Gérard Bessière, extrait de la Préface Jean du Mesnil est prêtre retraité à Alençon (). Il a enseigné l’histoire de l’Église au grand séminaire de Sées. Puis il a exercé divers ministères dans l’enseignement public, dans le monde de la psychiatrie et au Tchad. Il a aussi travaillé dans un centre de réinsertion sociale. Il a publié l’Évangile au féminin () et Quand rien n’était encore écrit () aux éditions Fidélité. ISBN 978-2-87356-429-2 Prix TTC : 13,95 €
9 782873 564292
Jean du Mesnil
L’Ancien Testament au féminin
« Encore un cadeau de l’écriture alerte de Jean du Mesnil. Cette fois, il nous livre les confidences de treize femmes, rencontrées à travers cette partie de la Bible que les chrétiens appellent l’Ancien Testament. » Avant chaque chapitre, notre savant conteur nous propose, en italiques, une présentation brève et claire des résultats de la recherche historique sur les textes auxquels il va se référer. Ensuite, avec une finesse… féminine, il donne la parole aux treize femmes. On est pris par la vivacité des récits, on est là-bas, on partage les attentes, les passions, les souffrances, à travers lesquelles les « auteurs sacrés » regardent vers le Dieu caché. » Jean du Mesnil est un homme de la Bible. Sa compétence est toujours discrète, un humour presque imperceptible court à travers le texte, ces confidences nous parlent au cœur. Il faudra poser son ouvrage à côté de la Bible, car en merveilleux écrivain, il donne vie au Livre infini. »
Illustration de couverture : © Arcabas, Le Soleil au ventre, détail, coll. part. © SABAM Belgium .
L’Ancien Testament au féminin
Jean du Mesnil
L’Ancien Testament au féminin Préface de Gérard Bessière
L’Ancien Testament au fÊminin
Jean du Mesnil
L’Ancien Testament au
fĂŠminin Nouvelles
En hommage à tant de femmes grâce à qui notre monde est plus humain.
© Éditions Fidélité • , rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique ISBN : 978-2-87356-429-2 Dépôt légal : D/2009/4323/10 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Illustration de couverture : Le Soleil au ventre, détail, Arcabas, coll. part. © SABAM Belgium . Imprimé en Belgique Ouvrage édité avec le soutien du département culture de la CCMC, a.s.b.l.
Préface
E
ncore un cadeau de l’écriture alerte de Jean du Mesnil. Cette fois, il nous livre les confidences de treize femmes, rencontrées à travers cette partie de la Bible que les chrétiens appellent l’Ancien Testament. En écoutant Sarah, Tamar, Débora et les autres, la mémoire vivante d’Israël nous est offerte. C’est une mémoire enchantée, créatrice : un peuple se donne et se raconte un passé pour accompagner et orienter le présent. Avant chaque chapitre, notre savant conteur nous propose une présentation brève et claire des résultats de la recherche historique sur les textes auxquels il va se référer. Ensuite, avec une finesse… féminine, il donne la parole aux treize femmes. On est pris par la vivacité des récits, on est làbas, on partage les attentes, les passions, les souffrances, à travers lesquelles les « auteurs sacrés » regardent vers le Dieu caché. Jean du Mesnil est un homme de la Bible. Sa compétence est toujours discrète, un humour presque imperceptible court à travers le texte, ces confidences nous parlent au cœur. Il faudra poser son ouvrage à côté de la Bible, car en merveilleux écrivain, il donne vie au Livre infini. Gérard Bessière
Introduction
L
es femmes sont très présentes dans la Bible. Il arrive même qu’une parole prophétique leur soit donnée : Myriam, Débora, Anne, Judith chantent, avec leurs mots et leurs images, l’action de grâce qui monte de leur cœur, comme le fera Marie plus tard dans le Magnificat. Et elles entraînent les autres femmes dans leur danse. D’autres apparaissent à titre épisodique. Et nous risquons de ne pas y prêter attention. Avons-nous remarqué, par exemple, cette comédienne qui, venue de Teqoa auprès de David, lui raconte son malheur d’avoir deux fils qui se déchirent ? Puis, ayant entraîné le roi dans son émotion, elle le convainc de pardonner à son propre fils Absalon ( Samuel , s.). Avons-nous remarqué, dans le même livre (, s.), cette « femme avisée » qui obtient du général Joab le salut de sa ville Abel ? Et, dans le même livre encore (, s.), Riçpa, sorte d’Antigone juive, s’obstinant pour obtenir une sépulture pour les deux fils qu’elle avait eus avec Saül ? Comme une multitude d’autres, elles se lèvent avec passion pour défendre la vie et la dignité de la personne. Comment vivaient-elles la promesse faite à Abraham et à Sarah que naîtrait d’eux un
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peuple aussi nombreux que les étoiles du ciel, et surtout un peuple par qui tous les autres peuples de la terre seraient bénis ? J’ai choisi de donner la parole à treize femmes. En restant dans les limites du vraisemblable, et fidèle à ce que le texte nous en dit, j’ai essayé d’imaginer comment elles auraient raconté leur aventure, leurs joies, leurs épreuves, leur relation à ce Dieu mystérieux qui les accompagnait. Elles vivaient dans l’espérance, ne se référant pas seulement aux merveilles réalisées dans le passé, mais conscientes que ce Dieu venait au-devant d’elles, comme de l’avenir, les appelant vers un inconnu où Il entrait dans l’histoire des hommes. Dans l’obscurité de leur foi, comment avaient-elles conscience qu’à travers ce peuple sur lequel elles veillaient, Dieu était en train de se faire lui-même histoire, comme il l’avait promis à Moïse : « Je suis qui je serai ! »
Sarah ou les chemins d’une guérison Mythe ou histoire ? Abraham, Sarah et leur fils Isaac ont-ils vraiment existé ? Sans doute, mais probablement pas tels que leur histoire nous est racontée aux chapitres à du livre de la Genèse. Ces écrits datent du IXe au Ve siècle avant notre ère, c’est-à-dire bien des siècles après les événements relatés. De génération en génération, des hommes et des femmes transmettaient à leurs enfants ces récits racontant comment leurs ancêtres avaient lutté pour vivre et devenir un peuple. Ils leur apprenaient surtout comment le Dieu unique était venu au-devant d’eux pour les conduire et leur révéler son vrai visage. Alors tout cela est-il vrai ? Pas à la manière d’une enquête journalistique ni d’une thèse d’historien. Tout cela est vrai en ce sens que chaque génération, en redisant ces aventures, puis plus tard en les écrivant, y trouve une clé d’explication de la manière dont Dieu appelle et agit, un éclairage sur ce qu’elle est en train de vivre et une raison nouvelle d’espérer. Tout cela est vrai comme l’est, dans l’Écriture inspirée, un mythe qui propose un sens caché aux mystères de la vie et de
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la mort, de la violence et de l’amour, de la solitude et de la Présence… Et quand, au XXIe siècle, nous reprenons ces récits, en les mettant dans la bouche de Sarah, c’est le même but que nous poursuivons. Cette parole est vivante pour aujourd’hui, et source possible de vie. Je me suis aidé, pour écrire ces pages, de la méditation du beau livre de Marie Balmary, le Sacrifice interdit (Grasset). On peut être étonné qu’à sa suite, j’adopte une tradition juive selon laquelle Sarah était la demi-sœur d’Abraham. Ce n’est pas écrit dans le texte de la Bible. Mais ce qui est manifeste, c’est que ces patriarches pratiquaient l’endogamie (choix de l’épouse dans le même clan) : un frère d’Abraham, Nahor, épouse sa nièce Milka (Genèse , ). Et plus tard, Isaac puis Jacob prendront pour femmes des cousines. Le but était sans doute de sauvegarder leur tradition. Ils découvriront peu à peu ce progrès en humanité qu’est le risque d’affronter le risque de la différence.
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oici que je m’apprête à rejoindre mes ancêtres. Éliezer, notre fidèle domestique, est parti, avec nos chameaux, rejoindre notre famille lointaine, pour y chercher celle qui consolera Isaac de la mort de sa mère. Arrivera-t-elle assez vite pour que j’aie la joie de voir son visage avant de mourir ? Étendue sous cette grande tente qu’Abraham a fait dresser pour moi à l’ombre des cyprès et des cèdres, je revois avec émerveillement tout ce que l’Éternel m’a donné de vivre. Je revois, dans la ville d’Our en Chaldée, cette belle maison où nous vivions autour de notre père Térah. « Saraï » il m’avait appelée. Et je me souviens encore comme il insistait sur la dernière lettre de ce nom : pas seulement « princesse », mais « ma princesse » : Saraï. Petite fille, comme j’étais heureuse de lui appartenir. C’était comme si j’étais pour lui unique. J’étais sa petite dernière. D’une femme plus âgée, il avait eu trois fils. Son aîné, il l’avait appelé Abram, « père élevé », tout un programme ! Le deuxième, Aran, avait vécu juste assez longtemps pour laisser trois enfants, un garçon Lot, et deux filles Milka et Iska. Toutes les deux étaient mes nièces, mais nous nous considérions comme des sœurs. Et puis papa avait eu aussi un troisième fils, Nahor, qui allait un jour épouser Milka. Quand je repense à cette maisonnée dans la ville d’Our, je garde le souvenir de beaucoup de tendresse. Depuis plusieurs générations, notre famille vivait du commerce de statuettes et d’amulettes. Notre père ne croyait pas vraiment en leur pouvoir magique, mais il savait en tirer bon profit ; et nous disposions de tout ce que nous désirions. Nous n’avions besoin de personne. Notre famille nous suffisait.
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C’est ainsi que, quand j’ai eu quinze ans, papa a décidé que je serais donnée en mariage à Abram. J’avais pour mon demi-frère beaucoup d’amitié et j’appris à connaître sa gentillesse. C’est alors que nos yeux ont commencé à s’ouvrir. Après plusieurs années de mariage, aucun enfant n’était venu de notre union. Il y avait eu la mort subite d’Aran. Et voilà qu’il y avait maintenant ma stérilité. Un mauvais sort semblait peser sur notre famille. Les astres nous étaient défavorables. Pour échapper à ce destin de mort, papa nous a annoncé la décision courageuse qu’il avait prise. Nous allions quitter cette ville et partir sous d’autres cieux. Il acheta brebis et chameaux. La maison et la boutique furent mises en vente. Nous apprîmes à vivre sous des tentes. Et, un jour, tout notre campement se mit en route. Pendant des mois, nous avons marché en accompagnant nos troupeaux. Nous restions au contact du fleuve Euphrate que nous remontions. C’est ainsi que nous sommes arrivés dans la région d’Haran où papa a décidé d’établir sa famille. C’est à cette époque qu’Abram a commencé à me parler de choses étranges. Il passait de longues journées dans la solitude auprès de ses troupeaux. Certains soirs, il était comme habité. Il me parlait d’une divinité qui lui manifestait sa présence : « Il a de la bonté pour nous, me disait-il. Il dit du bien de nous. Il aspire à notre bonheur. Il a la certitude que nous y parviendrons. » Qu’une divinité nous fasse savoir qu’elle croyait en nous, c’était si incroyable que je mettais en garde Abram, je m’efforçais de le ramener à la réalité. Mais je voyais bien qu’il était comme accompagné et qu’il y trouvait une grande paix. Au bout de quelques années, notre père est mort. Et c’est alors que notre Dieu s’est manifesté à nouveau à Abram. Il nous demandait de partir, d’aller plus loin. Notre départ de la maison paternelle
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n’était qu’un commencement. Il avait rêvé, lui, notre Dieu, il avait rêvé pour nous d’un pays nouveau, d’une vie nouvelle, d’une manière nouvelle de vivre ensemble. Si nous acceptions de lui faire confiance, un grand avenir nous attendait. Nous avons partagé le troupeau. Lot qui venait de se marier a décidé de nous accompagner. Et nous sommes partis en direction de la terre de Canaan avec nos biens et nos serviteurs. Nous allions au rythme de nos troupeaux, d’un point d’eau à un autre. Il fallait aussi éviter d’empiéter sur les aires de pâturage d’autres tribus. Bientôt l’herbe devint insuffisante. Nous nous sommes séparés de Lot qui décida de s’établir sur les bords du Jourdain pendant que nous continuions notre marche vers le sud. De temps en temps, Abram me disait : « Tu vois, Saraï, ce beau pays que nous traversons. Nous y sommes comme des étrangers. Il sera donné un jour à nos descendants. » Moi je riais de le voir si naïf. Et puis l’aigreur me montait au cœur : « Nos descendants, Abram ! Où tu les vois ? » Mais il était sûr de lui. Le Dieu qui nous avait choisis le lui avait promis. Notre descendance serait aussi nombreuse que les étoiles du ciel. D’étape en étape, nos troupeaux nous ont conduits jusqu’en Égypte où l’herbe était abondante. Là, c’est une curieuse aventure qui nous attendait. Quand nous traversions les villages, les gens se rassemblaient pour nous voir passer ; nous venions de loin et nous étions différents d’eux. Mais je voyais bien aussi que les gens arrêtaient leur regard sur moi parce qu’ils me trouvaient agréable à regarder. J’en éprouvais un grand plaisir. Mais le soir, Abram me mettait en garde : « S’ils désirent te prendre, ils me mettront à mort », me disait-il. C’est alors qu’il a eu une idée : « Il suffit que tu dises que tu es ma sœur. Pour avoir ta faveur, ils me protégeront et ils me combleront de cadeaux. » Après tout, c’était bien la moitié de la vérité puisque j’étais sa demi-sœur. Mais cette idée m’effrayait : j’avais l’impression de me renier pour le protéger.
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Heureusement, nous ne sommes pas restés longtemps en Égypte. Je ne sais où nous aurait conduits cette situation ambiguë. Mais cela a été pour nous l’occasion de nous expliquer. Il était temps de savoir qui nous étions l’un pour l’autre : étais-je sa petite sœur ou son épouse ou sa mère ? Et, à nouveau, c’est notre Dieu qui nous a conduits plus loin vers la vérité. Abram avait accompagné une troupe de brebis, plusieurs jours, en bordure du désert. Il en était revenu avec ce regard d’enfant qui me faisait deviner que Dieu l’avait à nouveau visité. C’est le lendemain qu’il m’a expliqué ce qu’il avait compris : « Voilà, je ne t’appellerai plus Saraï, “ma princesse”, mais Sarah, “princesse”. Pas plus que tu n’appartenais à notre père, tu ne dois pas être celle qui m’appartient. » Sur le coup, je n’ai pas bien réalisé ce que cela voulait dire. Mais au long des années, j’ai bien souvent médité ce changement de nom. Le Dieu d’Abram me faisait savoir que j’étais « princesse » pour lui. Mais, il me respectait trop pour oser dire que je lui appartenais. Il m’appelait à être « princesse » pour moi. Il m’invitait à décider moi-même qui je servirais, qui j’aimerais et de qui je serais princesse. Mais l’annonce de Dieu ne s’arrêtait pas là : « Désormais, tu ne m’appelleras plus Abram, m’a dit mon époux, mais Abraham. Pour devenir “père d’une multitude”, je dois renoncer à être “père élevé”. » Et il a commencé à m’expliquer : « En me donnant le nom d’Abram, papa m’invitait à partir à la conquête du ciel. Mais le Dieu qui se révèle à nous m’invite à porter nos regards vers les hommes et les femmes qui peuplent ce pays. C’est pour faire descendre sa bénédiction sur eux qu’il nous a mis à part. Voilà pourquoi il m’appelle Abraham, père d’une multitude. » Tout cela était très beau. Mais moi, je voyais bien que mon ventre restait stérile et je la cherchais en vain cette descendance promise, plus nombreuse que les étoiles du ciel. Un jour, je n’y ai plus tenu. J’ai dit à Abraham : « Écoute, cette esclave, Agar, que nous avons
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achetée en Égypte, elle est belle. Je vois bien qu’elle te plaît. Fais-lui un fils. Et nous l’aurons enfin cette descendance promise. » J’étais déchirée et je voyais bien qu’Abraham comprenait ma souffrance. Il a pensé pourtant que c’était ce qu’il devait faire. Au bout de quelques mois, Agar est devenue grosse. Et j’ai eu bien du mal à supporter l’arrogance que je lisais dans son regard. C’est quelques mois après la naissance d’Ismaël, le fils d’Agar, que tout a basculé. Nous venions de planter nos tentes à Mambré, auprès d’une forêt de chênes. Le soleil était déjà haut et nous étions assis à l’ombre d’un arbre auprès de l’une de nos tentes. Et voilà que soudain nous voyons, dans le lointain, trois hommes qui marchaient vers notre campement. J’ai remarqué leurs longs bâtons comme en portent les bergers. J’ai été surprise de les voir sans montures venant d’on ne sait où. Aussitôt, comme il convient, je suis entrée sous la tente, mais, par la fente, je regardais ce qui allait se passer. Abraham a couru au-devant d’eux. Il leur a montré ses deux mains ouvertes en signe de paix et il les a accompagnés jusqu’aux sièges que nous venions de quitter. Il les a fait boire à la jarre d’eau fraîche. Et aussitôt il a appelé l’un de nos serviteurs qui s’est emparé du veau que nous avions engraissé pour la prochaine fête. Il est venu dans ma tente : « Vite, m’a-t-il dit, fais cuire quelques galettes. Ces hommes ont beaucoup marché et ils ont faim. » Puis il est retourné s’asseoir auprès d’eux et je les ai entendus échanger les mots de politesse et les souhaits de paix qui sont dans nos usages. Quand tout a été prêt, ils ont mangé en disant comme ils appréciaient notre accueil. Moi je me tenais debout derrière la toile de tente. Je ne perdais pas une miette de ce qui se passait. Et je savais bien qu’ils devinaient ma présence. C’est alors que celui des trois hommes qui parlait au nom des autres s’est levé pour remercier : « Dans un an, a-t-il dit, je repasserai vous rendre visite. Je viendrai faire connaissance avec le petit garçon que
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ta femme Sarah aura mis au monde. » C’était tellement inouï que j’ai poussé un cri et je me suis mise à rire. « Pourquoi ris-tu, Sarah ? » at-il dit en regardant la toile derrière laquelle j’étais cachée. « Non, je n’ai pas ri ! » Et lui, en riant à son tour, a insisté : « Mais si ! Mais si ! Tu as ri ! » Ils sont partis pendant qu’Abraham les accompagnait. Je suis restée là debout, hors du temps, bouleversée jusqu’aux fibres les plus intimes de mon être. J’étais connue, unique, précieuse, appelée par mon nom. Ce Dieu nous avait choisis pour une mission que je ne pouvais comprendre. Et je faisais bien partie de son projet, au même titre qu’Abraham. Jamais je ne m’étais sentie aussi grande ; et en même temps je me sentais si petite devant cette mission qui me dépassait. C’était comme si une terreur sacrée s’était emparée de moi ; mais, en même temps, tout continuait à rire en moi. Vous comprenez pourquoi, quand cet enfant si imprévisible s’est annoncé, j’ai fait savoir à Abraham que nous lui donnerions le nom d’Isaac, ce nom qui parle du rire. Deux ans plus tard, nous fêtions le sevrage de mon fils. Il jouait avec Ismaël et tous les deux mêlaient leurs rires. C’est alors qu’une colère s’est emparée de moi. Non ! Ils n’étaient pas deux à hériter du rire de notre Dieu. Seul le mien était héritier de la promesse. Je me suis tournée vers Abraham et je lui ai dit : « Chasse cet enfant et sa mère. » Mon époux n’a pas discuté. Il a remis à Agar une cruche d’eau et elle est partie avec son enfant. Comment pourrais-je vivre aujourd’hui avec cette haine qui m’a traversée alors si je n’avais appris, bien plus tard, qu’une nombreuse famille était sortie d’Ismaël ? Maintenant j’arrive mieux à dire ce que je comprenais alors. Jamais ces deux peuples sortis d’Abraham ne réussiraient à faire alliance s’ils ne prenaient pas la peine d’abord de marquer leurs distances. Maintenant que j’ai grandi en sagesse, peut-être sauraisje vivre cette séparation avec moins de cruauté.
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Je crois bien que c’est ce qu’Abraham a dû apprendre douloureusement bien des années plus tard. Je le sentais sombre et nerveux depuis plusieurs jours. Un matin, il m’a dit simplement : « Je pars avec Isaac et deux serviteurs vers le mont Moryah. Nous serons de retour dans trois jours. » Il m’aimait trop pour m’en dire plus. Comment aurais-je pu supporter ? C’est au retour qu’il m’a raconté. Il se sentait tellement en dette envers notre Dieu qu’il ne savait quel sacrifice serait suffisant. C’est alors qu’il avait entendu cet appel : « Prends ton fils unique, celui que tu aimes. Et fais-le monter vers le mont que je te dirai. » Nous savions bien que, dans toutes les tribus qui vivaient autour de nous, ce n’était pas rare qu’on offre son premier-né en sacrifice pour obtenir la faveur des divinités. Mon époux avait donc compris que notre Dieu attendait de lui qu’il fasse monter son fils en fumée, qu’il l’offre en holocauste. Jusqu’à ce qu’un ange détourne le couteau, Abraham et Isaac s’étaient tenus prêts à obéir. Et Dieu leur révélait que son désir n’était pas la mort de notre fils, mais sa vie. Mais Abraham avait eu le temps de réfléchir sur le chemin de retour. Et il me racontait que, si le couteau n’était pas passé sur la veine au cou de son fils, il était bien passé entre le père et le fils, et douloureusement. « Fais-le monter » avait dit Dieu. Pour l’élever à l’âge adulte, Abraham avait compris qu’il devait se séparer de son fils, le laisser aller, le laisser inventer sa manière à lui d’entendre l’appel de Dieu. Et, en l’écoutant, je me disais que moi aussi, je devais me préparer à donner mon fils à celle qui serait son épouse. C’est alors que nous avons décidé d’envoyer Éliezer dans la région d’Haran afin qu’il la trouve et la conduise jusqu’à nous si elle acceptait de quitter ses parents.
Rebecca, l’épouse d’Isaac Le mystère de l’élection divine C’est aux chapitres à du livre de la Genèse que cette histoire nous est racontée. On peut être surpris que, dans une tradition si ancienne, ce soit une femme qui, en dernier recours, décide lequel de ses jumeaux héritera des promesses divines. Et comment ne pas être surpris aussi que Dieu accepte de passer par les chemins qu’elle a choisis et qui ne sont pourtant pas très honnêtes. Mais comment ne pas être encore plus étonné qu’Isaac qui a deux fils se propose de n’en bénir qu’un seul ? Le livre de la Genèse nous parle de filiations qui ont deux dimensions : l’une procède selon la chair et l’autre selon la parole. Cette parole est la bénédiction du Père qui se transmet depuis celle donnée à Adam et Ève. Alors que la semence humaine transmet la vie corporelle, la parole qui bénit est comme une semence de vie divine, assurance de bienveillance, promesse de fécondité et d’expansion. Mais pourquoi Isaac ne veut-il bénir qu’un seul de ses fils ? N’était-ce pas injuste ? Laissons-nous éclairer par ce qu’écrit Paul Beauchamp :
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« Là où il n’y a pas de différence, n’y a-t-il pas indifférence ? L’expérience de l’amour est toujours fondée sur la rencontre de quelqu’un de particulier… C’est parce que Dieu est unique que son amour ne peut être qu’unique. Et, en même temps, l’amour pour un seul est le chemin qu’il prend pour qu’apparaisse son amour pour tous… « Bénis qui te bénira » est-il demandé à Jacob… Cet aspect lacunaire et inachevé, discontinu, fait justement de la Bible ce livre aéré qui nous tient en haleine… » (Cinquante portraits bibliques, Seuil, p. -). Et Paul Beauchamp poursuit : « La bénédiction du père apporte celle de Dieu, elle est celle de Dieu. Mais, sans la mère qui a tout voulu et tout tramé, rien ne serait arrivé. Le père représente une souveraine instance d’autorité. En déclarant qu’il n’y aura pas deux bénédictions, il dit la loi et la dit contre luimême… Mais, sur un autre plan, le bon choix est celui de la mère : Ésaü n’était vraiment pas fait pour prendre le relais d’Abraham… » Puis Rebecca s’arrange pour éviter, entre les deux frères, le conflit mortel qui les séparerait d’elle pour toujours. « Non seulement elle contrecarre le choix du père, mais elle ne se satisfait pas complètement de la règle qui veut qu’un seul soit béni… L’arbitre paternel pense en termes d’unicité. La maternité conciliatrice, qui veut avantager l’un sans se séparer de l’autre, pense avant tout en termes de totalité. Dieu en ce sens est père et mère. »
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saac, mon époux bien-aimé, est mort depuis plusieurs années. Je vis maintenant auprès de Jacob, celui dont j’ai osé faire notre aîné. Toute ma vie, je me souviendrai de cette rencontre avec Éliezer auprès du puits d’Haran. Accompagnée de plusieurs servantes, j’étais venue, comme chaque soir, pour remplir les outres de notre maison. Or, les lieux étaient occupés par une troupe d’une dizaine de chameaux qui semblait venir de loin. Un homme dont les cheveux et la barbe étaient ceux d’un vieillard est venu vers moi et il m’a demandé à boire. Aussitôt, j’ai penché vers lui la cruche que je venais de remplir. Il a bu longuement. Puis il m’a demandé mon nom. « Rebecca, fille de Betouël », lui ai-je répondu. Alors à ma grande surprise, il est tombé à genoux et il a crié : « Louange à toi, Dieu d’Abraham et d’Isaac ! » Je reconnaissais là les noms de nos cousins qui étaient partis au loin. Aussitôt, j’ai pris les choses en main. J’ai donné ordre à mes servantes de puiser de l’eau pour les serviteurs qui accompagnaient cet homme et pour leurs bêtes. « Il y a chez mon père assez de fourrage pour tes chameaux. Et notre maison est assez grande pour vous accueillir tous », leur ai-je dit. Une enfant qui nous accompagnait a couru prévenir mon frère Laban pour qu’il vienne à notre rencontre. Et, pendant ce temps-là, Éliezer sortait de ses bagages des présents : deux bracelets d’or et un anneau pour le nez. Souvent, à la maison, Nahor et Milka, les parents de papa, nous avaient parlé de leurs frère et sœur, Abram et Saraï, qui les avaient quittés, voilà bien longtemps, pour partir plus loin vers la terre de Canaan. Ils nous avaient fait connaître ce Dieu dont leur parlait Abram et que nous avions décidé, à notre tour, de vénérer. Plu-
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sieurs fois, des voyageurs nous avaient donné de leurs nouvelles. Dieu les avait bénis. Il avait changé leurs noms. Il leur avait fait acquérir des troupeaux importants et une armée de serviteurs prêts à les défendre. Et voilà qu’Éliezer, après s’être restauré avec nous, a entrepris de tout nous raconter. « Abraham, mon maître, est devenu bien vieux et voilà qu’Isaac, son fils, l’héritier des promesses, n’a pas voulu choisir de femme parmi celles de la terre de Canaan. Comment une étrangère aiderait-elle ses enfants à garder le souvenir des bénédictions que nous avons reçues ? Alors mon maître m’a fait promettre d’aller vers vous pour ramener jusqu’à lui une fille de votre famille si elle consent à quitter son pays. Il a bien insisté : Isaac ne reviendra pas vers le pays de ses ancêtres. Car c’est la terre de Canaan qui nous est promise. J’ai donc fait ce long voyage. Parvenu auprès de votre puits, j’ai fait cette prière : “Seigneur, Dieu de mon maître, permets que je fasse aujourd’hui une heureuse rencontre. Envoie vers moi la jeune fille que tu destines à Isaac.” Et voilà qu’à ma demande, Rebecca, votre fille, a penché vers moi sa cruche et qu’elle a puisé l’eau pour mes chameaux ! » Pendant que j’écoutais ce long récit, mon cœur était bouleversé. Ainsi, comme le Dieu d’Abraham l’avait appelé pour qu’il aille vers l’inconnu, c’est sur moi qu’il avait posé les yeux pour que j’accomplisse ses promesses ! Allais-je si vite quitter la maison de mes parents ? Papa a simplement dit : « Si elle veut, a dit Abraham. Il a prononcé de justes paroles : c’est la jeune fille qui doit décider. Si elle accepte d’aller, nous te laisserons l’emmener. Veux-tu lui accorder quelques jours pour décider et faire ses adieux ? » Mais Éliezer n’en démordait pas : c’était dès le lendemain que nous devions nous mettre en route. Et en effet c’est au lever de ce jour nouveau que j’ai dit mon consentement. Nous avons chargé mes vêtements sur les chameaux. Ma nourrice et trois servantes ont
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accepté de m’accompagner. Et, montées sur les chameaux, nous avons pris la route du Sud. Je n’ai plus compté les jours. Éliezer m’inspirait une grande confiance. J’étais impressionnée par la foi qu’il mettait dans le Dieu de son maître. Et je songeais avec effroi à la responsabilité qui serait la mienne, celle de porter et de faire grandir l’héritier de la promesse. Déjà, sans l’avoir encore vu, j’aimais l’homme qui m’attendait et qui m’accordait cette confiance. Ce soir-là, le ciel était dans tous ses éclats quand nous avons vu, dans le lointain, les tentes d’un campement. Alors que nous approchions, j’ai aperçu, dans la plaine, un homme seul qui marchait vers nous. J’ai crié à Éliezer : « Qui est cet homme ? — Voilà Isaac ton époux », m’a-t-il crié. Aussitôt j’ai demandé qu’on me fasse mettre pied à terre. Je me suis revêtue de mon voile. J’ai marché vers lui. Puis je me suis agenouillée à ses pieds. C’est un rire que j’ai aussitôt entendu de lui. Il m’a prise par la main pour me relever. Il a passé son bras autour de ma taille et nous avons marché allègrement vers la tente qui avait été celle de sa mère Sarah. Isaac était beau. J’ai aussitôt éprouvé pour lui un grand amour. Il aimait rire et jouer. Il m’a appris la joie de nous donner l’un à l’autre. Et il semblait ne jamais s’en lasser. Nous avons dû attendre plusieurs années avant qu’un héritier s’annonce. Était-il écrit que Dieu ne choisissait que des femmes stériles pour faire naître son peuple ? Enfin, quand mon ventre se fut arrondi, la matrone qui m’examinait me dit sans hésiter : « Mais tu en attends deux ! » Et ils menaient en moi une telle sarabande qu’elle ajoutait en riant : « Déjà ils se battent comme le font souvent les jumeaux. » Ils allaient en effet se battre et je crois que cela a commencé dès le jour de leur naissance, comme s’ils savaient déjà qu’entre eux deux, il fallait qu’il y ait un aîné.
