La Compagnie de Jésus a joué un rôle significatif dans la vie d’un grand nombre de personnes, de communautés et de cultures. Elle continue à exercer une grande influence. Quelle est la source de sa vitalité ? Pourquoi évoque-telle encore loyauté sans faille ou féroce opposition ? « Je ne peux imaginer meilleure introduction à la spiritualité jésuite : en peu de mots, mais qui disent l’essentiel, ce livre présente les dons et les grâces des Jésuites » (Ron Hansen et Gerard Manley Hopkins, s.j., professeurs à l’université Santa Clara). « Contemplatifs dans l’action plaira aux lecteurs simplement curieux ou intrigués par “ces fameux Jésuites”. Et aux jésuites qui le sont depuis longtemps comme moi, cet ouvrage rappellera ce qui fait notre identité : découvrir et communiquer la vie avec plus de générosité que nous ne l’avions prévu » (William J. O’Malley, s.j., écrivain, professeur à l’université Fordham).
Les auteurs William A. Barry, jésuite, est docteur en psychologie clinique de l’Université du Michigan. Il est auteur ou coauteur d’une quinzaine de livres sur la prière et la spiritualité jésuite. Robert G. Doherty, jésuite également, est titulaire d’un doctorat en Écritures. Il est professeur de Nouveau Testament. Ils sont tous deux codirecteurs du programme de Troisième an pour les jésuites américains. ISBN 978-2-87356-463-6 Prix TTC : 11,95 €
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Spiritualité
ignatienne
CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION Barry et Doherty
CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
William A. Barry Robert G. Doherty
CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION La voie jésuite
Spiritualité
ignatienne
Contemplatifs dans l’action La voie jésuite
William A. Barry et Robert G. Doherty
Contemplatifs dans
l’action La voie jésuite
AVERTISSEMENT Les notes, absentes dans l’édition originale, ont été ajoutées dans l’édition française pour en faciliter la compréhension. REMERCIEMENTS À Robert E. Lindsay, s.j., James J. Martin, s.j., William J. O’Malley, s.j. et John W. Padberg, s.j., pour leur lecture attentive du manuscrit et pour leurs suggestions pertinentes. Notre reconnaissance s’adresse aussi à Robert Wicks qui nous a suggéré le sujet de la spiritualité jésuite. Pour la traduction française, un cordial merci à Thierry Lievens, s.j. pour ses précieux conseils.
Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, réservée pour tous pays. Édition originale : Contemplatives in Action. The Jesuit Way, New York et Mahwah, New Jersey, IBSN 0-8091-4112-4, coll. Robert J. Wicks, Spirituality Selection, Éditeur Paulist Press, (Paulist Press, 997 Macarthur Boulevard, Mahwah, New Jersey 07430, USA.) www.paulistpress.com Imprimi potest de l’édition originale : Robert J. Levens, s.j., Provincial de Nouvelle Angleterre de la Compagnie de Jésus. Traduction française de Thierry Monfils, s.j. © Édition originale : 2002, Compagnie de Jésus, Nouvelle Angleterre. © Version française : 2010, Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • BE-5000 Namur • Belgique • info@fidelite.be Dépôt légal : D/2010/4323/14 ISBN : 978-2-87356-463-6 Imprimé en Belgique Photo de couverture : Détail d’un vitrail de l’église du Sacré-Cœur à Arlon (Belgique) : « Ignace, son cher ami, a envoyé Xavier en mission en Inde » (voir p. 49). Photo © Jean Lecuit, s.j.
À la mémoire du père Pedro Arrupe, s.j. qui fut Supérieur général de la Compagnie de Jésus de 1965 à 1983.
Introduction
R
ÉCEMMENT,
un étudiant de dernière année dans une université jésuite réfléchissait à son parcours d’apprentissage : il était passé par un collège jésuite, puis avait fait quatre ans dans une université jésuite. Il voyait que ces deux périodes avaient été les plus formatives de sa vie ; soudain il eut l’intuition qu’il en était redevable à Ignace de Loyola. Si Ignace ne s’était pas converti, s’il était mort des blessures reçues à la bataille de Pampelune, alors ces établissements qui l’avaient tant marqué — ainsi que tant d’autres institutions —, n’auraient pas existé. Il ressentit une profonde gratitude envers Ignace, envers l’ordre des Jésuites et envers Dieu. Une telle intuition pourrait être celle d’une foule innombrable d’hommes et de femmes de par le monde depuis plus de quatre cent cinquante ans. Fondée par Ignace et neuf compagnons en 1540, la Compagnie de Jésus a joué un rôle significatif dans la vie de nombre de personnes, de communautés et de cultures. Elle continue à exercer une grande influence. Quelle est la source de sa vitalité ? Pourquoi provoque-t-elle toujours soit des adhésions sans réserve, soit des oppositions farouches ? Les jésuites continuent de déployer une étonnante vitalité ; et ils sont l’objet de nombreuses controverses : comment cela se faitil ? C’est, pensons-nous, en raison de leur spiritualité. Nous n’écrivons pas uniquement pour des spécialistes. Rien qu’aux États-unis, on peut trouver plus d’un million d’anciens ou anciennes des collèges et des universités jésuites. Un bon nombre d’entre eux, nous l’espérons, pourront être intéressés par la spiritualité qui a
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CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
influencé leur formation. Beaucoup d’hommes et de femmes qui ne sont pas jésuites, collaborent avec des jésuites dans leurs œuvres apostoliques : enseignants, administrateurs, collaborateurs venant de nombreuses professions. Beaucoup parmi eux veulent savoir ce qui motive les jésuites. Les recteurs, les administrateurs d’institutions fondées par des jésuites, n’ont pas seulement une responsabilité d’admettre les étudiants au diplôme qui leur ouvrira une carrière : il s’agit aussi pour eux d’introduire les étudiants à l’esprit qui présidait à la fondation de l’institution. Ce livre, nous l’espérons, va les aider à exercer cette responsabilité. Mais la spiritualité jésuite est une spiritualité de disciples du Christ : le livre peut dès lors intéresser aussi tous ceux qui dans le monde sont appelés à suivre le Christ. Nous espérons que ce livre sera utile à tous ceux qui le liront.
Que veut dire spiritualité ? Qu’est-ce qu’une spiritualité ? Question insaisissable. Au minimum nous pouvons dire qu’elle se rapporte à la réponse d’une personne ou d’un groupe à Dieu, c’est-à-dire aux chemins concrets qui relient une personne ou un groupe aux questions ultimes de la vie. Pour cela, une spiritualité a d’abord trait aux moyens par lesquels une personne ou un groupe met en œuvre sa relation à Dieu ; dans un second temps seulement, elle signifie l’ensemble équilibré et systématique des caractéristiques de cette mise en œuvre particulière. Une spiritualité est, comme le précise la Formule de l’Institut de la Compagnie de Jésus, « un chemin vers Dieu ». Prise dans ce sens, la spiritualité se développe dans des personnes bien précises dans l’histoire, et non pas dans l’abstrait. Aussi y a-t-il de nombreuses spiritualités. On parle par exemple de spiritualité chrétienne, de spiritualité hindoue, de spiritualité bouddhiste, ou catholique, anglicane, méthodiste, bénédictine, franciscaine ou dominicaine ; de la spiritualité française du XIXe siècle ou flamande du XVe siècle, et aussi de la spiritualité ignatienne. Dès lors que nous parlons de cette manière des différentes spiritualités, nous réalisons que toute
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INTRODUCTION
spiritualité a des racines, qu’elle est ancrée dans un cadre historique et culturel particulier. En effet, il en va d’une spiritualité particulière comme de la culture : elle est portée par une tradition vivante. Même si la spiritualité est influencée par la culture, elle a en elle de quoi se prémunir contre le danger de s’enliser dans la culture. Toute spiritualité, définie comme nous l’avons suggéré, suppose la présence active de Dieu dans les affaires humaines. Alors que notre culture politique, juridique et scientifique semble souvent considérer la foi en l’intervention divine comme irrationnelle, toute spiritualité tire de cette intervention sa substance même. La spiritualité suppose que Dieu poursuit activement son projet dans l’univers qui est Son œuvre ; aussi implique-t-elle un effort continuel du Divin pour pénétrer chaque culture spécifique, afin d’y révéler sa réalité et ses désirs. Tout l’art consiste bien sûr à trouver des moyens de saisir ces interventions, des moyens de percer la croûte de la culture de manière à ce que nous découvrions Dieu présent et à l’œuvre. Ainsi pourrait-on bien différencier les spiritualités selon les chemins par lesquels elles essaient d’aider les croyants à laisser Dieu briser cet enlisement. Par exemple, la spiritualité bénédictine exige la fidélité à la manière monastique de prier, de travailler, d’accueillir les hôtes ; pourquoi cela ? Parce que pareille fidélité va permettre à Dieu de se faire connaître, d’offrir une expérience de sa présence comme par surprise. La spiritualité jésuite, quant à elle, requiert l’attention aux expériences personnelles ; c’est le propre de ce ministère ardu et exigeant, qui vise à reconnaître comment Dieu est à l’œuvre dans la vie d’une personne. Toute spiritualité spécifique dérive d’une expérience ou d’une série d’expériences de Dieu qui marque un groupe. Aucune expérience de ce type n’est, évidemment, une expérience pure de Dieu. Toute expérience humaine est multidimensionnelle. Elle est le produit d’une rencontre entre une réalité et une personne, avec son histoire psychologique, sociale et culturelle. La spiritualité bénédictine avec son vœu de stabilité est le produit d’une rencontre entre Dieu et Benoît, et ses disciples ; elle s’est développée lors de l’éclatement de l’empire romain, quand il n’y avait que peu d’institutions stables. La spiritualité
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CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
ignatienne est issue de la rencontre entre Dieu et un noble soldat basque du haut Moyen âge, au temps de la dissolution de la synthèse médiévale. La spiritualité méthodiste s’est développée à partir de l’expérience religieuse de John Wesley et de ses disciples lorsqu’ils essayaient de faire face aux effets de la révolution industrielle en Angleterre. Il s’agit d’apercevoir comment toute spiritualité est le produit d’une rencontre entre Dieu et un groupe d’êtres humains avec une histoire particulière, ce qui inclut l’influence d’éléments psychologiques, sociaux et culturels, qui leur sont propres. Le titre de ce livre vise la spiritualité jésuite, et non seulement ignatienne. La spiritualité jésuite peut être considérée comme une des formes de la spiritualité ignatienne. Des millions de personnes qui ne sont pas membres de la Compagnie de Jésus, et parmi eux combien qui ne sont pas catholiques, ont embrassé la spiritualité ignatienne. Ignace de Loyola a composé les Exercices spirituels comme un guide pour aider toutes sortes de gens à trouver Dieu et à changer leur vie conformément au Dieu qu’ils ont trouvé. Sur base de ses propres expériences, il en vint à croire que Dieu est activement à l’œuvre en ce monde et veut que tous les êtres humains agissent en harmonie avec son intention créatrice. C’est le cœur de la spiritualité des Exercices. C’est une spiritualité ouverte à tous les chrétiens, et qui a aidé des millions de personnes au fil de ses quatre cent cinquante ans d’existence. Un des plus proches collaborateurs d’Ignace, Jérôme Nadal, croyait que les Exercices pouvaient être adaptés même à des non chrétiens. La spiritualité jésuite, quant à elle, est la spiritualité non pas d’un homme, mais d’un Ordre religieux dans l’Église catholique. Elle s’exprime non seulement dans les Exercices spirituels, mais aussi dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus, dans maints autres documents, ainsi que dans les traditions et les activités qui se sont développées au cours des quatre cent cinquante ans d’existence de cette Compagnie. D’autres instituts religieux, spécialement des congrégations féminines, ont fait leur la spiritualité jésuite. C’est la spiritualité de la Compagnie de Jésus que nous allons examiner dans cet opuscule. Nous tâcherons de décrire par le menu les traits distinctifs de la spiritualité jésuite. Ces dernières années ont fait émerger que la spiri-
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INTRODUCTION
tualité jésuite est une spiritualité de tensions. Dans son ouvrage les Premiers Jésuites 1, John O’Malley, s.j. explique quelques-unes des polarités qui caractérisent les premiers jésuites. Ils voulaient être artisans de paix, mais ils étaient souvent amenés à polémiquer. Ils étaient pour la réforme de l’Église comprise comme Église institution, mais ils s’appliquaient de toutes leurs forces à rester en dehors de la hiérarchie. Ils étaient prudents en matière de doctrine, mais souvent ils se découvraient spirituellement plus proches de ceux qui se trouvaient en porte-à-faux envers l’Église institutionnelle. Ils appréciaient la scolastique rationnelle de saint Thomas d’Aquin, mais ils voulaient être connus pour une théologie du cœur. Ils avaient une organisation bâtie sur le dialogue ouvert et sur la confiance en l’initiative des membres, mais ils développaient un vocabulaire de l’obéissance qui semblait donner la priorité au gouvernement autocratique des Supérieurs. Ils étaient des maîtres de prière, mais considéraient le monde et non pas le couvent comme leur maison. Ils avaient les préjugés culturels de leur temps en ce qui concerne les femmes, mais ils rendaient aux femmes les mêmes services pastoraux qu’aux hommes. Ils soulignaient la fidélité à l’inspiration divine dans les personnes, mais ils défendaient les lois, les institutions et les usages de l’Église hiérarchique et de la communauté des croyants. À la lumière de ces polarités nous pouvons décrire la spiritualité jésuite comme un ensemble de tensions créatrices et qui donnent vie. Les jésuites doivent être des hommes de prière pour qui les moyens spirituels sont au premier plan, mais on leur demande d’user pour leur travail apostolique de tous les moyens naturels à leur disposition. Ils doivent être des hommes disciplinés, purifiés des attachements désordonnés aux valeurs du monde, mais ils sont activement engagés dans le monde, et l’on attend d’eux qu’ils trouvent Dieu dans leur action. Ils doivent se distinguer par leur pauvreté, mais en même temps être
1. John O’Malley, s.j., The First Jesuits, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Harvard University Press, 1993, 457 p. ; traduction française par Édouard Boné, s.j., Les premiers jésuites. 1540–1565, coll. « Christus Essais » no 88, Paris, Desclée De Brouwer, Bellarmin, 1999, 624 p.
