Je suis venu pour qu'ils aient la vie

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Simon Decloux

« Je suis venu pour qu’ils aient la vie » « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais ait la vie éternelle. » Ce que nous sommes invités à comprendre, à partir de ce discours, et globalement de la rencontre de Jésus, et de tout l’évangile de Jean, c’est l’amour fou que Dieu a pour les hommes. C’est un amour tel qu’il a conduit le Père à donner son Fils unique pour sauver les hommes.

Le père Simon Decloux, jésuite, après avoir été supérieur provincial en Belgique, puis assistant général à Rome, a œuvré, au Congo-Kinshasa, à la formation intellectuelle et spirituelle de jeunes religieux et prêtres, jusqu’en 2009. Il vient de reprendre ses activités à Bruxelles. Il est l’auteur de plusieurs écrits philosophiques et spirituels, parmi lesquels ces « retraites de huit jours » selon les quatre évangiles.

« Je suis venu pour qu’ils aient

« Je suis venu pour qu’ils aient la vie »

Simon Decloux

Simon DECLOUX

la vie »

ISBN 978-2-87356-437-7 Prix TTC : 14,95 €

9 782873 564377

Retraite de huit jours avec saint Jean



« Je suis venu pour qu’ils aient la vie » Retraite de huit jours avec saint Jean



Simon Decloux, s.j.

« Je suis venu pour qu’ils aient la vie » Retraite de huit jours avec saint Jean

fidélité


Du même auteur : Temps, Dieu, liberté, dans les Commentaires aristotéliciens de saint Thomas d’Aquin. Essai sur la pensée grecque et la pensée chrétienne, Paris, DDB (« Museum Lessianum »), 1967. La voie ignatienne. À la plus grande gloire de Dieu, Paris, DDB (« Voies et étapes »), 1983. Inactualité de la vie religieuse, Namur, Vie consacrée, 1993 (repris par Lessius). L’Esprit Saint viendra sur toi. Retraite de huit jours à l’écoute de saint Luc, Namur, Fidélité, 2002. « Heureux êtes-vous ! » Retraite de huit jours à l’école de saint Matthieu, Namur, Fidélité, 2005. « Croyez à l’évangile ! » Retraite de huit jours à la suite de saint Marc, Namur, Fidélité, 2007.

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, réservée pour tous pays. © Editions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique Dépôt légal : D/2009/4323/26 ISBN 978-2-87356-437-7 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique Ouvrage édité avec le soutien du département culture de la CCMC, a.s.b.l. En couverture : « Le lavement des pieds », Codex Rossanensis, Syrie ; Photo : © Ars Liturgica, Buch- & Kunstverlag, DE-56653 Maria Laach, No 5816.


Présentation

Pour la quatrième fois, des amis du père Simon Decloux sont heureux de présenter le texte écrit à partir d’une de ses retraites de huit jours. Après saint Luc, saint Matthieu et saint Marc*, c’est le parcours de saint Jean qui a été retenu. Comme c’était le cas pour les autres ouvrages, la présente retraite a été donnée, voire enregistrée, plusieurs fois. C’est l’une de ces éditions qui a été retenue pour la mise par écrit des cassettes audiométriques, travail austère dont s’est chargé le père Réginald Nolf, s.j., que nous remercions à nouveau publiquement, ainsi que sœur Noëlle Hausman : sans son dynamisme, la publication de ce livre aurait attendu quelque temps encore. Le père Decloux a pu revoir le texte imprimé et y apporter quelques nuances. L’on dispose ainsi d’un manuscrit qui garde les qualités et le style propres à la retraite orale, tout en se faisant appui pour la prière d’un lecteur désireux de revenir à la source. Car c’est l’évangile de Jean lui même qui résonne au fil de ces pages, disposées comme peut l’être le parcours des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola : de mystère en mystère, le chrétien s’y trouve conduit à suivre et imiter, connaître et aimer le Christ, Fils de Dieu. « Je suis venu pour qu’ils aient la vie », ces mots de Jésus ont été choisis comme titre de l’ouvrage ; qu’ils ne cessent de résonner dans le monde entier. L’éditeur * Voir L’Esprit Saint viendra sur toi ». Retraite de huit jours à l’écoute de saint Luc, 2002 ; « Heureux êtes vous ». Retraite de huit jours à l’écoute de saint Matthieu, 2005 ; « Croyez à l’Évangile ». Retraite de huit jours à la suite de saint Marc, 2007 ; tous trois aux éditions Fidélité. 5



Introduction (Prologue de l’évangile)

Ce soir, nous nous contenterons d’introduire le chemin qui sera le nôtre au cours de cette retraite. Le thème — si l’on peut parler de thème — que nous avons choisi est celui de l’évangile de Jean. Évidemment, nous ne pouvons en huit jours parcourir l’évangile en toutes ses étapes ; nous n’allons donc pas suivre pas à pas tout le récit évangélique. Nous nous efforcerons cependant d’en faire apparaître le développement global. Comme vous le savez, le quatrième évangile est habituellement attribué à Jean l’apôtre, fils, avec Jacques, de Zébédée. Par ailleurs les exégètes renvoient souvent aujourd’hui à ce disciple que Jésus aimait, qui pourrait être Jean le Presbytre. Nous n’avons pas à débattre de cette question, nous parlerons habituellement de Jean et de son évangile (le quatrième évangile), conscients que celuici est habituellement mis en relation avec l’école johannique d’Éphèse. Le terme « le disciple que Jésus aimait » s’identifie d’autre part avec l’auteur du quatrième évangile. Ce que je vous propose ce soir, c’est de lire ensemble, en le commentant brièvement, le texte du Prologue par lequel Jean commence son évangile. Nous y serons déjà plongés en plein cœur du message qui parcourt le quatrième évangile. « Commencer » : n’est-ce pas de cela même qu’il est question dans le Prologue ? Mais chaque évangile n’a-t-il pas sa manière propre de commencer ? L’évangile de Matthieu nous offre, au commencement, une généalogie remontant au début de l’histoire du peuple de la promesse, avec Abraham, et essayant ensuite, à travers l’en7


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chaînement des générations, de rejoindre l’étape dernière de l’Alliance accomplie en Joseph, Marie et Jésus. C’est une manière de remonter au commencement en nous situant à l’intérieur d’une histoire que Dieu, auparavant, a déjà commencée. Marc commence son évangile de manière plus abrupte ; il écrit : « commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus », et il propose, pour commencer, d’assister à l’irruption de Jésus à l’intérieur de l’histoire des hommes, comme annonciateur d’un temps nouveau coïncidant avec la proclamation de la Parole de Dieu qui ouvre une histoire nouvelle. Luc, lui, après avoir dédié son évangile à Théophile, situe l’histoire de Jésus à l’intérieur de l’histoire en train de s’écrire au temps d’Hérode, roi de Judée, et de Zacharie, le grand prêtre : double référence, politique et religieuse. Ne nous situons-nous pas encore aujourd’hui dans l’histoire politique du monde et dans l’histoire du salut ? Mais voilà que Jean, lui, nous propose un autre commencement, bien « antérieur » à tous les autres : « au commencement était le Verbe ». En commençant son évangile par ces mots, Jean ne reprend pas l’énoncé qui se trouve au début de la Bible : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». L’intention de Jean est en effet d’indiquer qu’avant le commencement de la création, il y a une autre réalité bien plus « ancienne » : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ». Avant même de créer, Dieu est. Il est dans son éternité, dans sa vie qui « précède » tous les temps et qui jamais ne finira, car Dieu est la Vie. Et Jean nous demande de porter notre regard, notre écoute et notre attention sur Celui qui participe à cette éternité de Dieu, sur la présence de la Parole, du Verbe en Dieu même. Le récit de la Genèse n’énonce-t-il pas : Au commencement, Dieu créa…, il dit ? C’est donc la Parole de Dieu qui existe depuis toujours auprès de Dieu, que Jean nous de8


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mande de reconnaître au point de départ de toutes choses. Si nous sommes, si l’univers existe, si toutes les choses que nous connaissons peuvent être contemplées, si elles sont animées par le souffle de vie et si elles sont dans la lumière qui nous permet de les voir, c’est parce que Dieu existe de toute éternité, que sa Parole est auprès de Lui et que, par sa Parole, Il a créé toutes choses. Nous parlons du « prologue » de l’évangile de Jean. Ce mot « prologue » peut être utilisé pour désigner le « mot » qui précède tous les autres mots. Mais Dieu est par Lui-même, par son Verbe, ce « mot » qui précède tout car il est le Verbe de Dieu. Quant à nous, nous ne pouvons parler qu’en étant déjà précédés par cette Parole, qui est la parole même de Dieu. Avant d’entrer dans l’histoire, qui est « l’histoire » de Jésus parmi nous, Jean écrit donc ce prologue, riche de plusieurs thèmes (si nous pouvons utiliser ce terme) qui seront repris, orchestrés dans le reste de l’évangile, mais qui ici se déploient en deçà même de l’histoire, en étant ce à partir de quoi l’histoire surgit et trouve sa densité propre. Je dis : avant l’histoire. En fait, comme nous allons le constater, il y a comme deux moments qui se succèdent à l’intérieur du prologue de l’évangile. C’est en tout cas ce double moment que nous essaierons de mettre en lumière. Le texte part de l’existence de la vie en Dieu, mais d’une vie qui en vient ensuite à « se matérialiser », à « s’incarner » dans notre histoire humaine. C’est ainsi que Jean parlera du Verbe fait chair, manifesté au cœur de l’histoire du monde, de Jésus, le Verbe incarné. Le second moment, à peine esquissé dans le Prologue, mais déployé ensuite dans la révélation évangélique, est la manifestation de ce Verbe de Dieu incarné au cœur de notre histoire. Avec Lui l’élan initial retourne à Dieu même. Ainsi donc Dieu nous envoie son Fils, et son Fils nous ramène avec lui vers Dieu. Tel serait en quelque sorte le 9


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mouvement de fond qui soutient le texte de ce prologue. Jean nous dit dès lors : avant de vous parler de l’histoire de Jésus, et avant de vous inviter à fixer votre regard sur quelques-uns des moments de sa vie, particulièrement significatifs, je vous invite à regarder ensemble ce double mouvement, qui vient de Dieu pour nous rejoindre en Jésus et qui nous ramène avec Lui vers le Père. Dégageons donc maintenant les étapes successives de ce déploiement aussi bien le mouvement venant de Dieu pour nous rejoindre en Jésus, que le mouvement qui nous entraîne avec Jésus vers Dieu. Au point de départ, donc, il y a le verset : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » Portons-nous avec l’évangéliste vers ce commencement qui précède toute chose ; c’est là que Dieu existe, et c’est là que Dieu déjà est Parole, une Parole qui dit la profondeur, l’infini, la sainteté de Dieu, une Parole qui est avec Dieu et tournée vers Dieu. La connaissance que Dieu, depuis toujours, a de luimême dans celui qu’Il engendre et qui est son Fils, (pour utiliser dès à présent les termes de Père et de Fils qui n’apparaîtront que plus loin dans le Prologue) suscite en quelque sorte en lui la réplique et la reproduction vivante de sa splendeur et de sa sainteté. Après ce premier pas qui nous maintient encore en Dieu, dans la vie la plus intime de Dieu, passons à un second moment, avec le verset 3 : « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. » S’il y a Dieu au point de départ, Dieu dans son unité et dans sa vie intime, il y a « ensuite », à partir de Dieu et de son Verbe, la création de tout ce qui est, la création du monde, la création de toute chose. Réalité grandiose que nous n’aurons jamais fini d’explorer, et que nous ne pouvons découvrir que peu à peu. Ce monde, bien sûr, ne vient pas de lui-même ; il surgit de la puis10


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sance créatrice de Dieu, il surgit du Verbe de Dieu qui déploie en quelque sorte quelque chose de sa magnificence dans la création. « Tout fut par lui. » C’est la parole de Dieu qui, selon le récit de la Genèse, déploie quelque chose de sa richesse dans la réalité de l’univers. « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. » Tout existe dès lors par le Père, mais aussi par le Fils, par celui qui est la Parole par laquelle le Père crée toute chose. La troisième étape s’affirme dans les versets 4 et 5 : « Ce qui fut en Lui était la Vie, et la Vie était la Lumière des hommes, et la Lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » Jean essaie de nous dire, dans des termes qui sont chez lui riches de signification, ce qu’il y a comme dynamisme intérieur en tout ce qui existe, en la création de Dieu. Tout cela est animé de vie, tout cela, dès lors, n’est pas statique, car ce qui vient de Dieu n’est pas une réalité morte et figée ; c’est une réalité effectivement animée par la vie, par cette vie qui suscite et entraîne l’univers, qui d’une certaine manière anime tout le cosmos avec l’expansion extraordinaire du monde, avec ses étoiles et ses galaxies que découvrent les savants. Tout ce qui existe autour de nous et au-dessus de nous, tout cela qui ne cesse de se répandre au-delà de toute imagination ou projection, tout autant que la réalité mystérieuse de l’extrêmement petit inscrit dans une plante ou un animal, mais de façon décisive dans l’homme. Cette vie vient de plus loin qu’elle-même, de plus profond qu’elle-même, car toute vie vient finalement du cœur de Dieu et de sa Parole. Ne sommes-nous pas particulièrement attentifs aujourd’hui à toute transmission de la vie et à la lutte de la vie contre la mort ? Mais nous restons, face à ces questions, de pauvres petits artisans, qui cherchent à comprendre et à imiter ce qui de toute manière n’a qu’en Dieu son origine. La vie est ce mouvement qui vient de Dieu depuis le début de la création, car Dieu est Lui-même Vie, et c’est Dieu qui anime toute chose, 11


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qui nous anime et anime l’univers autour de nous. C’est cette réalité étonnante que Jean, en utilisant le mot « vie », nous invite à contempler et à reconnaître. Mais, comme nous l’avons dit, ce mot de vie est loin de n’évoquer que la vie biologique. Existe en effet, bien plus profonde, la vie intérieure, la vie spirituelle, cette vie que nous repérons en nous. Les versets 4 et 5, qui nous parlent de la vie, nous parlent aussi de la lumière. C’est un autre mystère que celui de la lumière. S’il y a le mystère de la vie comme une sorte de dynamisme insaisissable, la lumière est bien un autre mystère. Au moment même où nous ouvrons les yeux, une richesse étonnante se révèle à nous, faite de contours, de volumes, de couleurs…, un espace habité où les choses, par leurs couleurs, leur fraîcheur, leur consonance et leur manière d’exister, se révèlent à nous et se font connaître. S’il n’y a pas de lumière, il n’y a rien à connaître, rien à saisir, rien à percevoir, rien à comprendre. La lumière est comme le fond même de ce qui est et de ce que la connaissance de l’homme peut déployer. Mais ici, à nouveau, au-delà de la lumière des yeux, il y a la lumière intérieure, la lumière du cœur, y compris pour les aveugles, à travers laquelle peut se développer la communion et qui est source d’adhésion au mystère. Jean nous dit : ce qui vient de Dieu, ce qui a été créé par la Parole de Dieu, tout cela est pénétré de vie et de lumière, et nous baignons nous-mêmes dans la lumière et dans la vie. Pour peu que nous y réfléchissions, il y a là quelque chose d’immense et de fascinant, au-delà même de tout ce que nous pouvons essayer de comprendre. Mais, après ces déploiements successifs, voilà que Jean nous parle d’un homme : « Il y eut un homme envoyé de Dieu, son nom était Jean, il vint pour témoigner, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Ce n’était pas la lumière, mais il avait à rendre témoignage à la lumière. » Ces versets 6 à 8 sont 12


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comme une quatrième étape dans le déploiement que Jean nous propose à partir de la réalité de Dieu. L’homme dont il nous parle est inscrit à l’intérieur d’une histoire faite de témoignages. Car, si Dieu existe, si Dieu se révèle, et si Dieu communique la vie, l’homme n’a accès à Lui qu’à partir du témoignage qui lui est rendu, à partir de ce qui est dit de Lui. Or nous sommes dans une histoire où Dieu nous est connu à partir de tant de témoignages qui nous ont été proposés de Lui. Témoignages parmi lesquels un point de repère tout à fait précis et déterminé se dégage : le témoignage de celui qu’on appelle Jean le Baptiste — lui qui en viendra à désigner Jésus comme « l’Élu de Dieu ». Dans notre histoire, qui est une histoire de révélation progressive, dans cette histoire où peu à peu s’annonce à l’homme la présence de Dieu, voici que quelqu’un vient pour achever en quelque sorte les témoignages antérieurs qui préparaient la venue de Jésus. Il vient pour rendre témoignage à la Lumière, sans être la vraie Lumière. Une lumière, comme l’indiquait déjà le verset 5, qui est prise à l’intérieur d’un combat. Car la Lumière doit pouvoir triompher des ténèbres. Si Dieu est Celui qui éclaire, nous sommes en effet, quant à nous, enfermés dans des ténèbres qui font obstacle à la Lumière. En créant l’univers des hommes, Dieu s’engage ainsi en quelque sorte dans un combat où Il doit triompher des ténèbres. Et tous les témoignages qui précèdent la venue de Jésus, et qui culminent en Jean Baptiste, sont des témoignages qui doivent triompher des ténèbres qui obscurcissent le cœur de l’homme. Jean Baptiste vient pour rendre témoignage à la Lumière. Suivent les versets 9 à 11, qui constituent une cinquième étape dans le premier mouvement que dessine le Prologue du quatrième évangile : « Le Verbe était la Lumière véritable qui éclaire tout homme. Il venait dans le monde, il était dans le monde et le monde fut par Lui, et le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez Lui et les 13


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siens ne l’ont pas accueilli. » Si tout vient de Dieu par le Verbe, si tout cela est, si tout cela est lumière, si tout cela est vie, au milieu de tout cela éclate un témoignage décisif. Et voici que ce témoignage à son tour débouche sur la présence même de Celui qui est la lumière et qui vient éclairer le monde, se rendant présent au cœur de ce monde, Lui, la Lumière véritable qui éclaire tout homme, Lumière venant de Dieu et en dehors de laquelle rien ne se donne à comprendre ni à saisir pleinement. Voici donc que cette lumière prend sa place à l’intérieur de l’histoire humaine. La lumière qui vient de Dieu nous est maintenant présente en Jésus, incarnée en lui, le Seigneur, au cœur même de l’histoire. C’est dès lors en portant notre regard sur Jésus que nous pouvons nous ouvrir à la vraie Lumière. Jean le développera au cours de son évangile : « Je suis la Lumière du monde », dira Jésus. Si nous voulons voir vraiment, contempler le monde dans sa profondeur dernière, c’est dans le regard que nous porterons sur Jésus que nous rejoindrons la richesse, la densité, la profondeur mêmes du monde. Et pourtant, puisque la Lumière est engagée dans un combat avec les ténèbres, voici que, en nous parlant de cette Lumière qui doit éclairer tout homme, Jean doit immédiatement ajouter : « le monde ne l’a pas reconnu, il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas accepté ». Cette lumière qui est donnée par Dieu pour que nous connaissions la réalité dernière des choses, la profondeur divine de l’univers et de notre vocation humaine, cette Lumière est effectivement refusée, rejetée ; elle est en quelque sort mise de côté, l’homme cherchant à s’éclairer à d’autres lumières, alors que c’est seulement à partir de cette Lumière que toute autre lumière trouve sa réalité propre. La lumière de la science, de l’art…, toute lumière à laquelle l’homme peut se confier, n’exprime sa vérité que dans la mesure où tout se voit finalement replacé dans la perspective de Celui qui est la Lumière véritable venant en ce monde. 14


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Mais cette Lumière, les hommes ne la reconnaissent pas et devant elle souvent se ferment. Quand je dis « les hommes », je n’évoque cependant qu’un choix possible ; il y en a aussi un autre : celui dans lequel l’homme accueille, reçoit, se laisse éclairer par la Lumière que Dieu lui envoie. Nous voici de la sorte introduits aux versets 12 et 13, qui constituent le centre même de ce prologue du quatrième évangile : « Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, Lui qui ne fut engendré ni du sang ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu. » Il y a donc aussi, non pas seulement la possibilité, mais la réalité même de l’accueil du Verbe de Dieu, de la Lumière de Dieu, de la Parole de Dieu. Et, dans la mesure, dit Jean, où l’homme s’ouvre à la parole de Dieu et à sa Lumière, dans la mesure où il accueille cette présence dans son histoire de Celui qui éclaire toute chose, le voici en quelque sorte conformé à Lui. Il prend en effet sa forme même et s’identifie à lui, en étant transformé en Lui et en devenant avec Lui enfant de Dieu. « À tous ceux qui l’ont accueilli il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. À ceux qui croient en son nom. » Recevoir la lumière, c’est donc croire à la Lumière que Dieu nous donne, et par là nous laisser prendre par le mouvement de la foi, qui est un mouvement d’adhésion totale à Jésus. En adhérant à Lui, ne voici-t-il pas que nous sommes transformés en Lui, pénétrés par sa lumière, portant un autre regard sur toute chose, parce que c’est à partir de Celui qui est l’origine de la lumière et la lumière même, que nous pouvons désormais regarder tout ce qui est. « Il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui croient en son Nom, lui qui ne fut engendré ni d’un pouvoir de chair ni d’un pouvoir d’homme, mais de Dieu. » Nous recevons donc de Jésus la filiation divine qui est la sienne.

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Abordons le verset 14 : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. » Jean avait écrit auparavant, dans les versets 12 et 13, que le Verbe était la Lumière éclairant tout homme venant dans le monde ; et c’est bien cela que nous pouvons maintenant regarder, essayer de comprendre et d’accueillir en vérité. Il a habité parmi nous, nous pouvons donc laisser le Verbe habiter réellement notre cœur et habiter notre monde, fixer sa demeure parmi nous. Nous pouvons ainsi reconnaître la gloire qui est en lui, cette source de lumière manifestant la gloire même de Dieu. Nous pouvons découvrir dans la personne de Jésus, et sur son visage, cette gloire qu’il tient du Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. Le terme « Verbe » qui était utilisé dans la première partie du Prologue est complété à partir d’ici par le mot « Fils », annoncé déjà dans le verset 12 : « Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Le Verbe de Dieu, le Fils : tels sont les mots par lesquels nous désignons cette personne qui est auprès du Père depuis toujours, le Verbe engendré par Dieu, le Fils de Dieu venu annoncer l’amour de son Père, le révéler parmi nous. Et nous pouvons contempler sa gloire, qui est avant tout la gloire d’aimer. Et maintenant le verset 15 : « Jean lui rend témoignage, il clame : c’est de lui que j’ai dit : celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. » Au moment où Jésus se révèle, Jean le proclame en indiquant comment Jésus est celui qui est depuis toujours avant toute chose : « avant moi il était ». Nous voici donc interpellés par un témoignage qui, désormais, peut accompagner toute l’histoire du monde : le témoignage à rendre à Jésus, comme Jean l’a rendu lorsque Jésus est apparu, et lorsque Jean à été amené à lui envoyer ses propres disciples. 16


INTRODUCTION

Le verset 16 nous invite à recevoir la plénitude de son don : « Oui, de sa plénitude nous avons tout reçu, et grâce pour grâce. » Ce que nous recevons, à partir du regard porté sur Jésus et de l’accueil que nous réservons à sa présence, à partir de notre foi en Lui, c’est « grâce sur grâce ». Telle est la richesse de cette communication : elle englobe non plus seulement sa vie que nous tenons de par la création de Dieu, mais désormais la grâce, c’est-à-dire la communication même de la vie intime qui surgit du cœur de Dieu. La grâce n’est autre chose en effet que la vie même de Dieu communiquée aux hommes. Le verset 17, à son tour, répond au verset 3 : « Tout fut par lui, sans lui rien ne fut », disait le verset 3. « Car la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ », proclame le verset 17. Si, au moment où Dieu crée, il crée dans le Verbe (« et sans Lui rien ne fut ») nous voyons maintenant que ce qui vient de Lui, ce n’est pas seulement, comme dans l’Ancien Testament, le don de la Loi, mais le don de la grâce et de la vérité. Cette communication est le don de Dieu lui-même. À la création, dont parle le verset 3, répond désormais la participation à la vie de Dieu lui-même et l’accueil de la Vérité révélée par le Fils unique. Reste à lire le verset 18 qui répond au verset 1 : « Nul n’a jamais vu Dieu. Le Fils de Dieu qui est tourné vers le sein du Père, lui l’a fait connaître. » Si nous nous laissons habiter par cette présence du Verbe de Dieu, si par la foi nous adhérons à lui, si nous nous laissons engendrer par lui, avec lui nous pouvons jeter notre regard vers Dieu même, sur le cœur du Père ; car, si nul n’a jamais vu Dieu, désormais, grâce à la parole qui a été prononcée dans notre histoire et qui est la Parole même de Dieu, nous pouvons découvrir le Père en accueillant sa Parole en celui qui est son Fils : « le Fils Unique qui est tourné vers le sein du Père, lui nous l’a fait connaître ». En nous invitant à porter notre re17


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gard sur Jésus, l’évangile nous apprend à connaître et à comprendre le cœur même de Dieu. Jésus nous le dit dans son discours après la Cène : « Qui me voit, voit le Père. » Cette présentation a peut-être été quelque peu schématique, parce que nous avons essayé de faire apparaître la composition même du Prologue. Ce qui importe dans notre prière, évidemment, ce n’est pas de nous soumettre à un schème, ni d’essayer de voir comment divers versets se répondent dans l’ensemble du Prologue, mais ce sera bien davantage d’essayer de pénétrer au cœur de ce qui nous est dit dans ce texte par lequel commence l’évangile de Jean. Ce qui est dit, c’est avant tout ce que j’ai essayé de souligner dans les versets 12 et 13 comme étant le centre du Prologue, à savoir l’appel, qui nous est adressé, de croire en Jésus, parce que c’est à partir de là que tout se joue en quelque sorte pour nous, parce que, ou bien on se ferme et on ne reçoit pas la lumière qui vient de Dieu, ou bien on s’ouvre à cette lumière, et à partir de là on est transformé dans le Fils unique, en recevant la grâce de filiation : « ils ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Ce qui nous est demandé, alors que nous entamons la lecture de l’évangile de Jean, c’est de nous mettre dans cette attitude de foi, dont Jean nous parle aussi au début de sa première lettre : « Tout cela, nous vous le communiquons pour que vous soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils, Jésus Christ » (1 Jn 1, 3). Croire en Jésus est la grâce fondamentale de notre vie, et c’est la grâce au nom de laquelle nous pouvons demander au Père de nous combler, dès le début de cette retraite, en nous donnant une foi vive en celui qui est le Fils venu habiter notre histoire. Si nous nous ouvrons à cette grâce de la foi, si nous essayons de nous laisser combler par la foi en Jésus, et donc si nous essayons d’accueillir la grâce de filiation liée à la foi, voici que nous pouvons jeter un autre 18


INTRODUCTION

regard sur le monde et sur notre histoire, en apprenant tout d’abord à y percevoir la présence du Fils de Dieu incarné. Car c’est en lui que toute l’histoire trouve sa densité et sa réalité dernière. Nous pouvons aussi demander de découvrir toute la réalité de grâce, de vie, de lumière dont nous parle le Prologue ; nous pouvons reconnaître que tout est habité par une lumière qui nous fait voir et comprendre la présence d’une vie qui participe à celle du Verbe de Dieu. Nous pouvons donc finalement nous laisser guider jusqu’à la source et la fin de toute chose, Dieu lui-même. Pouvoir adorer Dieu comme la source surabondante de toute vie et de notre propre existence, comme Celui qui nous crée et nous recrée en Jésus. Pouvoir remercier le Père de nous faire partager la vie de Jésus, nous rendant participants à sa vie divine, et nous appelant à croître constamment dans la connaissance de son mystère.



Première journée

Première méditation

Le signe de Cana (Jn 2)

Si Jésus se révèle progressivement dans l’évangile de Jean, c’est à travers des signes qu’il se manifeste. Nous aurons fréquemment à nous mettre à la lecture de ces signes. Nous voici maintenant en face du premier signe : celui des noces de Cana au début du chapitre 2. C’est un texte bref, lisons-le donc une première fois dans sa globalité, puis nous essayerons d’y pénétrer à travers quelques perspectives complémentaires. « Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces ainsi que ses disciples. Or, il n’y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » Jésus lui dit : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée. » Sa mère dit aux servants : « Ce qu’il vous dira, faites-le. » Or, il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres ». Ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit : « Puisez-en maintenant et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau changée en vin, et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau. Le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout homme sert 21


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d’abord le bon vin, et quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. » Tel fut le premier signe de Jésus. Il l’accomplit à Cana de Galilée, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. Après quoi il descendit à Capharnaüm, lui ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours. » Si nous prenons comme point de départ de notre effort de compréhension ce qui est affirmé au terme de ce bref épisode, nous y voyons la constitution autour de Jésus, d’une communauté de croyants. Il y a sa mère, dont il nous est parlé dans cet épisode, mais qui ne reviendra ensuite, dans l’évangile de Jean, qu’au chapitre 19, au pied de la croix. Seuls ces deux épisodes parlent en effet de la Vierge Marie : ici à Cana, et au pied de la croix, là où elle reçoit sa mission de maternité ecclésiale. Mais elle est déjà présente ici avec Jésus, elle, « la mère de Jésus », avec ses disciples, qui peu à peu sont appelés à former la famille de ceux qui appartiennent à Jésus. À Cana, il s’agit d’un « signe », le premier des signes que Jésus opère. N’entendons pas par là, au sens où habituellement on comprend ce terme : un miracle conçu simplement comme une action étonnante et quelque peu merveilleuse, capable de frapper l’esprit parce qu’elle sort des réalités ordinaires de la vie. Ce n’est pas ce caractère extraordinaire qui est mis en relief par Jean, mais précisément le caractère de signe : Jésus fait signe, c’est-à-dire qu’il indique, qu’il annonce, qu’il veut signifier quelque chose. C’est dans la profondeur du signe que Jésus nous manifeste aux noces de Cana qu’il nous faut donc maintenant essayer de pénétrer. Le signe, s’il signifie, est toujours aussi livré à l’attitude intérieure, à la liberté de celui qui le regarde. Si, comme le dit Jean, « ses disciples crurent en lui », cela 22


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ne veut pas dire que tous les assistants ont pu lire le signe et le comprendre, et donc que le signe est immédiatement porteur de sa signification. Il faut donc pouvoir lire les signes, entrer dans leur intériorité, en percevoir la portée. Et quelle est la portée, quel est le sens que Jésus révèle ici dans ce signe de Cana ? Le texte, certes, doit nous l’indiquer ; il nous indique même différentes dimensions constitutives du signe lui-même. Tout d’abord, il y a la question de l’heure de Jésus. Jésus dit en effet à sa mère qui intervient auprès de lui : « Mon heure n’est pas encore venue », comme il pourra dire plus tard : « Mon heure n’estelle pas venue » ? Il nous est dit dès lors que le signe donné se réfère à ce qui devra s’inscrire en son temps (à son heure) dans la vie de Jésus. Il est dit par ailleurs que cela se passe « le troisième jour ». La référence à la Pâque de Jésus, heure par excellence de sa vie et moment décisif de révélation de son mystère, est de nature à éclairer la portée du signe manifesté maintenant. C’est au moment où Jésus meurt et, à travers la mort, passe au Père et ressuscite, c’est au moment de ce passage du monde au Père, comme Jean l’explicite au chapitre 13, et c’est donc dans sa résurrection, que Jésus nous donne le signe proposé à notre foi, le signe qui nous révèle définitivement la filiation divine de Jésus, et comment en Lui nous recevons le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ce signe, Jésus veut ici l’anticiper, puisqu’en parlant du troisième jour, le texte nous situe déjà dans cette perspective pascale. Ce signe est le signe dont nous voyons une traduction symbolique en constatant l’action de Jésus transformant l’eau en vin. Il y a certes ici une manifestation extérieure de ce que l’on peut regarder comme un acte merveilleux ; mais ce n’est pas, comme nous l’avons souligné déjà, l’aspect d’acte merveilleux et extraordinaire qui doit retenir notre attention ; bien plutôt la réalité même du vin et de ce qu’il signifie : Jésus qui offre du 23


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vin, et du vin en surabondance, car les six jarres de pierre remplies de vin devaient contenir ensemble environ cinq cents litres. Qu’est-ce que le vin pouvait bien signifier pour ceux qui accompagnent Jésus ou pour les Juifs nourris de la lecture de la Bible ? Lisons à ce sujet deux textes prophétiques parmi tant d’autres : Jl 2, 23-24, et Am 9, 13. Évoquons en premier lieu le texte de Joël : « Fils de Sion, jubilez, réjouissez-vous en Yahvé, votre Dieu ! Car il vous a donné la pluie d’automne selon la justice, il a fait tomber pour vous l’ondée, celle d’automne et celle de printemps, comme jadis. Les aires se rempliront de froment, les cuves regorgeront de vin et d’huile fraîche. » Lisons maintenant le texte du prophète Amos, au chapitre 9 v. 13 : « Voici venir des jours, oracle de Yahvé, où se suivront de près laboureur et moissonneur, celui qui foule les raisins et celui qui répand la semence ; les montagnes suinteront du jus de raisin, toutes les collines deviendront liquide. C’est bien là l’annonce d’un vin destiné à imbiber toute la terre. » Mais ce vin annoncé par les prophètes, trouve aussi sa place dans les livres sapientiels, par exemple dans le livre des Proverbes, au début du chapitre 9 : « La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes, abattu ses bêtes, préparé son vin, elle a aussi dressé sa table, elle a dépêché ses servantes, et proclamé sur les buttes, en haut de la cité : qui est simple, qu’il passe par ici : mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai préparé, quittez la niaiserie et marchez droit dans la voie de l’intelligence. » Ainsi, dans les livres prophétiques aussi bien que sapientiels, nous est proposée une représentation de la richesse que Dieu offre à l’homme à travers l’image du vin, le symbole ou le signe du vin. Mais que nous est-il dit ici de ce vin ? Tout d’abord qu’il est donné en surabondance, et puis qu’il est un vin nouveau, et un vin qui vient alors qu’il n’y en avait plus d’autre. 24


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D’une certaine manière, l’économie ancienne qui traverse tous les temps de l’attente du peuple hébreu aboutit à cette carence de vin, du vin annoncé par les prophètes, distillé par la Sagesse. Ce vin, désormais, fait défaut, et c’est ce que Marie (la fille de Sion) dit à Jésus : ils n’ont plus de vin. Dans cette carence, dans cette sorte de manque ou de disette, voici que Jésus, par sa présence, intervient, et voici que le vin est donné, et donné comme un vin nouveau dépassant de loin l’ancien. C’est le vin de l’alliance accomplie ; tel est bien le commentaire que dit le maître du repas : tout homme sert d’abord le bon vin, toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. Le bon vin, le voici donné désormais par Jésus. Le vin nouveau du Royaume annoncé par les prophètes, et suggéré déjà par la Sagesse, voici que ce vin, Jésus nous l’offre, et ce vin est un vin supérieur, le vin nouveau du Royaume. Comment comprendre cette surabondance ? Lorsque l’action de Jésus est constatée et comprise dans sa dimension messianique par ceux qui la regardent, les évangiles Synoptiques renvoient volontiers à ce qui a été annoncé par le prophète Isaïe lorsqu’il proclamait : « les boiteux marchent, les aveugles voient, les prisonniers sont libérés ». Jésus vient effectivement pour réaliser cette œuvre prophétique. Encore faut-il bien comprendre ce qu’opère sa venue. Le don de Jésus ne se mesure pas en effet aux besoins de l’homme ; sa générosité ne se mesure pas à nos manques. Notre manière de comprendre l’action de Jésus pourrait alors s’arrêter trop vite, en la voyant mesurée à nos manques et à nos besoins. Le premier signe dont parle Jean nous invite à aller bien au-delà : on n’a pas besoin de cinq cents litres de vin lorsqu’on est à la fin d’un repas. Mais en raison de sa surabondance, l’action de Dieu dépasse de loin l’indigence de l’homme, elle est plus ample, plus large, mesurée seulement par l’infini, l’immensité de son amour. 25


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À cet aspect du signe de Cana, il nous faut encore ajouter, aussi et d’abord cet autre : il ne s’agit pas seulement ici de vin, il s’agit d’abord de noces. Également pour qui a présentes à l’esprit certaines images de l’Ancien Testament, l’image des noces est une image explicitement significative de l’œuvre de Dieu. Ce sont aussi des textes des livres prophétiques qu’il nous faut interroger pour découvrir quel est le sens de ces noces. Nous n’allons pas nous y attarder longuement ; prenons simplement dans le chapitre 54 d’Isaïe, les v. 4-8, (la Parole de Dieu à Jérusalem) : « N’aie pas peur, tu n’éprouveras plus de honte ; ne sois pas confondue, tu n’auras plus à rougir, car tu vas oublier la honte de ta jeunesse, tu ne te souviendras plus de l’infamie de ton veuvage, ton Créateur est ton Époux : Yahvé Sabaoth est son nom, le Saint d’Israël est ton Rédempteur, on l’appelle le Dieu de toute la terre. Oui, comme une femme délaissée et accablée, Yahvé t’a appelé, comme la femme de sa jeunesse qui aurait été répudiée, dit ton Dieu. Un court instant, je t’avais délaissée ; ému d’une immense pitié, je vais t’unir à moi ; débordant de fureur, un instant je t’avais caché ma face, dans un amour éternel j’ai eu pitié de toi dit Yahvé ton Rédempteur. » Fixons aussi notre attention sur le chapitre 62 du même prophète Isaïe, au v. 4 : « On ne te dira plus délaissée, et de ta terre on ne dira plus désolation, mais on t’appellera : mon désir est en elle, et la terre épousée, car Yahvé trouvera en toi son plaisir. » On peut renvoyer aussi, bien sûr au Cantique des Cantiques et au prophète Osée. Il y a donc en bien des endroits de l’Ancien Testament cette image des noces utilisée pour indiquer l’amour que Dieu porte à son peuple, en lui offrant son Alliance, c’est-à-dire un amour mutuel scellé dans la relation de Dieu à son peuple et de son peuple à Dieu. Quelle que soit l’infidélité du peuple, Yahvé, lui, reste fidèle à l’amour qu’il lui a offert. Or, nous sommes ici, dans l’épisode de Cana, également invités à un repas de noces. Et si ne nous est pas donné le nom de l’époux, c’est parce que, en lisant 26


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ce texte, nous avons à comprendre qu’à ces noces, qui disent bien plus qu’un événement passager. Dieu lui-même veut être l’époux de son peuple Israël. Jésus qui vient pour réaliser les épousailles de Dieu avec son peuple. Jésus annonce donc à Cana que, par sa venue s’accomplit l’alliance déjà offerte au peuple d’Israël, mais qui désormais arrive à son aboutissement ; l’Alliance de Dieu s’accomplit ainsi dans les noces définitives entre Dieu et la communauté de ceux qu’il rassemble, qui désormais croient en lui. C’est vers cette réalité étonnante que peut se porter notre regard dans notre prière : sur cette relation essentielle qu’en Jésus Dieu lui-même veut contracter avec l’humanité, avec la communauté des croyants et avec chacun de nous. Une relation aussi profonde et plus profonde encore, aussi décisive, et plus décisive que celle qui est vécue dans le mariage. Dieu lui-même, par son Fils Jésus est Époux de ces noces qu’Il veut contracter depuis toujours avec son peuple, parce qu’il s’est offert pour toujours à ce peuple. Et maintenant le peuple s’élargit, il devient le peuple de tous ceux qui croient en Jésus et qui, dans les signes de Jésus, reconnaissent le don de Dieu. Telle est la première partie de notre lecture de ce texte des noces de Cana ; nous avons essayé d’entrer dans le signe pascal du don de la surabondance de Dieu, et de cette nouveauté de l’alliance offerte par Dieu à son peuple et désormais à tous, lui qui est l’Époux, lui qui vient s’unir pour toujours avec ceux qui croient en lui. Nous ajoutons maintenant, brièvement, l’évocation d’un autre aspect : celui que nous donne la mère de Jésus. Il y a en effet dans ce texte une dimension mariale ; c’est même un des deux seuls textes où Jean nous parle de la Vierge Marie. Nous pourrions dire que c’est en elle que s’exprime la disponibilité du peuple au don de Dieu. C’est elle en effet qui, la première, 27


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exprime sa foi en Jésus, avant même le geste de celui-ci. Elle est porteuse de l’attitude d’attente qui anime le peuple auquel Dieu a offert son alliance. Et elle exprime cette alliance de manière très simple : elle va trouver son fils et lui dit : « ils n’ont pas de vin ». Non pas qu’elle dicte à Jésus le geste qu’il doit faire ; elle ne prétend exercer aucun pouvoir sur son fils. Le récit révèle au contraire l’attente qu’il y a en elle, et qu’il y a dans tous ceux que Dieu aime, car Marie parle ici au nom du peuple de l’Alliance. Elle dit quelle est notre attente de Dieu et notre ouverture à Dieu : « ils n’ont pas de vin ». C’est dans cette prière de Marie que se trouve inscrite notre disponibilité au don de Dieu. Comme symbole de l’Église servante et pauvre, elle dit désormais la pauvreté et la disponibilité de la communauté déjà signifiée par elle et qui s’exprime dans les disciples de Jésus, en qui s’anticipe le peuple de Dieu fasciné par la gloire du Seigneur. — « Le troisième jour, il y eut des noces à Cana, la mère de Jésus y était, Jésus y fut invité ainsi que ses disciples. » Ayant dit son attente et sa disponibilité à l’action de Dieu, elle, qui est servante et pauvre, invite les servants à entrer dans la même attitude, lorsqu’elle leur dit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Elle les invite, et elle nous invite ainsi, à entrer dans l’attitude qui est la sienne : laisser la parole de Jésus manifester en nous et à travers nous son efficacité. Un peu selon la parole prononcée par Marie dans l’évangile de Luc, au moment de l’Annonciation : « Qu’il me soit fait selon ta parole. » La recommandation adressée par Marie aux servants signifie en quelque sorte : que sa parole accomplisse en vous et à travers vous ce qu’elle veut accomplir, ce dont elle est porteuse. Marie éveille ainsi en nous l’attitude qui permet au Seigneur Jésus de réaliser l’œuvre pour laquelle il est venu, c’est-à-dire l’œuvre de sa Pâque, mais d’une Pâque ici anticipée, de cette Pâque manifestée comme le don de la surabondance de Dieu, de cette Pâque 28


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signifiée comme étant l’accomplissement des noces de Dieu avec la communauté de ceux qui croient en lui. Il y a, dans la réponse de Jésus à sa mère un mot qui parfois nous est moins facile à comprendre. Jésus lui dit : « Femme, que me veux-tu, mon heure n’est pas encore arrivée. » C’est le terme « femme » qu’il nous faut ici comprendre. Il ne s’agit pas par là d’imposer une distance entre Jésus et sa mère. Le mot « femme » explicite plutôt, dans la nouvelle économie inaugurée par Jésus, non plus l’ancien Israël, mais celle qui représente Sion dans l’attente de la manifestation de son Seigneur. N’est-ce pas grâce à la réponse de Jésus à sa demande que ses disciples se mirent à croire en lui ? Puisse-t-elle en nous aussi susciter la foi en son fils Jésus.



