce visage, lui arrachant les gospodi pomilouy de sa lointaine enfance, déporté depuis dans les camps sibériens. N’était-ce pas la douce lumière du pardon demandé 16 ? » Nous allons « regarder » cette icône et nous laisser regarder. Devant elle : « L’incroyant s’interroge L’intellectuel se tait Le théologien se sent petit L’artiste en fait sa joie Le contemplatif s’y enracine L’inquiet y puise la paix Qui se croyait fort est désarmé Le blessé y trouve un baume
15. Cité par Daniel Ange, op. cit., p. 72. 16. M. Winowska, Du Sang et des Mains, p. 155.
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Le cœur brisé y ajoute la confiance L’assoiffé s’y désaltère Le pauvre tend l’oreille et comprend L’enfant ouvre les bras et sourit 17. »
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17. Daniel Ange, op. cit., p. 72.
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Chapitre 3
L’inspiration biblique de l’icône Le chêne de Mambré L’icône de la Trinité plonge ses racines dans la vie du patriarche Abraham, le père des croyants. Abraham entend la voix de Dieu : « Quitte ton pays. Je ferai de toi un grand peuple. Je te bénirai, par toi seront bénis tous les peuples de la terre » (Gn 12, 1). Toute la vie d’Abraham se déroule autour de cette promesse réitérée deux fois et qui est gravée dans son cœur. Mais les années passent, Sara et luimême n’ont toujours pas de postérité. Peut-être le doute s’est-il introduit dans le couple ; en tout cas, Sara n’y croit plus. C’est alors que Dieu intervient ; nous le voyons à l’œuvre dans le merveilleux récit que voici : « Dieu apparut à Abraham au chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour. Ayant levé les yeux, voici qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut à l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terre. Il dit : “Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter… J’irai chercher un morceau de pain et vous vous réconforterez le cœur avant d’aller plus loin ; c’est bien pour cela que vous êtes passés près de votre serviteur ! » Ils répondirent : « Fais donc comme tu as dit.”»
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Abraham veille aux préparatifs du repas, et fait tuer puis apprêter le meilleur veau du troupeau. Le récit se poursuit : « Il plaça le lait et le veau qu’il avait préparé devant eux, sous l’arbre, et ils mangèrent. Ils lui demandent : “Où est Sara, ta femme ?” Il répondit : “Elle est sous la tente.” L’hôte reprit : “ Je reviendrai chez toi l’an prochain ; alors ta femme aura un fils…” » L’annonce de ce prodige provoqua l’hilarité de Sara ! « Mais le Seigneur dit à Abraham : “Pourquoi Sara a-t-elle ri ? Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Dieu ? À la même saison, l’an prochain, je reviendrai chez toi et Sara aura un fils.” […] Sara démentit : “Je n’ai pas ri”, dit-elle, car elle avait peur, mais il répliqua : “Si, tu as ri.”» (Gn 18). Ce texte mystérieux et combien émouvant nous décrit une intervention personnelle de Dieu dans l’histoire de l’humanité : c’est une théophanie, une manifestation de Dieu. La toute première interprétation est théophanique : il s’agit de Dieu accompagné de deux anges. Mais lentement se dessine une interprétation trinitaire fortement influencée par le va-et-vient entre le singulier et le pluriel. « Dans ces trois hommes auxquels Abraham s’adresse au singulier, beaucoup de Pères ont vu l’annonce du Mystère de la Trinité, dont la révélation nous est révélée dans le Nouveau Testament 18. » On trouve cette interprétation trinitaire chez saint Grégoire de Nysse au ive siècle, chez Cyrille d’Alexandrie au ve siècle, chez Procope de Gaza au vie siècle. On la retrouve chez des Pères latins : Ambroise de Milan et Augustin 19.
18. Note a de la Bible de Jérusalem (éd. 1973) au chapitre 18 de la Genèse. 19. On trouvera les textes de cette interprétation dans « éophanie de Mambré », par A. d’Alès, dans Recherches de sciences religieuses, 1930, p. 150.
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Citons simplement ici le mot de saint Maxime : « C’est pour cela qu’il s’est montré à Abraham comme trinité tout en lui parlant comme unique 20. » Avant Andréï Roublev, le thème de Mambré était traditionnel dans l’iconographie, déjà à partir du ive siècle : « L’Icône représentait le récit des trois pèlerins apparus à Abraham et Sara pour leur communiquer la promesse divine de la venue d’un fils ; les Icônes montraient exactement cet événement avec tous les personnages et les détails de la réception, et du repas pris par les invités évangéliques 21. » Andréï Roublev poursuit la tradition de l’Église ; mais, dans son monastère dédié à la Sainte Trinité, il s’est, sans nul doute, imprégné de la littérature patristique. Il est surtout illuminé par l’Esprit et donne au monde un chef-d’œuvre d’une telle élévation spirituelle qu’il nous aide à percevoir cette fenêtre ouverte où Dieu, un et trois, nous fait signe. Son regard intérieur, purifié par le jeûne et la prière nous introduit dans un monde spirituel et rejoint en chacun de nous ce lieu intérieur où Dieu habite. Il a fallu trois ans de travail pour achever ce trésor spirituel et artistique. Les quelques réflexions qui vont suivre seront donc très modestes et n’ont, en aucune façon, la prétention de décrire toute la richesse de cette icône. Nous voudrions simplement donner au lecteur l’envie d’aller plus loin dans une contemplation personnelle et prolongée. Il est impossible de saisir l’icône en un seul regard. Nous allons avancer par une série de regards, une série d’éclairages qui vont lentement nous aider à découvrir l’icône. D’abord, un premier regard tout simple, mais encore extérieur : quels sont les signes qui appa-
20. Cité par Daniel Rousseau, op. cit., p. 174. 21. Andréï Roublev, Les icônes, Milan, La Casa di Matriona, a.n.l.
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raissent en premier lieu ? Ensuite, nous nous efforcerons de voir le contenu des signes, un peu comme dans une parabole. Puis nous regarderons l’icône à la lumière de la Parole de Dieu, plus particulièrement de l’Évangile de saint Jean, pour passer à l’éclairage de la liturgie. Les modules — le triangle, la croix, le cercle, la coupe — nous livreront encore d’autres secrets de l’icône. Enfin, le regard du couple sur l’icône lui rappellera que son amour vient de Dieu. Et nous terminerons par un dernier regard : celui des Églises séparées qui ne peuvent que se rapprocher en contemplant l’icône.
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Chapitre 4
À la manière d’une parabole À première vue Le récit de la Genèse, au chapitre 18, est repris sous forme parabolique. Trois hommes sont assis autour d’une table pour prendre un repas, mais ces hommes ont un corps différent de celui du commun des mortels : ils sont très allongés, ils semblent aériens, spirituels, surnaturels. C’est ce qui est suggéré dans le récit de la Genèse, ils ont en outre chacun une auréole et un bâton de voyageur. Regardons attentivement leurs mains : apparemment, ils font des gestes cabalistiques. Quant au repas, il est stylisé à l’extrême : une coupe dont le contenu est difficile à définir. Mais, après les dernières restaurations faites par des spécialistes russes, on distingue un petit agneau découpé en morceaux. Puis il y a le décor : - au-dessus du personnage de droite, il y a un rocher dont la pointe s’incline vers la gauche ; - au-dessus du personnage central, il y a un arbre qui, lui aussi, est incliné vers la gauche ; - au-dessus du personnage de gauche, il y a une maison aux lignes verticales, portes et fenêtres ouvertes. Enfin, un détail qui aura son importance dans la suite : un petit rectangle situé devant la table couverte d’une nappe blanche.
