Paul Maskens
La péripétie
Après On a trahi Judas, paru en 2008 dans la même collection, l’auteur, dans sa nouvelle méditation le Mystère de Marie à Cana, nous fait découvrir un aspect tout à fait neuf du rôle joué par Marie à Cana. Découverte bouleversante, dans le droit fil de l’Évangile de Jean, qui permet de s’interroger à nouveau sur la profondeur de la participation de la mère de Jésus au mystère de l’Incarnation. Ce texte est suivi d’une pièce en deux actes intitulée la Péripétie. Méditation sur le mystère de l’Annonciation. Paul Maskens est né en 1934. Publicitaire de métier. Diplômé en théologie de l’Université catholique de Louvain. Diacre de l’Église qui est en Brabant (Belgique).
ISBN 978-2-87356-439-1 Prix TTC : 9,95 €
Vie spirituelle 9 782873 564391
Le mystère de Marie à Cana Le mystère de Marie à Cana
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Paul Maskens
Le mystère de Marie à Cana
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La péripétie
Paul Maskens
Le mystère de Marie à Cana suivi de
La péripétie
Namur
Du même auteur : « Une enquête sur les diacres francophones de Belgique », in A. Haquin, Ph. Weber et alii, Diaconat XXIe siècle, Bruxelles, Lumen Vitae, 1997. Traduction du néerlandais vers le français du livre du professeur Herman L. Beck, Les musulmans d’Indonésie, Turnhout, Brepols, coll. « Fils d’Abraham », 2003. On a trahi Judas, Namur, Fidélité, coll. « Vie spirituelle », 2008. Dans la même collection : Brèves rencontres, Willy Gettemans, 2002. La compassion, Henri Nouwen, 2003 (2e éd. 2004). Sous mon figuier, Jacques Patout, 2004. Ce Dieu caché que nous prions, Gaston Lecleir, 2004. Dans le feu du buisson ardent, Mark Ivan Rupnik, 2004. Chemin de Croix au Colisée, André Louf, 2005. Le récit du pèlerin, Ignace de Loyola, 2006. Réapprendre à prier, Cardinal Godfried Danneels, 2006. La prière de contemplation, Franz Jalics, 2007. On a trahi Judas, Paul Maskens, 2008. La Bonne Nouvelle au hasard des routes de Palestine, Édouard Boné, 2008. L’Évangile du partage des biens, François Bal, 2008. Le mystère, notre demeure, Pierre Van Breemen, 2009. Le mystère de Marie à Cana, suivi de la Péripétie, Paul Maskens, 2009. © Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • 5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-439-1 Dépôt légal : D/2009/4323/16 Maquette et mise en page : Jean-Marie Schwartz Imprimé en Belgique
Ouvrage édité avec le soutien du département culture de la CCMC, a.s.b.l.
Le mystère de Marie à Cana Méditation cinématographique
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Je vais faire un film sur les noces de Cana (Jn 2, 1-11). Oui. C’est la faute à saint Ignace de Loyola. Il m’a convaincu par deux raisons. La première, c’est la façon dont il souhaite que nous méditions les textes des Évangiles. Dans ses fameux Exercices spirituels, les méditations sont, pour lui, des contemplations (47 1) qui font un large usage de l’imagination. Ainsi Ignace recommande-t-il de « regarder par l’imagination » (66), d’« écouter par l’imagination » (67), de sentir « par l’odorat imaginaire » (68), de « goûter de la même façon » et même de « toucher en quelque sorte » (70). Tous les sens sont mis en œuvre avec un grand souci du détail : « … embrasser les vêtements, les lieux, les traces de pas et tout ce qui a trait aux personnes en question » (125). Lorsqu’il s’agit, par exemple, de contempler le règne de Jésus Christ, Iñigo de Oñaz y Loyola recommande de « se mettre devant les yeux un roi humain » (92), de s’imaginer entendre ce roi parlant… Et le maître en exercices spirituels va jusqu’à écrire le discours de son
1. Numéro du paragraphe de ses Exercices spirituels.
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personnage (93). Tout cela doit s’imaginer de la façon la plus concrète. Lorsque l’on médite le voyage de Joseph et de Marie de Nazareth à Bethléem, il convient de prendre en « considération le chemin, appréciant sa longueur et son tracé, tantôt facile, tantôt difficile, tel qu’il se présente. Ensuite, nous explorerons aussi le lieu de la Nativité, semblable à une grotte : large ou étroit, plat ou élevé, confortable ou non » (112). Allant plus loin encore, le saint natif de Azpeitia s’introduit dans la scène qu’il compose : « Je m’imaginerai que je suis présent parmi eux, comme un petit pauvre, les servant selon leurs besoins avec le plus grand respect » (114). J’ai donc décidé de m’imaginer en train de réaliser un film sur les noces de Cana. En effet, le tournage d’un film exige de contrôler tous les détails. Quelle meilleure façon y a-t-il, en ce début du troisième millénaire, de respecter les conseils du fondateur de la Compagnie de Jésus ? Je suis convaincu qu’aujourd’hui, au lieu de « contemplez » ou « méditez », il nous aurait dit « filmez » la scène. Quant à la recommandation de « ruminer » ce qui a été médité (64) 2, il nous aurait incités à passer notre film en boucle. Mais, après avoir pris ma décision de filmer les onze premiers versets du chapitre deux de l’Évangile de saint 2. Selon la traduction de Jean-Claude Guy, Paris, Seuil, collection « Points », série Sagesses.
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Jean, j’ai été pris d’angoisse. Eh quoi, me disais-je, aurais-tu l’outrecuidance, à côté des grandes méthodes d’approche des textes sacrés (symbolique, historico-critique, structuraliste, narrative, etc.) d’oser les analyser à travers l’œil d’une caméra ? Quel culot ! Quelles compétences aurais-tu, minuscule, pour méditer « cinématographiquement » ? Remballe ton trépied, ton dolly et ta louma, mesure ton impéritie, annule ton projet. N’était-ce pas la voix de la sagesse ? J’étais donc sur le point d’abandonner mon projet lorsque ce cher Iñigo m’a offert une seconde raison. Un trait de sa personnalité a pulvérisé mes inhibitions. En effet, dans son autobiographie intitulée le Récit du pèlerin 3, il parle de sa formation. En 1523, à trente-deux ans, il ne savait ni l’italien ni le latin 4. Il ne commence à étudier qu’à l’âge de trente-trois ans à Barcelone, et seulement pendant trois ans. Durant un séjour à Alcala, lui et ses compagnons furent inquiétés par les inquisiteurs et, puisqu’ils n’avaient pas fait d’études, ils ne devaient plus parler des choses de la foi pendant quatre ans, le temps de s’instruire davantage. À la vérité, le Pèlerin 5 était bien celui qui en savait le plus, et pourtant ses connaissances
3. Ignace de Loyola, Le récit du pèlerin, Namur et Paris, Fidélité et Salvator, coll. « Vie spirituelle », 2006. 4. Au chapitre 4, no 35. 5. C’est ainsi qu’il se nomme lui-même dans son autobiographie.
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n’avaient guère de fondement ; c’était d’ailleurs la première chose qu’il disait chaque fois qu’on l’interrogeait 6. Questionné par les dominicains du couvent de SaintÉtienne, à Salamanque, il leur détailla clairement les quelques études qu’il avait faites et leur peu de fondement 7. Dès lors, me sachant en si bonne compagnie, je me suis mis au travail. Bien m’en a pris car, comme on le verra, la réalisation du film nous conduisit à faire une découverte bouleversante. ❧
6. Au chapitre 5, no 62. 7. Idem, au no 64. N.B. : On comprend pourquoi les Jésuites étudient tant !
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Mais, avant tout, et puisqu’il s’agit de l’adaptation cinématographique d’un passage du Nouveau Testament, apprivoisons les onze versets qu’il s’agira de traduire en images. Lisons-les très lentement et à haute voix, comme on faisait à l’époque de leur écriture. Et, puisque nous les lisons en français, offrons-nous le plaisir de les déclamer à partir de plusieurs bibles différentes.
La traduction de la Bible de Jérusalem (BJ) Il s’agit d’une traduction collective des textes hébreux et grecs sous la direction des frères dominicains de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (qui lui a donné son nom). Elle a connu de nombreuses éditions depuis sa première parution en un volume, en 1955, jusqu’à la dernière révision importante de 1998. Réalisée par les meilleurs spécialistes des études bibliques, elle est actuellement la plus répandue en France et fait figure de « classique ». L’École biblique et archéologique française de Jérusalem a été fondée le 15 novembre 1890 par le père Marie-
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Joseph Lagrange, sur l’idée qu’il fallait étudier la Bible dans le pays où elle a été écrite. Une fois là-bas, il a tout appris, même l’assyrien et l’égyptien, pour être capable, ensuite, de préparer des maîtres. Lui-même maître en théologie, exégète incomparable, savant d’une rare culture, esprit très fin, travailleur acharné, Marie-Joseph Lagrange mourut, âgé de quatre-vingt-trois ans, à SaintMaximin, le 10 mars 1938. C’est aux chercheurs de la deuxième génération de l’École biblique que l’on doit la fameuse Bible de Jérusalem (1956), dont la publication constitue en quelque sorte l’achèvement de l’idéal du père Lagrange. Voici ce que nous lisons dans l’édition de 1986, parue aux éditions du Cerf : 2 1 Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. 2 Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. 3 Or, il n’y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » 4 Jésus lui dit : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée. » 5 Sa mère dit aux servants : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » 6 Or, il y avait là six jarres de pierre, destinées aux purifications des juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. 7 Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres. » Ils les remplirent jusqu’au bord. 8 Il leur
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dit : « Puisez maintenant et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. 9 Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau changée en vin — et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau — le maître du repas appelle le marié 10 et lui dit : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ! » 11 Tel fut le premier des signes de Jésus, il l’accomplit à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. La BJ donne quelques notes concernant ce passage. Ainsi pour le « troisième jour » elle indique : « Trois jours après la rencontre avec Philippe et Nathanaël ; l’évangile s’ouvre ainsi par une semaine complète comptée presque jour par jour, et aboutissant à la manifestation de la gloire de Jésus. » Concernant la présence de la mère de Jésus, toujours au premier verset, la BJ note : « Marie est présente au premier miracle qui révèle la gloire de Jésus, et de nouveau à la croix 19, 25-27. Par une intention manifeste, plusieurs traits se répondent dans les deux scènes. » Après le « Que me veux-tu ? » du verset 4, la BJ signale : Litt. « Quoi à moi et à toi ? » sémitisme assez fréquent dans l’AT, Jg 11, 12 ; 2 S 16, 10 ; 19, 23 ; 1 R 17, 18, etc. ; et dans le NT, Mt 8, 29 ; Mc 1, 24 ; 5, 7 ; Lc 4,
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34 ; 8, 28. On l’emploie pour repousser une intervention jugée inopportune ou même pour signifier à quelqu’un qu’on ne veut avoir aucun rapport avec lui. Le contexte seul permet de préciser la nuance exacte. Ici Jésus objecte à sa mère que « son heure n’est pas encore arrivée ». Quant à la désignation de « femme », BJ rappelle que « cette appellation, insolite d’un fils à sa mère, sera reprise en 19, 26, où sa signification s’éclaire comme un rappel de Gn 3, 15.20 : Marie est la nouvelle Ève, « la mère des vivants ». Enfin pour l’heure, au même verset, la BJ commente : « L’heure de Jésus est l’heure de sa glorification, de son retour à la droite du Père. L’évangile en marque l’approche, 7, 30 ; 8, 20 ; 12, 23.27 ; 13, 1 ; 17, 1. Fixée par le Père, elle ne saurait être avancée. Le miracle obtenu par l’intervention de Marie en sera cependant l’annonce symbolique. »
La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) Publiée pour la première fois en 1975, la Traduction œcuménique de la Bible a bénéficié d’une importante révision en 1988, puis a été mise à nouveau à jour en 2004. Due au travail de biblistes catholiques, protestants et orthodoxes, elle propose un texte précis et harmonieux qui tient compte des résultats récents de la recherche biblique en ce qui concerne la formation des livres du Pentateuque.
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Selon, la TOB le texte à filmer dit ceci : 2 1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là. 2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples. 3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin ». 4 Mais Jésus lui répondit : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » 5 Sa mère dit aux servants : « Quoi qu’il vous dise, faites-le. » 6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs ; elles contenaient chacune de deux à trois mesures. 7 Jésus dit aux servants : « Remplissez d’eau ces jarres » ; et ils les emplirent jusqu’au bord. 8 Jésus leur dit : « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas. » ils lui en portèrent 9 et il goûta l’eau devenue vin — il ne savait pas d’où il venait, à la différence des servants qui avaient puisé l’eau —, aussi il s’adresse au marié 10 et lui dit : « Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon ; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! » 11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.
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La TOB donne en note pour le verset 4 : « Le grec a conservé la forme originale de la tournure hébraïque : Qu’y a-t-il pour moi et pour toi ? qu’on retrouve en Jg 11, 12 ; 2 Ch 35, 21 ; Mt 8, 29 ; Mc 1, 24 ; 5, 7 ; Lc 4, 34 ; 8, 28, etc. On l’employait pour écarter une intervention qu’on jugeait déplacée. » Et, pour les jarres de pierre, la TOB précise : « Une mesure correspondait à une quarantaine de litres. » Entre les deux traductions, on note de petites différences. Ainsi, au verset 1, la BJ omet l’« Or », parle de « noces » au pluriel et choisit de dire que Marie « y était » alors que la TOB dit qu’elle « était là ». Au verset 2, la BJ omet « lui » et parle de « ces noces ». Mais au verset 3, la différence est plus significative : la TOB dit que « le vin manquait » et que Marie informe son fils qu’« ils n’ont pas de vin », alors que la BJ prétend qu’il n’y a plus de vin et ajoute 8 en incise « car le vin des noces était épuisé ». La première semble traduire un manque, une difficulté structurelle, tandis que la seconde penche pour un épuisement du stock disponible, un problème contingent. Dans un cas, la noce serait pauvre, dans l’autre, les noces seraient goulues. Les premiers, ce n’est peut-être pas de leur faute ; par contre, les seconds ont peut-être été imprévoyants 9. 8. Suivant en cela le manuscrit dit « Sinaïticus », rédigé entre 330 et 350. 9. Comme les vierges folles de Matthieu 25, 1-13 ?
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Quant au prodige lui-même, la TOB dira au verset 9 que l’eau est « devenue » vin tandis que pour la BJ elle a été « changée » en vin et au verset 11 la BJ crie au « miracle » tandis que la TOB contemple un « signe ».