Deuxième méditation

Nicodème (Jn 3, 1-21)

Nous aborderons maintenant la lecture du chapitre 3. Nous entrons ainsi dans un ensemble qui contient les chapitres 3 et 4. Après l’évocation de la mission de Jésus, il s’agit maintenant de percevoir la réponse à lui donner, en adhérant d’abord à lui par la foi Au terme du récit rapportant les noces de Cana, nous pouvons lire cette conclusion : « Tel fut le premier signe de Jésus, il se manifesta à Cana, et ses disciples crurent en lui. » Mais comment Jésus compose-t-il cette communauté de foi qu’il veut rassembler autour de lui ? Il la compose d’hommes et de femmes divers, et c’est eux que commencent à présenter les deux chapitres 3 et 4. La diversité de ceux que Jésus rencontre, avec qui il entre en dialogue, et qui sont ainsi amenés à croire en lui, Juifs, Samaritains, païens, évoque chaque fois une démarche différente pour le rejoindre, et arriver à croire en vérité en lui. Les trois derniers versets du chapitre 2 constituent comme des versets de raccord et en même temps d’introduction. Après le récit de l’expulsion des vendeurs du Temple, il est dit que Jésus reste à Jérusalem pendant un certain temps pendant la fête de Pâques : « Comme il était à Jérusalem pendant la fête de Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il faisait. » L’évangéliste ne s’attarde pas sur ces signes. Mais il ajoute immédiatement : « Mais Jésus ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et qu’il n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme, car lui-même connaissait ce qu’il y avait dans l’homme. » 31


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L’évangile de Jean souligne dès lors combien la foi doit être éprouvée, être vécue en vérité et ouvrir vraiment l’homme à Jésus. La foi doit creuser en l’homme une disposition de tout son être, une reddition totale de soi-même à Jésus. C’est après avoir ainsi opéré la transition entre le chapitre 2 et les chapitres suivants, que Jean nous présente, dans les chapitres 3 et 4 la manière dont Jésus rencontre diverses personnes, et comment ces personnes, se situent par rapport à lui et expriment leur désir de croire ou leur entrée effective dans la foi en Jésus. Il y a tout d’abord l’histoire de Nicodème, un maître en Israël, un Juif. La question est de savoir, pour ce Juif de bonne volonté, quel peut être le discours que Jésus lui destine. « Or il y avait parmi les pharisiens un homme du nom de Nicodème, un notable des Juifs. Il vint de nuit trouver Jésus et lui dit : Rabbi, nous le savons, tu viens de la part de Dieu comme un maître. Personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. » Voilà donc l’entrée de Nicodème dans un dialogue avec Jésus. Il est pharisien, un notable Juif, un homme dès lors assez bien formé dans la connaissance de la Loi. Soyons attentifs au dialogue entre lui et Jésus, pour relever la place que prend, dans cet épisode, le vocabulaire appartenant à l’ordre de la connaissance. Il est question de connaître, de lumière et de ténèbres, de saisir ou ne pas saisir. Nous sommes ainsi dans un contexte qui met en relief la question de la « vraie » connaissance de Dieu. Il s’agit en effet d’un Juif, et le Juif, dans la perspective de Jean et dans celle d’une révélation progressive de Dieu, est celui qui, déjà, a pu s’ouvrir à une vraie connaissance de Dieu, celui qui déjà connaît le vrai Dieu. C’est à ce peuple que Jésus vient donner la révélation définitive du Dieu déjà connu. Jésus vient visiter le Peuple de l’Alliance pour l’introduire pleinement dans la vraie connaissance de Dieu que déjà il a commencé à recevoir. Telle est la situation de Nico32


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dème, et celle des Juifs auxquels Jésus se heurtera dans bien des épisodes du quatrième évangile. Connaissant Dieu, vont-ils accepter de recevoir la révélation définitive que Dieu leur offre en Jésus ? Nicodème vient de nuit, à un moment de la journée, dès lors, où ne s’affirme pas la lumière du jour. « Il était la lumière, et la lumière luit dans les ténèbres », énonçait le Prologue de l’évangile. Jésus vient pour être cette lumière, Nicodème, lui, est encore en partie dans la nuit ; cependant, le début de son dialogue avec Jésus exprime son désir d’entrer dans une plus grande connaissance : « Rabbi, nous le savons. » Tu es un Rabbi, un maître, tu disposes donc d’une connaissance que tu peux nous donner, et qui peut nous faire progresser. Tu viens de la part de Dieu comme un maître qui enseigne. « Personne ne peut faire les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui. » Il y a, dans ce salut, comme une invitation implicite à être introduit dans une connaissance ultérieure. Mais la réponse de Jésus est une réponse très abrupte : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Comme si Jésus voulait lui donner à penser, à comprendre dès le début, que ce dont il s’agit, ce n’est pas d’ajouter quelques connaissances aux connaissances déjà accueillies. Comme s’il voulait souligner qu’il ne suffit pas d’accumuler de la connaissance pour entrer dans ce qui est la pleine révélation de Dieu. Accumuler de la connaissance : c’est aussi parfois, sans que nous ne nous en rendions compte peut-être, une tentation pour nous dans notre volonté de rejoindre Dieu en lisant deux ou trois livres en plus. Les livres, certes, peuvent nous aider, nous donner à réfléchir, à penser. Et cependant, il peut y avoir là un piège si nous croyons qu’il suffit simplement de connaître un peu plus pour arriver à la connaissance de Dieu. Encore faut-il, dit Jésus, que tout cela soit mis dans la vraie pers33


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pective, et surtout que cela soit vécu à partir de l’attitude qui dispose à se laisser enseigner véritablement par Dieu. Il faut nous mettre dans l’attitude du Fils engendré à la vie par son Père : « à moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu ». La connaissance que tu cherches, dit en quelque sorte Jésus, la connaissance que je peux te donner, c’est cette connaissance qui est inscrite dans le don de la vie que tu accueilles de la part de Dieu. Claudel, vous le savez, a réfléchi sur le terme « connaissance » en lui reconnaissant une fausse étymologie, mais une explication fort suggestive : co-naître, c’est naître avec ; ainsi pénètret-on dans une vraie connaissance. Il y a quelque chose de cela dans la réponse de Jésus à Nicodème : pour connaître Dieu, tu dois accepter d’être engendré par Lui comme un fils. Et c’est à partir de cette connaissance intérieure que Dieu te donne, de cette connaissance inscrite dans l’amour même que Dieu te porte, c’est à partir de ton ouverture à ce geste d’amour qui te fait vivre, que tu peux t’ouvrir à la vraie connaissance de Dieu. Tous les livres peuvent alors trouver leur place, mais à partir de cette perception de la présence intérieure, aimante, éternelle de Dieu qui guide nos vies, qui les suscite à partir de Lui. Jésus demande ainsi à Nicodème de faire une sorte de renversement : au lieu d’aller vers la connaissance de Dieu comme vers un terme dont on s’approche, il faut découvrir que la connaissance de Dieu est un don auquel on s’ouvre et que l’on reçoit dans l’accueil même que l’on fait au don de sa vie. Dieu se fait connaître à nous dans l’acte même où Il nous engendre à sa vie. « Nicodème lui dit… » (Nous avons ici un des procédés fréquents dans l’évangile de Jean, car les termes employés par Jésus doivent y être découverts progressivement, étant d’abord saisis à un niveau qui n’est pas le vrai. C’est ce qu’on appelle « l’ironie johannique ».) Jésus a dit : « À moins de naître », et Nicodème dit : « Comment puis-je naître ? » Nicodème lui dit : « Comment un 34


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homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » Comment naître quand on est déjà né et qu’on porte en soi ce souvenir lointain, celui de la naissance. Jésus répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis : à moins de naître d’eau et d’esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. » Telle est donc la réponse de Jésus : il ne s’agit pas de la naissance à laquelle tu penses, Nicodème. Dans les termes « eau » et « esprit », nous avons évidemment une référence tout à fait directe au baptême. Nous allons voir d’ailleurs comment le discours de Jésus qui termine cet épisode, peut être pris comme une sorte de catéchèse baptismale. Il s’agit en tout cas d’une naissance d’en haut comme Jésus l’a déjà dit précédemment, c’est-à-dire de la naissance que nous recevons de Dieu, de notre vraie naissance, de cette naissance qui est la source, l’origine de notre vie non pas temporelle, mais de notre vie éternelle. Et c’est elle qui est signifiée dans l’acte du baptême. Comme Nicodème semblait attendre de Jésus un discours qui lui permît de progresser dans sa vie de relation avec Dieu, Jésus lui dit : cette vie de relation avec Dieu, c’est l’entrée dans le Royaume de Dieu, la participation à la vie de Dieu ; elle demande de nous de nous laisser prendre dans un mouvement de communion avec Dieu. Mais tu ne peux vivre cela, Nicodème, que dans la mesure où tu te laisses rejoindre par l’amour de Dieu qui te crée, qui t’engendre à sa propre vie. « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit. » Voilà donc les deux naissances dont Jésus demande qu’elles ne soient pas confondues. Il y a la naissance charnelle, notre naissance qui nous fait entrer dans l’histoire des hommes, histoire temporelle où les générations se succèdent. Mais il y a cette autre naissance qui est inscrite dans la première pour la fonder et pour nous donner notre vie véritable, la naissance dans l’Esprit. 35


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Dieu nous aime, il nous communique son Esprit pour que nous soyons en communion de vie avec lui ; car l’Esprit dont parle ici Jésus, c’est précisément l’Esprit qui, en Dieu même, est la communion entre le Père et le Fils, et qui, nous fait entrer dans la même communion. Être aimé de Dieu, c’est recevoir la communion avec Lui, dans le Fils et par l’Esprit. « Ne t’étonne pas si je t’ai dit : il faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ; ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. » Jésus répète à Nicodème : ce que je t’ai dit, ce dont je t’ai parlé, c’est précisément cette naissance dans l’Esprit, qui consiste pour toi, comme pour tout homme, à se livrer à l’aventure de l’Esprit. Jésus n’a pas dit : il faut être né d’en haut, mais : « il faut naître d’en haut ». Cela veut dire que c’est là un présent continuellement répété, un présent continuel : il faut être engendré maintenant, actuellement, dans ce qui est le présent de notre vie, par Dieu qui nous aime. Et cela veut dire que nous sommes pris dans un mouvement qui est le mouvement même de l’Esprit, sur lequel nous n’avons pas de prise. Nous ne pouvons pas dire où il va ni d’où il vient. Nous sommes pris dans ce mouvement de l’Esprit, car être engendrés par Dieu, c’est se laisser conduire par le vent de l’Esprit qui nous mène là où nous-mêmes nous ne savons pas, dans une direction sur laquelle nous-mêmes nous n’avons pas d’emprise. Telle est la vie de celui qui se confie à Dieu, se laissant guider par l’Esprit, et qui, par là, apprend, dans le mouvement même de sa vie, à connaître Dieu qui le guide, et auquel il remet toute son existence. Telle est la perspective vers laquelle Jésus ouvre l’attente de Nicodème. Nous savons, certes, que celui-ci va prendre du temps pour accéder pleinement à ce que Jésus vient de lui déclarer. Mais il sera là pour interroger le Sanhédrin sur la condamnation à mort de Jésus, puis après la mort de Jésus sur la 36


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croix, pour le recueillir et le déposer au tombeau. Nicodème sera donc là à nouveau, à l’heure des ténèbres, pourrait-on dire, alors que Jésus meurt sur la croix ; mais il y sera comme une sorte de témoin de la lumière, lui qui est d’abord venu la nuit pour rencontrer Jésus. Nous allons aborder maintenant le symbole de la lumière développé plus longuement au terme de ce passage. « Nicodème lui dit : comment cela peut-il se faire ? » Tel est le point où se trouve maintenant Nicodème dans son dialogue avec Jésus : c’est très bien ce que tu me dis, mais comment cela se fera-t-il ? « Jésus lui répondit : tu es maître en Israël, et ces choseslà tu ne les saisis pas. » Ce texte nous confirme comment le registre de la connaissance est continuellement exploité dans ce récit. « Tu es maître en Israël », Nicodème, tu me parlais tout à l’heure de connaître, et tu me saluais comme un maître. Ne puis-je te rappeler que « tu es maître en Israël ». Cependant, la connaissance que tu cherches, tu ne l’as pas encore rejointe. Il ne suffit pas d’être un maître en Israël pour connaître le mystère de Dieu. La connaissance éprouvée qu’il s’agit de rejoindre, c’est la connaissance intérieure, existentielle, vécue, qui s’enracine dans la relation de l’homme avec Dieu. Et Jésus continue ; mais le reste de son discours semble en quelque sorte se déraciner de la situation concrète où il se trouvait, pour s’élargir au-delà de Nicodème et de la rencontre avec lui. Nous allons le constater dans le changement des pronoms personnels. « En vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons, et nous attestons ce que nous avons vu, mais vous n’accueillez pas notre témoignage. » Comme si Jésus, parlant à Nicodème, s’ouvrait à un autre auditoire, pour parler à tous ceux que Nicodème représente, c’est-à-dire à tous les membres du peuple juif. Il y a là déjà, dans ce discours tel qu’il est rédigé par Jean, une adresse faite à l’ensemble du peuple juif. « Je te le dis : nous parlons de ce que nous savons, nous attestons ce que nous avons 37


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vu. » Ce qui est ainsi énoncé concerne évidemment le registre de la connaissance. La connaissance, dit Jésus, c’est moi qui puis vous la donner, car c’est moi qui connais le Père, et c’est en m’écoutant et en adhérant à ma parole, en croyant en moi, que vous accéderez à la connaissance du Père. Car moi j’ai vu le Père (reprenant ainsi l’affirmation du Prologue : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui l’a fait connaître. ») C’est cela que Jean développe ici dans ce passage du dialogue de Jésus avec Nicodème : aucun homme n’a vu Dieu, mais, moi, je vous le fais connaître ; accueillez donc mon témoignage. Car précisément, « vous n’accueillez pas notre témoignage ». Nous rencontrons ici comme une sollicitation de la part de Jésus à tous ceux qui, parmi les Juifs, comme la chose s’affirme de plus en plus dans le reste de l’évangile, se ferment à ce qui seul peut les faire accéder à la pleine connaissance du Dieu Père, Fils et Esprit. Jésus veut leur faire connaître Dieu comme le Père qui les engendre, ce Père qui, par son Fils Jésus rendant témoignage au Père, leur communique l’Esprit. Jésus continue donc son discours, en utilisant toujours le pronom « vous » : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » Ce dont je vous parle maintenant, énonce Jésus, c’est quelque chose que pouvez encore, d’une certaine manière, rejoindre en vous, quelque chose qui est déjà inscrit dans votre expérience et votre connaissance. Vous pouvez en effet découvrir en vous la présence aimante de Dieu qui vous engendre à sa vie. Mais si je vous parle de Dieu lui-même (Jésus est venu en effet nous révéler le mystère même de Dieu), comment allez-vous vous ouvrir à ma parole ? Comment allez-vous croire, puisque vous refusez de me croire lorsque je vous parle de votre propre vie, vous qui êtes aimés par Dieu ? « Nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. Comme Moïse 38


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éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle. » Jésus parle ici de la révélation qu’il veut nous donner de Dieu, car il est, lui, « descendu » du ciel. Je suis venu, dit Jésus, pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance. Je suis venu, je suis descendu du ciel ; Jésus est donc parmi nous l’envoyé de Dieu, celui que Dieu nous envoie, et celui qui, étant donné par Dieu, et descendu du ciel, remonte vers Dieu dans ce double mouvement que nous évoquions déjà à propos du Prologue : Jésus vient s’incarner parmi nous pour nous accompagner dans notre « retour » vers Dieu. Il nous accompagne et nous entraîne dans le mouvement de sa Pâque, c’est-à-dire en étant « élevé », ce terme que Jean utilise à plusieurs reprises et qui est à double sens. Être élevé sur la croix, sur ce gibet d’ignominie est en effet apparemment le signe d’un total échec apparent de la vie de Jésus. Mais si Jésus est mis en croix, c’est à ce moment même qu’il est élevé en gloire, nous manifestant l’amour infini que Dieu nous porte. « Il faut que le Fils de l’homme soit élevé, pour que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle. » Il s’agit bien de cette vie éternelle dont Jésus vient de parler à Nicodème en lui parlant de la vie de Dieu qui nous engendre. Cette vie éternelle, nous ne pouvons pleinement la recevoir que dans la mesure où Jésus donne sa vie pour nous, et où, en le contemplant, nous accueillons à travers lui le don qui vient de Dieu. Dans le reste du discours, à partir du verset 14, les pronoms personnels changent à nouveau : « ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme ». Alors que Jésus, jusqu’à présent, parlait à la première personne : « quand je vous dirai les choses du ciel », voici que maintenant il est question de Jésus en troisième personne, comme s’il s’agissait d’une réflexion seconde : sur le mystère de l’amour de Dieu manifesté en Jésus. Jean, en quelque sorte, accueillant le discours de Jésus, se met à réfléchir pour en saisir 39


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toute la portée, et pour nous inviter à y réfléchir avec lui. Réfléchissons donc avec Jean sur le mystère de Jésus en tant qu’il nous vient de Dieu, qu’il est celui que Dieu nous donne pour notre salut. « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais ait la vie éternelle. » Ce que nous sommes invités à comprendre à partir de ce discours, et globalement de la rencontre de Jésus avec Nicodème, c’est l’amour fou que Dieu a pour les hommes. C’est un amour tel qu’il conduit le Père à donner son Fils unique pour sauver les hommes. Si Jésus vient pour être celui qui nous révèle Dieu, il vient ainsi pour être près de nous et se prononcer en faveur de nous, de chacun de nous ; nous pouvons dès lors recevoir le don de Dieu, qui est son Fils unique. Et, en recevant ce don, nous pouvons croire en lui et recevoir ainsi la vie éternelle. C’est grâce à Jésus que s’ouvre en notre cœur l’attitude requise pour recevoir la vie éternelle. C’est en Jésus que le Père nous aime, comme l’affirmait déjà le Prologue : « Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait, et de sa Plénitude nous avons reçu grâce sur grâce. » C’est par le don que Dieu nous fait de son Fils, qu’à notre tour nous pouvons nous ouvrir à la vie éternelle, accueillir le don de la vie éternelle. « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé. » Le Fils ne juge pas le monde au sens où le jugement serait un jugement de condamnation, de disqualification. Ce thème sera développé davantage à partir du chapitre 5. Certes si Dieu envoie son Fils dans le monde, ce n’est pas pour que le monde soit condamné, mais pour que le monde soit sauvé. Jésus ne vient pas pour être le témoin du rejet de l’homme par Dieu, mais au contraire pour être celui qui nous invite à accueillir Dieu en l’accueillant, lui, en croyant en lui, en nous ouvrant à sa Parole, à sa présence et à son action. « Qui 40


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croit en lui n’est pas jugé, qui ne croit pas en lui est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Il y a donc une option décisive à prendre par l’homme lui-même, car c’est lui qui se trouve au point de départ de sa décision. Qui croit en Jésus n’est pas jugé, il est sauvé, puisqu’il se laisse sauver par celui que le Père nous envoie. « Qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Telle est l’autre option consistant à se fermer à la parole de Jésus, à sa présence et à son amour. Certes l’homme peut dire : je n’ai que faire de Jésus, je me ferme en moi-même, je me renferme dans ma propre vie, dans mon propre univers, sur mon propre chemin. « Qui ne croit pas est déjà jugé », car le refus de croire soumet l’homme au jugement de Dieu puisqu’il se ferme ainsi à l’acte de Jésus Sauveur. Et tel est le jugement : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. » Nous voyons se reproduire ici la dialectique de la lumière et des ténèbres, présente dès le Prologue et qui est ici reprise dans le contexte de la connaissance qui nous est donnée de la lumière, dans le contexte de la connaissance de Dieu que Jésus vient nous offrir. Pourquoi n’accédonsnous pas à la lumière par cette connaissance que Jésus nous donne et qui est l’accueil du don de Dieu, du don de sa vie ? C’est parce que nous pouvons aimer les ténèbres plutôt que la lumière. En cela consiste le jugement : dans le refus de la lumière. « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. » Pourquoi l’homme peut-il se fermer à la lumière, pourquoi peut-il préférer s’enfermer dans les ténèbres ? C’est ce que Jean va expliquer dans les versets qui suivent : entrer dans la lumière, c’est accepter que tout soit mis au grand jour, c’està-dire que tout soit vécu dans la transparence à l’égard de Jésus 41


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et de Dieu. Au contraire, l’homme qui se replie, c’est celui qui ne veut pas accéder à cette transparence : « Quiconque en effet commet le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient démontrées coupables. » Il y a alors, dans l’attitude de l’homme, une résistance à se laisser éclairer par la lumière que Jésus rayonne, par cette lumière qu’il nous offre de telle sorte que nous soyons justifiés devant Dieu. Le jugement de Dieu, comme le souligne l’évangile, est un jugement qui justifie, c’est-à-dire qui sauve, de telle sorte que nous soyons sauvés par Dieu en accédant à la lumière du Christ. « Celui qui fait la vérité vient à la lumière afin que soit manifesté que ses œuvres sont faites en Dieu. » En d’autres termes, notre situation à l’égard de Jésus est la situation qui convient à un pécheur, puisqu’il s’agit d’être sauvés, comme l’énonce le texte de Jean ; c’est une situation qui peut être vécue en nous laissant éclairer, en nous ouvrant à la lumière que le Christ nous donne, acceptant ainsi d’être sauvés ; ou au contraire, nous choisissons la situation du pécheur qui se referme sur lui-même, de telle sorte que la lumière ne soit pas accueillie et que l’homme vivant dans ces ténèbres, s’expose par le fait même au jugement. Dans notre prière, nous ne pouvons sans doute pas reprendre le texte tout entier de ce passage, mais certaines phrases, ou affirmations, certaines paroles échangées, pourront inspirer notre dialogue de prière pour nous ouvrir au don de celui que Dieu nous a envoyé pour qu’il soit le principe de notre salut.


Deuxième journée

Première méditation

Jean Baptiste (Jn 3, 22-36 et 1, 19-34)

Le texte que nous prendrons maintenant couvre la seconde partie du chapitre 3. Pour l’introduire cependant, nous commencerons notre lecture en commentant brièvement le texte du chapitre 1, v. 19 à 34. Dans les deux textes que nous venons d’évoquer, il s’agit du témoignage rendu par Jean Baptiste à Jésus. Nous allons donc lire ces deux extraits ensemble. Nous sommes dans la perspective que j’essayais d’ébaucher en introduisant le dialogue avec Nicodème : l’accès à la foi chrétienne pour un Juif qui vit l’Alliance de Dieu avec Israël. Nous avons entendu la question de Nicodème, et perçu l’exigence et la difficulté de son passage à la révélation que Jésus vient apporter, et qui est celle de sa propre présence : le Père nous donne son Fils, pour qu’en lui nous recevions la vie éternelle, et qu’en lui nous nous laissions engendrer comme fils, à notre tour, en naissant d’en haut, et en nous laissant habiter et mouvoir par l’Esprit. Nous rencontrons ici le personnage de Jean Baptiste, et nous découvrons sa totale disponibilité à la nouveauté de Dieu annoncée par Jésus. Rappelons que c’est aussi Jean Baptiste qui envoie à Jésus ses premiers disciples. Prenons donc le passage du chapitre 1, v. 19 à 34 : « Voici quel fut le témoignage de Jean… », ce témoignage dont parlait déjà le Prologue en deux endroits, aux v. 6 à 8 et au v. 15 : « Quand les Juifs lui envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites pour lui de43


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mander : qui es-tu ? » « Les Juifs », dans le vocabulaire de saint Jean, peuvent désigner soit tout le peuple juif dans sa généralité, mais beaucoup plus habituellement les responsables du peuple, dans leur résistance à Jésus. Ce terme exprimera donc de plus en plus une tension à l’égard du message qu’apporte Jésus. Ici l’évangile nous parle des responsables du peuple qui envoient, de Jérusalem, des prêtres et des lévites pour interroger Jean Baptiste, dont la mission et la prédication nous sont rapportées de manière plus développée dans l’évangile de Matthieu. La mission des envoyés consiste à éclairer la mission de cet homme qui rassemble des foules, qui baptise et qui, ainsi, attire tellement l’attention. « Il confessa, il ne nia pas : je ne suis pas le Christ. Qui es-tu donc, lui demandèrent-ils, es-tu Élie ? Il dit : je ne le suis pas. Es-tu le prophète ? Il répondit : non. Ils lui dirent alors : qui es-tu ? Que nous donnions réponse à ceux qui nous ont envoyés, que dis-tu de toi-même ? » Tel est le premier temps du dialogue entre les envoyés des Juifs et Jean Baptiste ; dans la réponse du Baptiste, nous percevons la manière qu’il a de se situer ; c’est une manière déterminée négativement : « je ne suis pas ». La conscience de Jean Baptiste nous est ici manifestée très clairement : il ne prétend pas prendre une place qui n’est pas la sienne, Car il n’est pas le Christ. Et nous pouvons évoquer combien, dans le temps où Jésus paraît, il y a, dans le peuple d’Israël, par exemple, ce dont témoignent les découvertes de Qumrân : une attente nourrie par un mouvement messianique. Il est donc normal que les Juifs s’interrogent de manière particulière : est-ce qu’il serait le Christ, ou est-ce qu’il prétendrait être le Christ ? Et Jean Baptiste se situe très nettement devant cette question : il n’est pas le Christ. Il ne revendique pas non plus la mission de celui que Dieu devait envoyer aux derniers temps : à savoir Élie. Il y avait en effet la croyance, puisqu’Élie était remonté au ciel dans un char de feu, qu’il reviendrait au temps 44


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messianique, pour annoncer la venue du Messie. La fin de la prophétie de Malachie (Mal 3, 23-24) témoigne de cette attitude. Le prophète ? Il y avait aussi dans le peuple, l’attente d’un grand prophète, qui viendrait annoncer la venue du Messie. Jean Baptiste se situe donc en face de toutes ces questions en répondant de manière négative. Voilà déjà une caractéristique de sa personne : il est avant tout celui qui s’efface, celui qui ne cherche pas à occuper une place autre que la sienne, à se mettre en avant, à revendiquer un rôle, à s’attribuer une mission particulière, qui serait à sa propre gloire. Il est au contraire celui qui désire remplir la mission qui lui a été confiée par Dieu, et qui est essentiellement une mission d’annonce et de service. C’est ainsi qu’il répond à la question qui lui est enfin posée : « Qui estu ? Il déclara : je suis la voix de celui qui crie dans le désert : rendez droit le chemin du Seigneur. » En disant cela, il cite un passage du chapitre 40, v. 3 du livre d’Isaïe : « Une voix crie : dans le désert, frayez le chemin de Yahvé, dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. » Tel est en effet le début de la seconde partie du livre d’Isaïe, à savoir du livre de la Consolation d’Israël. C’est là un passage écrit au temps où le peuple encore en exil voyait arriver la fin de son exil. Il commence alors à jubiler en prévoyant son retour sur la terre à laquelle il a été arraché en étant déporté à Babylone. Tout le livre de la Consolation d’Israël est habité par une attente qui prend une dimension messianique. Mais, en citant ce passage du chapitre 40 d’Isaïe, Jean Baptiste se situe de manière totalement relative à quelqu’un d’autre, il se met dans la situation de celui qui se définit et se comprend au service de quelqu’un d’autre. La dimension d’effacement que nous avons soulignée tout d’abord, s’additionne ici à une autre dimension qui est celle d’une relation de service et de totale dépendance par rapport à celui qu’il annonce. Jean Baptiste sait qu’il vient seulement pour préparer, qu’il vient pour annoncer 45


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au peuple la venue d’un autre, et donc que le baptême qu’il donne est un baptême de purification, de conversion pour que celui qui doit venir puisse être davantage reconnu et accueilli. On avait envoyé des pharisiens. « Ils lui demandèrent : pourquoi donc baptises-tu si tu n’es ni le Christ, ni Élie, ni le prophète ? Jean leur répondit : moi, je baptise dans l’eau ; au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas, celui qui vient derrière moi, dont je ne suis pas digne de dénouer la courroie des sandales. » En précisant qu’il baptise dans l’eau, Jean Baptiste précise la portée du baptême qu’il offre : un baptême de purification, puisqu’il est donné dans l’eau, signe même de cette purification, et de la conversion intérieure qui permet d’accueillir, et d’abord d’attendre le Christ. « Cela se passait à Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait. » « Le lendemain, il voit Jésus venir vers lui et il dit : voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. » Voici donc que s’accomplit, et bien au-delà, la délivrance reçue par Israël et consommée dans la Pâque juive rappelant la sortie d’Égypte. L’expression « agneau de Dieu », renvoie aussi bien à l’Agneau Pascal qu’au texte sur le serviteur de Yahvé, réagissant « comme un agneau conduit à la boucherie ». Jésus est ainsi présenté comme celui qui accomplit l’annonce messianique, reproduisant la figure du serviteur de Yahvé, et accomplissant la Pâque ancienne, source et point de départ de l’Ancienne Alliance, destinée à se renouveler dans l’Alliance accomplie. « C’est de lui que j’ai dit : derrière moi vient un homme qui est passé devant moi, parce qu’avant moi il était. » C’est là un rappel du v. 15 du Prologue. « Et moi je ne le connaissais pas, Mais c’est pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu, baptisant dans l’eau. » Jean le Baptiste a été lui-même saisi par Dieu, comme les prophètes de jadis, et mis au travail pour réaliser la mission qui était la sienne, sans savoir encore sur qui et sur quoi allait déboucher le travail de 46


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préparation qui lui était confié : « je ne le connaissais pas ». « Et Jean rendit témoignage en disant : j’ai vu l’Esprit descendre, tel une colombe venant du ciel et demeurer sur lui. Et moi je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’avait dit : celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint. » L’allusion qui est faite ici se rapporte au baptême de Jésus rapporté par les évangiles synoptiques. Jean a su alors, de certitude intérieure, ce qui était attendu de lui : « celui qui m’a envoyé baptiser m’avait dit… » qu’un jour il pourrait reconnaître celui qu’il devait annoncer, le Messie attendu, et que celui qu’il annonçait serait manifesté à ses yeux au moment où il verrait « l’Esprit descendre et demeurer ». Il découvrirait alors que celui qui est là devant lui, celui qui est habité par l’Esprit Saint, est celui qui peut conférer un nouveau baptême, le baptême dans l’Esprit. C’est bien ce que le récit du baptême de Jésus nous propose dans les synoptiques : Jésus, après être remonté de l’eau où il avait été baptisé est tout à coup investi par l’Esprit, et entend la voix du Père qui le désigne comme le Fils bien-aimé. Jean le Baptiste, en accomplissant l’œuvre pour laquelle il a été envoyé, dans l’effacement et la tension toute dévouée au service de l’Autre, s’est rendu ainsi capable d’accueillir Jésus. Ainsi s’opère le passage de l’Alliance à son accomplissement ; le Baptiste est celui en qui ce passage s’accomplit, il est totalement disponible, image de l’Israël fidèle à Dieu, de l’Israël à qui Dieu s’est révélé, à qui Il a offert son Alliance, et par le fait même de l’Israël que Dieu conduit à la reconnaissance de la l’Alliance accomplie. Jésus, en se manifestant à Jean Baptiste l’invite à accueillir l’accomplissement de l’Alliance, reconnaissant en lui le Messie attendu. « Et moi j’ai vu et je témoigne que celui-ci est le Fils de Dieu. »

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La lecture de ce texte nous permet de passer maintenant à la seconde partie du chapitre 3, où nous allons voir s’approfondir en quelque sorte l’attitude de Jean Baptiste devant Jésus. Après cela, Jésus vint avec ses disciples au pays de Judée, et il y séjourna avec eux. Cela se passe après le dialogue avec Nicodème, qui a eu lieu vraisemblablement à Jérusalem, puisque Jésus y était monté pour la Pâque et y avait chassé les vendeurs du Temple. La fin du chapitre 2 parle aussi de Jérusalem. Maintenant donc, Jésus s’en va au pays de Judée, aux alentours de Jérusalem. « Et il baptisait. » Affirmation quelque peu étonnante : comment Jésus a-til commencé à baptiser ? Pour préciser cela, il nous faut lire le v. 2 du chapitre 4 : « Bien qu’à vrai dire, Jésus lui-même ne baptisât pas, mais ses disciples. » Nous comprenons ainsi plus facilement ce dont il s’agit : puisque les premiers disciples lui ont été envoyés par Jean Baptiste, et ont donc participé au mouvement baptiste, dont Jean était la figure principale mais non la figure exclusive, il y avait donc d’autres personnes qui baptisaient en ce temps d’attente du Messie ; et au début de leur vie avec Jésus, il est possible que les disciples aient continué à baptiser, préparant ainsi les gens à la venue et à la reconnaissance du Messie. Telle n’est pas cependant l’affirmation importante de ce passage ; il ne s’agit encore que de la description du contexte où va se dérouler l’interrogation nouvelle posée à Jean Baptiste. « Jean aussi baptisait, à Aïnôn, car les eaux y abondaient. Les gens se présentaient et se faisaient baptiser. Jean n’avait pas encore été jeté en prison. » Voilà de nouveau un événement dont l’évangile de Jean ne parlera plus, mais qui est raconté dans les synoptiques. « Il s’éleva alors une discussion entre les disciples de Jean et un Juif à propos de purification. » On essaie donc ici de se situer. On s’interroge : quelle est cette purification, quelle est la portée de ce baptême ? Et puis il y a cette autre constatation. « Ils vinrent trouver Jean et lui dirent : Rabbi, celui qui était avec toi 48


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de l’autre côté du Jourdain, celui à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise et tous viennent à lui. » La question qui préoccupe les disciples restés avec Jean Baptiste concerne donc ce qu’on pourrait appeler un détournement des foules. Les foules qui venaient écouter Jean Baptiste, et qui étaient conduites par ses paroles à se convertir, voici qu’elles sont en train de prendre une autre voie ; les voici qui se mettent à l’écoute d’un autre ; comment faut-il comprendre cela ? Toi, Jean, tu lui as rendu témoignage, à ce Jésus, mais ne peux-tu pas nous en dire davantage ? Car voilà que maintenant, tous vont à lui. « Jean répondit : un homme ne peut rien recevoir si cela ne lui a pas été donné du ciel. Vous-mêmes, vous êtes témoins que j’ai dit : je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui. Qui a l’épouse est l’époux, mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. » C’est ici que nous entrons dans la profondeur de l’âme de Jean Baptiste, telle que nous la décrit l’évangile de Jean. Et tout d’abord voici une constatation tout à fait décisive : si tous vont à Jésus, c’est que Dieu même les conduit à lui. « Un homme ne peut rien recevoir si cela ne lui a été donné du ciel. » Qu’est-ce qui est donc en train de se réaliser maintenant ? C’est l’œuvre de Dieu que nous avons à reconnaître, à respecter, à adorer. Que tous aillent vers lui, comment m’en offusquer ? N’ai-je pas défini ainsi ma mission : « Je ne suis pas le Christ », je suis envoyé devant lui ? Jean Baptiste, qui a défini son attitude comme une attitude d’effacement, nous indique ici la profondeur même de cet effacement. Il déclare, en quelque sorte, que sa mission est accomplie, qu’elle s’achève dans la venue de Jésus. Et que cela est bien, car celui qui vient, Jésus, c’est l’Époux qui a l’épouse, le peuple de l’Alliance. Si le peuple va vers lui, c’est parce qu’il peut reconnaître en lui l’Époux, l’en49


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voyé de Dieu qui vient visiter son peuple. Nous avons développé cela dans l’épisode des noces de Cana : les épousailles de Dieu avec son peuple, et nous voyons ici combien cette affirmation s’inscrit dans la perspective symbolique de l’évangile de Jean. Comment donc Jean Baptiste trouvera-t-il sa place en face de celui qui seul est l’Époux, qui seul est le don définitif de l’amour de Dieu à l’égard de son peuple et, à travers lui, des hommes ? Jean Baptiste découvre alors sa place propre en se désignant comme « l’ami de Époux ». L’ami ! Si nous lisions ensemble tout cet évangile, nous trouverions ce terme à plusieurs endroits : à propos de l’ami Lazare et dans le discours après la Cène où Jésus parle de la joie complète ; en disant à ses disciples : je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis. La situation de ceux qui se laissent convoquer par Jésus dans l’alliance qu’accomplit sa Pâque (puisque c’est au moment où il va vivre son mystère de mort et de résurrection que Jésus dira cela à ses apôtres), leur situation est celle d’une relation d’amitié avec Jésus. et Jean le Baptiste anticipe cette relation d’amitié, en se découvrant luimême comme l’ami de Époux, comme celui qui peut prendre part à la joie de ses épousailles. Jésus dira lors de la dernière Cène : je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. Voilà ce qui est aussi anticipé ici dans la personne de Jean Baptiste. Il découvre la joie de pouvoir s’associer à l’acte de Dieu venant offrir l’Alliance à son peuple, et ainsi à toute l’humanité, en célébrant les épousailles de Dieu avec l’humanité sauvée. Jean Baptiste est là, dès à présent comme celui qui reconnaît sa relation d’amitié avec l’Époux. La joie qui l’envahit alors est une joie fondamentale, profonde, non pas une joie de surface, quelque peu épisodique, mais une joie radicale, celle de savoir que Dieu se donne et que l’homme est capable d’accueillir 50


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Dieu ; que désormais il y a une union décisive entre Dieu et l’humanité, puisque les épousailles de Dieu et de l’humanité se célèbrent dans la venue de Jésus au milieu de nous. Comment ne nous ouvririons-nous pas avec Jean Baptiste au don que Dieu nous fait de la joie parfaite ? Revenant sur ce qui qualifie dès lors sa propre personne et sa propre attitude, Jean le Baptiste énonce un programme, qui devrait caractériser la perspective de toute vie spirituelle et de toute vie apostolique : « Il faut que lui grandisse, et que moi, je décroisse. » Il définit ainsi la source même de sa joie. C’est une joie qui ne tend pas à s’exalter elle-même, mais qui est totalement désintéressée, en découvrant quelle est la source qui la nourrit, à savoir la croissance même de Jésus, qui par contrecoup s’accompagne d’une décroissance, d’un effacement plus grand encore, de sa propre personne. Y a-t-il moyen de grandir dans l’Esprit, sinon dans la mesure où Jésus en nous prend plus de place, et où dès lors notre place, celle que nous voudrions parfois occuper en maîtres, se réduit davantage, à l’encontre du mouvement spontané de notre être, qui nous enferme dans notre pauvre existence passagère, plutôt que de nous laisser habiter par celui qui se donne à nous ? Saint Paul écrira dans ce sens : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » La même logique est ici explicitée par la parole de Jean Baptiste. Et c’est le même mouvement qui doit habiter toute vie apostolique, toute annonce du Christ. C’est un mouvement consistant non pas à réaliser une œuvre propre, mais au contraire à annoncer celui qui, seul, est capable de sauver les hommes, de leur donner sa joie, de leur communiquer la vie. Et, continuant la réflexion, un peu comme hier, l’évangéliste élargit ce qui vient d’être dit par Jean Baptiste, dans une sorte de réflexion destinée à nous faire entrer dans la perspective qui vient de nous être ouverte : « Celui qui vient d’en haut est au-des51


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sus de tout. Celui qui est de la terre est terrestre et parle en terrestre, celui qui vient du ciel témoigne de ce qu’il a vu et entendu, et son témoignage, nul ne l’accueille. » Voilà bien la situation dans laquelle se trouvent, non pas Jean Baptiste, mais les Juifs qui sont venus tout à l’heure l’interroger, ou ceux qui hésitent à entrer dans la perspective ouverte par Jésus. Celui qui vient d’en haut, c’est-à-dire Jésus, c’est lui qui dispose de la parole même de Dieu. « Celui qui est venu de la terre », ce sont tous ceux qui sont venus avant lui, y compris Jean Baptiste, « ils sont terrestres et parlent en terrestres ». Non pas qu’ils refusent de s’ouvrir à l’attente de Dieu, mais leur parole est une parole d’homme à la recherche de Dieu, et non pas encore la parole de Dieu lui-même. Comme le déclarait Jésus à Nicodème, il y a pour l’homme deux naissances : « Celui qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. » C’est la même affirmation que nous retrouvons ici : celui qui vient d’en haut et qui donc est habité par l’Esprit, celui-là qui vient du ciel témoigne de ce qu’il a vu et entendu. Jésus ne disait-il pas à Nicodème : ce que je vous annonce, c’est ce que j’ai vu ? « Mais son témoignage, nul ne l’accueille. » Nous sommes là en face de la dureté du cœur de l’homme se fermant à la venue du Seigneur, et de cette résistance que Jésus rencontre en accomplissant sa mission messianique, chez ceux-là même à qui la bonne nouvelle a été offerte. C’est toute la tension présente dans l’évangile de Jean : elle montre Jésus en débat continuel avec ceux qui, cependant, devraient pouvoir reconnaître en lui celui que les prophètes ont annoncé. Ceux qui accueillent le témoignage de Jésus certifient que Dieu est véridique. En effet, celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, et il donne l’Esprit sans mesure. À côté de ceux qui n’accueillent pas son témoignage, il y a, bien sûr, ceux qui l’accueillent, comme 52


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l’affirmait déjà le Prologue, où il était dit : « Il est venu chez les siens, mais les siens ne l’ont pas reçu, mais à ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Ceux qui accueillent son témoignage reçoivent donc l’Esprit sans mesure ; car en parlant au nom de Dieu, le Christ Seigneur nous communique aussi son Esprit, cet Esprit dont il était parlé dans le dialogue avec Nicodème, l’Esprit par lequel il faut nous laisser conduire, sans savoir où il va et où il nous conduit. Il faut nous livrer au mouvement de l’Esprit, et donc accueillir les paroles de Jésus, et reconnaître en lui celui qui vient, l’Époux qui s’offre à nous. Il faut reconnaître cela dans la relation d’amitié à laquelle il nous convie, et par là recevoir de lui l’Esprit. Mais non pas une petite mesure de l’Esprit ; Jésus nous offre « l’Esprit sans mesure ». C’est que nous ne pouvons vivre enfermés à l’intérieur d’un horizon borné par nos propres limites, mais il nous faut découvrir le Dieu sans mesure, dont le don est infini. C’est dans l’Esprit que sans mesure, le Père se communique au Fils et que le Fils, se recevant du Père, à son tour, s’offre à Lui. « Le Père aime le Fils et a tout remis dans sa main. Qui croit au Fils a la vie éternelle, qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » L’Esprit que nous recevons, est celui du Père et celui du Fils, l’amour même que le Père porte à tous ses enfants. Cet amour, le Fils peut nous l’offrir, car il le reçoit de son Père pour le partager avec nous. Ce qui nous est demandé depuis le Prologue, c’est donc vraiment d’entrer dans la foi au Fils. Car « qui croit au Fils a la vie éternelle ». La vie éternelle, annoncée déjà à Nicodème est la vie même de Dieu, offerte pour que nous en vivions ; nous la recevons si nous croyons au Fils, si nous nous laissons prendre par Jésus, si nous adhérons à lui, si nous lui livrons notre vie, si nous nous en remettons à ses paroles, si nous laissons ces paroles s’imprimer en nous. Ainsi, croyant au Fils, 53


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nous recevons la vie éternelle. Au contraire, refuser de croire au Fils, ce serait nous fermer à la vie, et nous exposer à la colère de Dieu. Cette colère qui est, non pas une attitude décidée par Dieu arbitrairement, mais la manière dont Dieu agit à notre égard dans la mesure où nous nous fermons à Lui, en refusant de croire au Fils. Laissons donc ces passages nous inspirer dans notre prière ; essayons surtout de laisser les paroles de Jean Baptiste nous inspirer, nous conduire, nous indiquer ce que veut dire : croire au Christ, entrer dans la foi au Christ comme lui-même y est entré, lui, témoin de l’Alliance offerte à Israël, mais capable aussi d’accueillir le don renouvelé de Dieu.