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Roublev fait une relecture de Genèse 12 En comparant l’icône de Roublev à d’autres icônes décrivant le même récit de la Genèse, nous constatons tout de suite qu’il a voulu aller plus loin, qu’il cherche à exprimer un mystère. Il a supprimé toute une série de traits : la présence d’Abraham et de Sara, la scène du veau égorgé, la table garnie de nourriture. Son icône est devenue une parabole. Essayons de la comprendre, de découvrir la réalité cachée sous les symboles. L’unité de Dieu. La première réalité exprimée par l’iconographe, c’est l’Unité de Dieu : « Je crois en un seul Dieu. » Ces trois personnages sont tellement ressemblants qu’ils sont comme la réplique d’un modèle unique. Ils ont le même visage, la même chevelure torsadée. Ils ont la même auréole, signe de sainteté, les mêmes ailes, signe de spiritualité céleste. Ils ont à la main le même bâton, signe de la puissance divine. Leurs vêtements ont chacun la même couleur bleue, symbole de la divinité. Le récit de la Genèse qui passe du pluriel au singulier est bien signifié : « Je reviendrai. […] Il répliqua : Si ! tu as ri. » Les personnes. Mais les personnes ont leur spécificité qui est exprimée par la couleur de leur vêtement, le geste de leurs mains. Ici, les interprétations varient et c’est bien. Roublev a tenté d’exprimer l’inexprimable ; nous n’affirmons pas que l’interprétation proposée doit écarter celle des autres. Certains pensent voir Dieu le Père au centre, d’autres le voient à gauche, d’autres voient Dieu le Fils à droite et Dieu le Saint-Esprit à gauche. Je me refuse à donner un commentaire de chacune des interprétations. Je préfère celle qui m’habite de plus en plus. C’est un article de Pierre Hinnekens qui m’a fait pencher vers l’interprétation qui voit
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le Père à gauche, le Fils au milieu et l’Esprit à droite 22. Le livre du père Daniel Ange 23 m’a également confirmé dans cette analyse de l’icône, ainsi que le commentaire de Daniel Rousseau 24. On peut ajouter en faveur de cette interprétation l’ordre des personnes dans toutes les prières et hymnes liturgiques : les doxologies s’adressent au Père, au Fils et à l’Esprit. A. L’ANGE DE GAUCHE:LA SOURCE DE VIE
Regardons maintenant attentivement l’ange de gauche. Pourquoi fait-il penser à Dieu le Père ? Tout d’abord La position du personnage. Il est droit, son sceptre bâton est vertical. Et cela tout à l’opposé des autres personnages qui sont inclinés vers lui. Il semble que tout vient de lui, tout procède de lui selon le mot utilisé par les Pères de l’Église. Toute l’icône est orientée vers lui : le rocher, l’arbre. Notre regard est finalement conduit vers lui et s’arrête à la maison située au-dessus de lui. La maison. Elle est la maison du Père, le pôle final vers lequel tout converge, lieu du rassemblement de tous les enfants, l’achèvement du dessein d’amour du Père pour toute l’humanité. Le vêtement. Lui aussi exprime la figure du Père. Le bleu sous le manteau est le signe de la divinité. Le manteau, dont le pli accentue la ligne verticale, est de couleur dorée, revêt les deux épaules tandis que, chez les deux autres personnages, une épaule seulement est couverte, car ils sont en voyage, ils sont envoyés en mission. Le Père lui ne part pas, il reste au ciel.
22. Pierre Hinnekens, « L’icône de la Trinité, Credo d’André Roublev », dans la revue La Foi et le Temps, XVI, p. 358-375, avril 1988. 23. Daniel Ange, L’étreinte de Feu, op. cit., p. 105-109. 24. Daniel Rousseau, L’icône, splendeur de ton visage, Desclée de Brouwer, 1981.
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« Tout coule de lui, comme de la source en montagne. Tout descend de lui, comme court l’eau vers la mer. Les teintes rouge et or de son aube, soie chatoyante, n’évoquent-elles pas comme une aurore boréale qu’aucun soir jamais ne viendra flétrir ? Lumière au-delà de toute lumière. Ombre ou couchant : en lui nulle trace. » Tout don de valeur, tout cadeau parfait, descendant d’en haut, du Père des Lumières. » En lui, ni balancement ni l’ombre d’une variation. Ses couleurs sont les plus pâles. Elles n’accrochent pas le regard. Le bleu — seule teinte vive — n’apparaît que sur une frange étroite de son vêtement intérieur que l’on devine éclatant 25. » La main droite. Dans cette icône, les mains ont chacune une signification particulière et profonde. Celle du Père est d’une certaine façon autoritaire : il envoie son Fils Unique, son bien-aimé, dans le monde, afin d’établir l’Alliance nouvelle et éternelle avec toute l’humanité. C’est le Père qui envoie l’Esprit de vérité et d’amour. Cette main du Père, ce geste d’amour miséricordieux, nous atteint finalement les uns les autres, même à notre insu. La tête Légèrement penChée. Le Dieu créateur du ciel et de la terre n’est pas seul, il n’est pas enfermé dans sa solitude, son attitude est hiératique, mais il est en relation de connaissance et d’Amour avec les deux autres personnes. « Indicible, inaccessible, incompréhensible ; tout cela il l’est et il ne l’est pas. Regarde bien : il ne se tient pas rigoureusement droit.
25. Daniel Ange, op. cit., p. 105-106.
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Dans son maintien rien de rigide : Sa Majesté n’est pas distante, ni rude son autorité. Quel est ce mouvement imperceptible qui donne à son attitude une telle douceur ? Sa tête : vois, elle se penche ; il n’est pas seul. Dans cette légère inclination, Il semble se trahir tout entier. Serait-il lui aussi emporté vers un autre ? Un autre que sa main nous désigne, Comme pour nous dire : regarde-le ! Un souffle de tendresse passe sur son visage. Il semble appeler quelqu’un par son nom 26. » Arrêtons-nous quelques instants sur ce visage et plus particulièrement sur le regard du Père. Regard indescriptible qui semble embrasser le monde entier, qui révèle le dessein d’amour d’envoyer son Fils unique, son bien-aimé, regard qui finalement se porte sur chacun de nous, pour nous dire que Dieu nous aime. N’est-ce pas cela le message essentiel de l’icône ? Et, ici, comment ne pas revenir à ce que nous disions au tout début : seul notre œil intérieur, éclairé par Dieu lui-même, peut nous permettre de regarder ainsi : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu… tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Co 2, 9). Cette découverte du message profond de l’Icône doit nous entraîner à la louange, à l’adoration de Dieu Notre Père ; unissons nos voix à celle de saint Grégoire de Nazianze (ive s.).
26. Daniel Ange, ibid., p. 106.
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« Ô toi, l’Au-delà de tout, que te chanter d’autre ? L’hymne qui te célèbre, où la trouver ? À toute louange tu te dérobes, Comment l’esprit te saisirait-il ? Toute intelligence, tu la dépasses. Seul, indicible : toute parole coule de toi. Seul inconnaissable : toute pensée vient de toi. Tous les êtres t’acclament, ceux qui parlent et ceux qui sont muets. Tous les êtres te glorifient, ceux qui pensent et ceux qui n’ont pas de pensée. Le désir du monde, l’universel gémissement te balbutient. Tout ce qui est : prière vers toi ! Vers toi tout ce qui épelle ton univers tisse un hymne de silence. Tout ce qui subsiste demeure par toi. En toi s’ancre l’universelle fluctuation. Tous les noms pour toi ! Mais comment t’appeler ? Ô le seul qu’on ne peut nommer ! Ô toi, l’au-delà de tout, que chanter d’autre 27 ? »
27. Cité par Daniel Ange, ibid., p. 108.
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B. L’ANGE CENTRAL:LE TOUT AIMÉ
Beaucoup d’indices, de symboles, désignent l’ange central comme représentant la seconde personne de la Sainte Trinité, le Fils bien-aimé du Père, le Seigneur Jésus Christ. La position inCLinée. Il est tourné vers le Père, il reçoit tout du Père. Le Symbole de Nicée-Constantinople illustre fort bien son attitude : « Je crois en un seul Seigneur Jésus, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles : il est né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Engendré, non pas créé, de même nature que le Père ; par lui tout a été fait. » Le regard. C’est un regard d’amour, de total don de soi, qui acquiesce, qui est prêt à accomplir ce que veut son Père, à entrer dans son dessein d’amour. L’aiLe droite enCastrée dans CeLLe de L’ange de gauChe. Ce détail a une signification très profonde : il nous fait entrevoir la relation unique entre le Père et le Fils, communion, embrasement d’amour tel qu’il donne naissance à la Troisième Personne, l’Esprit Saint, l’Esprit du Père et du Fils, l’Amour personnifié du Père et du Fils. Les vêtements. Le manteau est posé sur une épaule. Il est l’envoyé du Père, il accomplit une mission, il est en route, le bâton à la main. Ce manteau est bleu : le même bleu chez les trois anges et qui symbolise la divinité. La tunique rouge évoque le sang des martyrs, avec l’étole, signe sacerdotal du grand prêtre éternel qui livre sa vie pour le salut du monde. La main. Elle a une double signification. Tout d’abord, les deux doigts écartés que l’on voit sur toutes les icônes du Christ : ils manifestent le mystère de l’Incarnation : le Christ est à la fois Dieu et homme, une personne et deux natures. C’est une main éminemment théologique, une main qui nous enseigne la révélation fondamentale du Nouveau Testament.