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CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
aptes à mener à bien leurs activités apostoliques parmi les riches aussi bien que parmi les pauvres. Les jésuites doivent être chastes et connus comme tels ; mais on attend d’eux qu’ils soient des compagnons chaleureux et aimants, en communauté et en chemin, c’est-à-dire hors du cloître. Ils doivent être des hommes de passion, d’intelligence, d’initiative et de créativité, mais prompts à obéir à leurs Supérieurs. Ils doivent être totalement donnés aux personnes et aux institutions avec lesquels ils sont engagés, mais encore prêts à bouger rapidement vers l’endroit, quel qu’il soit, où leur Supérieur les envoie. On attend d’eux qu’ils croient que l’Esprit de Dieu communique directement avec les personnes, y compris avec eux-mêmes, et qu’ils sachent discerner les mouvements de l’Esprit dans les cœurs, comme aussi qu’ils se distinguent par une obéissance disciplinée et la fidélité à l’Église institutionnelle. Dans le livre des Exercices spirituels, cette tension est manifeste : la quinzième « annotation préliminaire », avec sa prémisse qui observe que Dieu se communique directement aux personnes, se trouve en tension avec les « Règles pour sentir avec l’Église » (352 et suivants). La spiritualité jésuite fonctionne au mieux quand ces tensions sont vivantes et clairement ressenties, c’est-à-dire quand les jésuites éprouvent en eux-mêmes l’attraction des deux pôles en présence. Les jésuites sont au mieux de leur forme, par exemple, quand ils se sentent attirés à passer beaucoup de temps dans la prière et ont à contrôler cette attirance pour le bien de leur activité apostolique, ou quand les jésuites théologiens expérimentent une tension entre leur fidélité comme catholiques et leur recherche de nouvelles voies pour exprimer les vérités de la foi dans une culture et des temps nouveaux. Dans le présent comme par le passé, ces tensions dynamiques et créatives ont valu à la spiritualité jésuite des caricatures. Ignace luimême, par exemple, fut accusé d’être influencé par les alumbrados (éclairés par l’Esprit ou illuminés) espagnols du XVe et du XVIe siècle, parce que les Exercices spirituels présupposent que Dieu peut communiquer directement avec les personnes, et pas seulement à travers l’Église institutionnelle. Plus récemment, la spiritualité jésuite a été caricaturée comme rationaliste et froidement ascétique. Et les cri-
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INTRODUCTION
tiques ne venaient pas seulement de francs-tireurs extérieurs. Au temps d’Ignace, quelques-uns des jésuites les plus en vue au Portugal voulaient imiter les moines, qui consacraient de longues heures chaque jour à la prière solitaire, ce qui provoqua une mise au point vigoureuse d’Ignace. Il y eut des époques où les jésuites étaient tellement immergés dans le monde qu’ils semblaient avoir perdu leur élan, et ne pouvaient apparemment pas être distingués du commun des mortels. Par exemple, Antoine Lavalette, qui fut Supérieur des jésuites en Martinique, et s’engagea dans des transactions commerciales secrètes qui se terminèrent par des pertes financières énormes et des procès contre la Compagnie de Jésus en France ; celles-ci furent le prétexte de l’expulsion des jésuites hors de France au XVIIIe siècle. Avant qu’il nomme Lavalette Supérieur, le Père général avait reçu à son propos un avertissement de quelqu’un qui disait : « Il va gérer la mission au niveau humain et politique ; il a trop confiance en lui-même et va nous faire courir beaucoup de risques, s’il n’a pas un Supérieur prudent pour le mettre en garde et le brider. » Comme nous le verrons, Ignace était conscient des dangers de la spiritualité que ses compagnons et lui étaient en train de développer, mais il croyait que Dieu voulait cette Compagnie-là, bien concrète, avec sa spiritualité. Ignace s’est efforcé de faire ce qu’il avait à faire par les Constitutions, par un courrier assidu et par les voyages infatigables de Jérôme Nadal, qu’il envoyait expliquer « notre manière de procéder ». Ces mots « notre manière de procéder » sont en effet devenus la manière dont les jésuites désignent leur spiritualité. Sans plus attendre, voyons quel est le fondement de cette spiritualité. *
« Aider les âmes »
Les origines de la spiritualité jésuite Toute spiritualité se développe dans l’esprit et le cœur de personnes bien précises en réponse à la crise de leur temps et de leur culture. Ignace de Loyola (1491–1556), qui reçut au baptême le nom d’Iñigo, a grandi dans une Espagne qui était au sommet de sa puissance. À l’époque de sa naissance, Ferdinand et Isabelle avaient libéré les derniers territoires espagnols de la domination des Maures. Un an plus tard, ils finançaient les voyages de Christophe Colomb, qui allaient étendre leur empire à de nouveaux pays et alimenter l’expansion d’une économie alors chancelante. Ignace grandit aussi à l’époque où la synthèse médiévale qui avait dominé la civilisation européenne achevait de s’effondrer. Des guerres incessantes opposaient petits et grands royaumes, et les dressaient les uns contre les autres. L’Europe vivait une fermentation religieuse ; ce processus atteignit son sommet avec la proclamation par Luther de ses quatre-vingt-quinze thèses à Wittenberg en 1517. En Espagne, l’Inquisition traquait tout ce qui ressemblait de près ou de loin à l’hérésie. Iñigo grandit dans un climat où les actions d’éclat étaient l’objet non seulement de célébrations, mais d’encouragements ; de même, à l’époque on discutait jusqu’à se battre pour des questions d’orthodoxie. Ignace était né dans une famille de la noblesse basque, marquée par une histoire de fidélité farouche à la couronne de Castille. Sa famille était connue pour son courage au combat et sa propension à la violence. Il se montra un digne fils de cette famille. Un jour il com-
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mit des crimes graves, de nuit, avec préméditation ; pour échapper au jugement, il fit valoir que son père l’avait fait tonsurer comme clerc dans sa jeunesse ; à une autre occasion, quelqu’un lui ayant adressé une insulte banale, ses amis durent le retenir d’engager un duel. Par ailleurs il se montra très courageux et loyal au siège de Pampelune, lorsque les Français, supérieurs en nombre, assiégeaient la ville ; en effet, la garnison ne se rendit qu’une fois Ignace gravement blessé. Durant sa convalescence, il montra sa vanité, son ambition, mais aussi son courage : il voulut endurer une seconde opération à la jambe afin de retrouver la belle apparence qui seule l’autoriserait à paraître à nouveau à la cour du roi. La spiritualité jésuite plonge ses racines dans l’expérience de cet homme qui est au fond un précurseur du romantisme : courageux, ambitieux et attaché aux apparences, dans ces temps tumultueux à l’aube des temps modernes de la civilisation européenne. Le cœur passionné d’Ignace bat toujours en ceux et celles qui, aujourd’hui encore, font leur sa spiritualité. Durant sa convalescence au château des Loyola dirigé à l’époque par son frère, Iñigo voulut lire quelques romans en vogue à son époque, mais les seuls livres qu’il avait sous la main étaient un récit de la vie du Christ et un recueil de vies de saints. Ignace se mit à lire ces livres. Il se livrait aussi à des rêveries durant des heures. Il imaginait les prouesses héroïques qu’il accomplirait pour gagner les faveurs d’une grande dame. Quand il commença ses lectures spirituelles, il s’ouvrit à un autre horizon de rêveries : quels actes poserait-il pour le Christ ? Il pensait qu’il pourrait faire plus que ne firent les grands saints. Ces deux sortes de rêves lui donnaient de grandes joies quand il y était plongé, mais après le premier type de rêveries, il se trouvait « sec et mécontent » tandis qu’après les secondes, il demeurait « content et allègre ». Il continue : « Il n’y faisait pourtant pas attention et ne s’arrêtait pas à peser cette différence, jusqu’au jour où ses yeux s’ouvrirent quelque peu et où il commença à s’étonner de cette diversité et se mit à y réfléchir. Son expérience l’amena à voir que certaines pensées le laissaient triste, d’autres
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« AIDER LES ÂMES »
joyeux, et peu à peu il en vint à se rendre compte de la diversité des esprits dont il était agité, l’esprit du démon et l’esprit de Dieu » (Le récit du pèlerin 2, 8) 2. De cette petite semence grandit ce qui allait devenir la spiritualité jésuite. Pour la première fois, Iñigo réalisa que Dieu pouvait remuer son cœur afin de l’attirer dans telle direction. En outre, il réalisa que Dieu avait un ennemi, qui lui aussi s’efforçait d’attirer son cœur, mais dans la direction opposée. Iñigo commençait là le voyage spirituel qui, après maints détours, le conduirait à fonder la Compagnie de Jésus. Il passa presque un an dans la petite ville de Manrèse, en Espagne — où il était arrivé inopinément, semble-t-il. Là il s’adonnait à la prière durant de longues heures. Il apprit qui est Dieu en vérité, et ce dans un rude combat avec les scrupules que ramenaient sans cesse les péchés de sa vie passée, au point d’avoir des pensées suicidaires. Pendant cette épreuve, il trouva peu d’aide auprès des maîtres spirituels ou des confesseurs qu’il fréquentait. Iñigo passa environ une année à Manrèse, ce fut la rude école de son « noviciat » ; il y apprit comment discerner les esprits qui agitaient son cœur. Il en vint à réaliser que Dieu n’est pas un limier qui flaire partout les péchés secrets pour le tourmenter, mais un Père aimant qui le veut comme compagnon pour son Fils. Durant ces longs mois, Iñigo s’éprit d’amour pour Jésus et pour sa mission, et dans cette aventure il découvrit une méthode pour aider les âmes qui comme lui voudraient être unies au Seigneur dans la prière et dans l’action. Il écrivait ses intuitions, et ces écrits aboutirent à un manuel, les Exercices spirituels, qui est devenu un classique de la spiritualité, peut-être le plus important des quatre cents dernières années.