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Le premier qui a forcé l’entrée était râblé et tout couvert de poils. Ésaü, nous l’avons appelé : le velu. Le deuxième était plus menu, sa peau était toute lisse. Nous l’avons appelé Jacob parce que la sage-femme prétendait qu’il tenait son frère par le talon. Bien plus tard, quand elle a vu ma préférence pour le plus fragile, elle a même raconté une histoire. Juste avant la naissance d’Ésaü, elle avait vu sortir une petite main qu’elle avait aussitôt entourée d’un fil rouge avant qu’elle ne rentre. « Et, me disait-elle, c’était la main de Jacob. C’est bien lui qui est apparu le premier. C’est lui ton aîné. » Mais pour Isaac, il n’y avait pas de doute : le plus fort l’avait emporté. De haute lutte, dès le premier instant, il avait conquis le droit d’aînesse. Et ainsi, pensait mon mari, Dieu l’avait choisi. Plus mes fils grandissaient, plus je les voyais devenir différents. Ésaü, tout en muscles, aimait se battre. Quand ce n’était pas contre son frère, il s’en prenait aux brebis ou aux jeunes veaux qu’il aimait faire basculer à terre. Très vite, il s’est confectionné un arc et une lance et on le voyait rentrer le soir avec un lièvre ou même avec une biche qu’il me demandait d’apprêter pour son père. Quant à Jacob, il aimait rester avec le troupeau. Patiemment, il apprenait auprès de nos serviteurs à trouver les meilleurs pâturages, à marcher au pas des brebis les plus jeunes, à soigner leurs pieds blessés, à hâter leur reproduction et à aider les naissances. Quel âge avaient-ils quand s’est conclu entre eux ce contrat étrange qui allait faire basculer leur vie ? Vingt ans peut-être ? Je me trouvais sous la tente ; sans être vue, j’entendais parfaitement ce qu’ils se disaient. Jacob venait de se confectionner un plat de lentilles comme une servante lui avait appris à le faire. L’odeur en venait jusqu’à moi. Et voilà que son frère survient au retour de la chasse. « Jacob, je suis affamé. Laisse-moi manger ce que tu viens de préparer là ! » Il y a eu un long silence. Et Jacob a dit lentement :
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« D’accord ! Mais en échange de ton droit d’aînesse ! » Ésaü n’a pas pris le temps de réfléchir : « Tout ce que tu veux, a-t-il répondu. Donne-moi vite tes lentilles. » Et il est parti avec son butin. Aussitôt Jacob est entré dans ma tente. « Tu as entendu, mère ! Tu te rends compte du prix qu’il attache à l’alliance que Dieu promet à son élu ! » C’est à partir de ce jour que j’ai commencé à douter du choix d’Isaac. Le plus fort était né le premier, c’est vrai, mais c’était par violence qu’il avait pris la première place. Et si Dieu avait choisi le plus faible ? Ésaü était sûr de lui. Mais si Dieu avait de la préférence pour celui qui doutait et qui cherchait ? Ce n’était pas à nous de choisir l’héritier de la promesse. Mais comment allions-nous connaître la préférence de Dieu si ce n’est par les sentiments et les jugements qui traversaient notre cœur ? Mes deux fils, j’aimais chacun d’eux du plus profond de mes entrailles. Mais la fougue d’Ésaü me faisait peur pour lui. Sauraitil rassembler un peuple dans la paix ? Saurait-il vivre en entente avec les tribus voisines ? Saurait-il surtout reconnaître la bénédiction de Dieu, en rendre grâce et en porter le message ? En observant Jacob, je voyais bien de quelle concentration et de quelle autorité tranquille il était capable. Je sentais que c’était lui qui pourrait guérir son frère de sa propre violence. À partir de ce jour, ma décision était prise. J’avais plusieurs fois essayé de faire réfléchir Isaac. Pour lui l’affaire ne souffrait pas de discussion. Il ne me restait donc que la ruse pour agir. J’en avais acquis la conviction. Les années passaient. Mon mari avait vieilli au point que ses yeux ne voyaient plus la lumière du jour. Il était temps pour lui de transmettre à son aîné la bénédiction qui ferait de lui l’héritier des promesses. Un jour, il appela Ésaü : « Pars à la chasse, mon fils. Prépare-moi un plat de gibier comme je les aime. Mon cœur se réjouira. Et je te donnerai la bénédiction du Seigneur avant de
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mourir. » Aussitôt j’ai appelé Jacob : « Cherche une jeune chèvre de notre troupeau. Je vais la préparer comme on apprête un gibier. » Avec la peau de cette bête, j’ai cousu une manche que j’ai passée au bras droit de Jacob. Quand tout a été prêt, Jacob est entré dans la tente de son père : « Je suis ton fils Ésaü, lui a-t-il dit, Dieu m’a favorisé et je te rapporte le fruit de ma chasse. Mange, mon père. — Est-ce que ce n’est pas la voix de Jacob que j’entends là ? Approche, mon fils, que je m’assure que tu es bien mon aîné. » Jacob a présenté son bras et son père a constaté : « C’était la voix de Jacob, mais je sens sous mes doigts la vigueur d’Ésaü. » Il a mangé, il a bu. Puis il a donné à Jacob la bénédiction qui faisait de lui l’héritier des promesses divines. Quelle angoisse je vivais alors ! Si Ésaü rentrait de sa chasse ? Si Isaac découvrait notre supercherie ? Je ne me sentais pas coupable : je faisais ce que je pensais devoir faire. J’avais peur seulement d’attirer sur nous la malédiction d’Isaac. C’est alors qu’Ésaü est revenu avec son gibier. Son père, en découvrant la supercherie, ne s’est pas fâché. Il a été saisi d’une grande émotion, car Dieu s’était manifesté par d’autres chemins que ceux qu’il avait prévus. Il a simplement constaté que la bénédiction était donnée. L’alliance proposée par Dieu ne pouvait s’adresser qu’à un peuple unique. Il y avait bien une autre bénédiction pour celui qui était devenu le cadet, mais elle faisait de lui le père d’un autre peuple qui ne recevrait son bonheur que par le peuple élu. Pendant qu’Ésaü s’entretenait avec son père, je savais qu’il ne fallait pas attendre. Jacob devait fuir la colère de son frère. Je lui ai remis une outre d’eau. « Marche vers le nord, lui ai-je dit, gagne le territoire d’Haran. Et demande l’hospitalité à mon frère Laban. Quand la colère d’Ésaü sera apaisée, tu reviendras prendre possession de cette terre. »
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Les années qui ont suivi ont été bien douloureuses pour moi. Isaac est mort. Ésaü a épousé plusieurs femmes du pays qui n’ont pas même cherché à apprendre notre langue araméenne. J’avais l’impression qu’elles n’avaient pour moi que du mépris. Jacob était si loin et j’étais sans nouvelle de lui. Ce n’est qu’après plus de vingt ans que je l’ai vu revenir. Il était précédé d’une immense caravane de brebis, d’ânes et de chameaux. Les filles de Laban qu’il avait épousées lui avaient donné de nombreux enfants qui font maintenant ma joie. Il a même réussi à s’entendre avec son frère Ésaü qui a migré plus au sud vers la terre d’Édom. Comme elle est sûre, mais légère, la main du Seigneur qui nous a conduits jusqu’à ce jour.
Léa, la femme féconde L’histoire des douze tribus C’est aux chapitres à du livre de la Genèse que nous est racontée l’histoire de ces femmes qui donnent à Jacob les douze garçons d’où sortiront les tribus d’Israël. Ceux qui ont écrit ces récits n’avaient pas pour objectif de nous faire connaître le déroulement exact des événements ni les états d’âme de ces femmes. Ils cherchaient, sans préjudice d’un certain rapport avec l’histoire, à donner sens à ce que vivait leur peuple à l’époque où ils écrivaient. Au long des siècles, des hommes et des femmes se transmettaient, de bouche à oreille, ces traditions. Ainsi, ils cultivaient la conviction que Dieu avait choisi leur peuple pour apporter sa bénédiction à toute l’humanité. Et c’est bien des siècles plus tard, autour de l’an mille avant notre ère, au temps des rois David et Salomon, qu’on a commencé à mettre ces récits par écrit. Il s’agissait de montrer comment l’unité des douze tribus d’Israël réalisait l’appel de Dieu. Il s’agissait aussi de légitimer la soumission des peuples voisins. Quand l’empire de Salomon s’est cassé en deux, pour éclairer cette situation nouvelle et entretenir la fidélité à l’Alliance,
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d’autres écrits ont été élaborés dans le royaume du Nord. Après la chute de ce royaume du Nord, d’autres écrits ont été réélaborés qu’on appellera le Deutéronome. Puis, pendant l’exil à Babylone, des prêtres ont, à leur tour, écrit un nouveau récit de cette même tradition. Et c’est au retour d’exil, au début du IVe siècle avant notre ère, qu’Esdras et ses acolytes ont repris ces textes divers. Sans en rien supprimer, ils les ont agencés pour en faire un récit unique qui rendait compte de la complexité de leur histoire. Ainsi, à chaque époque, ce peuple relit son passé à la lumière de ce qu’il est en train de vivre sans se faire trop de scrupules sur l’exactitude des faits. L’essentiel est de dire, avec le plus de fidélité possible, qui est ce Dieu qui les accompagne et quel est son projet sur son peuple et sur l’humanité. Alors pourquoi pas, à notre tour, en compagnie de Léa, reprendre cette même relecture pour aujourd’hui ?
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achel, ma jeune sœur, a bien souvent évoqué, devant nous, ce jour où elle a rencontré Jacob auprès du puits d’Haran, notre ville natale. Ce jour-là, c’était à elle que notre père avait confié son petit troupeau de brebis. Au retour des pâturages, chaque soir, on s’arrêtait au puits et il fallait attendre qu’un homme passe pour faire glisser la pierre qui est trop lourde pour une femme. Or, ce soir-là, c’était un inconnu qui se trouvait là. Il parlait araméen comme nous, mais on voyait qu’il venait d’un pays lointain et qu’il avait marché depuis bien des jours. Ce soir-là, c’est lui qui a dégagé le puits. Il a proposé de tirer lui-même l’eau pour les bêtes. Comme un serviteur, il a fait boire Rachel. Et, le dernier, il a étanché lui-même sa soif avant de remettre en place la pierre qui protégeait le puits. C’est ensuite qu’ils avaient fait connaissance et qu’ils avaient compris que la main de Dieu les avait conduits l’un vers l’autre. Il était le fils de Rebecca notre tante et il fuyait la colère de son frère Ésaü. Rachel l’a ramené à la maison. Jusque tard dans la soirée, il nous a raconté l’histoire de sa famille. Son grand-père Abraham leur avait transmis la certitude que leur Dieu les accompagnait et qu’il leur donnerait la terre de Canaan. Il affirmait même que sa famille apporterait la bénédiction à tous les peuples qui en auraient le désir. Il n’avait pas osé nous dire, ce soir-là, sa conviction que c’était à lui, et non pas à son frère Ésaü, que ce Dieu mystérieux confiait son alliance. Il n’avait pas osé, car il avait fui les mains vides et sa situation était alors bien misérable. Parvenu chez nous, il s’était simplement mis au service de notre père Laban comme l’un de nos esclaves. Et quand, quelques mois plus tard, il avait demandé d’épouser Rachel, papa lui avait répondu : « Écoute, Jacob, nous ne sommes pas
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très riches. Mais toi, tu n’as rien du tout. Si tu veux la main de ma fille, il te faudra travailler à mon service durant sept années. » Et le marché avait été conclu. J’avais beaucoup d’amitié pour Rachel et je me réjouissais de son bonheur. Ces sept années d’attente lui paraissaient bien douces, car Jacob lui manifestait beaucoup de tendresse. Et pourtant je ne pouvais me cacher que, moi aussi, j’éprouvais pour Jacob une grande admiration et je cherchais à attirer son regard. Mais Rachel était tellement plus belle ! Les années ont passé. Vint le jour fixé pour les noces. Papa a appelé ses deux filles. Il s’est tourné vers Rachel et il lui a dit : « Écoute, ma fille, on n’a jamais vu, chez nous, que la cadette se marie avant son aînée. C’est à ta sœur Léa que revient aujourd’hui le droit de se marier. Belle comme tu es, tu sais bien que nous n’aurons aucune difficulté à te trouver un bon époux. » Rachel connaissait bien notre père. Il n’avait jamais été question de discuter ses décrets. Et depuis des années, elle savait ce qu’elle pouvait craindre de lui. En l’écoutant, elle pleurait en silence. Et moi, mon cœur était partagé entre une grande douleur pour ma sœur et, en même temps, un grand bonheur, car épouser Jacob était mon rêve le plus ardent. Notre coutume était que, le soir qui précédait la semaine de fête, le père de la mariée introduise sa fille dans la chambre de son nouvel époux. Mon cœur battait quand, la nuit venue, papa m’a prise par la main, qu’il a poussé la porte et qu’il a dit : « Jacob, voilà ma fille Rachel. Je te la donne en mariage. Rends-la heureuse ! » Jacob m’a prise, moi Léa, dans ses bras et nous nous sommes aimés. Quand, le lendemain, la lumière du soleil a éclairé mon visage, je craignais la colère de Jacob. Sa réaction m’a surprise. Il a été pris d’une sorte de terreur comme si Dieu soudain était là. Il m’a raconté sa rivalité avec son frère Ésaü et comment il lui avait arraché son
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droit d’aînesse par la ruse. « Pour tromper mon père aveugle, j’ai profité de la nuit où il était enfermé. Et voilà que, pour me tromper, ton père a profité de cette nuit de noce. Vois-tu, Léa, il est comme cela notre Dieu. Il ne punit pas nos mensonges. Il vient nous faire vivre même à travers nos ruses et nos petitesses. N’aie pas peur, Léa, je continuerai à t’aimer et tu mettras au monde les enfants de la promesse. » C’est vrai. Il a continué à m’aimer. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir pour Rachel un amour bien plus grand. Et cela a été pour moi le commencement d’une vie de souffrance : être moins aimée qu’une autre, c’était pour moi comme n’être pas aimée. Jacob sentait ma blessure et il semblait ne rien pouvoir y faire Car Jacob ne renonçait pas à son amour pour Rachel. Après la semaine de noces, il avait dit sa colère à Laban. Et un nouveau marché avait été conclu entre eux deux. Mon époux travaillerait encore sept ans pour mériter de recevoir aussi, dès maintenant, Rachel en mariage. C’est ainsi que ma sœur qui était ma confidente est devenue, en même temps, ma rivale. Nous savions bien que rien ne pourrait mieux nous attacher Jacob que de lui donner des enfants.. Mon premier fils, je l’ai appelé Ruben : « voir » car le Seigneur avait regardé mon humiliation. Le deuxième, je l’ai appelé Siméon : « entendre » pour que le Seigneur entende ma plainte. Mon troisième, Lévi : « attaché », car je pensais qu’enfin mon époux s’attacherait à moi. Et le quatrième, Juda : « louer » : il m’avait vraiment donné de quoi le louer. Par contre, après plusieurs années, Rachel se révéla stérile. Un jour, elle dit à notre mari : « Jacob, je t’amène ma servante Bilha. Prends-la. Elle enfantera sur mes genoux et ainsi moi aussi je t’aurai donné un fils. » C’est en effet ce qui arriva. Bilha eut un fils à qui Rachel donna le nom de Dan : « juger », car Dieu, pensait-elle, lui avait enfin fait justice. Puis un autre encore qui reçut le nom de Nephtali : « lier », car Rachel se trouvait ainsi liée à moi.
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Comme à mon tour je ne donnais plus la vie, j’ai pris ma servante, moi aussi, et je l’ai conduite à Jacob qui lui a donné deux autres fils : Gad : « chance », puis Asher : « bonheur ». Je donnais à nos enfants des noms pleins d’espérance. Mais tout le monde savait bien que c’était pour cacher ma peine. Même Ruben, mon aîné qui avait grandi, voyait ma tristesse. Un jour, il trouva, dans un champ, un pied de mandragore. On appelait cette racine « la pomme d’amour ». Ruben savait qu’elle rendait fécondes les femmes qui la consommaient. Il la déracina et me l’apporta. Rachel fut aussitôt au courant et elle vint me supplier de lui laisser consommer cette « pomme d’amour ». « D’accord, lui ai-je répondu, mais à condition que tu me laisses passer cette nuit avec Jacob. » Le marché fut conclu. Et contre toute attente, c’est moi qui, à nouveau, redevins féconde. Je donnai le jour à Issakar : « verser des gages », puis à Zabulon : « prince » et enfin à une fille : Dina. C’est alors que Dieu enfin se souvint de Rachel. Elle devint enceinte et mit au monde un fils qu’elle appela Joseph : « enlevé », car Dieu avait enlevé son opprobre. Ce fut une grande fête qui dura plusieurs jours. Et Joseph resta le préféré de son père. Pendant toutes ces années, papa avait confié à Jacob la responsabilité de son troupeau. Très vite, il s’était rendu compte que tout réussissait à son gendre. Les brebis se multipliaient comme on n’avait jamais vu. La vente de viande et de laine permit d’acheter des ânesses, puis des chamelles. Et le troupeau de Laban devint célèbre dans toute la région. Jacob demanda alors à son beau-père de le laisser créer son propre troupeau. Avec Rachel, nous avons eu bien des occasions de rire. Certaines années, papa disait à Jacob : « Toutes les brebis et les chèvres qui naîtront avec des rayures noires seront à toi. » Et cette année-là, presque toutes les brebis et chèvres naissaient avec des rayures. Alors l’année suivante, il disait : « Tout ce qui naîtra avec des taches rondes sera à
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toi. » Et comme de juste, les nouveau-nés portaient des taches rondes. Comment ne pas y voir la main du Dieu d’Abraham et d’Isaac ? C’est ainsi qu’en peu d’années, Jacob disposa de plusieurs campements dont chacun dépassait en nombre celui de Laban. Un jour, Jacob rassembla tous les siens et il nous annonça qu’il était temps de partir vers le pays que Dieu avait promis à Abraham, son grand-père. Nous n’étions pas encore aussi nombreux que les étoiles du ciel. Mais, avec nos serviteurs et nos servantes, nous étions devenus vraiment un peuple. Laban était parti pour la tonte de son troupeau. Nous avons profité de son absence pour commencer cette migration, très lentement, car il ne fallait pas fatiguer les brebis les plus jeunes. Après plusieurs semaines de marche, nous campions au pied des montagnes de Galaad où l’herbe était abondante, quand nous avons été rejoints par papa et nos frères qui étaient très mécontents. Leurs idoles avaient disparu et ils avaient passé plusieurs jours à les rechercher. Ils nous accusaient de les leur avoir volées. « Si l’un de nous est coupable de ce larcin, il mérite la mort » a dit Jacob avec beaucoup d’assurance. Pendant toute la journée, mes frères ont retourné tous nos bagages. Quand ils sont entrés dans la tente de Rachel, ils l’ont trouvée assise sur la selle de son chameau : « Je ne puis me lever, leur dit-elle, car j’ai mes règles. » Ils n’ont rien trouvé. Nous avons partagé un repas de paix. Laban et Jacob ont dressé une stèle qui témoignait de leurs relations amicales. Et, le lendemain matin, ils repartaient vers le nord. C’est alors que Rachel, entre deux éclats de rire, nous a raconté. Avec ses servantes, c’est elle qui avait dérobé les idoles de notre père. Elle les avait cachées dans la selle sur laquelle elle était assise. « Depuis Haran, voilà des semaines que je pose mes fesses sur ses idoles. » Et elle ne parvenait pas à maîtriser son fou rire. Jacob ne riait pas : il avait proféré des menaces de mort et c’était Rachel,
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sa bien-aimée qui aurait pu en être la victime. Tout de suite, dans un geste de colère, il a ordonné que soient brûlées ces idoles de malheur. Le lendemain, Rachel, toujours en riant, avait ajouté : « Après tout, il a bien osé nous vendre, nous ses filles, comme on vend du bétail ! » Notre marche a repris vers la terre de Canaan. Un jour, nos éclaireurs, montés à dos de chameaux, ont signalé la présence d’une troupe de plusieurs centaines d’hommes armés. Le lendemain, Jacob les a accompagnés et, les observant de loin, il a acquis la certitude que c’était son frère Ésaü qui nous attendait. Il a réparti notre caravane en trois groupes distincts. Marchait devant un troupeau de bêtes grasses que l’on offrait en cadeau. Puis, à quelques heures de distance, une première troupe de serviteurs, de servantes et de bêtes, avec plusieurs de nos fils. Et encore à plusieurs heures, le reste de notre peuple. « Si sa colère se déchaîne, au moins qu’une partie soit sauvée », disait Jacob. « Que l’on ne voie aucune arme dans vos mains », avait-il ordonné aux bergers. Le dernier groupe où je me trouvais a franchi un torrent et, pleins d’inquiétude, nous avons campé pour la nuit. Jacob ne nous avait pas rejoints. Il était resté seul en arrière. Au lever du jour, la troupe armée d’Ésaü était là toute proche. Nous avons vu alors Jacob qui franchissait le torrent, les mains vides, vêtu d’une simple tunique. Il a marché résolument vers les hommes en armes. Un homme, nous devinions que c’était son frère, s’est détaché du groupe et il a marché vers Jacob qui présentait ses mains vides. Ésaü a jeté ses armes à terre. Ils ont couru l’un vers l’autre, ils ont ouvert leurs bras et, pendant plusieurs minutes, ils se sont étreints. Alors un même cri d’enthousiasme s’est élevé de notre troupe et de celle d’Ésaü. Et nous avons marché les uns vers les autres. Ésaü était si heureux de cette réconciliation qu’il proposait à Jacob de faire ensemble une même caravane. Mais bien vite Jacob
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dut lui faire remarquer qu’il marchait à l’allure des guerriers alors que lui Jacob marchait au pas des agneaux qu’on allaite. C’est pourquoi, dans les jours qui ont suivi, Ésaü a rassemblé tous ses enfants qui étaient nombreux et tous ses biens. Et leur peuple a commencé à migrer vers la terre d’Édom. Car ce n’est que dans la distance que nous pouvions vivre en amitié avec eux. Jacob a souvent cherché à nous faire comprendre ce qu’avait été pour lui cette nuit au-delà du torrent. Dans un rude combat intérieur, il avait résolu, lui le faible et le désarmé, d’affronter le fort et le violent. Il avait donné sa foi au Dieu qui lui assurait sa présence et lui promettait la victoire. Il avait appris de ce Dieu à faire assez confiance en son frère pour croire qu’il se laisserait attendrir par les brebis, les femmes et les enfants et qu’il découvrirait la joie du pardon. Rude combat dont il était sorti marqué pour la vie. Il y avait reçu le nom d’Israël, « celui qui a lutté avec Dieu ». C’est dans l’année qui a suivi que nous avons vécu avec lui une grande joie et une grande douleur. Rachel a mis au monde son deuxième fils. Comme elle se sentait mourir, dans un souffle, elle le nomma Benoni : « fils du deuil ». Mais Jacob refusa ce nom de mauvais augure. Il décida de le nommer Benjamin : « fils de la droite ». Et il choisit pour Rachel une tombe dans le village de Bethléem.