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Ensuite, regardons avec attention le geste de la main : c’est un geste sacerdotal, au-dessus de la coupe du sacrifice, la coupe de l’agneau immolé. Tous ces indices plaident en faveur du Christ représenté par l’ange central ; et ce n’est pas sans intention que, dans la cathédrale Saint-Michel-Archange, au Kremlin, l’icône de la Trinité, au centre de l’iconostase, est superposée à celle de la dernière Cène, dont le personnage central est clairement désigné comme étant le Christ instituant l’Eucharistie. Déjà nous l’entrevoyons, l’icône est trinitaire, mais en même temps eucharistique ainsi que nous le verrons plus loin. Avant de passer à l’ange de droite, faisons nôtre cette hymne au Christ du moine Grégoire de Narek : « Ô soleil de Justice, rayon béni, première source de lumière, ardemment désiré ! Élevé, impénétrable, puissance inénarrable : allégresse du bien, espoir réalisé, loué dans les cieux, roi de gloire, Christ créateur qui annonce la vie, comble les insuffisances de mon chant. Je suis faible et sujet à l’erreur ; par ta parole toute-puissante à ton Père très haut, offre ma prière comme supplique agréable. Car tu es vraiment venu au monde en ma ressemblance, subissant l’épreuve de la malédiction… Tu es bénédiction de vie et providence vigilante pour tous les êtres du ciel et de la terre ! Si, en effet, tu as accepté de mourir pour moi, ô toi, Dieu et Seigneur de tous, tu accepteras d’autant plus maintenant, grâce au corps que tu tiens de notre espèce,
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de compatir à nos dangereuses faiblesses. Intercède pour le coupable que je suis auprès de ton Père dont tu partages la gloire 28. » C. L’ANGE DE DROITE:L’AMOUR EN DONATION
La position inCLinée. Il est incliné à la fois vers l’ange de gauche et vers l’ange central. Il figure la troisième personne, l’Esprit, l’Esprit du Père et du Fils, ou l’Esprit du Père par le Fils. N’entrons pas dans la trop fameuse controverse « du Filioque », qui fut et est une pomme de discorde entre catholiques et orthodoxes. Le pape Jean-Paul II a déclaré que, finalement, cette question était sans grande importance, qu’elle ne pouvait être un obstacle à l’unité des Églises. La position de l’ange de droite illustre bien le symbole de Nicée : « Je crois en l’Esprit qui est Seigneur et qui donne la vie ; il procède du Père et du Fils, avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire. » Les vêtements. La tunique bleue. La troisième personne est Dieu au même titre que les deux autres : le bleu, ainsi que nous l’avons écrit plus haut, est la couleur de la divinité ; on la distingue également à la jointure des ailes de chaque ange. Le manteau vert. Il ne drape qu’une seule épaule, car il est l’envoyé du Père avec son bâton de pèlerin du monde jusqu’à la fin des temps. La couleur verte désigne la vie : il est l’Esprit vivifiant, « l’Esprit qui donne la vie » (Symbole de Nicée). La main. Avec son doigt effilé, il nous instruit et fait descendre la vérité dans le cœur. Il nous fait comprendre les paroles de l’Écriture, comme des paroles qui sont Esprit et vie, la nappe blanche aux quatre
28. Moine arménien entre 951 et 1003 ou 1010, dans Sources chrétiennes 78, p. 522.
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coins symbolisant les quatre évangiles. Ce même Esprit nous introduit dans le mystère de la coupe, qui contient un petit agneau 29. Nous l’avons dit, l’icône est trinitaire mais aussi eucharistique ; c’est l’Esprit qui est invoqué au cours de la célébration eucharistique afin que le pain et le vin deviennent le Corps et le Sang du Christ. Ce même Esprit nous introduit dans la réalité de ce mystère. Et, enfin, il appartient à l’Esprit d’ouvrir notre intelligence et notre cœur afin de découvrir notre relation filiale avec le Père par le Fils. L’hymne de saint Siméon le Nouveau Théologien nous aidera à demander l’onction de l’Esprit Saint : « Viens, lumière véritable. Viens, mystère caché, viens, trésor sans nom. Viens, félicité sans fin, viens, lumière sans couchant. Viens, attente de ceux qui doivent être sauvés. Viens, réveil de ceux qui sont couchés. Viens, ô Puissant, qui toujours fais et refais et transformes par ton seul vouloir. Viens, ô invisible, viens, toi qui toujours demeures immobile et à chaque instant tout entier te meus, et viens à nous, couchés dans les enfers, ô toi au-dessus de tous les cieux. Viens, ô mon bien-aimé et partout répété, mais dont exprimer l’être ou connaître la nature nous est absolument interdit. Viens, joie éternelle,
29. Ce sont des spécialistes soviétiques dans la restauration des icônes qui ont découvert cet agneau.
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Viens, pourpre dit Grand Roi, notre Dieu. Viens, toi qui as désiré et désires mon âme misérable. Viens, toi le seul… puisque tu le vois, je suis seul. Viens, toi qui m’as séparé de tout et fait solitaire en ce monde. Viens, devenu toi-même en moi désir, qui m’a fait te désirer, toi l’absolument inaccessible. Viens, mon souffle et ma vie, Viens, consolation de ma pauvre âme, Viens, ma joie, ma gloire sans fin 30. » D. LE DÉCOR
Il est fait d’une série d’éléments symboliques en rapport avec cette figuration trinitaire. La Coupe aveC L’agneau. Elle est au centre de l’icône. Andréï Roublev nous entraîne bien au-delà du repas hospitalier d’Abraham : il s’agit de la coupe du sang de l’Agneau, du sang du Christ versé pour le salut du monde. Ces trois personnes au regard grave tiennent conseil autour de la coupe, chacune exprimant le mystère du salut selon cette expression forte de Mgr Philarène, métropolite de Moscou : « La coupe, point de convergence des trois, contient le mystère de l’Amour du Père crucifiant, l’Amour du Fils crucifié, l’Amour de l’Esprit triomphant par la force de la croix 31. » La tabLe. En liaison avec le symbole de la coupe, elle est l’autel sur lequel le Christ Grand Prêtre offre l’unique sacrifice qui abolit tous les sacrifices de l’ancienne Alliance. « Prenez et buvez-en tous,
30. Siméon le Nouveau éologien, moine dans un monastère de Constantinople (917-1022) est un des grands théologiens mystiques de l’Orient chrétien ; il met en évidence l’importance de l’illumination du Saint-Esprit. 31. Cité par Daniel Rousseau, op. cit., p. 170.
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car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 28-29). L’arbre au Centre. Il prolonge le mystère rédempteur et évoque d’abord l’arbre du paradis terrestre, origine de la mort spirituelle pour devenir ensuite l’Arbre de la Croix, l’Arbre de la Vie rachetée et éternelle. Il est penché vers la gauche et rejoint ainsi le mouvement général de l’icône vers le Père. Le roCher au-dessus de L’ange de droite. Il est le symbole des montagnes théophaniques : celle du Sinaï », celle du Thabor ; il est également orienté vers la gauche. La maison à gauChe. Ici encore, l’iconographe poursuit sa vision théologique. Cette maison n’est plus celle d’Abraham, elle a une signification toute spirituelle, elle devient la maison du Père et ainsi le point d’aboutissement de toute l’Icône. Tout converge vers cette maison. Maison de Dieu, déjà ici-bas où sont donnés les sacrements de l’initiation chrétienne, où sont enfantés les enfants de Dieu pour une vie éternelle, communion de l’Amour avec Dieu, Père, Fils et Esprit. « Les étrangers qui se sont attachés au service du Seigneur pour l’amour de son nom et sont devenus ses serviteurs, tous ceux qui observent le Sabbat sans le profaner et s’attachent fermement à mon alliance, je les conduirai à ma montagne sainte. Je les rendrai heureux dans ma maison de prière, car ma maison s’appellera Maison de prière pour tous les peuples » (Is 56, 6-7). Le reCtangLe situé à La base de La tabLe. Remarquons que le cercle formé par les trois personnes n’est pas fermé, il reste ouvert et, au centre de l’espace ouvert, encastré dans l’autel, il y a un rectangle. Ce rectangle, c’est une pierre à trois dimensions qui représente toute
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l’humanité accueillie dans l’amour du Père, du Fils et de l’Esprit. « Nous avons accès auprès du Père par le Fils dans l’Esprit » (Ep 2, 18). Nous avons contemplé ces trois personnages presque aériens, spirituels, ainsi que les symboles qui les entourent et nous pouvons affirmer avec la tradition iconographique qu’il s’agit bien d’une théologie visuelle, qui évoque les grands mystères de la foi chrétienne : Trinité, Incarnation, Rédemption, Eucharistie, Église.
•
Chapitre v
L’icône de la Parole de Dieu ’iCône et la Parole sont en symbiose : l’icône nous aide à mieux saisir la Parole ; par contre, la Parole est comme une lampe qui éclaire l’Icône. « Disons encore que les Pères montrent que l’image, par un autre mode, est complémentaire de la Parole ; parce que nous sommes corps et âme, nous pensons avec nos corps et nos sens. Face à la théologie purement conceptuelle qui serait alors “trop angélique” se manifeste dans l’image, en vertu même de l’Incarnation, la perception sensible du mystère, sans pour autant abolir la différence… » Ainsi pour les Pères, image et Parole sont les deux “suppléants” par lesquels l’Esprit édifie la foi du croyant et de l’Église dans la beauté 32. » Selon les théologiens orientaux, c’est le même Esprit qui inspire l’image et la Parole. « La source qui nourrit l’Écriture et l’image ne sont pas les éléments de ce monde, mais la grâce divine du Saint-Esprit. De même que la Parole est une image, l’image, elle aussi, est une Parole. L’une et l’autre sont un symbole de l’Esprit qu’elles révèlent 33. » À la lumière du Nouveau Testament, et plus particulièrement de l’évangile de saint Jean, nous allons regarder l’icône de la Trinité en
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32. Daniel Rousseau, op.cit., p. 114. 33. Vladimir Lossky, op. cit., p. 77.
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écoutant la Parole inspirée et ainsi entrer plus profondément dans le message qu’elle nous livre.