La Bible pastorale C’est en 1997 que les éditions Brépols, de Turnhout (Belgique), publient la Bible pastorale (BP). En fait, il s’agit de la Bible de Maredsous, traduction établie par le père Georges Passelecq, o.s.b. à son retour des camps de prisonniers allemands en 1949-1950. Ce texte a été revu, corrigé et publié en 1968 par les abbayes de Maredsous et d’Hautecombe. Il a été repris par le Centre Informatique et Bible, de Maredsous, qui lui a donné de nouvelles notes pastorales, exégétiques et liturgiques ainsi qu’un lexique entièrement nouveau. Voyons comment la BP traduit le texte que nous aurons à filmer. 2 1 Deux jours après, on célébrait des noces à Cana, en Galilée. La mère de Jésus y était ; 2 et Jésus fut également invité avec ses disciples. 3 Le vin manqua. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont plus de vin. » 4 Jésus lui répondit : « Femme, en quoi cela nous concerne-t-il ? Mon heure n’est pas encore
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venue. » 5 Sa mère dit aux serveurs : « Faites ce qu’il vous dira. » 6 Or il y avait là, destinées aux ablutions des Juifs, six auges de pierre, qui contenaient chacune deux ou trois mesures. Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces auges. » Ils les remplirent jusqu’au bord. 8 « Puisez maintenant, leur dit-il, et portez-en au maître d’hôtel. » Et ils en portèrent. 9 Le maître d’hôtel goûta cette eau changée en vin et, ignorant sa provenance (tandis que les serveurs qui avaient puisé l’eau la connaissaient bien), il se tourna vers l’époux 10 et lui dit : « L’usage est de servir d’abord le bon vin ; puis, lorsqu’on a bu copieusement, le moins bon. Mais toi, tu as gardé le meilleur jusqu’à maintenant. » 11 Tel fut, à Cana en Galilée, le premier des miracles de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. L’équipe du Centre Informatique et Bible (CIB) de Maredsous, qui a retravaillé la traduction de Dom Passelecq, donne, elle aussi, quelques indications en notes. Pour l’étonnant « deux jours après », elle indique : « litt. le 3e jour (après la rencontre avec Nathanaël). Si on compte les jours depuis Jn 1, 19 (cf. Jn 1, 29.35.41.43 ; 2, 1), on obtient sept jours qui aboutissent aux noces de Cana. » Mais, pourquoi traduire « deux jours » et noter : « litt. le 3e jour », d’autant plus que Dom Passelecq lui-
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même avait traduit « Trois jours après », comme je le lis dans l’édition de Maredsous de 1949 ? Pour le mot « femme », la BP renvoie à Jn 19, 26. À « concerne » en Jn 2, 4 elle signale : « litt. : Quoi pour moi et pour toi ? : sémitisme utilisé pour écarter une question ou une réponse importune (cf. 2 Sa 16, 10 ; 19, 23, etc.). Aux « ablutions » de 2, 6, elle conseille de voir Mc 7, 3-4 où l’on parle de ces purifications coutumières chez les Juifs. En 2, 6 elle confirme que les mesures sont d’environ quarante litres. Enfin, pour les miracles de Jn 2, 11, elle indique : « litt. signes. » Et nous enseigne : « Le mot est fréquemment utilisé dans l’évangile de Jean (cf. Jn 2, 18 ; 3, 2 ; 4, 48 ; 6, 2, etc.). Avec les œuvres (Jn 5, 36 ; 14, 11-12 ; etc.), il fait partie du vocabulaire johannique, qui suggère constamment que Dieu n’est jamais vu immédiatement, mais qu’il fait signe, qu’il appelle, qu’il se révèle à travers des événements, des signes. Par eux, il invite à croire. » Après cette pastorale explication, on ne voit pas pourquoi la BP continue à employer le mot « miracle » chez Jean. En utilisant différentes versions françaises des noces de Cana pour nous imprégner de la scène à filmer, nous découvrons l’étonnante liberté des traducteurs.
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La Bible de la liturgie Notre curiosité ayant été éveillée, allons donc voir ce qu’il en est de notre texte lorsqu’il s’agit de le proclamer au cours de l’Eucharistie dominicale. Ce qu’on appelle la Bible de la liturgie, c’est-à-dire la traduction utilisée par l’Église catholique pour la messe, les sacrements et la liturgie des Heures. À quelle version les chrétiens rassemblés pour l’Eucharistie du dimanche ont-ils droit ? Ils ne l’entendent que le deuxième dimanche du Temps ordinaire de l’année C, c’est-à-dire une fois tous les trois ans. Ou lorsqu’il a été choisi par des époux pour leur messe de mariage. Écoutons-le : 2 1 Il y avait un mariage à Cana en Galilée. La mère de Jésus était là. 2 Jésus aussi avait été invité au repas de noces avec ses disciples. 3 Or, on manqua de vin ; la mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » 4 Jésus lui répond : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » 5 Sa mère dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira. » 6 Or, il y avait là six cuves de pierre pour les ablutions rituelles des Juifs ; chacune contenait environ cent litres. 7 Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez d’eau les cuves. » Et ils les remplirent jusqu’au bord. 8 Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. 9 Le maître du repas goûta l’eau changée
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en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais les serviteurs le savaient, eux qui avaient puisé l’eau. 10 Alors le maître du repas interpelle le marié et lui dit : « Tout le monde sert le bon vin en premier, et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. » 11 Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana en Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. La Bible de la liturgie n’a pas estimé utile pour le fidèle à l’assemblée dominicale de savoir que l’évangéliste a placé ces noces au « troisième jour » comme pour annoncer en ce premier signe celui qui serait le dernier, la résurrection. D’autre part, elle préfère « mariage » — ce qui connote un contrat — aux « noces » ce qui signale une fête, une réjouissance. Lorsque les traducteurs semblent ainsi vouloir m’orienter vers tel ou tel sens, j’aime aller écouter sœur Jeanne d’Arc, o.p. 10 dont le français fleure bon le grec des rédacteurs. Pour la dominicaine, il y a bien une noce où le vin manque, d’où Marie dit : « Ils n’ont plus de vin. » 10. Jean, traduit par sœur Jeanne d’Arc, Paris, Les Belles Lettres et DDB, 1990.
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Au verset 4 : « Qu’est-ce de moi à toi, femme ? » Les servants remplissent les jarres « jusqu’en haut ». L’eau est « devenue » vin. On sert habituellement le moins bon vin quand « ils sont ivres ». « Tel est le commencement des signes. » À se promener ainsi dans les différentes versions françaises du texte, on découvre qu’il y a des mots qui sont tous traduits de la même façon (« Mon heure n’est pas encore venue », « Ce qu’il vous dira, faites-le », « remplissez », « Puisez », « Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ») et d’autres qui se prêtent à plus de créativité. Ainsi en vat-il des « jarres » qui peuvent être des « cuves » ou des « auges » ou bien encore des « urnes » selon la traduction de Port-Royal 11. Le « maître du repas » est parfois nommé « maître d’hôtel », « maître du festin » ou « maître de la fête » (André Chouraqui 12). Certains ont converti les « deux à trois mesures » en « cent litres », ce qui constitue une juste moyenne. D’habitude on ne sert la piquette que lorsque les convives sont « ivres » selon l’école de Jérusalem et sœur Jeanne d’Arc. D’autres traducteurs modére11. Exécutée sous l’impulsion de Louis Isaac Lemaître de Sacy, par les Solitaires, au nombre desquels Pascal. 12. André Chouraqui (1917-2007), La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, 26 volumes, Desclée De Brouwer, 1974-1977, et L’Univers de la Bible, 10 tomes, Paris, Brepols et Lidis, 1982-1987.
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ront le propos et décriront ces convives comme étant « gris ». D’autres encore seront plus stricts et parleront d’avoir « bu copieusement ». Mais pour l’assemblée qui célèbre l’Eucharistie, il ne peut être question de la distraire et on proclamera « lorsque les gens ont bien bu ». Bien boire, c’est bien, non ? André Chouraqui, un tantinet facétieux, préfère qu’on serve le picrate « quand ils sont émoustillés ». Où ça part dans tous les sens, c’est lorsqu’il convient de traduire le fameux « Quoi pour moi et pour toi, femme ? » Que me veux-tu, femme ? ou Femme, que me veux-tu ? La Nouvelle Traduction de la Bible, parue chez Bayard en 2001, y va d’un « Femme, ne te mêle pas » qui vaut en créativité l’ancien « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » de Port-Royal. André Chouraqui traduit : « Qu’en est-il pour moi et pour toi, femme 13 ? » Les Pères de l’Église ont surtout médité sur l’expression « Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi 14 ? » Or s’il y a deux
13. Dans L’univers de la Bible, Paris, Brepols et Lidis, 1985, Tome VIII. 14. Jean Chrysostome, Irénée de Lyon, Augustin, etc. Cf. Les noces de Cana, supplément no 117 aux Cahiers évangiles, Paris, Cerf, 2001.
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personnes qui savent mieux que toutes au monde ce qu’il y a entre Marie et Jésus, c’est bien évidemment Jésus et Marie. Tout compte fait, je préfère « en quoi cela nous concerne-t-il ? » de Dom Passelecq. Mais on comprend le désir des traducteurs d’éviter cette traduction obvie : Comment ! le Christ qui nous enseigne à nous soucier des autres 15 se désintéresserait ici du souci de ses hôtes ? Serait-il moins compatissant que sa mère ? Où l’on voit que les convictions des traducteurs influencent leurs traductions. Après cette lecture attentive, à l’aide de quelques versions françaises du texte biblique, je commence à me familiariser avec la péricope à filmer. Déjà me vient une petite idée pour le début et la fin du film. Le premier plan montrera saint Jean, entouré de disciples, dictant son évangile à deux ou trois scribes. On pourrait ouvrir en plan américain sur l’évangéliste qui termine la dernière phrase du chapitre 1 : «… vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le fils de l’homme. » Zoom arrière. Il consulte du regard ses disciples qui approuvent de la tête. Il hésite un peu comme s’il cherchait ses mots, puis 15. Ga 6, 2 : « Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la Loi du Christ. »
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fait signe au scribe qu’il se remet à dicter et dit lentement : « Le troisième jour… » mouvement de la caméra qui, à partir du plan général, zoome sur le papyrus où l’on voit la main du scribe écrivant le texte grec : Και τη ηµερα τη τριτη. Transition : la page tourne et l’on est dans la noce. La bande son est importante ici. On passe d’une ambiance de calme dictée, diminuendo, au chahut de la fête. Éclatent les tambourins et les rires des invités. À la fin du film, le même mouvement permettra de passer du verset 10 au verset 11. Parmi le brouhaha du banquet, on suit la conversation entre le maître du festin et l’époux : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. » La caméra s’approche pour saisir clairement, comme une prophétie, «… Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. » Très gros plan sur le vin somptueux dans lequel miroite la lumière. Transition : tandis que s’estompe le bruit de la fête, on retrouve saint Jean qui achève, en s’adressant à son entourage : « Tel est le commencement des signes que fait Jésus à Cana en Galilée, et il manifeste sa gloire et ses disciples croient en lui. » (Si l’on prend la version de sœur Jeanne d’Arc. On verra.) ❧
III
Arrivés à ce stade, nous sommes encore dans le droit fil de la grande tradition chrétienne. Aucun indice ne nous annonce le séisme que nous allons vivre. Nous avons pris connaissance du texte et nous en avons bien saisi toutes les richesses. Nous avons perçu l’importance du « troisième jour » qui, à la fois, inscrit l’événement dans le plan d’une semaine, mais peut aussi nous annoncer le jour de la Résurrection. Pour Jean, ce jour devient le premier d’une toute nouvelle semaine (Jn 20, 1). Nous sommes sensibles à la thématique de « l’heure ». À Cana, elle n’est pas encore venue, tandis que, à l’approche de sa fin, le Christ prie : levant les yeux au ciel, il dit : « Père, l’heure est venue : glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie » (Jn 17, 1). Nous avons compris qu’il s’agit ici des noces de Dieu avec l’Humanité. Que ces noces s’en allaient à vau-l’eau, mais que le vin de la nouvelle alliance est d’une qualité insurpassable et d’une abondance sans limite : « Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés » (Mt 26, 27-28).
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Que les six jarres contenant six hectolitres d’eau expriment une incomplétude, un inachèvement, est une évidence pour le familier de la Genèse qui sait que « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite » (Gn 2, 1). Ce qui implique clairement qu’au sixième jour, l’œuvre n’était pas achevée. Sans oublier que les paroles de la mère de Jésus aux serviteurs rappellent celles de Pharaon aux Égyptiens affamés : « Allez trouver Joseph, faites ce qu’il vous dira » (Gn 41, 55). Nous avons même noté que le « femme » qui sera redit par Jésus sur la croix (Jn 19, 26) peut être considéré soit comme venant après le « qu’est-ce de moi à toi » ou plutôt comme précédant 16 le « mon heure n’est pas encore venue ». Et pourtant, tout cela n’est pas suffisant. Pour bien filmer ma scène ou, en d’autres termes, pour bien interpréter la péricope des noces de Cana, je dois connaître l’intention profonde de l’auteur. Que veut-il communiquer ? Quel est son « communicandum 17 » ? Qu’il y ait un ou plusieurs auteurs, qu’il s’agisse de saint Jean ou de ceux qui faisaient communauté (église) avec lui, n’a pas beaucoup d’importance pour la question.
16. C’est l’avis de Xavier Léon-Dufour. Cf. Lecture de l’Évangile selon Jean, Tome I, p. 229. 17. Selon la terminologie de mon schéma communicationnel.
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Lorsqu’ils ont voulu cet écrit, lorsqu’ils ont élaboré ou collaboré à cette œuvre (comme le diacre Prochore), quel était leur but ? Lorsqu’ils ont rédigé, puis corrigé ce texte, lorsqu’ils l’ont donné à recopier, lorsqu’ils en ont fait la lecture publique, lorsqu’ils l’ont diffusé par des prédicateurs itinérants 18, quelle attitude espéraient-ils provoquer, modifier ou combattre chez leurs lecteurs/auditeurs, leurs « communicataires » ? Voilà ce que je voudrais savoir, avant de mettre en boîte mes premières images. Bien sûr, nous savons qu’en achevant l’œuvre, l’auteur nous dit, en finale, qu’il l’a écrite « pour que vous croyiez… et pour qu’en croyant vous ayez vie en son nom 19 » (Jn 20, 31). L’œuvre s’inscrit dans la vocation de l’apôtre. Mais que devons-nous croire ? En Jésus Christ bien sûr, mais en quel Jésus Christ ? En quel Jésus l’évangéliste Jean veut-il que nous croyions ? Quel aspect de la personnalité de Jésus, Jean (ou son équipe) souhaite-til que les destinataires de son message perçoivent ? Car, si Jean ouvre la vie publique de Jésus par le récit des noces de Cana, on peut s’attendre à une révélation sur ce point.
18. Voir Gerd Theissen, Le mouvement de Jésus, Paris, Cerf, 2006. 19. Trad. sœur Jeanne d’Arc, Jean, Paris, Les Belles Lettres et Desclée de Brouwer, 1990.
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Pour bien savoir ce qu’il en est exactement, replongeons-nous dans l’histoire de ce premier siècle du vin nouveau. Suivant le conseil de saint Ignace, imaginons — mais en nous basant sur les faits historiques — les circonstances 20 dans lesquelles s’imposèrent aux johannistes le devoir, le besoin, la nécessité d’écrire ce livret. Jésus meurt et ressuscite dans les années trente de l’ère qui lui doit son nom. La première réaction des disciples est la peur. « Le soir de ce même jour, alors que, par crainte des Juifs, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées » (Jn 20, 19). Peur légitime : ils sont les disciples d’un homme qui vient d’être crucifié pour blasphème, hérésie, ennemi des Romains. Comment ne pas croire qu’on les recherche pour leur faire subir le même sort ? « Toutes portes verrouillées » (Jn 20, 26) est donc la moindre des précautions. Or, quelques semaines plus tard, au grand étonnement de la foule bigarrée des habitants de Jérusalem — cette même foule qui avait hurlé en chœur pour obtenir la crucifixion de leur meneur — voilà que ses complices se montrent au grand jour. Ils prennent la parole en public et, au lieu de s’excuser, d’implorer le pardon des docteurs de la loi, ils en re20. Ce que les exégètes appellent du terme technique Sitz im Leben, l’environnement sociologique dans lequel un texte est produit.
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mettent une couche prétendant que le crucifié a été ressuscité par Dieu (excusez du peu !) et s’attaquent directement à leurs auditeurs : « Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ 21, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié » (Ac 2, 36). Cette attitude provoqua l’ire du commandant du Temple et des sadducéens. « Ils étaient excédés de les voir instruire le peuple et annoncer dans le cas de Jésus la résurrection des morts » (Ac 4, 2). Et donc, Pierre et Jean sont mis en prison puis traduits devant le Sanhédrin, le tribunal des affaires religieuses. On les relâche, car le miracle 22 qu’ils avaient opéré était trop évident. Ils continuent donc à annoncer la résurrection de Jésus. On les arrête à nouveau. Toujours le commandant du Temple qui craint cette concurrence. La tension est telle qu’on envisage de les faire mourir (cf. Ac 5, 33). Heureusement, Gamaliel 23, un homme sage, se lève dans le Sanhédrin et convainc celui-ci de patienter. « Si l’entreprise de ces hommes, dit-il, est un simple projet humain elle disparaîtra d’elle-même ; si
21. Ou messie. 22. La guérison de l’infirme de naissance qui mendiait à la Belle Porte du Temple. 23. C’est aux pieds de Gamaliel que celui qui deviendra l’Apôtre Paul a été formé à l’exacte observance de la Loi (cf. Ac 22, 3).