Deuxième méditation

La Samaritaine (Jn 4, 1-42)

Continuant notre parcours à travers l’évangile de Jean, nous lisons ce soir les 42 premiers versets du chapitre 4. Ils évoquent pour nous la traversée, par Jésus, de la Samarie, sa rencontre avec la Samaritaine, et le dialogue qui s’ensuit avec ses disciples La question que nous posions à propos de l’adhésion de foi à Jésus a jusqu’ici été considérée dans la rencontre de Jésus avec les Juifs : Nicodème et Jean Baptiste. Maintenant Jésus rencontre les Samaritains. La question d’un Juif formé dans la connaissance de l’Écriture peut être comme nous l’avons vu hier avec Nicodème, une question de connaissance et donc de révélation : comment s’ouvrir à la connaissance du vrai Dieu, à la révélation décisive de Dieu ? La question d’un Samaritain ou d’une Samaritaine ne s’inscrit pas exactement dans la même voie. Les Samaritains, comme la chose va nous être rappelée immédiatement, habitaient la Terre Promise, répartie en trois régions : de Judée, de Samarie, et de Galilée. Mais Israël a connu une histoire troublée, en particulier une sécession, une rupture d’Alliance : la Samarie s’est réfugiée auprès de faux dieux. Elle se trouve donc dans une situation difficile, tout en ayant un passé commun avec le reste du peuple Juif. Le texte de l’évangile nous parle du puits de Jacob, de ce patriarche auquel les deux royaumes peuvent se référer Mais la Samarie dispose aussi d’un lieu rival de Jérusalem : est-ce sur cette montagne ou à Jérusalem qu’il faut 55


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adorer, demandera la femme à Jésus. La question qu’affrontent les Samaritains est donc celle de savoir comment rester fidèle à la communion d’alliance avec Dieu. Après cette brève introduction, nous commençons la lecture du chapitre 4, dont les premiers versets constituent une sorte de transition, nous décrivant la route suivie par Jésus, qui passe maintenant de Judée en Samarie. « Quand Jésus apprit que les pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean, bien qu’à vrai dire Jésus lui-même ne baptisât pas mais ses disciples, il quitta la Judée et s’en retourna en Galilée. » Ce que nous venons de lire fait allusion au passage que nous lisions ce matin, et qui rapportait la discussion entamée avec Jean par un de ses disciples. Pour retourner de Judée en Galilée il fallait normalement traverser la Samarie : « Or, il lui fallait traverser la Samarie. Il arrive près d’une ville de Samarie appelée Sychar, près du puits que Jacob avait donné à son fils Joseph. Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la marche, se tenait assis près du puits, c’était environ la sixième heure. » Nous voici situés dans le cadre où l’épisode va se dérouler. « Une femme de Samarie vient pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : donnemoi à boire. Ses disciples en effet s’en étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger. La femme samaritaine lui dit : comment, toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi qui suis une Samaritaine ? Les Juifs, en effet, n’ont pas de relation avec les Samaritains. » Le dialogue s’engage ainsi entre Jésus et elle, et il nous est dit que ce dialogue ne va pas de soi puisqu’il y a eu une rupture, et une opposition souvent radicale entre les Juifs et les Samaritains, une coupure de relations. Or, voilà que Jésus entre en relation par ces quelques mots : donne-moi à boire. Nous savons que ce sont des mots semblables que Jésus prononcera du haut de la croix : « J’ai soif. » Cela nous permet dès à présent de comprendre qu’il y a sans doute dans ces mots bien plus que ce 56


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que la femme peut y mettre immédiatement. Il y a bien sûr la soif physique de Jésus après avoir marché sous le soleil de midi. Mais la soif, qui est un des besoins les plus fondamentaux de l’homme, peut servir de symbole à tous les besoins humains, à toutes les attentes, à tous les désirs de l’homme. Et le désir le plus profond qui anime le Seigneur Jésus, c’est ici le désir de réinstaurer la communion là où s’est produite la rupture ; n’estce pas pour cela qu’il a été envoyé, pour franchir les barrières telles celles qui séparent alors les Juifs des Samaritains ? Jésus désire réinstaurer la communion avec ceux qui sont en rupture d’alliance. Et parce qu’il désire la communion, parce que Dieu même désire la communion, ce que Jésus révèle tout d’abord à la femme, c’est son propre besoin, son propre désir, sa propre attente. Car il y a dans le cœur de Dieu une attente et un désir profond de l’homme, de tout homme, en particulier de ceux qui sont séparés de la communion avec lui. « Jésus lui répondit : si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit : donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié, il t’aurait donné de l’eau vive. » Nous voyons combien la première demande de Jésus était chargée d’autre chose que du simple désir d’étancher sa soif physique. Il s’agit pour Jésus de pouvoir offrir à cette femme, et à travers elle au peuple qu’elle représente, toute la richesse du don de Dieu. Car si Dieu exprime ainsi son désir de communion, c’est en éveillant aussi, dans le cœur de l’homme, un désir profond de communion, un désir de se laisser prendre dans son amour. « Si tu savais le don de Dieu ! » Ce Dieu qui demande, c’est un Dieu qui désire d’abord donner, et sa demande adressée à l’homme est la demande que l’homme lui ouvre son cœur, pour qu’il puisse y verser tout l’infini de son amour. « C’est toi qui l’aurais prié » : tu aurais compris, si tu te rendais compte de celui qui est devant toi ; si tu savais qui est là devant toi, tu lui aurais demandé de l’eau vive. Cette eau qui, dans le 57


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chapitre 7, va être présentée avec plus de clarté encore, comme étant le symbole de l’Esprit. Telle est l’eau que Dieu nous donne à boire pour nous désaltérer : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi. Selon les mots de l’Écriture : de son sein couleront des fleuves d’eau vive » (7, 37-38). Et le v. 39 précise : « il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui ». L’eau vive, que Jésus et le Père veulent nous donner, n’est donc rien d’autre que l’Esprit d’amour, pour nous désaltérer, et nous faire vivre dans sa communion. « Elle lui dit : Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond, d’où l’as-tu donc, l’eau vive ? Serais-tu plus grand que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits ? Il y a bu lui-même ainsi que ses fils et ses bêtes. » La femme, en prenant elle aussi, comme l’avait fait Nicodème, les termes de Jésus dans leur sens le plus littéral, ne comprend pas tout de suite ce que Jésus veut lui dire. Et cela ne fait qu’aviver son intérêt, lui faisant poser à nouveau la question : mais qui es-tu donc pour parler ainsi ; es-tu plus grand que notre père Jacob, toi qui veux aller puiser sans rien avoir pour puiser ? Jacob est ici une référence commune aux Juifs et aux Samaritains, lui, le patriarche. « Jésus lui répondit : quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau ; mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle. » Jésus précise bien qu’il ne s’agit pas dans ses paroles de cette eau qui est là, dans le puits, de même qu’il ne s’agissait pas, avec Nicodème, de la naissance physique, mais d’une autre naissance. Et comme il y a une autre naissance, il y a aussi une autre eau. Il y a certes l’eau dont nous avons besoin pour nous maintenir en vie, dans notre vie biologique, mais aller la puiser est un geste toujours à refaire, car la soif renaît : « quiconque boit de cette eau aura soif à nouveau ». Il y a par contre une autre eau, qui est la richesse infinie de l’Esprit. Celui qui en boit n’aura 58


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plus jamais soif, car cette eau ne fera que jaillir continuellement en lui, une fois qu’il l’aura reçue. « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle. » Il s’agit donc de se laisser prendre dans une relation d’amour et de communion avec Dieu, de s’ouvrir au don de l’amour de Dieu, au don de l’Esprit ; il s’agit de découvrir cet Esprit comme source d’une vie, qui continuellement se renourrit elle-même. Il n’y a donc plus à aller chercher de nouveau l’eau au puits ; il faut simplement laisser l’Esprit continuer à jaillir, à manifester combien il est la source qui continuellement se renouvelle. Telle est l’invitation que Jésus adresse à la Samaritaine : une invitation à se laisser reprendre dans la communion d’alliance avec Dieu, à s’ouvrir au don de l’Esprit, qui est source d’eau jaillissant en vie éternelle. « La femme lui dit : Seigneur, donne-moi cette eau, afin que je n’aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser. » La femme reste ici encore au niveau de compréhension où elle s’est située depuis le début de la rencontre. Ce qui habite son esprit, c’est la nécessité d’aller constamment au puits pour puiser l’eau dont elle a besoin pour son ménage, sa cuisine, son foyer, cette eau qui lui est quotidiennement nécessaire. Si elle pouvait avoir une eau capable de désaltérer pour toujours, une source qui constamment se renouvellerait, ce serait tellement heureux, elle n’aurait plus à venir ici pour puiser. « Il lui dit : va, appelle ton mari et reviens ici. La femme lui répondit : je n’ai pas de mari. Jésus lui dit : tu as bien fait de dire : je n’ai pas de mari, car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari, en cela tu dis vrai. » Les cinq maris dont parle Jésus peuvent faire référence aux dieux étrangers accueillis par Samarie. Mais, par le fait même, ce à quoi Jésus nous introduit par là, c’est à une cohérence entre la communion avec Dieu et ce qu’on pourrait appeler la rectitude de l’amour hu59


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main, la rectitude vécue dans les relations humaines. Jésus lui dit en quelque sorte : tu désires avoir cette eau, c’est-à-dire que tu désires t’ouvrir au don de cette alliance avec Dieu. Il n’y a pas moyen de l’accueillir en vérité s’il n’y a pas en même temps une authentique restauration de ta manière d’aimer et de faire alliance au niveau humain. Cela vaut pour la relation de femme à mari, cela vaut aussi pour toutes les relations humaines. Pour accueillir la communion avec Dieu, il faut qu’il y ait en même temps, comme sa condition et son soubassement en notre vie, la cohérence, la rectitude, la vérité, l’authenticité des relations vécues au niveau humain. Nous voyons ici comment le discours de Jésus se développe avec une logique interne. Il ne s’agit plus simplement pour Jésus d’interpeller la femme pour lui faire découvrir qu’elle a devant elle quelqu’un qui en sait plus qu’elle ne pensait. Cette femme — et nous avec elle — doit découvrir le lien intime de sa vie avec tout le discours que Jésus est en train de lui faire. Jésus lui révèle ce lien, son discours est un discours de révélation, énonçant quelles sont les exigences du don de la communion avec Dieu, de la présence de l’amour de Dieu dans sa vie, de cet amour auquel elle est appelée à s’ouvrir. Pour s’ouvrir à cet amour que Dieu donne, encore faut-il que son cœur soit un cœur qui aime droitement et qui se laisse prendre, modeler, éduquer, corriger par la vérité de l’amour. « La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous, vous dites : c’est à Jérusalem, le lieu où il faut adorer. » La femme, à ce moment, se trouve comme percée à jour, située dans sa vérité, et elle reconnaît en Jésus quelqu’un qu’il vaut la peine d’interroger, un prophète qui peut l’éclairer. Quelle est donc la question qu’elle pose alors à Jésus ? C’est la question que peut lui poser un Samaritain, comme nous l’avons suggéré auparavant : finalement, 60


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où se trouve la vérité de l’Alliance ? Je te demande donc de me dire maintenant quelle est la vérité à laquelle nous devons adhérer : est-ce celle que nous suivons, nous, les Samaritains ; estce celle que professent les Juifs ? Dieu se trouve-t-il et se rencontre-t-il à Jérusalem ou sur le mont Garizim ? « Jésus lui dit : crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas, nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient, et c’est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père dans l’Esprit et la vérité. Car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est Esprit, et ceux qui l’adorent, c’est dans l’Esprit et la vérité qu’ils doivent adorer. » Jésus lui répond ainsi en situant la relation ou plutôt la tension qui existe entre les Juifs et les Samaritains. Il ne dit pas : vous n’avez raison ni les uns ni les autres ; il affirme : il y a une fidélité de Dieu à son Alliance qui est inscrite dans l’histoire des Juifs, car vous, vous avez perdu cette connaissance du vrai Dieu, « vous adorez ce que vous ne connaissez pas, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs ». L’Alliance s’est donc continuée à travers l’histoire des Juifs, et les Samaritains ont perdu le fil de cette Alliance. Mais voici que nous entrons maintenant dans un temps nouveau : ce n’est plus le temps où doivent s’opposer la foi des Juifs et celle des Samaritains ; nous entrons en effet dans ce temps nouveau où tous pourront avoir accès à Dieu. Où se trouve le lieu où nous pouvons adorer Dieu ? Le culte véritable désormais devra être rendu dans le corps de Jésus. C’est donc aussi dans notre propre corps que doit se rendre le culte véritable dû à Dieu. C’est dans le corps de Jésus et dans notre corps et notre vie que nous adorons Dieu désormais. Ce que Jésus développe en disant : « L’heure vient, et c’est maintenant où les véritables adorateurs adoreront le Père dans l’Esprit et la vérité. » 61


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Il n’est donc plus question de lieu géographique ; c’est partout où l’homme vit sa vie qu’il peut être habité par l’Esprit, et peut donc vivre sa vie dans la vérité révélée par Jésus. C’est dans la mesure où l’homme oriente sa vie selon la vérité de la Parole de Dieu et se laisse habiter par l’Esprit, c’est dans cette mesurelà que l’homme adore Dieu, et rend à Dieu le culte qui Lui est dû. Tels sont les adorateurs que cherche le Père. C’est dans la droiture, la vérité de la vie éclairée par la révélation de Jésus, dans l’authenticité de l’amour, partout où l’homme vit, où il aime, où il se rapporte aux autres, comme nous venons de l’entendre, c’est là que l’homme adore le Père. « Dieu est Esprit, et ceux qui adorent, c’est dans l’Esprit et la vérité qu’ils doivent adorer. » Il y a dans ces paroles de Jésus une révélation profonde, qui nous fait découvrir combien c’est dans le concret de l’existence, dans la vérité de la vie habitée par l’Esprit et la Parole de Dieu que nous sommes appelés à vivre ; c’est en aimant et en connaissant Dieu en vérité que nous devenons de vrais adorateurs. C’est ainsi que nous pouvons adorer : non plus en nous fixant à un lieu qui soit le lieu privilégié de l’adoration, mais en découvrant que cette adoration, elle doit être offerte à Dieu partout et toujours, là où l’Esprit se donne à nous et où nous pouvons l’accueillir, là où la Parole de vérité vient éclairer notre vie. « La femme lui dit : je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle le Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout. » La femme commence à découvrir ainsi un monde nouveau qui s’ouvre devant elle, et elle exprime le désir de cette nouveauté qu’elle porte au fond d’elle-même : oui, j’attends, moi aussi, la nouveauté dont tu parles. Il nous est annoncé à nous aussi, ce Messie ; et c’est lui qui doit tout nous expliquer. « Et Jésus lui dit : je le suis, moi qui te parle. » Jésus fait passer ainsi cette femme à l’attitude de foi qui lui est demandée : crois-tu que je suis celui que 62


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tu attends, le Messie promis aux Juifs mais aussi aux Samaritains, celui qui vous introduit dans la nouveauté de l’amour de Dieu, dans le don définitif de l’Alliance par le don de l’Esprit ? Et voici que le récit, ici, s’interrompt, car arrivent d’autres personnes, les disciples qui étaient partis en ville pour acheter des provisions. « Là-dessus arrivèrent ses disciples, et ils s’étonnaient qu’il parlât à une femme. » Jésus est pris ici deux fois en flagrant délit : d’une part, il est un Juif et il parle à une Samaritaine, et, d’autre part, il est homme et il parle à une femme ! C’est aussi un aspect de la révolution de l’Évangile qui s’affirme ainsi dans le récit de la vie de Jésus. L’évangile éclaire aussi d’une lumière nouvelle la relation de l’homme à la femme, même si cette nouveauté ouverte par l’évangile ne produira que peu à peu ses fruits dans l’histoire. Le moment le plus décisif, sera sans doute celui du choix fait par Jésus de femmes comme premiers témoins de sa résurrection, alors que le témoignage des femmes, dans le peuple juif, n’était pas reçu. « Pourtant pas un ne dit : que cherches-tu ou de quoi lui parlestu ? La femme alors laissa là sa cruche, courut à la ville et dit : venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait, ne serait-il pas le Christ ? Ils sortirent de la ville et se dirigeaient vers lui. » La femme opère ainsi un renversement fondamental : elle avait pris sa cruche pour chercher de l’eau, et voilà qu’elle laisse sa cruche parce qu’elle a découvert une autre eau et que de cette eau elle est devenue le témoin. « Entre temps les disciples le priaient en disant : Rabbi, mange. Mais il leur disait : j’ai à manger un aliment que vous ne connaissez pas. » Nous n’avons fait ainsi que passer du registre de la soif à celui de la faim, en restant donc dans le registre des besoins fondamentaux. « Les disciples se disaient entre eux : quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? » Ils se trouvent donc dans une situation semblable à celle de la Samaritaine, ne sachant com63


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ment interpréter les paroles de Jésus sur la soif. « Mais Jésus leur dit : ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé, et de mener son œuvre à bonne fin. » Ainsi la nourriture de Jésus, ce qui soutient sa vie, c’est de faire la volonté de Celui qui l’a envoyé. Jésus se nourrit ainsi, dans la mesure où il est en communion de volonté, et donc en communion d’amour, avec le Père qui l’envoie, pour qu’il mène son œuvre à bonne fin. Cette communion d’amour avec le Père, elle est toujours inscrite, pour Jésus, dans ce qu’il lui est demandé de faire : en inscrivant sa vie dans le concret de ce que le Père lui confie, de ce à quoi il doit s’appliquer pour faire sa volonté. Ce que Jésus vient de vivre dans sa rencontre avec la Samaritaine n’est rien d’autre que l’accomplissement de la mission pour laquelle il a été envoyé par le Père. Jésus s’est nourri de l’amour du Père et de la communion avec le Père, dans le témoignage qu’il a pu proclamer à la Samaritaine, dans ce message qu’il a pu lui livrer, et qui est le message qui vient du plus profond du cœur de Dieu, pour les Samaritains et pour tous les hommes, appelés à se laisser prendre dans la communion de l’Alliance avec Dieu. En étant le messager de l’Alliance offerte à tous par Dieu, Jésus communiait avec la Samaritaine, mais, plus radicalement encore, il communiait avec le Père, dont il est pour tous le témoin. C’est bien cela que nous pouvons essayer de contempler et de comprendre en nous mettant devant le Seigneur Jésus : comprendre que ce qu’il nous donne, nous offre, nous dit, tout cela consiste pour lui à communier avec la volonté du Père qui désire faire de nous ses enfants. C’est dans la mesure où le Père nous aime qu’Il nous envoie son Fils, et toutes les paroles de Jésus sont des paroles qu’il nous dit en épousant l’amour du Père pour nous. Et Jésus continue : « Ne dites-vous pas : encore quatre mois et vient la moisson ? Eh bien, je vous dis : levez les yeux et regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson. » Jésus nous parle de 64


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cette œuvre qui doit être menée à bonne fin : il y a dès à présent, en effet, moyen de la voir, elle est comme une moisson disponible. Il faut mettre cela en liaison avec le texte qui précédait immédiatement le dialogue de Jésus avec ses disciples ; ce texte décrivait la venue des Samaritains pour rencontrer Jésus : ils sortaient de la ville et se dirigeaient vers lui. « Déjà le moissonneur, énonce Jésus, reçoit son salaire et récolte du fruit pour la vie éternelle, en sorte que le semeur se réjouit avec le moissonneur. Car ici se vérifie le dicton : autre est le semeur, autre le moissonneur. Je vous ai envoyé moissonner là où vous ne vous êtes pas fatigués. D’autres se sont fatigués, et vous, vous héritez de leur fatigue. » Ce discours de Jésus, situé dans ce contexte, s’adresse en fait aux apôtres, mais dans une perspective plus large, il s’adresse aussi à nous, il nous rejoint en évoquant l’histoire de la moisson, de l’œuvre pour laquelle Jésus a été envoyé. C’est une œuvre à laquelle nous aussi nous sommes conviés à apporter notre propre collaboration. Mais dans l’accomplissement de cette œuvre, il y a des moments distincts : le moment des semailles et celui de la moisson. Ces temps se succèdent, et ce n’est pas à nous de fixer les temps et les moments. L’important, c’est d’être là, dans le champ du Seigneur, à la place qui nous est offerte. Jésus est chargé des semailles, et nous ne pouvons nous glorifier de la moisson à engranger, car d’autres, et précisément Jésus, ont dû peiner au temps des semailles. Car Jésus est bien le semeur qui jette sa parole en terre, et qui a peiné pour que la moisson puisse un jour être engrangée. C’est à nous qu’est donnée la joie de la moisson : « autre est le semeur, autre le moissonneur ». Ce que nous pouvons dès lors demander au Seigneur, c’est qu’il nous donne d’être fidèles à la mission qui est la nôtre, et qui consiste à moissonner ce que nous n’avons pas semé. « Un bon nombre de Samaritains de cette ville crurent en lui, à cause de la femme qui attestait : il m’a dit tout ce que j’ai fait. 65


« JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE »

Quand donc ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer chez eux. » Au point de départ, ils croient donc à cause de la parole de la femme, car ils ont été persuadés par la conviction intérieure qui l’animait lorsqu’elle affirmait : c’est lui le Messie que nous attendons ; il m’a dit tout ce que j’ai fait. « Il y demeura deux jours. Ils furent bien plus nombreux à croire à cause de sa parole, et ils disaient à la femme : ce n’est plus sur tes dires que nous croyons, nous l’avons nous-mêmes entendu, et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde. » Ce qui se reproduit ici est semblable à ce que nous découvrions dans le passage concernant Jean Baptiste. La femme n’a plus qu’à s’effacer désormais, puisqu’elle a accompli ce qui lui revenait, c’est-àdire d’être un pur passage, le témoin de ce qu’elle avait reçu de Jésus, pour que les Samaritains à leur tour puissent recevoir de lui cette même révélation ; car Il est venu pour sauver tous les hommes, non seulement les Juifs, mais aussi les Samaritains, et tant d’autres encore : « nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde », et donc de tous les hommes. Ainsi s’annonce le reste du chapitre 4 : la rencontre avec Jésus de quelqu’un qui n’est ni de Judée ni de Samarie, mais qui est un païen (le « fonctionnaire royal »). Car c’est pour tous les hommes que Jésus est venu.


Tr o i s i è m e j o u r n é e

Première méditation

L’infirme de Béthesda (Jn 5, 1-18)

Abordons maintenant la lecture du chapitre 5. Nous entrons ainsi dans une autre phase de l’évangile. Après le premier chapitre, contenant le Prologue et l’appel des premiers disciples ; après le second chapitre qui met tout l’évangile dans la lumière du signe pascal et nuptial éclairant la vie de Jésus, nous avons, dans les chapitres 3 et 4, assisté à la rencontre de Jésus avec des interlocuteurs venant du judaïsme, puis avec une Samaritaine. Chaque fois certaines démarches sont demandées pour entrer dans l’attitude de la foi en Jésus, grâce à laquelle, comme l’affirme le Prologue, nous recevons le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Voici maintenant qu’à partir du chapitre 5, Jésus va peu à peu révéler ce qu’il est pour l’homme, avec des affirmations qui se multiplieront au cours des chapitres suivants : « Je suis la lumière du monde, la voie, la vérité et la vie, le bon pasteur, la résurrection et la vie. » Jésus est ainsi au cœur de la révélation que nous fournit l’évangile dans chacun de ces chapitres, de même que dans les discours qui font habituellement suite aux récits, Jésus se révèle comme celui que nous avons à découvrir et à accueillir, qui éclaire notre vie et qui nous la donne. Un thème apparaît dans le chapitre 5, qui est le thème du jugement. Dans le chemin que suit Jésus, où, à travers les gestes qu’il pose comme à travers les discours qu’il prononce et où il se révèle à l’homme, un jugement est en train de se réaliser. 67


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Ce thème du jugement, nous devons cependant le saisir comme à deux niveaux. Il y a le niveau où l’homme agit, en s’opposant à Jésus. Il s’agit de ceux à qui Jésus s’adresse : des Juifs, comme dit saint Jean, de ces Juifs qui jugent Jésus. Ils mettent l’action de Jésus en procès, s’érigeant en juges de sa conduite et de ses attitudes. Le procès va s’enclencher au terme du texte que nous abordons ce matin. Il est, comme nous le verrons, finalement porteur de mort. Il s’agit, pour Jean, du procès fondamental de l’évangile. Si bien que, lorsque Jésus est arrêté (au moment où il entre dans sa passion), Jean ne développe pas la partie du procès qui relève de l’autorité juive. Ce procès a été réalisé tout au long de l’évangile : les Juifs y ont clôturé dès ce moment le procès fait à Jésus, et ce n’est que brièvement que Jésus défilera devant eux pour être ensuite livré à Pilate au moment de la Passion. Nous avons donc là une première dimension du jugement : le jugement de l’homme, qui conduit à la mort, car son but est de disqualifier, d’exclure, et finalement de tuer. Il suffit que nous y réfléchissions quelque peu pour réaliser combien le jugement de l’homme est souvent un jugement porteur de mort. Mais, à un autre niveau, se réalise le jugement de Dieu qui est, lui, porteur de vie. C’est un jugement par lequel Dieu veut sauver, et donner la vie à l’homme. Alors que Jésus est jugé, comme l’explicite sa mise en procès et son jugement définitif par Pilate, c’est au fond Jésus lui-même qui juge ; mais le jugement qu’il opère au nom de Dieu est un jugement qui sauve l’homme, qui veut donner la vie à l’homme. Dans le discours de Jésus, qui fera suite à l’épisode considéré ce matin, le thème du jugement commence déjà à s’imposer. Nous n’aurons malheureusement pas le temps de le développer. Toujours est-il que, dans ce débat, Jésus peu à peu se révèle, et sa lumière vient heurter nos ténèbres : alors que le jugement de l’homme veut exclure Jésus et le mettre 68


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à mort, lui, qui est la lumière que les ténèbres ne peuvent pas étouffer, est porteur du jugement de Dieu, de ce jugement qui sauve l’homme et lui redonner vie. Nous prendrons donc ce matin les 18 premiers versets du chapitre 5. « Après cela, il y eut une fête des Juifs, et Jésus monta à Jérusalem. » Jésus, nous le savons, était remonté en Galilée en traversant la Samarie. Après être revenu à Cana pour un second signe, il est maintenant à nouveau à Jérusalem, à l’occasion d’une fête des Juifs (qui n’est pas déterminée davantage, d’une fête qui n’est pas la Pâque, mais une autre fête que Jésus va célébrer à Jérusalem). « Il existe à Jérusalem, près de la porte des brebis, une piscine qui s’appelle en hébreu Béthesda, et qui a cinq portiques. » Voilà donc décrit le contexte dans lequel va se dérouler l’épisode ; nous sommes auprès de cette piscine. « Sous ces portiques gisait une multitude d’infirmes, aveugles, boiteux, impotents, qui attendaient le bouillonnement de l’eau. Car l’ange du Seigneur descendait par moments dans la piscine et agitait l’eau. Le premier alors à y entrer après que l’eau avait été agitée se trouvait guéri, quel que fût son mal. » Arrêtons-nous sur cette description d’une foule atteinte de différents maux : des infirmes, des aveugles, des boiteux, des impotents. Des descriptions semblables sont fréquentes dans les évangiles, synoptiques, lorsque nous sont décrits les déplacements de Jésus à travers la terre d’Israël. Se pressent autour de lui tous ceux qui sont en état d’attente, qui éprouvent le besoin de quelque chose et de quelqu’un. De telles descriptions nous invitent à élargir notre regard, pour voir toute l’humanité en attente de salut, car c’est elle qui est ici signifiée. Sur le passage de Jésus se trouvent tous les hommes qui portent en eux tant de maux, d’infirmités, de peines, tous ces hommes qui sont en attente de salut. Jésus se trouve près de la piscine de Béthesda, où de l’eau surgissait parfois, chargée d’une vertu curative. Celui qui parvenait à y entrer immédiatement se trouvait guéri, quel que fût son mal. Ce 69


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qui peut être ainsi signifié, c’est sans doute la réalité du monde créé par Dieu et dans lequel tant de bonté nous est offerte par Lui, une bonté que nous pouvons accueillir parce qu’elle vient combler notre attente. La difficulté, cependant, dans ce monde que nous habitons et où nous sommes objets de la bonté de Dieu à travers tout ce qu’il nous offre, c’est que nous nous trouvons dans un monde marqué par la compétition. C’est bien cela qui nous est ici décrit. Pas question ici de partager, car tous ne peuvent recevoir le bienfait offert ; il faut arriver le premier pour en tirer profit. Mais celui qui arrive le premier, par le fait même, exclut les autres. Nous sommes, certes, dans le monde tel que Dieu l’a créé, dans ce monde qui est le fruit de sa bonté et dans lequel il rejoint l’homme, disposé qu’Il est à bénir la vie de l’homme. Mais ce monde est un monde que les hommes habitent en y vivant une dure compétition les uns avec les autres, et en s’excluant les uns les autres dans l’accueil même des signes de la bonté de Dieu. Telle est bien la description qui nous est ici proposée, et qui dit la situation qui est la nôtre, la réalité du monde que nous habitons. Nous ne pouvons pas dire que le monde est mauvais : « Dieu vit que cela était bon », il y a tant de bonté de Dieu manifestée dans ce monde, mais qui peut avoir accès à cette bonté ? Pas tout le monde ; le premier est ici le seul qui parvient à se l’approprier. « Il y avait là un homme qui était infirme depuis trente-huit ans. Jésus, le voyant étendu, apprenant qu’il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit : veux-tu guérir ? » Ayant regardé cette foule rassemblée en attente de salut, nous sommes maintenant invités à porter notre regard sur l’un d’entre eux. Un homme tellement animé par la vertu de patience, car depuis trente-huit ans il attend sa guérison ; sans doute y a-t-il dans cette brève mention de quoi nous faire réfléchir : il faut parfois attendre, car il n’est pas vrai que les choses doivent toujours se réaliser tout de 70


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suite. Il ne convient pas de se décourager parce que les événements ne se produisent pas comme nous l’attendrions et quand nous l’attendrions. Et voici qu’une rencontre s’opère entre cet homme et Jésus qui le voit. Le regard de Jésus vient en effet se poser sur lui et Jésus apprend que cet homme est là depuis tellement longtemps. Jésus va dès lors à la rencontre de son désir le plus vif, le plus profond : « Veux-tu guérir ? » Un peu comme il portait, au chapitre 1, son regard sur les apôtres, invités à le suivre : « Que cherchez-vous ? » (1, 38). Cette question de Jésus va donc à la recherche du désir de l’homme, en exprimant ce qui est vraisemblablement ce désir : un désir de guérison. Et c’est dans la réponse de l’infirme que nous sommes, sans doute, au cœur de ce qui se déroule au cours de cette scène. « L’infirme lui répondit : Seigneur, je n’ai personne pour me jeter dans la piscine quand l’eau vient à être agitée, et le temps que j’y aille, un autre descend avant moi. » C’est bien là la compétition, la rivalité que nous avons suggérée tout à l’heure, alors que l’infirme semble se trouver là, dépourvu de toute aide depuis trente-huit ans ! Mais ce qui est important, dans la réponse qu’il donne à Jésus, c’est le début de cette réponse : « Seigneur, je n’ai personne. » Ce qui manque à cet homme pour pouvoir obtenir la guérison, accueillir la bonté de Dieu qui veut rejoindre tous les hommes, c’est la présence et l’intervention de quelqu’un. Dieu peut devenir aussi pour lui celui qui le comble et le guérit ; encore faut-il qu’il y ait quelqu’un pour l’aider. Cet homme se trouve dès lors isolé, et chacun, en quelque sorte, se trouve souvent, en ce monde, isolé, livré à lui-même. N’est-ce pas la situation tellement fréquente de la société humaine, où chacun, livré à soi-même, est invité à se débrouiller tout seul en découvrant qu’il n’a personne sur qui compter pour venir à son secours, pour lui permettre d’avoir accès à ce que, si profondément, il désire ? 71


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« Jésus lui dit : lève-toi, prends ton grabat, et marche. » Cet homme n’a personne, et c’est donc Jésus qui devient pour lui celui qu’il attend. Sa longue attente de trente-huit ans, voici que maintenant elle débouche sur quelque chose de bien plus profond encore que la guérison à laquelle il aspire : la présence de quelqu’un qui est là pour lui maintenant. Le but de la présence de Jésus à ce moment, n’est-il pas d’être celui qui agit en faveur de cet homme ? Nous pouvons nous situer, nous aussi, dans notre prière, devant le Seigneur, en découvrant que ce qui fut la vérité pour cet infirme ce jour-là, est aussi la vérité continuelle de notre vie, pour autant que nous nous laissions regarder par Jésus et que le regard de Jésus, se portant sur nous, rencontre la profondeur de notre désir : « Veux-tu guérir ? — Seigneur, je n’ai personne », mais je sais que tu es celui-là que j’attends, et qu’au plus profond de moi-même, plus encore que la guérison, ce que je vis comme attente, c’est l’attente de toi. Ce que l’infirme a vécu au bord de la piscine, sans le savoir, c’était, avant tout, l’attente de Jésus. Et Jésus, par ses paroles, décrit très brièvement le miracle qu’il opère. L’évangile, en fait, ne s’appesantit jamais longuement sur le récit d’un miracle. Ce qui importe, c’est ce qui se réalise dans la vie de cet homme de par la parole de Jésus. Et c’est par les brèves paroles prononcées que l’évangile nous invite à comprendre ce qui, réellement, s’est passé à l’instant dans la vie de cet homme, une fois qu’il a rencontré Jésus et qu’il a découvert en lui celui qu’il attendait. « Lève-toi. » L’homme ainsi couché auprès de la piscine, cet homme incapable de marcher, entend maintenant une voix qui lui dit : « lève-toi » ; car désormais, tu as la capacité de te tenir debout et d’exister par toi-même, de prendre toi-même ta vie en main : « prends ton grabat et marche ». C’est toi, désormais, qui vas cheminer dans ta propre vie, car tu n’es qu’au point de départ d’un chemin sur lequel il 72


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s’agit désormais de marcher. La rencontre avec Jésus est comme le point de départ d’une vie dans laquelle cet homme commence à marcher. Nous savons que, dans les Actes des Apôtres, la manière de vivre de Jésus, devenue celle des communautés chrétiennes et pratiquée par les premiers chrétiens, est désignée comme étant « la voie », c’est-à-dire le chemin sur lequel ils sont désormais engagés. Jésus ne dira-t-il pas, dans l’évangile de Jean : « Je suis la voie, la vérité et la vie » ? Cet homme qui a rencontré Jésus se met désormais en route parce qu’il a découvert celui qui est la voie, et dans les pas duquel, désormais, il peut commencer à marcher, celui qui lui indique la route parce qu’il est lui-même la route. Vie nouvelle pour cet homme, à partir de la rencontre avec Jésus. « Et aussitôt l’homme fut guéri, il prit son grabat, et il marchait. » La description de ce qui se passe à ce moment ne fait que reprendre les indications données par la parole de Jésus. Car la parole de Jésus est porteuse de sa réalisation. Et l’homme qui vient d’être guéri doit croire que la parole de Jésus est effectivement pour lui porteuse de sa réalisation. Pour un homme qui est couché depuis trente-huit ans, il s’agit de se lever, simplement parce qu’une parole lui est dite : « Lève-toi. Il se leva, il prit son grabat, et il marchait. » « Or, c’était le sabbat, ce jour-là. Les Juifs dirent donc à celui qui venait d’être guéri : c’est le sabbat, il ne t’est pas permis de porter ton grabat. Il leur répondit : celui qui m’a guéri m’a dit : prends ton grabat et marche. Ils lui demandaient : quel est l’homme qui t’a dit : prends ton grabat et marche ? Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c’était. Jésus en effet avait disparu, car il y avait foule en ce lieu. » Voici maintenant que nous entrons dans le début du débat qui deviendra le procès fait à Jésus. Jésus a opéré ce miracle le jour du sabbat, et c’est ce que les Juifs ne peuvent admettre, parce qu’ils pensent voir un homme accomplir une ac73


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tion défendue le jour du sabbat. Ce débat de l’évangile sur le sabbat, (plus fréquent chez les synoptiques) ne touche pas directement à la Loi de Dieu, telle qu’elle fut proclamée au Sinaï, mais à la manière dont, peu à peu, les légistes ont voulu la « préciser », en interprétant la Loi de Dieu. Le sabbat, tel qu’il renvoyait à la création de Dieu, tel qu’il faisait partie de la Loi, était quelque chose de beaucoup plus global et de beaucoup plus simple. Nous en trouvons la signification et la pratique dans le livre de l’Exode, au chapitre 19 : « Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu, tu ne feras aucun ouvrage, ni toi ni ton fils ni ta fille, ni ton serviteur ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours, Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour, c’est pourquoi Yahvé a béni le jour du sabbat et l’a consacré. » La perspective fondamentale est ainsi tracée ; mais quant à dire à partir de là qu’on peut faire autant de pas, qu’on peut faire telle action et pas telle autre, c’est donner à la Loi une interprétation qui vient plus de l’homme que de Dieu. Or, c’est à cela que Jésus se heurte : non pas qu’il mette en question la Loi de Dieu, mais la façon de comprendre la fidélité à la Loi de Dieu. Tel est le débat qui commence dès à présent dans ce récit. Pour l’homme guéri par Jésus, il y a cependant une certitude qui surpasse toutes les autres, et c’est la seule qu’il trouve à opposer à ceux qui l’interpellent en le voyant porter son grabat : pour moi, je n’ai qu’une certitude, et cette certitude, la voici : alors que je n’avais personne, j’ai rencontré quelqu’un, et ce quelqu’un m’a dit : prends ton grabat, et moi, j’ai donc pris mon grabat : cela me suffit. Ils veulent savoir qui est ce quelqu’un qui vient en quelque sorte gêner ceux qui savent, et qui vient redonner la vie à ceux qui l’attendent. Allons-nous comprendre pourquoi cet homme 74


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vient ainsi troubler nos repères les plus certains ? À ce moment du récit, le paralytique ne sait pas encore de qui il s’agit ; il a seulement rencontré quelqu’un, sans savoir son nom, sans avoir encore pénétré dans la vraie connaissance de Jésus. « Après cela, Jésus le rencontre dans le Temple et lui dit : te voilà guéri, ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore. » Jésus le rencontre, et cette rencontre se vit maintenant dans le Temple, dans la maison de Dieu. Désormais, il ne s’agit plus seulement du déclic de la guérison, mais d’une relation qui se précise : déjà Jésus avait engagé l’infirme sur la route ; n’est-il pas le point de départ d’un chemin à parcourir ? Jésus tout d’abord lui rappelle donc le bienfait dont il a été le bénéficiaire : « Te voilà guéri. » Il est tellement important, dans la relation à Jésus, de pouvoir faire mémoire, de pouvoir se rappeler quels ont été les bienfaits reçus de lui : les guérisons, les approfondissements, les découvertes, les révélations que Jésus a pu nous donner : te voilà guéri. Désormais, en fonction de cette mémoire qui t’habite, et qui est ma présence en toi, « ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore ». N’interprétons pas cela à la manière d’une menace, comme si Jésus lui disait : gare à toi, si tu pèches, tu ne sais pas ce qu’il t’arrivera en ce cas. Le pire qui puisse t’arriver, c’est justement de pécher. Si tu portes en toi le souvenir de ta guérison, l’important sera désormais de vivre dans l’amitié de Dieu. Le choix inverse serait pire que d’être infirme. La séparation de Dieu est, en effet, bien pire que l’infirmité. Jésus, en rencontrant cet homme, fait ainsi un pas de plus et lui déclare : ce que je veux opérer dans ta vie, plus encore que la guérison physique que tu as reçue, c’est le renouvellement intérieur qui te permet de vivre constamment et fidèlement dans l’amitié de Dieu. Oui, c’est un mal plus grand, celui qui te menacerait, qui entrerait en toi, si tu te séparais de Dieu. Nous sommes ainsi invités à recevoir l’enseignement de Jésus sur ce qui est le vrai mal 75


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de l’homme. Ce n’est pas de ne plus pouvoir marcher comme il le voudrait ; il peut nous arriver, à un moment ou l’autre, que la marche nous devienne plus difficile ; mais il y a quelque chose de tellement plus important : c’est de vivre dans l’amitié de Dieu. « L’homme s’en fut révéler aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri. » Il ne faut certes pas mal interpréter cette démarche, comme si cet homme avait voulu dénoncer Jésus. Jadis, il ne savait pas ; maintenant il sait : Jésus est son bienfaiteur. Il y a quelque chose de spontané et de vrai, dans la démarche de cet homme : il désire faire connaître le nom de l’homme qui s’est révélé à lui comme la présence la plus décisive de sa vie. Il n’y avait personne, et maintenant, il y a quelqu’un, et ce quelqu’un c’est Jésus. Cet homme qui ne savait pas marcher, s’en va donc partout affirmer que c’est Jésus, celui qui est entré dans sa vie et qui l’a transformée. « C’est pourquoi les Juifs persécutaient Jésus, parce qu’il faisait ces choses-là le jour du sabbat. » Cette phrase traduit déjà avec force la réaction des Juifs à l’encontre de Jésus : « les Juifs persécutaient Jésus ». Bien plus, les voilà qui entrent en procès contre lui à cause de sa remise en question des exigences du sabbat. Jésus, qui vient pour donner la vie, et qui l’a donnée à cet infirme, opérant ainsi le jugement de salut de Dieu, va devenir victime du jugement des hommes qui veulent désormais le poursuivre. « Mais il leur répondit : mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent, et j’œuvre moi aussi. » Qu’est-ce que Jésus veut dire par là ? Il faut nous rappeler la manière dont certains rabbins interprétaient le repos de Dieu le jour du sabbat. Selon le récit de la Genèse, Dieu a travaillé pendant six jours, et le septième jour il s’est reposé. Mais si Dieu se reposait tout à fait, alors pitié de nous car n’importe quoi pourrait nous arriver. Ils introduisaient dès lors une distinction en disant : Dieu s’est reposé de ses œuvres de 76


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création le jour du sabbat, mais il a continué ce jour-là ses œuvres de jugement. Cela impliquait sa vigilance, par sa Providence, sur son peuple Israël et sur le monde. Aussi Jésus leur dit-il : qu’est-ce que vous dites de Dieu lorsque vous dites que Dieu s’est reposé le jour du sabbat ? Vous dites qu’il a continué alors à veiller sur son peuple. Eh bien, c’est ce que je fais, moi. Si Dieu continue à donner la vie le jour du sabbat, sinon la vie vous serait retirée et tous, vous disparaîtriez, eh bien, moi, je suis en train de faire la même chose : j’opère les œuvres de Dieu, je donne la vie le jour du sabbat. « Aussi les Juifs n’en cherchaient que davantage à le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant ainsi égal à Dieu. » Nous sommes ici au cœur du procès fait à Jésus. Les expressions sont les plus fortes qu’on puisse imaginer : les Juifs cherchent à le tuer. Dès le point de départ, leur jugement est porteur de mort : Jésus doit disparaître. Pourquoi ? Non pas seulement parce qu’il a enfreint les règles que nous avons définies pour comprendre les exigences du sabbat, mais parce qu’il se présente à nous comme étant l’égal de Dieu, parce qu’il appelle Dieu son propre Père. C’est le centre même du message de Jésus : « à ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir comme lui enfants de Dieu ». Il se présente à nous comme le Fils de Dieu, et c’est cela qui n’est pas acceptable, qui doit être exclu définitivement. Telle est l’opposition des Juifs à la foi que Jean affirmait au cœur même du Prologue : il s’agit de croire en Jésus, de découvrir en lui le Fils de Dieu, et par le fait même d’être associé à sa filiation divine. Le procès fait à Jésus est un procès qui s’oppose au centre même du message de Jésus. Dans notre prière, il y a différentes pistes que le Seigneur peut nous indiquer. L’important, c’est que nous découvrions que Jésus est, pour nous aussi, le quelqu’un que d’une manière ou 77


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d’une autre nous attendons pour nous sauver, ce quelqu’un qui nous donne la vie, là où précisément nous avons à la recevoir de lui, ce quelqu’un qui, au nom de Dieu, vient nous visiter pour que nous vivions désormais dans l’amitié de Dieu.