A. Paroles du Père L’Évangile nous révèle par trois fois la voix du Père s’adressant à son Fils bien-aimé. Ce sont trois théophanies ; elles nous manifestent l’indicible relation d’amour entre le Père et le Fils. LA THÉOPHANIE DU BAPTÊME
« Or, en ces jours-là, Jésus vint de Nazareth, en Galilée, et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. À l’instant où il remontait de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit comme une colombe descendre sur lui. Et des cieux vint une voix : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, il m’a plu de le choisir” » (Mc 1, 9-11). LA THÉOPHANIE DE LA TRANSFIGURATION
« Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il alla sur la montagne pour prier. Une nuée survint et les couvrit de son ombre. Et, de la nuée, une voix se fit entendre : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui que j’ai choisi, écoutez-le” » (Lc 9, 28-36). LA THÉOPHANIE PRÉCÉDANT LA PASSION
« Maintenant, mon âme est troublée, et que dirai-je ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. Père, glorifie ton nom. Alors une voix vint du ciel : “Je l’ai déjà glorifié et je le glorifierai encore” » (Jn 12, 27-28). Regardons maintenant l’icône et nous comprendrons mieux ces paroles ; le lien d’amour entre le Père et le Fils va davantage pénétrer
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nos cœurs. La voix du Père nous demandant d’écouter son Fils sera mieux perçue. Saint Jean, qui s’est penché sur le cœur de Jésus à la dernière Cène, a compris mieux que tous le dessein d’amour du Père : « C’est pour cela que le Père m’aime parce que je donne ma vie » (Jn 10, 17). « Le Père aime le Fils et a tout remis entre ses mains » (Jn 8, 35). « En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde en victime d’expiation pour nos péchés, afin que nous vivions par lui… » (Jn 4, 8). Toutes ces paroles nous dévoilent mieux le regard d’Amour entre le Père et le Fils.
B. Paroles du Fils Jésus est tourné vers le Père, tout accueil, tout rempli d’amour : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). Écoutons Jésus s’adressant à son Père : « Je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 6, 39). « Je prie pour eux, je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés ; ils sont à toi et tout ce qui est à moi est à toi, comme tout ce qui est à toi est à moi. Garde-les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 9-11). « Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi. Pourtant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39). « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46). Ces paroles éclairent le mystère de la coupe que Jésus a bue jusqu’à la lie. Dans les yeux des trois personnes, on devine une grande souf-
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france : « Il a fallu aller jusque-là. » « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Rm 5, 8).
C. L’Esprit promis « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jn 3, 8). Le Nouveau Testament nous fait entendre la voix du Père et celle du Fils, pas celle de l’Esprit. Mais la voix du Fils l’annonce, nous le dévoile, nous le promet de la part du Père. « Et moi je prierai le Père, il vous enverra un autre Paraclet. C’est l’Esprit de Vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous. Il est en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous. Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus ; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez. En ce jourlà, vous connaîtrez que je suis dans le Père et vous en moi et moi en vous » (Jn 14, 16-20). C’est l’Esprit qui nous fait découvrir la mystérieuse présence de Jésus jusqu’à la fin des temps : « L’Esprit vous dévoilera les choses à venir. C’est de mon bien qu’il prendra et il vous le dévoilera » (Jn 14, 26). « Mais quand l’Esprit viendra, lui, l’Esprit de Vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra, il le dira » (Jn 16, 13). L’Icône exprime cette promesse de l’Esprit : par son doigt effilé, il nous instruit : « L’Esprit en effet sonde tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu » (1 Co 2, 10).
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Il est tourné vers le Fils et vers le Père, il nous fait connaître le Père et le Fils. Saint Paul, inspiré par l’Esprit, nous dévoile la mission de l’Esprit qui nous fait découvrir Jésus Seigneur : « Nul ne peut dire : Jésus est Seigneur, si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3). Mais l’achèvement de la mission de l’Esprit, c’est de nous dévoiler notre relation filiale avec le Père : « En effet, ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. Aussi bien n’avez-vous pas reçu un esprit pour retomber dans la crainte ; mais vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait crier : Abba, Père ! L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 14-16). Et ce même Esprit vient à notre secours pour prier le Père : « Pareillement, l’Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu » (Rm 8, 26-27). En terminant cet éclairage de l’icône par la Parole sacrée, nous avons pu aller plus loin dans la découverte de l’icône : image et Parole se sont donné rendez-vous pour cela.
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Chapitre vi
L’Icône et sa structure es Soviétiques, soucieux de garder leur patrimoine artistique, ont découvert la structure interne des grandes icônes : le système modulaire qui conduit à l’harmonie de tous les éléments qui composent les icônes. Ces modules nous permettent, bien sûr, de mieux comprendre la technique des iconographes, mais ils nous aident aussi et surtout à entrer plus profondément dans la découverte spirituelle de l’icône. Il y a quatre modules principaux : le cercle, le triangle, la croix et le rectangle. « Ordre et paix inondent l’icône qui offre une vision du monde à venir. Hommes et animaux, paysage et architecture participent à l’harmonie divine. Or, l’harmonie que chacun peut déceler résulte d’une structure bien définie, fruit de la tradition et d’un patient travail en quête de perfection. Le peintre d’icône ne saurait ignorer la géométrie en raison des proportions à définir 34. » Revenons à l’icône de la Trinité en nous laissant inspirer par les différents modules qui composent sa structure.
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34. Michel Quenot, op. cit., p. 129.
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A. Le module de la croix La ligne verticale partant du bas traverse tout d’abord le rectangle à la base de l’autel, puis passe par la coupe, la main, pour rejoindre l’arbre au-dessus de l’icône. La ligne transversale s’appuie sur l’épaule du Père pour rejoindre celle de l’Esprit en passant par le cœur du Christ. On ne pouvait mieux exprimer le dessein d’amour de la Sainte Trinité. La ligne verticale traverse d’abord le rectangle : rappelons que le rectangle symbolise toute l’humanité. Le sacrifice rédempteur inclut toutes les races depuis l’origine jusqu’à la consommation des siècles. Puis, elle rejoint la coupe qui nous suggère le prix qu’il a fallu payer pour ce salut universel, la mort de l’Agneau jusqu’à la dernière goutte de son sang : « Les soldats vinrent donc. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il en sortit aussitôt du sang et de l’eau » (Jn 19, 32-34). La main du Christ traversée par la croix nous le montre comme le Grand Prêtre qui abolit tous les sacrifices de l’ancienne Loi et inaugure le seul et unique sacrifice qui sauve le monde. Enfin, le bois de la croix rejoint l’arbre du paradis terrestre, l’arbre de mort, et devient le véritable Arbre de Vie. Le Vendredi saint, la li-
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turgie nous fait chanter : « Voici le bois de la croix qui a porté le salut du monde. Ta croix, Seigneur, nous la vénérons et ta sainte résurrection, nous la chantons. C’est par le bois de la croix que la joie est venue dans le monde. » Regardons la ligne transversale : nous constatons d’abord qu’elle est posée sur les épaules du Père et du Saint-Esprit, en passant par le cœur transpercé du Christ. Message stupéfiant : les trois personnes assument ensemble le salut du monde, elles sont toutes trois partie prenante dans le complot d’amour, ce qui fait dire à Pierre Hinnekens : « Le message est limpide : les trois personnes contemplent d’un regard de tendresse navrée le monde pécheur ; elles ne se contentent pas d’une pitié inactive ; elles interviennent solidairement dans la lutte contre le mal ; cette lutte culmine dans le sacrifice de la croix, qui noue dans une mystérieuse compassion les trois porteurs de la croix 35. » La petite phrase énoncée plus haut se vérifie ici dans le langage de la théologie visuelle : « La coupe, point de convergence des trois, contient le mystère de l’amour du Père crucifiant, l’amour du Fils crucifié, l’amour de l’Esprit triomphant par la force de la croix. »
B. Le module de la coupe Partant de la base de l’autel, le dessin l’élargit de part et d’autre en suivant les lignes courbes de la personne du Père et de l’Esprit pour aboutir au milieu de leurs têtes. Ces deux lignes courbes se rejoignent en une troisième qui passe par la tête du Fils. Le tout devient une immense coupe.