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c’est de Dieu qu’elle vient […] n’allez pas risquer de vous trouver en guerre avec Dieu » (Ac 5, 38-39). Et dès lors s’établit le modus vivendi de Gamaliel. Les Juifs de Jésus vont avec les autres prier dans le Temple : et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu 24. Toutefois, cette paix n’est pas parfaite. Les Juifs sont divisés. D’un côté, ceux qui respectent la Loi ; de l’autre, les adeptes de la Voie qui croient en Jésus, le Messie ressuscité. Un certain Étienne qui le proclame haut et fort sera lapidé en 36 pour ce blasphème. « Saul, lui, était de ceux qui approuvaient ce meurtre. » « En ce jour-là éclata contre l’église de Jérusalem une violente persécution » (Ac 8, 1). Les adeptes de la Voie fuiront Jérusalem. Les zélateurs de la Loi les poursuivront partout : « Saul, ne respirant toujours que menaces et meurtres contre les disciples du seigneur, alla demander au grand prêtre des lettres pour les synagogues de Damas. S’il trouvait là des adeptes de la Voie, hommes ou femmes, il les amènerait, enchaînés, à Jérusalem » (Ac 9, 1-2). Saul fait partie des pharisiens, ces hommes pieux qui scrutent la Loi, qui l’adaptent aux temps nouveaux. S’ils s’inscrivent résolument dans la religion du Temple, comme l’exige la Loi, ils sont critiques à l’égard de celui-
24. Ce sont les derniers mots de l’évangile de Luc.
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ci. Le Temple est une institution rentable pour les sadducéens qui en sont les prêtres. À l’époque, pour le petit peuple, on était juif si l’on remplissait ses devoirs vis-à-vis du Temple. Cela suffisait. Ainsi Joseph et Marie firent-ils avec Jésus nouveau né : quand vint le jour où, suivant la loi de Moïse, ils devaient être purifiés, ils l’amenèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, — ainsi qu’il est écrit dans la loi du Seigneur : tout garçon premier-né sera consacré au Seigneur — et pour offrir en sacrifice, suivant ce qui est dit dans la loi du Seigneur : «… un couple de tourterelles ou deux petits pigeons » (TOB, Lc 2, 22-24). Mais, pour les pharisiens, le fonctionnement du Temple n’était pas pur. Beaucoup de commerce entourait ce lieu saint. Il y avait là vice sous couleur de vertu. L’acte prophétique de Jésus chassant les marchands du Temple ne pouvait qu’être approuvé par tout bon pharisien. Par contre, sa prétention à être le Messie, le Fils de Dieu (ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic !) était intolérable et divisait les Juifs de Jérusalem. Hélas, ce désaccord théologique n’a pas d’espace pour dialoguer. Car Jérusalem est occupée par la soldatesque romaine. Le joug romain est lourd à porter. Faut-il payer le tribut à César ? Certains prétendent que oui, ils conseillent la
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soumission ; d’autres — les zélotes — refusent l’oppression et s’y opposent par les armes. Ils ont un invincible amour de la liberté, car ils jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître 25. À partir de l’an 41, c’est Agrippa Ier, le neveu d’Hérode Antipas qui règne sur la Judée 26. Il « entreprit de mettre à mal certains membres de l’Église. Il supprima par le glaive Jacques, le frère de Jean » (Ac 12, 1) « mettre à mal » est un euphémisme. En faisant décapiter, au cours de l’année 43, le frère aîné de Jean, en liquidant un des « fils du tonnerre », Agrippa Ier traumatise la communauté des adeptes, mais surtout il manifeste ses préférences, il opte pour un parti parmi ceux qui composent ses sujets : « quand il eut constaté la satisfaction des Juifs 27, il fit procéder à une nouvelle arrestation, celle de Pierre » (Ac 12, 2). Les quelque vingt-cinq mille Juifs qui habitent Jérusalem sont donc divisés entre diverses factions plus ou moins rivales selon les circonstances. Les sadducéens forment la classe haute qui a la main sur le Temple. Elle est critiquée par les pharisiens qui s’appuient sur le texte de la Loi. Les zélotes estiment qu’il faut d’abord et avant 25. Antiquités juives, XVIII, I, 23-24. 26. D’après Flavius Josèphe, c’est l’empereur Claude qui lui rend le royaume de son grand-père en remerciement de son intervention dans son élection à l’empire. 27. Le parti des défenseurs de la Loi sainte, la Torah.
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tout débarrasser la Ville Sainte de ses occupants païens. Ils font de la résistance armée. Certains Hiérosolymitains sont plus ouverts à la modernité grecque relayée par les Romains ; d’autres, plus rigoureux, ne s’en tiennent qu’à la Loi et considèrent les philhellènes comme des traîtres. Il y a aussi — hé oui ! — le petit groupe des sectateurs de la Voie qui se réclament d’un certain Jésus. Sans compter les esclaves qui courent partout, au service de la cour et de leurs princes, au service des riches (gros négociants, grands propriétaires fonciers, fermiers des impôts et rentiers, noblesse sacerdotale), au service des différents métiers pratiqués dans la ville (travail du cuir, des textiles, de la forge, de la poterie…), des architectes et des métiers de la construction, des vendeurs de vin, d’huile, boulangers, bouchers et porteurs d’eau. Par ailleurs, tout n’est pas toujours rose à Jérusalem. Il arrive que les sauterelles s’y invitent en masse ou qu’on y connaisse une disette, comme en 49 ap. J.-C., ou que l’eau vienne à y manquer, comme en 65 ap. J.-C. où l’eau s’achetait à l’amphore. D’ailleurs, quoi qu’en pensent les Hiérosolymitains, leur sort ne dépend pas d’eux. C’est dans les clairs palais d’Attique ou dans la Maison Dorée sur l’Esquilin 28 que les puissants décident leur destin en préparant leurs plans
28. Que Néron se fit bâtir sur cette colline à l’Est de Rome.
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de conquête. Jérusalem est une ville convoitée. Régulièrement conquise, libérée, reconquise. Mais depuis qu’Hérode le Grand, en 37 av. J.-C., est devenu le souverain incontesté de la Judée, la résistance des Juifs s’est organisée. Avec le temps, elle devient de plus en plus efficace. En 66 ap. J.-C, elle éclate menée par divers groupes : les zélotes, les troupes de Simon ben Gioras ou de Jean de Giscala, son principal rival. La révolte s’étend. En 68, dans toute la région, Juifs et païens se font la guerre. Les Romains essaient de contenir cette révolte, mais, trop peu nombreux, ils sont défaits. Jérusalem est libre ! Pendant ce temps, à Rome, Néron, débarrassé depuis 62 de la tutelle de ses sages conseillers, Burrus et Sénèque, lâche les rênes à sa libido dominandi et ne tolère aucune insoumission. La « Loi de Majesté » qu’il promulgue punit de mort toute atteinte à l’État romain, considérée comme offensante pour l’empereur. Dès lors, pour mater la révolte juive, il envoie en Judée son meilleur général, Titus Flavius Vespasien, à la tête de trois légions appuyées par des régiments de cavalerie. Avec les auxiliaires, son armée est forte de plus ou moins septante mille soldats. Et, de fait, aucune ville de Palestine ne résiste longtemps aux aigles des légions romaines. À l’approche des Romains, les conflits entre zélotes cessèrent enfin, leurs chefs, Simon fils de Gioras et Jean de Gischalas s’entendent pour défendre Jérusalem. Crai-
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gnant une profanation du Temple, les pharisiens se joignent aux zélotes. Les Juifs ne tiennent plus que le triangle Jérusalem, Hérodion, Massada et Machéronte de l’autre côté de la mer Morte. Dans cette période de terreur et de sang pour les Hiérosolymitains encerclés dans leur ville, dans ces temps de pleurs et de peurs pour les Juifs tenant de la Voie chassés de la Ville Sainte, deux hommes, deux êtres extraordinaires poursuivent chacun une mission d’une importance vitale pour le destin de l’humanité. Ils s’appellent tous les deux Jean. Ils sont contemporains. Ils se connaissent. Ils travaillent fondamentalement à la même cause : la vie et le bonheur de l’homme dans sa relation à Dieu. Ils sont en total désaccord sur la façon d’y arriver. Ils ont assisté à la crucifixion de Iéchoua, le Nazaréen. Le premier de ses deux géants d’humanité, le fils de Zakkaï, va sauver le Judaïsme. Comme ces soldats qui, traversant une rivière, tiennent leurs armes au-dessus de leur tête, il va sortir, à bout de bras, le judaïsme de l’étranglement romain. Non seulement il va le protéger de l’anéantissement par le glaive païen, mais, du même mouvement, il va le faire passer du Temple à la Torah. Du temple de pierre que les Romains sont sur le point de détruire au Temple spirituel : la Torah. Yohanan ben Zakkaï interprète la catastrophe comme le moyen qui lui est donné de réaliser
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ce passage — auquel lui et les siens aspiraient depuis si longtemps — d’une religiosité populaire un peu approximative à l’application pure de la Loi du Nom imprononçable. Il sait que c’est par l’obéissance stricte aux commandements de YHWH que l’homme est sauvé (cf. Dt 30, 15-19). Mais pour réaliser son projet, il doit d’abord sauver sa peau. Il doit parvenir à sortir de Jérusalem, bouclée par les Zélotes, avec ses disciples en emportant le plus de livres et d’objets sacrés. Il doit franchir les lignes de circonvallation romaines puis parvenir à Vespasien et obtenir un droit de passage. Face à ce problème insoluble Yohanan ben Zakkaï agit comme un prophète. C’est ainsi qu’un beau soir du printemps 68, aux yeux étonnés des légionnaires en faction, un cortège funèbre sortit de la Ville Sainte et processionna vers le camp de Vespasien. Couché dans un cercueil porté par ses disciples, Yohanan ben Zakkaï était conscient du gigantesque quitte ou double qu’il avait engagé. Sans doute priait-il Celui qui, à main forte et à bras étendu, avait sauvé Israël de l’esclavage égyptien. On dispose de trois versions de la conversation entre le général et le grand sage 29. On sait le général superstitieux 29. Voir J. Neusner, A Life of Yohanan ben Zakkai, Leiden, E.J. Brill, 1970, p. 157 à 166.
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comme tous les païens de l’époque. On peut imaginer qu’il a été intrigué, inquiet de cet augure. Ben Zakkaï, couché dans son cercueil a pu lui dire : « Vois, je suis déjà mort. Écoute la requête de ma vie ! » ou quelque chose de ce genre-là. Toujours est-il que le général l’autorisa à présenter sa supplique. Et l’histoire veut que le saint homme ne demanda d’épargner ni le Temple, ni la ville, ni ses habitants 30 ! Il demanda au Romain de pouvoir quitter Jérusalem avec tous ses fidèles et ses livres et de pouvoir s’installer à Jamnia avec le Sanhédrin afin d’y poursuivre ses travaux en faveur d’un Judaïsme plus pur et pacifique. Comme on ne refuse rien à un mort, Titus rassuré par le raisonnable de cette demande, leva le pouce et ben Zakkaï s’installa à Jamnia avec les siens. Le grand œuvre pouvait se poursuivre : la Michna (commentaire de la Torah), l’organisation des rituels et prières pour les synagogues dispersées dans tout le Moyen-Orient (où le Shofar devrait encore résonner en souvenir du Temple), etc. Gigantesque travail qui forme encore les bases du judaïsme d’aujourd’hui. Ce travail comportait évidemment la dénonciation énergique des hérésies dont celle des sectateurs de la Voie, véritable épine dans la marche en avant impulsée par Jean le fils de Zakkaï. Il les exécrait.
30. On raconte que ce choix douloureux le tourmenta toute sa vie.
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Il n’y avait pas pour lui de blasphème plus énorme que celui-là. On ne savait plus s’il fallait être horrifié par une aussi colossale erreur ou s’ahurir qu’elle ait pu surgir ? Ils sont fous ou ils le font exprès. Ils sont possédés de Béelzéboul ! En effet, pour un pieux juif, la question ne se pose même pas. Comment imaginer, fût-ce une seconde, que ce fils de charpentier, cet habitant de Nazareth, dûment condamné dans les règles, puisse avoir été le Messie, le Fils de Dieu ? À entendre dire cela, on croit rêver ! Comment croire qu’un homme qui touchait des lépreux, qui parlaient à des Samaritaines, qui mangeait avec des publicains et qui, comble de tout, mourut sur le bois de la croix entre deux truands, eût pu être le Fils de Dieu ? Hélas, ce jugement catégorique, sans rémission possible est catastrophique pour les Juifs (tout aussi pieux que les autres !) qui croyaient en la résurrection du rabbi Iéchoua, le Nazaréen. Ces hommes et ces femmes ont dû fuir Jérusalem chassés par « les Juifs » — comprenez les pharisiens de Yohanan ben Zakkaï, ceux qui respectent « la Loi ». Ils se sont établis dans tout le Moyen-Orient. Ils ont cherché refuge dans des synagogues accueillantes. Mais, au fur et à mesure que l’œuvre de purification de Yohanan ben Zakkaï et de ses disciples progressait, ils en ont été rejetés et n’y ont plus eu accès. Saint Paul n’est plus là pour les défendre, il a été décapité, vers l’an 66, sous Néron. En septembre 70, par décret de Vespasien,
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tous les habitants de Jérusalem ont été emmenés en captivité et la ville rasée. Ce drame explique la rigueur de ben Zakkaï et des siens. Il faut absolument sauver la Synagogue et en extraire toute impureté. Le point du rejet définitif sera marqué par l’ajout aux dix-huit bénédictions de leur prière, en 85, par les Juifs réunis à Jamnia, d’une malédiction contre les hérétiques, c’est-à-dire ceux qu’on appelle maintenant les « chrétiens ». De leur côté, les chrétiens d’origine païenne vivaient leur conversion à la foi chrétienne comme un vrai bonheur. Pour eux, pas de problèmes ! Par contre, les chrétiens issus du Judaïsme connaissent une crise d’identité douloureuse. Le fait d’être considérés par « les Juifs » comme des hérétiques est angoissant, d’autant plus que beaucoup de valeurs et de rites de leur première foi sont encore en honneur dans la nouvelle Voie. Le Seigneur lui-même n’a-t-il pas dit qu’il n’était pas venu abroger le Loi et les Prophètes (cf. Mt 5, 17) ? Eh bien, nous y sommes ! C’est exactement de cette angoisse mortifère que Yohanan le fils de Zébédée veut les délivrer. C’est de cette douloureuse désintégration de leur identité qu’il veut les sauver. Arc-bouté sur « ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu de ses yeux, sur ce qu’il a contemplé, ce que ses mains ont touché du Verbe de Vie » (1 Jn 1, 1), il va mettre toute sa charité, tout son art, toute sa science, toute son ironie — qu’il a mordante —, au service de cette tâche immense :
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rassurer ses frères juifs convertis à Jésus, les convaincre que ce Jésus, tellement raillé par les autres juifs, est vraiment le Fils de Dieu. Il reprend tout. La Genèse : « Au commencement était le Verbe… » — Béréshit. On vous dit qu’un homme cloué au bois ne peut pas être le Messie ? Eh bien, je vous dis, moi, que c’est justement la Croix qui est la Gloire de Dieu. On vous met en garde contre les pauvres et les lépreux ? Eh bien, je vous dis, moi, qu’ils sont les bien-aimés de Dieu. Comme ultime et extrême signe de Jésus, la veille de sa mort, Jean ne parle pas du « ceci est mon corps livré pour vous », mais il se souvient de Jésus lavant les pieds de ses apôtres, comme les esclaves de son temps, puis ordonnant « vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 14). Et Jean insiste, grave : « … ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi » (Jn 13, 15). Et, au cas où nous n’aurions pas compris, il reprend une troisième fois : « … vous serez heureux, si du moins vous le mettez en pratique 31 » (Jn 13, 17). 31. Il n’y a aucun sacrement aussi bien fondé (triplement) dans tous les Évangiles, ni aussi peu pratiqué dans l’Église catholique. J’ai, un temps, rêvé de fonder les « Compagnons du huitième sacrement » qui auraient œuvré à le remettre en vigueur, persuadé qu’il est le sacrement nécessaire à l’Église du troisième millénaire.