Tamar, lointaine ancêtre de Jésus La Bible n’est pas un recueil de morale, mais… Dans l’évangile de Matthieu qui dresse la généalogie de Jésus, nous lisons : « Juda engendra Pharès et Zara de Tamar. Pharès engendra Esrom » (Matthieu , ). Et la lignée partie d’Abraham se poursuit jusqu’à Joseph, époux de Marie. Le comportement de Tamar, qui nous est raconté au chapitre de la Genèse, peut choquer les âmes sensibles. Ces événements nous sont racontés par des scribes de l’époque royale, aux Xe et IXe siècles. L’enjeu était d’assurer une descendance à Juda d’où allait sortir la « maison de David ». Tout va reposer sur l’obstination de cette femme cananéenne. Et elle va user des dernières armes qu’on lui avait laissées : son astuce et ses charmes. Ces livres qu’on appelle la Loi, plutôt qu’un catalogue d’obligations et d’interdits, nous racontent une histoire très humaine à travers laquelle Dieu patiemment révèle son vrai visage et appelle hommes et femmes à devenir son image et sa ressemblance. Dans Noyau d’olive (Gallimard, p. -), Erri De Luca écrit : « En se refusant à condamner Tamar, Juda reconnaît qu’il existe un droit qui est supérieur aux lois, que les lois sont faites pour
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les êtres humains, pour s’adapter à eux et non l’inverse… Tamar est juste. Son geste, aventureux et impudent, est sacrosaint. La femme des Saintes Écritures n’a pas que des obligations ; elle a des droits fondés sur sa supériorité naturelle à donner la vie… », le droit d’être mère en Israël. Les Hébreux devaient-ils prendre femmes dans les peuples environnants au risque que leurs enfants ne soient pas élevés dans la tradition et que l’Alliance soit oubliée ? Les premiers patriarches avaient choisi de pratiquer l’endogamie, le mariage dans la même tribu : Abraham épouse celle qui est peutêtre sa demi-sœur ; Isaac sa cousine germaine ; Jacob ses cousines issues de germain. Tamar nous raconte cette période où on a commencé à prendre femme dans les peuples païens, accueillant ainsi la nouveauté avec tous ses risques. La question se posait avec autant d’acuité à l’époque royale où tout cela est mis par écrit. Rappelons-nous les femmes de Salomon qui introduisent à Jérusalem des cultes étrangers. Ou Élie luttant contre les prêtres de Baal qui avaient été appelés en Israël par la reine Jézabel. Le plus remarquable est que les écrits de cette époque mettent à l’honneur Tamar, la femme étrangère, au comportement un peu scandaleux. Mais quel modèle de foi !
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ous voici enfin parvenus en Égypte après ces années difficiles où nos troupeaux ont été décimés par la sécheresse. Les habitants de ce pays ne semblaient pas très heureux de nous voir venir. Mais Joseph nous a établis sur des terres fertiles. Nous allons pouvoir refaire notre santé et devenir ce peuple à qui Dieu a promis qu’il serait comme les étoiles du ciel. On peut dire que, toutes ces années, Jacob a eu bien du mal avec sa nombreuse famille. La vieille Rebecca, sa mère, et Léa, son épouse, m’ont bien souvent raconté l’histoire de leurs ancêtres. Elles m’ont raconté tout ce que Jacob a eu à souffrir de son beau-père Laban, de ses femmes et de ses enfants. Mais aussi comment Jacob a été amené à faire souffrir les siens. J’ai été témoin par exemple des malheurs de Bilha. Quand Rachel est morte en donnant naissance à Benjamin, Jacob a beaucoup pleuré. On aurait pu penser alors qu’il reporterait tout son amour sur Léa. Eh bien, pas du tout ! Il a pris avec lui Bilha, la servante de Rachel qui lui avait déjà donné deux fils. Léa n’a rien dit. Elle s’était habituée à être humiliée. Mais c’est son fils aîné, Ruben, qui s’est fâché. Un jour, il est entré dans la tente de Bilha, il l’a prise de force et l’a violée pour venger sa propre mère. Jacob a aussitôt été informé. Il aurait pu chasser son fils ou même le tuer. Il l’a seulement écouté crier sa colère et il a pleuré en silence. Il comprenait le dépit de ce fils qui aurait tant voulu que sa mère soit aimée par son père. Pour ma part, je mesure la chance que j’ai eue d’être accueillie dans la famille de Jacob. Je ne suis pas araméenne comme eux. Je suis née en Canaan, dans un petit village près de Béthel. C’est Juda qui m’a choisie pour être la femme de son fils aîné Er. Lui-même d’ailleurs
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avait épousé déjà une Cananéenne nommée Shoua. Elle lui avait donné trois fils. Comme elle, j’ai appris la langue araméenne. Et j’ai pris l’habitude d’adresser ma prière au Dieu d’Abraham. Un jour, je me rappelle, Jacob avait emmené toute sa famille à Béthel, au lieu où, dans sa jeunesse, quand il fuyait la colère de son frère Ésaü, il avait eu une vision et avait élevé une stèle. Sous un arbre, il a creusé un trou. Et il a enfoui là toutes les images de divinités que nous portions sur nous. C’est ainsi que j’ai laissé le collier que j’aimais tant, mais sur lequel était gravée une figure de Baal. Jacob nous a raconté une nouvelle fois le songe où il avait vu des anges montant et descendant au-dessus du lieu où il dormait. Et il avait eu alors ce cri : « En vérité, ce lieu est la maison de Dieu et je ne le savais pas. » J’étais impressionnée. Ce Dieu regardait avec faveur chacun et chacune d’entre nous. Et je sentais naître en moi un profond désir de prendre ma part à l’expansion de ce peuple élu qui apporterait à tous les peuples de la terre la bénédiction divine et la paix. Juda avait osé prendre une femme de Canaan. Et il m’avait choisie, moi une païenne, pour son fils aîné. Il lui avait fallu beaucoup d’audace. Plusieurs de ses frères étaient en effet violemment hostiles à des mariages avec des païens ou des païennes. Et cela a été l’occasion de bien des violences. Par exemple, Dina, la fille de Léa, aimait s’amuser avec les filles du pays. Un jour, elle fut remarquée par Sichem, le fils d’un chef du peuple hivite. Il l’emmena chez lui et coucha avec elle. On n’a jamais bien su si elle était consentante. Le père de Sichem alla trouver Jacob pour conclure un accord qui aurait valu aussi pour d’autres situations analogues. Mais Siméon et Lévi, deux frères de Dina, décidèrent de ruser. Ils exigèrent que tous les hommes de Canaan qui désiraient épouser des filles de la famille de Jacob acceptent de se faire circoncire.
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Le marché fut conclu. De nombreux jeunes gens subirent cette opération qui les rendit malades. C’est alors que Siméon, Lévi et leurs hommes de mains profitèrent de ce que ces jeunes étaient alités pour piller leurs troupeaux. Vous devinez ce que devinrent nos relations avec les gens du pays ! J’étais mariée depuis cinq ans et aucun enfant n’était venu de notre union quand soudain Er, mon mari, fut trouvé mort. Selon la loi des Hébreux, son frère cadet, Onan, devait m’épouser afin de susciter une descendance à son aîné. C’est ce qu’il fit. Mais bien vite, je me rendis compte qu’il faisait tout ce qu’il fallait pour que notre union ne soit pas féconde. Plusieurs fois, je lui rappelais notre devoir de faire naître le peuple nombreux promis à Abraham. Onan savait que, légalement, ces enfants ne seraient pas les siens, mais ceux de son frère. Il n’en voulait pas. Il ne fallut pas attendre longtemps avant qu’il mourût à son tour. Je n’osais voir là, comme certains le prétendirent, un signe de la colère de Dieu. Juda avait un troisième fils beaucoup plus jeune, Shéla. Normalement, il devait m’épouser. Juda me demanda de rentrer chez mes parents en attendant que Shéla ait grandi. Les années passèrent. Et un jour j’appris que Juda avait donné à son fils une autre femme du pays. Peut-être craignait-il que ma compagnie fasse mourir son fils comme étaient morts les deux précédents ! Mais moi, je savais bien qu’il avait manqué à sa parole et qu’il ignorait mes droits. Je n’étais pas décidée à me laisser faire. Peu de temps après, j’appris que Juda lui-même était devenu veuf et qu’il s’était assez rapidement consolé de son deuil. Je compris alors ce que je devais faire. Je me renseignai sur ses habitudes et je préparai le piège où je le ferais tomber. Un jour, j’appris qu’il devait monter à Timna auprès d’un de ses amis qui fêtait la tonte de son troupeau. Je pris tout le temps nécessaire pour me déguiser. J’apprêtai une robe qui mettait en
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valeur mes formes encore bien généreuses. J’ajustai sur ma tête un voile élégant qui masquait le haut de mon visage. Je fardai ma bouche que je savais belle. Et je me tins sur le chemin par lequel il devait passer. Comme il approchait, je pris la pose et je lui adressai le sourire le plus engageant que je savais faire. « Seras-tu là à mon retour ? » me demanda-t-il. Et en effet, à son retour, alors qu’il avait bien bu, il me prenait dans ses bras et m’entraînait derrière les buissons. « Tu me devras un chevreau, lui dis-je. Et, en attendant que tu me l’envoies, je veux que tu me laisses en gage ton bâton et ton sceau avec son cordon. » Le marché fut conclu et je me donnai à lui. Aussitôt je partis sur la route et je regagnai la maison de mes parents sans que personne ne me voie. Je suppose que Juda a dû, le lendemain, se mettre à ma recherche pour payer sa dette et récupérer son gage. Il dut vite y renoncer, car il ne tenait pas à faire connaître son aventure. Je devins enceinte et la nouvelle se répandit. On vint dire à Juda : « Tamar, ta belle-fille, s’est prostituée et la voilà enceinte. » « Selon notre loi, elle mérite la mort, dit Juda. Qu’on la conduise au bûcher et qu’elle soit brûlée avec le fruit de son péché ! » Je confiai alors à l’un de mes frères le bâton, le sceau et le cordon. Il les porta à Juda et lui dit : « Celui qui a mis enceinte ma sœur, c’est l’homme à qui appartiennent ces gages. Les reconnais-tu ? » Juda s’écria alors : « Elle a été plus juste que moi ! » Dès lors, ce fut Léa qui m’accueillit sous sa tente où je mis au monde mes deux jumeaux que je nommai Pharès et Zara. Rebecca, leur arrière-grand-mère, a eu la joie de les prendre dans ses bras avant de mourir. Ils sont les seuls fils survivants de Juda. Et j’ai l’espoir qu’ils deviennent les pères d’un grand peuple. Dans les années qui ont suivi, nous avons dû beaucoup aider Jacob qui vivait une grande douleur. Joseph avait toujours été son
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préféré. Je me rappelle qu’il avait fait confectionner pour lui, dans un tissu précieux, une tunique aux manches longues. C’était un jeune garçon plein de charme qui aimait méditer dans la solitude. Ses frères le traitaient souvent de rêveur. En effet il avait le don de se souvenir de ses rêves et il avait appris à les interpréter. Simple et un peu naïf, il les racontait sans se rendre compte qu’il excitait ainsi leurs moqueries et leur jalousie. « Cette nuit, leur racontat-il un jour, j’ai rêvé que nous faisions la moisson. La gerbe que je venais de lier se dressa debout et les vôtres se prosternèrent devant elle. » Joseph n’osa faire l’interprétation de ce rêve. Mais on devine quels sentiments il fit naître dans leurs cœurs. Joseph devait avoir dix-sept ans quand, un jour, Jacob l’envoya porter à manger à ses frères qui gardaient les troupeaux. On n’a pas su alors, avec certitude, ce qui s’était passé. Mais ses frères revinrent le lendemain avec la tunique de Joseph déchirée et tachée de sang. Selon toute vraisemblance, il avait été attaqué et dévoré par une bête sauvage. La vérité, nous l’avons connue bien plus tard. Joseph avait été vendu par ses frères à des caravaniers qui l’avaient revendu à Pharaon. C’est là qu’il avait gagné l’estime du souverain et qu’il était devenu son intendant. Pendant des jours, Jacob a crié sa douleur. Rien ne pouvait le consoler, pas même les jeux des enfants qui peuplaient notre campement, ni la présence de Benjamin, le dernier fils de Rachel. C’est bien des années plus tard, quand nous avons été établis en Égypte, que Juda m’a tout raconté, comme ses frères en ont fait l’aveu aux leurs. Parvenus ensemble auprès de l’intendant de Pharaon pour acheter du blé, ils n’avaient pas reconnu en lui leur frère Joseph. Lui les avait fait parler. À leur deuxième voyage, il avait exigé qu’ils se fassent accompagner de Benjamin. Il avait même menacé de garder avec lui ce jeune frère qu’il accusait de vol. Il avait ainsi fait revivre dans leurs cœurs la douleur qu’ils avaient autrefois infligée à leur vieux père.
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Et c’est alors seulement qu’il n’avait pu retenir plus longtemps son émotion. Dans ses larmes, il leur avait crié : « Je suis Joseph, que vous avez vendu. Ne craignez rien. Par vous, c’est Dieu qui m’a envoyé en Égypte au-devant de vous pour sauver notre peuple de la famine. » Jamais je ne remercierai assez le Dieu d’Abraham de m’avoir accueillie dans ce peuple où il nous donne de vivre ainsi le pardon.
Myriam, la sœur de Moïse Une prophétesse Les textes bibliques sont discrets sur la figure de Myriam (Exode , - ; , -) (Nombres , - ; , ). Dans la littérature rabbinique, au contraire, elle tient une large place. On aime jouer sur l’étymologie de ce nom en égyptien ancien : merit, « aimée », ou, en hébreu, mar-yam, « goutte d’eau ». En particulier, la tradition lui attribue des dons particuliers pour déceler l’eau dans le désert ou pour la rendre potable. Une série de jeux de mots et de calculs de la valeur numérique des lettres l’assimile aux puits. On remarque qu’en Nombres , , la mort de Myriam est annoncée et que, dès le verset suivant, le livre dit que le peuple n’avait plus d’eau et se mit à murmurer contre Moïse et Aaron. Pour la tradition rabbinique, la Loi est le puits par excellence. De là à attribuer à Myriam la Sagesse, on en est venu à faire d’elle la première prophétesse. Et ainsi se constitue la triade classique : Moïse est le Roi législateur, Aaron le premier prêtre de l’Alliance. Et Myriam, la première des prophètes. On peut s’étonner que ce nom de Myriam soit très rarement utilisé tout au long de l’histoire de l’ancienne Alliance. Puis, soudain, à l’époque de Jésus, ce nom semble exploser : le
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nombre de femmes portant le nom de Marie et qui entourent Jésus est si grand que l’on s’y perd. Comme si chacune d’elles reprenait, auprès de ce nouveau Moïse, les rôles divers que Myriam joua à l’égard de son frère. On peut en particulier penser que cette grande sœur qui le sauva des eaux du Nil éprouvait pour Moïse des sentiments maternels. Myriam a été témoin de bien d’autres épisodes de cette marche du peuple de la servitude à la liberté. Nous aurions pu lui faire raconter tout ce que relatent les cinq livres du Pentateuque. Nous avons préféré choisir les épisodes où elle semble avoir été plus personnellement impliquée. Sans oublier que de nombreux siècles séparent les écrits des événements.
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oilà que notre peuple s’est établi, quelque temps, autour de l’oasis de Qadesh, dans le désert de Cin. Depuis la mort de mon mari Amran, c’est mon fils Betsaléel qui prend soin de moi. Il a planté ma tente auprès du puits pour que j’y trouve un peu de fraîcheur. Je sais que ma longue vie touche maintenant à son terme. Il me reste quelques jours pour repasser dans mon esprit les merveilles que le Seigneur a faites pour nous et je veux lui rendre grâce. Je pressens qu’une longue histoire attend notre peuple avant qu’il ait enfin atteint la liberté à laquelle il est appelé. Et je me souviens du chemin déjà parcouru.
Comment décrire l’état de servitude auquel nous avait réduits le roi des Égyptiens ? Comme les autres fils de Jacob, notre ancêtre Lévi nous avait établis au pays de Goshem, non loin du Nil. Avec mon petit frère Aaron, je gardais un maigre troupeau de brebis et de chèvres. Maman, Yokébed, cultivait quelques légumes sur un lopin de terre. Et papa, Amram, était obligé de travailler sur les chantiers du pharaon : avec de l’argile et de la paille, il fabriquait des briques pour l’édification d’une ville nouvelle. Depuis plusieurs années, Pharaon était inquiet de voir se multiplier notre peuple : « Si un ennemi nous attaque, ces étrangers se tourneront contre nous », se disait-il. Il demanda même à nos sages-femmes de ne pas laisser vivre les petits garçons. Mais celles-ci répondirent que les femmes de notre peuple étaient si vigoureuses qu’elles donnaient naissance à leurs enfants sans leur aide.
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J’avais quinze ans quand les choses empirèrent. Pharaon donna l’ordre que tout garçon hébreu qui naîtrait serait, purement et simplement, jeté au Nil. Mes parents n’osaient pas en parler devant moi. Mais moi, je comprenais bien que, comme tous les couples de notre peuple, ils avaient décidé de faire le nécessaire pour ne plus avoir d’enfant. Et je réalisais que c’en serait fini de l’existence de ce peuple hébreu dont notre père nous racontait l’histoire et les espérances. C’est alors que j’eus un songe qui me disait que j’aurais un petit frère qui ne périrait pas dans les eaux du Nil, mais qu’il conduirait son peuple au-delà des eaux. J’eus beaucoup de mal à raconter ce songe à maman. Mais j’étais tellement sûre de moi qu’après quelques jours, elle en parla à papa. Je le connaissais bien : il commença par se fâcher : cela ne regardait pas une fille de mon âge. Puis peu à peu il se laissa convaincre : sans doute y avait-il là un signe de ce Dieu qui s’était révélé à notre ancêtre Abraham, ce Dieu que nous avions quelque peu oublié depuis que nous vivions dans la servitude ! Maman tint bien cachée sa grossesse. On fit courir le bruit qu’elle était malade et je faisais tous les travaux nécessaires à l’extérieur de la maison. Et c’est un petit garçon qui naquit ; on le nomma Lévi comme notre ancêtre. Il était impossible de cacher le secret à nos voisines les plus proches. Et la famille commença à vivre dans la peur ; nous savions que si les gens de pharaon apprenaient la nouvelle, notre petit Lévi ne survivrait pas. Papa était de très mauvaise humeur : « Voilà où nous ont conduits tes rêves ! » ne manquait-il pas de me dire. Maman avait la certitude que cet enfant n’était pas comme les autres. Il avait une mission à remplir que nous ignorions. Et vint bientôt le jour où il ne fut plus possible de le tenir caché. Papa confectionna un berceau en papyrus couvert de bitume, capable de flotter comme une petite barque. Lévi dormait quand, avec maman, nous sommes allées déposer ce berceau sur le bord du fleuve au mi-
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lieu des roseaux. Maman rentra à la maison en larmes ; moi je restai là, cachée, dans l’attente de ce qui allait se passer. C’est alors que je vis venir un groupe de femmes qui riaient et parlaient fort. Elles étaient vêtues comme les plus riches des Égyptiennes. Je ne comprenais pas tout ce qu’elles disaient, mais je devinais qu’il s’agissait de la fille de Pharaon qui, avec l’aide de ses suivantes, venait prendre son bain. C’est alors que l’une d’elles aperçut la petite nacelle où dormait Lévi. Quand je les entendis s’extasier devant la beauté de cet enfant, je sortis de ma cachette et fis semblant de passer là par hasard. À mon tour, je m’écriai : « Qu’il est beau ! », comme si je ne l’avais jamais vu. Lévi en effet souriait, comme s’il voulait séduire cette étrangère qui lui faisait la fête. Je sentais naître, dans le cœur de la fille de Pharaon, le désir de protéger cet enfant. La fille de Pharaon se tourna alors vers moi. Le peu que je connaissais de la langue égyptienne me permit de comprendre ce qu’elle me disait : « Cet enfant est un fils des Hébreux. Je veux en faire mon fils. Je l’appelle dès aujourd’hui Moïse, c’est-à-dire « sauvé des eaux ». Peux-tu me trouver une nourrice de ton peuple qui l’élèverait pour moi ? » Elle semblait ignorer qu’elles étaient des centaines les femmes de notre peuple qui pleuraient le garçon qu’on leur avait arraché. Pour ne pas attirer ses soupçons, j’hésitais quelque temps et je lui promis d’essayer de trouver une nourrice à Moïse, son enfant. C’est ainsi que Moïse vécut chez nous pendant deux ans. Il fit notre joie. Nous ignorions à quel destin mystérieux il était appelé. Quand le temps fut venu de le sevrer, maman le conduisit auprès de sa mère adoptive et il vécut à la cour du roi. Il ne revenait à la maison que très rarement. Il nous racontait alors comment, avec les enfants des grands, il apprenait les sciences, la philosophie et les lois des Égyptiens. Mieux que nous, il avait compris comment notre peuple en était venu, de génération en génération, à se lais-
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ser réduire en esclavage. Il faisait parler les vieux de notre village pour mieux comprendre l’histoire de nos ancêtres et le culte rendu au Dieu d’Abraham. Il avait près de vingt ans quand, soudain, il frappa à notre porte au milieu de la nuit. Il était en tenue de voyage. Il nous raconta qu’il était recherché par la police de Pharaon. Quelques jours plus tôt, sur un chantier de briques, il avait voulu défendre un ouvrier hébreu que son contremaître brutalisait ; et, dans la bagarre, l’Égyptien avait été tué. Il l’avait aussitôt enterré sur place. Mais, le lendemain, la nouvelle s’était répandue. Et maintenant on le recherchait pour le juger. Il partait vers le nord et ne savait s’il pourrait un jour remettre les pieds en Égypte. Pendant près de trente ans, nous n’avons plus entendu parler de Moïse. Une nuit, il était en compagnie d’Aaron quand il frappa à ma porte. Je ne le reconnus pas tout de suite. Sa barbe était déjà grisonnante et sa peau était comme tannée par le soleil et le vent du désert. La nuit se passa à écouter le récit de ses aventures. Il avait trouvé refuge auprès d’un prêtre madianite, Jéthro, dont il avait épousé une des filles. Et pendant toutes ces années, il avait parcouru le désert du Sinaï avec les troupeaux de son beau-père. Pas un jour, il n’avait oublié la servitude de son peuple. Et voilà que, dans le désert du Sinaï, nous racontait-il, le Dieu de nos pères s’était révélé à lui alors qu’il contemplait un buisson en feu. Il avait compris que Dieu avait entendu la plainte de ses enfants et qu’il avait résolu de les faire sortir d’Égypte et de les conduire en terre de Canaan, comme il l’avait déjà promis à Abraham. Et c’est à nous, il le savait, que revenait cette mission. « Mais ce Dieu, tu ne sais même pas son nom ! », lui disionsnous. « Je lui ai demandé son nom. Nous ne devons pas le prononcer. C’est lui qui donne à chacun de nous un nom qui lui est
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unique. Ce Dieu au nom imprononçable, c’est à ce qu’il fera pour nous que nous saurons qui il est. » Il nous a fallu plusieurs semaines pour convaincre nos concitoyens. Ils étaient loin d’être enthousiastes. Chacun s’était aménagé dans sa misère. Devenir un peuple libre vivant sur sa propre terre leur semblait un mirage. Que pesions-nous devant la force des armées de Pharaon ? Avec maman, nous décidâmes de passer de maison en maison. Et les femmes que nous avions réussi à convaincre firent de même auprès de leurs connaissances. Ce fut bientôt une rumeur générale qui parcourut notre peuple. Restait à convaincre Pharaon : cette tâche revenait à Moïse et Aaron. Moïse se fit reconnaître de ceux avec qui il avait vécu sa jeunesse : cela leur permettait d’obtenir des audiences. Dix fois il leur fallut menacer l’Égypte de catastrophes. Une fois l’eau du Nil devint rouge comme du sang ; une autre fois, la région fut envahie de grenouilles jusqu’au palais royal. La dixième fois, Moïse annonça qu’une grave épidémie menaçait les enfants des Égyptiens. C’est alors que Pharaon, en colère, nous donna l’ordre de quitter son pays. Moïse fit passer la consigne dans toutes nos maisons. Cette nuit-là, nous nous rassemblerions par famille pour partager un agneau ; nous le mangerions debout, les sandales aux pieds et le bâton à la main. L’urgence était telle que nous avons, cette nuitlà, fait cuire notre pain avant que la pâte ait eu le temps de lever. Nos portes marquées du sang de cet agneau nous protégeraient du malheur qui menaçait les Égyptiens. C’était la nuit du passage de notre Dieu qui venait nous prendre par la main pour nous faire passer vers la liberté. Depuis que nous marchons dans ce désert, nous n’avons jamais manqué de célébrer, chaque année, à la même date, cette première « Pâque ». Avec tout le bétail dont nous disposions, Moïse nous fit marcher vers le Levant. Au lever du jour, nous étions parvenus sur les
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bords de la mer des Joncs. Devinant que les troupes de Pharaon allaient se mettre à notre poursuite, le peuple fut saisi d’une grande terreur : nous étions pris au piège. Tous se mirent alors à crier contre Moïse. Sans chercher à leur répondre, calmement, celui-ci étendit la main sur la mer. Un violent vent se leva et, en quelques heures, l’eau reflua vers la mer Rouge. À la fin de la journée, c’est sur un tapis de joncs humides que nous sortîmes de ce pays qui nous avait tenus captifs tant d’années. Et quand l’armée égyptienne survint, l’eau avait retrouvé sa place et nous protégeait. Comment décrire l’enthousiasme qui s’empara de nous tous ? Au milieu du tumulte, Moïse, de toute la force de ses poumons, demanda le silence et adressa à Dieu un chant de louange : « Je veux chanter au Seigneur son fait d’éclat. Sa droite fracasse l’ennemi. Il a jeté à la mer chars et cavaliers. Qui est comme toi, Seigneur, éclatant de sainteté ? » Son chant dura plusieurs minutes ; puis je fus saisie du même enthousiasme. Je m’emparai de mon tambourin et, en dansant, je criai à Dieu mon admiration : « Chantez le Seigneur ; il a fait des merveilles. Cheval et cavalier, en mer, il les jeta ! » Spontanément, les femmes de notre peuple se saisirent de leurs tambourins et dansèrent avec moi. Chaque année, au jour anniversaire de ce grand passage, nous ne manquons pas de faire une grande fête. Et c’est à nouveau l’occasion, pour nous les femmes, d’entraîner la prière du peuple par nos chants et nos danses. Nous étions libres, mais dans le désert. Vite, il fallait trouver de l’eau. Après trois jours de marche, nous étions au bord d’une source entourée d’arbres, mais cette eau était amère et désagréable à boire. Le peuple se mit à murmurer et parlait déjà de retourner en Égypte. C’est moi, je me souviens, qui eus l’idée de couper des branches aux arbres avoisinants et de les faire tremper dans cette eau ; le lendemain elle était tout à fait agréable à boire. À partir de ce jour, on commença à me considérer comme la spécialiste de l’eau. Il y avait
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en moi comme un instinct qui me faisait deviner comment nous diriger pour atteindre une source. C’était dans les périodes où nous pouvions nous reposer autour d’un point d’eau que Moïse en profitait pour parler au peuple de ce Dieu qui s’était révélé à lui et qui nous conduisait : « Il nous a portés comme l’aigle porte ses petits sur ses ailes. Il veut faire de nous, pour le monde, un peuple de rois, de prêtres et de prophètes. » Il faut bien le dire, la plupart de ces hommes et de ces femmes avaient bien du mal à comprendre, car ils avaient tout oublié de la tradition de nos ancêtres. Nous avions même entraîné avec nous des esclaves de toutes origines qui mirent bien des années à se considérer comme des nôtres. D’étape en étape, nous étions parvenus au pied de la montagne du Sinaï d’où coulait un torrent généreux. Moïse nous demanda de l’attendre tout le temps nécessaire : il partait pour les sommets à la rencontre du Tout-Puissant. Au bout de quelques semaines, le doute peu à peu s’insinua dans les cœurs. De plus en plus nombreux, ils venaient trouver Aaron et lui disaient : « Ce Moïse qui nous a conduits jusqu’ici, il a disparu ; ce Dieu dont il nous parle, nous ne savons rien de lui ; fais-nous donc un dieu que nous puissions voir et connaître avec sûreté ! » Ils se firent bientôt si insistants qu’Aaron ne put leur résister. Je lui suggérai de demander à toutes les femmes de donner leurs bijoux en or. Je savais qu’avant de prendre le départ, elles avaient été assez malignes pour emprunter de nombreux bijoux à leurs voisines égyptiennes. Je me disais : « Elles y tiennent trop, elles refuseront de s’en séparer ! » Eh bien ! pas du tout ! En quelques jours, nous nous trouvions avec une masse d’objets en or. Aaron donna l’ordre à un homme compétent de les faire fondre et de fabriquer un petit veau en or qu’on dressa sur un rocher. Et bientôt une fête commença : « Voilà le dieu qui nous a fait sortir d’Égypte ! » criaient-ils en dan-
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sant autour de cette idole. Et pour se consoler de la perte de leurs bijoux, les femmes aussi sortirent leurs tambourins. Ce fut juste le moment où Moïse revint parmi nous : il nous apportait le don le plus précieux que Dieu pouvait nous faire, sa Loi, c’est-à-dire le chemin pour devenir à son image et partager son bonheur. Ces paroles reçues de Dieu, il les avait écrites sur deux tablettes qu’il portait sous son bras. Son visage était encore illuminé de cette présence ; on percevait tout l’effort qu’il avait dû déployer pour s’en arracher et revenir parmi nous. À sa vue, un grand silence se fit. Nous vîmes monter en lui une immense colère. Il brisa les tables de pierre où était écrite la révélation de Dieu. Il donna l’ordre qu’on descendît l’idole, qu’on la martèle jusqu’à la transformer en poussière et qu’on jette cette poudre dans l’eau du torrent où nos bêtes s’abreuvaient. Il nous raconta par la suite que Dieu avait résolu de faire disparaître ce peuple rebelle et de faire naître de lui, Moïse, le nouveau peuple avec qui il ferait alliance. Et c’est lui, Moïse qui, remonté sur la montagne, avait convaincu Dieu de pardonner pour l’honneur de son nom. Quelques semaines plus tard, le peuple assemblé écouta la lecture de la Loi et s’engagea solennellement à en faire son chemin de vie. Et, par un sacrifice offert par Aaron, l’Alliance fut scellée avec Notre Dieu. Cela n’empêcha pas notre marche d’être jalonnée de crises et de conflits. Et, à ma grande honte, je dois avouer qu’il m’arriva d’en être, une fois, responsable. Je n’avais jamais aimé Cippora, l’épouse de Moïse. Tous faisaient son éloge, mais je ne parvenais pas à comprendre pourquoi mon frère avait épousé une femme de couleur, car, adoptée par Jéthro, elle était originaire d’Éthiopie. Elle avait de l’influence sur son mari et je ne pouvais m’empêcher de la jalouser. Je crois maintenant que j’éprouvais un peu les sentiments d’une mère qui doit renoncer à son fils pour le donner à son épouse. C’est
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ainsi qu’un jour, je réussis à convaincre Aaron que Moïse ne nous laissait pas suffisamment de pouvoir. La crise ne dura que quelques jours. Je devins lépreuse et, en attendant d’être purifiée, je dus passer une semaine hors du camp. Je crois que c’est l’humilité de Moïse qui fut la plus efficace pour me ramener à la Sagesse. Je compris alors que l’Alliance proposée par notre Dieu ne pouvait être réservée ni à une tribu, ni à un peuple, ni à une race. Parvenue enfin au terme de cette vie étonnante, je rends grâce à celui qui me l’a donnée. Parfois je suis inquiète : sauront-ils trouver les puits et les sources comme je le faisais pour eux ? Mais je sais aussi que la puissance de notre Dieu est telle qu’ils sauront, même d’un rocher, faire surgir la source de vie.