35. Pierre Hinnekens, op. cit., p. 371.
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Ici se prolonge et s’intensifie ce qui a été décrit plus haut : les trois personnes assument ensemble cette coupe au point de s’identifier à elle d’une certaine manière. Les trois personnes sont « compatients ». « Les yeux des trois personnes contemplent le calice : un trait de plus qui unit la Trinité dans l’action du salut 36. » La coupe semble envahir toute l’icône, symbole du Dieu amour miséricordieux, sans limite. « Elle est là, au cœur même de l’icône comme au cœur de l’histoire. Claire et nette, elle se dégage en plein milieu de la table de notre terre comme si toute la création s’était mise sur orbite autour d’elle. Noyau de leur vaste cercle, autour d’elle gravite le double mouvement des anges. Vers elles tendent les gestes de leurs mains. Que porte-t-elle donc de si précieux ? La couche la plus récente représente une grappe prête pour le pressoir. Mais la figure initiale qui s’y cachait comme dernier secret : un agneau prêt pour l’abattoir 37. »
36. Id. 37. Daniel Ange, op. cit., p. 180.
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C. Le module du cercle Le cercle fait le tour des trois personnes, il les englobe. Nous sommes cette fois plongés dans le mystère de l’Unité des personnes : un seul Dieu. « Mais le cercle n’est pas statique, il est circulation de vie : au centre même de son être, Dieu est vie incessante, échange créateur sans fin de l’un à l’autre des Trois 38. » Le point central du cercle est la main du Christ. Ceci nous introduit dans une autre face du mystère trinitaire. Cette main du Christ au cœur du cercle signifie le sacerdoce rédempteur, bien sûr, mais aussi qu’en se donnant, le Christ nous entraîne dans le mystère des trois personnes, les trois qui s’offrent. Le symbole [c’est-à-dire le credo, nde] dit de saint Athanase, entre 430 et 500, proclame avec force l’Unité dans la Trinité. En voici quelques extraits : « Voici la foi catholique : nous vénérons un Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’unité, sans confondre les personnes, sans diviser la substance : autre est en effet la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont une même divinité, une gloire égale, une même éternelle majesté. Comme est le
38. Benoît, « L’icône de la Trinité de Roublev », dans Renaissance de Fleury no 101, p. 8.
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Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit ; incréé est le Père, incréé est le Fils, incréé est le Saint-Esprit ; immense est le Père, immense est le Fils, immense est le Saint-Esprit ; éternel est le Père, éternel est le Fils, éternel est le Saint-Esprit ; et cependant il n’y a pas trois éternels, mais un éternel, ni non plus trois incréés, ni trois immenses, mais un incréé et un immense. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, et cependant ils ne sont pas trois Dieux, mais un Dieu… » Et ainsi de suite, le symbole se poursuit en confessant le même Dieu, un et trois. Il est bienfaisant de rejoindre nos pères dans la foi et de raviver, de confesser notre foi ; chaque dimanche, l’Église nous y invite, soit dans le Symbole de Nicée, soit dans le Symbole des Apôtres, qui est la plus ancienne profession de foi de l’Église romaine.
D. Le module du triangle Jusqu’à présent, les modules nous ont aidés à entrer dans le complot d’Amour autour de la coupe en vue de sauver l’humanité. Le module du triangle nous fait réfléchir sur les relations entre les Divines Personnes et chacune de nos personnes. Il nous permet de mieux comprendre l’admirable échange entre Dieu et ses enfants. Il faut d’abord le regarder à partir du haut en le suivant jusqu’à la pointe du bas qui rejoint le rectangle (rappelons que le rectangle au bas de l’autel représente l’humanité). C’est Dieu, Père, Fils et Esprit, qui descend vers nous : « Dieu nous a aimés le premier », nous avons été créés « à son image et sa ressemblance », capables de connaître et d’aimer. Cette descente vers nous vient rétablir l’alliance d’amour rompue par le péché du monde. C’est ce qui s’accomplit le jour de notre Baptême : irruption des trois Personnes qui viennent habiter notre maison intérieure.
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Si maintenant le regard remonte du bas du triangle vers le haut, il va rencontrer chacune des Personnes. Cette rencontre avec le Dieu Amour est la rencontre essentielle de notre vie, celle qui donne un sens à notre vie, celle qui éclaire notre vie au milieu des vicissitudes et des contradictions de ce monde. Cette découverte n’est pas le fruit de nos efforts humains, elle vient du Saint-Esprit. Cette action du Saint-Esprit s’est d’abord manifestée en la Vierge Marie toute comblée de grâce : « Aujourd’hui le Créateur — Dieu le Verbe — a composé un chant nouveau, jailli du cœur du Père, pour être écrit comme avec un roseau, par l’Esprit qui est la langue de Dieu. Fille de la race des hommes qui portas le Créateur dans tes bras ! Réellement, tu es plus précieuse que toute la création car, de toi seule, le Créateur a reçu en partage les prémices de notre humanité. Dieu s’est nourri de ton lait, tes lèvres ont touché les lèvres de Dieu. Par tout ton être, tu es la chambre nuptiale de l’Esprit, la cité du Dieu vivant que réjouissent les torrents du fleuve qui sont les flots des charismes de l’Esprit, toute belle, toute proche de Dieu. Saint est Dieu le Père qui a bien voulu qu’en toi s’accomplisse le mystère qu’il avait prédéterminé avant les siècles. Saint fort est le Fils de Dieu qui te fait naître afin qu’il naisse de toi…
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Saint immortel, l’Esprit de toute sainteté qui t’a gardée indemne du feu divin, que signifiait le buisson de Moïse. Amen, Amen 39. » Ces paroles de Jean de Damas entrouvrent le voile de la vie spirituelle de la Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère des hommes ; c’est une vie trinitaire, une vie de relations privilégiées avec les trois Personnes divines. Marie nous ouvre la voie de façon exemplaire. La vie spirituelle du chrétien doit devenir de plus en plus trinitaire. Afin de nous aider à en prendre conscience, fixons à nouveau notre regard sur le « modèle du triangle » en le suivant de bas en haut. La théologie orientale 40 nous invite à porter notre regard d’abord vers le personnage de droite, le Saint-Esprit. Ici, il nous faut dépasser notre vision intellectuelle, artistique ou simplement technique ; il nous faut demander l’Esprit, car Lui seul peut nous « faire vivre » nos relations avec les Personnes divines. Cette demande de l’Esprit est inscrite dans ce passage de saint Luc : « Si vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du Ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui l’en prient » (Lc 11, 13). La mission la plus essentielle de l’Esprit est d’abord de nous « relier » à Jésus, Fils du Dieu vivant, de nous faire vivre en Lui, par Lui, avec Lui et pour Lui. Et ce même Esprit, selon l’expression de saint Jean, devient pour nous le défenseur de Jésus, personne divine, face à ceux qui nient la divinité du Christ. Ceci nous invite à poser notre regard sur le personnage central : le Christ qui offre sa vie pour le salut du monde. Il est « Chemin, Vérité et Vie ». Chemin vers le Père, au fur et à mesure qu’il approche
39. Saint Jean de Damas, cité par Daniel Ange, op. cit., p. 175. 40. L’approche orientale du Mystère trinitaire est plus existentielle, plus dynamique, elle accentue le rôle de l’Esprit vivifiant, qui nous entraîne dans un mouvement vital vers le Fils et le Père, alors que l’approche occidentale est plus statique.
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de sa fin, il nous fait part de l’ultime révélation : notre insertion dans la vie trinitaire : « Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Lc 10, 22). Mais c’est la venue de l’Esprit qui rend cette parole actuelle en chacun de nous, au plus intime de nous-mêmes, là où Dieu demeure en nous, où nous osons dire : Abba, c’est-à-dire Père. « C’est grâce à Jésus que, les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un seul Esprit » (Ep 2, 18). Le Père est le point d’aboutissement de toute l’icône ; c’est vers Lui finalement que notre regard va s’arrêter, regard de contemplation, d’adoration, de confiance. Mais c’est Lui qui nous a aimés le premier et Il nous dit : « Tu es mon enfant bien-aimé, en toi je mets mon amour. » Savoir cela, que nous sommes les fils adoptifs, comblés de la tendresse du Père, c’est la grâce qui illumine notre vie au milieu des ténèbres et des contradictions de ce monde. Nous avons célébré en 1980 le centenaire de la naissance de la bienheureuse Élisabeth de la Trinité, carmélite. Elle a composé une prière qui exprime ce lien mystérieux entre la sainte Trinité et ceux qui s’ouvrent à la grâce. Jean Lafrance, dans son livre Apprendre à prier avec sœur Élisabeth de la Trinité 41, nous relate cette prière dont voici quelques extraits : « Ô feu consumant, Esprit d’Amour, survenez en moi afin qu’il se fasse en mon âme
41. Jean Lafrance, Apprendre à prier avec sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, Médiaspaul, 1984.
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comme une incarnation du Verbe ; que je lui sois une humanité de surcroît, en laquelle il renouvelle tout son mystère ; et vous, ô Père, penchez-vous vers votre petite créature, ne voyez en elle que le bien-aimé en lequel vous avez mis toutes vos complaisances. Ô mes trois, mon tout, ma béatitude, solitude infinie, immensité où je me perds, je me livre à vous comme une proie, ensevelissez-vous en moi pour que je m’ensevelisse en vous, en attendant d’aller contempler en votre lumière l’abîme de vos grandeurs. »
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Chapitre vii
L’icône et la liturgie ans la liturgie byzantine, l’icône est en symbiose avec la célébration liturgique. Les douze grandes fêtes de l’année sont célébrées avec les icônes. Elles sont portées solennellement par le prêtre pendant l’office de la vigile : « La vie liturgique et sacramentelle est inséparable de l’image 42. » Déposées au milieu de l’église, elles sont exposées à la vénération des fidèles pendant plusieurs jours. Les textes lus et chantés viennent comme éclairer l’icône et l’icône est là comme une présence qui aide à accueillir la Parole dans le cœur : merveilleuse interaction entre l’image et la parole. « Il a été remarqué qu’il ne s’agit pas d’une somme : parole + image, mais d’une synergie qui donne puissance à l’annonce qui est faite. Le rapprochement de l’icône avec la sainte Écriture a été souligné par différents Pères et trouve son fondement dans le viie concile œcuménique (iiie de Constantinople) : » Nous décrétons que l’image sacrée de notre Seigneur Jésus Christ doit être vénérée avec le même honneur que sont vénérés les saints évangiles parce que, de même qu’à travers les paroles contenues dans ce livre, nous arrivons tous au salut, ainsi grâce à l’action exercée par les Icônes à travers leurs couleurs, tous, savants et ignorants, nous en tirons utilité et profit 43. »
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42. Léonide Ouspensky, op. cit., p. 11. 43. Maria Donadeo, Les Icônes, Paris, Médiaspaul, p. 60.