Deuxième méditation

La multiplication des pains (Jn 6, 1-21)

Nous abordons maintenant la lecture du chapitre 6 de l’évangile de Jean, et nous prendrons pour notre réflexion les 21 premiers versets. Deux épisodes nous sont rapportés dans cette première partie du chapitre : la multiplication des pains, et la marche de Jésus sur la mer. Nous pouvons lire ce texte comme une réelle introduction à la réalité de l’Eucharistie de Jésus. Dans le récit de la dernière Cène, Jean ne reprend pas en effet le récit de l’institution de l’Eucharistie. Il propose la scène du lavement des pieds, et puis le long discours de Jésus, qui traverse les chapitres 13 à 17, et dans lequel il enseigne des dimensions qui sont par ailleurs constitutives de son Eucharistie, et de notre entrée dans l’eucharistie de Jésus : vie de charité, d’union avec lui comme lui est uni avec son Père, présence de l’Esprit, notre combat dans le monde… Déjà dans ce chapitre 6, Jésus situe sa vie, son enseignement, sa présence au milieu de nous, ses actions, ses gestes, dans une perspective qui est celle qu’aujourd’hui nous accueillons en célébrant son eucharistie. Et le long discours dans la synagogue de Capharnaüm, qui occupe la seconde partie du chapitre 6, est un discours sur le pain de vie, sur l’eucharistie du Seigneur. La multiplication des pains nous est ainsi rapportée en guise d’introduction au discours sur l’eucharistie de Jésus. Nous avons à la lire en essayant d’y comprendre l’eucharistie non pas seulement comme une célébration (même si, dans ce récit de multi79


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plication, des gestes mêmes de la célébration eucharistique sont en quelque sorte évoqués), mais comme une logique nouvelle de l’existence humaine, à la lumière de la vie de Jésus ; l’eucharistie imprime dans l’existence des hommes l’exigence d’une humanité nouvelle, d’une autre manière de se comporter et de se rapporter les uns aux autres au nom du Seigneur, en fonction de sa présence, et du don qu’Il veut être pour nous « Après cela, Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée ou de Tibériade. Une grand foule le suivait à la vue des signes qu’il opérait sur les malades. » Nous avons vu que Jésus était remonté en Judée après avoir accompli son second signe à Cana (au chapitre 4). Nous l’avons vu ensuite auprès de la piscine de Béthesda, à Jérusalem ; et c’est de là qu’il remonte de l’autre côté de la mer de Galilée. Tout un trajet à parcourir. Et une grande foule le suivait. « Jésus gravit la montagne, et là, il s’assit avec ses disciples. Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. » Nous sommes donc en climat pascal, et c’est dans cette perspective de la Pâque juive que Jésus nous introduit à ce qui va être la réalité de sa pâque. La célébration juive de la Pâque est le rappel d’un événement passé, celui de la libération de l’Égypte ; et Jésus veut en faire une célébration nouvelle : la célébration de sa présence au milieu de nous, instaurant, de lui à nous et de nous à lui, et à travers lui de nous à Dieu et de Dieu à nous, et ainsi entre nous, une relation nouvelle, marquée par une liberté désormais définitive, puisqu’elle est la liberté que Dieu donne à ses enfants « Levant alors les yeux, et voyant qu’une grande foule venait à lui, Jésus dit à Philippe : où achèterons-nous des pains pour que mangent ces gens ? Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car lui-même savait ce qu’il allait faire. Philippe lui répondit : deux cents deniers de pain ne suffisent pas pour que chacun en reçoive un petit morceau. » Voilà donc à nouveau Jésus confronté à une grande foule. Nous avons vu ce matin, dans la description que nous 80


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proposait le début du chapitre 5, Jésus cheminant seul parmi la foule des infirmes se pressant sur son passage. Ici, ce sont les multitudes humaines qui sont là devant le Seigneur. La question posée par Jésus peut être prise à deux niveaux, comme souvent dans les symboles qu’utilise saint Jean. Il y a ici la question du pain, donc la question de la faim de l’homme ; il y a aussi cet autre pain et cette autre faim que nous révèle l’évangile. Mais, pour bien lire ce passage, il nous faut voir surtout le lien qui relie ces deux réalités. En d’autres termes, le texte n’est pas à lire simplement au niveau où il parlerait de la faim physique de l’homme, ouvrant à une réponse que Jésus donnerait directement à la question toujours actuelle de la faim dans le monde. Il y a aussi cette autre faim dans le cœur de l’homme qui a besoin d’être rassasiée. Il y a cet autre pain que Jésus offre, et dont il va dire, dans le grand discours eucharistique, que c’est le don de lui-même qu’il fait à l’homme. Il convient cependant de voir aussi et surtout le lien qu’il y a entre ces deux réalités, sans qu’il s’agisse dès lors de centrer uniquement notre attention sur la question que pose la faim dans le monde. Peut-être la manière dont l’homme comprend le don que fait Jésus, et la façon dont il y est associé ouvre-t-elle aussi une perspective sur ce que serait une autre manière de vivre entre nous, qui nous permettrait également d’affronter des questions fondamentales comme celle de la faim de l’homme. La situation dans laquelle se trouvent les hommes est exprimée par Philippe : nous n’avons pas grand chose. Deux cents deniers ne suffisent pas pour que chacun en reçoive un petit morceau. Il n’y a pas grand chose, et donc existe aisément le risque qu’il y ait des exclus, puisque tous n’en recevront pas. Si nous voulons ici réfléchir sur ce qu’est la manière dont nous vivons, nous les hommes, notre vie commune dans le monde, en prenant appui sur cette question de la faim, n’est-ce 81


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pas ce que nous pourrions exprimer et traduire encore aujourd’hui de cette façon : il risque bien d’y avoir des exclus, car ce dont nous disposons ne suffit pas pour tout le monde. À tel point que, lorsqu’on essaie de définir en quoi consiste la science économique, qui a tellement d’importance dans le monde d’aujourd’hui, on la met en relation avec la disposition de « biens rares » auxquels les hommes ont accès. Il y a donc à organiser, à distribuer, à produire des biens en luttant, en travaillant, en négociant avec la rareté de ceux qui sont à notre disposition. La rareté des biens nous interpelle cependant, puisque nous parlons, en lisant l’évangile de Jean de surabondance. Où en sommes-nous donc, et qui a raison ? Est-ce que réellement Dieu nous donne en surabondance, ou bien est-ce qu’il est tellement avare de ses dons, que nous avons à nous débrouiller avec ce qui, de toute manière, ne suffira pas, tellement nous sommes en régime de rareté ? Peut-être cependant la question ne se tranche-t-elle pas simplement par un regard objectif sur les « choses ». Qui va dire s’il y en a beaucoup ou s’il y en a peu ? Ce n’est pas une évaluation « objective » qui permettra de trancher, car l’homme se situe dans le monde non pas seulement avec ce que croit découvrir son regard, mais aussi avec tout le mouvement de son désir et de ses besoins illimités. Ce qui nous permet de dire éventuellement : nous sommes en régime de rareté, il y en a trop peu pour tout le monde, ce n’est pas seulement l’évaluation objective et extérieure, mais c’est le mouvement du désir qui traverse cette expérience. L’homme ne vit pas ses besoins comme l’animal : autant de fourrage par jour, et cela suffit. Mais l’homme a des besoins qui sont traversés par toute l’impétuosité, toute l’exigence, (une exigence qui de soi n’a pas de limite), du désir humain ; l’homme est ainsi ouvert sur un certain « infini ». Les besoins de l’homme sont traversés eux-mêmes par l’ouverture 82


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de l’homme à ce qui n’a pas de limites. Si l’homme ne ménage pas ses exigences, ne les mesure pas, ses besoins exigeront toujours davantage. Qui me dira s’il me suffit d’avoir telle voiture plutôt qu’une autre, s’il me suffit d’en avoir deux plutôt que trois… ? Où va s’arrêter le besoin de l’homme ? Car il semble mû par une exigence intérieure qui, de soi, est illimitée. Alors, comment vivre ensemble une telle situation, comment nous débrouiller entre nous, comment comprendre la manière d’habiter ensemble l’univers ? C’est bien de cela qu’il s’agit en effet dans l’« économie » : oikos signifie maison, et nomos signifie loi. L’économie est donc à la recherche d’une certaine rationalité, une certaine organisation de cette demeure qui nous est commune ; s’il s’agit de l’organiser ensemble, comment allonsnous nous débrouiller ? C’est là une question, parmi d’autres questions fondamentales que l’homme a à affronter, et sur lesquelles il bute. Dans le monde qui est le nôtre et que nous définissons en disant que c’est un monde marqué par une consommation croissante, ne risquons-nous pas d’être victimes de ce mouvement-là : il n’y a pas de limites à la consommation. Lorsque nous regardons le produit interne des États, l’exigence constante qu’il croisse sans cesse, et le drame que représente toute diminution, nous comprenons que la loi du partage et la reconnaissance pour ce qui nous est donné sont loin de définir fondamentalement l’attitude de notre cœur. C’est comme si nous étions pris dans une sorte d’engrenage qui s’imposerait à nous mais dont nous sommes aussi complices. Telle est la situation par laquelle nous sommes marqués à l’intérieur de chaque nation, de chaque société. Et si nous observons cela au niveau de la planète, il est évident « qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde » si tout le monde veut posséder toujours davantage. Voilà, d’une certaine manière, ce qui peut être évoqué à travers la réponse de Philippe : ce dont nous disposons ne suf83


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fit pas pour que chacun en reçoive, non pas seulement un petit morceau, mais tout ce qu’il voudrait « Un de ses disciples, André, le frère de Simon Pierre, lui dit : il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’estce que cela pour tant de monde ? » Il n’y a pas assez, mais il y a cependant quelque chose, le peu dont nous disposons. L’important, pour entrer dans la logique de l’eucharistie, que Jésus veut célébrer avec nous sur le monde, c’est précisément que ce petit quelque chose dont nous croyons que c’est bien peu et qu’il ne peut guère servir, que ce petit quelque chose, nous apprenions à nous en dessaisir, à le livrer, à le partager. Telle est bien la situation de cet enfant qui a tout juste de quoi subvenir à ses propres besoins. Qu’il ne referme pas son cœur sur ses propres besoins, qu’il ne songe pas simplement à lui-même, mais qu’il accepte d’être une partie de cette foule, qu’il comprenne donc la question qui se pose à lui comme n’étant pas seulement la sienne, mais celle de toute la foule. C’est là comme une inversion du désir exigeant centré sur soi-même, et qui est la manifestation de l’égoïsme habitant le cœur de l’homme. Il faut que soit inversé ce mouvement de l’égoïsme humain pour qu’il puisse se transformer en une attitude de partage. Que le désir d’appropriation qui habite l’homme dans sa relation aux choses devienne un désir et une attitude de partage, de mise à la disposition des autres, d’entrée dans une mise en commun. « Jésus leur dit : faites s’étendre les gens. Il y avait beaucoup d’herbe en ce lieu. Ils s’étendirent donc au nombre d’environ cinq mille. Alors Jésus prit les pains, et, ayant rendu grâce, il les distribua aux convives ; de même aussi pour les poissons, autant qu’ils en voulaient. » Les gestes ici évoqués par le récit de Jean sont les gestes de l’Eucharistie de Jésus. Jésus prend les pains, il rend grâce, il distribue. Ce qui est immédiatement évoqué, c’est donc l’eucharistie de Jésus sur le monde : Jésus transforme le 84


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peu qui lui est présenté, en le faisant passer en lui, de sorte qu’il devienne sa propre substance, le signe même de son amour qui se donne. Et voici qu’il rend grâce à son Père, attitude bien différente de celle qui consiste à dire : nous sommes malheureusement en régime de rareté. N’avons-nous pas tout d’abord à reconnaître la bonté de Dieu pour nous, que Dieu nous donne la vie, et que c’est de Lui que nous recevons tout ? En rendant grâce ainsi à Dieu, voici que le Seigneur lui-même se donne, et que la nourriture qu’il offre lui-même rassasie les convives. Nous sommes maintenant plus immédiatement confrontés à cette autre faim dont nous parlions : cette faim que nous avons de la vraie vie, que le Seigneur seul peut nous offrir. Et puisqu’il y a un lien à mettre entre ces deux questions, n’avons-nous pas à comprendre que, par la présence de Jésus au milieu de nous, la relation entre les hommes désormais trouve le principe de sa vérité ? Jésus vient instaurer entre tous les hommes une réelle fraternité : nous sommes tous responsables les uns des autres puisque Jésus est venu pour nous rassembler en lui, pour qu’ensemble nous découvrions que nous avons Dieu pour Père et que nous sommes dès lors membres d’une même famille. En célébrant l’eucharistie de Jésus, si celle-ci n’est pas seulement un coin perdu de notre vie, voici que la vérité nous est dite sur ce qu’est l’existence humaine : non pas seulement la nôtre, dans notre relation intime à Jésus, mais l’existence de tout homme, de l’humanité. Nous existons tous dans cette même relation au Seigneur ; tous, nous avons à recevoir tout de lui, tous nous recevons par lui ce qui nous vient de Dieu. Nous avons à vivre ce que cet enfant, ce jour-là, a vécu, se dépossédant de ce qu’il avait et de ce qu’il était, de ce qu’il pouvait, de tout ce qui était sa propre réalité, de ce sur quoi il aurait été tenté de faire reposer sa propre sécurité. Vouloir nous dessaisir de ce qui nous appartient, pour que cela soit à la disposition de tous, pour que 85


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cela soit destiné au bien de tous : voilà la logique nouvelle de l’Eucharistie de Jésus. Si nous nous laissions prendre réellement par cette logique, si l’humanité se laissait convertir par cette logique nouvelle que Jésus vient instaurer, est-il vrai que nous pourrions encore dire qu’il y a bien peu de biens et de richesses, et qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde ? N’est-ce pas parce que nous devons encore apprendre à partager que nous jetons sur les choses un regard d’enfant gâté qui affirmera toujours : il n’y en a pas assez ? N’avons-nous pas à reconnaître que Dieu est assez généreux dans sa bonté et dans le don qu’il fait à l’homme de sa création, pour que les hommes puissent vivre ensemble en se respectant et en se promouvant les uns les autres ? Le regard que nous sommes invités à porter, à la lumière de ce récit de la multiplication des pains, serait à la fois la découverte du don extraordinaire que Jésus nous fait de sa vie, de son corps à travers l’eucharistie ; car tout passe par lui et en toutes choses c’est lui qui se donne. Finalement, c’est de lui que nous avons faim, car c’est lui qui restaure notre vie, car c’est lui qui nous fait passer à une vie nouvelle, à une transformation, dès à présent, de notre existence, nous offrant une autre manière de nous regarder, et de regarder ensemble le monde, et nous situant ensemble en face de ce monde. « Quand ils furent repus, il dit à ses disciples : rassemblez les morceaux en surplus, afin que rien ne soit perdu. Ils les ramassèrent donc et remplirent douze couffins avec les morceaux des cinq pains d’orge restés en surplus à ceux qui avaient mangé. À la vue du signe qu’il venait de faire, les gens disaient : c’est vraiment lui le prophète qui doit venir dans le monde. Alors Jésus, se rendant compte qu’ils allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » C’est bien là une chose extraordinaire : il y en a peu, trop peu, et Jésus dit : « rassemblez les morceaux en surplus ». Il y en a peu, mais c’est la surabondance. La création 86


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de Dieu n’a-t-elle pas été considérée par Dieu lui-même comme bonne : « Dieu vit que cela était bon ». N’est-elle pas capable de satisfaire les besoins de l’homme, si l’homme apprend à modérer et à discipliner ses besoins, et surtout s’il apprend à regarder son frère, et à voir comment, ensemble, nous pouvons et devons faire face à notre situation ? Nous découvrirons alors qu’il y a assez de biens, et pas juste assez, mais qu’il y en a en surplus, ce surplus rassemblé ici dans les douze couffins. Douze fait référence immédiate aux douze apôtres qui sont avec Jésus, qui sont douze comme pour ouvrir à l’existence du nouvel Israël, prolongeant l’histoire des douze tribus qui composaient l’ancien Israël. Ces douze couffins, c’est la nourriture qui est mise à la disposition de l’Église, et, à travers elle, de l’humanité. Le Seigneur non seulement se livre ainsi dans l’instant, lorsqu’il accomplit ce signe, mais il veut que son Église en dispose, qu’elle puisse traverser l’histoire avec ce surplus qui lui est donné. Ainsi avons-nous essayé de regarder la scène que décrit l’évangile, à la lumière de l’Eucharistie, mais de l’eucharistie pénétrant toute l’existence de l’homme. Encore nous faut-il bien articuler les deux niveaux dégagés dans notre lecture. Car nous voici maintenant face à une autre réaction qui est celle de la foule croyant découvrir en Jésus un Messie purement terrestre, celui qui répondrait aux besoins immédiats de l’homme, faisant ainsi l’économie de la conversion du cœur, de la transformation attendue de l’homme lorsqu’il se situe en vérité devant Dieu et devant ses semblables. Ce qui meut la foule vers Jésus, comme Jésus le dira plus loin, c’est le désir qui pousse ces personnes à mettre la main sur les dons que Jésus leur fait, avec l’intention d’en disposer égoïstement. Jésus est donc comme le roi qui va transformer leur existence. Mais transformer l’existence de l’homme au niveau extérieur, cela ne sert finalement à rien et ne répond à aucune exigence profonde de l’homme. Si 87


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cela devait tourner à la gloire d’Israël, cela pourrait être aux dépens des autres nations. Le messianisme terrestre, est toujours une illusion. Il consiste à croire qu’on résout les problèmes de l’homme sans que l’homme ait à se convertir, à transformer son cœur. Or, c’est là, au fond du cœur, que Jésus demande que les choses se passent : que cet enfant se dessaisisse et nous aussi avec lui. Devant le mirage du messianisme terrestre qui menace de renaître de tant de façons, Jésus ne peut que se retirer. Il n’y a de solution aux drames de l’histoire humaine que dans la mesure où l’homme se convertit de son égoïsme et s’ouvre à son frère, à tous ses frères. Jésus se retire donc sur la montagne, tout seul, et c’est ce retrait qui va introduire le passage suivant. Quelle est la façon dont Jésus se soustrait à l’emprise que voudraient exercer sur lui ceux qui ont vu le signe, et qui voudraient s’emparer de lui pour en faire leur roi ? Jésus ne se définit pas seulement en relation à cette foule ; il se définit tout d’abord dans la relation à son Père, par la solitude qui l’habite et qui est pénétrée par sa relation à son Père. C’est à partir de la communion à son Père que Jésus regarde la foule et qu’il vit au milieu d’elle, qu’il lui parle et qu’il se donne à elle. C’est à partir du mystère de Dieu qui l’habite qu’il vit tout cela. C’est à partir d’une relation nouvelle à Dieu qu’à notre tour nous pouvons renouveler nos relations entre nous. Jésus est là, dans la solitude, qui est le lieu où il vit pleinement l’immédiateté de sa relation à son Père. Nous avons parlé de l’Église qui peut cheminer grâce aux douze couffins, remplis de restes, et de Jésus seul sur la montagne, avec son Père, et c’est peut-être ce qui nous donne une clef de lecture, parmi d’autres, pour lire le passage suivant, celui de la tempête sur le lac. « Quand le soir fut venu, ses disciples descendirent à la mer et, montant en bateau, ils se rendirent de l’autre côté de la mer, à Capharnaüm. Il faisait déjà nuit ; Jésus n’était pas encore venu les re88


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joindre, et la mer, comme soufflait un grand vent, se soulevait. » Les disciples sont là, sans la présence visible de Jésus, qui est désormais auprès de son Père. N’est-ce pas la situation dans laquelle se trouve l’Église ? Le Seigneur, après sa résurrection, est monté aux cieux et est à la droite de Dieu. Jésus est remonté auprès du Père et nous sommes là sans que Jésus se manifeste, sans qu’il soit visible, sans que, apparemment, on puisse compter sur sa présence. Et cette Église, que nous sommes, est en train de traverser la mer de ce monde. Nous savons combien l’Église a été représentée sous cette forme, d’un bateau qui traverse la mer. Et il ne lui est pas toujours facile de la traverser, parce que l’obscurité peut venir en empêchant de voir très bien où l’on va. On peut aussi avoir à affronter des tempêtes : un grand vent soufflait, et la mer se soulevait. On peut avoir à lutter contre les éléments. Histoire des disciples, histoire dès lors de l’Église lorsqu’elle a à affronter les difficultés, à avancer sans toujours voir clairement et comprendre pleinement ce qui se passe, et sans pouvoir reconnaître parfois précisément la présence de Jésus. « Ils avaient ramé environ vingt-cinq ou trente stades quand ils voient Jésus marcher sur la mer et s’approcher du bateau. Ils eurent peur. Mais il leur dit : c’est moi, n’ayez pas peur. » Si, apparemment, Jésus n’est pas là, ce n’est pas que sa présence nous soit réellement ravie. Jésus, à certains moments, peut manifester cette présence et, dans la foi, nous avons à croire qu’il est là. Et qu’il est, lui, celui qui domine la mer et les flots, celui qui est capable de maîtriser toutes les situations difficiles, celui sur qui nous avons à nous reposer, celui en qui nous avons à mettre notre confiance et notre espérance. Celui dont la certitude que nous avons de sa présence nous permet de traverser la mer et de ramer, quels que soient l’obscurité et les éléments hostiles. Jésus est là, et d’une manière tellement décisive, que l’homme, 89


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devant lui, reconnaît qu’il est le Seigneur de sa vie. C’est bien d’une réaction de peur que nous parle l’évangile, comme chaque fois qu’il y a une manifestation particulière de la seigneurie et de la divinité de Jésus. Telle est la réaction de l’homme devant celui qui le dépasse infiniment, celui devant lequel il se trouve dépourvu, découvrant toute la distance qui le sépare de lui. Telle est la réaction éprouvée ici par les disciples en face de la seigneurie de Jésus. Celui-ci leur dit : telle ne doit pas être votre réaction devant moi, vous me connaissez, « n’ayez pas peur ». La recommandation que Jésus nous fait comme il la fait à son Église, à tous les chrétiens, c’est de ne pas avoir peur et de traverser la mer, sans craindre l’obscurité ni les flots. « Ils étaient disposés à le prendre dans le bateau, mais aussitôt le bateau toucha terre là où ils se rendaient. » Notre désir serait de pouvoir disposer davantage de la proximité du Seigneur, mais le bateau sur lequel nous naviguons est orienté ; il va là où nous avons tous à aller, c’est-à-dire là où le Seigneur nous a précédés, près de son Père. L’Église chemine, partageant la Pâque de Jésus, son passage du monde au Père. Dans le contexte de cette Pâque de Jésus, qui a été éclairée par la multiplication des pains, nous comprenons qu’il nous faut aussi vivre notre passage, qui est celui-là même de Jésus, ce passage dans lequel il nous accompagne, et où nous le rencontrerons face à face lorsque nous toucherons nous aussi l’endroit où nous nous rendons, découvrant le Père vers lequel nous marchons. Nous savons que, pour cette traversée, nous disposons des douze couffins, de l’Eucharistie de Jésus qui chaque jour nous renouvelle et qui transforme notre vie en la sienne.


Quatrième journée

Première méditation

L’aveugle-né (Jn 9, 1-23)

Jésus a quitté définitivement la Galilée ; les chapitres 7 et 8 de l’évangile de Jean nous rapportent sa présence à Jérusalem pour la fête des Tentes. Il y a annoncé le don de l’eau vive de l’Esprit ; il s’est désigné comme « la lumière du monde » et a affirmé sa divinité : « Je suis ». Le chapitre 9, qui rapporte la guérison d’un aveugle-né s’inscrit dans le prolongement de ces deux chapitres. Comment celui qui est la lumière refuserait-il de guérir un aveugle ? Nous lirons et commenterons maintenant les 23 premiers versets du chapitre 9 de l’évangile « En passant, Jésus vit un homme, aveugle de naissance. » Jésus qui est sorti du Temple rencontre ainsi sur sa route un homme qui se présente à lui dans sa condition d’indigence, un homme incapable de voir, et cela depuis toujours. Il semble que les disciples soient au courant de la condition de cet homme, qu’ils savent aveugle depuis toujours, car ils interrogent Jésus à ce sujet. « Ses disciples lui demandèrent : “Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?” Jésus répondit : “Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu. Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé. La nuit vient où nul ne peut travailler. Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.” » L’affirmation de Jésus « je suis la lumière du monde » est reprise ici en liaison avec le texte du chapitre 7. Quant à la question des disciples, elle s’inscrit à l’intérieur d’une conviction qui sans 91


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doute était partagée par bien des gens dans la culture où vivait Jésus. Il n’y avait pas alors de croyance très ferme chez bon nombre de Juifs concernant la vie dans l’au-delà ; la représentation du shéol, c’est-à-dire de ce lieu où l’homme s’enfonce après la mort, évoquait un lieu où l’homme n’existait, en quelque sorte, qu’à moitié et où n’existait guère de continuité avec la vie précédente ; la vie qu’on y menait était donc indifférenciée, quelle qu’ait été la vie sur terre. D’où la conviction que la fidélité de l’homme à vivre sa vie dans la justice et la vérité, devait être récompensée, en quelque sorte, dès ici-bas. Voir quelqu’un qui semble affligé de ce qui pouvait être considéré comme un châtiment posait donc la question de savoir d’où provenait ce châtiment, quelle en avait été l’origine. Une origine située dans sa propre vie ou bien, en vertu d’une certaine solidarité entre les générations, une origine dans la vie des parents. Jésus n’entre pas dans cette vision des choses. N’entend-on pas cependant, encore aujourd’hui, des affirmations semblant supposer que ce qui survient à l’homme de mal ou d’inattendu, ce qui ne correspond pas à sa véritable attente, cela représente un châtiment de Dieu. « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter cela ? » entend-on énoncer. « Comment Dieu peut-Il permettre que je sois réduit à ce point ? » Comme si Dieu était avant tout Celui qui sanctionne et punit, Celui qui s’oppose à l’élan de notre vie ! La réponse de Jésus à la question des disciples renverse en quelque sorte ces conceptions : Dieu désire être en plénitude le Dieu de cet homme et agir dans sa vie « afin que soient manifestées en lui ses œuvres ». Si Dieu est un Dieu qui se communique à l’homme dans une relation d’Amour, Il désire aussi réaliser dans la vie de chacun son vrai bonheur et sa vraie vie. Là où nous découvrons en nous une faiblesse, n’arrive-t-il pas souvent que nous y découvrions le lieu où nous pouvons davantage nous ouvrir à Dieu, où nous pouvons davantage reconnaître que Dieu 92


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nous visite ? Paul, comme nous le savons, affirme que c’est dans sa propre faiblesse que se manifeste la force de Dieu : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort », d’une force qui dès lors n’est plus une force se déployant à partir de moi-même, mais une force se découvrant dans ma relation à Dieu, par la possibilité que j’ai de l’accueillir et de le laisser agir en moi. Jésus parle ici du jour dans lequel se déroule cette rencontre : « tant qu’il fait jour », et de la nuit où il ne pourra plus travailler. Ainsi évoque-t-il l’horizon de sa passion et de sa mort, cette heure des ténèbres où il va devoir entrer, cette heure des ténèbres qui ne permettra plus à la lumière de resplendir et de manifester sa clarté. « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » Nous pouvons, en continuant notre réflexion sur ce dialogue, nous rendre compte que notre relation à Dieu est une relation, devant permettre à Dieu d’être Dieu et d’être Dieu pour nous, nous visitant là où notre porte est ouverte, là où nous sommes plus attentifs à attendre sa visite et à l’accueillir. Dans un certain sens, on pourrait considérer que l’attitude spontanée de certains hommes consisterait à affirmer : Dieu est un Dieu vrai et reconnaissable dans la mesure où ma vie est autosuffisante et ne se soucie pas de recourir à Lui. Alors oui, Dieu serait Dieu ; il serait Dieu, mais pour qui ? nous n’en saurions rien, car précisément, à ce moment-là, nous n’aurions pas à nous préoccuper de Lui. Or, Jésus nous dit que le Dieu de l’Alliance, ce Dieu dont il réalise les œuvres pour l’homme et dont il manifeste l’amour pour l’homme, ce Dieu est heureux de pouvoir, non pas enfoncer l’homme dans sa pauvreté, mais entrer en relation avec lui, à l’intérieur de cette même pauvreté, de telle sorte qu’il y accueille le don de Dieu, Entrons maintenant dans le récit de la guérison de l’aveuglené. Les évangiles synoptiques nous offrent plusieurs récits de 93


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guérisons d’aveugles ; car il s’agit d’un des signes de l’action messianique de Jésus. Ainsi dans l’évangile de Matthieu au chapitre 11, v. 5, lorsque Jean Baptiste envoie ses disciples demander à Jésus s’il est réellement celui qui doit venir, Jésus décrit les actions qu’il est en train d’opérer, et souligne parmi d’autres signes de son action messianique précisément celui-là : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez : les aveugles voient, etc. » Les aveugles voient, c’est bien là le signe que Jésus est en train d’accomplir l’œuvre de Dieu. Il vient transformer la condition de l’homme enfermé dans sa cécité pour l’ouvrir à la lumière, qui finalement n’est autre que la lumière même de Dieu. On trouve en effet, surtout dans le livre d’Isaïe, plusieurs textes qui parlent de l’attente messianique en des termes qui font espérer la guérison de l’homme aveugle. Par exemple au chapitre 29, v. 18 : « En ce jour-là les sourds entendront les paroles du livre et délivrés de l’ombre et des ténèbres, les yeux des aveugles verront. » Ce que l’homme attend, en attendant celui que Dieu envoie pour le sauver, c’est notamment de pouvoir sortir de ses ténèbres, pour avoir accès à la lumière véritable. Au chapitre 42, v. 7, dans le premier chant du Serviteur, on lit encore à propos de l’envoyé de Dieu : « Moi, Yahvé, je t’ai appelé dans la justice, je t’ai saisi par la main, je t’ai modelé. J’ai fait de toi l’Alliance du peuple, la lumière des Nations, pour ouvrir les yeux des aveugles, pour extraire du cachot le prisonnier. » L’attente du Messie, de l’Envoyé de Dieu, est ainsi comprise par l’homme à travers la lumière qui doit éclairer sa route. La guérison de l’aveugle que raconte l’évangile de Jean est donc la manifestation de l’action messianique de Jésus. Cette action messianique, dès lors, fait entrer l’homme dans une vie nouvelle, une vie où, ouvert à la lumière, il peut être, comme on appelait les chrétiens après leur baptême, un « illuminé ». Car, par le baptême, leurs yeux se sont ouverts à la lumière. Ainsi 94


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peuvent-ils voir clair, disposant d’une lumière suffisante pour marcher et savoir où poser leurs pas, découvrant la route à suivre, cette route qui n’est autre que Jésus. Prenons quelques textes dans le Nouveau Testament qui fondent, cette conception des baptisés, de ceux qui ont reçu la grâce du Christ, comme étant des illuminés. Dans le chapitre 26 des Actes des Apôtres, Paul, alors emprisonné, raconte le récit de sa conversion et voilà comment il décrit ce qui lui est arrivé : « Le Seigneur dit : “Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes, mais relève-toi et tiens-toi debout, car voici pourquoi je te suis apparu : pour t’établir serviteur et témoin de la vision dans laquelle tu viens de me voir et de celles où je me montrerai encore à toi. C’est pour cela que je te délivrerai du peuple et des nations païennes vers lesquelles je t’envoie, moi, pour leur ouvrir les yeux, afin qu’elles viennent des ténèbres à la lumière et de l’empire de Satan à Dieu et qu’elles obtiennent par la foi en moi la rémission de leurs péchés, une part de l’héritage avec les sanctifiés.” » S’opère donc, aussi bien dans la vie de Paul que dans la vie de ceux vers lesquels il est envoyé pour porter le message du salut, un passage des ténèbres à la lumière. Et dans plusieurs des lettres de saint Paul, nous retrouvons des expressions semblables qui soulignent le caractère de luminosité de la vie du croyant. Par exemple dans la première lettre aux Thessaloniciens, chapitre 5, v. 5 : « Vous, vous êtes tous des fils de la Lumière, des fils du Jour. Nous ne sommes pas de la nuit, des ténèbres. » On retrouve donc l’opposition, toute johannique, entre les ténèbres et la lumière ; et Paul l’utilise pour évoquer ce qui s’est passé dans la vie de ceux qui ont accepté la foi en Jésus : ils sont passés désormais des ténèbres, leur vie ne peut plus être enténébrée, elle doit être une vie illuminée. Ou encore de façon un peu plus développée dans la lettre aux Éphésiens, au chapitre 5, v. 8 à 14, en rappelant aux croyants ce qui s’est passé dans leur vie et comment ils ont 95


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été transformés par le don de la grâce de Jésus, voilà comment Paul s’exprime : « Jadis vous étiez ténèbres mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfants de lumière. » La lumière de Dieu n’est d’ailleurs pas seulement une lumière qui fait voir, mais c’est une lumière qui fait vivre et s’engager sur la route véritable de l’existence humaine. « Car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur, ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres, dénoncez-les plutôt. Certes, ce que ces gens-là font en cachette, on a honte de le dire. » Allusion est faite ici à la vie des ténèbres. Mais quand tout cela est dénoncé, c’est dans la lumière qu’on le voit apparaître. Tout ce qui apparaît, en effet, est lumière, c’est pourquoi l’on dit : « Éveille-toi, ô toi qui dors, relèvetoi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ. » Et à nouveau dans l’épître aux Hébreux, au chapitre 6, v. 4, nous avons une allusion semblable à la vie éclairée, illuminée, qui doit être celle du chrétien. Il est impossible, en effet, pour ceux qui ont une fois été illuminés, qui ont goûté au don céleste, de trouver une seconde fois le renouveau de la conversion ; telle est la condition du chrétien : il a été illuminé, il a goûté au don céleste. Et le dernier texte que nous citerons dans la même perspective, est celui de la première lettre de Pierre au chapitre 2, v. 9 : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. » Dans le récit de la guérison d’un aveugle-né, nous avons donc à la fois une vérification de la condition messianique de Jésus, car les œuvres qu’il fait sont les œuvres attendues du Messie, et en même temps toute une dimension symbolique de ce qu’est l’existence nouvelle dans le Christ, existence fondée sur la foi en Jésus. C’est une existence qui passe des ténèbres à la lumière, à laquelle Jésus offre la lumière. C’est ce qui va 96


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maintenant se dérouler sous nos yeux pour l’aveugle-né devant lequel Jésus se trouve. Nous reprenons donc la lecture du chapitre 9 au v. 6 : « Ayant dit cela, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, enduisit avec cette boue les yeux de l’aveugle et lui dit : “Va te laver à la piscine de Siloé”, ce qui veut dire : envoyé. L’aveugle s’en alla donc, il se lava et revint en voyant clair. » Que fait Jésus ? Il fait bien sûr un geste qui à nouveau doit être reconnu dans sa dimension symbolique. Crachant à terre, il fait de la boue et il met cette boue sur les yeux de l’aveugle. Probablement faut-il voir dans cette boue, dans laquelle l’homme peut si facilement s’embourber, la boue qui peut ainsi envahir son existence et troubler ses yeux en l’empêchant de voir. Pour évoquer cette fonction de la boue, nous pouvons lire par exemple quelques textes de psaumes. Ainsi au psaume 69, v. 3 : « J’enfonce dans la boue du gouffre et rien qui tienne, je suis entré dans l’abîme des eaux et le flot me submerge. » Ou bien au v. 15 du même psaume : « Tire-moi du bourbier que je n’enfonce, que j’échappe à mes adversaires, à l’abîme des eaux. » Ou encore dans le psaume 40, au v. 3 : « Il me tira du gouffre tumultueux de la vase du bourbier, il dressa mes pieds sur le roc, affermissant mes pas. » L’action de Jésus est donc d’arracher l’homme à son bourbier. Je dis : l’action de Jésus ; en effet, lorsque le récit évangélique nous parle de la purification des yeux de l’aveugle dont la boue va être ôtée, il nous parle de ce qui se passe lors de la visite que Jésus a commandée à la piscine de Siloé, (ce qui veut dire : envoyé). Et l’envoyé, c’est évidemment Jésus lui-même, l’Envoyé de Dieu, comme il se définit constamment dans l’évangile de Jean. Jésus mime en quelque sorte la condition de cet homme en mettant de la boue sur se yeux et en l’envoyant auprès de l’Envoyé pour que là ses yeux puissent être libérés de ce qui les obstrue et qu’il s’ouvre ainsi à la lumière. Telle est la condition de l’aveugle dans un premier 97


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temps, celle de ne pas voir parce qu’il est embourbé, parce qu’il est pris dans une réalité purement humaine qui lui ferme les yeux ; mais le contact avec l’Envoyé, avec les eaux de la piscine de Siloé, portées en procession le jour de la fête des Tentes, lui permet de voir : « L’aveugle se lava, revint en voyant clair. » Suit maintenant une série de discussions dans lesquelles s’expriment plusieurs personnes. Et Jean nous invite à découvrir comment celles-ci pénètrent ou non au cœur de ce qui s’est passé et se laissent éclairer ou non à la lumière provenant de l’action de Jésus, à la lumière qu’est Jésus lui-même. Tout d’abord interviennent les voisins : « Les voisins, et ceux qui étaient habitués à le voir auparavant, car c’était un mendiant, dirent alors : “N’est-ce pas celui qui se tenait assis à mendier ?” Les uns disaient : “C’est lui.” D’autres disaient : “Non, mais il lui ressemble.” Lui disait : “C’est moi.” Ils lui dirent alors : “Comment tes yeux se sont-ils ouverts ?” Il répondit : “L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, il m’a enduit les yeux, il m’a dit : va-t’en à Siloé et lave-toi. Alors je suis parti, je me suis lavé et j’ai recouvré la vue.” Ils lui dirent : “Où est-il ?” Il dit : “Je ne sais pas.” » Une interrogation habite dès lors l’esprit des voisins et de ceux qui connaissent l’aveugle-né. Une interrogation, et donc un doute, une hésitation à reconnaître ce qui s’est passé, à quoi s’ajoute une curiosité à en savoir plus. Une curiosité toutefois qui tourne court, qui, à un certain moment, ne va pas plus loin, qui se contente d’un énoncé de ce qui s’est passé et ne désire pas entrer davantage dans la vérité de ce qui s’est passé, pour faire de cette vérité, éventuellement, un principe de vie, de changement, de liberté. Les voisins portaient en eux une question, et l’homme vit souvent avec des questions. Mais il se contente parfois de réponses rapides, superficielles, à ses questions, sans vouloir aller jusqu’au bout de la recherche de la vérité, de l’accueil de la vérité et donc du changement que cette vérité peut comporter pour sa vie. 98


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Quant à l’aveugle, il sait déjà quelque chose, mais il ne sait pas tout. Il sait, et ce qu’il sait, il y adhère, il le dit, il le proclame, mais il reste encore en lui beaucoup d’obscurité. Il sait qu’il a obéi à celui qu’il appelle l’homme Jésus, à cet homme qui dispose d’une puissance, d’un pouvoir que n’ont pas tous les hommes. Il reconnaît le pouvoir de Jésus tel qu’il s’est exercé sur sa vie pour transformer sa condition d’aveugle en celle qui est aujourd’hui la sienne. Mais il lui reste à aller plus loin, car lorsqu’on lui pose la question : où est Jésus, sa réponse est : « Je ne sais pas. » Il est donc encore dans l’obscurité concernant la place qui revient à Jésus, concernant la manière dont Jésus s’inscrit à l’intérieur de l’univers auquel, par sa guérison, il peut s’ouvrir davantage. Il est donc encore en route, mais vivant également une réelle disponibilité à l’égard de ce qui doit encore se révéler à lui. Vient ensuite la réaction des pharisiens : « On le conduit aux pharisiens, or, c’était le sabbat, le jour où Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. Alors tous les pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur dit : “Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé et je vois.” Certains des pharisiens disaient : “Il ne vient pas de Dieu, cet homme-là, puisqu’il n’observe pas le sabbat.” D’autres disaient : “Comment un homme pécheur peut-il faire de tels signes ?” Il y eut une scission parmi eux. Alors il dirent encore à l’aveugle : “Toi, que dis-tu de lui, de celui qui t’a ouvert les yeux ?” Il dit : “C’est un prophète.” » La position des pharisiens n’est donc pas uniforme. Pour un bon nombre d’entre eux, il ne s’agit même pas d’une difficulté à comprendre, laissant éventuellement la place à une sorte de progression dans l’adhésion, comme pour l’aveugle guéri ; il s’agit d’un refus de voir, en s’appuyant sur une vérité absolue déjà possédée. Cet absolu sur lequel ils s’appuient n’est en effet pas inscrit dans leur histoire avec Dieu ; cet absolu est devenu pour 99


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eux un critère fixe et abstrait. Pour eux, la vérité dont ils disposent, c’est l’observance du sabbat, telle qu’ils en ont dressé les exigences. Pour qui veut observer le sabbat, il y a des choses à faire et d’autres à ne pas faire. À partir de cette sorte de certitude, de fixation sur ce critère mort de vérité, s’affirme une incapacité à s’ouvrir à une histoire qui continue et où Dieu ouvre les yeux de l’homme à la lumière de la vérité. Bien sûr, tous ne partagent pas exactement la même attitude, puisque certains sont ébranlés dans leur certitude. Pour eux on ne peut pas dire simplement que Jésus est dans le péché puisque les signes qu’il fait sont des signes de vie, et des signes précisément attendus du Messie. Comment peut-on dès lors identifier purement et simplement la vie et l’action de Jésus avec le péché ? Quant à l’aveugle interrogé à nouveau, cette fois par les pharisiens, ce qu’il croit pouvoir avancer c’est l’affirmation suivante : si Jésus peut parler avec autorité et accompagner ses paroles d’une action qui est porteuse de vie, sa parole ne peut venir que de Dieu. Jésus est donc un prophète, qui parle et agit au nom de Dieu : de Jésus à Dieu il y a un lien. Enfin interviennent les parents : « Les Juifs ne crurent pas qu’il eut été aveugle tant qu’ils n’eurent pas appelé les parents de celui qui avait recouvré la vue. Ils leur demandèrent donc : “Celui-ci est-il votre fils dont vous dites qu’il est né aveugle ; comment donc y voitil à présent ?” Ses parents répondirent : “Nous savons que c’est notre fils et qu’il est né aveugle ; mais comment il voit maintenant, nous ne le savons pas, ou bien qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas. Interrogez-le, il a l’âge, lui-même s’expliquera sur son propre compte.” Ses parents dirent cela parce qu’ils avaient peur des Juifs, car déjà les Juifs étaient convenus que si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait exclu de la synagogue. C’est pour cela que ses parents dirent : “Il a l’âge, interrogez-le.” » Dans le récit de 100


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ce dialogue, on peut repérer un mouvement d’intimidation exercé à l’égard des parents, qui en éprouvent évidemment de la peur. Le rapport des parents à la vérité et à la révélation de Dieu en Jésus est devenu un rapport habité par la peur. Ils disent certes ce qu’ils savent au niveau purement objectif des choses. Mais, quant à s’engager par rapport à ce qui s’est passé, quant à répondre à la visite divine dont leur vie a été l’objet, eux qui sont liés de tout près à leur fils, ils ne se sentent pas le courage de le faire. Ils ne se risquent donc pas à témoigner de Jésus ; ils ne sont donc pas prêts à payer le prix de ce que représenterait l’accueil plénier de la vérité. Nous nous trouvons, donc dans ce récit, devant différentes attitudes de l’homme en face de la vérité, de la lumière, et de la révélation de Dieu. Il y a la manière de l’aveugle : quelqu’un dont la faiblesse et l’indigence même le disposent sans doute à accueillir une lumière dont il sait bien qu’elle ne peut venir de lui. Il entre progressivement dans cette lumière et se laisse visiter par elle, en adhérant à ce qu’il voit. Il y a d’autre part la situation de la foule, faite de doute, d’hésitation à voir les choses dans leur profondeur, mais restant ainsi en surface de ce qui se passe, et donc évitant de porter la question plus loin, d’entrer plus profondément dans la révélation de Dieu et dans la vérité qu’Il communique. Il y a la situation des pharisiens dont nous disions qu’elle est une situation de refus, une relation à la vérité qui consiste à s’en rendre maître, à en disposer pour pouvoir juger de tout, et par la fait même une impossibilité et un refus de marcher dans la lumière de la vérité, et de se laisser engager dans une histoire, qui n’est pas totalement contrôlable, parce qu’elle n’appartient qu’à Dieu, dans une histoire où il s’agit dès lors de reconnaître la manière dont Dieu intervient et dont Il nous parle. Il y a finalement les parents qui, en face de ce qui se passe et de ce qui se révèle à eux face à la lumière qui 101


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leur est donnée, préfèrent ne pas se compromettre, ne pas prendre le risque de s’avancer trop loin, n’osant pas payer le prix d’un engagement décisif en faveur de la vérité. Dans notre prière, demandons-nous quelle est, en ce qui nous concerne, notre manière de nous rapporter à la vérité, de l’accueillir et de nous engager dans la voie qu’elle nous ouvre.


Deuxième méditation

Guérison de l’aveugle-né (suite) (Jn 9, 24-41)

Nous reprenons notre lecture du récit de la guérison de l’aveugle-né à l’endroit où nous l’avons laissé, c’est-à-dire au v. 24, et nous lirons toute la seconde partie de ce chapitre, jusqu’au verset 41. Dans l’évangile de Jean, les récits de guérison ne sont pas nombreux, et ils constituent essentiellement des signes permettant de reconnaître l’action accomplie par Jésus comme œuvre de Dieu, et faisant ainsi entrer dans la foi en lui. Il y a une première guérison déjà rapportée à la fin du chapitre 4 (et nous l’avons brièvement évoquée) à la demande d’un fonctionnaire royal. Puis viennent les deux signes : de la guérison d’un infirme à la piscine de Béthesda, au chapitre 5 ; et de la guérison de l’aveugle-né au chapitre 9, en attendant le récit de la résurrection de Lazare au chapitre 11. Si on compare, sans trop de précision, les deux récits du chapitre 5 et du chapitre 9, il y a cependant une chose qui mérite d’être mise en relief, à savoir l’attitude différente que prend l’aveugle-né, si on le compare à l’infirme dont parle le chapitre 5. Cet infirme est bénéficiaire d’un signe de Jésus : « “Veux-tu guérir ?” L’infirme lui répond : “Seigneur, je n’ai personne…” Jésus lui dit : “Lève-toi, prends ton grabat et marche.” Aussitôt l’homme fut guéri. Et puis il rencontre Jésus qui lui dit : “Te voilà guéri, ne pèche plus de peur qu’il t’arrive encore pire.” L’homme s’en fut révéler aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri. » Dans l’ensemble de ce récit, l’infirme est relativement passif, si l’on peut dire, c’est-à-dire qu’il est béné103


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ficiaire d’une action du Seigneur sans qu’il ait à s’engager ni à coopérer activement à cette action de Jésus. Au contraire, ici dans le chapitre 9, dans tout le récit de la guérison de l’aveuglené, nous voyons comment se déroule l’action de Jésus ; nous voyons aussi comment l’aveugle, ou celui qui était aveugle, à partir d’un certain moment du récit, doit entrer lui-même à l’intérieur de l’histoire vécue, et doit l’assumer en première personne, en correspondant au bienfait qu’il a reçu. La perspective dans laquelle s’inscrit ce récit nous invite donc à comprendre non seulement l’action de Dieu en son Fils Jésus, mais aussi comment l’homme doit se laisser prendre dans cette action de Dieu, lui correspondre et s’ouvrir jusqu’au bout à cette action. En effet, dès le début du récit, lorsque l’aveugle est rencontré par le Seigneur, Jésus lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé. » Il doit y aller ; ce sera sa première démarche correspondant à la parole de Jésus. Jésus lui parle, et il doit obéir à sa parole. Et puis nous avons pu découvrir dans tout le passage du milieu du chapitre, dans tout le débat qui commence à s’engager, la fidélité de cet homme au sein d’une épreuve qu’il est appelé à supporter. Le voilà donc plongé dans une épreuve qui tient à la grâce qui lui a été faite et à la vérité que cette grâce peu à peu lui révèle. Il sera donc engagé activement tout au cours de l’épreuve qu’il aura à traverser jusqu’à reconnaître Jésus et à se prosterner finalement devant lui, quelques versets avant la fin du chapitre. C’est dans cette perspective que nous étions attentifs aussi ce matin à la manière dont les autres acteurs de ce drame se comportent, pour mettre en lumière précisément le comportement de l’aveugle guéri par le Seigneur, tout en comprenant qu’il y a tant d’autres manières de se rapporter à la vérité, d’agir face à la lumière. Nous nous souvenons comment ce matin, nous voyions d’abord la foule agir d’une certaine manière. Comment, à son 104


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exemple, l’homme se comporte-t-il fréquemment face à la lumière ? Ce peut être d’une façon quelque peu rapide et superficielle, sans creuser, sans aller jusqu’au bout, sans se sentir impliqué dans une histoire dont on recueille des bribes et des morceaux, sans qu’il y ait une lumière capable l’envahir la vie et de s’en emparer. Nous voyions ensuite les pharisiens tels que le récit nous les décrit ; face à la lumière, au contraire ils se raidissent et se ferment, au moins ceux qui sont majoritaires dans la description qui nous a été donnée ; ils se ferment à la lumière au nom d’une lumière que déjà ils posséderaient et qui les empêche d’accueillir la lumière que Dieu maintenant leur donne. Il y a moyen de se fermer à la lumière au nom d’une lumière que, soi-disant, on possède déjà et sur laquelle on referme l’horizon dans lequel on voudrait enfermer tout l’univers. Puis venaient les parents : sans dire le contraire de la vérité, ils se laissaient cependant imposer par peur une attitude très peu compromettante à l’égard de la lumière. Ils ne désiraient guère se laisser bouleverser, ni se laisser prendre dans une histoire qui pouvait conduire là où ils ne voulaient pas. On peut parfois découvrir la lumière jusqu’à un certain point, sans être prêt cependant à se laisser engager dans le chemin qu’ouvre cette lumière, si ce chemin est difficile à parcourir ou s’offre comme un chemin menaçant. Cette histoire, comme je le soulignais en introduisant notre lecture de ce soir, est une histoire où l’aveugle-né est seul à correspondre pleinement à la lumière reçue. Et en cela il se distingue d’autres personnes qui peu à peu prennent place dans ce récit, nous aidant ainsi à découvrir qu’il n’est pas si simple d’accepter vraiment la lumière, d’y être vraiment disponible, de se laisser vraiment guider par la lumière que l’on reçoit, et de s’y impliquer totalement, en y engageant sa vie. 105


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Reprenons donc maintenant le fil du récit en lisant les premiers versets qui suivent le passage lu ce matin. Nous commencerons donc notre lecture au v. 24 : « Les Juifs appelèrent donc une seconde fois l’homme qui avait été aveugle et lui dirent : “Rends gloire à Dieu, nous savons que cet homme est un pécheur.” » « Rends gloire à Dieu » : c’est là une sorte d’adjuration qui situe la parole attendue de cet homme à l’intérieur du respect dû à Dieu et à sa gloire. Les Juifs veulent ainsi situer cet homme et ses paroles à l’intérieur du respect dû à la gloire de Dieu. Voilà pourquoi ils lui proposent d’adhérer à ce qu’eux-mêmes énoncent, à savoir que Jésus est un pécheur. Tel est le paradoxe de la situation construite par les Juifs : une situation où la gloire de Dieu devrait conduire à condamner Jésus, à refuser de le reconnaître comme l’Envoyé du Père. Comment l’aveugle va-t-il se situer en face de cette référence prétendue à la gloire de Dieu ? À plusieurs reprises, en s’adressant aux pharisiens, Jésus leur reproche : « Vous cherchez votre propre gloire, et la gloire qui vient de Dieu, vous ne lui accordez aucun prix. » Ce n’est donc pas vraiment à l’intérieur de la gloire de Dieu que se joue le débat et que se développe le dialogue avec l’aveugle. « Lui répondit : “Si c’est un pécheur, je ne sais pas. Je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle, et à présent je vois.” » Nous voyons donc cet homme refuser de s’engager dans le chemin où on voudrait l’engager, à savoir dans sa dissociation d’avec Jésus et dans la condamnation de celui-ci. Mais il dit : je n’ai aucune raison pour être d’accord avec ce que vous dites. J’ai une part de vérité, même si je ne la connais pas encore tout entière. Je sais au moins une chose, et cette chose-là je ne peux pas y renoncer, à savoir qu’il m’a rendu la vue. Ce qui apparaît maintenant dans cet homme, c’est son désir d’être fidèle à la lumière que déjà il a pu accueillir. Nous avons dit ce matin que ce n’est encore qu’un début de lumière puis106