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Et donc, le gigantesque travail de catéchèse auquel s’attaque Yohanan ben Zébédée est de nous aider à croire au Jésus de la Croix, au Jésus du lavement des pieds. Ce que Yohanan ben Zébédée a entendu, ce qu’il a vu de ses yeux, ce qu’il a contemplé, ce que ses mains ont touché, c’est le Verbe fait chair. Mais une chair semblable à la nôtre. Non pas un Dieu revenu nous sauver sur le char d’Élie, mais un Dieu serviteur, humblement agenouillé aux pieds de ses amis. Retournement complet. Conversion inouïe. Révolution des révolutions. Ainsi donc, en ces temps profondément troublés, deux juifs, deux contemporains qui se connaissent, deux Yohanan, sont attelés à deux tâches gigantesques, quoique totalement divergentes, touchant leur fidélité à Dieu. Le premier ben Zakkaï, non seulement, sauve le judaïsme de la destruction romaine, mais le fait passer du Temple à la Torah tandis que l’autre, le fils de Zébédée, se tue à faire comprendre la profondeur indicible du mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait homme, un homme simple, un homme modeste, qui nous a aimés jusqu’au bout, jusqu’à la mort sur la croix. Sa gloire est dans la croix. Entre l’école de ben Zakkaï et l’école de ben Zébédée le choc est frontal 32.
32. C’est le père Pierre Maurice Bogaert, o.s.b., professeur à la Faculté de théologie de Louvain-la-Neuve et grand spécialiste de l’Apocalypse juive de Baruch transmise en syriaque, qui attira mon attention sur la finale de
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Après ce bref briefing historique qui nous a éclairés sur les motivations de l’évangéliste Jean, nous sommes à pied d’œuvre pour entreprendre le tournage de notre film. Que nous révélera l’œil de la caméra, à qui rien n’échappe ? Où nous conduira sa rigoureuse objectivité ? ❧
cette Apocalypse comparée à celle de l’école de Jean. L’opposition est on ne peut plus claire. Dans la première (attribuée à l’école de ben Zakkaï) subsiste in fine « une Loi unique donnée par l’Unique » (II Baruch, LXXXV, 14) tandis que dans la seconde (attribuée à l’école de Jean), le Temple a disparu, il n’y a plus que le Tout-Puissant et l’Agneau (Ap 21, 23).
IV Les figurants Nous avons prévu d’en engager environ trois cents. Avec l’ami chargé d’eux, nous sommes arrivé à ce chiffre sur la base du calcul suivant. Si chaque jarre contient, selon Jean, deux à trois mesures et qu’une mesure fait quarante litres, nous aurons entre quatre cent quatre-vingts et sept cent vingt litres d’eau qui deviendront le vin nouveau. Coupons la poire en deux, ce qui fait six cents litres 33. Soit un hectolitre par jarre comme certains traducteurs l’ont interprété. Or, les convives ont tous déjà bien bu puisqu’on les soupçonne d’être ivres. Dès lors, ces six cents litres constituent un rabiot pour que la fête s’achève en beauté. Deux litres de rab par personne, voilà qui pouvait traduire une superabondance ! Donc trois cents figurants, y compris orchestre, chanteurs, danseurs. À ceuxci, il convient d’ajouter une trentaine de personnes en cuisine, ainsi qu’environ vingt-cinq petits esclaves enfants courant entre tous les convives, les bras chargés de victuailles ou de cruchons à vin.
33. Tiens ! Encore le chiffre de l’inachevé, de l’incomplet !
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Comme critère d’engagement nous fixons ceci : de tout âge, sans dépasser les soixante ans. De type méditerranéen. Des agriculteurs et des pêcheurs. Pas particulièrement beaux. On doit pouvoir distinguer, se détachant de la plèbe, un ou deux pharisiens. Pas plus, par crainte de l’impureté. Un père et son fils. Un fonctionnaire royal. Des scribes et des gens d’armes. Un aveugle. Des infirmes. Un juge. Bref un petit monde assez simple avec quelques notables.
Les acteurs Pour Marie, pour Jésus et les quatre disciples (André, Simon Pierre, Philippe, Nathanaël) qui l’accompagnaient, ainsi que pour le maître du festin et l’époux, je voulais huit acteurs de qualité. Pas des noms connus. Donner une chance à des intermittents du spectacle. Mon assistant réalisateur a donc envoyé un courriel à une agence de Paris pour lui dire ce que nous cherchions. Un mois plus tard, nous prenions le Thalys de huit heures treize pour Paris. Notre rendez-vous était fixé à onze heures avec la directrice d’une petite agence située dans une galerie du centre. Elle nous avait été chaudement recommandée par un vrai réalisateur de nos amis. En arrivant dans la galerie en question, j’ai cru un moment qu’il y avait une manifestation publicitaire ou quel-
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que chose du genre. En effet, en approchant de l’adresse qui nous avait été donnée, nous remontions une file de personnes qui patientaient paisiblement comme font ceux qui attendent l’ouverture d’un cinéma pour la projection de la première d’un film à succès. L’agence se trouvait être une simple boutique en duplex. Quel ne fut pas notre étonnement d’apprendre que toutes ces personnes attendaient notre arrivée. La directrice de l’agence avait annoncé la venue d’un réalisateur belge d’une super production sur un thème du Nouveau Testament. Dans la foule des prétendants, on pouvait reconnaître des dizaines de Jésus plus beaux les uns que les autres, des apôtres de belle prestance, des Judas qui respiraient la traîtrise à pleines narines, sans compter des Maries à tomber à genoux. Un bureau nous avait été réservé à l’étage pour recevoir tous ces artistes. Il était équipé de tout le matériel nécessaire. Nous repartirions chez nous avec les images des acteurs retenus. Le défilé commença. Mon assistant allait vite. Quelques questions. Parfois une phrase face caméra. « Mademoiselle, dites : Tout homme est une histoire sacrée 34. — Tout homme est une histoire sacrée. — Bien. Merci, vous pouvez aller. — Je suis sélectionnée ? — Non. Désolé. Au revoir. Suivant ! » 34. Paroles extraites du chant « Que tes œuvres sont belles » (A 219-1), de Didier Rimaud, sur une musique de Jacques Berthier.
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Après le passage de plusieurs candidats, mon attention se fit distraite. Je n’étais plus là. Je pensais à toutes ces histoires sacrées qui passaient devant moi. Chacune avait sa stratégie. J’aurais voulu les engager tous. Faire un film rien que pour eux. Qu’ils puissent tous croire en leur étoile. Je laissai mon assistant travailler, pris un taxi qui me conduisit à la basilique du Sacré-Cœur. J’avais besoin de prier en ce lieu où, exactement un siècle plus tôt, Charles de Foucauld et Louis Massignon avaient passé une nuit de prière après avoir reçu la bénédiction de l’abbé Huvelin 35. Devant le Saint-Sacrement exposé sur l’autel, une religieuse priait. S’enfoncer dans le silence. Permettre au silence de monter en soi comme une marée. Se laisser remettre dans les starting-blocks du silence initial. Puis, comme une fleur qui s’épanouit en accéléré, s’avoue le désir que le film ne trahisse pas Ton message. Dans le train du retour, l’enthousiasme de mon collaborateur. « Regarde la belle Marie que nous avons là ! » Il me montrait les photos. « Quelle prestance ! Quelle dignité ! Le spectateur comprendra instantanément qu’elle est l’invitée de marque de ce mariage. Et tu au35. Voir Jean-François Six, Le grand rêve de Charles de Foucauld et Louis Massignon, Paris, Albin Michel, 2008.
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rais dû la voir. J’ai parlé avec elle : une présence ! Elle va crever l’écran. Et son sourire, regarde-moi ce sourire. Je la vois déjà dans ses atours de velours bleu. » Il n’arrêtait pas. Je m’endormis dans le brouhaha du Thalys, bercé au rythme de ses boggies. ❧
V
Enfin ! le grand jour est arrivé. Nous allons « shooter » les premières images du film des noces de Cana. Bien sûr, comme vous le savez, j’ai déjà quelques bonnes scènes « en boîte ». J’ai fait faire un plan rapproché des six jarres de pierre. J’ai filmé la scène des enfants serviteurs en train de les remplir d’une eau cristalline. On a de très beaux plans de l’eau coulant dans les jarres. Pluie de diamants s’irisant à la lumière de Palestine. Avec mon équipe, nous avons décidé que les jarres seraient à l’extérieur, à l’entrée de la maison. Nous avons de même un gros plan avec vue à ras bord des six jarres prises en enfilade. Lumière chatoyante dans les vaguelettes. Déjà en boîte aussi, un plan du maître du repas examinant le nouveau vin. Nous avons d’ailleurs fait appel à un spécialiste pour ce plan : un œnologue qui s’est fait une réputation dans la réalisation de films publicitaires pour le vin. J’ai demandé que le maître du repas lève le verre à deux mains pour avoir un rappel discret de l’Eucharistie. Puis zoom avant sur le verre qui pivote lente-
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ment sur lui-même, laissant admirer le rubis profond de sa robe. Ainsi, par de très belles images, l’eau et le vin seront bien présents au début de l’évangile de Jean comme le seront l’eau et le sang qui jailliront du côté du Christ à son crucifiement : l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau (Jn 19, 14). La symbolique du Baptême et de l’Eucharistie en plein écran. Lorsque j’arrive sur le site du tournage, le responsable, armé d’un porte-voix, donne ses instructions aux figurants. « Je veux du mouvement : que les musiciens jouent, que les danseurs sautent, que les amis s’embrassent à grandes tapes dans le dos, que les affamés mangent, que les assoiffés s’arrosent de vin et que les petits serviteurs courent entre les invités qu’ils servent. Compris ? » Des murmures d’approbation lui répondent : « Attendez mon ordre ! » Mon assistant se penche vers moi : « Tout est prêt. » J’appelle les acteurs. « Bon, Marie, ton jeu est simple et majestueux. Tu es couchée sur un lit, près des époux, dans ton rôle d’invitée de marque. Au moment où je te fais signe, tu te lèves gracieusement, tu cherches des yeux ton fils qui se trouve parmi les invités, debout, en conversation avec un disciple. Tu lui fais un signe de la main. Il vient vers toi et tu lui confies : « Ils n’ont plus
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de vin. » Jésus, toi, tu lui réponds : « Qu’est-ce de moi à toi, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » C’est « mon heure » qui est important. On prendra ça en gros plan. » L’acteur qui joue Jésus m’interrompt : « Pour « l’heure », ça va j’ai compris. Mais le « qu’est-ce de moi à toi, femme ? », j’ai peur d’éclater de rire. Qu’est-ce que ça veut dire ? » Je réfléchis un instant, puis : « Ça veut dire : en quoi cela nous concerne-t-il, ou ce n’est pas notre affaire. » Lui : « Eh bien, si je disais plutôt : « En quoi cela nous concerne-t-il ? », qu’en penses-tu ? Ce serait plus naturel, non ? » Je soupire et concède : « OK ! » Après cet aparté, je reprends pour les autres : « L’heure de la manifestation de Marie et de son fils — de la nouvelle Ève, la Femme, et du fils de l’Homme —, heure connue du Père seul. Et Jésus croit que cette heure n’est pas encore venue. » En fait, c’est Marie qui provoque l’action. Puis Marie dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’Il vous dira. » Les disciples, vous suivez l’action de loin. On doit vous sentir attentifs. OK ? C’est compris ? Bon, on y va. » Cela dit, je m’assieds dans mon fauteuil. Un signe à mon assistant. Le porte-voix hurle « action ». Le chahut de la fête éclate. Toutes les caméras tournent. Grâce à notre petite grue ABC 120 de Loumasystems, nous pénétrons dans la salle du banquet et prenons un
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plan moyen des époux, du maître de cérémonie et de la Marie qui converse aimablement avec son voisin. Au signe donné, elle semble s’inquiéter, se lève, cherche des yeux Jésus et l’ayant aperçu lui fait un appel de la main. Ce dernier vient vers elle, se penche pour l’écouter. Elle lui chuchote : « Ils n’ont plus de vin. » Jésus lui sourit : « En quoi cela nous concerne-t-il ? Femme, mon heure n’est pas encore venue. » Marie attrape deux garçonnets et leur souffle : « Faites tout ce qu’Il vous dira. » « Coupez ! Pause pour les figurants. » Pendant que tout le monde s’égaille, je rassemble mon staff et les acteurs dans mon mobile home. Nous visionnons les différents rushs. Silence. J’interroge, le sourire engageant : « Alors qu’en pensez-vous ? C’est bon, non ? » Des moues. « Quoi ? Ce n’est pas bon ? L’exégète trouve ça excellent. » Mon assistant : « Tant mieux pour lui, mais ça ne tient pas la route. » Je suis ébranlé. La scripte insiste : « Il a raison, ce n’est pas réaliste. » Marie confesse : « Je me sens très mal dans ce rôle. » Moi, inquiet : « Mais qu’est-ce qui n’est pas réaliste, enfin ? » Un perchiste intervient : « Eh quoi, au bout d’un certain temps, le vin vient à manquer et c’est Marie, l’in-
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vitée de marque, qui s’en aperçoit la première ? Il sert à quoi, ce maître du festin ? » L’ingénieur du son renchérit : « Marie serait-elle au courant du stock de vin disponible dans la maison ? Si non, comment pourrait-elle, depuis la salle du banquet, savoir qu’ils n’ont plus de vin ? » Le monteur, pince sans rire : « Pas question non plus de faire réclamer du vin sur l’air des lampions par les trois cents invités, car le maître de cérémonie serait au courant. Or, manifestement, il n’est pas dans le coup [cf. v. 9]. » Le cadreur recadre la difficulté : « Pour être en mesure d’affirmer — à partir de sa place d’invitée de marque — qu’ils n’ont plus de vin, Marie devrait, primo, connaître les disponibilités en vin de la maison et, secundo, évaluer la consommation totale de l’assemblée. Conclusion C’est ri-di-cule ! » Je m’enfonce dans mon fauteuil. Le directeur de la photographie ajoute, sarcastique : « La préoccupation de Marie pour le vin ne peut en aucune façon paraître suspecte. On frôle le blasphème. » Le coiffeur, féru de maïeutique : « Si Marie sait qu’ils n’ont plus de vin, pourquoi ne pas en avertir le responsable de la cérémonie ? L’homme qui a la charge du vin dans ses fonctions ? Pourquoi choisit-elle d’exposer plutôt la situation à son fils ? » Une accessoiriste enchaîne, incrédule : « Marie et Jésus ont donc, au milieu de la noce, un aparté au sujet
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de la quantité de vin mise par leurs hôtes à la disposition des invités ? » Sa collègue, prenant le groupe à témoin : « Mettezvous un instant à la place d’une des personnes responsables de ce mariage (le père, ou la mère, ou l’oncle d’un des mariés, ou ce majordome négligent)… aimeriez-vous avoir des invités du style de ces deux-ci ? Puis, derechef, s’agit-il là d’une attitude exemplaire ? » La costumière inquiète : « Que faire de ces mêle-tout ? Scène totalement irréaliste. » Je suis catastrophé. Ils ont raison. Cette Marie, royale, invitée de marque au cœur de ce festin, comment saitelle qu’ils n’ont plus de vin ? Et si la rumeur en court, estce à une « invitée » d’intervenir ? J’ai beau imaginer mille sortes de scénarii, tous plus ingénieux les uns que les autres, rien n’y fait, ils sont tous ridicules, irréalisables. Le fait même que Marie, invitée au banquet, se soucie de la quantité de vin disponible me paraît maintenant incroyable. Car si elle s’en aperçoit parce que ce manque de vin est évident, d’autres l’ont aussi remarqué. Et s’ils sont polis et bien élevés, ils n’en font pas état, par respect pour la famille qui les a invités. Ou bien ces autres sont des responsables et ils s’en occupent. Mais pas deux « invités » ! J’enrage. Mon exégète, consulté, me rappelle qu’il ne s’agit évidemment pas d’un fait réel, mais d’une histoire composée par l’auteur. Peut-être repose-t-elle sur un souvenir
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de saint Jean, mais retravaillé pour servir son objectif. Il faut entendre ce récit au niveau symbolique. Cet argument ne me convainc pas. Au contraire, plus un récit est composé « de chic », plus l’auteur en maîtrise la cohérence interne. Or, celle-ci n’apparaît pas dans l’état actuel de mon scénario. ❧
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Nous étions atterrés. C’était foutu. Déjà flottaient dans les imaginations les séquelles de ce flop. Le désappointement des figurants, les factures à payer pour des travaux inutiles et, surtout, la honte. Le regard des autres après cet échec. Le silence s’épaississait lorsque l’ingénieur du son, retira sa pipe de la bouche et murmura en nous regardant : « À moins que… » Le perchiste, eut un sourire comme s’il commençait à comprendre quelque chose et répéta : « À moins que… » La scripte écarta les bras et dit : « Mais c’est bien sûr ! » Et soudain, tous, épanouis, nous nous embrassâmes en riant avec force affectueuses frictions dans le dos. Nous travaillâmes toute la nuit au nouveau scénario et l’après-midi du lendemain, avec encore quelques bâillements dans les yeux, voici le scénario que nous avons filmé.