Rahab, la prostituée de Jéricho L’accueil des étrangers Le récit de la prise de Jéricho, tel qu’il vous est proposé là, ne correspond pas exactement à l’image d’Épinal dont nous gardons le souvenir depuis notre enfance. Que de fois nous avons imaginé ces prêtres portant l’arche d’Alliance, processionnant, sept jours de suite, autour de la ville, au son des trompettes et des cantiques. Puis, le septième jour, alors que le peuple d’Israël lance une grande clameur, les murs s’effondrent miraculeusement. Et le peuple élu marchant sur la ville et anéantissant tous les habitants, femmes et enfants compris, ne laissant en vie que Rahab et les siens. Ces événements du XIIIe siècle avant notre ère nous sont racontés dans le livre de Josué qui est écrit cinq ou six siècles plus tard. Et le but de ces écrivains n’est pas l’exactitude objective, mais l’édification de leurs contemporains. Il s’agit de les inviter à retrouver la cohésion des douze tribus d’Israël, à rendre un culte à Dieu dans un sanctuaire unique et surtout de les mettre en garde contre toute compromission avec le paganisme ambiant. Il est peu probable que les villes du pays de Canaan aient été « livrées à l’anathème » comme le texte le raconte. Les fils d’Israël n’en avaient probablement pas les moyens et cela nous rassure. Ils ont dû, le plus souvent, se mêler peu à peu
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aux habitants du pays et chercher comment composer avec eux. Il reste que les migrations de peuples ont toujours été, au long de l’histoire, occasions de spoliations et de violences. Ce qui nous laisse mal à l’aise, c’est que certaines relectures de cette époque aient presque sacralisé cette violence, comme si, pour garder pur le message confié à son peuple élu, Dieu exigeait l’anéantissement des autres peuples, comme si ce n’était pas pour le bonheur de tous les peuples qu’Israël avait été choisi. Sorte de péché originel qui accompagne l’histoire sainte. Rahab, dont l’histoire intervient dans ce contexte, est présentée par l’évangile de Matthieu (, ) comme une ancêtre de Jésus. Il nous est bon d’imaginer qu’elle était consciente de ce drame et qu’elle en souffrait. Et les textes bibliques ne manquent pas de lois recommandant l’accueil et le respect des émigrés (Exode , ; Lévitique , -) « car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte ».
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a venue de Salmon et de son peuple a bousculé ma vie. Depuis mon enfance, j’habitais à Jéricho. Mes parents vivaient péniblement d’un petit troupeau de chèvres à une journée de marche de la ville. Après ma naissance, ils ont mis au monde six autres enfants. Et comme nous n’avions pas de quoi manger à notre faim, dès que j’en ai été capable, ils m’ont placée en ville, comme servante dans une famille de commerçants. Quand on me laissait rentrer à la maison, je rapportais à mes parents quelques piécettes qui n’amélioraient guère leur situation. La maigreur de mes frères et sœurs me faisait pitié. Les années passant, j’ai commencé à me rendre compte qu’il m’était possible de gagner beaucoup plus d’argent. Déjà des hommes riches de la ville, qui rendaient visite à mes patrons, avaient cherché à poser la main sur moi. J’avais commencé par me fâcher puis, jour après jour, j’avais appris à poser des conditions. J’avais exigé d’être payée. C’est ainsi qu’après quelques années, je rapportais un peu plus d’argent à mes parents qui n’osaient pas me poser de questions. Et puis insensiblement j’avais accumulé un petit pécule. Et, un jour, je me sentis assez maîtresse de la situation pour louer une maison et dire adieu à mes patrons. J’avais bien réfléchi pour le choix de cette maison. Elle était située en bordure de la ville, dans le prolongement des anciennes murailles qui tombaient en ruine. C’était auprès de la porte par où arrivent les voyageurs qui viennent du Jourdain et du désert. Cela permettait aux bourgeois de la ville de venir chez moi le soir sans être remarqués. Et, surtout, c’est par cette porte que de nombreux voyageurs venaient du désert pour vendre des produits de leur élevage : des fromages, de la laine ou des peaux. Je savais que
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les hommes qui voyagent loin de leur famille ne savent pas toujours maîtriser leurs désirs. Et je trouvai bientôt une clientèle généreuse. Je n’ai jamais voulu recevoir les hommes à la va-vite. J’aimais les accueillir et leur préparer un bon repas. Je savais qu’ils désiraient aussi être écoutés. C’est ainsi que, pendant le repas et sur l’oreiller, j’ai commencé à être informée de ces populations un peu turbulentes qui circulaient au-delà du Jourdain, à la recherche de pâturages et de points d’eau. J’ai bien souvent reçu ainsi des hommes de ces tribus qu’on appelait les Hébreux. Ils aimaient me raconter leur histoire. Une famine les avait conduits en Égypte où ils avaient été réduits en esclavage. C’est alors que leur chef, qu’ils appelaient Moïse parce qu’il avait été sauvé des eaux, les avait convaincus de quitter le pays malgré la résistance de Pharaon. Ils prétendaient que la mer des Joncs s’était asséchée pour laisser passer leur caravane et que les eaux avaient repris leur place pour noyer les troupes égyptiennes qui les poursuivaient. Comme j’avais du mal à croire celui qui me racontait cela, il m’avait répondu : « C’est ce que mes parents m’ont raconté et, chaque année, nous fêtons cet événement. » D’une visite à l’autre, j’apprenais à connaître le Dieu qui s’était révélé à Moïse et qui entraînait ce peuple à travers le désert. Quand je demandais quel était son nom, on me répondait : « Il existe et il se révélera à nous. » Mais je ne pouvais en savoir plus. Sur le Sinaï, il avait donné une Loi. Et ces gens auxquels s’étaient joints des vagabonds et des anciens esclaves étaient fiers de devenir un peuple libre et de plus en plus nombreux. Ils étaient fiers parce que, disaient-ils, le Dieu de Moïse les avait choisis pour leur donner la terre de Canaan où nous habitions. Certains disaient même que, par eux, tous les peuples de la terre seraient bénis.
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C’étaient des drôles de gens. Je trouvais qu’ils avaient la nuque bien raide. Ils racontaient que leur Dieu avait fait couler pour eux des sources dans le désert, qu’il leur avait donné une sorte de pain qu’ils ramassaient par terre, qu’il les avait guéris de la morsure de serpents. Et pourtant ils ne cessaient de se révolter et de réclamer encore d’autres prodiges. Je crois que Moïse avait beaucoup de mal avec eux. Il y a bien des années, me racontait-on, ils avaient envoyé des espions en terre de Canaan. Ils avaient découvert la richesse de notre pays. Mais, je ne sais pourquoi, ils avaient été pris de panique. Ils s’étaient mis à douter des promesses de leur Dieu. Ils avaient réclamé qu’on retourne en Égypte où on était si bien nourri, disaient-ils. Moïse leur avait fait alors reprendre la route du désert. Les années avaient passé et c’était une génération nouvelle et encore plus nombreuse qui campait de l’autre côté du Jourdain. Maintenant le vent avait tourné et c’était nous qui avions peur d’eux. C’est alors qu’un soir je vis débarquer chez moi deux hommes. Ils se nommaient Obed et Salmon. Des amis à eux leur avaient parlé de moi. Ils étaient envoyés par leur nouveau chef qu’ils appelaient Josué, c’est-à-dire « le Seigneur sauve ». Il était temps pour leur peuple d’entrer en terre de Canaan et ils voulaient savoir comment ils seraient accueillis. Ils avaient parcouru la ville toute la journée et ils me demandaient de les recevoir pour la nuit. Connaissant mon métier, personne ne serait surpris de leur présence. En dînant, nous avons longtemps parlé de la situation. Le projet de Josué n’était pas d’occuper la ville, mais de pouvoir faire paître leurs troupeaux dans les campagnes avoisinantes sans avoir à craindre les hommes d’armes de notre roi. Moi, je savais bien que la seule solution c’était qu’ils rassurent nos chefs en montrant qu’ils n’avaient pas d’intentions belliqueuses. Plutôt que de faire
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peur, mieux valait proposer un partage : à notre roi, la ville, à leur peuple les pâturages. Et leurs troupeaux stimuleraient notre commerce. Au milieu de la nuit, nous étions encore en train de parler quand deux soldats frappaient à ma porte : « Tu as reçu deux hommes. Ce sont des espions des Hébreux. Sont-ils encore chez toi ? » Là j’ai su que mon cœur avait choisi ; sans hésiter je leur ai dit : « Ils sont repartis vers le Jourdain. Vite, poursuivez-les ! » Sur mon toit, je faisais sécher des tiges de lin ; par sécurité, je les ai cachés là plusieurs heures. Puis avant que le jour se lève, je leur ai remis un sac de nourriture et je leur ai dit : « Allez vers l’intérieur des terres. Restez-y cachés deux jours. Et quand ils auront cessé leurs recherches, repassez le Jourdain. Vous avez vu comme ils ont peur de vous. N’ayez crainte. Faites venir votre peuple. » Ils m’ont remerciée en me disant : « Rassemble tes parents et tes frères et sœurs dans ta maison. Et s’il y a une bataille, passe cette laine rouge à ta porte et à ta fenêtre. Personne ne vous fera de mal. » Ils sont descendus par ma fenêtre qui donne sur la campagne. Et personne ne les a inquiétés. Quinze jours plus tard, nous apprenions qu’ils avaient franchi le Jourdain et qu’ils commençaient à approcher de notre ville. Vite, j’ai été chercher ma famille et nous nous sommes rassemblés dans ma maison. Pendant plusieurs jours, leurs hommes d’armes ont tourné autour de Jéricho. Ils soufflaient dans leurs cors et leurs trompettes et ils poussaient de grands cris. Ils voulaient montrer leurs forces et leur détermination, sans doute dans l’espoir qu’une alliance leur soit proposée. Et le septième jour, ils se lancèrent à l’attaque de la ville. De notre refuge, nous avons entendu des cris de bataille toute la journée. Et, le soir, ce fut Salmon, l’un des deux espions que j’avais accueillis qui vint nous rassurer. Le roi de Jéricho s’était rendu. On lui avait accordé la vie sauve en échange d’une alliance.
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Durant cette semaine d’attente à la maison, j’ai eu le temps de raconter à mes parents et à mes frères et sœurs tout ce que j’avais appris des Hébreux. Dans les mois qui ont suivi, nous avons peu à peu adopté leurs coutumes et leur Dieu. Salmon n’a pas été rebuté par la profession qui avait été la mienne, il m’a prise pour femme et il m’a emmenée dans la montagne où sa famille conduisait ses troupeaux. Peu de temps après, je devins grosse et je donnai le jour à notre premier fils, Booz. La cohabitation entre les habitants du pays et les fils d’Israël n’a pas toujours été facile et on en venait parfois aux mains. Souvent, quand il fallait répartir les terres cultivables, Salmon et les siens m’ont demandé de les accompagner puisque je connaissais les langues du pays. Les fils d’Israël ont peu à peu appris des Cananéens à cultiver la terre et à semer du blé et de l’orge. Ils ont même commencé à planter des vignes, des figuiers et des oliviers. Un jour, des messagers sont venus nous annoncer que Josué convoquait, auprès de Sichem, des représentants de chacune des douze tribus. Comme Salmon était désigné pour représenter notre famille, je décidai de l’accompagner en portant sur mon dos notre petit Booz. Après plusieurs jours de marche, nous nous sommes retrouvés dans un vallon entre le mont Ébal et le mont Garizim. On avait placé là l’arche contenant la pierre sur laquelle était gravée la Loi. Des hommes rassemblèrent des pierres et construisirent un autel. Aidé par des lévites, Josué sacrifia un jeune taureau et un bélier dont il fit monter la fumée vers notre Dieu. Puis Josué monta sur une sorte de tribune et il prononça des menaces de malheur : « Malheur à celui qui fabriquera une image de Dieu… Malheur à celui qui méprisera son père ou sa mère… Malheur à celui qui déplacera les limites du terrain de son voisin… Malheur à celui qui méprisera les droits de l’orphelin, de la veuve ou de l’émigré… » Longtemps il énuméra tout ce qui serait
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pour nous risque de malheur. Et ensemble nous répondions : « Amen ! Amen ! Alléluia ! » Ensuite, Josué raconta tout ce que Dieu avait fait pour son peuple depuis qu’Abraham s’était mis en route. Et il prononça sur nous une longue bénédiction : « Si vous écoutez la voix du Seigneur, il vous donnera le bonheur, il multipliera pour vous les fruits de ce pays, il fera régner la paix dans vos tentes et dans vos maisons… » Et, tous ensemble, nous chantions notre action de grâce. Et avant de repartir vers nos campements, nous avons partagé un grand repas de fête. C’est alors que j’ai mesuré ma chance de faire partie de ce peuple et de lui avoir donné un fils.
Débora,juge en Israël L’époque des Juges On est très mal informé sur cette période qui court entre l’installation du peuple hébreu en terre de Canaan, aux XIIIe et XIIe siècles avant notre ère, et la prise de pouvoir des premiers rois au XIe siècle. Les renseignements historiques et archéologiques nous invitent à renoncer à l’idée d’une conquête militaire qui, sous les ordres de Josué, aurait remplacé une population par une autre. Même si certains épisodes de combats localisés ne sont pas à exclure, il s’agit plutôt d’une infiltration de nomades à la suite de leurs troupeaux à la recherche d’eau et d’herbe. Il est probable que cette transhumance ait conduit ces populations nouvelles vers les régions montagneuses inoccupées et plus faciles à défendre face à des nouvelles vagues de migrations venant du nord, comme les Hittites, ou de la côte, comme les Philistins. On peut aussi émettre l’hypothèse que ces populations dispersées, dont l’originalité était de se réclamer d’un Dieu unique au nom imprononçable, ne descendaient pas toutes de ce peuple qui avait fui la servitude d’Égypte, mais comportaient aussi des étrangers qui s’étaient alliés à ces nouveaux venus.
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En tous les cas, il faut renoncer à l’image d’un peuple uni et solidaire. On parle de douze tribus, sans unité politique ni cultuelle et parfois même rivales les unes des autres. Dans les périodes de crise ou de menace extérieure, certaines de ces tribus se donnent un chef que l’on appelle un « Juge », au sens de « celui qui prend les décisions ». La même racine évoque aussi le sens de « sauveur ». Le livre des Juges, écrit plusieurs siècles plus tard, ne prétend pas à l’exactitude historique, comme nous l’entendons de nos jours. Il a été composé en plusieurs étapes. Dans le royaume du Nord, au IXe siècle, on trouve un premier « livre des sauveurs ». Puis, au VIIe siècle, dans le cadre des réformes de Josias, au Sud, cette chronique de guerres locales est révisée et transformée en « guerres de Yahvé ». Enfin, pendant l’exil, vers , un judéen, réfugié en Samarie, reprend cet ensemble et en accentue la portée théologique, dans le courant qu’on appelle maintenant deutéronomique. Et peut-être, au retour d’exil, faut-il supposer de nouvelles retouches. La thèse théologique revient comme un refrain dans les notices de chacun des douze juges retenus. « Au temps de Josué, le peuple d’Israël servait Yahvé… Puis vint une génération qui ne connaissait pas Yahvé… Ils se mirent à servir les Baals… Dans sa colère, Dieu envoie contre eux des adversaires qui les oppriment… Ils crient vers Dieu qui se laisse toucher et leur envoie un Juge sauveur… Après la mort de ce Juge, Israël retombe dans l’infidélité de ses pères. » Le livre des Juges donne une bonne place à plusieurs femmes. La fille de Jephté est offerte en holocauste par suite d’un vœu imprudent de son père (, -). La femme de Manoah qui était stérile reçoit l’annonce qu’elle mettra au monde Samson qui deviendra juge. Ce même Samson connaî-
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tra des contrariétés restées célèbres avec son épouse philistine (, -), puis avec Dalila (, -). Enfin, la tribu de Benjamin subira une guerre punitive des autres tribus, à cause du meurtre de la concubine d’un lévite. Puis, pour permettre à cette tribu de survivre, il faudra enlever des jeunes filles, d’une manière pas très édifiante (chapitres à ). Mais c’est bien à travers les détours d’une histoire tout à fait concrète que Dieu trace les chemins de sa révélation. Enfin, aux chapitres et , il est question de « deux femmes qui sont l’antithèse parfaite l’une de l’autre. Si, comme nous le verrons, Yaël détourne la loi sacrée de l’hospitalité, en s’emparant par ruse de la vie de Sisera, Débora est la porte-parole fidèle de Dieu qui livre Sisera entre les mains de Baraq. La ruse ou la confiance fidèle, voilà l’opposition qui structure à présent l’ensemble du chapitre » (Cahier Évangile no sur le Livre des Juges). Le lecteur du XXIe siècle ne peut qu’être choqué par l’expression des « guerres de Yahvé ». On sait trop les dégâts provoqués, au long de notre histoire, par la notion de « guerre sainte », qu’on l’ait nommée « croisade », « djihad » ou « lutte contre l’empire du mal »… comme si Dieu marchait à la tête de ses armées, les incitant à combattre des populations ennemies et à s’emparer de leurs territoires. Cette notion choquante était courante dans le Proche-Orient ancien. Il semble qu’elle apparaisse dans la Bible chez les auteurs du VIIe siècle, en réponse aux oracles du dieu Assour pour le roi Assarhaddon, de Ninive : « Lorsque les rebelles suscitèrent contre toi l’hostilité, t’expulsèrent et te mirent en difficulté, tu as ouvert la bouche : « Vois donc Assour ! »
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J’ai entendu ta complainte, je descends de la Porte du Ciel. Je veux terrasser tes ennemis, les faire dévorer par le feu. Tu dois rester debout au milieu d’eux. Devant toi, je les emporte, je les chasse dans les montagnes. Je fais pleuvoir sur eux des pierres ardentes. Ces ennemis, je les offre en sacrifice de bataille, de leur sang j’emplis la rivière. Qu’on le voie et qu’on me loue : je suis Assour, le souverain des dieux. » Faut-il s’étonner que les auteurs bibliques de cette époque mettent dans la bouche de Yahvé des discours analogues ? C’est cependant dans la même période du VIIIe siècle qu’avec d’autres prophètes, Isaïe annonce le temps messianique où : « Martelant leurs épées, ils en feront des socs de charrue, de leurs lances ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée, nation contre nation. On n’apprendra plus à se battre… » (, ). Dans ce combat contre la guerre, Jésus laissera sa vie. Son appel reste vivant. La mise au monde d’une humanité réconciliée est bien longue et douloureuse.
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e suis née dans la tribu de Nephtali. Je ne sais pourquoi mes parents m’ont appelée « abeille ». Mais il est vrai que j’ai du mal à rester inactive quand je perçois que les hommes et les femmes de mon peuple souffrent. Quand on m’a mariée à Lappidoth, de la tribu de Benjamin, je l’ai suivi vers le sud, dans un village entre Rama et Béthel, dans la montagne d’Éphraïm. Après quelques années, j’ai été surprise que les gens viennent me consulter pour régler leurs litiges. Ils semblaient satisfaits des arbitrages que je prononçais en essayant de comprendre la situation de chacun. On m’avait installé une sorte de trône sous un palmier que l’on prit l’habitude d’appeler « le palmier de Débora ». J’avais peu à peu repéré un certain nombre d’anciens, doués d’une bonne mémoire, qui savaient l’essentiel de la Loi que Moïse nous avait transmise ; je n’hésitais pas à leur demander conseil. Mes décisions ne faisaient pas que des heureux. Mais c’était, à chaque fois, l’occasion de rappeler qu’on ne peut construire ce bien précieux de la paix qu’au prix de quelques renoncements. Je ne comprenais pas bien ce qui m’arrivait ; car on n’a pas l’habitude, chez nous, de confier un pouvoir aux femmes. Issue d’une tribu lointaine, peut-être étais-je un peu considérée comme une étrangère par ces Benjaminites, donc plus impartiale. Après plusieurs années de mariage, je dus me convaincre que Dieu avait fermé ma matrice. Et loin d’attirer sur moi le mépris, comme il arrive souvent, cette stérilité contribua à faire de moi une femme à part, comme une personne particulièrement remarquée par notre Dieu qui donne en abondance sa tendresse aux petits, aux pauvres, aux veuves et aux orphelins, ainsi qu’aux femmes stériles.