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qu’il ne peut pas répondre à la question : où est Jésus ? Il ne sait donc pas encore se situer totalement par rapport à Jésus. Mais il a reçu de lui une lumière : il voit, lui qui était aveugle ; et il désire être fidèle à cette lumière qui est désormais la sienne. Il me semble important de souligner cela ; car parfois nous attendons des lumières qui ne viennent pas ; nous voudrions tenir des évidences absolues, voir les choses dans une totale transparence et lucidité, et cela ne nous est pas toujours donné. Mais ce que Dieu nous demande c’est d’être fidèles à la part de lumière que nous avons reçue et de marcher dans cette lumière, de faire dès lors les pas que cette lumière dont nous disposons nous invite à faire. Voilà en quoi consiste dans l’histoire la fidélité à la lumière reçue. Et cette lumière, dans la mesure où on y est fidèle, est une lumière qui grandit, qui se confirme et qui ouvre de nouveaux horizons. C’est ce qui va se passer pour l’aveugle ; voilà ce qui va le conduire jusqu’à la foi radicale en Jésus, à la remise de lui-même à Jésus. « Ils lui dirent alors : “Que t’a-t-il fait, comment t’a-t-il ouvert les yeux ?” Il leur répondit : “Je vous l’ai dit et vous ne m’avez pas écouté, pourquoi voulez-vous l’entendre à nouveau ? Est-ce que vous aussi vous voudriez devenir ses disciples ?” » Il y a ici de la part des interlocuteurs juifs de cet ancien aveugle-né, à la fois une sorte de curiosité qui semble les démanger, et une insistance à laquelle ils ne parviennent pas à renoncer. Et dans la réponse pleine de justesse de l’ancien aveugle-né s’inscrit la persévérance à affirmer ce qu’il croit. Il leur dit en effet : s’il y a de votre part cette curiosité, cette insistance, ce doit être parce que c’est là pour vous quelque chose de vital. Une curiosité qui ne sert pas à la vie est en effet une curiosité morbide, mortifère. Peut-être cela aussi peut-il être objet de nos réflexions. La curiosité vraie, celle qui nous guide, celle qui nous fait grandir, qui nous permet de marcher, c’est celle qui nous engage, celle 107


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qui nous fait progresser dans la découverte de la vérité, dans l’adhésion à la vérité. « Ils l’injurièrent et lui dirent : “C’est toi qui es son disciple, mais nous, c’est de Moïse que nous sommes disciples. Nous savons que Dieu a parlé à Moïse et celui-là nous ne savons pas qui il est.” » Ce que disent ainsi les Juifs, c’est qu’ils se réfèrent à ce qui est pour eux l’action de Dieu qui s’est inscrite dans leur histoire, à l’action de Dieu qui s’est manifestée dans l’Exode de l’Égypte et dans la conduite de Moïse, dans la fondation du peuple de l’Alliance guidé par la foi en Dieu offerte à Moïse. C’est bien à cela qu’ils se réfèrent. Mais que veut dire pour eux cette référence à Moïse, sinon une référence que finalement ils s’approprient ? Leur fidélité à Moïse n’est en tout cas pas leur fidélité à l’attitude de Moïse, qui a été totalement disponible devant Dieu et qui a marché en essayant d’accueillir de Dieu, à chaque étape, ce que Dieu voulait lui confier, sans jamais se fermer, sans jamais clore le monde de vérité dans lequel Dieu le faisait entrer. Mais voici que la référence à Moïse est devenue une référence morte. Ce qui importe, c’est le Moïse du passé, en qui tout est déjà joué et en qui nous disposons de ce qui nous est nécessaire pour juger de tout. Le jugement posé ici par les Juifs est fondé sur des certitudes possédées, établies, et qui par le fait même empêchent de recevoir dans le présent la vérité de Dieu, la lumière de Dieu, de continuer à marcher dans une histoire où Dieu peut encore agir. Dieu ne peut plus agir dans leur histoire, puisqu’elle s’est fermée en quelque sorte avec l’histoire de Moïse et avec ce qu’ils croient devoir en emprunter, à savoir la façon dont il faut interpréter la loi et juger au nom de cette loi. « L’homme leur répondit : “C’est bien là l’étonnant, que vous ne sachiez pas d’où il est et qu’il m’ait ouvert les yeux. Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs, mais si quelqu’un est religieux et fait sa volonté, celui-là Il l’écoute. Jamais on n’a ouï dire que quelqu’un ait 108


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ouvert les yeux d’un aveugle-né. Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire.” Ils lui répondirent : “De naissance tu n’es que péché et tu nous fais la leçon.” Et ils le jetèrent dehors. » L’ancien aveugle, toujours fidèle au don qui lui a été fait de sa guérison, insiste donc sur la cohérence à mettre dans ce qu’il vient de vivre, dans l’expérience qui a été la sienne. Car ce fut une expérience où Dieu a manifesté sa présence et son action puisqu’il est passé de la cécité à la lumière. Et celui qui a été l’instrument de Dieu pour opérer ce passage ne peut pas être séparé de Dieu. Il ne peut être opposé à Dieu ni être enfermé dans le péché. Il a au contraire une relation, et une relation forte, à Dieu. « Si cet homme ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. » Jésus ne disait-il pas, au chapitre 8 de cet évangile : « Je ne fais rien de moi-même, je dis ce que le Père m’a enseigné. Il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (8, 28-29) ? Cet homme découvre que Dieu doit être reconnu d’une façon ou d’une autre dans sa guérison. Il ne s’agit pas seulement de Jésus mais il s’agit aussi de Dieu. Le voilà donc sur la route de la reconnaissance du mystère de Jésus. Mais la réaction qu’il suscite nous fait voir comment ceux qui le rejettent s’opposent désormais à lui. Non seulement ils ont leurs idées bien arrêtées sur Dieu, et sur ce que Dieu peut faire parce qu’il l’a déjà fait ; mais ils ont aussi leurs idées bien arrêtées sur l’humanité et de quoi elle est faite : d’une part des hommes de vertu et de science et d’autre part des hommes qui ne sont que péché et ignorance. « Ils lui répondirent : “De naissance tu n’es que péché et tu nous fais la leçon.” » Diviser ainsi l’humanité, c’est évidemment avoir décidé de quel côté on se trouve. Mais, en vivant de la sorte, non seulement on renonce aussi à se laisser interpeller par Dieu, mais il n’y a plus moyen de se laisser interpeller par l’autre puisque l’autre est rejeté dans la mesure même où il devient une interpellation. Ainsi l’homme s’enferme-t-il dans sa certitude propre. Tel est le 109


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drame que Jean souligne au cours de ces chapitres de son évangile : comment il y a moyen de se fermer à la lumière au nom d’une certitude que l’on attribue à Dieu. « Jésus apprit qu’ils l’avaient jeté dehors. Le rencontrant, il lui dit : “Crois-tu au Fils de l’homme ?” Il répondit : “Et qui est-il, Seigneur, que je croie en lui ?” Jésus lui dit : “Tu le vois. Celui qui te parle, c’est lui.” Alors il déclara : “ Je crois, Seigneur.” Il se prosterna devant lui. » Voici maintenant la rencontre conclusive qui conduit la guérison de cet ancien aveugle à son terme. Jésus lui pose cette question : « Crois-tu au Fils de l’homme ? » Que veut dire le Fils de l’homme ? C’est, dans tout le contexte où Jésus en parlant se désigne comme le Fils de l’homme, une évocation de la vision de Daniel au chapitre 7, v. 13 : « Je contemplais dans les visions de la nuit : Voici venant sur les nuées du ciel comme un Fils d’homme, il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. À lui fut confié Empire, Honneur et Royaume. Et tous, peuples, nations et langues le servirent. » Il y a, depuis Daniel, une attente messianique qui se traduit dès lors à travers la figure du Fils de l’homme. Jésus, en disant à l’aveugle guéri : crois-tu au Fils de l’homme ? rejoint en lui précisément cette attente. Est-ce que tu attends celui que Dieu envoie pour réaliser son Royaume ? Crois-tu ? Es-tu ouvert à ce don de Dieu ? Et voici que la confiance, que cet ancien aveugle a commencé à donner à Jésus à partir du bienfait reçu de lui, se confirme désormais dans une disponibilité radicale : « Dis-moi qui il est, et je croirai en lui. » Cet homme est habité par le désir de se laisser guider par Jésus jusqu’au bout, de recevoir de lui le don qu’il veut lui faire. Et ce don que Jésus veut lui faire n’est rien d’autre que lui-même. Jésus lui dit : « tu le vois ». Et, en s’offrant ainsi à l’aveugle-né, il s’offre à lui à partir de ce qui a été son histoire de salut. Cette histoire est encore présente puisque c’est elle qui lui donne la possibilité de voir : « tu le vois ». 110


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Mais voici qu’en le voyant, c’est sa manière de voir qui est désormais accomplie. Tu voyais et tu ne voyais pas. Tu t’ouvrais à la vérité et tu l’ignorais encore. Voici que maintenant, voyant celui qui est devant toi, au centre de cet univers qu’il t’a donné à voir, ta vue désormais acquiert toute sa profondeur. Voir, pour l’aveugle-né à partir de ce moment-là, c’est voir tout à partir de Jésus, et centré sur Jésus. C’est voir Jésus au centre de cet univers auquel il a été pleinement restitué, Jésus comme celui qui donne aux choses, aux personnes, aux êtres, leur vraie perspective, leur vrai horizon. Car voir en vérité, c’est voir finalement à partir de Jésus et en Jésus. Et c’est cette vision-là, ce sont ces yeux-là, c’est cette lumière-là que Jésus nous donne, puisqu’il dit de lui-même qu’il est la lumière, et qu’on ne peut voir que dans la lumière. La réponse de l’aveugle-né consiste à s’offrir à son tour à Jésus. Si Jésus se donne à lui, il se donne lui aussi à Jésus : je te reconnais comme mon Seigneur, je crois en toi, je mets toute ma confiance d’homme en toi. Il se prosterne devant lui dans l’élan de tout son être, avec toute la réalité de sa personne. Il est là à genoux devant Jésus, et il reconnaît en lui son Seigneur. Jésus dit alors : « C’est pour un discernement que je suis venu en ce monde : pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles. » La venue de Jésus ne cesse pas, elle est d’aujourd’hui comme d’hier. Le Seigneur qui continue à venir, offre à ceux qui le voient de discerner les choses à partir de lui. Mais à l’intérieur de cette action de Jésus, qui situe chacun par rapport à lui, voici qu’un renversement est en train de s’opérer. Ceux qui ne voient pas, c’est-à-dire ceux qui sont peut-être incapables de voir, mais qui se reconnaissent incapables de voir vraiment ; ceux qui sont ignorants et qui ne voient pas totalement, mais qui le reconnaissent, ceux-là, dans la mesure où ils désirent accueillir la lumière qui leur est offerte et qui n’est pas leur propre lumière, 111


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peuvent s’ouvrir au don de la lumière qui vient de Dieu et qui est la personne même de Jésus. Reconnaître devant Jésus que nous ne disposons pas de la lumière, que nous avons besoin de recevoir de lui la lumière, parce que par nous-mêmes nous ne voyons pas, c’est nous ouvrir à la lumière et donc en lui commencer à voir. Au contraire, ceux qui voient, ceux qui prétendent disposer de la connaissance et de la lumière de la vérité et qui, en fonction de la vérité qu’ils ont acquise, croient qu’ils peuvent juger de toutes choses et qu’ils n’ont rien à apprendre, ceux-là qui croient voir de la sorte, s’enfoncent dans leur cécité, car ils sont incapables d’accueillir la lumière nouvelle qui est la venue constante de Jésus pour nous faire marcher avec lui dans une histoire qui est toujours à découvrir et à accueillir. « Les pharisiens qui se trouvaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent : “Est-ce que nous aussi nous sommes aveugles ?” Ils se sentent en effet visés par les paroles de Jésus. Mais Jésus leur dit : “Si vous étiez aveugles vous n’auriez pas de péché, mais vous dites : nous voyons, votre péché demeure.” » Que dit Jésus dans cette réponse ? Il dit ce qui s’est peu à peu éclairé depuis le début de ce chapitre : ce qui empêche l’homme de voir, ce qui le ferme à Dieu, ce n’est pas sa faiblesse, son incapacité ; être aveugle, ne pas disposer de la vue, ce n’est pas être coupé de Dieu, être dans le péché, mais se fixer définitivement dans la vision qu’on a des choses, prétendre dominer tout et juger de tout à partir de ce que soi-même on voit ou croit voir, cela, c’est s’enfoncer dans la fermeture à Dieu. « Vous dites : nous voyons, votre péché demeure. » Et ce que le Seigneur nous invite par là à reconnaître, c’est que, comme nous le disons depuis le début de notre lecture de ce chapitre, le danger le plus grand est celui de l’autosuffisance, puisque telle est la disposition d’esprit qui nous ferme au don que nous avons à accueillir. Tandis que la reconnaissance de notre indigence, de notre besoin, de notre faiblesse est, au contraire, si nous la por112


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tons et l’assumons en nous tournant vers le Seigneur, la porte par laquelle il peut entrer en nous et nous offrir le don de Dieu qu’il est lui-même.



Cinquième journée

Première méditation

La résurrection de Lazare (Jn 11, 1-27)

Au chapitre 10, Jésus a développé son discours sur le bon pasteur, puis s’est trouvé engagé dans une ultime confrontation avec les Juifs. À la fin du chapitre, l’évangile nous dit : « de nouveau il s’en alla au-delà du Jourdain ». Et, vers la fin du chapitre 11, au v. 54, il nous sera dit encore que Jésus se retira dans la région voisine du désert, dans une ville appelée Ephraïm, et qu’il y séjournait avec ses disciples. Jésus est donc désormais en retrait, au-delà du Jourdain ; il est en attente de l’heure, de cette heure qui va coïncider avec la Pâque. Mais, au cœur de cette attente, nous est donné le signe le plus éclatant parmi tous les signes accomplis par Jésus, le signe de la résurrection de Lazare. C’est comme une sorte d’épiphanie qui vient traverser ce temps de l’attente, une sorte de manifestation de ce que représente la présence de Jésus au cœur de notre histoire. Nous pouvons en effet y contempler ce qu’est l’action et l’œuvre du Fils pour tous ses frères au cœur de leur histoire. L’épisode de la résurrection de Lazare se présente ainsi comme un épisode qui a sa consistance propre et qui vient mettre un point culminant à tous les signes que Jésus nous a déjà laissés : Jésus qui a manifesté sa gloire pour la première fois aux noces de Cana, et qui est l’envoyé de Dieu pour célébrer ses noces avec l’humanité ; Jésus qui, dans la multiplication des pains, a manifesté qu’il est celui qui donne sans mesure parce 115


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que, à travers tous ses dons, c’est lui-même qu’il donne ; Jésus qui a fait marcher l’infirme, qui a guéri le fils du fonctionnaire royal ; Jésus qui a donné la vue à l’aveugle-né, est maintenant celui qui redonne vie à Lazare, celui qui se manifeste ainsi comme le maître de la vie, car c’est effectivement de lui que nous avons à accueillir le don de la vie qui vient de Dieu. Les premiers versets du chapitre 11 nous mettent en situation, surtout en fixant notre attention sur les personnes qui vont intervenir dans cet épisode. « Il y avait un malade, Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui oignit le Seigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux. C’était son frère Lazare qui était malade. Les deux sœurs envoyèrent donc dire à Jésus : “Celui que tu aimes est malade.” À cette nouvelle Jésus dit : “Cette maladie ne mène pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle.” Or Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare. Quand il apprit que celui-ci était malade, il demeura deux jours encore dans le lieu où il se trouvait. » Quelques personnages nous sont ainsi présentés : il y a Lazare, le futur mort ressuscité, dont nous n’apprenons rien de plus dans l’évangile ; il y a ses deux sœurs, dont Jean ne dit rien auparavant, mais dont parle l’évangile de Luc. Et c’est à cette tradition concernant les deux sœurs que semble se référer le début de ce chapitre, en parlant du village de Marie et de sa sœur Marthe. Peut-être pouvons-nous relire cet épisode de Marthe et Marie dans l’évangile de Luc, car c’est un épisode très bref, et les deux sœurs nous seront décrites, dans le récit de la résurrection de Lazare dans des comportements qui correspondent assez bien à ce que nous lisons dans l’évangile de Luc. C’est à la fin du chapitre 10, v. 38 à 42 : « Comme il faisait route, il entra dans un village, et une femme nommée Marthe le reçut dans sa maison. Celle-ci avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise au pied du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe, elle, était absorbée 116


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par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : “Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m’aider.” Mais le Seigneur lui répondit : “Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses, pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée.” » Le récit de l’évangile de Jean que nous abordons brosse un contexte où les deux sœurs interviennent, ces deux sœurs qui ont un frère appelé Lazare. Il nous est dit aussi de Marie, au verset 2, qu’elle était celle qui oignit le Seigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux. Cet épisode, en fait, n’a pas encore eu lieu ; il sera signalé au chapitre suivant, dans l’immédiate introduction à la célébration pascale. L’onction de Béthanie, est en effet rapportée au début du chapitre 12 de l’évangile de Jean Il nous est dit ici que Lazare était malade. Et nous pouvons fixer notre regard sur Lazare. Comme toujours dans l’évangile, lorsque nous fixons notre regard sur quelqu’un qui intervient sur la route de Jésus, la personne que nous rencontrons de la sorte nous invite à reconnaître sa situation humaine, comme d’ailleurs notre propre situation et la situation des hommes en général. Lazare était malade : condition de l’homme fragile, de l’homme qui est confronté à la réalité de la mort. C’est cela qui se manifeste au cœur de cet épisode : l’homme confronté à l’adversaire dernier, comme le dit Paul, qui n’est autre que la mort, l’homme visité par Jésus dans sa condition de fragilité. Ce que les deux sœurs envoient dire à Jésus, s’énonce dans une phrase très simple : « celui que tu aimes est malade ». On peut évidemment voir évoquée sous ces mots une relation directe entre Jésus et Lazare, de même qu’entre Jésus et ses deux sœurs ; mais à nouveau on peut ouvrir cette phrase à une réalité plus large. La maladie de l’homme ne laisse pas le Seigneur indifférent, parce que c’est une maladie que le Seigneur regarde à partir de 117


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son amour pour lui, de l’intérieur de son amour. N’a-t-il pas dit au chapitre 10, en se présentant comme le berger, qu’il est celui qui appelle chaque brebis, une à une : ses brebis écoutent sa voix, il les appelle une à une et les mène dehors. Pour Jésus, il y a certes Lazare, mais aussi tel autre et encore tel autre, et de tous on peut dire : « celui que tu aimes », puisqu’il connaît chacune de ses brebis, qu’à chacune il offre son amour, qu’avec chacune il veut instaurer une communion de vie et d’amour. La maladie de l’homme, lorsqu’elle est vécue dans la référence à Jésus, est inscrite à l’intérieur de l’amour que Jésus porte à chacun. Et Jésus, en face de cette maladie, énonce avec conviction : « elle ne mène pas à la mort ». La maladie, certes, est signe de la condition mortelle de l’homme. Mais ce que Jésus va manifester dans le signe de la résurrection de Lazare, c’est que désormais la mort est vaincue ; la maladie de l’homme n’est donc plus à considérer comme ce qui détruit l’homme, mais elle est, elle peut être à la gloire de Dieu, si elle est vécue dans la relation d’amour avec Jésus, dans cette relation personnelle qui est celle de Jésus avec chacun, Jésus étant celui dont toute la vie manifeste Dieu, et dès lors rend gloire à Dieu. Toute maladie, toute fragilité, toute impuissance, toute situation tragique, toute souffrance de l’homme, doivent donc être inscrits à l’intérieur de l’amour de Jésus, pour pouvoir, dans la relation à lui, être signe de la gloire de Dieu qui triomphe en l’homme de la mort, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. Dans la maladie de Lazare, Jésus va pouvoir être glorifié, manifestant qu’il est, lui, le Seigneur de la vie, et qu’en lui la vie est donnée à tous, et en plénitude. N’a-t-il pas dit, en parlant de ses brebis, au chapitre 10, qu’il donne sa vie, et qu’il veut que les brebis vivent, qu’elles aient la vie et qu’elles l’aient en plénitude ? « Moi je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. » 118


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« Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare, et il demeura deux jours. » Voilà qui peut nous inviter sans doute à bien comprendre les attentes que Jésus nous impose, la patience qu’il nous demande parfois, et la nécessaire disponibilité du cœur exigée dans notre relation à lui. Si Jésus nous fait attendre, si Jésus ne répond pas selon la hâte que nous voudrions lui imposer, si Jésus ne se met pas en route comme nous voudrions qu’il le fasse, ce n’est pas par manque d’amour de sa part : « Jésus aimait Marthe et sa sœur Marie et Lazare. Il demeura deux jours. » Il nous faut à notre tour apprendre à nous en remettre à l’initiative de Jésus, à la souveraineté de son action envers nous. Jésus est celui qui rend gloire à Dieu et qui nous demande que toute notre vie puisse à son tour rendre gloire à Dieu, en nous aidant à entrer dans le mystère du Fils de Dieu qui veut tout partager avec nous. Le texte maintenant continue : « Alors seulement Jésus dit aux disciples : “Allons de nouveau en Judée.” Ses disciples lui dirent : “Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à te lapider, et tu retournes là-bas ?” Jésus répondit : “N’y a-t-il pas douze heures de jour ? Si quelqu’un marche le jour, il ne bute pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde. Mais s’il marche la nuit, il bute, parce que la lumière n’est pas en lui.” » Il nous faut découvrir les deux mouvements qui traversent ce récit du chapitre 11. Il y a l’histoire de Lazare qui, de la maladie est conduit à la mort, et qui, de la mort, revient à la vie. Il y a aussi la situation dans laquelle Jésus se trouve, une situation qui fait déjà présager de ce que sera la fin de son existence terrestre. Jésus a dû se retirer à l’écart car il est menacé de mort, on a voulu le lapider. Et Jésus va se rendre au secours de Lazare au mépris de sa propre vie. Car s’il va vers ce qui est la fin de son existence, il s’y rend comme celui qui veut offrir à l’homme la vraie vie, et qui ne recule pas devant ce don qu’il veut faire à 119


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l’homme, même si cela le conduit à la mort. Mais, en tressant en quelque sorte ces deux fils, le chapitre 11 nous permet de comprendre que, pour Jésus, aller à la mort, lui qui est le maître de la vie, c’est aussi nous inviter à comprendre d’une autre manière notre affrontement à la mort. C’est en traversant la mort, en d’autres termes, que Jésus restaure la vie, et qu’il fait triompher la vie en nous. Il le fait en assumant la mort elle-même, et non pas en restant à l’extérieur de la condition mortelle des hommes. Jésus n’est pas un maître de la vie qui se serait maintenu en dehors de la condition mortelle de l’homme. C’est, au contraire, en entrant pleinement dans cette condition qu’il s’affirme comme le maître de la vie et qu’il devient pour chacun de nous ce maître de notre vie. Jésus invite ses disciples à l’accompagner sur le chemin que, maintenant, il va parcourir pour se rendre à Béthanie, à quelques kilomètres de Jérusalem, et donc en pleine Judée. Les disciples comprennent bien quel est le danger qu’ils courent, le risque qu’implique ce voyage auquel Jésus les convie : les Juifs cherchaient à te lapider, et tu retournes. Jésus leur répond, en les invitant à reconnaître en lui celui qui est la lumière, car c’est à la lumière qu’il faut marcher. Si Jésus marche, il faut donc marcher avec lui, car si on marche avec Jésus, quelle que soit d’ailleurs l’issue du chemin entrepris avec lui, on est dans la lumière. Mais si on se sépare de Jésus, on entre dans la nuit, et on est vaincu par les forces hostiles que sont les forces de mort, car dans ce cas la lumière a été vaincue. Il dit cela, et ajoute : « “Notre ami Lazare repose, mais je vais aller le réveiller.” Les disciples lui dirent : “Seigneur, s’il repose, il sera sauvé.” Jésus avait parlé de sa mort, mais eux pensaient qu’il parlait du repos du sommeil. Alors Jésus leur dit ouvertement : “Lazare est mort, et je me réjouis pour vous de n’avoir pas été là-bas, afin que vous croyiez. Mais allons auprès de lui.” Alors Thomas, appelé Didyme, dit aux autres 120


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disciples : “Allons, nous aussi, pour mourir avec lui.” » Jésus parle donc maintenant de la situation nouvelle dans laquelle il se trouve : non seulement Lazare est malade, et il est bien d’aller le visiter, mais Lazare repose, et il est bien d’aller le réveiller. Ce vocabulaire évoque la réalité de la mort, et la réalité du rappel à la vie ; réveiller est en effet un verbe qui indique le retour à la vie. Les disciples cependant n’ont pas compris immédiatement, comme cela arrive relativement souvent dans l’évangile de Jean, le sens qu’il faut donner à l’affirmation de Jésus ; ils comprennent qu’il s’agit pour Lazare d’un repos restaurateur : bienheureux le malade qui peut réellement dormir, car cela veut dire qu’il sortira guéri de sa maladie, qu’il sera sauvé. Mais Jésus parle d’un autre salut, de ce salut qu’il vient porter à l’homme, et qui est le salut de la mort. Si nous entendons la mort avec toute l’ampleur que ce mot recouvre dans l’Écriture, nous pouvons y introduire la dimension du péché, car la mort est entrée dans le monde avec le péché, comme le souligne par exemple saint Paul ; et la réalité en est présente dans toute l’Écriture. Mais le salut que Jésus vient apporter est un salut qui permet à l’homme de remporter la victoire sur tout ce qui le détruit, à savoir la mort et le péché. Lorsque Jésus dit que Lazare est mort, et que sa mort n’est pas une mort définitive, il nous invite à reconnaître une force plus grande et plus puissante que la mort, à savoir la force de la présence de Jésus lui-même au cœur de l’histoire pour vaincre les forces de mort et de péché. Et Jésus se réjouit parce que, en rappelant Lazare à la vie, il va pouvoir donner le signe qui est plus que tout autre capable d’ouvrir les yeux de ceux qui le voient agir, qui peuvent reconnaître en lui les œuvres de Dieu, et qui, ainsi, peuvent s’ouvrir à la foi : « afin que vous croyiez ». À la fin de l’évangile, au terme du chapitre 20, avant l’addition du chapitre 21, saint Jean conclut par ces mots : « Jésus a 121


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fait devant les yeux de ses disciples encore beaucoup d’autres signes qui ne sont pas mis dans ce livre. Ceux-là ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. » Parmi tous ces signes que Jean a rapportés dans son évangile, nous nous trouvons maintenant devant le signe le plus décisif, le plus définitif, puisque c’est par ce signe que Jésus se manifeste comme celui qui donne la vie. Si nous croyons en lui, nous accueillons de lui ce don de la vie, et nous avons désormais la vie en son nom. C’est ce que Jésus dit à ses apôtres : pour que vous croyiez, et qu’ainsi vous accueilliez la vie que je veux partager avec vous. « Mais allons auprès de lui. » Thomas réagit d’une façon quelque peu ironique ou légère par ces mots : « Allons nous aussi pour mourir avec lui. » Telle est la disposition qui habite le cœur des disciples en accompagnant Jésus. N’est-ce pas en l’accompagnant qu’on est dans la lumière ? Nous savons cependant que l’épreuve de la mort, telle que Jésus va devoir la subir, est maintenant trop forte pour eux et qu’ils ne pourront pas vivre leur présence auprès du Seigneur jusqu’au bout. « À son arrivée, Jésus trouva Lazare dans le tombeau depuis quatre jours déjà. Béthanie était près de Jérusalem, distant d’environ quinze stades, et beaucoup d’entre les Juifs étaient venus auprès de Marthe et de Marie pour les consoler au sujet de leur frère. » Quatre jours : voilà une indication assez précise, car c’est à partir du quatrième jour que l’âme, qui jusqu’alors, dans la représentation que s’en font les Juifs du temps de Jésus, est restée auprès du corps, n’est plus capable de le réanimer, de se réunir à ce corps. Il y a donc, dans la situation de Lazare, une étape décisive de la mort ; Lazare est vraiment mort, et son retour à la vie est devenu désormais impossible. La situation de Béthanie nous est rappelée pour expliquer que Marthe et Marie ne sont pas seules, qu’elles ont pu bénéfi122


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cier, pendant tout ce temps, de la consolation des Juifs qui viennent de Jérusalem, et qui sont là auprès des deux sœurs, pour les consoler au sujet de leur frère. Voilà donc un premier mouvement, celui des Juifs qui se sont rendus auprès des deux sœurs. Mais nous allons constater que, désormais, tous les mouvements qui vont suivre orienteront tous ces personnages, vers Jésus. Marthe ira vers Jésus, Marie aussi, et la foule aussi, en attendant que Lazare, sortant du tombeau, vienne à son tour vers Jésus. Jésus est celui qui est décrit, tout au long de ce récit conduisant au signe de la résurrection, comme le centre vers lequel tout converge, et de qui tout peut être reçu. C’est à partir de Jésus en effet que nous avons l’espérance de pouvoir remporter la victoire sur la mort. Et Jésus, lui, marche vers l’homme, en marchant ainsi vers sa passion, vers le don total de sa vie. Jésus vient vers l’homme en donnant sa propre vie, et l’homme est attiré par Jésus pour pouvoir accueillir de lui le don qu’il lui fait de sa vie. « Quand Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison. » Nous avons là une description assez conforme à ce qui est dit des deux sœurs dans le texte de saint Luc que nous avons rappelé : Marthe prend l’initiative de rencontrer Jésus et de lui parler, tandis que Marie reste assise à la maison : l’événement qui vient d’affliger sa vie, elle essaie de l’intérioriser et de l’accueillir. « Marthe dit à Jésus : “Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera.” » La façon dont Marthe parlait à Jésus dans l’évangile de Luc peut nous faire lire ce passage d’une certaine façon. Elle disait à Jésus dans l’évangile de Luc : « Cela ne te fait rien que ma sœur me laisse agir toute seule » — une sorte de reproche fait à Jésus —, « dis-lui donc de m’aider » — une sorte 123


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d’injonction faite à Jésus. Et maintenant, la première phrase qu’elle adresse à Jésus, nous pouvons l’entendre à nouveau comme une sorte de reproche : « Pourquoi n’es-tu pas venu ? » « Si tu avais été là… » Manière pour l’homme de se situer en face de la mort, et, à partir de là, de se situer aussi devant Dieu : si Dieu était intervenu, cela ne se serait pas passé, « si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Puis une sorte d’injonction : « je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu… » Tu sais en effet maintenant ce que tu as à faire ! « Et Jésus répond à Marthe : “Ton frère ressuscitera.” » Ce que tu dois comprendre, c’est que la mort n’est pas le point final. Elle n’est pas l’aboutissement de l’existence, car la vie continue, la vie est plus forte : ton frère ressuscitera. « Je sais, dit Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection au dernier jour. » Il y avait, au moins dans une partie du peuple juif au temps de Jésus, une foi dans la résurrection des morts au dernier jour. Tous ne la partageaient pas, d’ailleurs. Et c’est à cette foi-là que Marthe se raccroche : je sais bien que, comme tous les autres, il ressuscitera au dernier jour. C’est là une affirmation qui, en un sens, ne se définit pas encore à partir de Jésus, et de Jésus ressuscité, puisque c’est une croyance répandue dans certains membres du peuple élu à propos de ce qui suit la mort. « Jésus lui dit : “Je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra, et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais, le crois-tu ?” » Jésus déclare : la résurrection, il ne faut pas la comprendre comme un événement, comme quelque chose d’inconnu, comme ce qui se passera dans l’avenir, pour toi ou pour les autres. La résurrection, il faut la comprendre comme fondée sur ta relation à moi, comme ce qui est désormais la réalité de ta vie, si ta vie se vit dans la relation à moi. « Je suis la résurrection. » Ce que Jésus affirme ici, et qui est au cœur du chapitre que nous sommes en train de lire, c’est que c’est lui qui est le maître de la vie, et que mourir, si quelqu’un 124


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croit en lui, ce n’est pas mourir pour toujours, ce n’est même pas perdre la vie, c’est vivre. « Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. » Jésus propose à Marthe la foi en lui, cette foi pour laquelle Jésus s’est tellement dépensé dans toutes les discussions que rapportent les chapitres précédents de l’évangile ; c’est comme si Jésus suppliait Marthe de croire, puisque Dieu veut se révéler comme étant le Dieu des hommes, et se butte à une incompréhension, à un refus, à une sorte de prise de distance face à la nouveauté du Dieu qui se révèle et à laquelle l’homme a tant de peine à s’ouvrir. Jésus l’affirme : tout se joue là, dans la foi de celui qui croit en moi. Celui qui croit en moi reçoit la vie, car le Père donne au Fils de vivre éternellement, et c’est cette vie-là que le Fils partage avec tous ses frères, avec tous ceux qui accueillent le don de la filiation. « Quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » Avoir la vie en soi, c’est avoir le don de Dieu même, c’est avoir une vie qui n’est pas seulement une vie biologique, une vie qui couvre l’espace de quelques années, et qui cède le pas à la mort. Celui qui croit en Jésus sait que la vie qu’il reçoit de lui est la vie même de Dieu, et cette vie, il l’accueille comme un don qui est fait sans repentance et pour toujours. C’est cette vie qu’il a à accueillir et à nourrir, c’est cette vie qui doit continuer à grandir continuellement en lui, puisque c’est ainsi qu’il accueille le don de Dieu en Jésus et qu’il se laisse donner par Dieu la vie de Dieu même. « Le crois-tu ? » « Elle lui dit : “Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu qui vient dans le monde.” » Reprenant les deux affirmations auxquelles nous avons fait référence, Marthe termine ainsi son dialogue avec Jésus, par un acte de foi qui consiste à accueillir, à travers la parole de Jésus, également le don que Jésus fait et qu’il veut faire au monde : il est venu dans le monde pour offrir à tous cette vie qui n’a pas de fin.



Deuxième méditation

La résurrection de Lazare (suite) (Jn 11, 28-54)

Nous reprenons notre lecture du chapitre 11 de l’évangile de Jean. À la fin du passage que nous lisions ce matin, Jésus a pu affirmer à Marthe, qui est partie à sa rencontre, la vérité qui éclaire toute l’histoire des hommes et qui est affirmée dans ce chapitre : « Je suis la résurrection, celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais, le crois-tu ? » Ce qui veut dire que Jésus, répondant ainsi à l’affirmation de Marthe concernant la résurrection au dernier jour, veut que nous prenions conscience que ce dont il s’agit, lorsque nous parlons de vie éternelle, ce n’est pas d’une réalité qui est pour plus tard, qui serait simplement en attente. Ce n’est pas seulement une promesse pour l’avenir ; il s’agit de notre vie actuelle, de la vie de tous les jours qui est vie éternelle, qui est la vie de Dieu en nous. Elle n’est pas une vie qui vient se surajouter à celle de laquelle nous vivons, comme si Dieu donnait une autre vie après la vie présente ou en surplus de la vie qui est aujourd’hui la nôtre. Notre vie est en vérité la vie des fils de Dieu. Il nous faut accueillir dans les paroles de Jésus une lumière qui se projette ainsi sur notre vie personnelle et aussi sur la vie de tout homme ; il nous faut découvrir cette profondeur de la vie que Dieu communique à tout homme en son Fils Jésus. Car c’est Jésus qui est la « résurrection », c’est la relation à Jésus qui est victoire sur la mort, qui est donc déjà vie éternelle. En son Fils Jé127


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sus, Dieu nous engendre tous à sa propre vie, et c’est de cette vie que nous vivons dès maintenant. À ce moment de notre retraite, nous pouvons commencer peu à peu à recueillir les fruits de notre prière et des interpellations de Dieu, les fruits de la lumière qu’Il nous donne, ainsi que les fruits de la réflexion que nous avons faite ces jours-ci devant Lui ; nous pouvons nous interroger sur ce que sont en nous les vraies sources de vie, les vrais principes de vie, les perspectives selon lesquelles la vie peut être en nous véritablement ce qu’elle est : la vraie vie. Prenons aussi conscience parallèlement qu’il y a effectivement des obstacles que nous pouvons mettre au jaillissement de la vie en nous, à la vérité de cette vie telle qu’elle nous est donnée par Dieu. C’est lorsque nous répondons à l’amour et au don de Dieu, que notre foi en Jésus s’exprime dans la vérité d’un engagement, d’une réponse que lui donnons comme il nous invite à le faire en nous invitant à le suivre, en nous ouvrant par là au don de la vie. Marthe a répondu à Jésus : « Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu qui vient dans le monde. » Jésus projette donc aussi sa lumière sur le monde. Lui qui s’est affirmé la lumière du monde, la lumière qui nous fait voir le monde, les hommes, et l’histoire d’une autre manière, à partir de l’engendrement par Dieu de son Fils, et en lui de tous ses enfants. Jésus est celui qui vient dans le monde pour nous révéler cela, car il est celui en qui cela s’accomplit et se réalise pour chacun de nous et pour tout homme. « Ayant dit cela, elle alla appeler sa sœur Marie, lui disant en secret : “Le Maître est là et il t’appelle.” Celle-ci, à cette nouvelle, se leva bien vite et alla vers lui. » Marie, avions-nous vu, restait assise dans la maison, et voici maintenant qu’elle se met en route. Ce qui la met en route, conformément à ce que nous avons lu ce matin dans l’évangile de Luc à son sujet, c’est l’écoute de la parole, 128


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c’est la présence de Jésus. « Le Maître est là et il t’appelle. » C’est cet appel qui, pour ainsi dire, aimante Marie et la met en route, la faisant aller vers Jésus. « Elle se leva bien vite »… il y a donc en ce mouvement une réponse, qui exprime la relation inscrite dans le cœur de Marie à l’égard de son Seigneur. Sachant que Jésus est là et qu’il l’appelle, c’est tout le mouvement de son être qui, déjà, la porte vers lui. « Jésus n’était pas encore arrivé au village, mais il était toujours à l’endroit où Marthe était venue à sa rencontre. Quand les Juifs qui étaient avec Marie dans la maison et la consolaient la virent se lever bien vite et sortir, ils la suivirent, pensant qu’elle allait au tombeau pour y pleurer. » Marie, en effet, nous l’avions laissée avec les Juifs venus lui rendre visite. Lorsque ceux-ci voient ce mouvement soudain de Marie, l’idée qui vient spontanément à leur esprit est qu’elle se rend au tombeau de son frère. Or, ce qui l’a mise en route, ce n’est pas son intention de visiter le mort, mais c’est sa réponse à la visite du vivant, de Jésus qui vient pour donner la vie. « Arrivée là où était Jésus, Marie, en le voyant, tomba à ses pieds et lui dit : “Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.” » La description qui nous est donnée de Marie nous fait penser à nouveau au texte de saint Luc : elle tombe aux pieds de Jésus, car c’est là en quelque sorte le lieu où Marie vit sa relation à Jésus. Elle est là devant celui qu’elle reconnaît comme son Seigneur, celui dont la parole l’éduque, l’éclaire et la console. Et elle dit à Jésus une phrase, la même que celle déjà prononcée par Marthe. Si nous essayons d’en percevoir la portée dans le contexte qui nous est décrit, il me semble que nous pourrions l’entendre comme nous avons à entendre par exemple, dans l’évangile de Luc, l’interrogation de Marie, la mère de Jésus, lorsqu’elle retrouve son fils dans le Temple : « Pourquoi nous as-tu fait cela ? » Non pas un reproche, mais le désir de comprendre à partir de 129


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Jésus, le mystère dans lequel on se trouve plongé. Marie se trouve plongée dans le mystère de la séparation, du départ de son frère, et, aux pieds de Jésus, elle désire comprendre, à partir de lui, quelle est la raison de son absence au moment où on aurait attendu sa venue. « Lorsqu’il la vit pleurer, et pleurer aussi les Juifs qui l’avaient accompagnée, Jésus frémit dans son esprit et se troubla. » Il y a là une des descriptions les plus poignantes de l’évangile, qui nous fasse entrer dans la profondeur de l’humanité de Jésus. Depuis le début, l’évangile nous parle de la relation de Jésus à Lazare et à ses deux sœurs : une relation d’amitié, une relation qui est portée par l’amour de Jésus, par cet amour, disions-nous ce matin, qu’il porte à tous les hommes : « celui que tu aimes ». Mais, à partir de l’amour que Jésus porte à ceux qu’il visite, à partir de la souffrance de Marie qui lui est manifestée lorsqu’il la voit pleurer, à partir de la souffrance qui n’est pas seulement celle de Marie, mais une souffrance aussi pour tous les présents, et qui est comme la souffrance du monde, Jésus ne peut pas ne pas frémir au plus profond de lui-même et « se troubler », comme dit l’évangile. Jésus, en effet, ne reste pas insensible devant la douleur de l’homme ; il n’est pas venu habiter notre histoire comme quelqu’un qui ne se laisse pas toucher. Il est au contraire décrit ici dans la profondeur de sa vulnérabilité. Jésus est ainsi celui qui se laisse rejoindre par les pleurs et les désarrois des hommes. Il est celui qui frémit en communiant à ces pleurs et à ces désarrois, celui qui n’hésite pas à se laisser troubler et qui vit en plein cœur de la pâte humaine, partageant les souffrances des hommes. Telle est bien la relation que nous avons à Jésus, une relation qui ne se situe pas comme en dehors des sentiments humains, mais une relation qui transforme et assure en leur profondeur toute la vigueur et toute la force des sentiments humains, les en130


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racinant à l’intérieur d’une relation qui est faite d’amour pur, d’amour de don, et qui est livraison totale de soi-même aux autres. « Il dit : “Où l’avez-vous mis ?” Ils lui dirent : “Seigneur, viens et vois.” Jésus pleura. » Nous voyons, et nous verrons encore dans les versets qui suivent, combien l’émotion ici décrite est forte chez Jésus. La mort, pour l’homme, en tant que phénomène de séparation brutale, en tant que douleur qui soudain nous visite, est un phénomène que Jésus a rencontré à partir de sa réalité humaine, et non seulement à partir de sa réalité divine. Lui-même va devoir affronter la mort et il va l’affronter en se troublant profondément, au moment qui correspond dans l’évangile de Jean à l’agonie des synoptiques, à savoir dans la seconde partie du chapitre suivant, le chapitre 12. « Les Juifs dirent alors : “Voyez comme il l’aimait.” Mais quelquesuns d’entre eux dirent : “Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, faire que celui-ci ne mourût pas ?” » Ce que Jésus manifeste si intensément au cœur de cette scène, avant de montrer qu’il est le maître de la vie, est un amour très profondément humain. Il n’est pas facile à l’homme de vivre en transparence la pureté de l’amour. Car l’amour, tellement facilement, se fait intéressé, et cherche ses propres satisfactions. Plutôt que de faire confiance à celui qui révèle la transparence de l’amour et de se laisser entraîner par lui dans le dépouillement de l’amour, en accueillant sans question l’amour qui jaillit de son cœur, voici que les personnes présentes s’expriment dans une question : pourquoi ? Il se laissent plonger humainement dans l’incompréhension : « lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle », pourquoi ne continue-t-il pas à faire des gestes de puissance ? Telle serait donc la raison qui conduit à s’attacher à Jésus ; tel est bien ce qui risque toujours de renaître dans notre cœur, car tel est souvent notre désir de nous attacher au Seigneur en fonction de ce que nous 131


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pouvons recevoir de lui, du profit que nous pourrions en retirer. Telle n’est pas évidemment la pureté de l’amour, tel n’est pas l’amour tel que Jésus le vit, lui qui est livré à ceux qu’il aime. « Alors Jésus, frémissant à nouveau en lui-même, se rend au tombeau. C’était une grotte, avec une pierre placée par dessus. Jésus dit : “Enlevez la pierre.” » Le tombeau nous est ainsi décrit de façon très sobre, mais d’une façon qui évoque déjà de manière anticipative le tombeau dans lequel Jésus, lui aussi, sera enfermé. Et lorsque Jésus dit : « Enlevez la pierre », ces paroles annoncent la description que nous offre le premier verset du chapitre 20, dans le récit de la résurrection de Jésus : Marie de Magdala aperçoit la pierre enlevée du tombeau. « Enlevez la pierre. » C’est pour cela que Jésus est venu : pour que nos vies d’hommes ne soient plus scellées par la pierre, qu’elles ne soient plus clôturées par un mur ou par un obstacle définitif, par un enfermement contre lequel l’homme ne pourrait rien. « Enlevez la pierre. » Cette invitation de Jésus, nous avons à la saisir là où, d’une façon ou d’une autre, tend à s’imposer le pouvoir de la mort, nous enfermant ou nous empêchant de vivre vraiment. Jésus demande que la pierre soit enlevée et que la vie triomphe, car c’est pour cela qu’il est venu, et la vie qu’il nous donne doit être vécue en plénitude. « Marthe, la sœur du mort, lui dit : “Il sent déjà, c’est le quatrième jour.” » Marthe intervient de la sorte, elle qui cependant, un peu auparavant a affirmé : « Je crois que tu es le Christ le Fils de Dieu », répondant à l’affirmation de Jésus : « Je suis la résurrection, qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. » Nous avons expliqué ce matin pourquoi le quatrième jour doit être considéré comme un moment particulièrement significatif ; on peut dire qu’à partir de ce moment le corps est voué à la corruption, la mort a vaincu, elle a remporté la victoire, et il n’y a donc plus moyen de la combattre. C’est cependant contre la mort qui semble avoir rem132