2. Les citations de l’autobiographie de saint Ignace sont tirées de la traduction du père André Thiry, s.j. parue sous le titre Le récit du pèlerin, Namur, Fidélité, 1989, 80 p. ; depuis lors est parue la traduction des Écrits de saint Ignace dans la coll. « Christus » (no 76, Textes, sous la direction de Maurice Giuliani, s.j., Paris, Desclée De Brouwer, Bellarmin, 1991), à la fin desquels figure une traduction nouvelle de ce que les auteurs appellent sobrement « le Récit ».
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CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
Nous apercevons déjà quelques caractéristiques de la spiritualité jésuite. Au début de son parcours, Iñigo était quasiment un ignare en matière de théologie et de spiritualité. Il ne pouvait trouver en luimême aucune raison pour laquelle Dieu lui aurait réservé un traitement particulier. Il n’était ni lettré, ni particulièrement fervent ou saint. Mais il fut amené à croire que Dieu appelle tout un chacun à son intimité et à son service. La spiritualité jésuite est toujours restée remarquablement optimiste dans sa manière de souligner le désir de Dieu d’être proche de chacun, de chacune. En outre, il réalisa que Dieu travaillait à travers les événements de sa vie ; cette prise de conscience était le germe d’une autre marque distinctive de la spiritualité jésuite, l’apprentissage à trouver Dieu en toutes choses. Iñigo trouvait Dieu en faisant attention à ce qui se produisait dans son esprit et dans son cœur, c’était un résultat de ses lectures et de ses rêveries. Au bout du compte, Ignace, comme Iñigo commença à s’appeler, pratiquait de plus en plus l’examen fréquent de lui-même au cours de la journée, de manière à reconnaître la main de Dieu dans l’expérience du quotidien. La spiritualité jésuite se distingue d’autres spiritualités par cette attention personnelle aux sentiments, aux désirs, aux rêves, aux espoirs et aux pensées. Dans l’histoire de la spiritualité, la vision jésuite est dite « cataphatique », à distinguer de la spiritualité « apophatique ». Cette dernière évite les images et les désirs subjectifs, les rêves et les buts personnels, pour concentrer son attention sur la répétition d’une phrase ou d’une courte prière et vise à se vider de ses préoccupations. Un exemple moderne de la spiritualité apophatique se trouve dans la prière de centrement et le type de méditation promue par des moines comme John Main, Lawrence Freeman et Basil Pennington ; (NDE : signalons aussi un chemin contemporain balisé par un jésuite d’origine hongroise et vivant en Allemagne, le P. Franz Jalics, dans ses ouvrages Ouverture à la contemplation, DDB, coll. « Christus » no 89, 2002 et la Prière de contemplation, Fidélité, coll. « Vie spirituelle », 2007.) Sur base de sa propre expérience, Ignace en vint à croire que Dieu et le démon, « l’ennemi de la nature humaine », étaient engagés dans une bataille décisive dont l’enjeu est le cœur et l’esprit de chacun, de chacune. Il développa et codifia deux séries de règles pour le discer-
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« AIDER LES ÂMES »
nement des esprits, pour sonder ce qui dans l’expérience de chacun vient de Dieu et ce qui ne vient pas de Lui. Le discernement des esprits est une caractéristique propre de la spiritualité jésuite. Celle-ci est centrée sur Jésus, sur la mission qu’il a reçue du Père, et sur son désir de trouver des disciples qui poursuivent sa mission. Elle est orientée vers le service, « l’aide des âmes », comme les premiers documents jésuites aimaient à désigner ce service. Enfin, la spiritualité jésuite est trinitaire ; elle repose sur l’expérience mystique que fit Ignace des trois Personnes de la Trinité et de l’engagement actif du Dieu un et trine dans notre monde. Ignace fit, semble-t-il, l’expérience de s’entendre personnellement adresser — pour lui et ses compagnons — les mots de Jésus : « “La paix soit avec vous. Comme le père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.” Quand il eut dit cela, il souffla sur eux et leur dit : “Recevez l’Esprit Saint” » (Jean 20, 21-22). La spiritualité jésuite se vit à l’intérieur du mystère du Dieu un et trine toujours à l’œuvre, pour mettre en œuvre l’intention de Dieu sur le monde et appeler tous les humains à œuvrer avec Dieu. Durant son séjour à Manrèse, Ignace acquit la conviction inébranlable que Dieu l’appelait à mener sa vie selon la manière de procéder de Jésus, en aidant les âmes en Terre Sainte. Il se rendit à Jérusalem en compagnie d’autres pèlerins, mais — comme il le dit dans son autobiographie — déterminé à « rester à Jérusalem pour toujours et pour y visiter constamment ces Lieux saints. Il avait aussi l’intention, outre cette dévotion, d’aider les âmes 3 », bien que, cette dernière idée, il la garda pour lui-même. Quand il parla au Provincial des Franciscains qui avait la charge des Lieux saints, et lui confia son désir d’y rester, il s’entendit enjoindre de ne pas rester en ce lieu, parce que d’autres pèlerins qui y étaient restés avaient été capturés et emmenés comme esclaves, avant d’être rachetés à grand prix. Ignace se rappelle : Il répondit à cela que sa résolution était bien arrêtée et qu’il estimait ne devoir y renoncer pour rien au monde ; il lui donnait poli-
3. Le récit du pèlerin, 45.
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CONTEMPLATIFS DANS L’ACTION
ment à entendre que, malgré son avis défavorable, aucune crainte ne lui ferait abandonner sa résolution à moins d’y être tenu sous peine de péché. Là-dessus, le Provincial dit qu’ils avaient reçu autorité du Siège Apostolique pour faire partir ou obliger à rester qui bon leur semblerait et excommunier qui refuserait de leur obéir, et que dans le cas présent, ils jugeaient qu’il ne devait pas rester, etc. (Le récit du pèlerin, 46.) Nous voyons là sa détermination à rester à Jérusalem ; elle nous permet de mesurer la force avec laquelle Ignace se sentait conduit par Dieu. Mais quand il fut menacé d’excommunication, il conclut : « Ce n’était pas la volonté de Notre-Seigneur qu’il restât en ces lieux saints » (Le récit du pèlerin, 47). Nous touchons ici une autre marque caractéristique de la spiritualité jésuite : la conviction que l’autorité dans l’Église est aussi voulue par Dieu. Quand la décision d’une autorité et le discernement personnel de quelqu’un entrent en collision et qu’il n’y a pas d’issue, les jésuites vont respecter la décision de l’autorité. Quand il revint en Espagne après son pèlerinage en Terre Sainte, Ignace décida qu’il devait étudier, de manière à pouvoir « aider les âmes ». Des gens commençaient à rechercher sa compagnie, car ils le voulaient comme conseiller spirituel. Dans ces conversations, il leur expliquait la différence entre péché mortel et péché véniel. Les autorités de l’Église l’interrogeaient sur ses diplômes : Ignace était-il habilité à parler de ces sujets ? Il n’avait aucune formation théologique ! Ainsi, à plusieurs reprises, il se heurta à l’Inquisition. Il se rendit compte qu’il avait besoin des titres requis en philosophie et en théologie, afin de pouvoir continuer à « aider les âmes ». Ici apparaît une autre marque caractéristique de la spiritualité jésuite : l’insistance sur la compétence intellectuelle et les connaissances afin « d’aider les âmes ». Durant ses années d’études en Espagne, Ignace commença à attirer des disciples, qui voulaient adopter son style de vie. Ces premiers compagnons ne restèrent pas avec lui. Mais bientôt, à l’Université de Paris il rencontra des hommes jeunes et de grande ambition, à l’intelligence ouverte et de profonde piété, François Xavier et Pierre Favre,
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ses compagnons de chambrée. À six d’entre eux Ignace fit faire les Exercices spirituels, individuellement, durant un mois. Chacun d’eux se décida à suivre Jésus dans sa mission d’aider les âmes. Quand ils échangèrent sur leur expérience des Exercices, ils furent émerveillés de découvrir leur commune vocation. Comme Ignace, eux aussi s’efforceraient d’aller en Terre Sainte pour aider les âmes. Le 15 août 1534, Ignace et ces six compagnons prononcèrent leurs vœux de suivre le Christ dans la pauvreté comme prêtres et, une fois leurs études achevées, d’aller à Jérusalem pour y convertir les infidèles. S’ils étaient empêchés d’aller à Jérusalem, ils promettaient d’aller à Rome pour se mettre à la disposition du pape. Avant leur embarquement pour Jérusalem, trois autres compagnons s’ajoutèrent à eux. Ces dix jeunes hommes furent les fondateurs de la Compagnie de Jésus, qui vit le jour le 27 septembre 1540 par l’approbation du pape Paul III. Nous reconnaissons là une autre marque distinctive de la spiritualité jésuite, basée sur le compagnonnage : c’est une spiritualité partagée du service dans l’Église. Ces compagnons venaient de plusieurs pays et de différentes cultures. Ils se racontèrent leur expérience des Exercices spirituels ; au cours de ces échanges, ils se découvrirent une même vocation. À Paris ils se réunissaient chaque semaine pour un repas et un partage spirituel. Ils s’aidaient aussi mutuellement dans leurs études. Ces expériences communes firent d’eux, selon les mots d’Ignace, des « amis dans le Seigneur ». Quand il devint évident que la guerre les empêcherait de se rendre en Terre Sainte, ils décidèrent de se mettre à la disposition du pape à Rome. La raison de leur recours au pape était leur désir de trouver la volonté de Dieu sans subir l’influence trompeuse de leurs penchants nationalistes. À Rome ils firent face à une autre question : Dieu voulait-il qu’ils forment une communauté religieuse, un corps, ou non ? Pour répondre à cette question, ils s’engagèrent dans un discernement en commun qui devait durer plusieurs semaines. Ils s’adonnaient à la prière personnelle et au partage, sur la question de savoir s’ils devaient former un institut religieux et y prononcer les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance à l’un d’entre eux. Ils parlaient avec franchise et ouverture, écoutant les arguments pour et contre de
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chaque branche de l’alternative. Ils décidèrent de se conformer à la décision que prendrait la majorité. Au bout du compte, ils en vinrent à la décision unanime de demander au pape de les approuver comme nouvel ordre religieux, et ils élirent Ignace comme leur Supérieur général. Voilà un autre trait caractéristique de la spiritualité jésuite : l’échange franc, ouvert et priant pour trouver la volonté de Dieu dans les questions concrètes qui se posent. La décision des premiers compagnons de se mettre à la disposition du pape a conduit à une autre caractéristique de la spiritualité jésuite : le désir d’être disponibles pour le service qui serait le plus universel dans la Vigne du Seigneur. Ce désir les conduisit à décider d’ajouter aux trois vœux religieux traditionnels dans les ordres religieux un quatrième vœu d’obéissance au pape en ce qui regarde les missions. Ce vœu a été souvent mal compris par les jésuites et par d’autres, jusqu’aujourd’hui même, et a conduit à désigner la Compagnie de Jésus comme « l’armée du pape », appellation peu prisée de la plupart des jésuites d’aujourd’hui car nous ne sommes pas dans la sphère militaire. Assez vite les compagnons furent dispersés à travers le monde. Dès le départ, ils donnèrent l’image d’une équipe d’hommes prêts à partir sur-le-champ là où se faisait sentir le besoin le plus grand. S’ils devaient fonder des résidences stables dans certaines villes, ils y vivraient comme des mendiants, sans revenus fixes. Ils avaient décidé qu’ils ne pourraient accepter la moindre rémunération pour leurs ministères. Parmi les collaborateurs d’Ignace, Jérôme Nadal, un homme clé dans l’explication des Constitutions, écrivait souvent que la maison des jésuites était la route, le chemin à ciel ouvert. C’était une innovation par rapport à la vie religieuse telle qu’elle s’était vécue jusqu’alors. Les Jésuites n’étaient pas destinés à vivre à part du « monde », mais bien plutôt à trouver Dieu dans le « monde », c’est-à-dire dans leurs activités apostoliques dans le monde. Ils ne devraient pas s’adonner à de longues heures de prière, ni à la récitation de l’office divin en commun comme c’était l’usage dans toutes les congrégations religieuses. Cette innovation n’a pas seulement causé des conflits avec les autorités de l’Église, elle a conduit à des désaccords entre les jésuites