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Parmi nos ancêtres, j’avais une admiration particulière pour la prophétesse Myriam, la grande sœur de Moïse. Comme elle, j’aimais me mettre à l’écoute de la parole du Seigneur. Et je ne cessais de m’étonner qu’il ait choisi notre peuple, non pas pour dominer, mais pour témoigner de son désir de paix pour tous les peuples. Je me permis même parfois de faire connaître dans mon entourage cette parole intérieure que je croyais venue de Dieu. Et comme Myriam, j’aimais, accompagnée de mon tambourin, chanter mon émerveillement. Mais Lappidoth me fit vite comprendre qu’il me fallait rester discrète si je ne voulais pas m’attirer l’hostilité des prêtres et des lévites. C’est au bout d’une vingtaine d’années que mon mari est tombé malade et nous n’avons rien pu faire pour le garder en vie. J’en éprouvai une grande douleur car il m’avait toujours protégée avec beaucoup de tendresse et ses conseils m’avaient beaucoup aidée. Il n’avait pas de frère qui puisse m’accueillir comme le veut notre coutume. Je décidai donc de quitter le pays de Benjamin et je repris la route du Nord pour vivre au milieu de mon clan, dans la tribu de Nephtali. Je m’apprêtais à connaître là une vie plus effacée. Mais ma renommée m’avait précédée : en quelques mois, je fus sollicitée par les miens pour exercer à nouveau la fonction de juge. Et là aussi, je trouvai quelques sages qui m’aidèrent de leurs conseils. Il ne me fallut que quelques mois pour prendre conscience de la grande impiété où nous étions peu à peu tombés. Beaucoup d’entre nous s’étaient convertis au culte de Yahvé, par intérêt, sans vraiment le connaître. Ils ne savaient rien des hauts faits de notre Dieu et de la marche de nos ancêtres à travers le désert. Par prudence, parce qu’on n’a jamais assez de protecteurs, ils mêlaient notre culte à celui d’autres divinités dont ils gardaient des statuettes dans leurs maisons. La Pâque était devenue pour eux une fête champêtre parmi les autres. Ils ignoraient tout de la Loi que Dieu avait transmise à Moïse.
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Je pris peu à peu l’habitude, à l’issue des jugements qu’ils me demandaient, de leur rappeler la mission de notre peuple : « Notre Dieu est l’unique, les autres ne sont que des songes creux. Si vous ne vous attachez pas à lui de tout votre cœur, vous ne tiendrez pas ! » Je craignais le pire pour la survie du peuple d’Abraham si nous nous laissions diluer parmi les païens comme l’eau chaude qui se mêle à l’eau froide. C’est alors que le malheur commença à fondre sur nous. Les Cananéens de la région d’Haçor s’étaient donné un chef qui se nommait Yavîn ; il prétendait devenir roi de Canaan. Depuis des années, il avait réussi à produire du fer en grande quantité, ce métal encore très rare chez nous. Il avait fait forger des lances et surtout il avait fabriqué des chars qui, traînés par des chevaux de guerre, étaient une arme redoutable. Plusieurs années de suite, cette armée, commandée par un certain Sisera, avait surgi dans nos villages, dès que nous avions récolté et battu les orges et elle s’était emparée de nos récoltes. Nous avions alors commencé à souffrir de la faim. Sans défense et envahis par l’angoisse, mes concitoyens venaient souvent me voir pour exprimer leur désarroi. Que pouvaisje leur dire sinon que Dieu s’était lassé de nos trahisons et qu’il avait renoncé à nous défendre ? « Mais pourquoi donc avoir libéré nos ancêtres de la servitude en Égypte si c’était pour faire de nous les esclaves des Cananéens ? — Dieu n’a pas libéré vos ancêtres ! Il les a accompagnés dans leur combat pour la liberté. Criez vers lui. Il se laissera toucher : il rendra notre foi victorieuse », leur répondais-je. À vrai dire, j’étais aussi angoissée qu’eux et je ne savais par quels chemins Dieu nous conduisait. Est-ce dans l’insomnie ou dans un songe ? Un matin, je sus ce qu’il fallait faire. J’avais entendu parler du chef de l’un de nos clans qui, me disait-on, savait commander une troupe. C’était le fils d’Avinoam ; son nom Baraq (« éclair ») était encourageant. Je le fis appeler d’urgence et je lui dis : « Le Seigneur, Dieu d’Israël, a vraiment
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donné cet ordre. Convoque les hommes de Nephtali et de Zabulon. Qu’ils viennent avec leurs arcs et leurs carquois remplis de flèches. Rassemble-les sur le mont Thabor. J’attirerai vers toi les troupes de Sisera, avec tous ses chars et je les livrerai entre tes mains, le long du torrent de Qishon. Baraq n’avait jamais combattu des chars de fer. Je vis qu’une grande peur l’habitait. Sa décision était notre dernière chance et je priais silencieusement en attendant sa réponse. Il finit par me dire ; « Si tu ne marches pas avec moi, je n’irai pas. Si tu marches avec moi, je suis décidé à courir ce risque. » Je lui répondis : « Je marcherai donc avec toi. Mais la gloire ne sera pas pour toi, car c’est à une femme que le Seigneur livrera Sisera. » Des messagers furent envoyés. Et, peu de jours plus tard, on fit dire à Sisera : « Les fils d’Israël se sont rassemblés, en grand nombre, contre toi, sur le mont Thabor. » Il entra dans une grande colère et, sans plus réfléchir, il vint avec toute son armée. Avec Baraq, nous avions posté nos archers, dans tous les recoins, derrière les rochers, dans les buissons, sur les arbres ; d’autres s’étaient couchés à terre derrière quelques plantes. La consigne était simple : à la sonnerie du cor, tous lâchaient leur flèche en visant les chevaux. Et, à chaque appel du cor, tous répétaient l’opération. Avec Baraq, je me tenais au sommet de la colline et je fus témoin de la destruction de cette armée redoutable. Déjà après la troisième décharge de flèches, la plupart des chevaux étaient devenus furieux, se cabraient et, par leurs ruades, rendaient les chars inutilisables. Les conducteurs s’enfuirent et entraînèrent, dans leur course les fantassins, armés de lances. Baraq hurla alors : « À la poursuite ! » Beaucoup de Cananéens se virent arrêtés dans leur fuite par le torrent de Qishon ou s’y noyèrent. Pendant toute la journée on poursuivit les fuyards. Mais de Sisera, nous n’avions aucune nouvelle. Il avait fui à pied, il ne pouvait donc être loin. Ce n’est que le lendemain qu’un émissaire vint nous dire : « Yaël, la femme de Heber, le Qénite vous fait savoir qu’elle vous
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livre celui que vous cherchez. » Sisera avait cherché refuge auprès d’elle car les Qénites qui sont les descendants de Jéthro, le beau père de Moïse, avaient de bonnes relations avec le roi de Haçor. Avec Baraq, nous nous sommes rendus jusqu’à sa tente. Elle a entrouvert la toile et nous a dit : « Voilà. » Le spectacle était horrible. Sisera était couché sur le côté. Un grand piquet de tente en bois était planté dans sa tempe et on le voyait ressortir de l’autre côté. Yaël nous a raconté : « Il m’a demandé asile. J’ai compris que vous l’aviez vaincu. Je lui ai versé du lait pour apaiser sa soif. Il s’est étendu sur le côté, j’ai mis sur lui une couverture, et quand il dormait, voilà ce que j’ai fait avec notre maillet de bois… Il n’a pas souffert », a-t-elle ajouté. Nous avons fait savoir au roi de Haçor qu’il pouvait faire chercher le corps de Sisera dans la maison de Yaël, femme de Heber. Nous lui avons aussi fait savoir que le reste de ses chars était à sa disposition au pied du mont Thabor. Et nous sommes rentrés chacun dans notre maison. C’est quelques jours plus tard que nous avons convoqué les tribus de Nephtali et de Zabulon pour une grande fête d’action de grâce. Une grande foule était là dans la liesse. Les prêtres et les lévites qui demeuraient chez nous offrirent un taureau à Yahvé, ils chantèrent ses louanges et la foule criait « Amen ! Amen ! » C’est alors que je fus saisie du désir de chanter. Je m’emparai de mon tambourin et, à la manière de ma chère Myriam, je dis ce cantique qui m’habitait : Dieu, nous t’avions oublié. Chacun suivait son chemin vers sa perte. Dans sa maison, chaque famille fabriquait ses dieux. Les chefs manquaient. Ils manquaient à Israël. C’est alors que tu m’as appelée, Seigneur !
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La femme stérile, tu l’as appelée pour être mère en Israël. Éveille-toi ! Éveille-toi, Débora ! me disais-tu. Et j’ai transmis ton appel : Lève-toi, Baraq, ramène les captifs, fils d’Avinoam ! Ils se sont levés les héros de Nephtali. Ils ont accouru les hommes forts de Zabulon. Le galop des chevaux ne les a pas effrayés. Leurs flèches ont couru sans manquer leur cible, Leurs flèches ont fait merveille contre les machines de guerre. Ils ont fui, ils ont fui nos ennemis. Ceux qui ont échappé à nos flèches, dans les eaux du torrent, ils ont été engloutis. Bénie soit parmi les femmes Yaël, femme de Heber, le Qénite. Parmi les femmes qui vivent sous la tente, qu’elle soit bénie. Il demandait de l’eau, elle lui a offert du lait. Elle saisit le piquet et, de sa droite, le maillet des travailleurs. Elle le transperça et à ses pieds il est tombé. Elle est à sa fenêtre, la mère de Sisera, dans la ville d’Haçor. Elle attend son fils pour fêter sa victoire. Pourquoi son char tarde-t-il à revenir ? Il partage le butin, lui dit-on Une captive par combattant, deux captives pour leurs chefs Et des étoffes de couleur pour leur mère. Ainsi périssent tous tes ennemis, Seigneur Et tes amis, qu’ils soient comme le soleil qui se lève dans sa force. Voilà bien des années que tout cela nous est arrivé. Et depuis ces jours, nous vivons dans la paix.
Ruth, la Moabite Une affamée à la maison du pain Ce récit suit fidèlement celui du livre de Ruth. On pense qu’il a été écrit après le retour de l’exil à Babylone, c’est-à-dire près de huit siècles après les événements qu’il raconte. C’est dire qu’il faut y chercher plus un enseignement théologique qu’une exactitude scrupuleuse sur les événements. Après l’acharnement des « matriarches » pour faire naître le peuple promis par Dieu, voici la persévérance de ces femmes pour que ce peuple accouche du Messie promis. Car « le monde contient dans ses flancs la rédemption messianique », dit Josy Eisenberg (les Femmes au temps de la Bible, p. ). Pendant que les hommes tâtonnent, on a l’impression que les femmes agissent pour imposer leur volonté, ou plutôt pour faire advenir leur désir ardent. La Bible ne nous les présente pas comme toutes-puissantes, mais on est étonné de voir comme elle valorise l’efficacité de leur action. Tout ce récit est construit autour de plusieurs contrastes. Contraste d’abord entre ces deux pauvresses menacées de famine et ce village béni de Dieu où l’orge et le blé surabondent et dont le nom signifie « la maison du pain ». Contraste entre ces veuves sans descendance et ce fils qu’elles n’osaient plus espérer. Contraste entre cette étrangère sans domicile fixe et
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ce descendant qui naîtra d’elle, David, à qui Dieu promettra de « lui construire une maison ». Et comment ne pas penser aussi au contraste entre la violence des filles de Loth ou de Tamar et la douce obstination de Ruth qui, sur l’aire de Bethléem, prend l’initiative de cette rencontre nocturne dont il est suggéré qu’elle fut chaste. Ainsi au retour de l’Exil, alors que les Juifs orthodoxes craignaient tant d’être contaminés par la rencontre des étrangers, un livre de la Bible ose nous présenter cette étrangère dont l’amour a fait réussir la lignée davidique. Le Go’el était celui qui sauvait son parent en rachetant la terre que ce dernier avait dû aliéner. Il est intéressant que cette notion ait pris plus tard un sens religieux. Dieu se fait le Go’el des orphelins, des pauvres et des justes éprouvés. Il assume ce rôle en sauvant Israël de l’exil. C’est ce vocabulaire que le Nouveau Testament empruntera pour désigner la « rédemption », le salut réalisé par le Christ.
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l’exemple d’Abraham et de Sarah, j’ai quitté mon pays, la terre de Moab. Avec Noémi, ma belle-mère, j’ai fait, en sens inverse, le chemin qu’elle avait parcouru vingt ans plus tôt avec ses deux fils en bas âge. Noémi m’a souvent raconté ces années de famine qu’elle a connues peu de temps après leur arrivée à Bethléem. Élimélek son mari avait acquis une terre qu’il avait travaillée et ensemencée de blé et d’orge plusieurs années de suite. La pluie n’était pas venue. Les premières années, il avait dû se mettre au service de voisins pour nourrir sa famille. Puis il avait emprunté en mettant ses terres en gage. Il s’apprêtait à se vendre lui-même comme esclave quand, subitement, il est mort d’épuisement. Il laissait deux petits garçons dont les noms suffisent à dire la détresse de leurs parents. Ils avaient appelé leur aîné Mahlôn, ce qui dans leur langue veut dire « Maladie » et le plus jeune Kilyôn, « Fragilité ». Pour sauver la descendance d’Élimélek, Noémi n’avait pas hésité longtemps. Elle avait pris ses deux fils, elle avait marché vers le soleil levant et elle s’était établie en terre de Moab. Là elle avait trouvé juste de quoi faire survivre ses enfants. Et quand ils avaient eu l’âge, elle leur avait trouvé des épouses. C’est ainsi que j’étais devenue la femme de Kilyôn tandis qu’Orpa épousait Mahlôn. Mais nos maris n’ont pas tardé à mourir d’épuisement à leur tour. Et nous nous sommes retrouvées toutes les deux auprès de notre belle-mère. Noémi nous parlait souvent de son peuple, les fils d’Israël. Elle avait une grande admiration pour Sarah et Rebecca, pour Léa et Rachel qui avaient désiré si passionnément faire vivre leur peuple. Elle nous parlait de ce Dieu qui les avait choisis, qui les avait libérés de la servitude et les avait fait marcher, à travers le désert
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jusqu’à la terre qu’il leur avait promise. Et quand elle se tournait vers ce Dieu pour lui dire sa louange et lui exprimer ses désirs, j’avais pris l’habitude de joindre ma prière à la sienne. Un jour, elle nous a dit : « Il est temps pour moi d’aller rejoindre les miens. Vous autres, mes filles, rentrez chez vos parents. Je vous avais donné mes deux fils, je n’en ai pas d’autre. Chez vous, vous trouverez un mari et vous mettrez des enfants au monde. » Orpa a pleuré, car elle avait de l’affection pour Noémi. Elle l’a embrassée et elle est partie. Pour ma part, je me suis tournée vers ma belle-mère et je lui ai dit : « Où tu iras, j’irai moi aussi. Où tu habiteras, j’habiterai avec toi. Ton peuple sera mon peuple. Et je n’aurai pas d’autre Dieu que le tien. » Elle a eu beau insister, je n’ai pas voulu en démordre. J’éprouvais pour elle une telle tendresse que j’étais prête à tout pour qu’elle porte dans ses bras l’enfant qui assurerait à son mari défunt une descendance. Alors, par petites étapes, à la mesure de nos faibles forces, pendant bien des jours, nous avons marché en direction du soleil couchant. Il y a eu un grand émoi à Bethléem lorsqu’on a vu revenir Noémi avec l’étrangère que j’étais. Les femmes s’assemblèrent autour de nous et partagèrent notre deuil : « Ne m’appelez plus Noémi, (ma gracieuse), disait ma belle-mère, appelez-moi Mara, (amertume) car Dieu m’a amèrement traitée ! » En compagnie de ces femmes, nous nous sommes restaurées et aussitôt on nous trouva une petite maison dans le village. C’était la saison des orges. Dès le lendemain, dans un champ, tout proche de notre maison, voilà que des moissonneurs se rassemblent et affûtent leurs faucilles. Tout de suite, j’ai su ce que je devais faire. J’ai pris mon grand châle, j’ai dit au chef des moissonneurs qui j’étais et je lui ai demandé la permission de glaner entre les javelles. Vers midi, mon châle était déjà bien garni quand le propriétaire du champ, un homme mûr qu’on appelait Booz,
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vint contrôler les travaux. Pendant qu’il parlait avec son équipe de moissonneurs, je le voyais qui regardait vers moi. Puis il s’est approché. Je me suis prosternée, mais il m’a pris la main pour me relever et il m’a dit : « On m’a parlé de ce que tu as fait pour ta belle-mère. On m’a dit que tu as choisi de te joindre à notre peuple. Que Dieu te donne sa bénédiction. Écoute-moi donc : ne va pas glaner dans d’autres champs que les miens. Et quand tu auras soif, j’ai donné ordre à mes gens de te laisser boire à leurs cruches. » Lorsque l’heure de manger fut venue, il envoya un enfant pour me chercher et on m’invita à partager le pain et la sauce avec eux tous. Et je crois bien que, dans les dernières heures du jour, on s’arrangea pour que je rentre à la maison avec un châle et un tablier débordant d’épis. Quand, à la maison, j’ai fait le récit de ce qui m’était arrivé, aussitôt Noémi s’est écriée : « Béni soit le Dieu du ciel ! Sais-tu qui est Booz ? C’est un de nos racheteurs ! » Alors elle m’a expliqué la coutume de son peuple. Quand un cultivateur, pour payer ses dettes, avait dû vendre sa terre, son plus proche parent avait le devoir de venir à son secours. Il rachetait cette terre et il sauvait ainsi cette famille en la rétablissant chez elle. Et si le propriétaire avait dû se vendre comme esclave, son racheteur payait sa liberté. C’était si nouveau pour moi que je n’étais pas sûre de tout comprendre. Il me semblait aussi comprendre que ce parent sauveur s’engageait à protéger la veuve du débiteur malheureux. J’ai fait, cette année-là, toute la récolte derrière les moissonneurs de Booz. Après les orges, j’ai rapporté à la maison de grandes brassées de blé. Les servantes m’avaient adoptée et aucun des jeunes gens n’aurait osé me manquer de respect. Tous savaient que leur maître m’estimait. Quand vint le temps de battre les grains sur l’aire, Noémi me prit à part et elle me parla ainsi : « Voilà que Booz va travailler avec les
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siens pour recueillir ses grains jusque tard dans la soirée. Puis joyeux de la récolte, il mangera et il boira. Sais-tu, ma fille, ce que je ferais si j’étais à ta place. Je me laverais et je parfumerais mon corps. Je me vêtirais de mon manteau. Je verrais où il dort auprès du tas de blé. Je m’étendrais auprès le lui… » Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Je devinais la suite : « Je pourrais enfin avoir ce fils que je désire tant ! » J’étais sidérée de son audace. Comment osait-elle exprimer devant moi, avec tant de simplicité, ses désirs les plus secrets ? Si elle ne m’avait pas raconté si souvent les ruses de ses ancêtres pour faire naître et faire vivre le peuple promis par Dieu, j’aurais été scandalisée. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que j’avais aussi mes traditions. Quand je n’étais plus une petite fille, on avait osé me raconter l’histoire de la naissance de notre peuple de Moab. Quand Lot, le neveu d’Abraham avait fui la ville de Sodome, que sa femme avait été changée en statue de sel parce qu’elle avait regardé en arrière, il s’était réfugié dans une caverne avec ses deux filles. Le cataclysme qui avait détruit Sodome et Gomorrhe avait été si impressionnant qu’ils croyaient, tous les trois, être les derniers survivants de l’humanité. Alors, les filles s’étaient demandé comment elles auraient une descendance puisqu’il n’y avait plus d’autre homme que Lot. Elles avaient décidé de faire boire leur père et, dans son sommeil, deux nuits de suite, elles avaient couché avec lui à son insu. Et la tradition rapportait que l’aînée avait mis au monde Moab, l’ancêtre de notre peuple, pendant que la cadette avait eu pour fils Ben Ami, le père des Ammonites. Les plus hardies d’entre nous se racontaient cette histoire en riant. Mais nous avions tous et toutes un peu honte de cette origine douteuse. Non, Noémi, malgré toute la vénération que j’ai pour toi, je n’agirai pas à mon tour par la ruse. Non, je ne profiterai pas de l’ébriété de Booz pour le prendre par surprise. J’avais pour lui trop de respect. Déjà dans mon cœur, je l’appelais mon bien-aimé. Je
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saurais conquérir son amour et je sentais que cela était déjà bien commencé. Comme ma belle mère me l’avait conseillé, je me suis lavée, je me suis parfumée, je me suis revêtue d’un simple manteau. Et dans la nuit, je me suis approchée de l’aire de Booz. J’entendais les chants de la fête. Je restais dans l’obscurité jusqu’à ce que les hommes, rendus gais par le vin du banquet, s’étendent et s’endorment. Ils avaient réservé pour leur maître un coin isolé au pied du tas de paille. Quand j’ai entendu qu’il était endormi, je me suis approchée et je me suis étendue à ses pieds. Je n’ai pas réussi à trouver le sommeil : je pensais à lui, je pensais à ma curieuse destinée. Je questionnais le Dieu d’Israël pour comprendre où il me conduisait. Au milieu de la nuit, Booz s’est réveillé. À ses pieds, il a senti ma présence. Nous nous sommes assis et nous nous sommes souri. Il a commencé à me parler, mais c’était comme s’il continuait une conversation que chacun de nous avait commencée depuis longtemps dans le secret. Il m’a dit qu’il m’attendait sans le savoir. Je lui ai raconté le complot ourdi par Noémi et nous avons ri. Il m’a expliqué qu’en rachetant la terre d’Élimélek, mon beaupère, il avait bien l’intention de me racheter aussi et de sauver notre famille. Je me suis étendue à nouveau, il a refermé le manteau qui s’était entrouvert, et nous avons dormi à nouveau. Le matin, Booz a versé dans une étoffe six mesures d’orge. « Ne reviens pas les mains vides vers ta belle-mère » m’a-t-il dit en riant. Je n’ai pas eu de discours à faire à Noémi : la semence que je rapportais à la fin de cette nuit passée aux pieds de mon bienaimé était si pleine de promesse. Quelques jours plus tard, le conseil des dix sages nous convoqua à la porte du village. Il y avait là le cousin le plus proche d’Élimélek, cet homme qui avait la priorité pour racheter notre terre.
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Après avoir exposé notre situation, on demanda à cet homme quel était son projet : « Oui, j’achète ! » dit-il. Alors Booz prit la parole : « C’est bien ! Mais qui achète la terre, achète aussi la femme du mort ! » Sa parole était rude à entendre. Mais je devinais sa ruse. L’autre voyait bien que j’étais encore assez fraîche pour avoir des enfants. Il savait que les enfants qui naîtraient de moi ne seraient pas considérés comme les siens, mais comme ceux de mon mari défunt. Et, en même temps, il calculait que ces enfants auraient droit à une part de l’héritage. L’opération n’était plus à son avantage. Il réfléchit quelques minutes et, sans rien dire, il enleva sa sandale. Moi je n’ai pas compris ce que cela voulait dire. Booz m’a expliqué plus tard que c’était le geste de celui qui renonçait à prendre à sa charge la veuve de son parent. Celui qui devenait mon mari a alors pris la parole : « Tous, vous êtes témoins que j’acquiers tout ce qui appartenait à Élimélek. Et j’acquiers pour femme Ruth, la veuve de Mahlôn afin de relever le nom du défunt. » Et toute l’assemblée le proclama : « Nous en sommes témoins. La femme qui entre dans ta maison, que le Seigneur la rende comme Léa et Rachel qui ont construit la maison d’Israël. » À partir de ce jour, j’ai commencé à habiter avec Booz et nous avons connu un grand bonheur. Quand notre premier fils est né, nous l’avons appelé Obed, « serviteur » car nous désirions qu’il serve notre Dieu. Aussitôt, je l’ai déposé dans les bras de Noémi et les femmes de Bethléem ont dansé autour d’elle en chantant : « Un fils est né à Noémi. Béni soit le Seigneur qui a suscité pour elle un racheteur. » Et je pleurais de joie en les entendant chanter : « Ta belle-fille qui t’aime vaut mieux pour toi que sept fils. »
Anne, la mère de Samuel Encore une femme stérile Nous lisons l’histoire d’Anne et de Samuel aux premiers chapitres du premier livre de Samuel. C’est une période de transition qui nous est décrite. Première transition. Dans la longue série de femmes stériles dont nous parlent les premiers livres de la Bible, Anne est la dernière. C’était comme si Dieu avait voulu rappeler à l’humanité naissante la gratuité de la vie. On n’en a pas la maîtrise. On ne la fabrique pas, on la reçoit comme une création, toujours nouvelle et inattendue. Dieu continue à accompagner son peuple pour le faire naître à chaque génération nouvelle. Celui vers qui nous marchons reste notre origine. Le Nouveau Testament nous le rappellera en faisant naître Jean Baptiste d’une vieille femme stérile, Élisabeth. Et Marie, dans son Magnificat, reprendra le beau cantique chanté par Anne. Deuxième transition. À ce carrefour de l’histoire, quand approche le premier millénaire avant notre ère, Samuel sera celui qui donnera l’onction à deux rois, Saül puis David. La période des Juges avait été marquée par la discontinuité : quand le peuple oublie Dieu, il est opprimé, quand il crie vers Dieu, il re-
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çoit un libérateur. Pour qu’Israël trouve enfin, sur sa terre, le repos, l’unité et le bonheur, n’est-il pas temps qu’il se donne une structure étatique comme tous les autres peuples ? Mais n’est-ce pas un manque de confiance en ce Dieu qui a été jusqu’alors son seul roi ? « Il n’est pas surprenant que, paraissant se contredire luimême, Dieu accède au désir de son peuple. Comme un germe qui sort de terre, l’autonomie de l’homme ne cesse de sortir du sol biblique pour se rendre plus visible. En la personne du roi va se manifester la dignité redoutable de l’homme libre, capable de faire, sans entraves, et le bien et le mal » (Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, p. ). Sans bien le comprendre, Anne et Samuel sont les témoins de cette nouvelle naissance de l’homme à l’âge adulte. Comment ne pas être surpris aussi de l’audace avec laquelle cette femme décide, de sa propre initiative, de l’avenir du fils qui lui naîtra. Il est vrai que c’est dans la prière.