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porté la victoire sur la vie que Jésus se dresse. Certes, la vie qui va être rendue à Lazare n’est pas la vie que connaîtra Jésus ressuscité ; c’est une vie qui reste mortelle, et donc Lazare mourra à nouveau. Mais il s’agit ici d’un signe. On ne peut donc confondre la « résurrection » de Lazare et la résurrection de Jésus ; mais il s’agit chez Lazare d’un signe qui annonce de manière anticipée la résurrection de Jésus, et, à partir de lui, notre propre résurrection. Jésus est effectivement venu pour que la mort soit vaincue, cette mort qui, apparemment, dans l’histoire des hommes, semble s’imposer définitivement à eux, semblant apparemment faire échec à l’acte créateur de Dieu. Car si Dieu est celui qui donne la vie, qui fait vivre l’homme pour vivre avec lui une relation d’amour, la mort semble se présenter comme un échec à l’acte créateur de Dieu. C’est cela que Jésus bouscule, et c’est la force définitive de la vie dont il manifeste déjà le triomphe dans le signe du retour de Lazare à la vie. Jésus fait revenir un mort à la vie, et ainsi il se manifeste comme celui qui donne la vie, et qui la donne gratuitement, lui qui depuis toujours l’a reçue de son Père afin de pouvoir la partager avec nous. C’est ce que le Seigneur va énoncer bientôt dans sa prière. « Jésus lui dit : “Ne t’ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?” » C’est là une question que nous devons à notre tour accepter de la part du Seigneur, car elle renverse la manière dont, spontanément, nous serions tentés de procéder. Nous voudrions voir pour croire. Et si nous ne croyons pas, nous nous justifions facilement en disant que, si nous ne voyons pas, il est bien normal que nous doutions. Notre manque de foi, nous le faisons reposer sur le fait que nous ne voyons pas des réalité ou des événements qui pourraient susciter notre foi. Notre mouvement spontané est donc celui d’une exigence de voir pour nous engager ensuite dans la foi. Et Jésus renverse cette manière d’abor133


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der la vie, de nous situer en face de Dieu et en face de lui. C’est dans la mesure où nous croyons, que nous pouvons voir en vérité. C’est si nous croyons en Dieu qu’en voyant ainsi sa gloire, nous reconnaîtrons les signes de sa présence. Il s’agit donc de nous laisser interpeller par tous les signes que Dieu nous fait, mais à l’intérieur de notre adhésion de foi en lui. Nous voudrions parfois avoir des signes qui vaudraient par eux-mêmes et qui seraient comme le fondement sur lequel notre foi devrait ensuite s’édifier. Ce à quoi Jésus nous invite, lui qui fait les œuvres de Dieu, comme il le dit dans toutes ses discussions avec les Juifs, c’est à regarder ses œuvres et, en les regardant à partir d’une attitude d’accueil, à nous en remettre à lui et à croire qu’il est l’Envoyé, le Fils de Dieu et en croyant ainsi qu’il est le Fils de Dieu, à nous situer dans tout le concret de notre vie, comme fils de Dieu, sans cesser de voir dans tous les événements, y compris dans ceux qui nous déconcertent parfois, la gloire du Seigneur. « On enleva donc la pierre. Jésus leva les yeux en haut et dit : “Père, je te rends grâce de m’avoir écouté. Je savais que tu m’écoutes toujours, mais c’est à cause de la foule qui m’entoure que j’ai parlé, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé.” » Jésus se met ainsi dans l’attitude la plus significative du Fils ouvert aux dons du Père et à la vie que le Père lui offre : « je te rends grâce ». C’est en effet l’action de grâce qui est la prière de Jésus aujourd’hui encore dans l’Église : c’est bien cela l’eucharistie de chaque jour. Jésus, quotidiennement nous entraîne dans son action de grâce, qui est la prière des fils ; Jésus, vivant ainsi sa relation au Père comme le Fils bien-aimé, se sait depuis toujours et pour toujours rejoint par l’amour du Père. Jésus nous dit dès lors sa certitude d’être exaucé par le Père, d’être entendu, écouté par Lui, et de pouvoir compter de manière totale, sans réserve, sur l’amour du Père : « Je savais que tu m’écoutes toujours. » Ce que Jésus est en train de vivre, lui qui est envoyé dans le monde pour révéler Dieu et pour nous introduire 134


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dans la filiation divine, c’est un effort pour nous faire entrer, nous aussi, par la foi en lui, dans la certitude qui est la sienne et qui doit devenir la nôtre à l’égard du Père. « C’est à cause de la foule qui m’entoure que j’ai parlé, afin qu’ils croient que tu m’as envoyé. » Il nous faut donc accueillir la certitude de fils qui se savent aimés, découvrant en Jésus ce qu’est l’existence filiale ; Jésus demande que notre foi nous fasse pénétrer dans l’attitude de ceux qui se savent en tout rejoints par l’amour du Père. « Cela dit, il s’écria d’une voix forte : “Lazare, viens dehors.” » C’est le moment où Jésus se manifeste sous nos yeux comme le maître de la vie ; et la force même de sa voix exprime le pouvoir qui est le sien de partager avec ses frères la vie reçue du Père. Il demande à Lazare de venir dehors, c’est-à-dire de venir vers lui, de découvrir en lui celui qui partage avec lui la vie. Il sait, comme il l’a dit dans sa prière, que son Père donne la vie à son frère Lazare. Il a donc le droit de dire à Lazare de recevoir cette vie que le Père lui donne : « “Viens dehors.” Le mort sortit, les mains et les pieds liés par les bandelettes, et son visage était enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : “Déliez-le et laissez-le aller.” » La description qui nous est faite de ce moment décisif est très simple ; c’est celle d’un mort qui a été enseveli, et donc entouré de bandelettes et d’un suaire. Mais Jésus, rendant la vie à Lazare, veut que sa vie, il puisse à nouveau en disposer. Car si Dieu donne la vie aux hommes, c’est pour qu’ils en vivent à partir de la liberté filiale qui leur est donnée : « déliez-le ». Notre vie ne peut pas être une vie liée, empêchée, enfermée et encombrée ; elle est une vie destinée à être mue par le mouvement même de la liberté, par la disposition de nous-mêmes que Dieu nous accorde en nous faisant naître à la vie. « Laissez-le aller. » Après cet épisode de la résurrection de Lazare, le chapitre 11 de l’évangile de Jean nous donne un texte bref qui nous parle de la réaction des autorités juives à l’événement qui vient de se 135


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produire : « Beaucoup d’entre les Juifs qui étaient venus auprès de Marie et avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui. » Comme à plusieurs autres endroits de l’évangile, nous constatons la réponse de foi qui naît dans le cœur de ceux qui se laissent rejoindre par la révélation de Jésus et par son action. « Mais certains s’en furent trouver les pharisiens et leur dirent ce qu’avait fait Jésus. » La réaction des témoins est donc contrastée : il y a ceux qui se laissent convaincre par l’action de Jésus et se laissent rejoindre par l’offre qu’il fait de sa vie et de sa présence ; et ceux, au contraire, qui se ferment à Jésus et qui pactisent avec ses adversaires décidés à le faire mourir. « Les grands prêtres et les pharisiens réunirent alors un conseil : “Que faisons-nous, disaient-ils, cet homme fait beaucoup de signes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ils supprimeront notre lieu saint et notre nation.” » La logique de ce discours, se retrouve dans tant de discours humains, et peutêtre aussi dans des discours auxquels nous adhérons. Une chose est constatée, et c’est d’elle que l’on part : cet homme fait beaucoup de signes. On comprendrait en logique que, s’il fait des signes, la première question serait de savoir ce que signifient ces signes, de se laisser interroger et enseigner par ces signes, pour être sûrs d’être dans le vrai, pour respecter ce qui se montre, pour respecter la vérité qui, ainsi, se révèle et dans laquelle on désire entrer. Or, ce qui suit dans le discours prend une tout autre direction : s’il fait des signes, cela devient dangereux, parce que nous vivons à une époque où il y a tellement d’attentes de celui que l’on considère comme le Messie. Ne risque-t-on pas de se ranger derrière lui pour se soulever et donc menacer l’occupant romain ? Il vaut mieux éviter tous ces mouvements dangereux. La solution la plus simple, n’est-ce pas de le supprimer ? On voit sans peine la qualité de ce raisonnement qui relève de la realpolitik. Plutôt que de chercher la vérité pour s’y rallier, on 136


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envisage des développements fâcheux sans véritable appui dans le réel, et on fait durement payer à quelqu’un le prix de menaces imaginaires. « Mais l’un d’entre eux, Caïphe, étant grand prêtre cette année-là, leur dit : “Vous n’y entendez rien. Vous n’y songez même pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.” Or cela, il ne le dit pas de lui-même, mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation, et pas seulement pour la nation, mais afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. » Caïphe tire jusqu’au bout la conclusion de la situation menaçante déjà évoquée. Mais l’interprétation que l’évangéliste donne de son discours nous entraîne dans la conviction que les hommes agissent et parlent très souvent au-delà de ce qu’ils comprennent, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils veulent ; dans la mesure même où ils ont un rôle à exercer de la part de Dieu. Il y a donc un sens à donner aux paroles du grand prêtre, et un sens qui échappe à celuici. Il ignore en effet la vraie signification des mots qu’il prononce. Car la déclaration faite par Caïphe peut être comprise à un premier niveau, qui est celui, sans doute, où il veut s’exprimer. Mais elle peut, et elle doit, être comprise, pour l’évangéliste, à un autre niveau qui, dès lors, rejoint le mystère profond de Jésus. « Qu’un homme meure pour le peuple. » Voici d’abord ce qu’entend dire Caïphe : en constatant le risque qui pèse sur tant de personnes, il vaut mieux sacrifier quelqu’un pour que la nation ne périsse pas tout entière. Selon cette compréhension, dans la phrase : « qu’un seul homme meure pour le peuple », le « pour » n’indique aucune intention ni aucune relation entre cet homme et le peuple. Car voilà que ce qui intéresse Caïphe : la confrontation qu’il instaure entre cet homme et le peuple, consiste à comparer leur poids respectif sur les deux plateaux d’une balance ; 137


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il est clair alors qu’il vaut mieux sacrifier un homme plutôt que le peuple tout entier. Or, dans l’interprétation de cette phrase telle que la saisit saint Jean, s’affirme une prophétie dans l’annonce que Jésus va mourir pour la nation, c’est-à-dire en faveur de la nation. Cette compréhension de la parole de Caïphe nous introduit au cœur de la relation qu’il y a effectivement entre Jésus et le peuple, entre Jésus et la nation. Et non pas la nation seulement, mais tous les enfants de Dieu dispersés, précise saint Jean. Jésus est venu en effet pour eux, et Jésus est prêt à donner sa vie pour eux. En vertu de la solidarité qui est la sienne avec tous ses frères, Jésus est prêt à aller jusqu’au bout du don de lui-même pour transformer l’existence de l’homme en la vraie vie ; pour que, du plus profond de sa misère, l’homme uni à Jésus puisse découvrir quel est le chemin de la vie et de l’amour et qu’il s’engage sur ce chemin de la vraie vie et du vrai amour. Jésus va mourir pour la nation, c’est-à-dire pour le peuple qui attend le Messie, et non pas pour la nation seulement, mais « afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés ». C’est donc Jésus, le Fils aimé du Père qui, dans l’acte d’amour par lequel il se livre, rassemble tous ses frères et leur communique la vie en partage. « Dès ce jour ils résolurent de le tuer. Aussi Jésus cessa de circuler en public parmi les Juifs. Il se retira dans la région voisine du désert, dans une ville appelée Ephraïm. Il y séjournait avec ses disciples. » C’est le texte que nous avons déjà évoqué ce matin, en indiquant que Jésus, après avoir ressuscité Lazare, prenait à nouveau ses distances. Il est maintenant en attente de ce qui va bientôt se passer. Pendant le temps de cette attente, il est avec ses disciples et c’est avec eux qu’il vit le don commun de la vie que le Père fait à lui et à ses disciples, de la vie qu’il est venu partager avec chacun de nous.


Sixième journée

Première méditation

Le lavement des pieds (Jn 13, 1-10)

Avec le chapitre 13, l’évangile de Jean inaugure sa deuxième partie : après le « livre des signes », voici le « livre de la Pâque ». Jésus prend son dernier repas avec ses disciples. Jean ne nous parle pas de l’institution de l’Eucharistie, mais il nous propose de contempler Jésus qui lave les pieds des apôtres (la réflexion de saint Jean sur l’Eucharistie se trouve plutôt au chapitre 6 de son évangile). Le texte commence par une introduction qui a une ampleur particulière et s’énonce avec solennité : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin. » On est bien ici au le début d’une nouvelle partie de l’évangile, et l’évangéliste nous propose une introduction tellement ample qu’elle pourrait suffire à structurer pleinement notre contemplation. Il y a Jésus, il y a le Père, il y a les siens, il y a le monde ; la Pâque est décrite comme passage de ce monde vers le Père, et elle se vit au comble de l’amour, lorsqu’est venue l’heure de la fin. Reprenons donc brièvement les quelques éléments que nous propose le texte, avec le regard fixé sur Jésus, car c’est lui qui nous introduit dans la vérité de nos vies et dans la vérité de Dieu. Jésus, tel que nous pouvons le contempler en ce moment où il va prendre le dernier repas avec les siens, c’est Jésus qui a le regard fixé vers le Père. Toute sa vie a été animée par l’amour 139


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du Père. Il est venu vivre parmi nous la vie du Fils bien-aimé, éclairant, par le fait même, la vérité de sa vocation filiale. Et c’est en fixant son regard sur le Père que Jésus se situe également par rapport au monde et aux siens qui sont dans ce monde. C’est le Père, en effet, qui l’a envoyé dans le monde, et il vit sa relation au monde à partir de son amour pour le Père. Il la vit aussi, concrètement, à partir de ceux qu’il a rassemblés dans ce monde, les siens qui sont autour de lui. N’est-ce pas là, de manière très concise, la situation qui est aussi la nôtre constamment ? Notre vie est une vie devant Dieu, une vie qui se reçoit filialement de Dieu, une vie qui, à partir de ce don de Dieu qui nous habite, est envoyée dans le monde, qui assume ses responsabilités dans le monde où nous sommes, en étant attentifs en premier lieu à ceux que nous pouvons y rejoindre, les « nôtres » en quelque sorte, ceux à qui le Seigneur lui-même nous envoie. Cela, Jésus le vit « avant la fête de la Pâque », cette Pâque juive rappelant le jour où Dieu avait éclairé le chemin de son peuple comme un chemin de passage, à travers le désert, vers la Terre Promise ; dans ce passage où devait être éprouvée la liberté filiale de ce peuple aimé de Dieu. Jésus reprend et éclaire définitivement cette Pâque, ce passage, au cours de son dernier repas, alors que l’heure est venue pour lui de partir de ce monde vers le Père. La vie de Jésus est un chemin de liberté, dans la mesure où il vit toute sa vie en la recevant du Père, et en allant avec joie vers le Père. Notre vie, dans la mesure où nous la découvrons comme une vie habitée par l’amour de Dieu, est aussi une vie qui vit son passage vers Dieu. Comment vivre cette vie ouverte aux autres et dès lors fraternelle, dans la lumière de Jésus, sinon en la vivant comme une vie habitée par l’amour ? « Ayant aimé les siens, il les aima jusqu’à la fin. » La vie de Jésus est amour du Père et amour des frères. Et accepter de voir cette 140


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vie de Jésus comme le « Principe et Fondement » de notre propre vie, c’est découvrir combien, à partir de l’amour de Dieu qui nous engendre, nous sommes suscités à l’amour de Dieu et des autres. C’est bien cela le sens continuel de notre vie, le sens englobant de notre vie dans l’amour qui n’a pas de limites, qui est l’amour venant du cœur même de Dieu et nous reconduisant vers Dieu. Cet amour qui est don de soi jusqu’à la fin, c’est bien lui que nous avons à vivre en suivant les traces de Jésus. Un mot encore des épisodes douloureux dans lesquels Jésus est maintenant invité à entrer : « Sachant que son heure était venue… » Jésus ne vit pas le mouvement de son existence d’une façon passive, comme s’il était simplement bouleversé et secoué par les événements. Cela mérite d’être souligné, d’autant plus que commence ici le chemin de sa Passion, que certains pourraient être tentés d’identifier avec une attitude de passivité. La vie, n’est-ce pas ce que d’autres en font, n’est-ce pas les coups que l’on a à prendre, n’est-ce pas simplement laisser advenir ce qui advient ? Jésus ne vit pas ainsi sa passion. Il sait que tout est à reprendre à l’intérieur du mouvement qui le tourne vers le Père : « Sachant que son heure était venue de partir de ce monde vers le Père. » Tous les événements que nous avons à traverser, tout ce qui ne dépend pas ou ne dépend que partiellement de nous dans notre vie doit être repris dans la lumière que la révélation de Jésus donne à notre existence et, dès lors, doit être repris par notre liberté filiale et fraternelle. Contrairement au chemin habituel de notre vie, c’est parfois, dans ces moments de ténèbres, un regard clair qui peut nous manquer. Car nous ne savons plus alors qu’obscurément ce dont il est question. Nous pouvons aller jusqu’à perdre en quelque sorte le sens des événements, nous découvrant comme immergés dans le cours du monde et son déroulement, que nous avons à parcourir. Et cependant, c’est ce regard clair qui est à ressusciter en quelque 141


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sorte dans notre esprit, comme dans le regard que nous portons sur notre vie. « Sachant que son heure était venue… » : tel est bien en effet le but de sa vie, tel que saint Jean le propose dans son évangile. Lorsque Jésus a pris conscience de cette vérité tellement transparente et tellement décisive pour la vie de l’homme, le voilà qui se laisse éclairer et entre en toute transparence dans le drame qui le conduit à la mort. C’est dans la plénitude de sa conscience que Jésus dispose de sa vie et du don qu’il veut en faire. La passion de Jésus peut être lue comme le chemin suivi par Jésus et que lui imposent les hommes. Mais il faut la lire davantage encore comme le mouvement qui sort du cœur de Dieu, et qui traverse le cœur de Jésus, se donnant et se livrant avec pleine conscience et liberté. Jésus commence donc avec ses disciples, avec ses apôtres, avec « les siens », ce repas qui précède sa Passion ou qui l’inaugure. « Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait mis au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, sachant que le Père lui avait tout remis entre les mains et qu’il était venu de Dieu et qu’il s’en allait vers Dieu, il se lève de table et dépose ses vêtements et, prenant un linge, il s’en ceignit. Puis il mit de l’eau dans un bassin et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. » « Déjà le diable avait mis au cœur de Judas Iscariote le dessein de le livrer. » Ce monde dans lequel Jésus est venu, ce monde qui, grâce à sa présence et à sa Parole, est un monde habité par l’amour et s’épanouissant dans la clarté de l’amour, est aussi un monde habité par le péché, la trahison, le rejet, les divisions, les incompréhensions… qui existent entre les hommes. Jésus vit tragiquement cette trahison ; il vit tragiquement toutes les incompréhensions et les divisions qui traversent l’histoire du monde aimé par Dieu. C’est cela aussi qu’il va reprendre dans sa liberté pour marcher filialement 142


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vers le Père et pour se donner fraternellement aux hommes. Jésus sait que le Père lui a tout donné entre les mains, qu’il est venu de Dieu et qu’il va vers Dieu : c’est bien ce mouvement en effet, qui est inscrit dans sa vie, et à partir duquel tout le reste reçoit sa propre dimension. Tout le reste, en effet, est éphémère. Jésus, qui vit ainsi un dialogue constant avec son Père, veut nous manifester l’amour du Père qui le porte à se donner aux siens. Aimer le Père, accepter le don d’amour du Père, c’est en effet vivre une vie d’amour, qui s’exprime dans le don de soi. Jésus se lève de table et dépose ses vêtements. Le mot « déposer » est celui qui est utilisé déjà au chapitre 10 de l’évangile, lorsque Jésus parle de la vie qu’il a le pouvoir de déposer et de reprendre. Jésus est donc au milieu de nous comme celui qui dépose sa vie pour nous, celui qui donne sa vie pour nous. Et, bien sûr, nous pouvons lire cette affirmation dans la perspective eucharistique qui accompagne le dernier repas de Jésus. Jésus dépose ses vêtements, et voilà qu’il se dresse dans la posture qui est celle du serviteur ou de l’esclave lavant les pieds des participants au repas : « Il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. » Que veut dire, pour Jésus, vivre sa relation fraternelle aux siens ? C’est, dans toute la vérité et la loyauté de son cœur fraternel, se mettre aux pieds de chacun ; c’est se considérer ainsi comme le dernier de ceux que le Père aime et engendre à sa vie. C’est recevoir en chacun, dans la personne de chacun, le don de l’amour du Père. Jésus nous invite ainsi à entrer dans ce mouvement d’amour qui consiste à nous mettre au dernier rang, à la dernière place, pour accueillir l’amour du Père qui nous rejoint dans le don reçu des autres. Jésus contemple ainsi, en quelque sorte, en chacun des siens la grandeur de l’amour du Père, qui lui donne chacun des siens à aimer. C’est comme si Jésus, épousant l’amour du Père 143


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qui engendre d’en haut chacun des siens, se mettait en bas, aux pieds de chacun, engageant ainsi à son tour le mouvement de son être dans l’édification de tous les siens. Car recevoir les autres d’en haut, c’est se mettre au plus bas pour aider ainsi à l’édification de leur être. Recevoir les autres d’en haut, contempler ainsi dans les autres le don de Dieu, c’est comprendre que ce que nous avons à faire, c’est de les servir au nom de Dieu, c’est de devenir leur serviteur au nom du Dieu qui les aime. Ce que Jésus énonce de la sorte, cela nous pouvons le contempler très simplement, selon la description de l’évangile, en le voyant se mettre dans la position de celui qui sert et qui est au service de tous. L’évangile nous parle de la difficulté qui est la nôtre de comprendre cela. Telle est en effet la réaction de Simon Pierre : « Il vient donc à Simon Pierre qui lui dit : “Seigneur, toi, me laver les pieds ?” Jésus lui répondit : “Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi.” Simon Pierre lui dit : “Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !” Jésus lui dit : “Qui s’est baigné n’a pas besoin de se laver, il est pur tout entier. Vous aussi vous êtes purs, mais pas tous.” Il connaissait en effet celui qui le livrerait, voilà pourquoi il dit : “Vous n’êtes pas tous purs.” » Simon Pierre veut se dérober à la position prise par Jésus. Il ne peut accepter que celui qui est le Seigneur, notre Seigneur, se mette à nos pieds pour nous servir. Comment accepter que celui qui est revêtu de la grandeur d’en haut devienne celui qui se présente comme le plus humble, le plus petit ? Mais ce qui résiste en nous à l’action de Jésus, c’est précisément notre manière à nous de considérer la grandeur, l’autorité. Nous croyons spontanément que tout ce qui nous grandit, toute responsabilité qui nous est confiée, nous autorise en quelque sorte à nous élever, à dominer, à faire peser notre grandeur. Et Jésus nous invite à ce renversement total qui consiste à mettre simplement au service de nos frères tout ce qui en nous peut être considéré 144


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comme grand, comme source de supériorité, et marqué d’autorité. Mais ce qui est une valeur reconnue en nous, ce qui ferait de nous en quelque sorte un seigneur aux yeux des autres, c’est cela précisément qui doit s’abaisser pour être mis à leur service. « Tu ne le sais pas à présent, par la suite tu comprendras. » Sans doute il nous arrive parfois de ne pas comprendre, de ne pas réaliser pourquoi les choses tournent ainsi, pourquoi nous sommes fixés dans un moment d’incompréhension, dans un moment où personne ne semble nous reconnaître. Ce que nous ne savons pas au moment où nous le vivons, nous avons à le vivre simplement comme ce qui nous est donné à vivre, parce qu’un jour cela s’éclairera. Et cela ne s’éclairera jamais ailleurs que dans le mystère de Jésus, en donnant à chaque chose sa place au cœur même de ce mystère de Jésus. Ce que tu ne comprends pas, accepte de ne pas le comprendre, et reçois de moi la lumière qui te permettra de le comprendre. « Jésus dit à Pierre : “Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi.” » nous connaissons le psaume 16 où le psalmiste nous invite à nous écrier : « Yahvé, ma part d’héritage et ma coupe, c’est toi qui garantis mon lot. » « Tu n’auras pas de part avec moi », cela signifie dès lors : tu appartiendras à un autre monde que le mien. Tu ne seras pas disponible à mon Esprit et pour mon œuvre. Tu te laisseras engager par d’autres maîtres et tu te laisseras conduire par eux. Accepter que Jésus se révèle ainsi comme celui qui nous sert, comme celui qui livre sa vie pour nous, comme celui qui veut être simplement et humblement au service de notre vie, c’est être invité à renverser les perspectives habituelles des hommes, c’est être invité à son tour à entrer dans ce monde nouveau que Jésus veut créer avec nous et pour nous, dans ce monde où la relation à l’autre, au lieu d’être domination et écrasement, ou supériorité qui s’impose, se traduit dans l’humilité du don, et dans l’effacement du service. 145


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Pierre propose ensuite de se faire laver tout entier, pas seulement les pieds, et Jésus lui explique : il ne s’agit pas ici d’un rite de purification, il s’agit simplement de découvrir que, comme Seigneur, je veux me mettre à votre service, et combien dès lors vous aussi vous avez à vous mettre au service les uns des autres. « Quand il leur eut lavé les pieds, qu’il eut repris ses vêtements et se fut remis à table, il leur dit : “Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous.” » Le mouvement que Jésus trace est donc le mouvement de vérité qui doit traverser chacune de nos vies. Le « principe et fondement » en quoi consiste la vérité de nos vies, Jésus nous le révèle en s’abaissant ainsi aux pieds des apôtres, en les aimant au nom du Père, en rejoignant en eux l’amour que le Père leur porte et en leur faisant le don de son service fraternel. Jésus ne refuse pas d’être notre Maître et Seigneur, car c’est bien cela qu’il est. Il a repris ses vêtements. Il est celui qui, en quelque sorte, est maître de sa propre vie ; c’est lui qui la donne, on ne la lui prend pas. Mais c’est justement cela qu’il veut nous enseigner. Si j’ai vécu ainsi, si je vous ai montré cela, c’est bien cela que vous avez, vous aussi, à vivre. Et lorsque Jésus dit : « C’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous », nous n’avons pas à prendre cela d’une manière trop extrinsèque, trop extérieure, comme s’il s’agissait seulement de jeter un regard extérieur ou purement objectif sur Jésus, nous engageant en quelque sorte à copier son attitude. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus intérieur, car il s’agit du mouvement que Jésus veut susciter à l’intérieur de notre vie, et auquel nous devons refuser de résister. Nous devons admettre que le Seigneur 146


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qui nous instruit, qui nous éclaire et transfigure notre existence, nous guide selon ce qui est la loi de sa propre vie. Nous avons nous aussi, à vivre selon le même mouvement de don, d’abandon, d’humilité radicale. « En vérité, en vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé. Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. Ce n’est pas de vous tous que je parle ; je connais ceux que j’ai choisis, mais il faut que l’Écriture s’accomplisse : celui qui mange ma chair a levé contre moi son talon. » Jésus dit cela dans notre monde pécheur. Et ce don de lui-même qu’il ne cesse de faire en offrant sa Parole, en partageant avec nous son Eucharistie, il continue à le vivre dans notre monde pécheur, au milieu des refus et des incompréhensions. Mais il désire par là renouveler nos vies et les orienter dans le sens de leur vérité, car le serviteur n’est pas plus grand que son maître. Que pourrions-nous rêver d’autre que ce que Jésus a vécu. ? « L’envoyé n’est pas plus grand que celui qui l’a envoyé. » Comment nous laisser conduire dans la mission que nous remplissons par une autre loi que celle qui a habité la mission de Jésus ? « Heureux êtes-vous si vous agissez de la sorte. » Ce que Jésus ainsi nous offre, c’est la vraie béatitude de nos vies. Elle ne consiste pas à nous courber, de manière un peu rigide, en face de ce que nous considérerions comme un obstacle, comme une difficulté ; elle consiste plutôt à laisser l’amour de Jésus envahir nos vies pour les conduire à l’attitude vraie de l’humilité, qui est par elle-même béatitude : joie en Dieu, joie reçue de Dieu. « Je vous le dis dès à présent, avant que la chose n’arrive, pour qu’une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que Je Suis. En vérité, en vérité, je vous le dis, qui accueille celui que j’aurai envoyé m’accueille, et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé. » Jésus est au cœur de notre histoire, lumière de Dieu qui nous éclaire : « afin 147


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que vous croyiez que Je Suis ». En contemplant ce passage de l’évangile de Jean, c’est le Seigneur, le Fils de Dieu que nous regardons et par lequel nous essayons de nous laisser éclairer jusqu’au plus profond de nous-mêmes. La lumière que Jésus nous donne sur notre vie, il nous la donne aussi sur notre histoire comme sur son histoire. Il nous permet de voir combien ce qu’il a commencé dans les jours de sa vie terrestre, c’est cela qui se continue à travers les générations et les siècles. « Qui accueille celui que j’aurai envoyé m’accueille. » Il s’agit d’accueillir le geste de Jésus. Il s’agit de nous laisser, nous aussi, accueillir : « qui m’accueille accueille aussi celui qui m’a envoyé », en sachant que dans ce don que nous nous faisons les uns aux autres, ce don qui suscite l’accueil des uns par les autres, c’est le don même de Dieu qui est partagé, c’est au don de Dieu que chaque vie donnée peut s’ouvrir pour se découvrir dans sa dernière profondeur.


Deuxième méditation

La mission des amis de Jésus dans le monde (Jn 15, 11-27)

Après le lavement des pieds, Jean donne longuement la parole à Jésus : celui-ci, après avoir prédit la trahison de Judas, la fuite de ses apôtres et le reniement de Pierre, en prenant adieu des siens, développe l’image de la vigne véritable et envoie ses apôtres dans le monde en leur promettant le Paraclet. Il annonce son prompt retour, avant de se tourner vers son Père et d’exprimer sa prière, non seulement pour lui mais pour tous ceux qui lui appartiennent. Notre contemplation se fixera ce soir sur la seconde partie du chapitre 15, sur les versets 11 à 27. Jésus fait des siens ses amis, envoyés pour rendre témoignage de Lui dans le monde par la force de l’Esprit Entamons tout d’abord la lecture des versets 11 à 17 : Jésus s’y adresse aux siens rassemblés autour de lui. « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète. Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » Jésus vient de dire aux siens qu’ils sont invités à demeurer dans son amour comme luimême est resté dans l’amour du Père en gardant ses commandements. Pourquoi Jésus leur parle-t-il et nous parle-t-il ainsi ? Il nous dit qu’il nous parle ainsi pour que sa joie soit en nous et que notre joie ainsi soit complète. Sans doute pouvons-nous penser à la seconde partie du chapitre 3, qui parle de Jean Baptiste et de sa réaction en face de la prédication de Jésus et de ce 149


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que celle-ci suscite comme mouvement dans les foules. Voici ce que nous lisons au v. 29 de ce chapitre : « Qui a l’épouse est l’époux, mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. » L’épouse, c’est le peuple aimé de Dieu. Si Jésus peut ainsi attirer à lui le peuple qui court vers lui, c’est qu’il est l’époux, et qu’en lui se réalisent les épousailles de Dieu avec son peuple. Jean se situe alors comme l’ami de l’époux qui est ravi de joie à la voix de l’époux. Je renvoie à ce texte, car immédiatement après avoir parlé de notre joie — partage de sa propre joie —, Jésus nous désigne comme ses amis. Il y a la joie d’aimer, la joie d’être associé à l’amour, la joie d’être appelé à aimer en accueillant l’amour. Et Jésus veut que ce soit cette joie qui nous envahisse, non pas une joie superficielle, passagère, mais une joie complète, comme il le dit, c’est-à-dire une joie qui ne laisse pas de place à la tristesse, une joie qui nous remplisse l’âme et l’esprit. C’est bien ainsi que Jésus veut nous voir vivre dans la mesure où nous pénétrons à l’intérieur de ce qui est la vérité de la vie, à savoir l’appel à aimer et l’accueil de l’amour. Voilà pourquoi Jésus continue immédiatement, ayant parlé de la joie, en nous disant : « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » C’est en cela en effet que nous pouvons trouver notre vraie joie. Et Jésus continue à parler de l’amour, de ce qui est l’exigence intime de l’amour : « Nul n’a de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. » Quelle est la mesure de l’amour, où s’arrête l’amour ? L’amour ne s’arrête jamais. Il ne met pas de terme, il ne fixe pas de mesure. Jésus se présente à nous comme étant le révélateur parfait de l’amour. Ce qu’il donne, ce n’est pas quelque chose, une partie de son attention, de son temps, de son intérêt. Jésus se donne lui-même. Il donne sa vie, et c’est 150


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ainsi qu’en lui se révèle l’amour. Lorsqu’il nous parle de son commandement, qui est d’aimer, il nous demande d’accueillir cet amour-là, cet amour qui nous prend jusqu’au don de notre vie. Un amour, dès lors, qui ne nous permet pas de nous arrêter jamais en disant que nous en avons fait assez, que cela n’est plus possible, que de toute façon nous sommes dans une impasse, devant une difficulté insurmontable. Si nous réagissons de la sorte, cela veut dire que l’amour n’est pas encore entré vraiment dans notre cœur, qu’il n’est pas encore la loi de notre existence — puisque l’amour, s’il est en nous, se traduit par le don même de notre vie, un don sans mesure, au-delà de toute mesure. Jésus nous dit que ceux pour qui il offre ainsi sa vie, puisque l’amour consiste à donner sa vie pour ses amis, c’est précisément nous : « Vous êtes mes amis », c’est-à-dire ceux pour qui je donne ma vie, si vous entrez dans cette voie que je vous propose, dans ce chemin que je suis moi-même pour vous. Jésus revient sur cette appellation d’amis pour que nous comprenions bien quel est le type de relation qu’il veut avoir avec nous. « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » Certes, nous pouvons parler en vérité de notre vie comme d’une vie de service, mais il nous faut voir en Jésus lui-même le serviteur. Encore s’agit-il que nous comprenions la portée de ce mot « serviteur » lorsque nous l’employons ainsi. Il ne s’agit pas d’un de ces services habituels qui consiste à offrir une prestation déterminée, à être engagé au service de quelqu’un pour lui rendre certains services. Je ne vous appelle pas serviteur de cette manière-là, car il y a entre moi et vous un échange beaucoup plus total. On n’échange pas avec un serviteur, on ne vit pas une relation d’intimité partagée avec un serviteur. Or ce que Jésus vit avec nous, 151


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ce qu’il est venu vivre au milieu des hommes, c’est ce partage total de ce qu’il est, de son cœur même. Le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, cela ne le regarde pas, ne l’intéresse pas, ce n’est pas en cela que consiste son service. « Mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » Jésus a tout partagé avec nous. Il a dit quelle était la réalité profonde de sa vie. Il s’est montré à nous comme le Fils bien-aimé du Père, il nous a dit quelle est la voie pour aller vers celui qui nous aime et de qui vient tout amour, vers le Père. Jésus ainsi a instauré avec nous une amitié qui est partage sans réserve. C’est en fonction de cette amitié que Jésus donne sa vie pour nous : « Il n’y a pas de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis. » « Ce n’est pas vous, continue Jésus, qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne. Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. » Cette relation mutuelle d’amitié dont Jésus nous parle, elle repose, certes, sur le choix que nous voulons faire de Jésus, sur la recherche de conformité de notre vie à la vie de Jésus ; mais, avant cela, il y a son initiative à lui. Le choix n’est pas venu de nous. Ce qui fait le secret de notre vie, ce n’est pas que nous ayons choisi Jésus, mais que lui-même nous ait choisis. Jésus parle à ceux qu’il a autour de lui, les Douze qu’il a appelés, un par un, qu’il a rencontrés sur la route, et qui s’est fait peu à peu leur route, leur chemin, transformant ainsi leur vie. Ce que nous pouvons laisser revenir à notre esprit en entendant ces paroles de Jésus, c’est la manière dont lui-même nous a choisis depuis toujours, depuis le jour de notre baptême, où il a voulu que nous entrions dans la vie même de la Trinité. Voici qu’il s’est fait connaître à nous, voici que tout ce qu’il a entendu du Père, il l’a partagé avec nous, 152


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voici que, par là même, nous nous sommes découverts engagés avec lui dans une amitié qui était accueil du don qu’il nous faisait, et invitation à nous offrir à notre tour à lui. Si nous avons pu choisir Jésus, si nous pouvons, maintenant encore, le choisir comme étant le Chemin, la Vérité et la Vie, c’est parce que nous nous découvrons choisis par lui, objets de son amour sans mesure. Cet amour de Jésus n’est pas seulement partage intime. Il n’est pas seulement relation mutuelle, il est aussi responsabilité de Jésus, seul Maître, dans notre vie ; il est aussi la joie qu’il nous donne de pouvoir engager notre vie pour lui, « pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure ». Or ce fruit, nous avons à le porter, non pas à partir de nos propres ressources ; c’est un fruit que le Seigneur lui-même veut produire en nous. Si Jésus veut contracter avec nous une amitié qui est de manière décisive au fondement de notre vie, c’est pour que, agissant en nous, pour que suscitant en nous une disponibilité à son action et à sa grâce, nous puissions réaliser ce qui n’est pas de nous, mais ce qui est son œuvre. Et que le fruit que nous portions soit un fruit qui demeure. Dans notre monde, où on mesure volontiers l’efficacité, on peut être attiré par des fruits apparents, des choses qui marchent, des initiatives qui réussissent. Bien sûr, cela peut se proposer comme un fruit, mais ce qui importe, c’est que le fruit qui est porté soit un fruit de vie éternelle, un fruit qui demeure. Que ce soit un fruit qui jaillisse de la sève de la vigne dont nous sommes les sarments, « afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne ». Inscrits dans l’amitié de Jésus, ne faisant qu’un avec lui, portant nous-mêmes ses intérêts, partageant l’attention, l’amour et la tendresse qu’il a pour tous les hommes, nous pouvons entrer aussi dans sa prière. Nous pouvons nous tourner vers le Père, comme lui-même nous invite à le faire, en lui demandant ce que lui seul peut nous donner, c’est-à-dire la vie qui vient de lui 153


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et que nous sommes appelés à partager. « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. » La clé, en quelque sorte, de cette vie qui est amour, c’est précisément de nous laisser guider par l’Amour. Et voici que nous entrons dans un autre thème de ce chapitre, qui commence au verset 18, où Jésus nous parle du monde. Jésus, qui a déjà touché ce thème, nous parle à nouveau de notre relation au monde, entendant par ce mot « monde » le monde enfermé dans sa suffisance, le monde qui n’a pas besoin de Dieu, le monde qui prétend être à lui-même son origine et sa fin, le monde qui croit, dès lors, pouvoir désigner ses valeurs, pouvoir créer lui-même ses propres valeurs. « Si le monde vous hait, sachez que moi, il m’a pris en haine avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tirés du monde, pour cette raison le monde vous hait. » Jésus parle ici en termes très forts. Mais comment ne pas accepter ce qu’il nous dit, puisqu’il lui donne tout le poids de quelqu’un qui marche à sa Passion et à sa mort. Il est en effet sur le point d’être mis en croix, pris en haine par le monde. « Sachez que le monde m’a pris en haine. » Cette haine qui est refus de Dieu, indifférence à Dieu, elle peut se traduire également pour nous, dit Jésus, de tant de manières, qui sont comme des modalités de la haine, bien que ne manifestant pas toujours ce même excès. Cela peut s’exprimer dans des sarcasmes, dans une suffisance hautaine, dans l’indifférence. Nous sommes encore aujourd’hui dans un monde qui, par une partie de lui-même, ne connaît pas Dieu et ne veut pas le connaître, qui a d’autres valeurs à revendiquer et à proclamer. Nous n’avons pas à chercher une sorte d’entente irénique avec ce monde, car ce n’est pas là ce que Jésus a cherché. Il a parlé, agi, en toute clarté. Nous devons porter témoignage d’autre chose que de ces fausses valeurs. 154


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« Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront. S’ils ont gardé ma parole, la vôtre aussi, ils la garderont. » Jésus nous dit de bien vérifier ce dont il est ici question. Ce n’est pas, bien sûr, de susciter l’inimitié et la haine par notre tempérament insupportable. Ce n’est pas cela qui doit réveiller la haine du monde. Ce n’est pas de semer la brouille partout et donc de nous découvrir « persécutés pour la justice ». Jésus ne nous parle pas de cela. Il nous parle de ce qui peut être suscité autour de nous comme rejet, comme refus, comme incompréhension à partir de notre union à lui, à partir de notre appartenance à lui, de notre foi en lui, lui qui nous a choisis d’abord. « S’ils m’ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront. » Le rejet dont Jésus nous parle, c’est un rejet qui nous rejoint parce que nous sommes à lui. « S’ils ont gardé ma parole, la vôtre aussi, ils la garderont. » L’attitude qui est ici évoquée est celle d’amis ouverts à la révélation de Jésus. Nous aussi, si nous témoignons de lui, nous les découvrirons accueillants, ouverts à ce que nous leur offrons. Jésus nous envoie donc dans le monde pour continuer à vivre le chemin qui a été le sien, un chemin où il a connu l’accueil et le refus. Il nous demande d’être prêts à cela et de le vivre à partir de notre amitié pour lui, de notre union avec lui, trouvant là-dedans même une sorte de joie d’être unis à lui, car « le serviteur n’est pas plus grand que son maître », ce serviteur qui n’est plus seulement serviteur, mais qui est appelé ami. « Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé. » Le refus de Jésus, ce refus que nous pouvons parfois aussi éprouver, que nous pouvons rencontrer de différentes manières, c’est en quelque sorte le refus de Dieu. Il nous faut accepter d’être accueillis par le Seigneur dans cette souffrance qui est la sienne, dans cette dure confrontation qu’est la sienne avec toutes les 155


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forces qui s’opposent à Dieu, avec toutes les forces de mort, que sont les forces de l’athéisme vécu comme refus de Dieu et comme prétention par l’homme d’être à lui-même son propre sens et sa propre fin, ou bien encore, par ce désir qui nourrit l’homme de se construire un Dieu à son image, de choisir luimême ses propres dieux, de composer lui-même sa propre religion, ou de se faire une religion à la carte. « Ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé. » Jésus nous parle ainsi de notre présence, en son nom, au milieu d’un monde dont il se sent rejeté, d’un monde qui, par une partie de lui-même, se ferme à Dieu et à sa grâce. Non pas pour que nous bannissions ce monde ; Jésus est venu pour sauver, mais il constate que cette offre de salut ne reçoit pas toujours l’accueil qu’il attendrait. Jésus continue en disant : « Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché. » Jésus a voulu révéler le Père, et dans les paroles qu’il a prononcées, il a essayé d’ouvrir l’esprit de ceux qui l’écoutaient. Or, il n’a pas été écouté et il a vécu cela comme un rejet qui touche Dieu lui-même, car « qui me hait, hait aussi mon Père ». C’est donc cela qu’aujourd’hui encore Jésus nous demande de vivre avec courage et avec humilité. « Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas péché ; mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, et moi et mon Père. » Jésus non seulement a parlé, mais il a agi. Et dans ces actions, ces œuvres, il a manifesté combien le Dieu qu’il annonçait était le Dieu auteur de la vie, le Dieu qui restaure l’homme dans sa dignité d’homme, dans sa réalité humaine. Par certains, il n’a pas été accueilli ni reconnu. Voici qu’aujourd’hui encore, ceux qui lui appartiennent, son Église, peuvent être si facilement humiliés, alors que, dans ce qui les unit davantage à Jésus, ils essaient de vivre cette même attention à l’homme, ce même désir de restaurer l’homme dans sa 156


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dignité, et de le servir, de le secourir là où il est opprimé, rejeté, ignoré. Jésus nous invite à vivre ce combat comme un combat que nous portons à l’intérieur de nous-mêmes, mais un combat aussi qui nous affronte à des forces extérieures qui ne doivent pas nous en imposer. « C’est pour que s’accomplisse la parole écrite dans leur Loi : ils m’ont haï sans raison. » Jésus cite ici deux psaumes qui parlent du Juste persécuté (Psaumes 35, 19 ; 69, 5). Jésus perçoit cette persécution plus profondément à ce moment où il parle de sa passion ; il sait qu’il n’y a à la persécution qui le rejoint, à la haine dont il est l’objet, aucune vraie raison. Il s’agit bien de la déraison inscrite au cœur de l’homme. « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui vient du Père, il me rendra témoignage. Mais vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement. » Jésus sait que le chemin qui le conduit à la mort n’est pas un chemin qui débouche sur le vide. Il sait qu’il retourne au Père, et il promet à ses disciples le Paraclet. Cet Avocat qu’il nous donnera, cet Esprit qu’il nous enverra d’auprès du Père, cet Esprit qu’il nous promet nous ouvrira, il continuera à nous ouvrir constamment le cœur à la Vérité. C’est dans l’actualité de notre existence que Jésus nous parle de ce don de l’Esprit de Vérité, de cet Esprit qui rend témoignage à Jésus, qui suscite en nous une adhésion forte à sa personne, qui nous permet de renouveler constamment notre foi dans ses paroles, notre confiance dans sa présence, lui qui est le Vivant et qui est constamment à nos côtés. Jésus est celui qui, en nous donnant l’Esprit, suscite au plus profond de nous-mêmes un témoignage à sa personne, à lui qui est le Fils de Dieu et qui veut nous considérer comme ses amis. Tel est le témoignage que nous avons à rendre à Jésus : « Vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le com157


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mencement. » Le témoignage, dit Jésus à ses disciples, naît de la familiarité qu’ont connue les Douze avec lui, en partageant ensemble l’existence de chaque jour, en partageant les œuvres et les actions de chaque jour. « Voilà qui s’est affermi en vous, et qui sera aussi source de votre témoignage. C’est à partir de là que vous pourrez témoigner de moi. » Telles sont les paroles que Jésus adresse à ses disciples à ce moment du chemin qu’il a entrepris dans sa passion. Jésus nous les répète à nous aussi, nous demandant d’être ses témoins dans le monde où règne encore tant d’ignorance de Dieu, tant de distance prise par rapport à l’Évangile que Jésus a proclamé. Il nous demande d’être ses témoins, c’est-à-dire de fortifier nos frères, de leur annoncer la Parole, de les conduire à lui, afin qu’ils puissent réaliser avec nous, grâce à nous, l’œuvre que Jésus veut continuer à réaliser avec tous ceux dont il veut faire aujourd’hui encore ses amis.