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La fête de la Trinité se célèbre en Orient le jour de la Pentecôte. « La Pentecôte fut primitivement et sans doute principalement la fête de la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres. Mais cette apparition de l’Esprit sur le monde a été considérée dans la suite comme l’achèvement du dogme trinitaire. Aussi ce jour a-t-il pris dès lors en Orient le caractère d’une fête de la Trinité. La commémoration de l’événement historique (de la Pentecôte) étant plutôt remise au lendemain 44. » Nous proposons trois éclairages sur l’icône par la liturgie : A. La fête de la Trinité selon le rite byzantin B. Le culte quotidien de la sainte Trinité selon le rite latin C. La bénédiction de l’icône de la Trinité.
A. La fête byzantine de la Trinité La liturgie célèbre la fête en présence de l’Icône, portée en procession dans l’église. Rappelons ce principe fondamental : les prières, les hymnes, toute l’action liturgique ne s’adressent pas à l’icône, mais aux personnes divines représentées sur l’icône. L’icône est un support sensible, visible, qui nous aide à entrer en communion avec l’invisible. Le culte de la sainte Trinité remonte aux origines du christianisme. Il est déjà annoncé dans l’évangile de saint Matthieu (28, 19) : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Saint Paul fait sans doute mention d’une prière liturgique en saluant les Corinthiens : « La grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion de
44. R.P. Feuillen Mercenier et Chan. François Paris, La prière des Églises de rite byzantin, Amay-sur-Meuse, 1939, vol. II, p. 361.
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l’Esprit soit toujours avec vous » (2 Co 13, 13). La liturgie trinitaire n’est que le développement de ce qui se célébrait déjà dans les premières communautés chrétiennes. Elle est surtout faite de louange, d’action de grâce, mais aussi de supplications, d’intercession. Voici deux prières significatives : « Venez, peuples, adorons la Divinité en trois personnes : le Père dans le Fils avec le Saint-Esprit. Car le Père, de toute éternité engendre un Fils coéternel et corégnant, et le Saint-Esprit est dans le Père, glorifié avec le Fils, puissance unique, unique substance, unique divinité. C’est elle que nous adorons tous en disant : Dieu saint qui avez tout créé par le Fils, avec le concours du Saint-Esprit ; Saint Fort, par qui nous avons connu le Père, et par qui l’Esprit est venu dans le monde ; Saint Immortel, Esprit consolateur, qui procède du Père et repose dans le Fils. Trinité Sainte, gloire à vous. » « L’Esprit Saint était et sera toujours ; sans commencement et sans fin, mais toujours sur le même rang que le Père et le Fils et compté avec eux ; vie et vivifiant, lumière et donnant la lumière, bon en lui-même et source de bonté ; c’est par lui que le Père est connu et le Fils glorifié, et que, à tous les hommes, se fait connaître une seule puissance, une seule substance, une seule adoration de la sainte Trinité 45. » Ces prières sont non seulement des expressions d’adoration et de louange, mais aussi des affirmations théologiques de la foi trinitaire. Et voici le trisagion souvent récité pendant les offices : « Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, aie pitié de nous (3 fois). Gloire au Père, et au Fils et au Saint-Esprit ; et maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen. Seigneur, purifie-nous de nos péchés ; Maître, pardonne nos infirmités à cause de ton Nom. » 45. R.P.F. Mercenier, op. cit., p. 362.
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B. Le culte quotidien de la Sainte Trinité selon le rite latin La liturgie latine est plus sobre ; mais, de plus en plus, dans nos églises apparaît l’icône de la Trinité. Sa présence fait mieux prendre conscience du culte d’adoration rendu à la Trinité. Ce culte est quotidien et omniprésent. Tout d’abord dans La CéLébration euCharistique. Les oraisons se terminent toutes par l’invocation de la Trinité ; les prières eucharistiques s’achèvent toujours par la même doxologie finale : « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles. » Ensuite dans La Liturgie des Heures. Les Psaumes se terminent par le « Gloire au Père… » Le mot « gloire » est lourd de signification : il est affirmation et reconnaissance de tout ce qu’est Dieu en lui-même, sa puissance créatrice, son amour infini pour l’humanité. Les hymnes. Elles s’adressent soit au Père, ou au Fils ou à l’Esprit, mais s’achèvent toujours en louant la Trinité dans l’unité : « … par Jésus Christ, ton Fils unique qui vit et règne avec toi dans l’Unité du Saint-Esprit pour les siècles des siècles. » Voici une hymne matinale chantée à l’office de Laudes : « Père du premier mot Jailli dans le premier silence Où l’homme a commencé, Entends monter vers toi, Comme en écho Nos voix Mêlées aux chants que lance Ton Bien-Aimé.
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Père du premier jour Levé sur les premières terres Au souffle de l’Esprit, Voici devant tes yeux Comme en retour, Le feu Qui prend au cœur les frères De Jésus Christ. Père du premier fruit Gonflé de la première sève Au monde ensemencé, Reçois le sang des grains Qui ont mûri, Et viens Remplir les mains qui cherchent Ton Premier-Né. »
C. La bénédiction de l’icône de la Trinité Le rite de la bénédiction des icônes n’est pas très ancien et n’est pas admis par tous les Orientaux. Il est cependant chargé de signification théologique et spirituelle. La bénédiction ci-après provient d’un livre liturgique slave 46. » On dépose l’icône sur une petite table placée devant l’ambon. Après l’avoir encensée, le prêtre adresse à Dieu l’invocation suivante :
46. Euchologie du rituel de l’Éligire orthodoxe, Le Bousquet d’Orb, 1979, p. 178-186.
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« Ô Seigneur, glorifié dans la sainte Trinité, qu’aucune intelligence ne peut comprendre, qu’aucune parole ne peut raconter, qu’aucun homme n’a vu nulle part, nous croyons seulement ce que nous avons appris par tes saintes Écritures et l’enseignement des Apôtres, et nous te confessons, Dieu le Père sans commencement, et ton Fils consubstantiel, et ton Esprit corégnant et de même essence. » Et comme l’Ancien Testament nous raconte ton apparition sous la forme des trois anges au très glorieux Abraham, de même, dans le Nouveau Testament apparaît le Père dans la voix, le Fils dans le Jourdain selon la chair et le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe. Et, à nouveau, le Fils monta aux cieux et s’assit à la droite de Dieu, et l’Esprit consolateur descendit sur les Apôtres sous la forme de langues de feu. » Et au Thabor, le Père dans la voix, l’Esprit dans la nuée et le Fils dans la lumière éblouissante se montrèrent aux trois disciples. Pour cette commémoration continuelle, non seulement nous te confessons avec les lèvres, toi, le seul et glorieux Dieu, mais nous peignons aussi une icône, afin que, la contemplant avec les yeux, nous te regardions, te magnifiions et commémorions tes innombrables bienfaits, ô toi, le créateur et notre sanctificateur, car l’honneur de l’icône va à son prototype. La présentant maintenant devant ta magnificence, nous t’implorons et te prions, envoie avec miséricorde sur nous ta bénédiction, et en ton Nom trois fois saint, bénis-la et sanctifie-la, afin que, la voyant avec pureté, t’implorant humblement devant elle et te priant avec foi, nous obtenions la miséricorde et la grâce, nous soyons délivrés de tout malheur et de toute affliction, nous obtenions la rémission des péchés et nous soyons jugés dignes du royaume céleste. Par la grâce, la miséricorde et l’amour des hommes du Dieu unique glorifié dans la Trinité, le Père et le Fils et le Saint-Esprit, à qui appartient la gloire, maintenant et toujours dans les siècles. Amen. »
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Puis le prêtre récite à voix basse cette prière : « Seigneur Dieu, glorifié et adoré dans la sainte Trinité, écoute maintenant notre prière et envoie ta bénédiction divine et céleste. » Bénis et sanctifie cette icône par l’aspersion de cette eau sainte, pour ta gloire et le salut des peuples, car tu es notre sanctification, et nous te rendons gloire, Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen. » Cette bénédiction de l’icône nous redonne de façon concise et admirable sa signification profonde. Nous sommes loin d’un objet d’art rencontré dans une galerie ou dans un salon. Elle est un objet sacré qui éveille en chacun ce qu’il y a de meilleur en lui-même. Elle est théoandrique, c’est-à-dire qu’elle conduit à une expérience de Dieu et de l’homme ; découverte de Dieu qui nous aime le premier, découverte de l’homme qui ne peut vivre vraiment sans ce lien mystérieux avec Celui qui le sauve, qui lui rend sa liberté essentielle. « L’image, Une et Trine à la fois, s’érige en norme unique de toute existence 47. »
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47. Paul Evdokimov, L’Art et l’Icône. éologie de la beauté, Desclée de Brouwer, 1970, p. 205.