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uelle joie tu m’as donnée, Yahvé ! Et quelle force pour crier contre mes ennemis ! Tu as été pour moi comme un Roc sur lequel leurs flèches se sont brisées. Oui, les violents, tu les jettes à terre, et ceux qui chancelaient, tu les redresses. Voilà que tu régales les affamés, tandis qu’ils souffrent de la faim, les cumulards. La femme stérile enfante sept fois, et celle qui était féconde se flétrit… Yahvé ! Tu m’as relevée de la poussière et tu as redressé ma tête. J’ai souvent pensé à Rachel, notre ancêtre. Comme elle, j’ai vécu très tôt un grand amour. Comme elle, j’ai connu, pendant de longues années, l’angoisse de ne pas donner la vie. Comme elle, j’ai été visitée par le Dieu qui écoute le cri des pauvres. Tout avait si bien commencé. Elqana mon bien-aimé est, comme moi, originaire de la ville de Rama, en terre d’Éphraïm. Très tôt, nous nous sommes promis fidélité et nos parents ont accepté de nous accorder l’un à l’autre. Ce n’est qu’après dix ans de vie commune qu’il a fallu en convenir : notre union restait stérile. Elqana ne pouvait se résoudre à n’avoir pas de descendance. Il a pris Pennina pour deuxième épouse et elle n’a pas tardé à mettre des enfants au monde. Je crois bien qu’elle faisait exprès de m’humilier. Elle supportait mal la préférence que notre époux me manifestait, et elle prenait sa revanche comme elle le pouvait. Quand je l’entendais rire avec ses enfants, je ne pouvais m’empêcher de penser à Sarah qui n’avait pas supporté le rire d’Agar et d’Ismaël. Jamais je n’aurais demandé à mon époux de les chasser comme Sarah avait osé le faire ! Chaque année, nous montions au sanctuaire de Silo où se trouvait l’Arche d’Alliance. Pour ne pas fatiguer les enfants qui nous
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accompagnaient, notre pèlerinage durait deux jours. Elqana offrait un mouton en sacrifice de paix et il en distribuait les parts à chacun des siens. Il en donnait à Pennina autant qu’elle avait d’enfants. Cette année-là, comme il me voyait pleurer, il m’en donna double part. Mais rien ne pouvait me consoler. « Anne, est-ce que mon amour ne suffit pas à te rendre heureuse ? » me disait Elqana. Mon dépit était si grand qu’il m’était impossible de prendre part à ce repas. Je me levai et je courus me réfugier dans la cour du sanctuaire. Là je m’agenouillai et, dans le secret de ma prière, je criai à Dieu ma rancœur. Longtemps, je suis restée là à interroger le Seigneur. Je savais qu’il est le maître de la vie. Je savais son désir de nous voir devenir un peuple nombreux. Alors pourquoi ? Il voyait pourtant bien que je rendrais heureux les enfants qui naîtraient d’Elqana et de moi. « Mon premier-né, Seigneur, je te le donnerai. Il vivra à ton service. Il te sera consacré ! », ai-je alors crié du fond de mon cœur. Je pensais à Samson bien sûr. Sa mère n’était-elle pas stérile elle aussi ? Et cet enfant lui avait été donné à condition que le rasoir ne passe jamais sur sa tête. Et, pendant de nombreuses années, Samson avait protégé notre peuple des attaques des Philistins. Tandis que je déversais ainsi mon cœur devant Dieu et que mes larmes coulaient, je trouvais peu à peu la paix. Je ne m’étais pas rendu compte que, dans un coin de la cour, le prêtre Éli s’était assis à l’ombre et qu’il me regardait. Il voyait mes lèvres remuer, mais il n’entendait pas ma prière. J’ai sursauté quand soudain il a pris la parole : « Ce n’est pas ici qu’il faut venir cuver son vin ! » a-t-il crié. Je savais qu’Éli était un homme rude, mais j’avais un grand respect pour le prêtre de Yahvé. « Je n’ai pas bu de vin, mon seigneur. Je suis seulement venue ici pour déverser devant Dieu mon chagrin. » Éli m’a regardée quelques instants. Il ne s’est pas excusé. Il m’a seulement dit : « Va en paix et que le Dieu d’Israël t’accorde ce que tu lui as demandé. » Une
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grande joie m’a inondée. À l’instant, je savais que Dieu m’exauçait. Je suis retournée auprès des miens. J’ai mangé avec appétit la part qu’ils m’avaient réservée. Et quand, le lendemain, nous avons repris la route de Rama, je savais que j’étais enfin devenue « la gracieuse » comme mes parents m’avaient nommée. Quelques mois plus tard, mon ventre s’est arrondi. Et quand l’enfant est né, je l’ai appelé Samuel, car je l’avais « demandé » à Dieu. Pendant plusieurs années, je ne suis pas montée à Silo pour le sacrifice. J’avais trop peur que mon enfant souffre du voyage. C’est seulement quand il fut tout à fait capable de se nourrir lui-même, comme tous les hommes, que je commençai à lui expliquer quelle serait sa vie nouvelle. Et quand la date du sacrifice fut venue, il nous accompagna jusqu’au sanctuaire. J’avais fait part à Elqana de la promesse faite à Dieu et lui-même avait convenu avec Éli que Samuel vivrait chez Hofni, son fils aîné qui avait plusieurs enfants. Nous avons sacrifié un jeune taureau puis, après le repas rituel, nous avons accompagné Samuel jusqu’auprès du prêtre Éli. C’est moi qui ai pris la parole : « Te souviens-tu, mon Seigneur, de la femme qui priait dans cette cour, voilà quelques années ? Tu as souhaité que son vœu se réalise. C’était moi. J’ai obtenu de Dieu cet enfant. Et il vient maintenant s’offrir pour le service du sanctuaire. » Éli m’a alors promis que Dieu me donnerait d’autres enfants. Et, en effet, dans les années qui ont suivi, j’ai donné à Samuel trois frères et deux sœurs. Quand, chaque année, nous montions à Silo pour le sacrifice, j’apportais à Samuel une tunique de lin que j’avais tissée pour lui. Nous avons pris l’habitude de rester une journée de plus auprès du sanctuaire pour échanger des nouvelles. Samuel nous disait sa joie de servir auprès de l’Arche d’Alliance. Il s’était habitué à la rudesse d’Éli. Et bien vite il nous a fait comprendre que ce vieux prêtre avait bien du mal avec ses deux fils. Hofni et Pinhas sem-
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blaient, au long des années, avoir pris possession du sanctuaire comme s’il était leur propriété privée. Samuel nous racontait qu’ils se réservaient les meilleurs morceaux des bêtes offertes en sacrifice. Ils avaient engagé plusieurs serviteurs qui passaient, avec de longues fourchettes, et piquaient les viandes avant même que la graisse en ait été offerte à Dieu. Ce qu’il ne nous disait pas, mais dont la rumeur était parvenue jusqu’à Rama, c’est que ces deux prêtres avaient aussi pris l’habitude d’abuser des femmes qui campaient autour du sanctuaire. Samuel avait douze ans lorsqu’il m’a raconté sa rencontre avec Dieu. Il n’avait osé en faire le récit à toute la famille. « Une nuit, m’a-t-il dit, je dormais auprès de l’Arche. J’ai entendu qu’on m’appelait. J’ai couru auprès d’Éli et je lui ai dit : « Tu m’as appelé ? — Non, mon fils, je ne t’ai pas appelé. Retourne te coucher » m’a-t-il répondu. Une deuxième fois, j’ai entendu qu’on m’appelait par mon nom. Je savais Éli très fatigué. J’ai couru lui demander s’il avait besoin de moi. Quand cela s’est reproduit une troisième fois, il m’a dit : « Si on t’appelle encore, réponds : “Me voici, Seigneur, parle à ton serviteur !” Et c’est ce que j’ai fait. Et cette voix m’a annoncé que Dieu était las de la faiblesse d’Éli envers ses fils et qu’il avait décidé de les rejeter. Le matin, je n’osais pas parler de ce que j’avais entendu, mais Éli a exigé de connaître le message. Et quand je le lui ai annoncé, j’ai été surpris de l’entendre dire simplement : “Dieu a décidé. Que sa volonté se fasse.” » Les années ont passé et le malheur est venu à nouveau visiter notre peuple. Les Philistins qui habitent toute la région du Couchant sont devenus plus nombreux. Longtemps, nos chefs avaient réussi à nous en protéger. Mais, à nouveau, nous les avions vus surgir à l’époque des moissons. Plusieurs années de suite, ils ont pillé nos récoltes et nous avons connu la disette. Quand nous montions à Silo, nous n’avions pas besoin de raconter notre mal-
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heur à Samuel. Il était très informé : c’était vers lui maintenant que montaient les plaintes du peuple. C’était lui désormais le voyant que l’on venait consulter. À nous, sa famille, il ne disait pas autre chose qu’aux autres : « Pourquoi Dieu protégerait-il ce peuple ? Qu’avons-nous fait de la Loi qu’il nous a donnée par Moïse ? Notre Dieu n’a rien oublié de ses promesses. Il attend seulement que nous nous souvenions de lui et de l’amour qu’il nous porte. » On écoutait Samuel. Mais les tribus d’Israël étaient encore trop divisées pour réaliser un front commun contre les Philistins. Nos parents nous avaient fait le récit de ce que leurs propres parents leur avaient raconté. Un grave conflit avait déchiré notre peuple. Un lévite avait fait halte un soir dans la ville de Guivéa en terre de Benjamin. Il fut agressé par des habitants qui voulaient abuser de lui. Il leur livra son épouse et ils la tuèrent. Alors ce lévite coupa le corps de son épouse en douze morceaux qu’il envoya à toutes les tribus pour les appeler à une action punitive contre la tribu de Benjamin. La guerre fut sanglante. L’Arche se trouvait alors au sanctuaire de Béthel et les voyants avaient encouragé cette expédition punitive qui laissa bien des plaies dans notre peuple. Les chefs des diverses tribus réussirent tout de même à constituer une armée qui marcha contre les Philistins. Mais ce fut un désastre et beaucoup des nôtres périrent dans la bataille. On prit alors une décision inattendue. Hofni et Pinhas furent chargés de placer l’Arche d’Alliance sur un chariot attelé à deux bœufs et de l’accompagner jusqu’au camp de notre armée. Samuel n’était pas du voyage. Je n’eus pas l’occasion d’en parler avec lui. Mais je le connaissais assez bien pour deviner ce qu’il pensait. Voilà qu’on s’imaginait qu’on pouvait mettre la main sur Dieu et se servir de lui pour faire réussir nos projets. Il aurait certainement été plus urgent de convertir nos cœurs et de rechercher sa volonté.
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Ce fut en effet la catastrophe. La victoire des Philistins fut complète. Beaucoup des nôtres trouvèrent la mort, dont Hofni et Pinhas. L’Arche d’Alliance tomba aux mains des Philistins. Quand un messager parvint à Silo pour annoncer la nouvelle, le saisissement d’Éli fut tel qu’il tomba sur le sol et y mourut. Et c’est ainsi que disparut le sanctuaire de Silo. L’Arche se trouve maintenant à Qiryath-Yéarim, dans la maison d’Avinadav. Samuel est revenu s’établir à Rama où il a fondé une famille. Il y a construit un autel et les Israélites viennent de loin pour y sacrifier et interroger Samuel qu’ils considèrent désormais comme leur juge. Le temps a passé et je suis maintenant devenue une vieille femme. Voilà une vingtaine d’années, je m’en souviens, Samuel avait convoqué des représentants des douze tribus au village de Miçpa, non loin de chez nous. Avec Elqana, nous nous y sommes rendus. Ce rassemblement dura plusieurs jours. Samuel s’adressait à la foule des participants, les implorant de rejeter les Baals et les Astartés dont ils portaient les effigies, mais qui n’étaient que des illusions. Il leur demandait s’ils voulaient s’engager à nouveau à suivre la Loi du Seigneur. La foule criait son adhésion et acclamait le Seigneur. Samuel les aspergea alors avec l’eau de la purification et il offrit un agneau de lait qui fut intégralement brûlé. Le lendemain matin, on apprenait que l’armée des Philistins était en marche vers notre campement. Pendant que nous priions autour de Samuel, nos hommes d’armes se portèrent contre eux et les chassèrent jusque dans leurs villes. Voilà quelques jours, nous avons vécu un nouvel événement dont nos fils se souviendront. Les Anciens des tribus d’Israël sont venus trouver Samuel. Je me suis mêlée à la foule et j’ai bien entendu tout ce qui se disait. Ils demandaient à Samuel de désigner un roi qui les jugerait et qui se mettrait à leur tête pour vaincre nos ennemis. « Tous les peuples de la terre ont un roi. Et pour-
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quoi pas nous ? » disaient-ils. J’ai bien vu que cette demande chagrinait Samuel. Il comprenait que ce n’était pas lui qu’on rejetait. Mais n’était-ce pas en Dieu que nous manquions de confiance ? Tous les peuples ont un roi, mais justement, nous ne sommes pas un peuple comme les autres qui se reposent sur la force des armes et des chars de guerre. N’est-ce pas notre Dieu qui est notre roi ? Samuel est resté un long temps en silence. J’ai compris qu’il priait. Puis il a pris la parole : « Je crois que Dieu entend votre plainte. Il va vous donner un roi. Mais je dois maintenant vous prévenir. Celui qui régnera sur vous prendra vos fils pour en faire ses serviteurs et ses hommes d’armes. Il prendra vos filles pour le service de ses femmes. Il choisira les meilleures terres pour y planter ses vignes. Il prendra vos ânes pour labourer ses terres. Il lèvera sur vous des impôts sans attendre votre accord. S’il vous réduit à la famine, vous crierez vers Dieu. Mais il ne fera rien pour vous, car c’est vous qui aurez choisi de vous soumettre à un roi, comme les autres nations de la terre. » Je crois que Samuel mettait un peu de malice à décrire tout le mal que nous ferait notre futur roi. Ce sont nos descendants qui jugeront.
Bethsabée, mère de Salomon David, amoureux Ce sont les deux Livres de Samuel qui nous racontent l’histoire de David. Ils véhiculent notamment des traditions pas tellement éloignées des événements relatés. Cependant le but de ces récits n’est pas tant l’exactitude historique que l’éloge de la fidélité de Dieu. Ils nous parlent du petit berger de Bethléem qui reçoit l’onction de Samuel. Devenu jeune soldat dans l’armée de Saül, il est bientôt poursuivi par la jalousie du roi et il devient chef d’une bande armée. À la mort de Saül, il est couronné roi de la tribu de Juda à Hébron où il exerce le pouvoir pendant sept ans. Puis il conquiert Jérusalem où il régnera sur tous les fils d’Israël pendant trente-trois ans. Bethsabée est la quatrième des femmes nommées par l’évangile de Matthieu parmi les ancêtres de Jésus : « la femme d’Urie » (Matthieu , ). Elle aurait pu nous parler du chef de guerre ou de l’homme politique que fut David. Elle aurait pu aussi nous faire apprécier le poète et le musicien qu’il semble avoir été. On comprend qu’elle préfère nous parler de sa vie domestique qui fut bien compliquée, source de bonheur, mais aussi de bien des souffrances.
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Le lecteur peut être surpris d’apprendre qu’à Hébron, David eut sept femmes ( Samuel , -) qui lui donnèrent six fils ( Samuel , -) et qu’arrivé à Jérusalem, il prit encore plusieurs femmes et concubines qui lui donnèrent onze autres enfants ( Samuel , -). Tous les rois de la région étaient entourés d’un harem. Si la société palestinienne évolue, au long des siècles, vers la monogamie, il semble bien qu’une exception soit faite pour le roi. Le Deutéronome, écrit plus tard, édicte une loi particulière pour le roi : « Il ne devra pas posséder un grand nombre de chevaux… ce serait retourner en Égypte. Il ne devra pas non plus avoir un grand nombre de femmes et dévoyer son cœur. Quant à l’argent et à l’or, il ne devra pas en avoir trop » (, -). Mais qu’appelle-t-on « un trop grand nombre de femmes » ? Ce qui est remarquable avec David, c’est que, dans les situations inextricables où le met cette abondance de femmes et d’enfants, il se révèle un homme de cœur, soucieux de justice et toujours prêt à pardonner. Et, surtout, il semble ne jamais douter que, dans ces situations de bonheur ou de souffrance, Dieu ne l’abandonne jamais et lui propose un chemin d’humanisation.
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ne femme parfaite, qui la trouvera ? Elle a plus de prix qu’une perle ! En elle se confie le cœur de son mari et comme il a de la chance ! Tous les jours de sa vie, elle fait son bonheur. D’une main allègre, elle travaille la laine et le lin. Comme un vaisseau marchand, de loin, elle amène les vivres de sa maison. Levée tôt chaque matin, elle distribue à chacun sa nourriture. Du produit de ses mains, elle achète une terre et y plante une vigne. Hardiment elle retrousse ses manches et se met au travail. Sa maisonnée ne craint pas la neige, car tous portent double vêtement. Aux portes de la ville, son mari est considéré et il siège parmi les anciens. Elle est revêtue de force et de dignité ! Comme elle se rit de l’avenir ! Ses fils se lèvent, dans l’assemblée, pour la proclamer bienheureuse : Nombre de femmes ont accompli des exploits, mais toi, tu les surpasses toutes ! La grâce est trompeuse, vaine la beauté ! La femme sage, voilà celle qu’il faut vanter ! Salomon, mon fils, le nouveau roi, m’a apporté hier ce beau poème qu’il a écrit avec l’aide de ses scribes. C’est un bel éloge. Je serais bien tentée de m’enorgueillir si je ne gardais, pour le reste de ma vie, le souvenir de la mort de Urie, mon premier mari.
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On l’appelait le Hittite, car il s’était illustré dans une guerre menée contre ce peuple ennemi. C’était un homme d’honneur qui aimait son métier de soldat. Nos parents nous avaient accordés l’un à l’autre et je l’aimais. L’année qui suivit notre mariage, Urie partit en campagne contre les Ammonites. Un jour, on frappa à ma porte : le roi David me faisait dire qu’il désirait ma visite. Je ne savais quel service il voulait me confier pour sa maison qui était toute proche de la nôtre. Je fis une longue toilette et je me présentai au palais. On me fit aussitôt entrer dans l’appartement du roi. Il ne me traita pas en servante comme je m’y attendais. Nous avons vite parlé en confiance. En peu de temps, je sus que je me trouvais séduite. Il était beau, sa parole était douce… et c’était le roi. Ce n’est que bien plus tard qu’on me le raconta : de sa terrasse, il m’avait vue, quelques jours plus tôt, alors que je prenais mon bain de purification dans notre jardin. Plusieurs fois, il me fit revenir auprès de lui. Or arriva ce qui devait arriver. Je fis savoir à David qu’un enfant allait naître de notre union. David tenta d’abord la ruse. Il fit convoquer Urie pour qu’il lui parle de la situation de notre armée. Mais le soir, Urie refusa de venir se reposer à la maison comme le roi l’y invitait : « L’arche de Dieu et toute son armée campent sous des huttes. Et pendant ce temps, j’irais dormir avec ma femme ? » On le renvoya donc au front. Quelques jours plus tard, on vint m’annoncer qu’il était tombé dans une embuscade que les Ammonites avaient dressée contre notre armée. J’éprouvai une grande douleur car je l’aimais, et pourtant je l’avais trompé. Quand ma peine fut un peu apaisée, David me fit chercher, il m’établit chez lui et je donnai naissance à un petit garçon. C’est David lui-même qui m’a raconté ce qui s’était réellement passé. En même temps que la gravité de sa faute, il me fit découvrir le poids de sa douleur et la profondeur de sa foi. Il était directement responsable de la mort d’Urie. C’est lui qui avait donné l’ordre secret qu’il soit placé en position d’être tué par
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l’ennemi. Sa passion était si grande à mon égard qu’il en était aveuglé : il n’avait pas conscience alors de son crime. Or, quelques jours plus tard, me racontait-il, le prophète Nathan était venu le trouver. Il lui avait rapporté un fait divers. Dans une ville du Royaume, il y avait un riche et un pauvre. Le riche avait de grands troupeaux et le pauvre n’avait qu’une petite brebis qu’il nourrissait avec amour, comme si elle était sa fille. Un hôte arriva chez le riche ; ce dernier, au lieu de prendre une brebis de son troupeau, s’empara de celle du pauvre, la tua et l’apprêta pour son hôte. David me disait que, pris de colère, il s’était écrié : « Cet homme mérite la mort ! » Nathan l’avait alors regardé dans les yeux et lui avait dit lentement : « C’est toi cet homme ! » C’est en pleurant que David me faisait ce récit. Lui qui avait un si grand désir de justice, il était bouleversé de découvrir à quel point son cœur pouvait perdre toute sagesse et prendre de telles décisions de violence. Et, en même temps, je découvrais la confiance immense qu’il avait en Dieu : il savait Dieu capable de lui donner le pardon et de le faire revivre. Il en avait même la certitude : notre amour, qui l’avait poussé à un tel crime, Dieu ne le condamnait pas et il le bénirait. Ainsi, je commençais à découvrir l’humilité de ce roi, mon bien-aimé, et le secret de sa force. Nathan, avant de quitter David, lui avait annoncé que notre enfant ne vivrait pas. On n’avait pas osé me le dire. Mais je le compris, quand il tomba malade et que je vis David prendre le deuil. Là encore il m’étonna. Tant que dura cette maladie, David refusa de manger, il suppliait Dieu longuement et il dormait sur le sol. Quand l’enfant mourut, David se lava le visage, il parfuma son corps, et après avoir prié auprès de l’Arche d’Alliance, il demanda qu’on lui servît son repas. Comme, dans mes larmes, je m’étonnai de son comportement, il me dit : « Tant que l’enfant vivait, j’espérais que Dieu aurait pitié de nous et le guérirait. Puisqu’il est mort, nous ne le ferons pas revenir. C’est nous qui allons vers lui. »
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Dans la maison du roi, la vie était un peu compliquée. David avait eu déjà de nombreuses femmes. Certaines étaient restées à Hébron. D’autres résidaient dans la ville de Jérusalem. Plusieurs avaient leur appartement dans le palais avec leurs enfants. La première avait été Mikal. C’était la fille de Saül. Elle était devenue amoureuse du jeune David quand il faisait partie de l’armée royale et qu’il avait tué le géant Goliath. En faisant de lui son gendre, Saül avait vu là une bonne occasion de contrôler ce jeune homme qu’il percevait comme un rival. Comme dot, il avait demandé que David lui apporte cent prépuces de Philistins. On raconte que David qui n’avait pas l’habitude de lésiner lui en avait compté deux cents. Quelques mois plus tard, Saül avait envoyé des sbires pour assassiner David. Mikal avait fait sortir son mari par la fenêtre et elle avait placé dans le lit une idole, qui traînait là on ne sait pourquoi, et qui avait reçu les coups de poignard destinés à David. Pour se venger, Saül avait enlevé Mikal et l’avait donnée en mariage à un autre. C’est quand David avait commencé à régner à Hébron qu’il l’avait fait chercher. Mikal n’a pas donné d’enfant à David. Parmi toutes les épouses du roi, il n’y en a que deux qui sont filles de roi. Maaka est la fille du roi de Gueshour ; elle est la mère d’Absalon. Et puis Mikal qui est la fille de Saül et on ne risque pas de l’oublier : elle ne manque aucune occasion de nous rappeler que nous sommes d’origine modeste. Certains disent que sa vanité serait la cause de sa stérilité. Quand, voilà quelques années, David avait fait la conquête de Jérusalem et qu’il y avait établi sa demeure, il avait aussitôt décidé d’y faire monter l’Arche d’Alliance. Je n’étais pas encore mariée avec Urie et je me souviens qu’avec mes amies, nous étions à la fête. Toute l’armée royale ouvrait le cortège. Venaient ensuite les dignitaires de la cour, vêtus de leurs plus beaux atours. Ils étaient suivis des joueurs de toutes sortes d’instruments de musique. Puis venait l’Arche d’Alliance, sur un chariot de cèdre tiré par deux bœufs
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et entourée de prêtres vêtus de blanc. Mais, devant l’Arche… Étaitce possible ? Un jeune homme vêtu d’un simple pagne autour des reins. Pieds nus dans la poussière, il dansait. S’accompagnant d’un petit luth de berger, il tournoyait en lançant des cris de joie, il acclamait son Dieu à pleins poumons. C’était le roi David, notre jeune roi, qui criait son enthousiasme sans mesure. Inutile de vous dire que, pour moi et mes amies, c’était le plus beau de la fête. Quand l’Arche a été déposée dans la tente où elle devait résider parmi nous, et que David eut offert, devant elle, un sacrifice de paix, il a fait distribuer à tout le peuple des galettes et des gâteaux de dattes et de raisins secs. Et nous avons poursuivi la fête dans nos maisons. La suite, toute la ville se l’est racontée dans les jours qui ont suivi. Mikal avait assisté à cette fête de sa fenêtre pour ne pas se mêler au peuple. On raconte que, le soir, elle aurait dit à David : « Voilà un roi qui s’est vraiment fait honneur en se dénudant devant ses servantes et ses esclaves ! » Et David lui aurait répondu : « Voilà un roi en effet qui a voulu faire honneur à son Dieu de qui il a tout reçu. Et je crois bien qu’il est plus honoré, dans le cœur de ses servantes et de ses esclaves, que ne l’était ton père Saül ! » Autant mes relations avec Mikal sont froides, autant une grande amitié m’a liée avec Abigaïl jusqu’à la fin de sa vie. C’est quand David vivait comme un proscrit, poursuivi par la haine de Saül, qu’il avait fait d’elle sa femme. Bien des fois, elle m’a raconté son aventure et ce récit contribuait à faire grandir notre amour commun pour le roi. « J’étais alors la femme de Naval, un riche propriétaire qui faisait paître de grands troupeaux aux confins du pays d’Édom. On parlait beaucoup, à l’époque, du conflit qui avait éclaté entre le roi Saül et David, ce jeune chef de guerre qui avait tué Goliath. Nos bergers nous racontaient que David, avec plusieurs centaines d’hommes armés, circulait dans notre contrée. Plusieurs fois, il était intervenu
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pour protéger nos biens contre les incursions étrangères. Un jour où nous faisions la tonte, David avait envoyé un groupe de jeunes gens qui proposait la paix et nous demandait une aide alimentaire pour sa troupe. Naval, qui portait bien son nom qui veut dire “insensé”, les avait renvoyés avec des injures. On est venu me rapporter l’affaire et j’ai tout de suite compris le danger. Sur des ânes, j’ai fait charger deux cents pains, deux outres de vin, cinq mesures de grains grillés et deux cents gâteaux de figues. Notre caravane a bientôt rencontré une armée décidée à faire justice. Je me suis jetée aux pieds de David et j’ai apaisé sa colère. “Je sais que tu es l’élu de Dieu”, lui disais-je. Revenue à la maison, j’ai trouvé Naval complètement ivre. Le lendemain, quand je lui ai raconté ce qui s’était passé, son saisissement fut tel qu’il mourut en peu de jours. Quelques semaines plus tard, David envoyait ses jeunes gens pour me demander si j’acceptais d’épouser leur chef. » Dans les dernières années de son règne, c’est avec ses fils que David a eu le plus de mal. Il les aimait tant qu’il n’avait pas le courage de les punir. Amnon était l’aîné. Or il s’éprit de Tamar qui est la sœur d’Absalon. Il fit semblant d’être malade et il demanda que Tamar vienne dans sa chambre pour le soigner. C’est alors qu’il la viola. Absalon furieux le tua et s’enfuit à Gueshour, dans la famille de sa mère. Il y resta trois ans. Rappelé par David qui lui avait pardonné, Absalon commença aussitôt à comploter contre le roi. Il se gagna de nombreux amis en leur faisant des promesses. Il se déplaçait dans un char précédé de cinquante guerriers. Son arrogance ne cessait de croître. Et, un jour, on annonça au roi : « Ton fils s’est fait proclamer roi à Hébron. Plusieurs de tes conseillers se sont ralliés à lui. Défendons Jérusalem avant qu’il s’en empare ! » Mais David savait que, si Absalon s’emparait de la ville par la force, on ne pourrait éviter le pillage et les massacres. Avec tout son entourage et toute l’armée qui lui était restée fidèle, il prit la route du Levant.