Septième journée

Première méditation

Jésus devant Pilate (Jn 18, 28 — 19, 16)

Le discours de Jésus après la Cène s’est terminé par la « prière sacerdotale » (chapitre 17). Au jardin de Gethsémani, où il s’est rendu avec les Onze, Jésus est arrêté par les gardes des grands prêtres (début du chapitre 18) et mené, prisonnier, devant Anne et Caïphe. Pierre, entre-temps le renie. Notre lecture commencera avec le v. 28 du chapitre 18, lorsque Jésus est conduit au prétoire, et nous continuerons cette lecture jusqu’au chapitre 19, v. 16., lorsque Jésus est condamné et livré par Pilate. Il s’agit donc de tout le récit de la comparution de Jésus devant le prétoire et de son dialogue avec Pilate. C’est un texte relativement long. Nous n’allons pas nous attarder sur tout ce qui nous y est dit. D’ailleurs beaucoup de ce que nous pouvons y lire est surtout proposé à notre contemplation, dans une attitude d’adoration et de respect profond pour le Seigneur. Je m’arrêterai seulement à certains endroits pour creuser quelque peu ce que le texte de l’Évangile nous propose. En effet, le récit de la Passion chez saint Jean est aussi un texte très précis de révélation. Dans les dialogues que saint Jean nous propose d’écouter entre Pilate et Jésus, celui-ci manifeste ce qu’il est, non pas seulement dans de brefs dialogues, mais aussi dans des moments où saint Jean s’attarde davantage à décrire ce qui se passe. « Alors ils mènent Jésus de chez Caïphe au Prétoire. C’était le matin. Eux-mêmes n’entrèrent pas dans le Prétoire pour ne pas se souiller mais pour pouvoir manger la Pâque. » Tel est donc le pas159


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sage de Jésus devant Caïphe — c’est-à-dire de celui qui, étant grand prêtre, pouvait le juger au nom du peuple juif — au Prétoire, c’est-à-dire à Pilate, celui qui peut le juger parce qu’il dispose du pouvoir réservé à l’occupant romain. Ce sont donc les « nations » qui ainsi rencontrent Jésus et prononcent leur jugement. Jésus, le Messie, devait être jugé par les autorités religieuses de son peuple, mais parce qu’il n’est pas seulement le messie sauveur du peuple élu, mais que sa mission est universelle, voilà qu’il doit également comparaître pour être jugé, devant l’autorité réservée à l’empereur de Rome. Nous l’avons entendu de la bouche de Caïphe, : il est bon qu’un homme meure pour tout le peuple, avec le commentaire de saint Jean : « Il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation, et non pas pour la nation seulement, mais pour rassembler dans l’unité tous les enfants de Dieu dispersés. » Ce passage de Jésus de l’autorité juive à l’autorité des nations signifie en quelque sorte l’ouverture, l’élargissement, l’universalisation du chemin de passion et de rédemption qu’il est en train de suivre. Les Juifs n’entrent pas dans le Prétoire, parce qu’ils vont manger la Pâque et qu’ils ne peuvent donc pas se souiller en entrant dans un édifice païen. La Pâque ! Pour saint Jean, Jésus meurt au moment où se célèbre la Pâque, alors que, pour les synoptiques, Jésus célèbre la Pâque avec ses disciples et est ensuite arrêté pour aller vers sa passion et sa mort. Saint Jean nous invite donc à voir Jésus mis à mort comme étant le véritable agneau pascal. C’est sa Pâque qui reprend la Pâque ancienne ; or les Juifs veulent manger la Pâque et pour cela ils n’entrent pas. Or celui qui est désormais notre Pâque, Jésus, il est, dès le début de cet Évangile, désigné par Jean le Baptiste comme étant l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Nous pouvons retrouver cette affirmation de l’évangile johannique au v. 29 du chapitre 1 : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. » 160


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« Pilate sortit donc devant eux et il dit : “Quelle accusation portezvous contre cet homme ?” Ils lui répondirent : “Si ce n’était pas un malfaiteur nous ne te l’aurions pas livré.” Pilate leur dit : “Prenezle, vous, et jugez-le selon votre loi.” Les Juifs lui dirent : “Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort”, afin que s’accomplît la parole de Jésus signifiant de quelle mort il devait mourir. » Si nous suivons tout le déroulement du dialogue qui commence à cet endroit de l’évangile, nous nous rendons compte que les chefs d’accusation contre Jésus vont évoluer constamment. Ce qui veut dire que ce qui compte, ce n’est pas le contenu de l’accusation, mais c’est qu’on puisse accuser Jésus, et l’accuser de telle manière que l’accusation soit suffisamment forte pour emporter sa condamnation à la crucifixion. Ici, Jésus est désigné comme un malfaiteur. Ironie dramatique mise en œuvre par saint Jean : celui qui est passé en faisant le bien, (et tout le récit de sa vie va dans ce sens), est désigné comme un malfaiteur. Mais puisqu’il s’agit d’un malfaiteur, « jugez-le vous-mêmes », déclare Pilate. Mais il reçoit la réponse : « nous ne pouvons pas mettre quelqu’un à mort. » Les Juifs, certes, pouvaient condamner à la lapidation, même si, sous l’occupation romaine, il semble bien qu’ils aient eu besoin, pour cela, de l’autorisation de l’occupant. Toujours est-il qu’ils veulent ici faire endosser la condamnation à mort par Pilate ; et la mort à laquelle Jésus sera conduit sera, dès lors, la mort par crucifixion : « signifiant de quelle mort il allait mourir ». Telle est bien l’affirmation faite par Jésus lui-même dès le chapitre 3 de l’évangile johannique, dans le dialogue avec Nicodème. Jésus en effet, y a parlé d’être « élevé » : « lorsque le Fils de l’homme sera élevé ». Cette élévation signifie à la fois aux yeux de saint Jean, le fait d’être cloué sur le gibet d’infamie qu’est la croix, et l’élévation de Jésus en gloire. « Alors Pilate entra de nouveau dans le Prétoire, il appela Jésus et dit [c’est un premier dialogue qui tourne autour de la royauté, 161


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du Royaume, de Jésus roi] : Tu es le roi des Juifs ? Jésus répondit : dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? Pilate répondit : est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi, qu’as-tu fait ? Jésus répondit : mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. Pilate lui dit : donc, tu es roi ? Jésus répondit : tu le dis, je suis Roi. Je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. Pilate lui dit : qu’est-ce que la vérité ? » C’est un dialogue assez incisif et qui va loin. La question est posée par Pilate au début, à partir sans doute de ce qu’il a pu cueillir dans les accusations qu’il entendait : tu es le roi des Juifs ? Question à laquelle Jésus ne veut pas répondre immédiatement car la réponse dépend de ce qu’on entend par « roi des Juifs ». « Dis-tu cela de toi-même », quel est donc le sens de cette royauté sur laquelle tu m’interroges, est-ce qu’il s’agit d’une royauté que tu es en mesure de comprendre ? Alors, bien sûr, je ne suis pas roi. Mais s’agit-il de cette autre forme de royauté que les Juifs, au moins certains d’entre eux, devraient comprendre ? « Dis-tu cela de toimême, ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? » Et Pilate, dès lors, renvoie la question aux Juifs : je ne suis pas Juif, moi ; on t’a livré à moi, qu’as-tu donc fait ? Puisqu’il s’agit de ce que disent les Juifs, Jésus reprend alors la question en s’attribuant le royaume : il est venu en effet pour annoncer et accomplir le Royaume : c’est bien en cela que consiste sa mission. Comment Jésus pourraitil donc renoncer à ce qui est le cœur même de sa mission ? Il assume dès lors avec grande clarté l’affirmation de la royauté Ce qu’il faut comprendre, cependant, c’est que le royaume dont il s’agit n’est pas un royaume qui doit faire peur à César ; ce n’est pas en effet un royaume qui s’oppose à d’autres royaumes ; ce n’est pas un royaume qui entre dans le jeu des ri162


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valités opposant les uns aux autres les royaumes de ce monde : « mon royaume n’est pas de ce monde ». Lors de la multiplication des pains, Jésus avait dû se soustraire à ceux qui voulaient se saisir de lui pour le faire roi. Dès ce moment, il avait dû résister à la forme de royauté qu’attendaient beaucoup de juifs, habités par l’espérance d’un messianisme temporel. Jésus n’est pas venu en effet pour réaliser cette forme de messianisme. Il l’affirme avec clarté : il n’a rien pour se défendre, pas de gens qui seraient prêts à combattre pour lui, comme ce serait le cas si des royaumes rivaux s’opposaient. « Mon royaume n’est pas d’ici. » Le royaume que Jésus annonce est celui que Dieu veut réaliser en rassemblant tous ses enfants dispersés. Ce royaume est celui dont seul Dieu est roi, et le Fils de Dieu à qui le Père a tout confié, remettant tout entre ses mains. Mon royaume ne se limite donc pas à cette terre, car mon royaume n’est pas d’ici. Pilate se trouve dès lors interloqué devant la réponse de Jésus : mais tu es roi, alors ? que dis-tu ? Et Jésus reprend avec la même assurance : je suis roi. Quand je disais tout à l’heure que le récit qui nous est proposé dans l’évangile de Jean est un récit de révélation, j’invitais par exemple à regarder Jésus interrogé par Pilate, à le regarder comme celui qui nous révèle sa royauté, comme celui qui nous introduit dans son royaume. Mais de quelle royauté s’agit-il ? « Je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. » Cette royauté que Jésus revendique, c’est celle qui peut s’affirmer et se proposer à l’homme à la recherche de sa vérité. Jésus est venu en effet annoncer la vérité de l’homme, il est venu dès lors provoquer l’homme à sa vérité. Il l’a énoncé de plusieurs manières, comme par exemple en énonçant : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Jésus est en effet la vérité de l’homme. Et le royaume que Jésus, au nom de son Père, veut édifier, c’est celui qui suscite en 163


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l’homme sa vérité, qui le fait accéder à sa vérité, la vérité tellement grande de sa filiation divine. Jésus est venu pour nous introduire dans cette vérité-là. « Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Voilà une manière, pour saint Jean, de nous situer à nouveau en face de ce qui se passe, en comprenant que, si Jésus est pour l’instant jugé par Pilate, c’est Jésus cependant qui dispose du jugement de Dieu sur Pilate. Car Pilate, lui aussi, devrait accéder à sa vérité, à l’exigence de vérité qui est inscrite dans la responsabilité qui est la sienne ; ne devrait-il pas écouter ce que Jésus a à lui dire. Mais Pilate s’esquive : « Qu’est-ce que la vérité ? » Cette forme tellement familière de l’esquive que connaissent les hommes, et que peut-être parfois nous savons nous-mêmes comment pratiquer, consiste à retourner toute affirmation en forme de question ; car la question nous évite de devoir adhérer à quelque chose qui nous résiste ; elle engendre en nous une forme de scepticisme qui nous permet de passer à travers les choses sans jamais nous compromettre Telle est fréquemment la sorte d’intelligence abstraite que manient les hommes, plutôt que de s’efforcer de grandir dans la vérité, de croître dans la découverte de la vérité. Il leur est en effet plus facile de secouer les épaules. « Qu’est-ce que la vérité ? » « Et sur ce mot, il sortit de nouveau et alla vers les Juifs et il leur dit : “Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. Mais c’est pour vous une coutume que je vous relâche quelqu’un à la Pâque, voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ?” Alors ils vociférèrent de nouveau en disant : “Pas lui, mais Barabbas.” Or, Barabbas était un brigand. » Autre épisode sur lequel saint Jean nous invite à nous arrêter. Ce que dit Pilate, c’est ce qu’il va répéter plusieurs fois, à savoir qu’il n’a aucun motif de condamner Jésus. Mais il ne sait pas comment faire pour accomplir son rôle, parce qu’il se trouve en face d’un peuple dont il voudrait satisfaire les exigences par peur ; et en même temps son exigence in164


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térieure, en accomplissant son rôle de juge, lui fait reconnaître qu’il ne dispose d’aucun motif de condamnation. « Qu’est-ce que la vérité ? » Ne consisterait-elle pas, Pilate, au moins, à t’arrêter là, puisque tu ne vois aucun motif de condamnation. Mais Pilate cherche une solution, car l’art de l’esquive lui inspire à nouveau un moyen de s’en tirer à bon compte : il suffit de libérer Jésus à l’occasion de la Pâque, en exerçant le droit de grâce qui lui est alors reconnu. Mais voici que la foule à laquelle il propose ce marché, résiste : ce n’est pas lui que tu dois relâcher, c’est Barabbas. Si nous voulons approfondir l’objet de ce débat, sans doute nous est-il demandé de comprendre qui est en fait ce brigand Barabbas qui, à ce moment est libéré au prix de la passion et de la mort de Jésus. Jésus meurt, énonçait Jean, « pour rassembler les enfants de Dieu dispersés ». Mais le nom de Barabbas (Bar-abbas) ne désigne-t-il pas les fils du Père ? C’est donc pour tous les hommes, à commencer par Barabbas le brigand, que Jésus sera mis à mort, car c’est à tous qu’il promet la libération et le salut. « Pilate reprit alors Jésus et le fit flageller. Les soldats tressant une couronne avec des épines, la lui posèrent sur la tête. Ils le revêtirent d’un manteau de pourpre, et ils s’avançaient vers lui et disaient : “Salut, roi des Juifs”, et lui donnaient des coups. » Cette scène de dérision, nous pouvons la contempler en essayant de comprendre ce qu’elle représente. C’est, semble-t-il le moment le plus douloureux, physiquement en tout cas, dans la passion de Jésus. Regardons Jésus flagellé et couronné d’épines. Jean profite de cette scène de dérision pour nous inviter à fixer notre regard sur le Seigneur en le reconnaissant comme notre Roi. « De nouveau Pilate sortit dehors et leur dit : “Voyez, je vous l’amène dehors, pour que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif de condamnation.” Jésus sortit donc, portant la couronne d’épines et le manteau de pourpre. Et Pilate leur dit : “Voici l’homme.” Lorsqu’ils le 165


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virent, les gardes et les prêtre vociférèrent en disant : “Crucifie-le, crucifie-le.” Pilate leur dit : “Prenez-le, vous, et crucifiez-le ; car moi je ne trouve pas en lui de motif de condamnation.” Les Juifs lui répliquèrent : “Nous avons une loi, et d’après cette loi il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu.” » Jésus paraît. Et si nous fixons notre regard sur lui, nous le voyons à la fois couronné d’épines, et portant le manteau de pourpre. Ainsi Jésus se montre à nous dans sa royauté, qui n’est réellement pas de ce monde. Et la parole de Pilate va bien plus loin à nouveau que ce qu’il croit énoncer. « Voici l’homme », comme pour dire sans plus : l’homme dont nous parlons, l’homme en question, oui, le voici. Mais par ces mots, Pilate nous invite à regarder Jésus et à reconnaître en lui la vérité de l’homme. C’est en Jésus en effet que l’homme révèle sa plus profonde vérité : « Je suis venu pour rendre témoignage à la vérité. » Quelle est donc la vérité de l’homme ? Comment l’homme se manifeste-t-il au cours de son histoire et comment Jésus a-t-il assumé notre histoire ? L’homme, tel qu’il se révèle à ce moment en Jésus, c’est d’abord l’homme écrasé, méprisé, bafoué, l’homme injustement condamné. Et n’est-ce pas là le drame de l’histoire humaine ? Car c’est en toute vérité l’histoire des hommes que Jésus a voulu visiter et qu’il a voulu assumer en quelque sorte pour en faire son histoire : voilà bien « l’homme ». Mais en même temps, le regard que nous portons sur Jésus et qui nous fait contempler sa déchéance nous fait découvrir en lui la dignité infinie dont l’homme est revêtu. Cet homme Jésus est témoin de la vérité, et la vérité même, qui suscite en nous la vérité de ce que nous sommes. Car, y compris dans la profonde humiliation et le mépris dont il est l’objet, Jésus suscite en nous toute la dignité dont l’homme est revêtu, car il est celui qui nous donne accès à notre vraie dignité, à la dignité de ce que nous sommes finalement : des enfants de Dieu.

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« Et voici que les cris redoublent : “Crucifie-le, crucifie-le.” Et Pilate leur dit : “Crucifiez-le vous-mêmes, je ne trouve pas de motif de condamnation.” » Les Juifs prennent à présent une autre voie : « nous avons une Loi, et, d’après cette Loi il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu. » Cette allusion renvoie notamment au débat que l’on trouve par exemple au chapitre 10 de l’évangile, lorsque Jésus est en controverse avec les Juifs, qui veulent prendre des pierres pour le lapider. « “Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons, écrit le v. 33, mais pour un blasphème, parce que toi, n’étant qu’un homme, tu te fais Dieu.” Jésus répondit : “N’est-il pas écrit dans votre loi : j’ai dit : vous êtes des dieux ? Alors qu’elle a appelé dieux ceux à qui la parole de Dieu fut adressée — et l’Écriture ne peut être récusée — à celui que Dieu a consacré et envoyé dans le monde, vous dites : tu blasphèmes, parce que j’ai dit : je suis Fils de Dieu ?” » Jésus s’est effectivement présenté comme le Fils de Dieu, mais non pas pour revendiquer par là quelque pouvoir, si ce n’est le pouvoir de l’amour et le pouvoir du service. C’est ainsi qu’il nous introduit nous-mêmes dans cette filiation divine. Ce que l’Écriture, déjà, mystérieusement annonce : vous êtes des dieux, c’est en Jésus que cela s’accomplit. « Lorsque Pilate entendit cette parole, il fut encore plus effrayé. Il entra de nouveau dans le Prétoire et dit à Jésus [nouveau bref dialogue] : “D’où es-tu ?” Mais Jésus ne lui donna pas de réponse. Pilate lui dit donc : “Tu ne parles pas ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et que j’ai pouvoir de te crucifier ?” Jésus répondit : “Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, si cela ne t’avait été donné d’en haut. Celui qui m’a livré à toi a un plus grand péché.” » La question qui est posée à Jésus maintenant, est une question à laquelle Jésus ne veut pas répondre. « D’où es-tu ? » Comment Jésus pourrait-il répondre à cette question de Pilate ? Car quel sens cette question peut-elle avoir pour Pilate ? Les Juifs viennent en effet de l’énoncer : « il s’est fait Fils de Dieu ». Voici que 167


« JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE »

Pilate maintenant s’énerve, en quelque sorte, en face du silence de Jésus, et il lui fait remarquer que c’est lui qui possède le pouvoir, car c’est lui qui peut le relâcher, et c’est lui qui peut le faire crucifier. Mais Jésus le renvoie alors à sa vérité, et à la vérité de tout pouvoir : « tu n’aurais aucun pouvoir si cela ne t’avait été donné d’en haut ». Dans la simplicité de cette phrase de Jésus, il y a la réflexion la plus radicale que l’on puisse faire sur ce qu’est tout pouvoir. Le pouvoir sur un homme ne peut pas en effet appartenir à un autre homme. De quel droit un homme pourraitil se juger plus grand qu’un autre, comment pourrait-il s’autoriser à commander à un autre, à se mettre au-dessus d’un autre ? Ce pouvoir, tel que Pilate le présente, est un pouvoir arbitraire : « j’ai pouvoir de te relâcher et pouvoir de te crucifier ». Mais le pouvoir, de par sa nature, ne peut pas être arbitraire : même s’il est reçu au terme d’une élection ou en fonction d’une situation, comme serait celui d’un père ou d’une mère de famille, le pouvoir ne peut s’exercer, parce que telle est sa vraie nature, qu’au nom de Dieu. Dieu seul dispose du pouvoir sur l’homme, et l’homme n’est que serviteur de Dieu dans l’exercice de tout pouvoir. Dieu seul, avons-nous dit, a pouvoir sur l’homme ; mais en quoi consiste ce pouvoir ? Sinon précisément à le servir, à le faire grandir, à être en lui au service de la vie. Tout pouvoir est vécu de manière authentique et responsable, s’il s’exerce au service de la vie, de la vie de ceux envers qui s’exerce ce pouvoir. Et le pouvoir qui ne s’exerce pas au service de la vie est un pouvoir qui se détruit lui-même, en détruisant ce qui en lui est la présence, très souvent ignorée, de Dieu. Jésus dit donc à Pilate : ce pouvoir dont tu disposes, tu ne l’exerces qu’au nom de Dieu, et tu ne peux donc l’exercer qu’en te soumettant à la vérité : « Quiconque est de la vérité écoute ma voix » ? Mais l’exercice arbitraire du pouvoir, dont Jésus parle à Pilate, a déjà été le fait du Sanhédrin : « Celui qui m’a livré à toi a un plus grand 168


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péché. » Son pouvoir n’exigeait-il pas de lui de reconnaître en Jésus le messie promis par Dieu ? « Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher, mais les Juifs vociféraient en disant : “Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : quiconque se fait roi s’oppose à César.” Pilate, entendant ces paroles, amena Jésus dehors, le fit asseoir au tribunal, en un lieu dit “le dallage”, en hébreu, Gabbatha. » Voici bien une autre manière de forcer la main à Pilate : fais attention à ta place, car quiconque se fait roi s’oppose à César. Or, la description que nous offre maintenant saint Jean nous invite à regarder Jésus comme celui qui prononce effectivement le jugement. C’est lui qui juge au nom de Dieu, car il a reçu le pouvoir de son Père sur tous ceux que le Père lui a donnés. Le jugement de Jésus, cependant, est un jugement qui prononce le salut de tous, car il est venu pour que tous aient la vie. Jésus vit effectivement son pouvoir au service de la vie de tous. « Il le fit asseoir au tribunal », énonce ici le texte. Car le texte grec peut être traduit de deux manières : s’agissant de Pilate, on peut lire : « il s’assit au tribunal », ou : « il le fit asseoir au tribunal ». Jésus est donc là, comme celui qui juge notre monde et notre histoire, et qui, ainsi, les sauve. « Or c’était la préparation de la Pâque, c’était vers la sixième heure, il dit aux Juifs : “Voici votre roi.” » À l’approche de la Pâque, Pilate, pour la dernière fois, se tourne vers les Juifs en leur présentant Jésus : voici votre roi. « Eux vociférèrent : “A mort, à mort, crucifie-le.” Pilate leur dit : “Crucifierais-je votre roi ?” Les grands prêtres répondirent : “Nous n’avons comme roi que César.” Alors il le leur livra pour être crucifié. » La réponse des Juifs exprime leur rejet de celui que Dieu leur a envoyé selon sa promesse : le Messie Roi. Mais en même temps ils affirment ne reconnaître que la royauté de César. Nous savons combien, dans l’Ancien Testament, ce fut en quelque sorte un drame, pour le peuple élu, de se choisir un roi, risquant de mettre ainsi en 169


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cause la seule royauté de Dieu. Que dire ici de l’allégeance à César ? Jésus est maintenant livré, mais en même temps, et surtout, il se livre, pour être crucifié.


Deuxième méditation

La mort de Jésus en croix (Jn 19, 16-42)

La description que nous donne saint Jean de la passion et de la mort de Jésus est avant tout révélation de Dieu. Ce qui nous est proposé par l’évangile, c’est donc de fixer notre regard, de contempler de telle sorte que se révèle à nos yeux ce que Jésus nous manifeste, que se dévoile ce qui, peut-être trop souvent, reste encore voilé à nos yeux, et qu’ainsi, ce que Jésus a annoncé se montre à nous. Le récit que nous allons parcourir à présent est un récit dans lequel, pourrait-on dire, se déplace lentement l’objectif (au sens cinématographique du terme), s’arrêtant sur un endroit, sur un moment de la passion et de la mort de Jésus, nous invitant à fixer notre regard et à accueillir, à laisser pénétrer en nous ce qui, dans cette passion et cette mort, se montre et se révèle, de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ. Nous avons à parcourir un premier passage, qui est la seconde partie du v. 16 du chapitre 19, jusqu’au v. 22 : « Ils prirent donc Jésus, et il sortit, portant sa croix et vint au lieu du Crâne, ce qui se dit en hébreu Golgotha, où ils le crucifièrent et avec lui deux autres, un de chaque côté, et au milieu Jésus. Pilate rédigea aussi un écriteau et le fit placer sur la croix ; il y était écrit : Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs. Cet écriteau, beaucoup de Juifs le lurent, car le lieu où Jésus était mis en croix était proche de la ville, et cet écriteau était écrit en hébreu, en latin et en grec. Les grands prêtres dirent à Pilate : “N’écris pas « le roi des Juifs », mais : cet homme a dit, je suis le roi 171


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des Juifs.” Pilate répondit : “Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit.” » Voyons tout d’abord ce que saint Jean nous invite à regarder : Jésus a été arrêté, et donc il semblerait qu’il n’est plus qu’un jouet dans la main de ceux qui peuvent disposer de lui, jusqu’à la mort sur la croix : « il le leur livra pour être crucifié, ils prirent donc Jésus… » Mais voici que la phrase suivante est d’une tout autre facture : « il sortit, portant sa croix, et vint au lieu-dit du Crâne. » C’est Jésus, ici, qui nous est décrit comme celui qui dispose de luimême, qui a l’initiative de ce qui se passe, c’est lui qui sort de la ville, pour être mis en croix en dehors de la ville, à la disposition de toutes les nations. C’est lui qui porte sa croix : « Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne. » Le regard que nous sommes invités à porter sur Jésus, c’est donc le regard que nous pouvons porter sur quelqu’un qui dispose de sa vie et qui la livre. Il sort de la ville, il porte sa croix et vient au Golgotha. Saint Jean ne s’attarde pas sur le chemin du Calvaire, Jésus a été présenté par Pilate à la foule comme le roi, et c’est le roi qui maintenant est intronisé en gloire. Au regard de l’évangéliste, Jésus sur la croix est élevé en gloire : « ils le crucifièrent ». Saint Jean ne s’arrête pas non plus sur les deux autres crucifiés : « et avec lui deux autres, et au milieu Jésus ». Ce qui semble lui importer, ce n’est pas ce que sont ces deux autres, mais qu’au milieu se trouve Jésus. N’est-il pas au milieu de tant d’hommes, au milieu même de toute l’humanité ? Jésus meurt en effet au milieu, au cœur de toute l’humanité, entouré de ces deux hommes, mais en étant aussi celui vers qui convergent tous les autres. Jésus est celui que nous pouvons regarder comme inscrit au cœur même de notre humanité. Et, comme Pilate a présenté Jésus à la foule, au moment où il allait le condamner, comme étant leur roi, voilà qu’il fait fixer sur la croix un écriteau, écrit dans les trois langues que peuvent comprendre ceux qui sont rassemblés à ce moment à Jérusalem 172


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pour célébrer la Pâque. Tous doivent comprendre, car c’est dans toutes les langues de la terre que devra être proclamé le message, et affirmée cette vérité : Jésus est le roi des Juifs, dont la royauté s’ouvre à toutes les nations. Jésus en croix est donc celui que nous regardons comme celui qui nous fait entrer dans le royaume de l’amour, où vivre en vérité consiste essentiellement à donner sa vie : « Qui perd sa vie à cause de moi la trouve. » Pilate, en fixant son écriteau sur la croix, affirme une vérité, qui échappe à lui-même, mais qui pour nous est une proclamation de la vérité de Jésus. Jésus est le Messie attendu, et donc celui en qui le peuple élu est invité à reconnaître son Roi. Mais ce Messie attendu est aussi Messie pour le monde tout entier, pour tous les peuples, et c’est l’univers entier qui, en fixant le regard sur la croix de Jésus, est invité à reconnaître en lui son Roi. Fixer notre regard sur la croix de Jésus, n’est-ce pas ce que nous vivons, sans même nous en apercevoir désormais ? La manière dont Jésus inscrit sa présence dans les lieux où nous vivons, là même où chacun nous sommes, n’est-ce pas en étant le Christ crucifié ? C’est la croix de Jésus que nous portons désormais avec nous, n’est-ce pas sur la croix de Jésus que nous portons notre regard, en y découvrant la révélation de celui qui nous sauve : « Jésus, le roi des Juifs », le Roi de toutes les nations. Puis nous voici invités à fixer un autre moment de la description qui nous est offerte. « Lorsque les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements et firent quatre parts, une part pour chaque soldat, et la tunique qui était sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut, ils se dirent entre eux : “Ne la déchirons pas, mais tirons au sort qui l’aura”, afin que l’Écriture s’accomplit : Ils se sont partagé mes habits, et tiré au sort mon vêtement. Voilà ce que firent les soldats. » Description très simple que nous trouvons aussi, en des termes un peu différents, dans les évangiles synoptiques. Jésus est dépouillé, il est sur la croix, et ses vêtements désormais sont 173


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la proie de ceux qui veulent s’en emparer. Ils firent quatre parts, puisqu’ils sont quatre soldats, avec en plus « la tunique ». Mais nous dit saint Jean, et ce détail, lui est propre : « la tunique était sans coutures, tissée d’une pièce à partir du haut ». Saint Jean s’appuie, pour sa description, sur le texte du psaume 22, dont il voit ici l’accomplissement : « afin que l’Écriture fût accomplie : ils partagent entre eux mes habits, et ils tirent au sort mon vêtement ». Lorsque l’évangile de Jean nous décrit ce qu’était cette tunique tirée au sort, il nous dit qu’elle était tissée d’une pièce à partir du haut ; il semble qu’on ait affaire ici à un vêtement sacerdotal, si bien que Jésus, que nous contemplons comme notre Roi érigé en gloire sur le gibet de la croix, est en même temps celui que nous pouvons regarder comme le prêtre de l’Alliance accomplie. C’est en lui en effet que s’accomplit l’Alliance entre Dieu et l’humanité. Il est le prêtre, celui qui célèbre, étant lui-même l’autel, le prêtre et la victime, comme l’écrira la lettre aux Hébreux. Jésus est donc celui qui réalise définitivement la réconciliation de l’humanité avec Dieu. En lui, l’humanité s’ouvre à Dieu sans réserve. Lui, le Fils de l’homme est celui dont toute la vie a été un « oui » adressé à son Père. Dans ce oui total que Jésus prononce comme réponse des hommes, ses frères, à Dieu, leur Père, voici que s’accomplit la réconciliation totale de Dieu et de l’humanité : Jésus est le prêtre de la nouvelle Alliance. Notre regard se déplace à nouveau, et voici que saint Jean nous décrit le dialogue entre Jésus et sa mère. « Auprès de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. Jésus donc, voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : “Femme, voici ton fils.” Puis il dit au disciple : “Voici ta mère.” Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui. » Jésus est sur la croix, et près de la croix, dit le texte, se trouvent la mère de Jésus, les femmes qui l’accompagnent, et près d’elles le disciple qu’il aimait. Si Jean se désigne 174


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de la sorte, il n’y met certes pas d’exclusive, mais il nous invite plutôt à nous reconnaître, nous aussi, dans ce terme par lequel il se désigne. Nous sommes donc, chacun de nous, en saint Jean, le disciple que Jésus aime. Nous voici dès lors avec Jean au pied de la croix, à côté de Marie, pour entendre les paroles que prononce Jésus : « Femme, voici ton fils. » Femme, c’est à l’aurore des temps que nous ramène cette parole, lorsque, dans le chapitre 2 de la Genèse, Dieu crée la femme et qu’Adam s’exclame : « Oui, elle est bien l’os de mes os, elle sera appelée femme, celle-ci. » C’est donc la mère de tous les vivants que Jésus regarde et reconnaît en sa mère, Marie. Déjà à Cana, dans le premier signe qui anticipait ce qui devait être révélé à son heure, Jésus avait appelé ainsi sa mère : « Femme que me veux-tu ? » La mère qui a mis Jésus au monde est celle qui, en lui, doit engendrer l’humanité, de telle sorte que celle-ci devienne le corps de son fils, et que tous les hommes reconnaissent en elle, celle dont ils reçoivent la vie que Dieu, en Jésus son Fils, nous donne en plénitude. « Il dit au disciple : “Voici ta mère.” » Comme Jean, nous sommes donc invités à accueillir chez nous Notre Dame, comme celle qui maternellement nous éduque, nous fait grandir, développe constamment en nous la vie de Jésus son fils. Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui. Puis à nouveau, l’objectif se déplace et nous sommes invités à regarder ce que Jean nous propose de voir. « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé, pour que l’Écriture fût parfaitement accomplie, Jésus dit : “J’ai soif !” Un vase était là, rempli de vinaigre ; on mit au bout d’une branche d’hysope une éponge imbibée de vinaigre, et on l’approcha de sa bouche. Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : “C’est achevé”, et, inclinant la tête, il remit l’esprit. » Jésus sait que tout est achevé. Ce savoir de Jésus, saint Jean nous en parle depuis le début du chapitre 13 : « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père ». Jésus a traversé tout le 175


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chemin de sa passion, habité par ce savoir qui est l’élan le portant vers le Père. Jésus sait que désormais tout est achevé. Mais pour que l’Écriture fût parfaitement accomplie, retentit ce cri de Jésus : « J’ai soif. » Ce cri, nous le retrouvons aussi bien dans le psaume 22 que dans le psaume 69, où il est dit que la langue colle au palais du juste mis à mort ; au psaume 22 également, nous pouvons lire : « Ma langue est collée à ma mâchoire, elle est sèche comme un tesson. » Jésus dit donc maintenant la soif qu’il éprouve. Nous pouvons nous attarder sur cette parole de Jésus en comprenant que, déshydraté, son corps aspire à ce qui pourrait le ranimer à nouveau. Car Jésus, en quelque sorte, meurt de soif. Mais, en nous parlant ainsi de sa soif, Jésus nous ouvre à ce qu’est plus profondément la soif qui l’habite. Si Jésus reçoit, en réponse à la soif qu’il confesse, une éponge imbibée de vinaigre, selon le psaume, c’est pour nous faire comprendre tout d’abord qu’à la soif du Seigneur, nous ne pouvons guère offrir que l’amertume de ce vinaigre. Cependant Jésus continue à éprouver cette soif comme ce qui l’habite intensément. Lorsqu’il a rencontré la Samaritaine (chapitre 4), Jésus lui a demandé à boire. Et Jésus a traversé l’histoire des hommes en ne cessant de demander à boire, car la soif, telle que les psaumes nous en parlent, est une soif qui dit tout l’élan du cœur : « Mon âme a soif du Dieu vivant. » La soif que Jésus nous révèle, c’est la soif qu’il a de nous, lui le Fils de Dieu, accomplissant la mission du Père qui l’a envoyé parmi nous. Jésus ne vit pas, du haut de la croix, dans la parole que Jean nous transmet, avant tout la soif que nous pouvons avoir de Dieu, mais il vit la soif que Dieu a des hommes, celle dont il parlait à la Samaritaine : « Donne-moi à boire. » Comme l’évangéliste nous le dira bientôt, Jésus est celui de qui va couler l’eau qui désaltère. Ainsi en a-t-il été de la Samaritaine : « Si tu savais celui qui t’adresse la parole, tu lui aurais demandé toimême de l’eau vive. » Jésus est celui qui a soif des hommes pour 176


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pouvoir les désaltérer, pour pouvoir leur offrir l’immensité, l’infini de son amour. Jésus mendie de l’homme l’ouverture de son cœur ; mais cette soif de Jésus, il ne l’enferme pas en lui comme un secret, elle est la soif qu’il nous confie : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » ; soyez responsables de cette soif, portez-la en vous, laissez-vous habiter par cette soif, qui est la soif que j’ai des hommes que le Père me confie : « ceux que tu m’as donnés », ceux que le Père me donne à aimer. « Et, après avoir prononcé ces paroles, Jésus dit : “C’est achevé.” » C’est ce que nous venons de rappeler : Jésus est parmi nous comme celui qui accomplit la mission du Père, en nous révélant l’amour du Père, et en le révélant non pas seulement dans les paroles qu’il nous adresse, mais surtout dans la vie qu’il est venu vivre au milieu de nous et dans le don de la vie par lequel il accomplit sa mission. « C’est achevé » : dans le don de sa vie Jésus achève la mission du Père, qui est de le révéler comme un Dieu d’Amour. « Et, inclinant la tête, il remit l’esprit. » Nous n’avons pas à comprendre ici, dans le texte de saint Jean, que Jésus remet son esprit entre les mains du Père ; la chose n’est évidemment pas niée, mais tel n’est pas le sens que revêt l’affirmation de Jean. Celle-ci nous parle du don de l’Esprit. N’est-ce pas ce don qui était promis dans le discours après la Cène ? Jésus nous y a promis son Esprit : si je ne retourne pas auprès du Père, je ne pourrai pas vous donner l’Esprit. Et voici que, sur la croix, Jésus est celui qui retourne au Père. Et c’est en retournant au Père qu’il nous donne l’Esprit, de telle sorte que nous soyons habités, renouvelés par son Esprit, et que nous en vivions. Le Seigneur crucifié, c’est le Seigneur en gloire, c’est le Seigneur qui, déjà, accomplit sa Pâque vers le Père, c’est le Seigneur aussi qui, déjà, anticipe le don de l’Esprit.

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Avant de passer au récit de l’ensevelissement, voici toutefois un dernier passage que nous avons à contempler, et saint Jean va nous y inviter de manière explicite : « Comme c’était la préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix le jour du sabbat, car ce sabbat était un grand jour, demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, et puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Arrivés à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté ; il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai, pour que vous aussi, vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie : pas un os ne lui sera brisé ; et une autre écriture dit encore : ils regarderont celui qu’ils ont transpercé. » La préparation dont parle ce texte est l’entrée dans la Pâque des Juifs ; tout doit donc être remis en place afin de la célébrer. Il faut pour cela que ceux qui sont en croix puissent être détachés de la croix, et avant cela qu’ils aient terminé le chemin de leur supplice, qu’ils soient réellement morts. Selon la coutume, pour précipiter la mort des crucifiés, on leur brise les jambes, de telle sorte qu’ils s’affaissent et meurent suffoqués ; c’est ce qui se passe pour les deux qui sont mis en croix à côté de Jésus. Mais, quand on vient à Jésus, il est déjà mort. On ne lui brise donc pas les jambes, mais pour vérifier sa mort, l’un des soldats lui perce le côté, et il sort du sang et de l’eau. C’est sur cette scène que saint Jean nous invite à fixer notre regard, en interrompant lui-même le fil de son récit et en disant : le témoignage que vous avez à accepter est un témoignage véritable, « et celui qui le rend sait qu’il dit vrai ». C’est bien ce témoignage qui, à vous aussi, offre la révélation que vous avez à accueillir, « pour que vous aussi, vous croyiez ». Qu’est-ce qui est donc à contempler dans la scène qui vient de nous être 178


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décrite ? Tout d’abord, l’accomplissement de l’Écriture qui dit : « Pas un os ne lui sera brisé. » Cette exigence se trouve inscrite dans la description de la célébration de la Pâque : à l’agneau pascal, on ne doit pas briser les os. Également dans le psaume 39, il est parlé de ce juste persécuté dont on ne brisera pas les os. Jésus est donc à la fois le juste dont parlait l’Ancien Testament, le juste persécuté, et l’agneau pascal, en qui s’accomplit la libération du peuple, et désormais de toute l’humanité, non plus seulement en arrachant les hommes à la servitude de l’Égypte pour les faire entrer en terre promise, mais en les arrachant à ce qui est leur condition terrestre, pour passer avec lui vers le Père. Jésus est donc l’Agneau pascal, et nous le regardons comme celui en qui déjà s’anticipe notre Pâque. Nous reconnaissons aussi en lui le juste persécuté en qui nous sommes réconciliés avec Dieu. Nous le voyons également, à partir du coup de lance du soldat, comme celui dont parle mystérieusement le prophète Zacharie au chapitre 12, v. 10, quand il dit de celui qu’ils ont transpercé : « On se lamentera sur lui comme on se lamente sur un fils unique. » Il s’agit là d’un texte à perspective messianique, dans lequel le prophète Zacharie décrit ce que sera l’avènement du temps messianique pour Jérusalem. Jésus est ce prophète transpercé en qui notre vie renaît. Et comment renaît-elle ? Précisément, si nous fixons notre regard sur ce que nous décrit le texte de l’évangile, en accueillant le sang et l’eau qui coulent du côté de Jésus. Ce que nous avons en effet à contempler en tournant notre regard vers le côté percé du Seigneur, c’est tout d’abord, bien sûr, la réalité même de ce côté percé. Le cœur de Jésus qui se révèle à nous est, en effet, décrit comme un cœur ouvert, dans lequel nous pouvons pénétrer, parce que nous y lisons la profondeur de son amour, totalement donné, totalement livré. 179


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Nous y reconnaissons aussi un cœur vulnérable, parce qu’il a voulu vivre parmi nous abandonné à notre histoire pécheresse. Dieu habite en effet notre histoire par son amour, et par l’accueil qu’il fait de cette pauvre histoire. Du côté percé de Jésus coulent le sang et l’eau. Le sang : signe de la vie. Celui qui a donné sa vie pour nous, est celui qui nous donne la vie, car nous pouvons recevoir de lui le don de son sang, de ce sang qui nous régénère et qui est désormais notre vie. Quant à l’eau, symbole de l’Esprit, Jean nous a déjà dit qu’en remettant l’Esprit, Jésus nous donne cet Esprit en plénitude. Dans ce peu de sang, dans ce peu d’eau, qui coulent du côté percé du Seigneur, saint Jean voit la surabondance de la vie et de l’Esprit qui nous sont communiqués par le Christ crucifié. Nous accueillons en nous ce don de la vie et de l’Esprit que Jésus, aujourd’hui comme chaque jour, ne cesse de nous offrir. Il reste un bref passage qui nous parle de l’ensevelissement. Nous allons le lire brièvement : « Après ces événements, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret, par peur des Juifs, demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus. Pilate le permit ; ils vinrent donc et enlevèrent son corps. Nicodème, celui qui précédemment était venu de nuit trouver Jésus, vint aussi, apportant un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres. Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de linges, avec des aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs. Or, il y avait un jardin au lieu où il avait été crucifié, et dans ce jardin un tombeau neuf dans lequel personne encore n’avait été mis. À cause de la préparation des Juifs, comme le tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus. » Deux hommes apparaissent, sortant comme des ténèbres. Joseph d’Arimathie, disciple en secret, par peur, qui maintenant ose apparaître en plein jour. Nicodème, qui avait été, de nuit, trouver Jésus, sort aussi de l’obscurité pour agir en plein jour : c’est déjà la victoire du crucifié en ces personnes qui 180


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osent révéler l’attachement qu’elles lui portent. Ils viennent pour accomplir la sépulture. Dans cet Évangile, la sépulture est accomplie déjà avant même de se retirer pour célébrer la Pâque. Ils apportent un mélange de myrrhe et d’aloès. Jésus avait dit à Nicodème : tu dois renaître de nouveau, tu dois naître d’esprit ; et voici déjà que l’Esprit est au travail, voici que la nouvelle naissance est en train de s’accomplir. Ils prennent le corps de Jésus, et le mettent finalement dans un tombeau neuf : un caractère de nouveauté est ainsi signifié, qui, pour nous, ouvre déjà à la nouveauté du monde dans lequel Jésus crucifié nous entraîne. Il est là, dans un jardin. C’est dans un jardin que, lors de l’arrestation de Jésus, l’homme pécheur a cru pouvoir éliminer le Fils de Dieu ; c’est aussi dans un jardin que Dieu laisse reposer son Fils, avant de faire de lui, visiblement, le principe de la nouvelle création.