Chapitre viii
L’Amour sauve l’amour L’icône et la famille
eLui qui contemple l’icône découvrira qu’elle est l’icône de l’amour. Elle est parfaite communion, parfaite entente ; il suffit de regarder les visages — et dans les visages, les yeux —, pour nous en convaincre. En les regardant, nous sommes attirés comme s’il y avait en nous une connivence, une très lointaine ressemblance. Et il en est bien ainsi, car nous venons de Dieu, il nous a faits à son image. Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. Dieu créa l’homme, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 26-27).
C
Ce fut un acte d’amour afin qu’ils aiment comme Il aime, à sa ressemblance. Ce lien vital entre la Trinité et le couple a été mis en évidence dans plusieurs interventions du cardinal Danneels et en particulier dans son livre Familles, Dieu vous aime 48.
48. Godfried Danneels, Familles, Dieu, vous aime, Paris, Nouvelle Cité, 1991.
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« Dans le récit de la création, Dieu conduit l’homme et la femme l’un vers l’autre et il les donne l’un à l’autre, Il les a créés pour qu’ils ne deviennent plus qu’un dans leur chair et qu’ils soient féconds dans la naissance de leurs enfants. Dieu ne fait pas cela seulement pour conserver l’espèce humaine, mais pour donner une véritable “image” du cœur et de l’intimité du Dieu Trinité. Si, dans l’union de l’homme et de la femme, on peut retrouver l’empreinte de Dieu, et si nous savons — depuis que Jésus est venu sur la terre — que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit, alors nous devons pouvoir retrouver la marque de cette Trinité dans l’homme et dans la femme 49. » Hélas, cette image de Dieu inscrite dans le cœur de l’homme et de la femme fut vite déformée. Au lieu de s’aimer l’un l’autre, ils se sont aimés eux-mêmes, défigurant l’amour en égoïsme, en possession, en domination. Et l’on peut dire que tout le mal du monde vient de là : il ne sait plus « vraiment » aimer. Le mot « amour » est souvent devenu lui-même le contraire de ce qu’il est dans la pensée de Dieu. Mais, en priant devant l’icône, nous sentons comme une nostalgie, comme un appel à sortir de nous-mêmes pour regarder l’autre autrement. Et si nous contemplons la « coupe », nous découvrons qu’en nous l’amour peut être sauvé, nous comprenons que le mystère de la coupe est le mystère de l’amour sauvé. Jésus, le bien-aimé, est envoyé par le Père pour sauver l’amour en livrant par amour sa propre vie : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). L’icône, heureusement, se répand dans les familles. Il y a des coins de prière, des lieux privilégiés où l’icône est exposée, entourée de fleurs
49. Godfried Danneels, op. cit., p. 29-31.
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et de luminaires. Le couple marié, le couple créé à l’image de Dieu, se retrouvera en priant devant l’icône, il pardonnera et sera pardonné, ses blessures se guériront, il recevra un cœur nouveau, un esprit nouveau. Sur leurs yeux, ils recevront un « collyre spirituel » ; ils regarderont à nouveau comme Dieu les regarde. « La prière est l’espace de l’Esprit. Elle est la respiration de la famille. Elle introduit un changement dans le face à face : quand on prie, on regarde tous ensemble vers le Seigneur. Cela transforme toute la famille. La prière fait circuler l’amour, et cette circulation de l’amour nous rapproche de la vie trinitaire 50. » Ainsi l’Icône fait son chemin dans les familles, porteuse de réconciliation, de paix et de joies retrouvées. À l’intention des époux et de leurs enfants, je transcris cette hymne liturgique de la fête de la sainte Trinité : « Nous t’adorons, Seigneur ! Ô Père Tout-Puissant, Tu donnes la vie à notre terre, Nous t’adorons, Seigneur, nous t’adorons ! Honneur à toi, Jésus ! Ô Verbe du Seigneur Qui viens changer le cœur des hommes, Honneur à toi, Jésus, honneur à toi ! Gloire à l’Esprit de Dieu ! Au souffle créateur Qui vient pour transformer la terre,
50. Ibid., p. 34.
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Gloire à l’Esprit de Dieu, gloire à l’Esprit ! Louange au Dieu vivant ! Au Père par le Fils En l’Esprit Saint qui nous rend frères, Louange au Dieu vivant, louange à Dieu ! » Oui, le couple marié découvre le mystère de sa vie en priant devant l’Icône, car l’amour vient de Dieu. Tournons-nous maintenant vers les enfants. Eux aussi se reconnaissent dans l’icône, et leurs yeux purs ont vite fait de découvrir une affinité avec le divin, et même ils nous aident parfois, nous les adultes, à « comprendre ». Daniel Ange, dans son livre l’Étreinte de feu, déjà cité plusieurs fois, nous donne un florilège de mots d’enfants qui ont contemplé l’icône. Voici quelques-unes de ces fleurs 51 : ParkeLL (10 ans) : « Ce sont les mêmes personnages. Ils se regardent comme des amoureux… L’ange de droite tient un bâton pour marcher avec les autres. Ils ont des habits de famille, de fête, comme une joie. » Jésus porte une robe de sang. Sur la table, je vois une tasse remplie de sang qui vient de la robe de Jésus… Jésus sourit, car il va faire vivre des gens. Le Saint-Esprit est comme une mère. » Jean-Marie (8 ans) : « Il y a comme du soleil dans la robe de sang de Jésus… Ils s’aiment. Il y a une porte ouverte pour moi vers une maison de feu. »
51. Daniel Ange, op. cit., p. 168; les textes sont cités tels quels avec les fautes d’orthographe.
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Nadia (11 ans) : « L’ange de droite regarde avec tendresse et douceur la tasse sur la table… Ils sont gais, dans une terre qui est triste. » Catherine (11 ans ½) : « Les trois icônes ont de beaux visages, elles sont un peu tristes, mais, dans leurs cœurs, elles sont les plus joyeuses. Ils laissent la porte ouverte aux passants. » Dominique (12 ans) : « L’icône représente un rond où nous, nous pourrons rentrer et y rester le plus longtemps possible. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont de très belles robes. Leurs mains sont très lasses. L’on dirait qu’ils ont quelque chose dans leur cœur. » Christian (12 ans) : « Ce qui me frappe c’est que sur l’icône il y a trois personnes tristes et qu’ils ne parlent pas. Seigneur, regarde ces gens, ils sont tristes… fais qu’ils soient heureux, car à moi, Seigneur, elle me fait de la peine. Ça me fait penser à une famille réunie : Le père, le fils, la mère. » Véronique (11 ans ½) : « Ce qui me frappe, c’est leur visage, car en les regardant on voit la tendresse de Dieu sur eux. » Ces témoignages nous montrent que l’enfant a, au fond de lui, un sens sacré, un sens de Dieu. À une toute petite fille — Marie (18 mois) — qui ne sait dire que quelques mots, je montre l’icône. Elle touche Jésus et dit « Jésus », puis elle touche le Père et dit « papa », elle touche l’Esprit et dit « maman ! » et elle embrasse Jésus 52. Ceci est une invitation aux familles à se rassembler devant l’icône pour prier. La prière en famille est souvent difficile. L’icône peut être une aide : aux plus petits, on demandera un simple geste : embrasser
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l’icône ; aux uns, on demandera d’allumer les bougies, aux petites filles le soin des fleurs. Rappelons-le, c’est par le visible, le sensible, que nous entrons en dialogue avec l’invisible. L’Église d’Orient l’a bien compris dans sa façon d’initier les enfants aux mystères de la foi : sa catéchèse est liée à l’icône de chacune des douze grandes fêtes de l’année liturgique. L’icône n’est pas seulement liée à la célébration liturgique, elle est également présente à la maison. « Et, dans les maisons, il y a le “bel angle”. C’est un angle de l’entrée ou d’une autre pièce où étaient accrochées quelques icônes, avec une lampe brûlant sans cesse devant elles ; quiconque entrait faisait toujours une révérence, ou tout autre signe d’hommage aux icônes, avant même de saluer le maître de maison. Elles étaient suspendues assez haut pour guider le regard vers le Très-Haut, le premier et l’unique nécessaire. On récitait devant les icônes les prières du matin, celles du soir, ou d’autres à l’occasion d’une circonstance familiale 53. » Puisse l’exemple de l’Orient chrétien nous aider à retrouver le sens du sacré, « faire d’une habitation neutre une église domestique ».
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52. Ibid. 53. Maria Donadeo, op. cit., p. 61.