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eux-mêmes. Quelques-unes des lettres les plus fortes d’Ignace furent écrites à des jésuites qui voulaient prier chaque jour durant de longues heures et s’infliger des pénitences sévères, spécialement au Portugal. D’ailleurs, il dut même rappeler à l’ordre l’un des premiers compagnons, Simon Rodrigues, et lui retirer la charge de Provincial du Portugal parce qu’il s’était fait le promoteur de ces pratiques. (Simon représentait aussi un autre danger pour la spiritualité jésuite. Sa mission requérait qu’il soit étroitement impliqué à la cour royale du Portugal. Simon était devenu, semble-t-il, trop attaché à la cour, de sorte que son obéissance à Ignace connaissait un relâchement.) Dès le début, la Compagnie connut des difficultés liées à la tension entre le désir d’union avec Dieu par la prière et le désir de servir Dieu à travers un ministère très diversifié ; et comme nous allons le voir au chapitre suivant, cette tension a continué depuis à faire problème. Les premiers jésuites se voyaient comme des serviteurs itinérants de la Parole. Le nombre de compagnons augmenta rapidement, aussi Ignace se trouva-t-il en situation de devoir répondre à des appels à l’aide qui lui venaient de toute l’Europe. Le roi du Portugal demanda quelques jésuites pour la mission des Indes, et en 1540 Ignace détacha François Xavier pour ce pays lointain, d’où il missionna dans d’autres parties de l’Asie, y compris le Japon. Beaucoup de jésuites allaient bientôt le suivre dans ces pays de l’Extrême Orient. Dès 1546, il y eut aussi des jésuites au Brésil. Ignace gardait le contact avec ses hommes au loin, grâce à un système de courrier qui fonctionnait vaille que vaille vu l’époque et les difficultés de la poste. Ignace écrivit ou dicta quelque sept mille lettres durant ses seize ans de généralat. Il le fit alors qu’il écrivait aussi les Constitutions de la Compagnie de Jésus et qu’il présidait à l’éclosion de ce nouvel institut religieux, tout en nourrissant une vie de prière profondément mystique. Il était luimême un contemplatif dans l’action. Une demande d’aide particulière eut des conséquences capitales pour la Compagnie de Jésus ; elle émanait du vice-roi de Sicile. Il demandait à Ignace d’envoyer quelques hommes en Sicile afin d’y ouvrir une école pour jeunes gens : il fit remarquer que c’était le meilleur moyen pour évangéliser l’île. Ignace décida d’envoyer dix hommes
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parmi les plus aptes qu’il avait à l’époque, et ils fondèrent pour des étudiants laïcs le premier « collège » de l’histoire de la Compagnie (l’équivalent des instituts d’enseignement supérieur d’aujourd’hui). Le succès de cette école entraîna une série de demandes pour d’autres fondations analogues partout en Europe, en Asie et en Amérique du Sud. Les jésuites devinrent des enseignants et mirent en place un système d’éducation historiquement reconnu comme une contribution unique de l’Ordre à l’Église et à la culture en général. Mais la mise en place des collèges allait modifier l’image des jésuites connus auparavant comme un groupe de missionnaires itinérants. Les collèges demandaient une certaine stabilité des personnes ainsi qu’une attention portée à la recherche de fonds ; cela changea la manière de procéder de la Compagnie. La spiritualité jésuite fut influencée en profondeur par ce tournant vers le monde éducatif ; à partir de là, elle s’impliqua bien davantage dans la culture intellectuelle de son temps, de même qu’elle tissa des liens avec les leaders puissants et influents de cette culture, et avec des institutions qui demandaient des équipes stables. Ainsi naquit une nouvelle tension. Les Jésuites auraient maintenant à tenir ensemble d’une part un engagement d’abandon radical envers Dieu et d’autre part la confiance dans les moyens humains, avec une immersion dans des études exigeantes et dans la vie intellectuelle de leur temps, ainsi que le besoin d’obtenir des subsides pour leurs écoles. Nous verrons dans des chapitres suivants comment ces tensions ont été vécues. Ignace et les premiers compagnons trouvaient qu’ils devaient tenir ensemble deux pôles en tension : la théologie et la spiritualité. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, la théologie et la spiritualité avaient connu un divorce désastreux. Dans l’Espagne du temps d’Ignace, ce divorce éclata dans un combat entre d’un côté les théologiens (et l’Inquisition) et de l’autre ceux qu’on appelait les alumbrados, les « éclairés » (de manière péjorative on dirait les « illuminés »). Les Exercices spirituels d’Ignace firent l’objet d’attaques de la part de plusieurs théologiens, notamment de Cano et de Pedroche, deux dominicains espagnols : ils les considéraient comme contaminés par les notions hérétiques des alumbrados et des luthériens ; le point qui faisait question
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était l’insistance d’Ignace pour que durant les Exercices le directeur n’essaie pas de pousser le retraitant à la vie religieuse, mais qu’il laisse plutôt « le Créateur agir immédiatement avec sa créature » (Exercices spirituels, annotation 15). Au moment même où les jésuites défendaient les Exercices spirituels contre de telles attaques, ils plaidaient aussi pour de sérieuses études de théologie. John O’Malley dit à ce propos : « Les jésuites souhaitent inscrire cette théologie dans un nouveau cadre et l’orienter plus effectivement vers le ministère. Nadal exprime de manière succincte cette ambition : “Joindre la spéculation à la dévotion et à l’intelligence spirituelle […] Tel est notre désir. C’est l’intention sous-jacente au programme des études dans la Compagnie 4” ». En d’autres termes la théologie jésuite veut découler de l’expérience de Dieu et conduire à une expérience plus profonde encore. Finalement, nous devons faire remarquer une tension qui traverse toutes les autres, celle qui faisait osciller Ignace et ses compagnons entre d’une part leur engagement enthousiaste pour l’action concrète en ce monde, et d’autre part l’ouverture à de nouvelles initiatives venant de Dieu. On peut déceler cette tension dans la manière dont Ignace s’est engagé dans le pèlerinage à Jérusalem et sa détermination à rester à Jérusalem, transformée en décision de laisser cette résolution quand il s’est vu enjoindre un ordre par un Supérieur qui pouvait lui commander sous peine d’excommunication. On peut encore détecter cette tension dans la manière dont Ignace a réagi à la question de savoir combien de temps il lui faudrait pour se réconcilier avec l’hypothèse de la suppression de la Compagnie de Jésus — une éventualité qui n’avait rien d’invraisemblable dans les premières années d’existence de la Compagnie. Ignace disait que quinze minutes de prière lui suffiraient pour se réconcilier avec la disparition de l’œuvre de sa vie. Nous nous étendrons davantage sur cette tension quand nous tenterons de comprendre la notion ignatienne « d’indifférence ». Juste après la mort d’Ignace, les tensions de la spiritualité jésuite ont failli venir à bout de la Compagnie, ou en tout cas l’ont un temps
4. Les premiers jésuites, « Christus » no 88, p. 348.
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paralysée. L’un des premiers compagnons, Nicolas Bobadilla, qui avait souvent irrité l’autorité d’Ignace, avait l’oreille du pape Paul IV ; or celui-ci n’était pas entièrement favorable à Ignace et à la Compagnie. La première Congrégation générale de la Compagnie, tenue en 1558 pour élire un nouveau Supérieur général, fut assombrie par les soupçons éveillés chez le pape par Bobadilla. (Le Supérieur le plus élevé des Jésuites est appelé le Supérieur général, pour le distinguer d’un Supérieur provincial ou d’un Supérieur local. Malheureusement, en abrégeant ce titre par l’appellation « le Général », les jésuites ont involontairement nourri l’incompréhension selon laquelle l’Ordre serait construit comme une armée. Au long du livre nous utiliserons le titre complet de « Supérieur général ».) Paul IV ordonna aux Jésuites de revenir à la coutume monastique de chanter l’office divin à des moments réguliers chaque jour ; et il interdit au Supérieur général nouvellement élu, Diego Laínez, lui aussi un des premiers compagnons, d’occuper ce poste plus de trois ans. Ceci en vue de prévenir le mode de gouvernement « autocratique » qui, croyait-il, avait caractérisé le mandat d’Ignace comme Supérieur général. Dans la Congrégation, les jésuites eux-mêmes étaient divisés sur ces questions. Simon Rodrigues fut d’abord du côté de Bobadilla. À la fin, cependant, la crise fut résolue. Mais nous pouvons observer que la spiritualité de la Compagnie peut conduire à des désaccords virulents même entre des hommes de grande valeur. Et ce n’est pas une surprise, certains de ces désaccords ont continué à jeter le trouble dans la Compagnie par la suite. De nos jours encore, les tensions de la spiritualité jésuite sont l’occasion de profonds désaccords parmi les jésuites. Il y a par exemple des jésuites qui pensent que le père Pedro Arrupe, qui fut le Supérieur général de la Compagnie durant les années du concile Vatican II jusqu’à sa retraite en 1983, fut l’un des plus grands Supérieurs généraux de l’histoire ; d’autres le considèrent comme le symbole, voire comme le premier moteur, de la disparition de tout ce qu’ils avaient connu et aimé dans leurs premières années de Compagnie — perte attribuée conjointement aux changements apportés par le concile Vatican II et par les XXXIe (1966) et XXXIIe (1976) Congrégations générales. Nous devrons en dire davantage sur le père Arrupe dans les chapitres qui
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suivent, mais de nouveau, il est clair que même de nos jours de bons jésuites peuvent vivre de vigoureux désaccords. Ces oppositions entraînent la tentation de diaboliser l’un ou l’autre des deux camps ; mais souvent la polarisation surgit parce que les antagonistes ne sont pas conscients de ce que des deux côtés du raisonnement la tension traverse le cœur de chacun. Ajoutons que cette tension même peut être source de créativité vivifiante. *
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La tension entre la confiance en Dieu et l’usage de nos talents Ignace ouvre la dixième partie des Constitutions par ces mots : « La Compagnie, n’ayant pas été fondée par des moyens humains, ne peut ni se conserver ni se développer par eux, mais par la grâce de notre tout-puissant Dieu et Seigneur Jésus Christ. Il faut mettre en lui seul l’espérance qu’il conservera et fera avancer cette œuvre qu’il a daigné commencer pour son service et sa louange et pour l’aide des âmes. Conformément à cette espérance, le premier moyen, et le plus adapté, sera celui des prières et des messes que l’on doit offrir à cette sainte intention, et qui doivent être fixées dans un ordre déterminé pour chaque semaine, chaque mois et chaque année dans tous lieux où réside la Compagnie » (812). La suite développe les moyens qui unissent le jésuite avec Dieu : « la probité et la vertu, spécialement la charité, la pure intention de servir Dieu, la familiarité avec Dieu dans les exercices spirituels de dévotion, le zèle sincère des âmes pour la gloire de Celui qui les a créées et rachetées, en laissant de côté toute autre récompense » (813).