Le scénario des noces de Cana PLAN 1
Saint Jean, beau vieillard, entouré de quelques disciples dicte son évangile à deux ou trois scribes. On perçoit dans
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ce groupe l’affectueux respect dont on entoure l’Ancien. Jeunes attentifs. Vieux compagnons. Scribes incisant leurs calames. Des femmes disciples. On ouvre en plan général et on zoome sur l’évangéliste qui termine la dernière phrase du premier chapitre de son évangile. SAINT JEAN : «… vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme. » Retour au plan général. Il consulte du regard ses disciples. Ceux-ci approuvent de la tête. Il hésite un instant, puis signale au scribe qu’il se remet à dicter et dit lentement : SAINT JEAN, sur le ton du récit : « Le troisième jour… », mouvement de la caméra qui, à partir du plan général, zoome sur le papyrus où l’on voit la main du scribe écrivant le texte grec : Και τη ηµερα τη τριτη… (Remarque : le ton du récit. Nous sommes dans la civilisation orale. C’est la parole dite qui est importante. Le raconteur d’événements est écouté avec grande attention. Pour tout dire, il prend son temps. Des silences espacent ses paroles. Les images du film combleront ces silences.) Transition : la page tourne. PLAN 2 GÉNÉRAL
Vue d’ensemble de la noce. Voix de saint Jean, off : « Il y eut un mariage, à Cana, en Galilée… »
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Large panoramique de gauche à droite. Une grande maison plate, demeure d’un propriétaire terrien. Le vaste rezde-chaussée est occupé par la table basse et les lits des principaux convives. Il y a tant de monde qu’on en voit assis sur le toit et autour de la maison. Jouxtant le corps de logis, le bâtiment qui fait office de cuisine. Celle-ci, aussi, est trop exiguë pour un tel festin. Les bouchers africains ont donc installé une table dehors pour y découper le bœuf. On voit des moutons tourner sur des broches. À l’intérieur, des femmes s’activent : on rôtit des poulets, on cuit du pain, on casse des œufs, on nettoie des fruits, on remplit les brocs de vin au tonneau. Les enfants sont envoyés, d’une claque aux fesses, porter ce qui est prêt aux convives. Le feu ronfle. La sueur inonde les visages affairés. Tambourins, cithares, flûtes, harpes à dix cordes, et les rires avinés de la fête. En off, la voix de saint Jean affirmant avec autorité : «… et la mère de Jésus était là. » PLAN 3
Du plan général de la fête, la caméra zoome brutalement et cadre une servante. Un peu moins de cinquante ans. Les cheveux noir jais épicés d’argent dépassent d’un foulard bordeaux, le teint est basané, l’œil volontaire. Un large tablier l’enveloppe. En pleine action, c’est manifestement elle, sou-
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riante, qui dirige le travail de tous. Elle dépose un panier de raisins sur une table. PLAN 4
Voix de saint Jean, off : « Jésus et ses disciples avaient aussi été appelés au mariage. » Arrivant de derrière le bâtiment servant de cuisine, Jésus et quatre disciples, manches retroussées, torses velus et grands tabliers, disposent trois agneaux embrochés sur un feu. PLAN 5
Un groupe de cinq ou six enfants serviteurs accourt auprès de Marie. Ils sont inquiets. Leurs mimiques — la cruche à la main, bras levés, ils renversent leurs brocs d’où rien ne coule — témoignent de leur crainte. Ils lèvent des yeux quémandeurs vers Marie. Tous les travailleurs suspendent leurs gestes et regardent Marie. On les sent angoissés. Il y a de quoi : si le vin manque ce sera la honte sur les familles des époux pour des générations. On les nommera d’un sobriquet (les Maigrevin ?). Mais, surtout, on risque d’accuser le service et de ne pas les payer. Les apôtres et Jésus lèvent aussi un sourcil interrogateur vers Marie. PLAN 6
Voix de saint Jean, off : « Le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : »
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MARIE, comme répondant à l’interrogation muette de Jésus : « Ils n’ont plus de vin. » Voix de saint Jean, off : « Jésus lui dit : » JÉSUS, encore tout à sa cuisine, mais tournant la tête vers elle : « En quoi cela nous concerne-t-il, femme ? » Puis, comme s’excusant : « Mon heure n’est pas encore venue. » PLAN 7
Voix de saint Jean, off : « Sa mère dit aux serviteurs. » MARIE, aux enfants qui l’entourent et qui ont suivi le dialogue, d’un geste du menton vers son fils : « Quoi qu’il dise, faites-le. » PLAN 8
Voix de saint Jean, à nouveau sur le ton du récit, off : « Il y avait là des jarres de pierre, (précisant) six, (continuant) posées pour la purification des Juifs, contenant chacune deux ou trois mesures. Jésus leur dit : » Les enfants ont couru de Marie à Jésus. Ce dernier avise les jarres renversées pêle-mêle à l’entrée de la maison, et, les désignant de la main : JÉSUS : « Remplissez les jarres d’eau. » PLAN 9
Voix de saint Jean, off : « Ils les remplissent jusqu’au bord. »
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Les enfants ont redressé les jarres et les ont alignées en bon ordre. En riant aux éclaboussures, ils les remplissent de l’eau cueillie au puits de la maison. La caméra serre sur la scène des enfants serviteurs en train de les remplir d’eau. Gros plan de l’eau coulant dans les jarres. Pluie de diamants s’irisant à la lumière de Palestine. Plan rapproché des six jarres de pierre. Gros plan avec vue en enfilade des six jarres remplies à ras bord. Danse de lumière dans les vaguelettes. PLAN 10
Voix de saint Jean, off : « Il leur dit : » JÉSUS : « Puisez maintenant et portez au maître du festin. » Les enfants puisent l’eau, mettent leurs cruches d’eau à l’épaule — ou sur la tête pour les petites filles — et attendent en regardant Jésus, l’œil interrogateur. Il leur fait un geste de la main pour dire : « Allez ! Allez ! » PLAN 11
Les enfants, comme s’il s’agissait d’un jeu, courent vers la salle des noces. Voix de saint Jean, off, comme constatant : « Ils portent. »
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PLAN 12
Le personnel de la cuisine (Jésus et Marie compris) s’est approché de la salle du festin pour observer la réaction des convives. PLAN 13
L’essaim des enfants envahit la salle et remplit les verres des convives qui les accueillent par des « Ah ! » et des « Enfin ! » suivis bientôt par des « Hmm ! » PLAN 14
Voix de saint Jean, off, reprenant sur le ton du récit : « Le maître du festin goûte l’eau… » On voit le maître du festin, debout à l’écart, arrêter un gamin et se faire servir un verre de vin. Voix de saint Jean, off, avec une légère insistance : «… devenue vin ! » (Insérer ici le plan déjà filmé du maître du repas examinant le nouveau vin : il lève le verre à deux mains. Puis zoom avant sur le verre qui pivote lentement sur lui-même laissant admirer le rubis sombre de sa robe.) PLAN 15
Voix de saint Jean, off, comme s’il précisait pour son auditoire : « Il ne sait d’où cela vient… » (visage perplexe du maître du festin)
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PLAN 16
Voix de saint Jean, off : « … mais les serviteurs le savent, eux qui ont puisé l’eau. » La caméra cadre la porte qui mène à la salle de fête. Le petit personnel des cuisines qui suit la scène de près, y est agglutiné tout heureux. Rigolard. PLAN 17
Voix de saint Jean, off : « Le maître du festin appelle l’époux et lui dit : » Gros plan du maître du repas qui admire en silence le nouveau vin, il le tâte, étonné, lui fait les honneurs de son palais. Il fait signe à l’époux. Celui-ci le rejoint à l’écart. Parmi le brouhaha de la fête en bruit de fond, on suit la conversation entre le maître du festin et l’époux : LE MAÎTRE DU FESTIN : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. » La caméra s’approche pour saisir clairement ce qui suit, comme une prophétie. LE MAÎTRE DU FESTIN, poursuivant : « Toi tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. » Très gros plan sur le vin somptueux dont la robe d’un rubis foncé miroite à la lumière. PLAN 18
Transition : tandis que s’estompe le bruit de la fête, on retrouve saint Jean qui conclut, en s’adressant à son entourage :
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SAINT JEAN : « Tel est le commencement des signes que fit Jésus à Cana en Galilée, et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » ❧
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Ainsi donc, grâce à la méthode d’analyse cinématographique contenue en germe dans les recommandations de saint Ignace de Loyola, nous avons découvert que le récit des noces à Cana, mis intentionnellement par saint Jean à l’entame de la vie publique de Jésus, peut être lu d’une façon toute nouvelle : la mère de Jésus n’y était pas en tant qu’invitée privilégiée. Elle y était… aux cuisines ! Servante de la noce ! Cette lecture est-elle fidèle au texte ? Comment oser affirmer que c’est bien ça que l’auteur de l’Évangile de Jean a voulu communiquer à son audience ? J’ai entendu, un jour, un exégète de grande compétence dire au sujet de ce texte que, bien entendu, on peut mettre n’importe quoi dans les blancs des évangiles, y compris ici, par exemple — ajouta-t-il en souriant — que Marie était à la cuisine. Il convient donc d’étayer notre conviction par de solides arguments. Remarquons d’abord, en suivant strictement notre texte, que l’auteur commence par simplement planter un décor : il y a une noce à Cana en Galilée. Et cela le troisième jour. Pour le juif contemporain de l’évangéliste, ce
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décor est naturellement codé. Troisième jour, noces, Cana et Galilée sont des mots bourrés de significations évidentes. Nous les avons évoquées. Pour un « fils du jour », les noces de Dieu avec l’humanité se renouent dans une petite ville de la Galilée des nations où vit une population métissée qui compte de nombreux païens. Constatons ensuite que le texte nous oblige à serrer immédiatement sur Marie considérée dans son titre le plus noble : et la mère de Jésus est là. Imaginez un lecteur capable de ménager ses effets. Lisant lentement. On s’attend à une phrase normale. Par exemple : Jésus et sa mère, accompagnés de quelques disciples, y avaient été invités. Ou Jésus, accompagné de sa mère et de quelques disciples, y furent conviés. Mais pas ce brutal et soudain : « La mère de Jésus est là. » La mère de Jésus apparaît en premier. Jean la plante littéralement là. « Stabat mater ! » Voici l’auditoire surpris et attentif. Alors que de cette noce rien ne nous sera dit. Pas la moindre trace d’une épouse. L’époux n’est mentionné qu’une seule fois, et encore est-ce pour se faire tirer les oreilles par un maître de festin incompétent puisqu’incapable de gérer les disponibilités en vin. Il est donc évident que ce n’est pas la cérémonie du mariage que Jean met en scène, mais qu’il concentre le regard de sa caméra sur tout le petit monde des serviteurs mené par Jésus, Marie et les disciples. L’intention de Jean
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est manifeste, la métanoïa qu’il convient de faire c’est découvrir le vrai Dieu en regardant Jésus travailler avec sa mère et ses disciples pour sauver l’Alliance entre le Père et l’humanité. Notre Dieu est un Dieu qui met les mains dans le cambouis. La mère de Jésus aussi. Par amour pour nous. Jean a écrit son évangile « pour que vous croyiez… en ce Jésus serviteur… et pour qu’en croyant vous ayez vie en son nom » (Jn 20, 31). Qu’il s’agit d’un récit construit est évident. Peut-être Jean se base-t-il, comme souvent, sur un souvenir précis, mais il l’utilise pour nous faire comprendre une réalité mystique de première importance. Après l’entrée en scène de la mère de Jésus, voici qu’arrivent les disciples qui, eux aussi, ont été « appelés ». Appelés ? Nous sommes au cœur du débat. Les disciples, et donc la mère de Jésus, ont-ils été « invités » ou « appelés » ? Voilà la question. Le verbe grec utilisé, καλω, signifie exactement « appeler ». Comme en français, on l’emploie, soit pour donner un nom à une personne [ainsi lorsque André amène son frère Simon, à Jésus : « Fixant son regard sur lui, Jésus dit : “Tu es Simon, le fils de Jean ; tu seras appelé Céphas” », Jn 1, 42] ; soit on l’emploie pour faire venir une personne [ainsi lorsque Jésus dit vouloir la miséricorde et non le sacrifice, il précise : « Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs »,
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Mt 19, 13]. Mais, tout naturellement, lorsqu’une personne est appelée à un festin, on traduira « invitée » comme pour les noces de Cana. Bien que, même pour un festin, les traducteurs sont obligés de traduire καλω par « appeler » s’ils veulent échapper à une inélégance de la langue française. Ainsi, lorsqu’un roi fit un festin de noces pour son fils. Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités (cf. Mt 22, 3). En effet, dans cette parabole, le grec utilise deux fois le même verbe dans des formes différentes. Littéralement, il dit : « Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les appelés », ou « inviter à la noce les invités ». Les traducteurs ont choisi d’éviter ce redoublement, sémitisme classique, mais peu gracieux en français. En bref, on peut dire que ce verbe contient l’idée de « vocation ». C’est d’ailleurs ce même verbe καλω qui a donné le mot latin ecclesia. Celui-ci deviendra notre « église », et cette dernière sera aussi dite l’assemblée des « appelés », des « convoqués ». Dès lors, si la personne qui médite ce passage accepte que la mère de Jésus et celui-ci ont été « appelés » pour servir une noce, il constatera sans peine que tout se concentre sur le service et les servants. Jésus est mentionné sept fois, sa mère quatre fois, les disciples deux fois et les serviteurs quatre fois. Ça fait beaucoup de monde pour le service de ces noces.