ConCLusion
L’icône sans frontières ’iCône se trouve actuellement à la galerie Tétriakov à Moscou. Les techniciens soviétiques l’ont restaurée, les autorités soviétiques l’ont considérée uniquement comme un objet d’art. Mais elles n’ont jamais imaginé ce qui allait se passer. Le peuple russe visitant la galerie y retrouve son âme et il se signe en contemplant l’icône. Là, dans un milieu athée, l’icône reste la fenêtre ouverte à travers laquelle Dieu nous fait signe. Très vite, l’icône reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires s’est répandue dans tout le monde chrétien et, à travers elle, une mystérieuse rencontre entre l’Orient et l’Occident s’accomplit. « De l’icône, un puissant appel se dégage : “Soyez un, comme moi et le Père nous sommes un.” L’homme est à l’image du Dieu trinitaire ; dans sa nature, l’Église communion est inscrite comme une ultime vérité. Tous les hommes sont appelés à se réunir autour de la même et unique coupe, à l’élever au niveau du cœur divin et prendre part au repas messianique, à devenir un seul TempleAgneau. “C’est par la vie éternelle (Esprit) qu’ils te reconnaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ 54.” »
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54. Paul Evdokimov, op. cit., p. 216.
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Ces paroles de Paul Evdokimov invitent les orthodoxes, catholiques et protestants à se retrouver dans la foi au même Baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais l’icône déborde les frontières de la chrétienté : les religions non chrétiennes sont également séduites. Je puis en témoigner par deux rencontres. L’une avec un Chinois, professeur à l’université de Pékin. Passant une année sabbatique à Louvain-la-Neuve, il venait souvent avec son épouse visiter notre atelier d’icônes. Le couple était véritablement séduit par l’icône de la Trinité. Au moment de retourner en Chine, il me dit : « J’emporte avec moi l’icône de la Trinité pour la mettre dans mon bureau, à l’université. Je pense que l’icône rencontrera le regard des étudiants et des professeurs qui viendront dans mon bureau. » L’autre rencontre est celle d’un japonais, le révérend Hozumi, de l’institut Zen à Kyoto. Lui aussi, visitant l’atelier, semblait intéressé et regardait les icônes, un monde qui lui était totalement inconnu. En signe d’hospitalité, je l’invitai à choisir une icône, il désigna celle de la Trinité. L’icône ne parle pas seulement au monde religieux, elle interpelle aussi une partie de l’humanité centrée sur elle-même, une humanité qui ne regarde plus vers le haut. Nous rejoignons volontiers ici les réflexions faites par Michel Quenot en conclusion de son livre l’Icône : « L’humanité se trouve aujourd’hui à un carrefour de l’histoire où une nouvelle culture en gestation se débat dans les douleurs de l’enfantement. Notre époque, foncièrement anthropocentrique, bat tous les records quant au nombre d’organisations attachées à la promotion, à la sauvegarde des droits de l’homme et de son bien-être. Et, pourtant, ces mêmes droits sont journellement bafoués dans une majorité de pays de la planète, alors que les problèmes de survie, tant de l’homme que de son milieu naturel, se posent avec une acuité jamais égalée. Or
ConCLusion : L’iCône sans frontières
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l’icône révèle un monde de beauté, d’harmonie et de paix où l’homme et le cosmos retrouvent leur état édénique. À un art et à un monde souvent fermés sur eux-mêmes, à l’immanence prison, elle substitue la transcendance, l’ouverture vers l’au-delà, seule issue vers le bonheur de tous. Avec constance, l’icône remémore en effet la finalité de l’existence humaine : devenir « ophtalmos », développer la vision intérieure qu’alimente la clarté de l’Esprit Saint qui transfigure tout. Et, si l’icône trouve son principe constructif dans la lumière, la transfiguration du Christ, elle invite son interlocuteur à répercuter cette transfiguration dans le monde par l’acquisition de l’Esprit Saint, but même de la vie chrétienne selon Séraphin de Sarov. Réconcilier l’homme avec le divin, l’aider à retrouver, puis à développer sa vision spirituelle, l’icône y invite humblement 55. » Ainsi l’icône d’Andréï Roublev, un des plus grands iconographes de tous les temps, ne peut rester confinée dans la galerie Tétriakov à Moscou ; c’est au monde entier qu’appartient son héritage. Tarkovsky, auteur du film sur Andréï Roublev, nous dit : « Et enfin, voici la Trinité, sens et sommet de la vie d’Andréï Roublev ; la Trinité, grande, sereine, toute pénétrée d’une joie frémissante face à la fraternité humaine. La division physique d’un seul être en trois, et la triple union offrant une prodigieuse unité de vues devant un avenir encore épars dans les siècles 56. » « La Trinité illumine ainsi toute l’histoire des hommes, celle de nos souffrances comme de nos joies, les tragédies ou les espérances, de l’individu ou de la société entière. Cette source infinie de lumière et
55. Michel Quenot, op. cit., p. 205. 56. A. Tarkovsky, Andréï Roublev, Paris, 1970, p. 155.
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de tendresse apaise les conflits des hommes, apparaît comme le symbole des volontés et des cœurs 57. » Tout homme qui cherche la vérité, regardant cette icône trouvera une affinité avec Dieu qui a créé l’homme à sa ressemblance.
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57. Boris Bobrinskoy, in Daniel Ange, op. cit., Préface.
Bibliographie Benoît, « L’Icône de la Trinité de Roublev », dans Renaissance de Fleury, no 101. DanieL Ange, L’Étreinte de feu. L’icône de la Trinité de Roublov, Paris, Desclée de Brouwer, 1978. Godfried DanneeLs, Familles, Dieu vous aime, Paris, Nouvelle Cité, 1991. Maria Donadeo, Les Icônes, Paris, Médiaspaul, 1985. Paul Evdokimov, L’Art de l’icône, Paris, Desclée de Brouwer, 1970. Pierre Hinnekens, « L’icône de la Trinité », revue La Foi et le Temps, avril 1988. Vladimir Lossky, L’Icône orthodoxe, M.E.P.R., nos 2 et 3, Paris, 1950. R.P. Feuillen MerCenier et Chan. François Paris, La Prière des Églises de rite byzantin, t. I-II, Amay-sur-Meuse, 1937-1939. Léonide Ouspensky, Essai sur la théologie de l’icône, Paris, 1960. Michel Quenot, L’Icône, Paris, Cerf, 1987. Daniel Rousseau, L’Icône, splendeur de ton visage, Paris, Desclée de Brouwer, 1981.
Table des matières Avant-propos ...............................................................................5 1. L’icône, rencontre de trois regards...........................................7 A. Le regard de l’iconographe..............................................................7 B. Notre propre regard face à l’icône ..................................................9 C. Le regard de Dieu ......................................................................10
2. Andréï Roublev.....................................................................15 3. L’inspiration biblique de l’icône ............................................21 4. À la manière d’une parabole ..................................................25 À première vue ................................................................................25 Roublev fait une relecture de Genèse 12..............................................26
5. L’icône de la Parole de Dieu..................................................39 A. Paroles du Père ..........................................................................40 B. Paroles du Fils ............................................................................41 C. L’Esprit promis ..........................................................................42
6. L’Icône et sa structure ...........................................................45 A. B. C. D.
Le module de la croix ..................................................................46 Le module de la coupe..................................................................47 Le module du cercle ....................................................................49 Le module du triangle ................................................................50
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tabLe des matières
7. L’icône et la liturgie...............................................................55 A. La fête byzantine de la Trinité ....................................................56 B. Le culte quotidien de la Sainte Trinité selon le rite latin ................58 C. La bénédiction de l’icône de la Trinité..........................................59
8. L’Amour sauve l’amour. L’icône et la famille.........................63 Conclusion. L’icône sans frontières ...........................................69
Bibliographie .............................................................................73
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Achevé d’imprimer le 8 janvier 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).
On la voit aujourd’hui un peu partout. Peut-être est-elle la plus belle représentation artistique du mystère de Dieu, un mystère de communion. L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev nous vient du xve siècle russe. L’hospitalité d’Abraham — telle est la scène qui a inspiré l’icône de la Trinité — est un chef-d’œuvre artistique et théologique. Elle mérite un commentaire pour que, refermant ce livre, nous puissions la regarder en silence…
Philippe Verhaegen Le père Philippe Verhaegen, décédé le 15 avril 2002, fut moine bénédictin du monastère de Clerlande (Ottignies, Belgique). Il a passé une dizaine d’annés en Californie où il fut témoin des débuts du renouveau charismatique. De passage en Belgique, il fut sollicité par le cardinal Suenens d’y rester afin de témoigner de ce courant de prière dans l’Église. Le père Philippe a écrit deux livres sur ce renouveau. Il s’est intéressé pendant plusieurs années à un fruit de l’Esprit: l’iconographie.
ISBN 978-2-87356-422-3 Prix TTC : X,XX €
9 782873 564223 2e édition
Philippe Verhaegen
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev
L’icône de la Trinité d’Andréï Roublev
Vous trouverez au verso de ce rabat l’icône de la Trinité en couleur au format 13 × 16 cm. Nous vous invitons à laisser ce rabat ouvert pendant votre lecture afin de garder l’icône sous les yeux et de pouvoir la contempler ou vous y référer à votre guise.
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