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Comme toute spiritualité chrétienne, la spiritualité jésuite commence par la confiance en Dieu. Et cette confiance mène loin. Ignace continue : « Ce fondement posé, les moyens naturels qui disposent l’instrument de notre Dieu et Seigneur à être utile au prochain aideront d’une façon générale à la conservation et au développement de tout ce corps, pourvu que nous en fassions l’apprentissage et les exercions pour le seul service de Dieu ; non pas pour mettre notre confiance en eux, mais plutôt pour coopérer par le moyen de ceux-ci à la grâce divine, suivant l’ordre voulu par la souveraine Providence de Dieu, lui qui veut qu’on rapporte à sa gloire aussi bien les dons naturels qu’il donne lui-même en tant que Créateur que les dons surnaturels qu’il donne en tant qu’auteur de la grâce. Aussi les moyens humains ou acquis doivent-ils être l’objet d’un grand soin, et spécialement une doctrine exacte et solide, la façon de la présenter au peuple dans la prédication et dans l’enseignement, et la manière d’agir avec les hommes et de traiter avec eux » (814). Ces paragraphes sont d’une grande prudence et illustrent à quel point Ignace est conscient des tensions qu’implique la spiritualité de ce nouvel Ordre religieux. Il souligne la nécessité de bien veiller aux moyens spirituels, parce qu’il sait bien que la Compagnie suscite l’intérêt d’hommes doués et ambitieux, et il est très conscient des dangers qui guettent ceux qui vont affûter leurs talents naturels. Dans ce chapitre nous voulons explorer la tension inhérente au type de congrégation religieuse qu’Ignace et ses premiers compagnons avaient en vue. Durant son séjour à Manrèse, Ignace, nous l’avons vu, fut gratifié d’intuitions mystiques extraordinaires. Des intuitions que luimême a reconnues comme dépassant tout ce qu’il avait appris dans le reste de sa vie. Il voulait partager avec d’autres ce qu’il avait appris
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sur Dieu et sur les chemins de Dieu. Il découvrit encore qu’il devait étudier pour être apte à aider les âmes. Après quelques tentatives avortées en Espagne, il vint à Paris pour y étudier à l’Université. Là il réalisa que la manière d’étudier à Paris était de loin meilleure et plus méthodique que celle qu’il avait connue en Espagne. Par la suite, il ne manquerait pas une occasion de vanter les mérites de la manière d’étudier en vigueur à Paris. Il fit donc lui-même l’expérience de la tension entre la connaissance mystique infuse des choses de Dieu, qu’il voulait partager, et le besoin d’une étude plus vaste, dans une approche méthodique pour aider les âmes. Il a dû être profondément éprouvé par les enquêtes successives de l’Inquisition en Espagne, qui ne trouvaient jamais aucune erreur dans sa doctrine, et cependant lui interdisaient de parler de certains sujets de morale avant d’avoir étudié la théologie. Dieu l’a béni par ces intuitions extraordinaires qui ne le concernaient pas seulement lui-même, mais devaient aussi profiter à d’autres ; et cependant les autorités de l’Église n’allaient pas lui permettre de faire valoir ces dons sans qu’il étudie. Dans cette expérience, Ignace apprit à faire confiance à Dieu, mais aussi à utiliser tous les moyens naturels propres à comprendre le message de Dieu dans toute sa longueur, sa largeur, sa profondeur. Mais la primauté revenait toujours à la confiance en Dieu. Il n’est pas facile de garder cette primauté devant les yeux, spécialement si l’on a passé beaucoup de temps et d’efforts à parfaire ses talents et à engranger des connaissances. Il serait plus facile de renoncer aux études et à la formation pour mettre sa confiance en Dieu seul. On pourrait dire : « Si je m’abstiens d’étudier et de me former, alors je ne serai pas tenté de mettre mon orgueil dans le déploiement de mes talents. » C’est la tentation des alumbrados, des illuminés de toute époque. Le problème, c’est que cette position conduit bien trop facilement à insister avec obstination sur les « dons mystiques ». C’est l’un des écueils que la spiritualité jésuite doit éviter. Thérèse d’Avila, qui appréciait les confesseurs jésuites, remarqua un jour que si elle avait à choisir entre un confesseur instruit et un saint, elle choisirait celui qui est instruit ; cette remarque tira son origine, à n’en pas douter, de la montagne de mauvais conseils qu’elle a dû recevoir de
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confesseurs ignorants ; bien sûr, elle espérait aussi trouver un confesseur qui unisse les deux qualités. Il est plus probable qu’Ignace avait en tête l’autre écueil, plus dangereux pour les jésuites : celui de s’appuyer sur leurs talents et sur leur bonne formation. Ce qui montre le mieux cela, ce sont les extraits des Constitutions que j’ai cités au début de ce chapitre. Et l’histoire a montré que les Jésuites ont dû être très vigilants pour éviter ce danger. Quand on a passé des années à étudier une discipline et la manière de l’enseigner, on sera plus spontanément tenté de mettre sa confiance en son savoir et ses talents, et de s’appuyer sur eux plutôt que sur Dieu. Non qu’il ne faille pas mettre en œuvre ces talents ou le savoir acquis, mais en faisant usage de ces talents on court le danger d’en arriver à se fonder sur ce qui n’est que créature. Il s’ensuit alors qu’on met une fierté désordonnée en ses talents. D’où la question : comment atteindre l’équilibre ? Selon Ignace, pour atteindre cet équilibre les jésuites avaient besoin d’une formation longue et intense. Bien plus, cette formation devait être non seulement théorique mais aussi pratique. Ainsi, le noviciat jésuite consiste-t-il essentiellement en des « expériments », c’est-à-dire en des expériences qui éprouvent la force d’âme du candidat. Le premier expériment est de faire en entier les Exercices spirituels sur une période de trente jours, ce qu’on l’appelle « la grande retraite ». Ces Exercices font passer le novice au creuset de la solitude, dans laquelle il est obligé de mettre effectivement sa confiance en Dieu. Il va pouvoir regarder en face sa volonté propre et son péché, ses peurs et ses angoisses, ses faiblesses et ses forces. Et au long de ces jours-là, il n’aura pas d’échappatoire qui le détournerait de cette confrontation avec Dieu. Outre le dialogue avec Dieu, la seule conversation du novice en retraite sera la rencontre quotidienne avec celui qui donne les Exercices. Celui-ci, cependant, aura été formé à la discrétion, et à « laisser le Créateur agir directement avec la créature » (Exercices, 15). On attend que, durant ces Exercices, le novice éprouve divers mouvements du cœur qui vont l’agiter et le provoquer. Il doit apprendre à discerner lesquels de ces mouvements sont de Dieu et lesquels non, et à se fier à son discernement. En effet, il doit apprendre que la foi en Dieu signi-
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fie se fier à ses discernements et à agir en conformité avec eux. Cet « expériment » des Exercices spirituels complets, est pour le novice le cœur de son temps de noviciat. Cependant, la grande retraite n’est pas le seul expériment. Ignace pensait que le novice doit exercer de plusieurs manières sa confiance en Dieu. L’une de ces épreuves les plus sévères était l’expériment d’hôpital. Du temps d’Ignace, les hôpitaux étaient des endroits dangereux. Il n’y avait là pratiquement pas d’installations sanitaires ni d’hygiène. La peste faisait partie de la vie dans les villes et les cités ; et les hôpitaux étaient des endroits à éviter si l’on voulait échapper à cette maladie. Pourtant, Ignace mentionne cet expériment juste après les Exercices spirituels. Beaucoup de novices ne revenaient pas de cet expériment, soit parce qu’ils y mouraient, soit parce qu’ils ne pouvaient pas le supporter et quittaient la Compagnie. Le troisième expériment est un mois de pèlerinage sans aucun argent. Ce mois-là, le novice devait aller d’un point à l’autre en mendiant de jour en jour. De cette manière, écrit Ignace, le novice allait « pouvoir s’habituer à mal manger et à mal dormir. On le fera aussi pour que, abandonnant toute la confiance qu’on pourrait avoir dans l’argent ou dans d’autres choses créées, on la place entièrement, avec une foi vraie et un amour intense, en son Créateur et Seigneur » (Constitutions, 67). Dans le noviciat lui-même, ils vont s’exercer « à divers emplois bas et humbles », à enseigner le catéchisme aux enfants et à d’autres services. Le noviciat jésuite n’est pas supposé être un endroit pour les gens fragiles ou pusillanimes, c’est un lieu et un temps pour apprendre à prier et obéir mais pas en se mettant à l’abri des rigueurs de la vie ; c’est bien plutôt un terrain d’épreuve redoutable qui vérifie si le novice a les aptitudes pour grandir et devenir le genre de jésuite qui puisse se mouvoir dans les tensions de la spiritualité de la Compagnie. Quand un jeune homme aura vécu ce régime durant deux ans, il pourra commencer les études qui vont faire de lui un instrument apte au ministère. Ces études vont absorber la plus grande partie de son énergie durant une période assez longue. Ignace savait d’expérience que de longues études comme cela allaient diminuer la confiance en
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Dieu et assécher l’ardeur et la ferveur. Alors il mit en place une troisième « probation », une nouvelle étape semblable au noviciat, qu’il appelait « l’école du cœur ». Dans le jargon jésuite, on parlait de la première probation avant le noviciat, comme un « postulat » (ou pré-noviciat) ; la deuxième probation est le noviciat lui-même, et la troisième est cette période après les études. Parce qu’elle est la troisième, cette probation est appelée « Troisième an ». Durant cette période, le jésuite qui a terminé ses études fait une nouvelle fois les Exercices spirituels de trente jours et s’adonne à des expériments semblables à ceux du noviciat. Dans les Constitutions, Ignace écrit ceci : « il sera utile à ceux qui auront été envoyés aux études, une fois un terme mis aux soins et à l’application avec lesquels ils ont cultivé l’intelligence, de se consacrer plus diligemment à l’école du cœur pendant le temps de la dernière probation ; ils mettront l’accent sur les choses de l’esprit et du corps qui font progresser en humilité et en abnégation de tout amour sensible, de toute volonté et de tout jugement propres, en même temps que sur une plus grande connaissance et un plus grand amour de Dieu ; afin que, ayant progressé eux-mêmes, ils aident mieux les autres à progresser spirituellement pour la gloire de notre Dieu et Seigneur » (516). Quand le jeune jésuite a fini cette période, il est prêt pour être appelé par le Supérieur général aux derniers vœux. Il est à espérer qu’il ait assez acquis l’expérience des tensions de la spiritualité jésuite pour qu’au moment où il s’engage dans l’activité apostolique il mette sa confiance en Dieu, et qu’il utilise tous ses dons et ses talents sans anxiété et dans une attitude d’abandon. « Prie comme si tout dépendait de Dieu ; travaille comme si tout dépendait de toi. » Cet aphorisme est fort répandu et attribué à Ignace. Cependant il n’apparaît nulle part dans les écrits du fondateur des Jésuites. Une collection de citations attribuées à Ignace comprend une phrase qui est peut-être à l’origine de cet aphorisme, mais sa signifi-
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cation est exactement l’inverse. Sa traduction donne à peu près ceci : « Prie comme si tout dépendait de toi, et travaille en sachant que tout dépend de Dieu. » Cette version-ci correspond beaucoup mieux à l’élan spirituel d’Ignace que cette traduction-là, plus répandue. Dans la spiritualité ignatienne, nous prions car ce que nous ferons est important ; nos actions peuvent être en consonance avec l’intention de Dieu ou non. Nous voulons nous assurer que nos actions sont en harmonie avec le projet divin ; en d’autres termes, nous voulons que les choses soient bien faites. Donc nous pesons ce que nous devons faire et pour cela, nous prions pour recevoir les lumières de Dieu et sa guidance. Quand nous avons discerné comment agir selon Dieu, alors nous pouvons nous engager dans cette action avec une pleine confiance en Dieu, pour apporter tout ce qui est en notre pouvoir dans l’œuvre que Dieu veut accomplir. Ainsi Ignace a-t-il passé de nombreuses heures à demander à Dieu de confirmer ses décisions à propos du type de pauvreté que la Compagnie de Jésus devait adopter. Il voulait bien faire les choses. Ignace pensait qu’il était d’une importance vitale pour la santé de son nouvel Ordre que Dieu veuille qu’il existe pour le service de l’Église. Mais une fois qu’il avait décidé et commencé à agir dans son discernement, il savait abandonner le succès de son entreprise à Dieu. Ainsi, il a pu dire que si la Compagnie devait être supprimée, il lui faudrait seulement un quart d’heure pour s’en remettre et retrouver la paix. La tension entre la confiance en Dieu et les talents ou les intuitions des personnes ne peut être créative et vivifiante que si dans la personne les deux confiances sont actuellement présentes. Il est cependant assez facile de laisser l’une des deux passer à l’arrière-plan. Par exemple il ne serait pas en accord avec la spiritualité ignatienne de mettre sa confiance en Dieu dans la préparation d’une homélie, à tel point qu’on en viendrait à refuser de lire aucun commentaire sur le texte d’Écriture du jour. Quand Ignace commença à étudier, par exemple, il se trouva distrait de l’étude par de grandes consolations. Il décida que ces consolations étaient une tentation parce qu’elles le détournaient des études et que celles-ci devaient le rendre apte à mieux aider les âmes. Il est beaucoup plus fréquent, cependant, qu’un jésuite
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soit tenté dans l’autre sens : qu’il mette trop de confiance dans ses efforts et dans sa planification. Cette tentation a entraîné une sorte de fierté corporative dans une manière d’exécuter les ordres qui faisait semblant de mettre sa confiance en Dieu. Juste un exemple. Peu avant que le pape Clément XIV supprime la Compagnie, un jésuite célèbre donnait une exhortation à la communauté jésuite de Rome. Son exposé n’était qu’un éloge dithyrambique de la Compagnie. Le Supérieur général, le père Lorenzo Ricci, lui demanda de lui apporter son texte ; puis en sa présence il le déchira, et il blâma cet homme parce que son esprit de corps virait à l’orgueil. Un autre Ricci, Matteo (1552–1610), l’éminent « apôtre de la Chine », est l’exemple du jésuite qui fut capable de tenir en tension une grande confiance en Dieu et l’usage de ses talents. C’était un mathématicien hors pair et un génie dans l’apprentissage des langues. Il avait espéré convertir le peuple chinois par la persuasion plutôt que par la contrainte. Durant son séjour en Chine, il écrivit une vingtaine de livres, dont certains sont encore reconnus comme des classiques de la science et de la littérature chinoise. Ses compagnons jésuites ont tous attesté son humilité et sa sainteté ; et à l’unanimité, les évêques chinois présents au concile Vatican II ont demandé au pape d’introduire sa cause de béatification. La juste interprétation de la phrase attribuée à Ignace nous donne un aperçu de la manière dont la tension entre la confiance en Dieu et en nos talents peut être créatrice et donner vie. Mais elle requiert, comme Ignace l’écrit dans les Constitutions, que les jésuites fassent tous les efforts possibles pour « unir l’instrument 5 à Dieu » (813). Ce qui nous amène à un nouveau chapitre où nous voulons regarder la tension entre prière et action : nous voilà au cœur de la spiritualité ignatienne et jésuite. *