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Avec les enfants, nous les femmes, nous étions restées au palais. Absalon nous y rejoignit et, par bravade, il alla vers les concubines du roi. On nous raconta plus tard que David montait à pied la colline des Oliviers en pleurant. Un homme de la famille de Saül se mit alors à marcher à côté de lui en l’injuriant et en lui lançant des pierres. Les gardes du roi voulaient l’abattre, mais il leur dit : « Peutêtre Dieu lui a-t-il dit de me maudire, laissez-le. Si mon fils en veut à ma vie, à plus forte raison cet homme peut-il m’en vouloir. » La bataille contre les troupes d’Absalon eut lieu dans une forêt. David avait donné l’ordre qu’on épargne la vie de son fils. Mais Absalon avait une grande chevelure qui se prit dans les branches d’un arbre ; tandis que sa mule poursuivait sa course, il resta là suspendu et il fut transpercé par une lance. Quand la nouvelle en parvint à David, il rentra dans la ville en pleurant et chacun s’en retourna chez soi, honteux : c’était comme si la victoire s’était transformée en défaite. David m’avait promis que mon fils Salomon lui succéderait. Adonias qui était plus âgé que mon fils a essayé de se faire couronner. Mais, avec l’aide du prophète Nathan, j’ai défendu auprès de David la cause de Salomon qui règne maintenant sur tous les fils d’Israël. Nous avons dû ruser, mais je crois vraiment que mon fils est le plus apte à méditer la parole de notre Dieu et à lui construire un Temple.
La Shounamite Les cycles d’Élie et d’Élisée Nous sommes au IXe siècle avant notre ère. À la mort de Salomon, en , son royaume s’est brisé en deux. Au sud, le royaume de Juda autour de Jérusalem et de son Temple. Les rois en sont tous descendants de David. Au nord, le Royaume d’Israël autour de Samarie et de ses lieux de culte divers. Plusieurs dynasties s’y succèdent, au gré des guerres et des coups d’état. Ce royaume du Nord tombera sous les coups des Assyriens, en , tandis que celui du Sud sera détruit par les Babyloniens, en . Cette histoire nous est racontée par le Livre des Rois qui, par commodité, a été divisé en deux livres. Les auteurs de ce Livre veulent avant tout ranimer la foi en l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes. Sa volonté est l’unité du peuple autour de la dynastie davidique, ainsi que la pureté du culte qui lui est rendu au Temple de Jérusalem. Tandis que les jugements portés sur les rois de Juda dépendent de leur fidélité à ce programme, le livre des Rois est sévère à l’égard de tous les rois d’Israël qui se sont tous laissé contaminer par des cultes étrangers. Tout ce que va nous raconter la Shounamite se passe dans le royaume d’Israël. Shounem est une petite ville située à cinquante kilomètres au nord de Samarie, à proximité du mont
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Carmel. Elle nous parlera souvent des « prophètes ». Dans le livre des Rois, on trouve en effet douze fois l’expression de « fils des prophètes » qui désigne les membres de groupes, sortes de confréries prophétiques, telles le groupe que Samuel avait rencontré autrefois à Guivéa ( Samuel , ). « Ils résident en bordure des villes. Ils ne vivent pas en communauté : chacun a sa famille, sa maison et ses champs. Ils se réunissent plus ou moins régulièrement, spécialement quand Élisée vient les visiter ; ils mangent alors ensemble » (Cahier Évangile no , p. ). Les grandes figures d’Élie et d’Élisée dominent l’histoire religieuse de ce IXe siècle. Sur chacun d’eux des recueils d’actes merveilleux se sont constitués, bien des années plus tard, avec parfois des doublets. Ainsi, on nous raconte qu’Élie multiplie l’huile et le pain d’une veuve à Sarepta ( Rois , -) tandis qu’Élisée réalise un miracle analogue pour la veuve de Shounem ( Rois , -). Élie rend la vie au fils de la veuve de Sarepta ( Rois , ) ; et on nous racontera, en Rois , -, qu’Élisée accorde le même bienfait à une autre femme de Shounem. Il semble que le récit concernant Élie soit une reprise plus religieuse de celui concernant Élisée qui est davantage marqué de merveilleux et de magie. On peut supposer qu’Élisée était le héros de ces faits, mais qu’on les a attribués ensuite à Élie pour en faire un récit plus édifiant. Et les rédacteurs définitifs transmettent les deux versions. Cette évolution rédactionnelle nous acheminerait vers les grands prophètes du VIIIe siècle qui ne feront pas de miracles.
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zias, mon mari, faisait partie du groupe de prophètes qui se réunissent en notre ville de Shounem. Voilà plus de vingt ans qu’il est mort alors que notre petit Joyakin n’avait que quelques années. Ce n’était pas facile d’être prophète de Yahvé au temps du roi Akhab. La reine Jézabel, qui était originaire de Phénicie, avait fait dresser à Izréel une statue de Baal, elle avait fait venir de Sidon des prêtres et des prophètes de cette divinité. Le peuple, sans vraiment abandonner le Seigneur, s’était laissé entraîner dans ce culte étranger : c’était tellement plus sûr d’être sous la protection de deux divinités ! Devant l’hostilité de Jézabel, beaucoup de nos prophètes avaient dû fuir. Avec Ozias, nous nous étions cachés dans des grottes pour échapper à la police du roi. Nous avions parfois la visite d’Élie, le grand prophète, originaire de Tishbé, en terre de Galaad. Il m’impressionnait comme jamais aucun homme ne l’avait fait. Sa grande taille accentuait sa maigreur. On ne pouvait croiser son regard sans le sentir habité par l’amour jaloux de notre Dieu. Quand il participait à l’assemblée des prophètes, je restais à distance, mais je percevais les éclats de sa colère. Un jour, il est passé et il a entraîné Ozias et ses compagnons pour une grande assemblée qui devait se tenir sur le mont Carmel. À sa demande, le roi avait convoqué là tous les prophètes de Baal. Élie avait décidé de les provoquer, au risque de sa vie. La nouvelle s’en était répandue et une foule d’hommes s’était rassemblée. On comprenait que ce n’était pas la place des femmes, car de grandes violences étaient à prévoir. C’était à la vie et à la mort que le combat allait s’engager. Vous devinez l’angoisse dans laquelle nous avons vécu, nous les femmes qui étions restées à Shounem.
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Bien des fois, Ozias m’a raconté ce qui s’était alors passé. Élie s’était adressé à la foule : « Combien de temps allez-vous boiter en vous appuyant sur deux béquilles ? Si c’est le Seigneur qui est Dieu, suivez-le ! Si c’est Baal, suivez-le ! » Mais le peuple avait gardé le silence : ils n’osaient pas choisir. Élie avait alors demandé aux prophètes de Baal de dresser un autel, d’immoler un taurillon, mais de laisser à leur dieu le soin d’y mettre le feu. Après tout, ils affirmaient bien que Baal est le dieu de l’orage ! Ils se sont exécutés et ils ont commencé à implorer leur divinité, mais rien ne se produisait. Élie se moquait d’eux : « Criez plus fort ! Il doit dormir ! Ou bien, il est peut-être parti en voyage ! » Comme ils en avaient la coutume, ils se sont mis à se taillader les joues et ils avaient le visage en sang, mais rien n’y a fait. Alors, comme le soir approchait, Élie a rassemblé le peuple autour de lui, il a dressé un autel avec douze pierres et il l’a entouré d’un fossé. Il y a posé du bois, puis le taurillon qu’il avait immolé. Sur le sacrifice ainsi préparé, il a demandé que l’on verse douze jarres d’eau. Le fossé en a été rempli. Après un temps de prière silencieuse, Élie a crié : « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, révèle-toi à ton peuple ! Tourne vers toi le cœur de tes enfants ! » La foudre alors est tombée. Le feu a consumé la victime, et l’eau, et les pierres de l’autel. D’un seul élan, la foule s’est précipitée sur les prophètes de Baal et pas un n’a échappé au massacre. Élie a dû immédiatement fuir le royaume d’Israël. Jézabel était furieuse. Sa colère s’est tournée contre nous. Il nous a fallu à nouveau nous réfugier dans nos cavernes. Si nous avons réussi à survivre, c’est grâce à Ovadyahou, le chef du palais du roi, qui, en secret, était acquis à la cause du vrai Dieu. Il venait la nuit nous apporter du pain et de l’eau. C’est alors qu’Ozias est tombé malade et nous n’avons rien pu faire pour le sauver. Nous l’avons enterré en secret. Quand nous
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avons pu regagner nos maisons, je me suis organisée pour survivre avec un petit troupeau de chèvres et quelques oliviers que nous avions plantés avec mon mari. Malheureusement, pendant plusieurs années, la pluie n’est pas venue sur notre pays. Les prophètes parlaient d’une punition divine. Je ne parvenais pas à comprendre, pour mon compte, que Dieu fasse payer aux pauvres les fautes de leurs chefs. Avec Joyakin, nous nous efforcions de ne manger que le minimum. Nous avions vendu les chèvres une à une. Mais elles étaient si maigres que nous n’en avions pas tiré beaucoup d’argent. Le jour est venu où nous sommes arrivés au bout de nos réserves. J’ai demandé à mon fils de se mettre en prière. Je suis partie dans la campagne pour ramasser quelques branches mortes afin de préparer notre dernier repas. C’est alors qu’un jeune homme est venu vers moi. Je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce jour. Il avait l’apparence d’un paysan, dont les bras étaient musclés et la peau tannée par le soleil. Mais j’ai tout de suite vu qu’il était prêt à défaillir. Certainement, il avait fait une longue route et il était au bout de ses forces. « Veux-tu me chercher une cruche d’eau » m’a-t-il dit. Comme je m’apprêtais à courir vers la maison, il a ajouté : « Et puis donne-moi aussi un peu de pain. » J’ai éprouvé alors un sentiment de désolation : « Nous n’avons plus rien, mon seigneur. Aussi vrai que notre Dieu est vivant, je ramassais un peu de bois pour faire cuire notre dernière réserve de farine et d’huile. Et, avec mon fils, nous mourrons. » Il m’a regardée longuement. Et il m’a dit : « Fais confiance à ce Dieu en qui tu crois. Fais-moi cuire un petit pain et, après, tu mangeras avec ton fils. Et vous vivrez de longues années. » J’ai fait comme il avait dit. À trois, nous avons partagé nos derniers restes. Il nous a aussitôt quittés. Le soir, notre pot de farine et notre jarre d’huile avaient été remplis. Le lendemain, j’ai compris ce qui s’était passé. Le nom de ce jeune homme était Élisée. Il avait tout quitté pour se mettre au
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service du prophète Élie. Ce dernier, avant d’être enlevé auprès de Dieu, avait jeté sur lui son manteau et il lui avait transmis son esprit. Après avoir partagé avec nous ce repas qui risquait d’être le dernier, il avait rejoint les prophètes de Shounem. Il leur avait reproché la grande détresse dans laquelle ils nous avaient laissés. Et depuis ce jour, malgré la sécheresse, nous n’avons plus jamais manqué. Élisée a été rejoint par son serviteur Guéhazi. Avec Joyakin, nous avons eu l’idée de lui construire une petite chambre sur la terrasse de notre maison. Et, quand il était de passage à Shounem, c’est chez nous qu’il logeait avec son serviteur. Le temps a passé. Joyakin était dans sa douzième année ; il était toute ma joie. Un jour, il est parti chez des voisins pour les aider à la moisson. Quand il est revenu le soir, il était fiévreux et il se plaignait de sa tête. Le lendemain, au lever, je l’ai trouvé inerte sur sa couche ; il semblait ne plus m’entendre. Je n’ai pas hésité. Je l’ai confié à une voisine. Et je suis partie. Une journée et une nuit, j’ai couru sur le chemin. Je savais qu’Élisée résidait sur le mont Carmel. À bout de force, je me suis jetée à ses pieds et je lui ai raconté la maladie de mon fils. « Souviens-toi, Élisée. Tu nous l’as promis : Joyakin et moi, nous vivrons de longues années. Ton Dieu reprendrait-il sa parole ? » Aussitôt, il a dit à Guéhazi, son serviteur : « Mets ta ceinture. Cours à Shounem. Pose mon bâton sur le corps du jeune homme et il reprendra vie. » Mais pendant que Guéhazi s’élançait, je restai là, à genoux devant Élisée, et je lui dis : « Je ne te lâcherai pas avant que tu sois venu toi-même pour nous sauver. » Il accepta alors de m’accompagner. Après une journée de marche, Guéhazi revenait vers nous : il avait posé le bâton sur Joyakin et rien ne s’était passé. Quelques heures plus tard, nous l’avons en effet trouvé sur son lit, inerte et froid. Élisée entra dans la chambre. Il se coucha sur l’enfant qui était comme mort. Il mit sa bouche sur sa bouche, les yeux sur ses yeux
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et les mains sur ses mains. Et là, il invoquait longuement l’Esprit de notre Dieu. Plusieurs fois, il se leva et il marcha de long en large pour se réchauffer. Je lui donnais quelque chose à manger. Et il se remettait sur l’enfant. Et moi, je criais vers Dieu toute ma détresse. Alors Joyakin éternua, et puis encore six autres fois et il ouvrit les yeux. Élisée le fit se lever : « Voilà ton fils vivant. Dieu te le donne à nouveau. Prends bien soin de lui », me dit-il. C’est à partir de ce jour que mon fils s’est mis à l’école des prophètes de Shounem. Dans les années qui ont suivi, nous avons eu parfois la visite de Guéhazi. Quand son maître l’envoyait en mission dans notre région, il savait qu’il serait bien accueilli à la maison. Nous en profitions pour lui faire raconter ce qu’il vivait avec Élisée. Il prenait beaucoup de plaisir à nous faire le récit des prodiges que réalisait son maître. Avec Joyakin, nous riions, car on voyait bien qu’il s’en faisait gloire lui-même. Un jour, il est arrivé chez nous avec des taches blanches sur le visage, comme s’il était atteint de la lèpre. Il ne faisait plus le fier. Et c’est par bribes que nous avons réussi à lui faire raconter ce qu’il avait alors vécu. Quelques semaines plus tôt, on avait vu arriver à Samarie, en grand équipage, une délégation du roi d’Aram. C’était le chef de l’armée araméenne, un nommé Naaman qui était atteint de la lèpre. Il portait une lettre de son roi qui demandait qu’on le guérisse de sa lèpre. Il apportait avec lui une très grande somme d’argent et des vêtements de luxe. Toute la ville racontait que notre roi s’était affolé : on lui cherchait querelle, disait-il. Il n’était ni médecin ni magicien ! C’est alors qu’Élisée lui avait fait dire : « Ne sais-tu donc pas qu’il y a un prophète en Israël ? Qu’attends-tu pour m’envoyer cet homme ? » Et de fait, si Naaman était venu, c’était parce qu’une petite esclave originaire d’Israël lui avait parlé d’Élisée. Il n’y avait que notre roi pour vouloir ignorer son existence !
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Comme Naaman approchait de sa maison, Élisée envoya vers lui son serviteur pour lui dire : « Va te plonger sept fois dans le Jourdain et tu seras purifié. » Guéhazi racontait que Naaman s’était mis en colère : « Non seulement ce prophète ne vient pas à ma rencontre pour soigner mon mal. Mais il me demande cette chose ridicule. Est-ce que nous n’avons pas en Syrie des fleuves aussi purs que ce Jourdain ? Est-ce qu’il veut que tous rient de moi ? » Les officiers de sa suite avaient réussi à le calmer et ils l’avaient convaincu. Pourquoi ne pas essayer ? Qu’est-ce qu’il risquait ? Et, en effet, Naaman s’était baigné sept fois dans le Jourdain et sa peau était redevenue douce comme celle d’un enfant. La suite, nous avons eu plus de mal à la faire raconter par Guéhazi. Naaman était revenu chez Élisée. Il avait proclamé sa foi en notre Dieu. Pour pouvoir continuer à l’adorer, il avait fait charger de la terre de chez nous sur deux mulets. Il avait alors déballé ses présents, mais Élisée n’avait rien voulu accepter : toute la gloire devant revenir à Dieu. Pendant que Naaman regagnait son pays, Guéhazi avait, nous disait-il, cédé à la tentation. Il avait couru derrière le char de Naaman et il lui avait raconté que son maître venait de recevoir des hôtes et qu’il accepterait un talent. Naaman, généreux, lui en remit deux. C’est revenu vers Élisée que Guéhazi entendit la sentence : désormais la lèpre de Naaman serait sur lui. C’est après ces événements que, sur le conseil d’Élisée, nous avons dû nous réfugier dans le pays des Philistins. Il prévoyait une nouvelle période de sécheresse sur notre pays. Joyakin venait de se marier et toute la famille de sa femme Sarah nous accompagnait. Après quelques années, nous sommes rentrés à Shounem. Jéhu, qui avait reçu d’Élisée l’onction royale, venait de mettre à mort le roi Yoram et sa mère Jézabel qui nous avait tant fait souffrir. Parviendrons-nous à vivre enfin en paix sur cette terre que Dieu nous a donnée ?
Judith, le peuple des Juifs sauvé par la main d’une femme Un roman de propagande Quand, au XIIe siècle, la monarchie capétienne veut encourager sa noblesse à partir en croisade, on écrit « la Chanson de Roland », récit mythique des combats menés, au VIIIe siècle, par les Francs contre les Sarrasins. De la même manière, quand au IIe siècle avant notre ère, il faut engager le peuple d’Israël à résister aux persécutions du Syrien Antiochus, on imagine la résistance d’une femme d’Israël à un tyran venu d’Assyrie au VIe siècle. L’auteur ne cherche pas à nous cacher le caractère romanesque de son écrit. Nabuchodonosor n’a jamais été roi de Ninive, mais bien de Babylone. De la ville de Béthulie, on n’a jamais trouvé aucune trace, ni historique, ni archéologique. Aucun document ne parle d’un certain général Holopherne, mort assassiné… La finalité du livre de Judith est donc d’inviter les Juifs du e II siècle à la résistance, nationale et religieuse, contre la campagne de paganisation menée par Antiochus.
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Écrit à l’époque du livre des Macchabées, ce roman cherche aussi à montrer que cette résistance n’est pas seulement l’œuvre d’une élite guerrière, mais celle du peuple d’Israël tout entier, même des plus faibles, même des femmes ! Le nom de Judith ne signifie-t-il pas justement « la Juive » ! Le récit montre surtout comment cette lutte est une guerre sainte où l’on a tout à attendre de Dieu sans lui poser de condition. Osons le dire, Judith semble n’avoir jamais existé, moins encore que nos héroïnes nationales qui ont un soubassement historique, comme Geneviève à Paris, Jeanne Hachette à Beauvais, ou Jeanne d’Arc à Orléans… Mais on sait l’importance de ces récits mythiques pour que se constitue un même sentiment national, et religieux pour certains. Puisqu’il s’agit d’un roman, jouons donc le jeu jusqu’au bout et tentons de faire de Judith une femme bien vivante du VIe siècle. L’important n’est pas qu’elle ait existé, mais que le peuple juif se soit reconnu en elle, à un tournant difficile de son histoire et que la Bible chrétienne nous l’ait transmise comme un modèle de foi.
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l y a tant d’années que tout cela est arrivé ! Parfois je me demande si je ne l’ai pas rêvé ! Depuis trois ans et quatre mois, Manassé, mon mari bien-aimé, était mort, sous l’éclat du soleil, lors de la moisson des orges. Lui et mon père, tous deux de la tribu de Siméon, m’avaient laissé une grande fortune. Mais nous n’avions pas eu d’enfant. Souvent mes amies me disaient que le temps du deuil était passé, mais je ne parvenais pas à me consoler. Je continuais à jeûner, sauf bien sûr pendant le Sabbat. Je méditais les Écritures. Je m’étais construit un pavillon sur le toit de ma maison et je m’y retirais, chaque jour, pour contempler l’amour mystérieux de notre Dieu. Et puis tout cela est arrivé. Et dès lors, comment celle qui, de sa main, a coupé la tête d’Holopherne pourrait-elle chercher un autre protecteur que son Dieu ? J’avais souvent médité l’exemple de Ruth, cette veuve à la recherche d’un homme qui la sauve. Pour ma part, je n’ai jamais eu besoin d’un autre sauveur que le Sauveur de mon peuple.
Cela a commencé par des rumeurs colportées par des voyageurs, jusque dans notre petite ville de Béthulie. On racontait qu’un tyran sanguinaire, nommé Nabuchodonosor, avait pris le pouvoir dans la ville de Ninive. Il avait soumis tous les peuples qui vivent le long des grands fleuves de l’Orient. Il s’était emparé de la Perse. Et, gonflé d’orgueil, il se considérait comme le dieu unique de l’univers. Il avait annoncé qu’il exterminerait tous les dieux de la terre et il avait promis de faire mourir tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant lui. Puis les rumeurs étaient devenues plus menaçantes. Après avoir soumis les peuples du Levant, voilà que Nabuchodonosor avait
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décidé de soumettre à sa loi ceux du Couchant jusqu’aux rives de la mer. On racontait que l’armée qu’il avait recrutée se comptait par milliers de fantassins, de chars de guerre et d’archers montés à cheval. Il avait convoqué tous ses généraux et il avait confié à son second, nommé Holopherne, la mission de « « soumettre tous les peuples de la terre ». Quelques mois plus tard, on nous fit savoir que les responsables de notre peuple, à Jérusalem, avaient été sommés de se rendre au quartier général d’Holopherne, comme l’avaient été les chefs de tous les peuples de Chanaan. Il s’agissait clairement de faire acte de soumission et de faire des offrandes à celui qu’ils appelaient le dieu de l’univers. De Jérusalem, nos chefs nous firent savoir qu’ils avaient été les seuls à refuser de se rendre à cette assemblée sacrilège. Mais ils nous rappelèrent aussi que notre ville de Béthulie gardait les défilés étroits que devait franchir toute armée qui voulait atteindre Jérusalem. La survie de notre peuple dépendait de la résistance que notre petite ville saurait opposer au tyran. Les chefs de notre ville, dont le premier était Ozias, réunirent tout le peuple ; et cette mission qui paraissait impossible provoqua, dans la foule, un grand émoi. Le lendemain matin, un groupe de nos gardes ramena dans la ville un homme qu’ils avaient trouvé lié, au pied de nos murailles. On l’avait détaché, on lui avait donné de quoi se restaurer. On lui demanda alors qui il était. C’est devant le peuple assemblé qu’il raconta son histoire. Il s’appelait Akhior : c’était le chef des Ammonites. Comme les autres chefs de Chanaan, il s’était rendu à la convocation d’Holopherne. Tous, nous disait-il, avaient accepté de se soumettre et d’apporter leur offrande à Nabuchodonosor. Akhior, le dernier, avait pris la parole : « Il y a un peuple, dans nos régions que vous ne soumettrez pas, avait-il dit. C’est le peuple
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des Juifs. Ils ont un Dieu qui règne sur l’univers. Sur son appel, voilà bien longtemps, ils ont quitté la Chaldée. Ils sont venus en Chanaan où ils se sont multipliés. Quand ils ont été réduits en esclavage en Égypte, leur Dieu les en a fait sortir en repoussant la mer devant eux. À travers le désert, il les a conduits jusqu’en Israël. Et une nouvelle fois, quelques siècles plus tard, il a cheminé avec eux pour les ramener de l’exil de Babylone. Tant qu’ils obéissent à la loi qu’il leur a donnée, leur Dieu les rend invincibles. Seule les rendrait vulnérables une désobéissance grave à la Loi : votre seule chance de victoire serait de les inciter à enfreindre un commandement de leur Dieu… » Cet Ammonite semblait nous être envoyé pour raffermir notre espérance ! Akhior nous racontait alors que, lorsqu’il avait entendu ce discours, Holopherne était entré dans une grande colère : « Cet Ammonite a blasphémé contre Nabuchodonosor », criait-il. Il avait alors décidé de le faire jeter, pieds et mains liés, auprès des murailles de Béthulie où il serait massacré lorsque la ville tomberait. Lorsque Akhior nous raconta ensuite le plan des Assyriens, ce fut, dans le peuple, un grand affolement. Nous étions à la fin d’un été particulièrement sec : nos citernes étaient vides. Notre seul ravitaillement en eau provenait de sources qui jaillissaient sur les versants de notre montagne. Déjà l’ennemi en avait fait l’inventaire et y avait posté des troupes. Holopherne ne chercherait pas à attaquer Béthulie, mais à la faire mourir de soif ! La ville retentit de cris de désolation. Dès le premier jour, lorsque les réserves commencèrent à s’épuiser, on vit des hommes et des femmes errer dans les rues à la recherche de quelque réserve d’eau croupissante. On commença à entendre des enfants réclamer à boire en pleurant. Le soir, tous se réunirent sur la place autour de nos chefs. Ils étaient unanimes : mieux valait, tout de suite, mourir sous l’épée des Syriens ou devenir leurs esclaves que
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de voir nos enfants mourir de soif dans nos bras. Un même cri jaillissait de la foule : « Dieu veut nous punir de nos fautes ou des fautes de nos ancêtres. C’est pourquoi il nous a livrés à nos ennemis ! » Perdue dans cette foule, je trouvais absurde ce raisonnement : pourquoi Dieu ferait-il souffrir ses enfants à cause de la faute de leurs parents ? Nos prophètes n’avaient-ils pas annoncé que jamais les dents des enfants ne seraient avariées par les fruits acides mangés par leurs parents ? Mais quelle idée ces gens se faisaient-ils du Dieu qui avait toujours élevé son peuple contre sa joue comme le fait un père pour son enfant ? Sommés de prendre une décision, nos chefs avaient donc annoncé que l’on se donnerait cinq jours d’attente. Si Dieu ne nous envoyait aucune pluie, la ville se rendrait aux Syriens. Je gardais le silence, mais mon cœur était désolé. Ce que j’avais entendu là me semblait injurieux envers notre Dieu. Aussitôt, j’envoyai l’une de mes servantes auprès d’Ozias pour l’inviter chez moi avec quelques autres chefs de la ville. J’étais assez connue et respectée à Béthulie pour me le permettre. Dès le début de notre entretien, je sentis qu’ils n’étaient pas fiers de leur décision. « Comment avez-vous osé fixer des délais à notre Dieu ? Le prenez-vous pour un serviteur à qui on impose des conditions ? Même Nabuchodonosor, qui se prétend dieu, croyezvous qu’il accepterait que ses fidèles le somment d’agir comme vous avez osé le faire avec notre Dieu Tout-Puissant ? N’avez-vous pas gardé le souvenir des épreuves que durent traverser Abraham et Sarah et nos autres ancêtres ? Dieu les accompagnait dans ces épreuves et ainsi se purifiait leur foi comme on passe l’or au creuset. Non, Dieu n’est pas en train de nous punir comme le criait cette foule. Il est en train de nous apprendre à lui faire confiance. Il veut faire de notre peuple un signe pour tous les peuples de la terre… Cette foule était prête à retourner à l’esclavage que nous avons connu en Égypte et dont Dieu nous a libérés à bras étendu !