Huitième journée

Première méditation

La résurrection de Jésus (Jn 20, 1-18)

Lisons maintenant au chapitre 20 de l’évangile de Jean, les v. 1 à 18. Nous y trouvons le récit de la résurrection. Entendonsnous bien, lorsque nous parlons de résurrection, et cette remarque vaut pour les quatre évangiles. Il n’y a pas, dans ces évangiles, un récit qui nous ferait en quelque sorte assister à la résurrection de Jésus. La résurrection ne se voit pas. Elle est le passage de ce monde au Père, elle consiste pour Jésus, qui vivait dans le temps, à être arraché au temps de notre histoire, pour pouvoir la visiter désormais à partir de cette demeure éternelle dans laquelle il nous attend avec le Père. Le passage du temps à l’éternité n’est donc pas objet du regard. Tout juste, dans l’évangile de Matthieu, nous est-il dit qu’il y eut alors un tremblement de terre ; mais ce n’est pas encore nous montrer Jésus qui ressuscite, c’est attirer l’attention sur le moment où cela se passe. Ce qui nous est proposé dans les évangiles, c’est donc une découverte progressive que fait la foi, des disciples et des femmes d’abord, se rendant au tombeau de Jésus Il y a ainsi une découverte progressive de Jésus comme le ressuscité. Nous verrons comment Jean nous présente la chose. À propos des femmes, disons que Jean ne parle que de Marie de Magdala, comme si tout était, en quelque sorte, concentré en elle. De même que, chez Jean, comme vous l’aurez remarqué dans le texte que nous lisions hier, il n’y a guère comme dans les trois synoptiques, une description des femmes qui sont là au 183


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pied de la croix et qui assistent à la mort et à l’ensevelissement de Jésus. Il y a, oui, le moment où Marie est là et entend la parole de son fils, entourée d’ailleurs d’autres femmes. Mais, au moment de la mort, l’évangile ne nous parle plus d’elles, et pas davantage au moment de l’ensevelissement. C’est comme si tout était concentré d’abord dans la personne de Marie, et puis dans celle de Marie de Magdala. Et c’est là peut-être que peut se contempler la mission de la femme dans la foi au Christ ressuscité. Il y a tout d’abord la femme qui enfante dans les douleurs, comme disait Jésus dans le chapitre 16 : « La femme sur le point d’accoucher s’attriste parce que son heure est venue. Mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus des douleurs dans la joie qu’un homme soit venu au monde. » Voilà ce qui nous a été proposé dans le regard qu’hier nous avons posé sur la Vierge Marie au pied de la croix. C’était alors le temps des douleurs, mais aussi le temps de l’enfantement. Et voici que surgit dans notre monde son fils ressuscité se continuant dans ceux qui, ensemble, composent son corps. Alors que plusieurs femmes vont au tombeau le premier jour de la semaine dans les trois synoptiques, ici Marie de Magdala est seule à vivre ce mouvement qui la rend porteuse de la bonne nouvelle, du message de la vie nouvelle qui est offerte dans le Christ ressuscité. Il faut aussi rappeler ce que nous disions hier : que, dans l’évangile de Jean, Jésus a été réellement enseveli lors de sa mise au tombeau, c’est-à-dire que son corps a été enseveli avec des aromates, selon la coutume du temps. Lorsque Marie de Magdala se rend au sépulcre, elle ne porte donc pas les aromates, comme dans les trois évangiles synoptiques. Voilà qui introduit davantage encore à une gratuité plus totale du geste de Marie de Magdala. Qu’a-t-elle à faire en effet ? Il n’y a effectivement plus rien à faire, même pas ensevelir, car tout a été fait, et la raison de sa visite n’appartient plus à l’ordre du faire. Dans le che184


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min qui la conduit au sépulcre, elle ne rêve de rien faire, elle pense seulement à celui qu’elle aime et qui repose dans le tombeau. « Le premier jour de la semaine, Marie de Magdala vient de bonne heure au tombeau, comme il faisait encore sombre, et elle aperçoit la pierre enlevée du tombeau. Elle court alors, et vient trouver Simon Pierre ainsi que l’autre disciple, celui que le Seigneur aimait, et elle leur dit : “On a enlevé le Seigneur du tombeau, et nous ne savons pas où on l’a mis.” » « Le premier jour de la semaine », voilà une affirmation que nous trouvons dans les quatre évangiles, car la semaine, désormais, commence pour les chrétiens par ce jour qui est « le jour du Seigneur », qui vient après le sabbat. Le sabbat est le jour où s’accomplit la création de Dieu. Le premier jour de la semaine est le jour où le Seigneur reprend sa création et la restaure, jour de la nouvelle création. Le Christ ressuscité est celui en qui Dieu le Père enfante désormais de façon définitive l’humanité qu’il aime : c’est le premier jour de la semaine. Marie de Magdala vient de bonne heure au tombeau : nous avons une même indication dans les trois autres évangiles. Saint Jean souligne ce qui n’est pas souligné de la même manière chez les autres, qu’« il faisait encore sombre ». Dans l’évangile de Matthieu et de Luc, il est dit que le jour commençait à poindre, et chez Marc, que le soleil était déjà levé. Ici, il fait encore sombre ; ce n’est pas là une grande différence, mais sans doute, ce que veut suggérer saint Jean, c’est que la lumière ne resplendit pas encore. Il s’agit de la seconde création ; or, le premier jour, Dieu créa la lumière, et c’est le Christ qui a dit : « Je suis la lumière du monde. » Il faut donc qu’encore se manifeste celui qui est la lumière. Il fait en effet encore sombre, car lorsque Marie de Magdala voit que la pierre a été enlevée du tombeau, elle court auprès de Pierre et de l’autre disciple et leur dit : « On l’a enlevé du tombeau, nous ne savons pas où on l’a mis. » 185


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Dans cette affirmation, il n’y a pas seulement l’incompréhension d’un événement qu’on ne parvient pas à comprendre et à interpréter, mais il y a quelque chose de beaucoup plus massif : le non-savoir de l’homme devant le mystère du Christ ressuscité. Il y a donc encore une sorte d’obscurité : « il fait encore sombre ». Dans tout son évangile, Jean a parlé de la lumière et des ténèbres. S’il fait encore sombre, c’est qu’on ne sait pas encore. Nous nous rappelons par contre combien Jésus, dès le début de sa marche à sa passion et à sa mort, sait que son heure est venue. Jésus est celui qui vit dans la lumière, car il est la lumière, et tout ce qu’il vit, il le sait à partir de l’union intime de son cœur avec le Père ; nous, par contre, nous ne savons pas. Il faut en effet que la lumière de Dieu vienne trouer nos ténèbres ; il faut que nous passions de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons trop souvent en face du mystère de Dieu, pour recevoir la lumière qui nous vient du Christ ressuscité. Elle court alors, elle court. Ce qu’elle a vu, c’est simplement une pierre enlevée ; elle allait là pour ne rien faire, mais pour Jésus. Mais, si la pierre est enlevée, Jésus n’y est plus, et c’est le désarroi qui s’empare d’elle. Elle court, comme Pierre et Jean vont courir au tombeau. Dans les descriptions qui nous sont données (également dans les autres évangiles) de ce qui se passe le jour de la résurrection de Jésus, il y a tant de courses ! C’est comme si une nouvelle énergie, c’est comme si un élan nouveau, déjà, s’emparait des hommes dans l’attente de ce que Jésus doit encore leur manifester. Marie de Magdala vient chercher Simon Pierre, et l’autre disciple, « celui que Jésus aimait ». Simon Pierre est le premier apôtre, et ce qu’elle a vu, cela intéresse les apôtres ; la communauté que Jésus a rassemblée autour de lui, c’est aussi leur question, comme c’est aujourd’hui notre question. L’autre disciple, celui que Jésus aimait, c’est celui qui se trouvait au pied de la croix, et auquel Jésus a dit : « Voilà ta 186


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mère » ; C’est lui qui a été si proche de Jésus, au cours de la dernière Cène, lui aussi qui a reçu la mère de Jésus en notre nom à tous. « On a enlevé le Seigneur du tombeau. » Marie de Magdala, en allant au sépulcre, se contentait de ce corps mort, de ce cadavre du Seigneur embaumé ; n’était-il pas porteur de tous ses souvenirs ? Sa vie avec Jésus avait été une vie tellement extraordinaire. Depuis le jour où elle avait rencontré Jésus, tout avait basculé en elle ; c’était une histoire nouvelle qui s’était ouverte pour elle, et Jésus était devenu tout pour elle. Jésus mort était donc le drame par excellence, mais au moins, si on pouvait encore, en allant visiter son corps, se rappeler, retenir en son esprit les fils de cette histoire, revivre encore près de ce cadavre, quelque chose de ce qu’elle avait vécu ! « Nous ne savons pas où on l’a mis. » L’obscurité entre ainsi dans son cœur, et elle n’y comprend plus rien, elle est comme dans l’impossibilité, désormais, de voir encore quoi que ce soit. « Pierre sortit donc, ainsi que l’autre disciple, et ils se rendirent au tombeau. Ils couraient tous les deux. » Voici qu’eux aussi se laissent prendre au rythme de la course, et qu’ils vont ensemble vers le tombeau, là où quelque chose se passe, car Marie leur a dit : la pierre est enlevée. « L’autre disciple, plus rapide que Pierre, le devança à la course, et arriva le premier au tombeau. » Faut-il comprendre que, ce qui soulève ainsi le disciple que Jésus aimait, ce sont précisément les ailes de l’amour ? Alors, il n’est pas étonnant qu’il arrive le premier au tombeau ! « Se penchant, il aperçoit les linges gisant à terre. Pourtant, il n’entra pas. » Déjà, se révèle quelque chose de plus que la pierre roulée, car il y a des linges à terre dans le tombeau. Que sont ces linges, que s’est-il donc passé ? Mais le disciple que Jésus aimait attend Simon Pierre, pour le laisser entrer le premier :

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« Alors arrive aussi Simon Pierre qui le suivait. Il entre dans le tombeau et il voit les linges tombés à terre, ainsi que le suaire qui avait recouvert sa tête, non pas avec les linges, mais roulé à part dans un endroit. » Simon Pierre arrive, et l’autre disciple le laisse entrer. Peut-être pouvons-nous nous rappeler ce qui s’est passé au moment où Jésus a été arrêté, et où, ensemble, ils suivaient Jésus qui leur avait été ravi. Au moment où Jésus entra dans la maison du grand prêtre, l’autre disciple, celui qui était connu du grand prêtre, dit un mot à la portière et fit entrer Pierre (chapitre 18, v. 16), dans ce lieu qui fut pour lui le lieu du reniement, lorsqu’il prétendit ne rien avoir affaire avec Jésus. Et voici que le disciple que Jésus aimait, une nouvelle fois, fait entrer Pierre, en ce lieu où il voudrait tellement vivre à nouveau avec Jésus. Mais que peut-on encore vivre avec Jésus, s’il a été mis au tombeau ? Que voit-on dans ce tombeau où Jésus a été enveloppé dans un linge, où le suaire qui lui couvrait la tête semble déposé à part, et où le linge lui-même est comme vidé de son contenu ? « Alors entra aussi l’autre disciple, arrivé le premier au tombeau, il vit et il crut. En effet, ils ne savaient pas encore que, d’après l’Écriture, il devait ressusciter d’entre les morts. Les disciples s’en retournèrent alors chez eux. » Ils ne savaient pas, voici que pour la troisième fois nous est proposé ce verbe de l’inconnaissance, pour comprendre la situation dans laquelle se trouvent Marie de Magdala et les disciples, et dans laquelle souvent nous nous trouvons. Nous ne savons pas, et dès lors que pouvons-nous voir, que pouvons-nous comprendre ? Voir, c’est cependant cela que fait l’autre disciple : « Il vit et il crut. » Pierre aussi avait vu les linges déposés à terre ainsi que le suaire qui avait recouvert la tête de Jésus. C’est comme s’il y avait deux manières de voir. On peut certes voir, et être éventuellement interloqué par ce que l’on voit, mais ce n’est pas encore voir vraiment. Voir vrai188


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ment, c’est voir à l’intérieur de la foi : « Il vit et il crut. » C’est Jean qui voit ce qui s’est passé, parce qu’il voit à l’intérieur de la foi, et il découvre par ce regard que Jésus est lui-même sorti du tombeau, que Jésus a vaincu la mort. Ils ne savaient pas encore qu’il devait ressusciter d’entre les morts ; et voilà cependant ce que Jésus leur avait dit, ce qui était annoncé dans l’Écriture et se proposait maintenant à leur esprit. Tout cela devenait ainsi lumière nouvelle. Il faisait encore sombre, mais voici que la lumière éclairait le regard de Jean : il vit et il crut. Être en lien avec le Christ ressuscité, être ouvert à la résurrection du Christ, c’est désormais voir d’une autre manière ; c’est voir les événements de notre vie, voir tout ce qui se passe, voir aussi les autres et voir tout ce qu’il y a à voir dans le monde, mais c’est le voir autrement, c’est-à-dire dans la foi au Christ, le Vivant. Si nous acceptons ce message de la résurrection que nous offre ce chapitre de l’évangile, il nous invite à voir autrement que nous ne voyons habituellement, car si nous ne voyons pas autrement, il fait encore sombre, et nous ne savons pas. Les disciples s’en sont retournés, et voici que l’Évangile nous propose à nouveau de regarder Marie de Magdala revenue auprès du sépulcre. « Marie se tenait auprès du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. Tout en pleurant elle se pencha vers le tombeau et elle voit deux anges en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds. Ceux-ci lui disent : “Femme pourquoi pleures-tu ?” Elle leur dit : “Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis.” » Marie est donc revenue, comme aimantée par ce lieu où, au terme de sa vie, d’après ce qu’elle sait jusqu’à présent, Jésus a été déposé. C’est le seul lieu où quelque chose lui parle encore de Jésus, puisque c’est le dernier endroit où il a été déposé. Mais puisqu’il n’est plus là, comment vivre la relation à Jésus sinon dans cette sorte de désolation qui emplit son cœur ? Marie est toute en pleurs. 189


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C’est en ruminant ainsi ses pensées, en se désolant de la situation dans laquelle elle se trouve ; c’est en regrettant qu’elle n’ait pas été là pour empêcher qu’on ne vienne ravir le corps de Jésus ; c’est en pensant ainsi à l’avenir jadis si beau qui, maintenant, semble se défaire, que Marie jette ses yeux à l’intérieur du sépulcre. Il y a là, comme l’évangile l’évoque, une présence mystérieuse, vêtue de vêtements blancs, et annonçant une présence divine : Dieu est donc proche. Et cette réalité divine est à accueillir, car là où Jésus se trouvait, il y a désormais cette présence enveloppante, et la question posée à Marie de Magdala : « Pourquoi pleures-tu ? » Ne nous arrive-t-il parfois de pleurer et de ne plus bien savoir pourquoi, désolés de ne pouvoir faire la lumière sur ce qui est la source de notre désolation ? Remonte alors à la source de ta désolation, essaie de saisir, de comprendre, de ne plus te renfermer dans l’ensemble de tes souvenirs, de t’ouvrir peut-être à autre chose à quoi maintenant tu restes fermé : « Pourquoi pleures-tu ? » Pour Marie de Magdala, ce n’est pas difficile à dire, c’est tout simplement, mais très clairement parce que Jésus n’est plus là : « On a enlevé mon Seigneur, je ne sais pas où on l’a mis. » Marie est donc dans l’obscurité, parce qu’elle est dans l’ignorance radicale de l’endroit où Jésus se trouve. Son Seigneur, c’est-à-dire celui qui était pour elle son tout, celui pour qui elle voulait vivre, dès lors, jusqu’au bout de sa vie. Et voici qu’elle ne sait plus, voici qu’il y a devant elle, simplement le vide. Jésus semble ne plus lui laisser aucun signe de sa présence, il semble totalement lui échapper : elle n’a donc plus rien entre les mains. Mais n’est-ce pas ainsi, les mains vides, que l’on peut accueillir celui qui se donne, et qui n’est pas le Seigneur que l’on aurait soi-même à retenir ? Dans les paroles de Marie de Magdala rapportées ici, il y aurait bien sûr à entendre, comme dans une sorte de refrain nous permettant de comprendre ce 190


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qu’elle vit, le passage suivant du Cantique des Cantiques. Au début du chapitre 3, en effet, s’y lit cette hymne à l’amour de Dieu pour son peuple qui L’aime ; et s’affirme, au cœur des ces épousailles entre Dieu et son peuple, ce chant vibrant de l’amour. « Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime, Je l’ai cherché, mais je ne l’ai pas trouvé. Je me lèverai donc, je parcourrai la ville, dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime. Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui font la ronde dans la ville : “Avez-vous vu celui que mon cœur aime ?” À peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon cœur aime. » Et ceci qui annonce déjà ce que nous allons lire bientôt : « Je l’ai saisi et ne le lâcherai point, que je ne l’aie fait entrer dans la chambre de ma mère, dans la chambre de celle qui m’a conçue. » Marie Madeleine vit cette expérience éperdue : l’amour pour celui en qui elle a reconnu son Seigneur. « Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. » Voici maintenant que les deux mots vont ensemble : elle voit et elle ne savait pas. Ce regard est le regard obscur, qui ne perce pas le secret des choses, de la présence, le secret de Dieu. Elle est enfermée encore dans ses sentiments pour celui qui est son Seigneur. Elle voit Jésus, mais elle ne sait pas que c’est lui. N’est-il pas fréquent que Jésus se montre, qu’il s’offre, qu’il soit là, et que nous ne sachions pas que c’est lui ? « Jésus lui dit : “Femme, pourquoi pleures-tu, qui cherches-tu ?” Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : “Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai.” » Jésus lui parle, tout d’abord en lui posant la même question qui lui a déjà été posée par les deux anges : « Pourquoi pleures-tu ? » Essaie de retrouver la source de tes sentiments et, en l’essayant, qu’est-ce que tu peux trouver, sinon ton désir éperdu de celui qui veut se donner à toi ? Lorsque Jésus fut arrêté dans le jardin (et nous sommes à nouveau dans un jardin), à ceux qui ve191


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naient l’arrêter, Jésus demande : « Qui cherchez-vous ? » Et lorsque Jésus rencontre ses premiers disciples, il leur pose la même question : « Que cherchez-vous ? » Ce qui est en jeu dans notre relation à Jésus, car finalement nous sommes toujours d’une manière ou d’une autre en débat avec Jésus, c’est le désir profond que nous avons de lui. Et c’est de retrouver ce désir que Jésus parle avec Marie : « Qui cherches-tu ? » Au lieu de te laisser enfermer dans ta désolation, retrouve le mouvement intime de ton désir qui te porte vers lui. « Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : “Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai.” » Elle continue à répéter ce qu’elle a dit déjà. Elle désire à nouveau se saisir du corps de son Seigneur. Elle a devant elle celui qu’elle prend pour le jardinier et qui, sans doute, pour Jean qui nous décrit la chose, est réellement le jardinier de ce jardin où Dieu, dans son Fils, renouvelle sa création. Dieu a créé l’homme dans le jardin, et c’est dans le jardin que s’est consommée la révolte de l’homme contre Dieu. Cette révolte, elle s’est aussi manifestée lorsque, dans le jardin, les hommes sont venus pour s’emparer de Jésus. Mais voici que, dans le jardin, Jésus, gardien de la nouvelle création que le Père lui offre, Jésus se présente à Marie de Magdala, et nous demande de le reconnaître comme le jardinier de ce nouveau jardin. « Jésus lui dit : “Marie.” Se retournant, elle lui dit en hébreu : “Rabbouni”, ce qui veut dire : Maître. » Telle est la rencontre qui ne demande pas de commentaire, car il y a désormais ce que chacun est pour l’autre, et rien de plus, parce que cela est tout. Jésus est tout pour Marie, comme il a voulu l’être pour toujours, et Marie est reprise, aimantée par Jésus, comme nous le disions tout à l’heure, et puisse cela être vrai aussi de chacun de nous. « Jésus lui dit : “Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père ; mais va trouver mes frères et dis-leur : Je monte vers 192


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mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.” » Je l’ai saisi, disait le texte du Cantique, et Jésus dit : « Ne me touche pas. » Nous ne pouvons plus, en effet, enfermer Jésus désormais dans le monde qui est le nôtre. Si Jésus est ressuscité, cela veut dire qu’il peut se manifester dans notre monde, mais à partir d’ailleurs. Il n’est plus désormais enfermé dans notre espace et notre temps, même s’il peut les visiter d’ailleurs ; il est désormais celui qui vient vers nous tout en montant vers le Père. Car tel est le mouvement de sa Pâque, qui le conduit vers le Père et qui suscite en nous le même mouvement vers Dieu. Jésus est celui qui nous visite pour nous emporter vers Dieu, pour nous tourner vers le Père. Mais il reste aussi celui qui nous visite et se montre à nous pour nous envoyer vers nos frères : « Va trouver mes frères et disleur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Si Jésus est désormais près du Père, voilà que nous découvrons que celui qui est son Père est en même temps notre Père. « Le Père lui-même vous aime », disait Jésus au chapitre 16, de celui qui est notre Dieu ; et de la manière même dont il est son Dieu, il est aussi notre Dieu. Jésus nous introduit ainsi dans la relation à son Père, à Dieu son Père, celle qu’il vit depuis toujours et qu’il vit maintenant de manière définitive. Et nous, voici que notre vie nous engage dans la mission de Jésus, dans la mission que Jésus nous confie. Jésus qui retourne vers le Père — « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » —, est celui qui suscite en nous le désir d’annoncer sa parole, son message, son évangile : « Va trouver mes frères, et dis-leur… » Ce qu’elle a à leur dire, Marie de Magdala, c’est précisément ce message, cet évangile, cette bonne nouvelle : Jésus est le vivant, il est le Fils de Dieu retourné auprès du Père. Et il ne cesse pas de se tourner avec nous vers le Père. Marie de Magdala vient annoncer aux disciples : J’ai vu le Seigneur, et qu’Il lui a dit cela.



Deuxième méditation

L’apparition au bord du lac (Jn 21)

Ce soir, nous lirons ensemble le chapitre 21 de l’évangile de Jean. On pourrait être étonné toutefois de rencontrer un chapitre 21 parce qu’au chapitre 20, le récit de l’apparition aux disciples rassemblés au Cénacle, en présence de Thomas, se termine par une conclusion : « Jésus a fait encore beaucoup d’autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ceux-là ont été mis par écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. » Le chapitre 21 nous rapporte toutefois un autre signe écrit dans le livre de l’évangile, et il se termine à son tour par une dernière conclusion. On a réfléchi sur la raison de cette double conclusion. Il semble bien que le chapitre 21 ait été ajouté à une première rédaction de l’évangile. On pourrait en tout cas interpréter les choses de la sorte. Mais comment, pourquoi, quand, ce chapitre aurait-t-il été ajouté ? Une lumière pourrait venir de ce qui est immédiatement affirmé avant sa conclusion : « Le bruit se répandit chez les frères [les disciples] que ce disciple [Jean], ne mourrait pas. Or Jésus n’avait pas dit à Pierre : il ne mourra pas, mais : si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne… » Jean devait-il donc mourir avant le retour de Jésus ? Les premières communautés chrétiennes, comme nous le savons aussi par les lettres de saint Paul, attendaient dans un temps assez immédiat le retour du Seigneur, et il était donc normal de dire : Jésus reviendra avant que Jean ne meure, Jean étant alors le dernier des té195


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moins oculaires de la vie de Jésus. Et voici sans doute que Jean meurt, et la situation est désormais quelque peu différente de celle qu’on a connue jusqu’alors. En apparaissant à ses apôtres en présence de Thomas, Jésus prononce sa béatitude : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » Telle était bien la condition de bon nombre des premiers chrétiens : ils n’avaient pas vu, mais ils croyaient, sur le témoignage de ceux qui leur annonçaient. Mais ceux qui étaient au point de départ de cette annonce, eux, ils avaient vu. Et voici qu’avec la mort de Jean disparaissait le dernier témoin oculaire. L’histoire de l’Église s’inscrivait désormais dans un temps où il n’y avait plus de présence vivante des témoins oculaires. C’est à ce moment-là — on peut en tout cas s’imaginer la chose ainsi — que les disciples de Jean ajoutent le chapitre 21, à la fois pour rappeler que Jésus n’avait pas promis à Jean de ne pas mourir avant son retour, mais aussi pour nous rapporter l’épisode que nous allons lire maintenant, et qui est tellement éclairant pour la situation dans laquelle ils se trouvaient, et dans laquelle nous nous trouvons. Ils se trouvaient désormais en Église, communauté rassemblée par le Seigneur, vivant de sa parole et de sa présence, et communauté mobilisée pour sa mission. C’est ce qu’ils vivaient, c’est ce que nous vivons. Nous sommes la communauté ecclésiale à travers toutes les communautés auxquelles nous appartenons : communautés vivant de la présence du Seigneur qui nous rassemble, communautés mobilisées pour sa mission. Nous lisons ce chapitre 21 au moment où nous nous apprêtons à retourner, chacun de nous, là où se trouve notre réalité habituelle, celle des communautés auxquelles nous appartenons, celles aussi de la mission qui est la nôtre. L’évangile de Jean nous donne ce viatique, au moment où nous nous apprêtons à partir, ce viatique consistant dans la méditation du chapitre 21.

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« Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples, sur le bord de la mer de Tibériade, il se manifesta ainsi. » Il semblerait qu’après avoir lu la conclusion du chapitre 20, il ne serait plus question de manifestations de Jésus. Mais si, il se manifeste ! Et là où on est, là où les disciples ont été rencontrés par Jésus au point de départ de sa vie publique, là où ils sont maintenant retournés. Jésus se manifeste là où les hommes vivent, c’est là qu’il vient à leur rencontre. « Simon Pierre, Thomas appelé Didyme, Nathanaël de Cana en Galilée, les fils de Zébédée et deux autres de ses disciples se trouvaient ensemble. » Des disciples, la plupart d’entre eux dont le nom nous est donné, mais aussi quelques autres. Voilà donc une partie de la première communauté des croyants en Jésus, de ceux que Jésus a appelés pour les envoyer à sa mission. Ils sont là, rassemblés. « Simon Pierre leur dit : “Je m’en vais pêcher.” Ils lui dirent : “Nous venons, nous aussi avec toi.” Ils sortirent, montèrent dans le bateau et cette nuit-là ils ne prirent rien. » « Je m’en vais pêcher » : sous cette phrase tellement simple, sous cette invitation que Pierre lance aux autres, on peut cueillir comme un sens double, et un sens vrai dans la double direction où il nous parle. Pêcher : puisque la plupart de ceux qui sont là rassemblés ont exercé cette profession, n’est-il pas normal qu’ils s’en aillent pêcher ? Si Jésus se manifeste encore, c’est là où les hommes travaillent à ce qui est leur travail, leur profession, leur engagement. C’est là, dans le quotidien, que Jésus se manifeste désormais. Mais pêcher, c’est aussi, dans la perspective qu’ouvrent les Évangiles, être mobilisé par Jésus pour sa pêche. Dans les synoptiques, voilà ce que Jésus dit à ces pêcheurs qu’il appelle à marcher derrière lui : « désormais, ce sont des hommes que tu prendras ». Pêcher, c’est aussi cette dimension apostolique de leur vie, symbolisée dans l’acte de la pêche. Si c’est dans le quotidien que Jésus nous rejoint, c’est aussi là où nous sommes mo197


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bilisés pour sa mission. Et les disciples, qui sont invités par Pierre pour le rejoindre à la pêche, s’ajoutent à lui : « nous venons, nous aussi, avec toi. » Les voilà donc ensemble dans le bateau. Il s’agit bien d’une communauté, rassemblée par le Seigneur, d’un groupe d’hommes qui sont là ensemble parce que Jésus est passé dans leur vie et les a appelés, l’un après l’autre ; ils sont dans le bateau, désireux de pêcher, mais « cette nuit-là, ils ne prirent rien ». Évocation, nous pouvons le comprendre, de ce qui est souvent l’expérience de la vie. Travailler, refaire chaque jour les mêmes gestes, nous adonner à ce qui nous a été confié, être engagé dans une profession, c’est là ce dont on ne voit pas directement le fruit. On semble être engagé dans un travail qui ne révèle pas tout de suite la portée qui est la sienne. Il en est ainsi également si nous voyons dans la pêche le travail apostolique auquel s’adonnent les disciples du Seigneur. On peut travailler, et durement, on peut engager toutes ses énergies dans ce travail, pour réaliser la mission de Jésus. Mais le fruit n’est pas toujours visible : « cette nuit-là, ils ne prirent rien ». Pour nous qui vivons cette inefficacité apparente parfois de notre travail, de notre engagement, c’est bien la nuit. « Or, le matin déjà venu, Jésus se tint sur le rivage. Pourtant les disciples ne savaient pas que c’était Jésus. Jésus leur dit : “Les enfants, vous n’avez pas du poisson ?” Ils lui répondirent : “Non.” Il leur dit : “Jetez le filet à droite du bateau et vous trouverez.” Ils le jetèrent donc et ils n’avaient plus la force de le tirer tant il était plein de poissons. » Cette histoire que vivent les hommes, cette histoire qui est la nôtre et celle de nos communautés, c’est une histoire dont Jésus n’est pas absent. Jésus est là, apparemment à distance ; on ne l’aperçoit que lorsque le soleil se lève, et parfois on ne l’aperçoit pas. « Les disciples ne savaient pas que c’était Jésus. » Cette présence qui continue à les accompagner au cours de leur vie, c’est une présence qui, parfois, semble leur être arrachée, dans laquelle il 198


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semble qu’ils ne passent pas le reste de leur vie. C’est que la présence de Jésus n’est pas toujours ce qui nous vient à l’esprit, et nous ne reconnaissons pas toujours sa présence. Jésus, cependant entre dans leur expérience d’hommes, dans ce qu’ils sont en train de vivre, car cela l’intéresse tellement qu’il leur pose la question : « Avez-vous du poisson ? » Vous n’avez pas de poisson ? Jésus est intéressé par ce que nous vivons, là même où nous semblons ne pas remarquer sa présence, et il intervient sur ce qui est ainsi inscrit dans nos vies, pour que, à ce signe, nous reconnaissions sa présence : « Jetez le filet à droite, et vous trouverez. » Se laissant prendre par la parole de Jésus, obéissant à son invitation, agissant comme il leur a suggéré de faire, les voici qui se trouvent en face d’une pêche extraordinaire. Là où il n’y avait pas de poisson, il y a trop de poissons ; là où il n’y avait pas de fruit, voici que le fruit est surabondant. L’important pour nous, qui agissons au nom du Seigneur, c’est de nous laisser mobiliser par sa parole, c’est d’agir selon ce que lui-même nous inspire. Cela ne veut pas dire que seront multipliés les jours de pêche extraordinaire. L’efficacité ne nous sera pas toujours offerte, au moins comme une efficacité reconnaissable, et pourtant, il nous faut agir, confiants dans la parole de Jésus qui nous envoie et qui nous rassemble. Car ce qui est à faire n’est pas à notre mesure, et donc ce n’est pas à nous d’en vérifier la portée et l’importance ; comment pourrions-nous vérifier l’efficacité de nos paroles, de nos gestes et de nos actions, si tout cela est fait au nom de Jésus ? « Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : “C’est le Seigneur.” À ces mots : c’est le Seigneur, Simon mit son vêtement, car il était nu, et se jeta à l’eau. Les autres disciples qui n’étaient pas loin de la terre, mais à deux cents coudées, vinrent avec la barque, traînant le filet plein de poissons. » C’est ici que ce groupe d’hommes, cette communauté apostolique, révèle la diversité qui l’habite : il y a Pierre, il y a Jean, il y a les autres. Jean tout d’abord, le disciple que Jésus 199


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aimait, découvre la présence et l’action de Jésus, avec son regard capable de scruter la réalité, de comprendre spontanément l’action de Jésus. Simon Pierre, l’homme habité par le désir de guider les autres, de les entraîner à sa suite, le voilà qui se jette à l’eau, pour aller vers Jésus. Il y a les autres, occupés à leur travail, et qui le font avec ténacité, jusqu’à conduire la barque sur le rivage. Une communauté rassemblée par le Seigneur est faite de personnes diverses, et l’important est que cette diversité puisse se révéler pour le profit de tous. La diversité, parfois nous la vivons comme ce qui semble faire obstacle à l’unité, chacun tirant de son côté, chacun voulant affirmer en quelque sorte sa diversité comme ce à quoi il a droit. Mais il ne s’agit pas de droit, il s’agit de mettre à la disposition des autres la grâce que chacun reçoit de Dieu. Pour Jean, ce qui est en question, c’est d’offrir aux autres ce don qu’il a reçu du Seigneur de pouvoir le reconnaître. Pour Pierre, ce qui le met à la disposition des autres, c’est son tempérament décidé, convaincu, qui les entraîne à sa suite. Pour les autres, pour chacun, c’est d’offrir ses énergies à la besogne commune, au travail commun. Une communauté dans laquelle existe la diversité, c’est une communauté où chacun offre aux autres ce qui est en lui l’action de Dieu, pour qu’ils en bénéficient. Et chacun est heureux, à la fois de ce qu’il porte en soi comme don de Dieu, et de ce que Dieu lui offre à travers les autres comme Son don. « Une fois descendus à terre, ils aperçoivent un feu de braise, avec du poisson dessus et du pain. Jésus leur dit : “Apportez de ces poissons que vous venez de prendre.” Alors Simon Pierre monta dans le bateau et tira à terre le filet plein de gros poissons : 153, et quoi qu’il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. Jésus leur dit : venez déjeuner. Aucun des disciples n’osait lui demander : Qui es-tu, sachant que c’était le Seigneur. » Les voici donc rassemblés autour de Jésus, en sa présence. Et ce qu’ils trouvent, c’est tout d’abord le signe de 200


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la prévenance de Jésus : il a allumé le feu et a déjà préparé du poisson. Il est celui qui nous accueille, et celui qui, toujours, nous devance. Si nous nous laissons mobiliser, rassembler par lui, nous découvrons qu’il est là comme celui qui nous devance, non pas cependant comme celui qui se substituerait à nous, qui ne voudrait pas compter sur notre travail, qui n’aurait pas besoin de notre engagement : « Apportez ces poissons que vous venez de prendre. » Jésus, qui a préparé du poisson, veut que les apôtres lui offrent leurs poissons, que, répondant à sa parole, ils ont pris en telle abondance. Jésus est celui qui nous devance ; celui aussi qui, ayant suscité notre engagement et notre travail, veut que nous en retirions les fruits. Et voilà que Simon Pierre part pour tirer le filet de gros poissons, les 153 gros poissons. L’explication de ce nombre qui peut me satisfaire est celle qui y voit le nombre de poissons différents reconnus à cette époque. Le nombre veut donc dire qu’ils y sont tous, qu’aucun ne manque. Et le filet, malgré cela, ne se déchire pas. Quelle est donc l’ampleur de la mission reçue de Jésus, qui Jésus veut-il rassembler en nous mobilisant pour la pêche ? Ce sont tous les poissons, mais de telle sorte qu’ils puissent cohabiter ensemble, qu’ils puissent se trouver ensemble dans le même filet sans que ce filet se déchire. En ce passage, saint Jean utilise le verbe skidzein pour affirmer que le filet ne se déchira pas (comme il l’utilisa également lorsqu’il nous parla de la tunique de Jésus comme tunique sans couture : « ne la déchirons pas »). Il s’agit sans doute du regard que nous avons à porter sur la mission de Jésus, à la lumière aussi de sa prière : « Que tous soient un. » Qu’ils soient là tous, les poissons, mais qu’ils soient là dans l’unité que l’amour de Jésus nous permet de vivre comme le don que nous recevons de lui. « Venez déjeuner ! » Les disciples sont rassemblés autour de Jésus, « et aucun n’ose lui demander : qui es-tu ? » Il n’y a pas à in201


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terroger Jésus, ils savent bien que c’est le Seigneur. Cette connaissance, cette certitude, cette science, qui nous est donnée parfois, que le Seigneur est parmi nous, qu’il est celui qui nous rassemble, qu’il est celui pour qui nous vivons, qui suscite en nous notre engagement, nous n’avons pas à les répéter : nous savons bien que c’est le Seigneur. « Jésus vient, prend le pain et il le donne, et de même le poisson. Ce fut là la troisième fois que Jésus se présenta aux disciples, une fois ressuscité d’entre les morts. » Jésus rompt le pain et le donne à ses disciples, signe privilégié de sa présence. Jésus nous donne chaque jour le pain, pour que nous soyons nourris de son amour et de ce qu’il veut réaliser en nous. C’est la troisième fois que Jésus se manifeste à ses disciples réunis. Mais le texte continue : « Quand ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon Pierre : “Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?” Il lui répondit : “Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.” Jésus lui dit : “Pais mes agneaux.” Il lui dit à nouveau une deuxième fois : “Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? — Oui, Seigneur, lui dit-il, tu sais que je t’aime.” Jésus lui dit : “Pais mes brebis.” Il lui dit pour la troisième fois : “Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ?” Pierre fut peiné de ce que Jésus lui avait dit pour la troisième fois : M’aimes-tu ? Et il dit : “Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime.” Jésus lui dit : “Pais mes brebis.” » Dans ce passage, il y a sans doute quelque chose qui concerne Pierre lui-même, qui rejoint le mystère de sa vie à lui dans sa relation à Jésus, car nous verrons plus loin que Jésus revendique le même secret pour Jean. Mais ce que nous transmet ainsi l’évangile, nous pouvons aussi l’accueillir comme ce qui nous éclaire, dans la place où, chacun, nous vivons, et dans ce que, chacun de nous, nous avons à vivre. Il y a l’interrogation de Jésus répétée par trois fois. Et la première fois, Jésus dit : « M’aimes-tu plus que ceux-ci ? » Comme si, à Pierre qui, lors de la dernière Cène, revendiquait pour lui une fidélité particulière, Jésus avait 202


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à rappeler que chacun d’entre nous ne peut le servir que dans l’humilité. Jésus répète sa question par trois fois, car, par trois fois, Pierre a été interrogé au cours de la Passion, et par trois fois il a dit : « Je ne le connais pas. » Si Jésus, ainsi, peut susciter la tristesse dans le cœur de Pierre — « Pierre fut peiné de ce qu’il lui dit pour la troisième fois : M’aimes-tu ? » —, son intention n’est pas qu’il s’enferme dans cette tristesse, c’est, au contraire, qu’il ait l’occasion de reprendre ce qu’il a vécu si mal ce jour-là. Par trois fois, Pierre a renié, par trois fois, il peut dire à Jésus : mais si, je te connais, et oui, je réponds à ta demande : m’aimes-tu ? Mais comment Pierre répond-il à la demande de Jésus ? Désormais, ce n’est plus avec cette sorte d’assurance qu’il croyait jadis pouvoir trouver en lui-même. La réponse de Pierre, c’est de renvoyer Jésus à la connaissance qu’il a de lui : « Tu sais tout, tu sais bien que je t’aime. » L’amour que Pierre porte à Jésus, qui peut le connaître, sinon Jésus ? L’amour que chacun de nous, nous portons à Jésus, ce n’est pas nous qui pouvons en rendre compte, c’est Jésus lui-même qui le connaît ; mais c’est sur cet amour que Jésus interroge Pierre parce qu’il enchaîne en quelque sorte sa question et la réponse qui lui est donnée avec ce qui suit immédiatement : « Pais mes agneaux », « Pais mes brebis ». Pour pouvoir paître au nom du Seigneur ceux qui lui appartiennent (ce n’est plus ici l’image de la pêche, mais l’image du pasteur), pour pouvoir être pasteur au nom de Jésus et avec lui, il faut que la responsabilité que, de lui, nous recevons, soit enracinée dans notre attachement personnel à lui : « M’aimes-tu ? » Pour pouvoir réaliser quelque chose dans la vigne du Seigneur (une autre image), il faut que nous soyons enracinés dans l’amour que nous lui portons, et c’est à partir de cet amour, de ce lien, de cette amitié (« Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis »), c’est à partir de cela que Jésus dit : « Pais mes agneaux », « Pais mes brebis ». Jésus nous confie ceux qui sont les siens, ceux qui lui appartiennent. « Père, 203


« JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE »

disait-il en se tournant vers Lui, garde ceux que Tu m’as donnés. » Voici que Jésus, à son tour, nous les confie à nous, pour que la mission qui est la sienne envers eux, nous puissions, en son nom, la réaliser à notre tour. « “En vérité, en vérité, je te le dis, continue Jésus, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais. Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas.” Il signifiait, en parlant ainsi, le genre de mort par lequel Pierre devrait glorifier Dieu. Ayant dit cela, il lui dit : “Suis-moi.” » Ce sont les dernières paroles que Jésus adresse à Pierre, il aura encore à répondre à sa question, mais ce sont les paroles par lesquelles Jésus introduit Pierre à l’intérieur du mystère de sa propre vie. Jésus a donné sa vie pour les siens, il demande à Pierre de le suivre jusque-là. Il signifie, en parlant ainsi, « le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu ». Quand il dit à Pierre : « Suis-moi », il lui demande de le suivre jusque dans la mort, jusque dans le don de sa vie. C’est ce que Jésus annonce, de manière imagée, que nous pouvons aussi appliquer, sans doute, à notre propre situation, et davantage, probablement, à celle de certains d’entre nous. « Quand tu étais jeune… quand tu auras vieilli… » C’est l’annonce de la crucifixion de Pierre, mais c’est aussi un texte dans lequel nous pouvons entendre Jésus parler à ceux qui, parmi nous, sont davantage touchés par les limites du grand âge, par les diminutions de la vie et des forces : « Quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture », tu pouvais disposer de toi, il y avait en toi tant d’énergie, de capacité d’initiative, de réalisation. « Quand tu auras vieilli, un autre te ceindra. » Voici qu’avec l’âge grandissent les passivités. C’est le même Seigneur qui, ainsi, nous visite, qui veut nous ceindre et nous conduire là où nous aurons à nous abandonner jusqu’au bout avec lui et en son nom.

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JOUR 1 2 3 4 5 6 7 8

« Se retournant, Pierre voit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui-là même qui, durant le repas, s’était penché sur sa poitrine et lui avait dit : “Seigneur, qui est-ce qui te livre ?” Le voyant donc, Pierre dit à Jésus : “Seigneur, et lui ?” Jésus lui dit : “Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe, toi, suis-moi.” » Pierre sait ce qui l’attend, et sans doute le reçoit-il de Jésus avec reconnaissance, puisqu’il s’agit de suivre Jésus jusque là. Mais il y a l’autre, et qu’adviendra-t-il de lui ? Pierre et Jean, tellement souvent rassemblés dans ces récits de l’évangile, dans les textes que nous avons lus. Pourquoi Jésus ne dirait-il pas aussi à Pierre ce qu’il adviendra de Jean ? « Seigneur, et lui ? » La réponse de Jésus est celle qui nous renvoie chacun au mystère de notre propre vie : « Si je veux… que t’importe, toi, suismoi. » La question qui est la nôtre est la question que nous seuls pouvons résoudre, la question de notre vie. Il faut par ailleurs respecter le mystère qui vit au plus profond de chacun, et il y a à garder la discrétion sur ce qui est le chemin de Jésus, le chemin de Dieu dans la vie de chaque personne. « Que t’importe, toi, suis-moi ! » Et nous voici retombés sur les versets par lesquels nous commencions notre introduction à ce chapitre 21 : « Le bruit se répandit alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas. Or Jésus n’avait pas dit à Pierre : Il ne mourra pas, mais : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne. » Et ainsi sommes-nous introduits (si on peut parler de la sorte !) à la conclusion dernière de cet évangile de Jean, que nous avons essayé de mieux comprendre. « C’est ce disciple qui témoigne de ces faits. » C’est Jean qui nous a parlé, c’est son témoignage que nous avons reçu, c’est grâce à lui et par lui que nous avons été conduits à l’écoute de Jésus. « Nous savons que son témoignage est véridique » : c’est la vérité même de Dieu à laquelle nous sommes ouverts en nous ouvrant à ces pages d’évangile. 205


« JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE »

« Il y a encore bien d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en écrirait. » Comment comprendre cette dernière affirmation, sachant que la vie de Jésus, de toute manière a été relativement brève, comment le monde ne pourraitil pas contenir les livres qu’on aurait à écrire pour raconter les choses qu’a faites Jésus ? C’est que — et tel était le sens de ce chapitre 21 tel que nous l’avons introduit —, Jésus n’a pas cessé de faire les choses qu’il a faites. Ce qu’il a offert à ses disciples alors qu’il vivait encore avec eux, il ne cesse de l’offrir à chacun des siens. Chacun d’entre nous, nous avons à continuer l’histoire de Simon Pierre, de Jean et des autres. Et Jésus continue à offrir sa présence et son action à tous les siens ; dès lors, comment dire tout ce que Jésus a fait, puisqu’il n’a pas fini de le faire, qu’il continue à le faire ? La question pour nous, c’est de reconnaître ce qu’il fait, et de lui permettre de faire en nous et à travers nous, ce qu’il désire faire aujourd’hui et demain.

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Table des matières

Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Introduction (Prologue de l’évangile) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 PREMIÈRE JOURNÉE

Première méditation

Le signe de Cana (Jn 2) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Deuxième méditation Nicodème (Jn 3, 1-21) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 DEUXIÈME JOURNÉE

Première méditation Jean Baptiste (Jn 3, 22-36 et 1, 19-34) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Deuxième méditation La Samaritaine (Jn 4, 1-42) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 TROISIÈME JOURNÉE

Première méditation

L’infirme de Béthesda (Jn 5, 1-18) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Deuxième méditation

La multiplication des pains (Jn 6, 1-21) . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 QUATRIÈME JOURNÉE

Première méditation L’aveugle-né (Jn 9, 1-23) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Deuxième méditation Guérison de l’aveugle-né (suite) (Jn 9, 24-41) . . . . . . . . . . . . 103

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« JE SUIS VENU POUR QU’ILS AIENT LA VIE »

CINQUIÈME JOURNÉE

Première méditation

La résurrection de Lazare (Jn 11, 1-27) . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Deuxième méditation

La résurrection de Lazare (suite) (Jn 11, 28-54) . . . . . . . . . . . 127 SIXIÈME JOURNÉE

Première méditation

Le lavement des pieds (Jn 13, 1-10) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Deuxième méditation

La mission des amis de Jésus dans le monde (Jn 15, 11-27) . . 149 SEPTIÈME JOURNÉE

Première méditation

Jésus devant Pilate (Jn 18, 28 – 19, 16) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 Deuxième méditation

La mort de Jésus en croix (Jn 19, 16-42) . . . . . . . . . . . . . . . . 171 HUITIÈME JOURNÉE

Première méditation

La résurrection de Jésus (Jn 20, 1-18) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 Deuxième méditation

L’apparition au bord du lac (Jn 21) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195

Achevé d’imprimer le 15 octobre 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Simon Decloux

« Je suis venu pour qu’ils aient la vie » « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais ait la vie éternelle. » Ce que nous sommes invités à comprendre, à partir de ce discours, et globalement de la rencontre de Jésus, et de tout l’évangile de Jean, c’est l’amour fou que Dieu a pour les hommes. C’est un amour tel qu’il a conduit le Père à donner son Fils unique pour sauver les hommes.

Le père Simon Decloux, jésuite, après avoir été supérieur provincial en Belgique, puis assistant général à Rome, a œuvré, au Congo-Kinshasa, à la formation intellectuelle et spirituelle de jeunes religieux et prêtres, jusqu’en 2009. Il vient de reprendre ses activités à Bruxelles. Il est l’auteur de plusieurs écrits philosophiques et spirituels, parmi lesquels ces « retraites de huit jours » selon les quatre évangiles.

« Je suis venu pour qu’ils aient

« Je suis venu pour qu’ils aient la vie »

Simon Decloux

Simon DECLOUX

la vie »

ISBN 978-2-87356-437-7 Prix TTC : 14,95 €

9 782873 564377

Retraite de huit jours avec saint Jean


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