5. Les auteurs écrivent « l’instrument humain » ; car il s’agit des compagnons jésuites, comme apôtres.
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« Un travail fécond »
La tension entre prière et action Dans les Constitutions, Ignace demande au jésuite formé très peu de prière formelle. Pour ceux qui ont prononcé leurs vœux après le « Troisième an », il écrit : « Si l’on tient compte du temps que l’on prend et de l’approbation de vie que l’on exige pour ceux qui sont admis dans la Compagnie à la profession ou comme coadjuteurs formés, on estime qu’ils seront à coup sûr des hommes spirituels et qui auront assez avancé dans la voie du Christ notre Seigneur pour pouvoir y courir, autant que le permettront leurs capacités physiques et les occupations extérieures de la charité et de l’obéissance. Aussi ne semble-t-il pas qu’il y ait à leur prescrire d’autre règle que celle qui leur sera dictée par le discernement de la charité pour tout ce qui touche la prière, la méditation et l’étude, ainsi que pour les exercices corporels des jeûnes, des veilles et autres choses concernant l’austérité et la pénitence corporelle, pourvu que le confesseur soit toujours consulté et que, en cas de doute sur ce qui convient, on en réfère au Supérieur. On dira pourtant ceci, d’une manière générale : on sera attentif à ce que les excès dans ce domaine n’affaiblissent pas tellement les forces du corps et ne les retiennent pas tellement de temps qu’ensuite ils ne puissent pas se consacrer suffisamment à l’aide spirituelle du prochain, conformément à notre Institut ; à l’inverse, on veillera à ce qu’il n’y ait pas non plus un si grand relâchement en ces choses que
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la ferveur de l’esprit se refroidisse et que s’échauffent les passions humaines et basses » (582). Ignace suppose que le jésuite formé aura de grands désirs d’union à Dieu dans la prière et la pénitence. Ce qu’il veut dans ses règles, c’est tempérer ces désirs, de sorte que le jésuite formé ne soit pas empêché de travailler dans la Vigne du Seigneur. Il évoque aussi la tendance opposée, mais cela ressemble à un post-scriptum. Sa préoccupation principale est de faire en sorte que le jésuite formé discerne sans cesse ses pratiques de prière et d’ascèse de manière à être vraiment apôtre. En effet, pour Ignace le jésuite formé doit trouver Dieu en toutes choses, spécialement dans son activité apostolique. Afin de comprendre la spiritualité jésuite, il nous faut clarifier ce manque d’indications précises concernant les prières qu’il est demandé aux personnes et aux communautés de pratiquer. La règle d’Ignace, ou son manque de règle, concernant la prière fut un sujet fort débattu, de son temps comme par la suite. Rappelonsnous la controverse avec Simon Rodrigues et les jésuites portugais et espagnols qui voulaient allonger leur horaire de prière quotidienne et mener une vie de pénitence excessive, voire bizarre 6. Saint François de Borgia, ce noble espagnol qui entra dans la Compagnie après le décès de sa femme, avait des difficultés avec le manque de précisions concernant la somme des prières quotidiennes et des pénitences prescrites aux jésuites formés. Dans une lettre, Ignace lui répondait un jour qu’il lui conseillait la modération. Le pape Paul IV se serait exclamé lors d’une rencontre avec le deuxième Supérieur général de la Compagnie, Diego Laínez : « Gare à vous, si vous ne priez pas ! Maudite soit l’étude qui empiète sur l’office divin ! » Quand en 1565 Borgia devint le troisième Supérieur général, il demanda à la Congrégation générale de prescrire une heure de prière personnelle en plus de la messe quotidienne et des deux examens de conscience. C’est ce qui est devenu la norme pour tous les jésuites jusqu’à ce que la XXIe Con6. Parmi ces pratiques, notons la flagellation en public : il y avait là quelque excès, sachant le désir du Christ de la discrétion dans la relation avec Dieu.
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grégation générale en 1965-1966 revienne à un langage plus en phase sur celui des Constitutions. « La traditionnelle heure d’oraison doit être adaptée à chacun d’après la diversité des situations et des besoins personnels, sous la direction du Supérieur, conformément à la « discreta caritas 7 que saint Ignace a lui-même clairement exprimée dans les Constitutions » (XXXIe Congrégation générale, 229 8). Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, Ignace insistait sur la primauté des moyens spirituels ; aussi il semble étrange de trouver chez Ignace ce qui apparaît comme une attitude de laisser-faire quand il en vient à décrire les pratiques de dévotion du jésuite formé. Pour comprendre ce paradoxe, nous devons souligner ce qu’Ignace attendait du jésuite formé. Pour lui, les jésuites formés étaient comme des chevaux de course qui ont reçu un excellent entraînement et rongent leur frein pour se lancer dans la course de l’union à Dieu. Il sait que lui-même et ses compagnons sont comme ça. Et il présume que ceux qui viendront après eux auront les mêmes désirs forts, la même ambition de vaincre leur volonté propre pour, autant que possible, ne plus faire qu’un avec Dieu. Voilà le genre d’hommes qu’Ignace avait en vue quand il écrivait le numéro 582 des Constitutions. Ignace lui-même avait éprouvé un pareil désir d’union à Dieu, il en avait d’ailleurs gardé dans son corps un mal permanent causé par ses austérités de jadis, ses longues heures de prière. En outre, il en était arrivé à réaliser que « l’ennemi de la nature humaine » est capable d’utiliser ces saints désirs à ses propres fins. Même à Manrèse, où il avait l’habitude de passer chaque jour de longues heures en prière, Ignace démasqua « le mauvais ange » qui s’était déguisé en « ange de lumière » (Exercices, 332). Il observa que de grandes lumières intérieures venaient le consoler quand il se mettait au lit, le privant du
7. Discreta caritas, « l’amour ou la charité qui discerne ». L’amour, en effet, met en œuvre et stimule l’intelligence, qui va s’efforcer de comprendre l’intérêt de l’autre, de reconnaître quelle est la voie par laquelle l’autre atteindra le salut. La charité se fait ainsi « discrète ». 8. XXXIe Congrégation générale, décret 14, no 11 ; paragraphe devenu la Norme complémentaire no 225 § 1.
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peu de sommeil qu’il s’était accordé. Il examina cette consolation avec prudence : « Après y avoir réfléchi plusieurs fois, il en vint à se dire qu’il avait pour s’entretenir avec Dieu les heures qu’il s’était fixées et en plus tout le reste du jour. À la suite de quoi, il commença à se demander si ces lumières venaient du bon esprit, et il arriva à la conclusion qu’il valait mieux les laisser et consacrer au sommeil le temps qui lui était destiné. C’est ce qu’il fit » (Le récit du pèlerin, 26). Revenu de son pèlerinage à Jérusalem, Ignace se mit à étudier la grammaire latine à Barcelone afin de préparer les études qu’il allait entreprendre pour « aider les âmes » ; or, il se trouva gêné dans son effort de mémorisation par une nouvelle série de lumières qui lui survenaient avec des consolations. « Il réfléchissait souvent à tout cela et il se disait en lui-même : “Ce n’est ni quand je me mets à prier, ni quand je suis à la messe, que ces lumières me viennent si vives.” Il comprit ainsi peu à peu que c’était une tentation » (Le récit du pèlerin, 55). Alors il fit une promesse à son maître de ne manquer aucun de ses cours, quoi qu’il arrive. Ignace savait donc de sa propre expérience que le mauvais esprit utilise parfois les désirs spirituels pour détourner une personne du chemin qu’elle a discerné comme celui par lequel elle doit se conformer à la volonté de Dieu. La Compagnie de Jésus est un ordre apostolique, dont le but est exprimé dans la Formule de l’Institut approuvée par Paul III et Jules III : « Il [le jésuite] fait partie d’une Compagnie instituée avant tout pour se consacrer principalement à la défense et à la propagation de la foi et au bien des âmes dans la vie et la doctrine chrétiennes, par les prédications publiques, les leçons et tout autre ministère de la Parole de Dieu, et les Exercices spirituels, la formation chrétienne, la formation chrétienne des enfants et des ignorants, la consolation spirituelle des fidèles par les confessions et l’administration des autres sacrements » (Formule de l’Institut de la Compagnie de Jésus confirmée par
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Jules III dans sa Lettre apostolique Exposcit debitum du 21 juillet 1550, 1). Il est clair que les jésuites sont des « hommes pour les autres », pour reprendre l’expression mémorable du Père Arrupe, ancien Supérieur général des Jésuites 9. Ils doivent se donner aux autres. Dans cette formule il n’est pas question de leur santé spirituelle propre. Mais ce manque est déjà comblé, comme on le voit dans l’Examen général proposé aux candidats : « La fin de cette Compagnie n’est pas seulement de s’employer, avec la grâce divine, au salut et à la perfection de l’âme de ses membres mais, avec cette même grâce, de chercher intensément à aider au salut et à la perfection du prochain » (2). Pour Ignace la santé spirituelle du jésuite et celle de ceux pour qui il travaille vont de pair. Le but de l’activité apostolique des jésuites est le salut et la perfection des autres ; dès lors il va de soi qu’ils doivent aussi avoir le souci de leur salut et de leur perfection propres. Nemo dat quod non habet (« Personne ne donne ce qu’il n’a pas »), disait l’ancienne maxime latine en vogue dans les noviciats jésuites au temps où l’on y parlait couramment le latin. Pour être plus crédibles, ils doivent être effectivement ce qu’ils disent qu’ils sont — des hommes qui désirent être unis à Dieu et qui le désirent du plus profond du cœur. Étant donné ce désir, et sachant qu’il a été exercé de manière répétée durant la formation, Ignace considère que les jésuites formés doivent en quelque sorte dompter leur désir de longues prières et y passer le harnais du désir des autres. C’est la tension qui est au cœur de la spiritualité jésuite, tension entre le désir propre qui veut aimer Dieu et le désir d’aider les autres à Le rencontrer. Comme l’écrit saint Paul aux Philippiens : En effet, pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage. Mais si, en vivant en ce monde, j’arrive à faire
9. Quand le père Arrupe (1965-1981), créa l’expression « hommes pour les autres », il l’appliquait aux anciens et anciennes des collèges et des universités jésuites.