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Cette foule se comporte comme si elle était déjà vaincue par nos ennemis, elle devient comme eux, en transformant notre Dieu en une idole dont on se sert ! » Je donnais une telle ardeur à mes paroles que, je le sentais, j’entraînais l’adhésion de ces hommes. Et moi-même, en parlant, je prenais conscience de ce que Dieu attendait de moi : « Nous ne serons sauvés ni par le miracle de la pluie ni par la force d’une armée. C’est la vigueur de notre foi qui agira, la foi des petits et des faibles. » Et emportée dans mon élan, je m’entendis leur dire : « Avant cinq jours, par la main d’une femme, Dieu aura sauvé notre peuple ! » Ma décision était prise. Je ne leur en dis pas davantage. Ils acceptèrent seulement de ne pas céder à la foule avant ce délai. Lorsqu’ils eurent pris congé, j’appelai Shibetu, la servante en qui j’avais la plus grande confiance. Je lui confiai mon projet et lui demandai si elle acceptait le risque de m’accompagner. Et nous nous sommes alors mises au travail. Il s’agissait de me rendre plus belle, si possible, que je ne l’avais jamais été. J’enduisis mon corps des huiles les plus précieuses. Je sortis les vêtements de fête et les bijoux que je n’avais plus portés depuis la mort de Manassé. J’avais, depuis longtemps, médité sur ce mystère de la beauté dont notre Dieu nous a gratifiées, nous les femmes, et tout particulièrement, certaines d’entre nous. Je n’avais pas besoin de miroir. Il me suffisait de croiser le regard d’un homme pour savoir qu’il était troublé par l’harmonie des lignes de mon corps, par la lumière qui émanait de mes yeux, par la douceur de mon sourire. Je voyais bien comment certaines d’entre nous se servaient de leur beauté pour séduire. Je crois, pour ma part, ne l’avoir jamais fait depuis la mort de Manassé. Mais je voyais bien que cette beauté dont le Créateur m’avait dotée pourrait, tout autant que la vigueur de nos guerriers, servir sa gloire. Pendant cette nuit, en même temps que j’élevais mon cœur vers Dieu, nous nous sommes appliquées à me rendre plus séduisante que jamais.
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Le lendemain matin, les chefs de Béthulie nous attendaient à la porte de la ville et nous redirent leur confiance. Nous avons aussitôt gagné le camp de nos ennemis et j’ai manifesté le désir d’être conduite auprès d’Holopherne ; car, leur disais-je, Béthulie lui serait livrée par ma main. Les sentinelles n’ont pas longtemps hésité ; je sentais combien ils étaient subjugués par ma prestance et mon assurance. Ils ne pouvaient savoir combien j’étais émue. Une boule de froid habitait mon ventre. Mais mon cœur était tourné vers Dieu et déjà je lui rendais grâce de ce qu’il allait accomplir. Et je sentais que cette joie intérieure contribuait à rendre mon visage plus gracieux encore. Vite la nouvelle s’est répandue dans le camp. Et, lorsque nous arrivâmes devant la tente de commandement, une foule de soldats nous entourait. Holopherne sortit de sa tente. Je me prosternai devant lui, ses gardes me firent relever. Croisant son regard, j’éprouvai un secret sentiment d’horreur, mais je sentis aussitôt que j’étais la plus forte. Il me demanda pourquoi j’avais quitté les miens : « Puissant maître du monde, lui dis-je, accepte l’aide de ta servante. Je sais que le peuple de Juda va tomber en ton pouvoir, car leur Dieu est en train de les punir. Ils viennent d’enfreindre leur loi en consommant les nourritures prélevées pour les prêtres et les lévites. Les voilà devenus sans défense. Je peux te conduire jusqu’à Jérusalem, car je connais les défilés secrets de nos montagnes. Ainsi tu vaincras sans perdre aucun de tes hommes. Et le tout-puissant régnera sur la terre entière. » Je disais un peu n’importe quoi, mais je savais qu’il gardait en mémoire ce que lui avait dit Akhior. Et quand je parlais du toutpuissant, il comprenait Nabuchodonosor alors que naturellement je pensais au Dieu véritable. Comme il m’invitait à partager le banquet qui était préparé, j’acceptai de manger en sa présence, mais je le prévins que je ne consommerais que la nourriture pure que Shibetu avait apportée
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dans le grand panier qu’elle portait à son bras. On m’attribua une tente et je sollicitai la permission de sortir la nuit dans le camp, avec ma servante, pour me purifier à la source, pour prendre ma nourriture et pour accomplir mes dévotions. Ainsi les soldats, pendant les quatre jours qui suivirent, prirent l’habitude de nous voir circuler librement à travers le camp avec le grand panier que portait Shibetu. Le soir de ce quatrième jour, Holopherne organisa un grand banquet, avec tous ses officiers, en mon honneur. On m’avait placée sur un divan en face du sien et il me déshabillait du regard. Il n’était pas difficile de deviner ses intentions. Pendant que je mangeais les nourritures que Shibetu m’apportait, je voyais Holopherne manger et boire comme je n’aurais jamais cru qu’un homme pût le faire. Quand la nuit survint, il tomba dans un lourd sommeil et quatre de ses hommes durent le porter sur son lit. Les convives se dispersèrent et on m’introduisit dans sa tente. Il dormait d’un sommeil lourd et bruyant. Le moment était venu pour moi. Je me mis à genoux et j’invoquai le secours du Tout-Puissant. C’est alors que j’aperçus, à la tête du lit, un grand sabre recourbé. Je m’en emparai. De toutes mes forces, je le soulevai le plus haut qu’il m’était possible et le laissai tomber sur son cou. Un flot de sang inonda le lit. Pour séparer la tête complètement, je levai l’arme une deuxième fois et la tête roula sur le sol. J’appelai Shibetu qui se tenait à la porte de la tente, Elle me tendit son panier qui était maintenant vide. Saisissant cette tête par la chevelure, je l’y fis tomber. Et, simulant le plus grand calme, nous entreprîmes la promenade nocturne à laquelle les soldats s’étaient maintenant habitués. Faut-il décrire ce que fut notre retour à Béthulie ? Du peuple rassemblé, jaillit un immense et long cantique : « Les méchants nous menaçaient de mort. Ce ne sont pas les puissants qui nous ont sauvés. Mais toi, Seigneur, par la foi d’une femme et la beauté
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de son visage… » On fit chercher Akhior qui confirma que c’était bien la tête d’Holopherne. Il me fit raconter en détail tout ce qui était arrivé pendant ces quatre jours et il s’écria alors : « Bénie soistu dans les tentes de Juda et dans celles de toutes les nations. » Il déclara sa foi dans le Dieu qui conduit notre histoire et demanda d’être intégré à notre peuple par la circoncision. Durant une journée, la tête de notre ennemi fut dressée sur nos murailles. Et, quand le désarroi des Syriens fut à son comble, nos troupes les poursuivirent et les dispersèrent sans difficulté, leur infligeant de grandes pertes. J’ai eu le temps, au long des années, de méditer le mystère que nous avions vécu. Il m’avait fallu, au risque de ma vie, franchir une frontière, celle de notre cité et entrer en terre païenne pour en extirper ce fauteur de guerre. Et pendant ce temps-là, courant les mêmes risques, Akhior avait franchi cette frontière, séduit par l’histoire de notre peuple. J’y voyais le signe qu’Israël et les Nations ne sont pas faits pour s’éviter.
Sara, la femme du jeune Tobias Un conte populaire édifiant Comme le livre de Judith, celui de Tobit a été écrit au IIe siècle avant notre ère. Et il situe son récit dans les siècles
passés. C’est au VIIIe siècle, en effet, que les rois d’Assyrie firent des incursions dans le royaume d’Israël et en déportèrent des habitants, en particulier des Juifs de la tribu de Nephtali. L’intrigue se joue entre deux familles parentes, de cette même tribu, dont l’une s’est établie dans la ville assyrienne de Ninive (actuelle Mossoul en Irak) et l’autre dans la ville mède d’Ecbatane (actuelle Hamadhan en Iran). Et une somme d’argent est à récupérer à Ragués qui est le Téhéran actuel. Entre ces trois villes, il faut compter au moins huit cents kilomètres de distance. Roman populaire, ce livre est aussi un roman sapientiel. C’est la Sagesse reçue des ancêtres qu’il veut transmettre à tous ces Juifs qui sont dispersés à travers le Proche-Orient. C’est pourquoi, écrit en hébreu ou en araméen, il fut aussitôt traduit dans la langue grecque qui devenait la langue courante de cette diaspora juive. À ces Juifs, non plus déportés comme ceux du VIIIe siècle, mais dispersés et isolés au milieu des nations, il s’agit de mon-
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trer comment la sollicitude de Dieu s’exerce pour les siens au milieu des pires épreuves. Tout semble se dérouler en vertu d’un plan d’amour de ce Dieu tout-puissant. Une des caractéristiques de ce livre est l’importance qui est attribuée aux anges, comme messagers de cette protection divine, et aux démons qui combattent l’œuvre de Dieu. On pense que cette croyance est, à cette époque, héritée de l’influence perse. Très vivace à l’époque de Jésus, elle sera défendue par les pharisiens et combattue par les saducéens. Les discours du vieux Tobit et le comportement des protagonistes sont des illustrations de la Loi de Moïse, seule capable de sauvegarder l’identité du peuple élu. La famille y est la cellule principale où se transmet l’héritage spirituel. Le respect des parents en est la base. On comprend le risque des exilés à se laisser assimiler par les mariages mixtes. Tout le livre de Tobit est donc le récit d’un mariage réussi. Et on sourit en lisant, dans la traduction latine qui en sera faite par l’austère saint Jérôme au Ve siècle de notre ère, qu’il fait passer aux jeunes époux trois nuits de prière avant de consommer leur mariage parce qu’il leur faut bien renoncer à la continence pour assurer une descendance à leurs parents ! L’insistance est mise aussi sur l’importance de la prière, en particulier l’action de grâce et la louange. Mais aussi on y multiplie les rappels d’une observance minutieuse de la Loi. « Comme si on pressentait déjà ce qu’il y aura de meilleur dans le zèle des pharisiens » (introduction de la TOB) : assistance mutuelle, respect des prescriptions alimentaires, aumône, devoir de sépulture, juste rétribution du travail… Raphaël, après qu’il a révélé son identité, parle à deux reprises (, .) du « secret du Roi » : il est bon de le tenir caché, mais il est bon aussi d’en chanter les merveilles. On comprend qu’à la fin de sa vie, Sara s’interroge sur ce mystère.
A
vec Tobias et nos cinq enfants, me voici donc revenue à Ecbatane dans la maison de mes vieux parents, Ragouël et Edna. Je relis, dans ma mémoire, tout ce que nous avons vécu depuis vingt ans et comment notre Dieu a su nous libérer de tant d’épreuves et nous donner le bonheur. Comment ne pas inlassablement lui rendre grâce ?
Ce jour-là, le soleil commençait à décliner quand deux hommes sont entrés dans notre cour. Papa s’est précipité à leur rencontre pour les faire asseoir et leur offrir à boire. « As-tu remarqué comment le plus jeune ressemble à mon cousin Tobit ? » glissa-t-il à maman. « D’où venez-vous, mes frères ? » « Nous venons de Ninive où, avec nos frères de la tribu de Nephtali, nous avons été déportés. Et nous sommes en route vers Ragués. — Avez-vous des nouvelles de mon cousin Tobit ? Est-il toujours en vie ? — Il est toujours en vie et c’est mon père », répondit, en riant, le plus jeune qui nous dit se nommer Tobias. Mon père se jeta à son cou, il l’embrassa et pleura longuement. Tobias sortit alors de ses bagages un fragment de terre cuite marqué d’inscriptions. Il nous expliqua que le deuxième fragment de cette tablette se trouvait dans les mains de Gabaël qui résidait à Raguès. Voilà bien des années, Tobit avait fait chez lui un important dépôt d’argent. Et, avec son compagnon, il partait pour récupérer cet argent qui était devenu nécessaire à ses parents. Pendant que nous mangions, Tobias commença son récit. Son compagnon, Azarias, parla peu. Plus que son guide, nous sentions qu’il était aussi son conseiller. Parfois il posait une question pour s’assurer que nous comprenions bien le sens de ce que racontait Tobias.
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« Mon père Tobit a traversé bien des épreuves. Je ne connais personne qui respecte autant que lui les prescriptions de notre Loi. Il a en particulier un grand souci de donner à tous nos frères juifs une sépulture digne. Il était parvenu à gagner la confiance du roi Salmanasar qui lui conféra la gestion de ses biens. Mais quand Sennakérib, son successeur, fit exécuter beaucoup de nos frères, papa passait ses nuits à les ensevelir en cachette malgré l’interdit du roi. C’est alors qu’il fut dénoncé, privé de sa charge et dépouillé de ses biens. Si nous avons réussi à survivre, c’est grâce aux amitiés que papa avait nouées à la cour. Un jour de Pentecôte, il cherchait un pauvre pour partager notre repas quand il découvrit un mort jeté dans un fossé. Il le ramena chez nous et l’ensevelit dans la nuit. Épuisé par le travail, il se coucha au pied d’un mur et il reçut sur les yeux les fientes de moineaux qui le rendirent aveugle. » Papa ne cessait alors de questionner notre Dieu. Pour quelles fautes était-il puni ? Et cependant, proclamant son incapacité à comprendre les desseins de Dieu, il demandait pardon pour les infidélités de notre peuple. Et il priait pour tous ses frères et sœurs qui étaient, comme lui, dans l’épreuve. Cependant son caractère devint plus intransigeant. Un jour par exemple où maman avait livré une pièce de tissage qui lui avait été commandée, elle ramena, outre son salaire, un chevreau qui lui avait été donné. Papa se fâcha ! “Et si ce chevreau avait été volé ?” Malgré les protestations de maman, il exigea qu’on le rapporte à son propriétaire. Ce fut la première fois où je les entendis se disputer. Le malheur semblait s’acharner contre nous jusqu’à jeter la discorde dans notre famille. » C’est alors que papa me fit appeler et il exigea de moi deux promesses. Je devais me rendre chez Gabaël, à Raguès de Médie, pour reprendre possession d’un important dépôt d’argent qui nous aiderait à survivre. Et il me fit promettre aussi de n’épouser qu’une femme issue de nos ancêtres et fidèle à la Loi de Moïse. Et dans les
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heures qui ont suivi, j’ai rencontré Azarias qui se proposa pour être mon guide et je ne saurai jamais comment le remercier ! » En écoutant le récit de Tobias, je ne cessais de pleurer. Je ressentais au plus profond de moi les malheurs du vieux Tobit, car ils me faisaient revivre tout ce que j’avais vécu de mon côté. Je comprenais sa révolte. J’avais crié vers Dieu des prières analogues. Après quelques minutes de silence, Tobias reprit la parole. « La première promesse faite à mon père, je ne vais pas tarder de l’accomplir. Mais c’est la deuxième que je veux dès maintenant réaliser. Je ne poursuivrai pas ce repas, Ragouël, avant que tu n’aies promis de me donner Sara, ta fille, comme épouse. » Je poussai un cri et mes larmes redoublèrent. Il ne savait donc pas mon malheur ! Il n’avait donc pas appris que j’avais été promise à sept époux successifs, et que tous les sept étaient morts, la nuit des noces, avant qu’ils ne m’aient touchée. J’éprouvais un trouble immense. Car, dès qu’il était entré dans notre maison, Tobias avait ravi mon cœur. Mais si nous acceptions sa demande, nous allions l’entraîner dans la mort à son tour. À Ecbatane, tout le monde connaissait mon malheur. Certains m’accusaient de tuer mes prétendants. D’autres pensaient que ces hommes ne méritaient pas de m’épouser, car ils avaient abandonné l’observance de notre Loi. La plupart pensaient que j’étais accompagnée d’un esprit mauvais. On nommait en particulier Asmodée, le démon qui s’oppose à l’union des époux. Plusieurs fois, des servantes de notre maison avaient osé m’insulter comme si j’étais maudite. Une fois même, l’insulte avait été si violente que j’étais montée dans ma chambre avec le projet de me pendre. Mais je pensai alors à la douleur qu’auraient éprouvée mes parents. Je me tournai vers Dieu. Je le suppliai de me faire mourir si telle était sa volonté. Puis je lui redis combien je croyais à l’amour qu’il nous avait toujours manifesté.
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C’est mon père qui fit à Tobias le récit de mon malheur. Je me disais : « Jamais il n’osera prendre ce risque ». Mais ce fut Azarias qui prit la parole : « Ne crains pas, Tobias, de prendre Sara, ta cousine, comme épouse. C’est elle que Dieu t’a destinée car il ne veut que votre bonheur. Vous êtes dignes l’un de l’autre. » Puis il ajouta : « Te souviens-tu de ce poisson contre lequel tu as combattu et que tu as capturé alors que tu te baignais dans le Tigre ? Avant que nous le mangions, je t’ai demandé d’en conserver le fiel, le foie et le cœur. Quand vous serez dans votre chambre, Sara et toi, vous mettrez ce foie à brûler sur le brûle-parfum. Je m’en porte garant, Asmodée s’enfuira jusque dans le désert d’Égypte, le pays où notre peuple fut autrefois réduit en esclavage. » Quand la nuit fut venue, je montai dans la chambre apprêtée pour nous et je me préparai. J’éprouvais une grande terreur et une grande pitié envers ce jeune Tobias. Mais le parfum étrange de ce foie de poisson qui brûlait doucement me rappelait l’assurance tranquille des paroles mystérieuses d’Azarias, comme si Dieu nous l’avait envoyé. Tobias entra et il me dit : « Lève-toi, maintenant, ma sœur Sara. Il ne convient pas que nous nous unissions comme le font les êtres sans raison et sans foi. » De chaque côté du lit, nous nous mîmes à genoux et c’est Tobias qui prononça la prière. « Béni sois-tu, Dieu de nos pères. Béni sois-tu dans toutes les générations à venir. Béni sois-tu, car tu as fait Adam et tu lui as donné sa femme Ève pour qu’ils se soutiennent l’un l’autre. Tu sais que ce n’est pas un désir illégitime qui nous a conduits l’un vers l’autre. Mais c’est ton désir de nous donner le bonheur. Ordonne qu’il nous soit fait miséricorde et que nous parvenions ensemble à une vieillesse heureuse. » À chacune de ses paroles, de tout l’élan de mon cœur, je répondais : « Amen ! Amen ! » Puis nous nous sommes mis au lit avec confiance. Au petit matin, c’est le cri d’une servante qui nous réveilla. On avait déjà creusé la tombe dans la nuit. Elle venait constater que
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j’avais fait une huitième victime et voilà qu’elle nous trouvait dormant paisiblement dans les bras l’un de l’autre. « Il est vivant ! » criait-elle. Et toute la maison entra en effervescence et en action de grâce. Ragouël décida que les noces dureraient quatorze jours, le double de ce qui est habituel. Il fit tuer deux bœufs et quatre béliers. Et tout ce que la ville d’Ecbatane comptait de Juifs fut invité à la fête. Puisque Tobias ne pouvait me laisser seule pendant ce temps de noce, ce fut Azarias qui fut chargé d’aller jusqu’à Ragués pour récupérer auprès de Gabaël l’argent déposé chez lui. Il était accompagné bien sûr du petit chien frétillant et jappant de joie. Quelques jours plus tard c’est une petite caravane de plusieurs chameaux, chargés de sacs, qui envahit notre cour. Et Gabaël luimême avait décidé de se joindre à notre fête d’action de grâce : « Comme tu ressembles à mon ami Tobit et comme il va se réjouir de te voir revenir avec une telle épouse ! » dit-il à mon mari. Papa et maman auraient bien aimé nous retenir auprès d’eux. Mais Tobias devinait l’angoisse de ses parents après cette longue attente. Dès que les quatorze jours furent écoulés, il dit à mon père : « Je t’ai expliqué dans quel état de détresse se trouvent mes parents. Laisse-nous donc partir au plus vite afin qu’ils aient eux aussi leur part du bonheur qui nous est donné. Après quelques jours d’organisation, une longue caravane quittait Ecbatane. Papa nous avait laissé la moitié de ses biens et il fallut plusieurs chameaux pour transporter notre fortune. Une troupe de serviteurs armés assurait notre sécurité. Plus nous approchions de Ninive, plus Tobias se montrait impatient. Enfin, il dit à Zacharias : « Montons deux chameaux rapides et prenons les devants. » À vrai dire, ce fut le petit chien qui courut plus vite encore et qui fut le premier à annoncer la bonne nouvelle en léchant le visage de son vieux maître. Tobias m’a raconté avec quelle émotion ils furent accueillis. Ce fut Azarias qui
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lui dit de sortir de son sac le fiel de ce fameux poisson qu’il avait combattu dans le Tigre. Il en avait frotté les yeux de son père : les leucomes de ses yeux s’étaient craquelés et écaillés et il avait retrouvé la vue, tandis qu’il bénissait Dieu. Il sortit de sa maison et vint à notre rencontre jusqu’à la porte de Ninive pour me bénir. Ce fut une grande joie pour tous les Juifs qui habitaient Ninive. J’étais dans la peine d’avoir laissé mes vieux parents. Tobit était un homme sévère. Tobias m’avait prévenue. Mais je constatais très vite que les épreuves avaient assoupli son tempérament. Et, avec sa femme Anna, ils surent très vite me considérer comme leur fille. J’étais auprès d’eux quand Tobit et son fils annoncèrent à Azarias que, pour le récompenser de tout ce qu’il avait fait pour nous, ils lui donnaient la moitié de la grande fortune que nous avions rapportée de Médie. C’est alors qu’Azarias nous révéla qui il était. « Ne vous lassez pas de remercier Dieu et d’annoncer ses bienfaits. Je suis venu d’auprès du Roi de l’univers pour vous aider à comprendre les secrets qu’il tient cachés. Quand tu te révoltais, Tobit, et quand tu criais ton désespoir, Sara, c’est moi qui présentais votre prière à notre Dieu. Même devenus un tout petit peuple, même dispersés parmi les nations, même poursuivis par leur mépris et leurs persécutions, vous n’êtes pas privés de Roi. Il connaît chacun de vous, il partage vos peines et en souffre avec vous, il partage vos joies et il entre dans vos fêtes. Il ne revient pas sur la promesse qu’il a faite à vos ancêtres. Vous êtes son peuple élu pour dire à l’humanité son amour. » « Pour ma part, je n’ai pris que l’apparence d’un homme. Je suis Raphaël, c’est-à-dire “Dieu guérit”. Je suis l’un de ceux qui se tiennent auprès du trône de notre Dieu. Lorsque vous me voyiez manger, en réalité je faisais semblant. Ma mission est accomplie. Je retourne auprès du Roi de l’Univers. » Et il disparut de notre regard.
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Aucun de nous n’a fini de méditer ce qui nous est arrivé. Je ne cesse de repenser à ce secret transmis par Raphaël. À la naissance de chacun de nos cinq enfants, je repensais à cette bénédiction de notre Roi. Ces enfants, si nous les avions appelés à la vie, ce n’était pas pour répondre à l’ordre primitif de nous multiplier. C’était pour réaliser le bonheur promis par notre Dieu, pour nous et pour nos parents. C’était pour le plaisir d’entendre leurs jeux et leurs rires dans notre cour. C’est rassasiés d’années et de bonheur, en effet, que Tobit puis Anna sont morts. Nous leur avons donné la digne sépulture qu’ils méritaient. Puis nous avons quitté Ninive et ce sont maintenant mes parents, à Ecbatane, qui partagent notre bonheur. Et je rêve parfois à ce Dieu qui, dans le secret, se veut si proche de nous. Il nous a envoyé un ange qui nous a accompagnés quelques jours. Pourquoi ne nous enverrait-il pas un jour d’auprès de lui un être qui partage vraiment notre vie d’hommes ? Raphaël faisait semblant de manger avec nous. Pourquoi l’amour qui le dévore ne le pousserait-il pas à nous envoyer, d’auprès de lui, un être qui partage en vérité notre pain quotidien ? Mais c’est son secret !
Table des matières Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Sarah ou les chemins d’une guérison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Rebecca, l’épouse d’Isaac . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Léa, la femme féconde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Tamar, lointaine ancêtre de Jésus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Myriam, la sœur de Moïse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Rahab, la prostituée de Jéricho . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Débora, juge en Israël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Ruth, la Moabite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Anne, la mère de Samuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Bethsabée, mère de Salomon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 La Shounamite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Judith, le peuple des Juifs sauvé par la main d’une femme . . 113 Sara, la femme du jeune Tobias . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Achevé d’imprimer le mars sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à Gilly (Belgique).
Gérard Bessière, extrait de la Préface Jean du Mesnil est prêtre retraité à Alençon (). Il a enseigné l’histoire de l’Église au grand séminaire de Sées. Puis il a exercé divers ministères dans l’enseignement public, dans le monde de la psychiatrie et au Tchad. Il a aussi travaillé dans un centre de réinsertion sociale. Il a publié l’Évangile au féminin () et Quand rien n’était encore écrit () aux éditions Fidélité. ISBN 978-2-87356-429-2 Prix TTC : 13,95 €
9 782873 564292
Jean du Mesnil
L’Ancien Testament au féminin
« Encore un cadeau de l’écriture alerte de Jean du Mesnil. Cette fois, il nous livre les confidences de treize femmes, rencontrées à travers cette partie de la Bible que les chrétiens appellent l’Ancien Testament. » Avant chaque chapitre, notre savant conteur nous propose, en italiques, une présentation brève et claire des résultats de la recherche historique sur les textes auxquels il va se référer. Ensuite, avec une finesse… féminine, il donne la parole aux treize femmes. On est pris par la vivacité des récits, on est là-bas, on partage les attentes, les passions, les souffrances, à travers lesquelles les « auteurs sacrés » regardent vers le Dieu caché. » Jean du Mesnil est un homme de la Bible. Sa compétence est toujours discrète, un humour presque imperceptible court à travers le texte, ces confidences nous parlent au cœur. Il faudra poser son ouvrage à côté de la Bible, car en merveilleux écrivain, il donne vie au Livre infini. »
Illustration de couverture : © Arcabas, Le Soleil au ventre, détail, coll. part. © SABAM Belgium .
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Jean du Mesnil
L’Ancien Testament au féminin Préface de Gérard Bessière