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Le maître du festin n’apparaît qu’en finale comme pour rappeler la pratique habituelle, l’usage qui vient d’être renversé. Il est l’homme qui sait comment il convenait de faire. Avant. L’homme des convenances anciennes. Bon, admettons ! Ils furent « appelés » au service d’une noce. Bien ! Encore faut-il que cette lecture soit cohérente avec tout l’évangile de Jean. Or, Jean, justement, nous montre, à la fin de son évangile, Jésus qui, sur le point d’entrer dans sa passion, sachant que son heure est venue de passer de ce monde au Père, au lieu d’instituer l’eucharistie comme les trois autres évangélistes, se noue un drap autour des reins et leur lave les pieds. Travail d’esclave qui ne pouvait même pas être accompli par un esclave juif. Aux noces de Cana, son heure n’était pas encore venue — elle n’enclenche ses premiers battements que sur la foi de la mère de Jésus — mais, avant de passer de ce monde au Père, l’heure a sonné et Jésus le sait. À l’heure frémissante de Cana répond l’heure grave de la mort. Le service poussé à l’extrême. La gloire du Fils. Lorsque, à Cana, l’heure tremble, la mère de Jésus est là. À cette place de servante, elle poursuit, dans la ligne de sa vocation première, son œuvre de sauveuse des noces entre Dieu et l’Humanité. En pleine complicité avec son Fils bien-aimé — tous deux savent très bien ce qu’il y a entre eux — et avec quelques disciples et servi-
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teurs aussi « appelés » à cette tâche, elle agit dans la souveraine liberté de ceux qui travaillent à une juste cause : faites tout ce qu’Il vous dira. Par son intervention, elle met en route « l’heure » que son fils ne croyait pas encore venue. Ce premier signe au « troisième jour » indique que la résurrection d’Israël — le représentant de l’humanité — est enclenchée. Désormais, le vin des nouvelles noces va couler en surabondance. Il était vital pour saint Jean de bien montrer, d’entrée de jeu, que c’est par l’humble service de Jésus et de sa mère que se produit le salut du monde. L’heure de la manifestation de la gloire du Fils de Dieu commence par le service à Cana, se poursuit par le lavement des pieds et culmine dans la crucifixion. Tandis que Nathanaël, de Cana en Galilée, ne réapparaîtra, comme témoin de la résurrection, qu’au dernier chapitre. Les mots « heure » et « femme » englobent le message de Jean. Lorsqu’il fait écrire son évangile, Jean et les siens viennent d’être expulsés de la synagogue. Ils sont traités de blasphémateurs par les maîtres de Yabné parce qu’ils prétendent que le Messie est venu et que Jésus est ce Messie tant attendu. Les sages d’Israël prétendent qu’ils ne sont pas de vrais juifs. Les « vrais juifs » savent, eux, que le Messie re-
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viendra en gloire à la façon dont Élie est monté au ciel et certainement pas comme celui qui a été pendu au bois, parmi les malfaiteurs. Dès lors, pour rassurer et convaincre les siens (« pour que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu », Jn 20, 31), ébranlés par cette expulsion, Jean s’exténue à leur faire comprendre le côté révolutionnaire de la Bonne Nouvelle. Oui, le Messie est déjà venu. Oui, nous en sommes les témoins. Oui, nous avons vu sa gloire. Mais la gloire dans l’humble service aux cuisines d’une noce, la gloire dans l’humilité du lavement des pieds, la gloire dans la mort ignominieuse de la croix, de l’innocent condamné, et non la gloire dorée des trompettes triomphantes. Renversement inouï. Révolution qui a dû nous être révélée, car nous étions incapables de l’imaginer. Comprenons cependant bien que, pour le ou les rédacteurs de l’évangile de Jean, la nécessité, en cette période troublée, de rassurer les nouveaux chrétiens au moment où les défenseurs de la Torah agressent leur foi, est contingente. C’est bien entendu l’exposé du mystère du Christ qui est essentiel pour eux. Comme pour nous aujourd’hui. ❧
Conséquences
Maintenant que cette lecture des noces de Cana me paraît évidente, je la découvre très féconde. Il faudra bien évidemment passer des heures à la méditer. Voici cependant les premières pistes de réflexion qu’elle m’inspire. 1. L’évangéliste nous met sous les yeux un tableau qui nous incite à découvrir une réalité essentielle dans l’histoire du salut qu’il entreprend de nous révéler. Jésus, sa mère et ses compagnons sont au service des noces de Dieu avec l’Humanité. C’est la transformation de l’eau en vin qui préserve les noces d’un échec et réjouit le cœur des participants. La fête est réussie grâce au petit monde des serviteurs qui, eux, savent quel vin, contrairement à l’usage ancien, est le meilleur. La Pâque du Christ réunira, en fin d’évangile, les mêmes protagonistes pour la même action. Au troisième jour. 2. Le rôle de la mère de Jésus comme instigatrice est loin d’être mineur. Si sa foi (et quelle foi !) en Dieu le Père a permis l’Incarnation, à Cana, sa foi en son fils sauve l’Alliance. Le père Marie-Joseph Lagrange, le dominicain
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qui fonda l’École biblique de Jérusalem, a avoué que l’évangile de Marie aux noces de Cana avait ravivé sa confiance en l’intercession de la Mère immaculée 36. 3. Il me faut revenir ici à un autre thème qui me tient fort à cœur. Celui que j’appelle le huitième sacrement : le lavement des pieds. Si l’on admet la version de Jésus « serviteur » aux noces de Cana, le rapprochement avec le serviteur placé volontairement par Jean en lieu et place de l’eucharistie à la dernière cène, est encore plus frappant. Il y a donc là une volonté évidente du quatrième évangéliste de souligner l’aspect diaconal de l’activité du Christ. Il n’y avait pas moyen de dire avec plus de force que le sacrifice est conséquence du service, mais que le service est l’attitude première et salvatrice. Le sacrifice est une qualité du service. Le sacrifice est le service total. La mort sur la croix est le signe incandescent de l’amour qui dit le pourquoi du service et son « jusqu’où ». La gloire de Dieu. Je suis venu pour servir. ❧
36. In Marie-Joseph Lagrange, Journal spirituel, à la date du 4 octobre 1880.
Outils ayant servi - Yohanan Aharoni et Michael Avi-Yonah, La Bible par les cartes, Turnhout, Brepols, 1991. - Pierre Bogaert, L’Apocalypse syriaque de Baruch, en 2 vol., coll. « Sources chrétiennes », nos 144 et 145, Paris, Cerf, 1969. - Édouard Delebecque, L’Apocalypse de Jean, introduction, traduction, annotations, Paris, Mame, 1992. - Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, Paris, Seuil, 2008. - Annie Jaubert, Approches de l’Évangile de Jean, Paris, Seuil, 1976. - —, « Lecture de l’Évangile selon saint Jean », in Cahiers Évangile, no 17, Paris, Cerf, 1976. - Joachim Jeremias, Jérusalem au temps de Jésus, trad. Jean Le Moyne, Paris, Cerf, 1976. - Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean, Tome I, Paris, Seuil, 1988 ; Tome II, 1990 ; Tome III, 1993 ; Tome IV, 1996. - Jacob Neusner, A life of Rabban Yohanan ben Zakkaï, Leiden, E.J. Brill, 1970. - Claude Tassin, Des fils d’Hérode à la deuxième guerre juive, Dossier in Cahiers Évangile, no 144, Paris, Cerf, 2008. - Gerd Theissen, Le mouvement de Jésus, Paris, Cerf, 2006. - Léon Vaganay et Christian-Bernard Amphoux, Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament, Paris, Cerf, 1986. - La Palestine au temps de Jésus, Cahiers Évangile no 27, Paris, Cerf, 1970. - Flavius Josèphe, Paris, Cerf, coll. « Supplément Cahiers Évangile » no 36, 1981. - Vie et religions dans l’empire romain, Paris, Cerf, coll. « Supplément Cahiers Évangile » no 52, 1985. - Prières juives, Paris, Cerf, coll. « Supplément Cahiers Évangile » no 68, 1989. - Les fêtes juives, Paris, Cerf, coll. « Supplément Cahiers Évangile » no 86, 1993. - Les noces de Cana, Paris, Cerf, coll. « Supplément Cahiers Évangile » no 117, 2001. - « Les noces de Cana », in Revue catholique internationale Communio, Tome XXXI, 2006. - Heuriciel CIB-Microbible, version W35, Maredsous, mars 2000. - The Analytical Greek Lexicon, édité par Samuel Bagster and Sons Limited London, 1977. - Anatole Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette, 26e édition (1963). - A Patristic Greek Lexicon, ed. G.W.H. Lampe, D.D., Oxford University Press. 5e impression (1978). - Xavier Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1996.
La péripétie Pièce en deux actes
Introduction
La « péripétie », selon le Petit Larousse (1999) qui s’appuie sur le grec, est « un changement imprévu » ou « un incident » ou, lorsqu’il est utilisé en littérature, « un revirement subit dans une situation, une intrigue menant au dénouement (théâtre, roman) ». De son côté, le Nouveau Petit Robert (1997) s’en tient au sens littéraire et insiste : « SPECIALT : L’événement qui amène la crise d’où sort le dénouement ». Quant à Paul-Émile Littré, il s’agit d’abord, pour lui, de : « Terme de littérature. Événement dans un poème épique, dans une pièce de théâtre, etc. qui change la face des choses et qu’on nomme aussi catastrophe. » Il admet ensuite : « Dans le langage général, événement imprévu qui change l’état des choses. » Pour ma part, je ne fais ici que mettre en scène un événement imprévu, un incident, quelque chose qui est arrivé soudainement à des personnes. Il ne s’agit pas de littérature, l’événement n’est pas sorti de ma plume, il est advenu à l’humanité. Je ne le considère pas comme une catastrophe. Rien de plus heureux ne pouvait nous advenir.
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LE MYSTÈRE DE MARIE À CANA
Encore qu’en sa genèse ce surgissement ait été dramatique. Pour ce qui est de changer l’état des choses, c’est-à-dire le cours de l’histoire humaine, j’ai tout fait pour respecter la liberté d’appréciation du lecteur ou du spectateur. J’estimerais avoir atteint mon but si, au tomber du rideau, deux spectateurs assis côte à côte s’en retournaient chacun chez lui, confortés dans leurs opinions contraires : l’un criant au miracle tandis que l’autre parlerait d’un non-événement. ❧
DÉCOR
L’intérieur d’une maison palestinienne aux environs de l’an 0 de l’ère chrétienne. On perçoit que l’extérieur de la maison baigne dans un soleil éclatant. Tous les murs sont blancs. Dans le fond, une porte fermée par un rideau de perles. À gauche de cette porte, sur le mur du fond, une fenêtre avec un croisillon en bois de cèdre s’ouvre sur l’extérieur lumineux. La pièce ombrée est fraîche. Le côté cour est plutôt occupé par l’atelier : planches de bois et outils divers ; tandis que du côté jardin se trouvent une table et des tabourets. PERSONNAGES JOSEPH ben Jacob, 20 ans, charpentier à Nazareth. MARIE, jeune fille juive de Nazareth (15 ans). GABRIEL, moine essénien en rupture de secte. Âgé. Très
maigre. Pieds nus. Bure en poils de chameau.
La péripétie Pièce en deux actes
ACTE PREMIER. — SCÈNE PREMIÈRE. —
La scène est vide. La scène se passe à l’extérieur. Ouverture musicale. Puis… La voix de JOSEPH. Bien, j’espère que chacun de vous retiendra ce que je viens de vous apprendre. Avant de nous quitter, chantons un psaume. Lequel voulez-vous chanter ? Une voix de garçonnet. « Israël vainqueur ! » D’autres voix. Oh non ! Toujours celui-là ! Une voix de fillette. « Le Messie reviendra ! » Plusieurs voix d’enfants. Oui, oui : « Le Messie reviendra ». La voix de JOSEPH. Bon, allons-y pour « Le Messie reviendra ». Une flûte prélude. Ensuite un chœur d’enfant chante : Messie royal,
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LA PÉRIPÉTIE
Messie sacerdotal, Libérateur d’Israël, Instaurateur du royaume de Dieu, Artisan du salut, Serviteur de YHWH, Fils de l’Homme, une femme de chez nous le portera dans son ventre, à Jérusalem, la cité du grand roi, le grand prêtre le présentera à tout le peuple et nous chanterons « Hosanna au fils de David » ! — SCÈNE II. — (JOSEPH ET MARIE)
Joseph entre en scène. JOSEPH.
Allons, voilà encore une bonne chose de faite. Maintenant, où en étais-je ? Ah oui ! ce timon à livrer au vieux Malkos. Il prend le timon parmi différents objets en bois. Le scrute. Se sert d’un outil pour lui donner un dernier coup de polissage. Évalue son ouvrage. Entre Marie. MARIE, regardant Joseph. Joseph est-il vrai que tu ne veux pas prendre femme ? JOSEPH,
continuant à peaufiner son ouvrage à petits coups. Cela est vrai, Marie.
ACTE I
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MARIE.
Fais-tu ce choix en pleine liberté ? JOSEPH.
En pleine liberté. MARIE.
Ta décision est-elle irrévocable ? JOSEPH, se tournant vers Marie. Dans ma force d’homme libre, je te le dis : telle est bien ma volonté. J’espère rester fidèle à ce vœu jusqu’à ma mort. MARIE.
Pourquoi, Joseph ? JOSEPH, déposant ses outils.
Vois-tu, Marie, Il nous a tout donné. En nous donnant la vie, en nous donnant la terre. Il m’a donné un père et une mère. Il m’offre ton visage et celui de mes autres élèves. Il m’a donné ces mains. Il m’a donné le bois. Admire la texture de ce cèdre du Liban. Et quel beau timon j’en ai fait. Je sais déjà avec quel bonheur Malkos l’utilisera pour transporter ses foudres de vin et ses paniers d’olives. En méditant nos Écrits sacrés, j’ai compris de quelle tendresse nous étions entourés. Malgré les violences de l’occupant, malgré les exactions des hommes d’argent. Ah, Marie, je ne sais pas comment te dire, je ne crois pas que tu comprennes, petite fille, mais il y eut en moi une soudaine irruption de joie.
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LA PÉRIPÉTIE
Je fus, pour un temps comme inondé par un déluge d’une ineffable félicité d’où surgit, plus terrible que l’acier d’un glaive romain, le désir irrépressible de répondre à ce don avec la plus grande munificence qui soit en mon pouvoir. Il me fallait me donner moi. Totalement. Sans retour. MARIE.
S’il te plaît, continue. JOSEPH.
Oh ! je sais bien comme il est beau d’être père. J’ai place en moi pour bien tenir un petit homme par la main. J’en rêve souvent. Je me vois, entouré de mes fils et de mes filles, sur le seuil de ma maison, au soleil couchant, leur transmettant la sagesse de nos pères. Que d’histoires à raconter ! Mais l’homme marié donne des ordres à sa femme et le père de famille se doit de châtier ses enfants. Moi, je ne veux absolument pas peser sur la volonté d’un autre. Je ne veux pas exercer la moindre pression sur autrui. La loi est cruelle quand elle nous est imposée, mais que la loi est belle lorsque nous l’avons librement adoptée. Il y a en moi le désir profond que chaque homme que je rencontre soit totalement libre d’être lui-même. MARIE.
Libre ?
ACTE I
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JOSEPH.
En tout cas, qu’il ne me sente jamais comme un obstacle à son bon vouloir. Sur tout homme rencontré je ne veux lever qu’un regard d’espérance. MARIE.
Sur tout homme ? JOSEPH.
Tout honnête homme, tous ceux qui sont embarqués comme moi dans l’aventure humaine. Tous ceux qui boitent d’un combat avec l’ange. Tous ceux qui chantent et tous ceux qui gémissent. MARIE.
Tout homme. JOSEPH.
Toute personne qui sera mise sur ma route. Tout qui croisera mon chemin. Je souhaite qu’il ne me sente jamais comme voulant l’orienter. Je ne veux peser sur la liberté d’aucun homme. MARIE.
Et les femmes, Joseph ? JOSEPH, surpris.
Les femmes, Marie ? Long silence méditatif, puis, hésitant. Euh ! Oui, de même. Il me semble que je ne devrais pas vouloir peser sur la liberté d’aucune femme. Sur toute femme, aussi, je ne devrais vouloir porter qu’un regard qui espère.
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MARIE.
Est-ce ainsi que tu me regardes, là maintenant ? JOSEPH.
Toi, Marie ? Oui, bien sûr, c’est ainsi que je te vois maintenant. MARIE.
Et sur ma volonté, désires-tu peser ? JOSEPH.
Jamais. MARIE.
Comme tu es beau, Joseph ! Un silence, puis : Je veux te confier un secret. JOSEPH.
Parle. Je t’écoute. Ils s’assoient. MARIE.
Un événement intérieur, semblable au tien, m’a surprise. Depuis des années que je t’écoute nous parler du Seigneur. Depuis des années que tu nous répètes qu’il a le nom de chacun d’entre nous écrit dans sa main. Et la joie qui t’éclaire quand tu nous commentes le prophète Osée qui nous chante Sa tendresse ! Comme le tien, mon cœur s’est rempli de bonheur. Or, au dernier shabbat, en allumant l’huile des lampes, j’ai cru que ce cœur explosait. Une joie indescriptible. Soudaine.
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Et, comme toi, je me suis alors promise à Lui. Seule réponse possible. Souffrance même de ne pouvoir faire plus. Ma décision est prise : je ne me marierai jamais. Je ne veux vivre que pour Lui. JOSEPH.
Impossible. Exclu. MARIE, sereine.
Je ne puis revenir sur ma décision. JOSEPH.
On n’a jamais vu ça en Israël ! MARIE.
On le verra. JOSEPH.
Comme tu es illogique : tu dis L’aimer… mais tu renonces à la possibilité de devenir éventuellement… qui sait ? la mère du Messie ! MARIE.
Je n’en suis pas digne. Une dame de Jérusalem sans doute. Ou l’épouse d’un grand prêtre, ou d’un scribe peut-être. Pour moi, je ne veux que me donner à Lui. À Lui seul. JOSEPH.