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un travail utile, je ne sais plus comment choisir. Je me sens pris entre les deux : je voudrais bien partir pour être avec le Christ, car c’est bien cela le meilleur ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire. J’en suis fermement convaincu ; je sais donc que je resterai, et que je continuerai à être avec vous tous pour votre progrès et votre joie dans la foi. Ainsi, quand je serai de retour parmi vous, vous aurez en moi un nouveau motif d’orgueil dans le Christ Jésus (Ph 1, 21-26). Ignace espérait que les jésuites allaient éprouver la même tension entre ces désirs qui recherchent l’union avec Dieu et ceux qui visent le service du prochain. Nous avons décrit l’idéal des Jésuites, ce qu’Ignace espérait de ses successeurs. Bien sûr, en réalité, la plupart des jésuites sont bien loin de cet idéal. Il n’y a pas de doute que quelques-uns se sont retirés des labeurs apostoliques pour s’occuper de leurs besoins spirituels propres. Rappelons-nous une fois encore les jésuites du Portugal et d’Espagne du temps d’Ignace. Plus souvent, cependant, le relâchement de la tension est venu de la fuite, voire du dégoût de la prière. Les jésuites pourraient se référer aux Constitutions pour justifier qu’ils ne prient guère de jour en jour. Ils étaient appelés à être apostoliques. Ignace luimême a dit un jour qu’un quart d’heure de prière devrait suffire à un jésuite. Cependant, ceux qui utilisent cet argument négligent d’observer ceci : Ignace a dit que le quart d’heure devrait suffire à un jésuite mortifié, c’est-à-dire un jésuite qui a déjà largement vaincu ses tendances à l’indulgence envers soi-même. Comme nous l’avons vu plus haut, Ignace supposait que les jésuites seraient attirés par la prière et que, pour le bien de leur apostolat, ils auraient à se maîtriser pour limiter leur temps de prière. À certaines époques de leur histoire, les jésuites n’ont, semble-t-il, pas trouvé la prière aussi attirante qu’Ignace l’avait prévu. Souvent l’engagement dans l’activité a refroidi le désir de prière personnelle. Comment cela ? Sans doute la proximité avec Dieu peut-elle intimider même la personne qui est très attirée par cette proximité. Mais y aurait-il autre
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chose dans la spiritualité ignatienne qui puisse conduire les jésuites, et d’autres, à perdre le goût de la prière ? Dans les Exercices spirituels, Ignace présente une si grande diversité de méthodes de prière. Par exemple, il décrit deux différentes manières de prier le « Notre Père » ou le « Je vous salue, Marie » — en fixant l’attention un moment sur un mot ou sur une phrase. Il montre comment mettre à profit son imagination pour entrer dans les scènes de l’Évangile ; le plus clair de la retraite de trente jours se passe dans la contemplation du Seigneur dans des scènes de l’Évangile. Ignace y parle de l’application des sens, de l’examen de conscience. Le livret est rempli de propositions très diverses pour vivre la prière. L’une de ces méthodes a cependant été identifiée avec la prière ignatienne, à savoir la méditation par les trois puissances de l’âme, que présente la Première semaine des Exercices pour l’examen des péchés. Cet exercice demande aux retraitants d’utiliser leur mémoire, leur intelligence et leur volonté pour découvrir comment ils ont offensé Dieu. L’usage de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté précède ce qu’Ignace appelle un « colloque », c’est-à-dire une conversation avec le Seigneur. Peut-être parce que ce genre de méditation se prêtait aux besoins de la prédication, ce type de prière est devenu la prière type pour les jésuites et pour beaucoup de ceux et de celles qui ont fait des retraites ignatiennes. Tant et si bien qu’au noviciat l’heure de prière appelée « méditation du matin » se déroulait de manière très formelle : la cloche du responsable des novices sonnait les moments de l’heure de méditation auxquels le novice passait successivement d’un point de prière à l’autre, puis au colloque. Cette manière de structurer la prière a rebuté voire dégoûté plus d’un jésuite, et non moins de retraitants non jésuites. Or, ils auraient facilement pu recourir aux Constitutions pour éviter ce qui leur semblait excessivement lourd et sans fruit apparent. Dans cette lecture de la tradition ignatienne, la prière était un travail difficile, et non pas quelque chose de soi attrayant. Pour beaucoup de jésuites et pour beaucoup d’autres qui furent imprégnés de ce genre de spiritualité ignatienne, la prière a pu être un exercice pénible, fatigant et comme vertigineux. Récemment un confrère donnait une
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retraite de huit jours ; et une sœur qui y participait avait été formée à cette école. Elle haïssait les retraites et n’attendait rien d’elles. L’idée de passer une heure en prière la révulsait. Quand on lui demandait pourquoi elle faisait des retraites, elle répondait : « Parce que je dois, je suis religieuse. » Le jour où celui qui donnait les Exercices lui suggéra de faire quelque chose qu’elle aimait, elle répondit qu’en faisant cela elle se sentirait coupable. On aurait pu croire qu’elle n’avait jamais eu le goût de prier, pourtant elle fondait en larmes quand elle parlait de tout cela : son désir d’être proche de Dieu était si tangible. Mais elle ne pouvait croire que ce désir puisse jamais être rencontré. Il n’est pas étonnant que beaucoup de gens aient fui autant que possible ce type d’attitude à l’égard de la prière. Le travail de la « tête » annulait si souvent le besoin du cœur. Les jésuites auraient eu beau jeu de justifier une échappatoire, à savoir de faire valoir les règles que nous avons trouvées dans les Constitutions. Plus probablement, cependant, ils se plièrent à ces pratiques avec un sentiment de culpabilité ; sentiment qui apparaissait lorsque souvent ils reconnaissaient avec regret « devoir prier plus ». Ignace lui-même avait beaucoup de goût à prier, et pour lui les autres devaient normalement éprouver le même goût. Selon lui, en effet, le désir le plus profond du cœur humain est d’être un avec Dieu, et ce désir alimente une vie spirituelle qui trouve du temps pour la prière. Pour Ignace, Dieu qui a suscité ce désir dans le cœur humain, souhaite aussi répondre à ce désir : Il se révèle à ceux et celles qui prennent le temps de s’ouvrir à Sa venue. Les Exercices spirituels sont basés sur ces présupposés. Ignace dit à celui qui donne les Exercices de « laisser le Créateur agir immédiatement avec sa créature » (15). Il suppose que Dieu va traiter immédiatement avec chaque personne, et que Dieu va se donner à connaître dans l’expérience de chacun, chacune. Cette expérience de Dieu peut venir par exemple dans un sentiment de grand bien-être et d’attirance pour Dieu, ou à travers la mémoire émerveillée de tout ce qu’on a reçu et ainsi à la gratitude pour tant de bienfaits, ou par le regret de ses fautes passées. Ignace suppose que les autres auront eux aussi comme lui de ces expériences dans lesquelles ils pourront ressentir et reconnaître la présence de Dieu qui se com-
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munique à eux. De plus, Ignace sait que Dieu va attirer à lui ceux et celles qui aspirent à cette communication avec lui. Dans la deuxième règle de discernement des esprits de Première semaine, il écrit que, pour ceux qui s’efforcent de se rapprocher de Dieu, « le propre du bon esprit est de donner courage et forces, consolations, larmes, inspirations et quiétude, en rendant les choses faciles et en écartant tous les obstacles, pour qu’on aille de l’avant dans la pratique du bien » (315). Dans la Contemplation pour obtenir l’amour, il invite à « peser avec beaucoup d’émotion tout ce que Dieu notre Seigneur a fait pour moi et tout ce qu’il m’a donné de ce qu’il a, et “enfin” que le Seigneur lui-même désire se donner à moi, autant qu’il le peut, selon son divin dessein » (234). En d’autres termes, pour Ignace la prière va devenir très attrayante, de par l’attirance que Dieu exerce sur celui ou celle à qui il veut se révéler lui-même avec tout son amour. Bien sûr, notre saint fondateur savait par expérience que le chemin de cette joie partagée en présence de Dieu peut nous faire traverser des passages difficiles, pleins de ténèbres ; mais il était optimiste et il savait que Dieu veut nous donner cette joie. Ce contre quoi il voulait prémunir les jésuites, c’était que cette joie ne fleurisse pas en service du prochain. Si c’était le cas, cela signifierait, suivant Ignace, que le mauvais esprit s’est déguisé en « ange de lumière ». Dans une lettre à Diego Mirón, le Provincial du Portugal, à qui l’on avait demandé ainsi qu’à un autre jésuite d’être confesseur à la cour royale, Ignace répondit comment il allait pouvoir résoudre la tension entre le souci de sa propre vie spirituelle et celui de la relation des autres avec Dieu. Mirón avait écrit à Ignace qu’il était inquiet pour son propre salut s’il allait devoir passer beaucoup de temps à la cour. Ignace répondit : « Revenons aux motifs qui n’auraient pas dû vous faire refuser ce poste. Même celui de votre sécurité ne me paraît pas valable. En effet, si nous ne cherchions dans notre profession qu’à cheminer sûrement et s’il nous fallait reléguer le bien qui est à faire pour nous maintenir
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éloignés de tout danger, ce ne serait pas la peine de vivre et de traiter avec le prochain. Mais notre vocation est de traiter avec tous les hommes. Comme le disait saint Paul de lui-même : “Nous devons nous faire tout à tous pour les gagner tous au Christ 10.” “Si nous marchons avec une intention droite et pure, cherchant non pas nos intérêts, mais ceux de Jésus Christ 11”, lui-même, en sa bonté infinie, nous gardera. Si dans cette profession on ne saisissait pas sa main puissante, il ne suffirait nullement de se tenir éloigné de semblables dangers pour n’y point tomber, ou en d’autres plus grands encore 12. » Les jésuites sauvent leur âme en se donnant au salut des autres. Ils ne peuvent admettre que la crainte pour leur propre sécurité les dissuade d’aider les âmes. Mais, comme cette lettre le montre en toute clarté, pour faire cela, ils doivent mettre leur confiance en Dieu. Néanmoins ce service des monarques a ses désavantages. Il pourrait parfois induire chez les jésuites un orgueil, en tant que corps ou à titre personnel. Ce service des princes, en fait, amena les jésuites à se mêler de la politique de certains monarques impopulaires, ce qui entraîna sans détour leur exil hors de certains pays lorsque ces monarques impopulaires moururent ou furent renversés. La seule prière qu’Ignace n’aurait pas permis à un jésuite d’abandonner, même si son humilité avait été très grande, c’est l’examen de conscience, à pratiquer au moins deux fois par jour. Pourquoi ? Parce que les jésuites doivent trouver Dieu dans leur activité apostolique. Et parce que l’examen de conscience donne au jésuite la possibilité de regarder en arrière et de voir ce qui s’est passé au cours de la demi-
10. 1 Co 9, 22. 11. Ph 2, 21. 12. Ignace de Loyola, lettre 3220, 1er février 1553, Écrits, traduits et présentés sous la direction de Maurice Giuliani, s.j., coll. « Christus » no 76, Textes, Paris, Desclée De Brouwer et Bellarmin, 1991 — cité désormais « éd. Giuliani » —, p. 834 (p. 249 de l’édition anglaise des Personal Writings d’Ignace).