Ce n’est pas raisonnable. J’entends d’ici les rumeurs médisantes. Chez nous, tu le sais, une femme seule est une femme légère. Comme les femmes de Magdala. Tu risques la lapidation.
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MARIE.
Je sais tout ça, bien sûr. Et j’y réfléchis depuis longtemps. Il y a une solution. Il y a un moyen. JOSEPH.
Ah, oui ? Et lequel, je te prie ? Comptes-tu te retirer au désert ? MARIE.
C’est bien plus simple : prends-moi pour épouse. Nous vivrons sans nous connaître. Il n’y a aucun homme à qui j’aurais osé demander ceci. Mais je t’aime et je sais que tu es le seul homme au monde capable de comprendre mon projet. JOSEPH.
Je t’aime, moi aussi, Marie. Mais, hélas, ton projet est fou, irréalisable ! MARIE.
Mais Son amour pour nous n’est-il pas bien plus fou ? Ne devons-nous pas y répondre par une même folie d’amour. Tu cherchais la réponse la plus munificente. Tu es prêt à te donner tout entier. Aurais-tu peur de me prendre avec toi dans cette aventure ? Veux-tu m’exclure de cette possibilité ? Veux-tu peser sur ma volonté ? Orienter ma vie ? JOSEPH.
N’est-ce pas ce que tu es en train de faire avec la mienne ? MARIE.
Je te propose simplement de me joindre à ton projet.
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Le chemin que tu choisis, je te propose de le marcher avec moi. À toi de voir. Je t’aime et je te fais confiance. Comme tu diras, j’agirai. Chœur inspiré du Cantique des Cantiques. Marie et Joseph au centre de la scène s’approchent lentement l’un de l’autre et finalement se prennent dans les bras. — SCÈNE III. — (JOSEPH, MARIE ET GABRIEL)
Intervient le moine Gabriel. GABRIEL.
Hou ! Hou ! Le Seigneur avec vous ! Peut-on entrer ? JOSEPH.
Le Seigneur avec toi, Gabriel ! Quelle joie de te revoir. MARIE.
Le Seigneur avec toi, Gabriel. JOSEPH.
Alors, Rabbouni, par où es-tu passé ? Cela fait le temps d’un temps que nous n’avons plus eu la joie de t’accueillir ici. Gabriel s’assied à la table avec Joseph. Marie reste debout, suivant, à une distance respectueuse, la conversation des hommes. GABRIEL.
Je reviens d’Alexandrie. Quelle ville, mes amis ! Un brassage énorme de populations et de cultures. Tous les
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riverains du Nil y descendent. Et même les prêtres des temples. Des Africains à la peau noire y vendent de l’or. Élamites, Parthes et Mèdes, sages venus de Babylone et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de la Libye cyrénaïque, de Crète et même de Rome. Les lettrés de ces pays se retrouvaient à la bibliothèque. Des discussions passionnantes où les nôtres, s’appuyant sur nos Écritures, ne craignaient pas la dispute avec des philosophes venus de Grèce. JOSEPH.
Ça ne doit pas être facile d’argumenter à partir d’un texte hébreu avec des gens parlant l’égyptien ou le grec ? GABRIEL.
Ah ! mais tout le monde parle grec. Une sorte de grec basique, je te l’accorde, mais qui est devenu la langue du commerce et de la science. Et nos sages de là-bas ont, depuis longtemps, traduit la Loi et les Prophètes en grec. JOSEPH.
Tu nous en apprends, des choses ! GABRIEL.
J’ai même participé, sur l’île de Pharos, à la fête anniversaire de cette traduction. JOSEPH.
L’île de Pharos ?
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GABRIEL.
Parfaitement. C’est là que nos frères viennent, chaque année, vénérer le lieu où s’alluma pour la première fois la lumière de cette traduction et remercier Dieu de ce bienfait, ancien déjà et toujours nouveau. MARIE.
C’est beau ! JOSEPH ET GABRIEL,
ensemble, sans faire attention à Marie. Oui, c’est beau. GABRIEL, continuant. Mais je ne vous ai pas encore dit le principal. À la demande des frères d’Alexandrie, j’ai ramené avec moi une copie de l’Exodos, la traduction de notre Shemot, pour mes amis scribes de Yabnéel. Cher Joseph, tu aurais dû voir comme on m’a accueilli à Yabnéel ! Quelle réception ! (Marie s’assied à même le sol.) Ils m’attendaient tous, déjà en plein travail. J’arrive (il se lève et mime la scène), et je les interromps d’un « Messieurs, voici le monde moderne qui vient à vous ! » JOSEPH, souriant.
Gabriel, c’était de la provocation. GABRIEL.
Tout à fait. Tu aurais dû voir leurs têtes. C’était typique. Les disciples de Shammaï faisaient les dégoûtés tandis que ceux d’Hillel étaient très intéressés. J’ai débarrassé
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mon esclave du rouleau que nous nous sommes empressés de dérouler. Ils voulaient tous voir comment les sages d’Alexandrie avaient traduit le passage de la vision du roncier en flamme. Là où le Seigneur révèle son nom à Moïse. JOSEPH.
Oui, le fameux « Je serai qui je serai » Èhiè ashèr èhiè ! GABRIEL.
Exactement ! JOSEPH.
Et comment les Alexandrins s’en sont-ils tirés ? GABRIEL.
Figure-toi qu’après moult discussions ils ont choisi d’employer le participe présent du verbe être. Littéralement : « Moi je suis le étant. » JOSEPH.
Oh ! oh ! Pas mal. Et comment tes scribes de Yabnéel ont-ils réagi ? GABRIEL.
Je ne te raconte pas. Tous ces intellectuels se sont mis à parler en même temps. Les uns criaient au scandale, trouvant déjà blasphématoire qu’on ait osé toucher au texte hébreu. « Nous ne savons plus calculer », criaient-ils. « Nous perdons cette multiplicité de sens qui constitue justement la richesse de nos Saints Écrits. Disparition d’une polysémie sacrée ! » D’autres s’offusquaient : « Par quelle autorité ont-ils osé mettre des voyelles ? C’est
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orienter le sens en fonction de leur théologie. » Dans l’autre camp, on s’égosillait : « Les sages ont traduit chacun séparément et tous ont trouvé les mêmes voyelles ! C’est la preuve divine que cette traduction est excellente ! Comment voulez-vous faire connaître le Nom Unique aux nations, si nous ne parlons pas leur langue ? » Etc., etc. J’ai laissé ces arracheurs de montagnes à leurs duels et profité du brouhaha pour m’éclipser. Comme votre amitié me manquait, j’ai repris la route pour arriver ici. Longue route via Joppé et Césarée. Horrible Césarée ! JOSEPH.
Quoi donc ? GABRIEL.
Les Romains ont repris les crucifixions hors de la ville. Ce n’est pas beau à voir. Les gens du peuple ont peur tandis que de jeunes sicaires meurent pour libérer leur pays. Triste époque. MARIE, sortant de sa méditation. Le participe présent, c’est comme « être en train de » ? Joseph et Gabriel semblent se souvenir de sa présence. JOSEPH, par-dessus son épaule. Que veux-tu dire ? MARIE.
Par exemple : « une priante », c’est une femme « en train » de prier, non ?
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GABRIEL, même jeu.
On peut dire ça comme ça. MARIE.
Les sages d’Alexandrie ont donc traduit : « Moi, je suis celui qui est en train d’être. » On peut dire ça comme ça ? Les deux hommes se retournent ensemble vers Marie. JOSEPH.
Ah non, Marie, ne viens pas à nouveau jouer ta petite théologienne ! GABRIEL.
À Joseph. Joseph, voyons ! Marie n’est pas méchante, elle a donc la liberté de parler. À Marie. Va, Marie, parle ! MARIE, comme pensant à haute voix. Celui qui est « en train d’être ». C’est beau. Il évolue. Il devient. Tout comme nous. Celui qui a été poussé à intervenir parce qu’il voyait la misère de son peuple est, en même temps, quelqu’un qui marche à nos côtés. En même temps que nous ! À nos côtés ! C’est éblouissant. GABRIEL.
Tu vois ça comme ça, toi ? MARIE.
C’est comme ça. GABRIEL.
Comment en es-tu si sûre ?
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MARIE.
Tu viens de le dire : « participe présent ». Pendant qu’ils dialoguent, Joseph, se croyant exclu, s’impatiente. GABRIEL.
Oui, participe présent. Oui, bien sûr, tel fut le choix des Sages d’Alexandrie. Mais c’est leur choix. En se basant sur l’hébreu, on peut aussi dire : « Je serai qui je serai ». MARIE.
Je ne le sens pas ainsi. Quand j’entends le « en train de devenir »… (Elle est interrompue.) JOSEPH, énervé. Bon ! continuez à votre aise, moi j’en profite pour aller porter mon timon à Malkos. À tout de suite. Il fait mine de sortir. Se ravise et dit à Gabriel : Non, il se peut que Malkos me retienne un peu. Gabriel, quand vous en aurez fini avec votre participe présent, demande donc à Marie de te parler de la décision que nous venons de prendre, elle et moi. J’aimerais connaître ton avis à ce sujet. GABRIEL.
C’est entendu. À tantôt. MARIE.
À tantôt, Joseph. Exit Joseph.
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— SCÈNE IV. — (MARIE ET GABRIEL) GABRIEL.
Quand j’entends le « en train de devenir », disais-tu ? MARIE, poursuivant. … je sais que c’est ça. Je sais que c’est bien de Lui. Que c’est exactement ce qu’il a voulu dire. GABRIEL.
Mais est-ce ta raison ou ton cœur qui te fait croire cela ? MARIE.
La raison ? Le cœur ? Bien plus que cela. La raison et le cœur sont dépassés. Accomplis. Plénitude de raison. Plénitude de cœur. Comme une évidence lumineuse qui te dépose en pleine paix. Oui, évidence. Plus évidente que le voir, l’entendre, le toucher ou le goûter. Plus prégnant que l’envahissement d’un parfum. On sait calmement, sereinement qu’il en est ainsi. La paix de l’exactitude. Semblable à cette béatitude que je vois parfois chez Joseph lorsqu’il réussit un assemblage à queue d’aronde. Lorsque le tenon s’ajuste à la perfection dans la mortaise. Cette certitude, cette joie-là, mais portée à l’incandescence. Gabriel s’assied. Sans un mot Marie va chercher un bassin, se ceint d’un linge et lui lave les pieds.
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Après un temps, il la relève et la regarde comme s’il la voyait pour la première fois. Jeu ambigu : s’agit-il d’un prophète inspiré ou d’un homme âgé ému par une jeune beauté ? GABRIEL.
Que tu es belle, Marie. Tu me sembles parée de toutes les vertus du monde. Le Seigneur avec toi. « Vierge sage entre toutes, merveille dans les cieux, comme une aurore lumineuse tu es grâce et beauté, brillante comme une étoile, splendide comme le soleil 1 ! » MARIE.
Qu’est-ce qui t’arrive, Gabriel ? Le Seigneur avec toi. Mais nous nous sommes déjà salués. GABRIEL, tremblant.
N’aie pas peur, Marie car Dieu lui-même te trouve belle. Ta beauté le séduit. Voici : tu vas concevoir en ton ventre et tu vas mettre au monde un fils. Et tu l’appelleras « Jésus ». Ce fils-là sera grand. « Fils du Plus Haut », ainsi l’appellera-t-on. Et, à lui, le Dieu seigneur donnera le trône de David son père. Il régnera sur la maison de Jacob pour des éternités. Et il ne sera pas de terme à sa royauté.
1. Repris d’une hymne à la Vierge.
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MARIE.
Comment cela se pourra-t-il ? Nous venons, Joseph et moi, de sceller une alliance de virginité. Joseph a promis de ne couvrir aucune femme de son ombre et moi, que l’ombre d’aucun homme ne me couvrira. C’est précisément au sujet de ce vœu, que nous venons de prononcer, qu’il souhaitait ton conseil en nous quittant. GABRIEL.
Un souffle saint viendra sur toi et une puissance de plus haut te couvrira de son ombre. Voila pourquoi l’enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. MARIE.
Calme-toi, Gabriel ! Tu as de la fièvre. Elle va lui chercher de l’eau. GABRIEL, boit l’eau. Tu ne me crois pas ? Eh bien ! j’ai une nouvelle qui me paraît significative : Élisabeth, des filles d’Aaron, la femme de Zacharie, et qui est une de tes parentes, je crois. MARIE.
… une femme que j’aime beaucoup. Que lui est-il arrivé ? GABRIEL.
Elle, que l’on disait stérile, malgré son grand âge, en est à son sixième mois. Et je te dis que c’est aussi un fils qu’elle mettra au monde. Ma parole.
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MARIE.
Ta parole. GABRIEL, avec une calme autorité.
Il en est et il en sera ainsi parce que toute parole qui vient de Dieu réalise ce qu’elle dit. MARIE, en souriant, dans une révérence. Qu’il en soit donc selon ta parole : je suis l’esclave du Seigneur. Songeuse : Élisabeth attend un fils. Élisabeth en est à son sixième mois. Il faut que je voie cela. À Gabriel avec énergie : Je dois partir. Une caravane quittera Nazareth ce soir encore pour la Judée. Je vais me joindre à elle. Mais il est indispensable que Joseph soit mis au courant de tout ceci. Gabriel, veux-tu l’attendre pour moi, et dès qu’il sera revenu de chez Malkos, explique-lui, en détail, tout ce que tu viens de me dire. Il comprendra pourquoi j’ai dû partir sans tarder. Lui et moi nous nous comprenons si bien. Ce que tu viens de m’annoncer est aussi important pour lui que pour moi. Tu veux bien ? GABRIEL.
Bien sûr, je lui dirai. Mais toi, hâte-toi si tu veux te joindre à la caravane. Les routes sont dangereuses de nos jours. Exit Marie.
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— SCÈNE V. — (GABRIEL SEUL)
Il regarde à gauche et à droite. Attend. Médite. Prie. Musique. Joseph ne revient pas. GABRIEL.
Attendre Joseph ! Lui expliquer ! « Tu veux bien ? » Oui, je veux bien, mais Joseph ne revient pas. On a besoin de moi à Naïm. Un autre couple ! Vers le public, avec mauvaise foi : C’est bien les jeunes, ça ! Ils ont l’amour en tête et, du coup, plus personne n’existe. Tout pour eux. Le soir tombe. Gabriel remue encore l’un ou l’autre outil de Joseph, puis soudain se lève et s’en va. Rideau. Fin de l’acte premier. ❧
ACTE II. — SCÈNE PREMIÈRE. — (JOSEPH ET MARIE)
Trois mois plus tard. Même décor. Joseph travaille dans son atelier. Entre Marie. JOSEPH, amer. Ah ! te revoilà ! Tu es folle ou quoi ? La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu me proposes une sorte de pacte mystique. Tu insistes. Tu fais pression sur moi et puis… tu disparais pendant trois mois ! La demoiselle s’est envolée. Sans un mot. (Marie sursaute.) Pas le moindre message. Ce n’est qu’en écoutant les médisantes de Nazareth que je finis par apprendre que la petite Marie était partie pour la ville, soi-disant pour prêter main-forte à sa cousine. La vieille Élisabeth était sortie de malédiction, disait-on. Et toutes de crier au miracle. Note que je te comprends : la séduction de Jérusalem, la gloire du prêtre désigné par le sort pour offrir l’encens à l’intérieur du sanctuaire, gloire qui rejaillit bien évidemment sur toute sa parentèle. Comment ai-je pu être bête au point de prendre au sérieux les rêves d’une petite fille ? Il reprend son travail. MARIE.
À l’intérieur du sanctuaire, Zacharie a vu un messager du Nom. Qui lui a parlé !
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JOSEPH.
Et c’est parti pour un tour ! MARIE.
Il en est devenu muet. JOSEPH, récitant le psaume, puis moqueur. « L’homme dans son luxe ne comprend pas. Il est devenu comme du bétail muet ! » Alors si le vieux Zacharie père était incapable de parler, comment a-t-on fait pour circoncire le nouveau Zacharie ? MARIE.
Contre l’avis de toute la famille, Élisabeth et Zacharie ont tenu à l’appeler « Jean ». JOSEPH.
Jean ? MARIE.
Et, dès ce moment, Zacharie a retrouvé l’usage de la parole. JOSEPH.
Ben tiens ! (Caricaturant la façon de parler de Marie :) Et il se mit à louer le Seigneur, je parie ? MARIE, attristée par l’ironie de Joseph. Tu as gagné. Un silence. Joseph et Marie se regardent. Joseph finit par baisser la tête. JOSEPH.
Bon, pardonne-moi ! Je te fais de la peine. Mais rendstoi compte. Il y a trois mois, j’ai vécu avec toi un évé-
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nement d’une grande intensité spirituelle. Tu m’offrais un avenir presque irréel. Dans mes moments de plus grand optimisme, je n’aurais pu imaginer un avenir aussi beau. J’avais résolu la quadrature du cercle ! J’allais vivre mon nazirat dans la prière et le travail, mais sans tous les tracas du ménage. Ma maison serait propre, mes chèvres traites à temps et à heure et l’huile de mes oliviers pressée par une main aimante. (Citant Si 26,16 :) « Comme le soleil levant sur les montagnes du Seigneur, ainsi le charme d’une jolie femme dans une maison bien tenue. » Nous nous quittons alors. Je te laisse seule avec Gabriel. Je vais livrer mon timon chez Malkos. Chez lui, nous bavardons un peu. Après quoi, je reviens à mon atelier : pfut ! plus de Marie. Plus de Gabriel. MARIE.
Comment ? A ton retour de chez Malkos tu n’as pas vu Gabriel ? Il ne t’a pas attendu ? JOSEPH.
Et non, ma chère, point de Gabriel. Disparu, lui aussi. Si je n’étais pas sûr de ta vertu, je me ferais des idées. MARIE.
Et depuis, tu n’as plus rencontré Gabriel ? JOSEPH.
Non, depuis ton départ, je n’ai plus vu fût-ce l’ombre de Gabriel, ni d’aucun autre de ces pieux baigneurs.
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MARIE, songeuse.
Alors, tu ne sais pas. JOSEPH.
Je ne sais pas quoi ? MARIE.
Lorsque nous sommes restés ensemble, après ton départ pour Malkos, Gabriel a prophétisé. Il m’a annoncé que, par le souffle du Seigneur, j’allais être la mère du Messie. JOSEPH.
Ben voyons ! Je me demande si nous ne devrions pas changer de guide spirituel. Gabriel te monte la tête. Un moine qui voyage hors de sa communauté n’est sans doute pas le meilleur choix pour une petite école comme la mienne. MARIE.
Gabriel nous a toujours dit la vérité. JOSEPH.
Enfin, Marie, sois logique. Est-ce toi qui, il y a trois mois, ici même, m’informais très sérieusement de ta volonté de ne pas connaître d’homme ? MARIE.
Oui. JOSEPH.
Car il te semblait que le simple fait d’espérer être la mère du Messie était déjà une sorte d’orgueil, un repliement sur soi. Tu te sentais indigne même d’y rêver ?
ACTE II
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MARIE.
Oui. JOSEPH.
N’est-ce pas toi qui, il y a trois mois, ici même, me proposais de vivre ensemble sans nous connaître ? MARIE.
Oui. JOSEPH.
Pardonne-moi, tu vas rire, mais, depuis trois mois, as-tu connu un homme ? MARIE.
Non. JOSEPH.
C.Q.F.D. ! MARIE, très calme.
Joseph, je suis enceinte. JOSEPH, sentencieux.
Non, Marie, tu te trompes, tu n’es pas enceinte. Je viens de te le démontrer. MARIE.
Joseph, depuis trois mois je n’ai plus de règles et je sens l’enfant bouger en moi. Pendant un long moment, Joseph et Marie se regardent dans les yeux. JOSEPH, effrayé. Marie ! Non ! Pas toi ?
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MARIE.
Si, Joseph, moi. JOSEPH, doucement, comme en gémissant. Mais, Marie, comment ? MARIE.
Par le souffle du Puissant. Alors, soudain, comme un barrage qui cède, la colère et l’amertume de Joseph éclatent. JOSEPH.
Ah non ! Tu ne me feras pas avaler cela ! Ni à moi, ni à personne ! Personne au monde, m’entends-tu, personne au monde ne croira une telle baliverne. Je te ferai attacher à Jérusalem sur l’esplanade du Temple et je serrerai moi-même la corde égyptienne autour de tes membres adultères. Ah, je t’aimais, Marie ! Mon cœur était un encensoir secret dans lequel brûlaient la cinnamome et la casse en volutes d’amour vers toi. Je rêvais de t’offrir tous les parfums de l’Arabie. De te parer de toile des Indes, de hyacinthe, d’écarlate, de byssus et de pourpre de Babylone. De Tyr, pour toi, j’aurais appelé une caravane de plus de deux cents chameaux avec des coupes et des plats en verre de Sydon. Je t’aurais construit, de mes mains, une maison que j’aurais fermée d’une belle porte en bronze de Corinthe.
ACTE II
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Chaque jour, je t’aurais inondée d’huile de rose. J’aurais voulu t’offrir la « réjouissance des yeux » et ceindre tes cheveux de la « Jérusalem d’or ». Rien n’eût été trop beau pour toi, petite fille. Mais tu m’as menti, tu m’as trompé ! Horreur ! Y eut-il jamais plus honteuse trahison ? Maintenant tout est détruit. Tout est ruine. Tu as commis une infamie en Israël. Tu as déshonoré ma maison. Qui pourrait en ta faveur produire contre moi les signes de ta virginité devant les anciens aux portes de la ville ? Puisque moi je sais que je ne t’ai pas connue. Dans ma volonté de plaire au Nom, de me donner entièrement à lui. Comme tu prétendais le vouloir aussi. Ah ! l’ingénieuse invention ! Marie semble vouloir protester quelque chose comme « Mais c’est vrai… » Ah ! tais-toi, tes actes sont plus éloquents que tes paroles. Ils n’ont besoin d’aucun interprète. Comment ai-je pu me laisser berner ainsi ? Oh ! l’écœurante hypocrisie ! Son bras se lève pour la frapper. Il reste un moment en l’air. Silence. Puis, comme prenant conscience de son geste : Va-t’en ! Sors d’ici ! Ne me touche plus, femme.
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Exit Marie. La nuit tombe. — SCÈNE II. — (JOSEPH)
(Joseph seul. Tourne en rond, ruminant sa colère. Il allume une lampe à huile. La pluie survient, accompagnée d’un orage. À la lumière des éclairs fréquents, le spectateur se rend compte que Marie est toujours prostrée à l’extérieur et sous la pluie. On voit qu’un homme s’approche d’elle, la relève, lui parle.) — SCÈNE III. — (JOSEPH, GABRIEL ET MARIE)
Entre Gabriel ruisselant. Il ramène Marie tout aussi mouillée à l’intérieur. GABRIEL.
Ne crains pas de prendre Marie… JOSEPH.
Toi, ne te mêle pas de ça. C’est une affaire entre elle et moi. GABRIEL.
Je suis votre conseiller spirituel. JOSEPH.
Tu l’étais. Maintenant, tu ne l’es plus. Au revoir. Bon vent. Il le repousse des deux mains sur la poitrine.
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GABRIEL, de même.
Je ne te permets pas de me parler sur ce ton. JOSEPH.
Je me passe de ta permission. GABRIEL.
Tu deviens fou, ma parole. Tu ne te maîtrises plus. JOSEPH.
Au contraire ! Je vois très bien le piège que vous me tendez. Je suis lucide. Très lucide. GABRIEL.
Tais-toi, tu délires ! Je t’ordonne de te taire. JOSEPH.
Tu n’as rien à m’ordonner. Qui es-tu, vieil hérétique mouillé, qui es-tu pour oser parler ainsi à un nazir ? GABRIEL.
Je suis celui qui se tient devant Dieu ! Et je te le dis solennellement, ne crains pas de prendre Marie comme épouse. JOSEPH.
Impossible. Cela ne sera pas. Elle m’a trompé. Je la répudierai. GABRIEL.
Tu la livres ainsi à la lapidation. JOSEPH.
Tu ôteras le mal du milieu de toi. C’est la loi.
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GABRIEL.
Regarde-la bien. Vois la populace excitée lui lancer les pierres. Recouvrir le trou dans lequel on l’aura mise. Le cou brisé par la première pierre que tu auras dû laisser tomber sur elle. JOSEPH, moins sûr de lui.
C’est la loi. GABRIEL.
Elle lèvera sur toi son regard. Du fond de la fosse, elle lèvera ses yeux vers celui qui, les deux bras serrant le bloc mortel, lui avait jadis promis de l’aimer. JOSEPH, de moins en moins sûr de lui.
Pourtant, c’est bien écrit dans la loi ? GABRIEL.
Mais toi, sauras-tu à ce moment-là croiser son regard ? Sauras-tu regarder dans les yeux cet enfant à qui tu offres la mort ou faudra-t-il qu’on lui bande les yeux pour que tu ne voies pas ce que tu fais ? JOSEPH.
Bon ! Alors, je la répudierai secrètement. GABRIEL.
Quand quelqu’un répudie par aversion, il se couvre d’injustice. Cela aussi est dans la loi.
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JOSEPH.
Je ne la répudierai pas par aversion, car… je l’aime encore. Serais-je moi-même perverti ? GABRIEL.
Non, Joseph, ne te fais aucun scrupule. Tu es mon ami et je suis fier de connaître un homme comme toi. Ta générosité et ta droiture ne sont pas mises en cause. Mais, il t’arrive, (rectifiant :) il vous arrive un événement extraordinaire. Nous devons y faire face dans notre foi. JOSEPH.
Mais pas dans la crédulité. Elle m’a trompé ! GABRIEL.
Non, elle ne t’a pas trompé. Tu la connais bien. Elle est incapable de la moindre forfaiture. Tu le sais. Au fond de toi, tu le sais. JOSEPH.
Quel intérêt as-tu pour me pousser ainsi à croire l’incroyable ? GABRIEL.
Comme toi, je n’ai aucun autre intérêt que celui de servir le Seigneur. JOSEPH.
C’est de cette façon que tu sers le Seigneur ? GABRIEL.
Comme il a été dit dans la Loi et les Prophètes.
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JOSEPH.
Il n’y a rien dans la Loi et les Prophètes qui me fera abdiquer ma raison. GABRIEL.
Et Osée ? Ton prophète préféré n’a-t-il pas pris pour femme une prostituée, sur l’ordre du Seigneur ? (Citant Os 2,16 :) « C’est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur. » JOSEPH.
Eh bien ! je la conduirai au désert. MARIE.
Je saurai bien y aller seule, Joseph. Si toi, que j’aime tant, tu ne me crois pas, si toi, mon aimé, tu ne me fais pas confiance, je n’ai besoin de la confiance de personne. Le Seigneur me conduira. Elle s’en va, pleurant. GABRIEL.
Attends, Marie, ne pars pas ! Elle s’arrête dehors et s’accroupit à nouveau contre la porte …je n’en ai pas encore fini avec Joseph. À Joseph : N’es-tu pas de la descendance de David ? Le prophète Nathan n’a-t-il pas promis à David que sa descendance subsistera à jamais ? JOSEPH.
J’espère ne pas être sa seule descendance.
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GABRIEL.
Tu souffres terriblement. Ta confiance est mise à rude épreuve, n’est-ce pas ? (Joseph fait un signe d’acquiescement. Job a souffert autant que toi, mais il est resté fidèle. Il a gardé sa confiance au Seigneur. Et le Seigneur parle dans les événements, tu le sais. Encore faut-il savoir les lire correctement. JOSEPH.
Que peut-on lire dans un événement aussi trivial que celui-ci ? GABRIEL.
Le fruit de ta justice Joseph. Le fruit de la justice de Marie. Souviens-toi de ce que le prophète Isaïe dit au roi Acaz : (citant Isaïe 7,14) « Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : voici, la jeune femme est enceinte (geste vers la porte), elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » JOSEPH.
Ma justice ? La justice de Marie ? GABRIEL.
Oui, exactement. Je t’en prie, regarde-toi comme il y a trois mois ! Rappelle à ta mémoire le pacte mystique que vous avez scellé, Marie et toi. Souviens-toi des paroles que tu as prononcées ce soir-là. Laisse à nouveau jaillir ce « déluge d’une ineffable félicité d’où surgit, plus terrible que l’acier d’un glaive romain », ton désir irrépres-
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LA PÉRIPÉTIE
sible de répondre à ce don avec la plus grande munificence qui soit en ton pouvoir. Tu voulais te donner. Totalement. Sans retour. JOSEPH.
C’était il y a trois mois. GABRIEL.
C’est maintenant l’heure de ta munificence. Son moment est advenu. Elle dépend de toi. JOSEPH.
Je ne la voyais pas ainsi. GABRIEL.
Dieu te la propose ainsi. A toi de choisir. Il ne fera aucune pression sur ta volonté. JOSEPH.
Lui, peut-être pas ; mais toi, en matière de pression… GABRIEL.
Moi, j’en ai fini. Mon devoir était de t’informer clairement de l’enjeu. À toi de voir. Je prie pour ton bonheur. Ils s’embrassent. La paix soit avec toi Joseph. JOSEPH.
Et avec ton Esprit, Gabriel. Exit Gabriel.
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— SCÈNE IV. — (JOSEPH SEUL)
Musique. Il tourne en rond. S’arrête et se tient immobile. Il se prosterne. Il va vers la porte où se tient Marie. Il hésite. Il revient vers le centre. L’orage s’éloigne. — SCÈNE V. — (JOSEPH ET MARIE) JOSEPH, appelle doucement.
Marie ! Marie ! (Elle se lève.) Marie, viens là ! Marie obéit et s’avance lentement vers Joseph. Elle s’arrête devant lui. Il tombe à genoux et appuie la tête sur le ventre de Marie. JOSEPH.
Quel nom vas-tu lui donner, Marie ? MARIE.
Nous l’appellerons Jésus. JOSEPH.
Je lui apprendrai à marcher, à travailler le bois et à t’appeler « maman ». MARIE.
Je lui apprendrai à te dire « papa ». JOSEPH.
Mais, alors, Marie, si… si… si c’est vraiment vrai ? MARIE.
Mesurons la grâce qui nous est faite et la responsabilité qui nous incombe.
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JOSEPH.
Où cela va-t-il nous mener ? MARIE.
Cet enfant, que va-t-il devenir ? La lune apparaît à ce moment qui projette le croisillon de la fenêtre comme une immense croix sur le sol. Rideau. ❧
Table des matières
LE MYSTÈRE DE MARIE À CANA Méditation cinématographique
I ...........................................5 II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 La traduction de la Bible de Jérusalem (BJ) . . . . . . . . . . . . . 9 La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) . . . . . . . . . 12 La Bible pastorale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 La Bible de la liturgie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 IV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Les figurants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Les acteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 VI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Le scénario des noces de Cana . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
VII . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 Conséquences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
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TABLE DES MATIÈRES
LA PÉRIPÉTIE Pièce en deux actes
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Acte premier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Scène I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Scène II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 Scène III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Scène IV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Scène V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Acte II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Scène I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Scène II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Scène III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Scène IV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Scène V . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
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Achevé d’imprimer le 7 septembre 2009 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
Paul Maskens
La péripétie
Après On a trahi Judas, paru en 2008 dans la même collection, l’auteur, dans sa nouvelle méditation le Mystère de Marie à Cana, nous fait découvrir un aspect tout à fait neuf du rôle joué par Marie à Cana. Découverte bouleversante, dans le droit fil de l’Évangile de Jean, qui permet de s’interroger à nouveau sur la profondeur de la participation de la mère de Jésus au mystère de l’Incarnation. Ce texte est suivi d’une pièce en deux actes intitulée la Péripétie. Méditation sur le mystère de l’Annonciation. Paul Maskens est né en 1934. Publicitaire de métier. Diplômé en théologie de l’Université catholique de Louvain. Diacre de l’Église qui est en Brabant (Belgique).
ISBN 978-2-87356-439-1 Prix TTC : 9,95 €
Vie spirituelle 9 782873 564391
Le mystère de Marie à Cana Le mystère de Marie à Cana
suivi de
Paul Maskens
Le mystère de Marie à Cana
suivi de
La péripétie