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journée écoulée : il peut découvrir où il a rencontré Dieu et où il a évité cette rencontre. Ignace lui-même, jusqu’à la fin de sa vie, faisait souvent cet exercice au long de la journée. Il voulait que le bon plaisir de Dieu donne le ton de sa musique, et l’examen permettait cela. Aussi a-t-il prescrit que tout jésuite devait s’arrêter un court moment, au milieu et à la fin de la journée, pour passer en revue les événements de la journée ; ainsi le jésuite peut-il développer son aptitude à discerner la présence de l’Esprit de Dieu dans la vie de tous les jours. Ignace voulait que les compagnons soient autant que possible en harmonie avec Dieu à chaque moment de la journée. L’exemple de deux saints nous montre deux différentes manières dont les jésuites ont vécu la tension entre prière et travail apostolique. L’un d’eux est le frère Alphonse Rodriguez, un veuf âgé qui, après son entrée dans la Compagnie, a passé le plus clair de sa longue vie comme portier au collège jésuite de Majorque. Quand quelqu’un sonnait la porte, il allait ouvrir en disant : « J’arrive, Seigneur ! » Et il saluait tous les arrivants avec le même sourire que si c’était le Seigneur lui-même. Autre exemple : Pierre Claver, novice, avait entendu parler de ce saint Frère et se réjouissait d’être envoyé étudier à Majorque, ainsi il pourrait tenir des conversations spirituelles avec lui. C’est Alphonse qui a suggéré à Pierre de se porter volontaire pour les missions de l’Amérique latine. Là, à Carthagène, Pierre devint « l’esclave des esclaves noirs pour toujours », comme il se désignait lui-même. Vous pouvez lire ce que fut son activité héroïque et digne d’éloges au milieu des bateaux qui déchargeaient des esclaves, vous vous rendrez compte avec admiration de ce qui alimentait sa résistance, sa ténacité et sa ferveur. Quand Pierre était sur son lit de mort, des centaines de gens de Carthagène, esclaves ou hommes libres, se pressaient dans sa chambre et lui prirent tous ses biens (sauf ses draps de lit), trop heureux qu’ils étaient de garder une relique de ce saint homme. Pierre trouvait Dieu dans l’activité inlassable qui était la sienne : soigner les plus exclus, les plus abandonnés des êtres humains. *
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La tension entre compagnonnage et mission On attribue à un philosophe des Lumières une phrase sévère à propos des jésuites : « Ils se rencontrent sans affection, et ils se quittent sans regret. » Si cette formule est maligne, elle est rude ; en tout cas, elle condamne des hommes qui sont supposés être des compagnons de Jésus, et des compagnons les uns des autres. Est-elle vraie, cette citation ? Nous avons vu que les premiers compagnons ont développé une affection mutuelle profonde ; cette affection résista aux tensions qui provenaient de différences de personnalités et de nationalités. En fait, Ignace a décrit les premiers compagnons comme des « amis dans le Seigneur ». François Xavier gardait leurs noms sur son cœur, et ses lettres témoignent de manière émouvante de son amour pour eux. En même temps, Ignace, son cher ami, a envoyé Xavier en mission en Inde, et ce faisant il devait savoir qu’il pourrait ne jamais le revoir. Comment la spiritualité jésuite maintient-elle en équilibre la vie et les besoins apostoliques ? En quelque sorte, cette tension se développe parallèlement à celle que décrivait le chapitre précédent. Les Constitutions de la Compagnie de Jésus n’utilisent pas le mot « communauté ». Ce n’est que dans des documents relativement récents de la Compagnie que le mot apparaît dans un usage fréquent. De fait, il a fait couler beaucoup d’encre ; et aujourd’hui, il est clair que la question de la communauté est devenue une vraie préoccupation des jésuites. Nous croyons qu’il en est ainsi non seulement parce que les temps ont changé, mais aussi parce que les jésuites ont pris
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conscience d’un manque dans leur manière de vivre ensemble ; ils se sont aperçus qu’ils devaient rechercher des moyens de ramener une saine tension dans la balance de la communauté et de la vie apostolique. Ignace était conscient de cette tension. La huitième partie des Constitutions est intitulée : « Ce qui aide à unir avec leur tête et entre eux ceux qui ont été dispersés. » Ignace y traite de la difficulté de maintenir l’unité dans la dispersion. Mais il insiste sur l’importance de cette unité. « La Compagnie ne peut, en effet, se maintenir, ni être gouvernée, ni par conséquent atteindre la fin qu’elle poursuit pour une plus grande gloire de Dieu, si ses membres ne sont pas unis entre eux et avec leur tête » (655). Pourquoi doit-il en être ainsi ? En premier lieu, Ignace et les premiers compagnons concevaient la Compagnie sur le modèle des disciples rassemblés autour de Jésus. Ils espéraient faire l’expérience de ce même amour mutuel que Jésus a voulu comme signe de son amour pour ses disciples (cf. Jean 15, 12-17). En second lieu, la Compagnie était un phénomène nouveau dans l’Église, et comme telle sujette aux attaques de la part de ceux qui considéraient ses innovations comme contraires aux traditions caractéristiques de la vie religieuse dans l’Église catholique. Le manque d’unité entre les jésuites n’aurait fait qu’apporter de l’eau au moulin de ces détracteurs. Et de fait, la première Compagnie vit se produire les effets de ce manque d’unité quand l’un des premiers compagnons, Simon Rodrigues, fut sur le point de se rebeller contre Ignace sur la question de la prière dans la Compagnie et sur sa révocation comme Provincial du Portugal. Par voie de conséquence, un bon nombre de jésuites ont dû être renvoyés de la province du Portugal. En troisième lieu, la mission conduisit la Compagnie à entrer en contact étroit avec des souverains et autres leaders politiques, qui étaient souvent en guerre entre eux et avec le pape. Pour les jésuites qui provenaient souvent eux-mêmes de ces États et de ces villes en guerre, la désunion entre eux aurait signifié l’anéantissement de la Compagnie. En quatrième lieu, la mission de la Compagnie conduisait ses hommes dans des domaines controversés dans l’Église — par exemple
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en Allemagne, nation en proie aux discordes religieuses ; les jésuites se mouvaient dans des zones de controverses théologiques où l’on taxait souvent d’hérésie ceux qui simplement tenaient une position différente de la sienne. Un cas très clair est le conflit généré par les Dominicains ; Melchior Cano, par exemple, accusa les Jésuites d’être contaminés par l’hérésie. La zizanie entre jésuites n’aurait fait que mettre de l’huile sur le feu. En cinquième lieu, la Compagnie voulait attirer dans ses rangs de jeunes hommes d’une certaine agilité intellectuelle, d’une forte détermination et habités même par une ambition. S’ils n’avaient pas trouvé dans leur amour mutuel leur véritable enracinement, ces hommes auraient facilement pu entrer dans des disputes, entraînant les efforts apostoliques de la Compagnie vers des désastres. Ignace savait d’expérience à quel point l’unité était capitale pour conserver la Compagnie et assurer son efficacité. Et il percevait bien la tension inhérente à la Compagnie entre l’union des cœurs et la dispersion pour la mission. Comment les jésuites pouvaient-ils rester unis alors qu’ils allaient être dispersés de par le monde ? Ignace dit clairement que l’unité dont il parle est l’union des cœurs, une unité basée sur l’amour mutuel. Puis il dresse une liste de moyens susceptibles de maintenir l’union des cœurs ; parmi ceux-ci figurent la grande vigilance dans le choix et l’admission des candidats, l’ouverture de conscience aux Supérieurs, le renvoi de ceux qui sont facteurs de division, l’obéissance, l’union à Dieu, et la fréquence des échanges de lettres. Ignace était d’une grande vigilance à ne pas admettre trop de jeunes hommes ; il n’en voulait pas une « foule », écrivait-il dans les Constitutions (819), de peur que le désir d’avoir davantage de compagnons n’obnubile le jugement de ceux qui avaient autorité pour les admettre. Au soir de sa vie, le fondateur des Jésuites exprima un regret : celui de n’avoir pas été plus strict dans l’admission des candidats. Il n’était pas moins vigoureux pour souligner qu’il fallait renvoyer ceux qui s’avéraient des facteurs de division ou qui étaient peu enclins à obéir. Et de fait, il envoya au Portugal un Supérieur spécial pour résoudre la crise : là-bas l’air du temps était aux longues heures de prière et à des pénitences excentriques. Les Supérieurs avaient
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voulu modérer ces élans qui présentaient quelque exagération. Mais un grand nombre de jeunes jésuites s’étaient montrés récalcitrants. Vu l’importance de l’obéissance aux Supérieurs, il a fallu leur donner leurs dimissoires. Ignace insistait sur l’importance de se prémunir contre la désunion, et ce grâce à l’obéissance et à l’union avec Dieu. Ceux qui sont unis à Dieu auront l’humilité de reconnaître que leurs jugements expriment un point de vue, mais ne sont pas nécessairement le dernier mot sur la question ; et si leurs Supérieurs ou si une majorité de compagnons décident d’une question dans le sens contraire de leur meilleur jugement, ils ne vont pas s’engager dans des discussions qui risquent de diviser la communauté. Ignace lui-même a montré l’exemple de cette humilité. Le roi d’Espagne avait proposé François de Borgia au pape comme candidat à la pourpre cardinalice ; François de Borgia avait été duc de Gandie. Ignace lui écrivit une lettre dans laquelle il lui exprimait sa conviction dans les termes les plus vigoureux : Dieu voulait qu’il fasse tout ce qui lui était possible pour empêcher cela d’arriver. Il écrivait : « Si je ne faisais pas [ces démarches pour empêcher l’accès de François au cardinalat], j’étais et je suis encore certain que je n’aurais pu valablement me justifier devant Dieu notre Seigneur ; au contraire mes raisons auraient été entièrement mauvaises 13. » Il exprima même une autre conviction très forte : « Ce fut la volonté de Dieu que j’adopte cette position, et d’autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu’il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu’à la fin le dessein de l’empereur s’exécute. Que Dieu notre Seigneur agisse en tout pour que toujours se réalise sa plus grande louange et sa plus grande gloire 14. » Voilà l’union à Dieu qu’Ignace recommande pour lui-même et pour ses compagnons : une union qui prenne au sérieux sa propre expérience comme un lieu où 13. Ignace de Loyola, lettre 2652, 5 juin 1552, Écrits (éd. Giuliani), p. 815 (édition anglaise Personal Writings, p. 246). 14. Ibid.
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la volonté de Dieu se manifeste, mais où il laisse les événements et Dieu lui-même jouer les arbitres en dernier ressort. Soit dit en passant, c’est ici un exemple du dicton : « Prier comme si tout dépendait de vous, et agir en sachant que tout dépend de Dieu. » Il semble clair qu’Ignace voulait que les jésuites aient de l’affection les uns pour les autres, qu’ils soient des amis dans le Seigneur. Cependant, c’est précisément une amitié dans le Seigneur, en vue d’une mission à remplir dans le monde. Les jésuites ne doivent pas permettre que leur affection mutuelle les empêche de quitter leurs amis proches, ou de laisser partir leurs amis quand le travail apostolique le requiert. Un bon exemple, c’est Ignace et Xavier. Ils avaient visiblement de l’affection l’un pour l’autre et ils avaient beaucoup de joie à être ensemble. Quand le roi du Portugal demanda des hommes pour les Indes et que le pape l’approuva, Ignace décida d’envoyer Nicolas Bobadilla et Simon Rodrigues, mais Bobadilla était tombé malade à son retour d’un voyage apostolique. Xavier, qui était le secrétaire d’Ignace, était le seul du groupe des premiers compagnons présent à Rome à ce moment-là. Ignace parla à Xavier, et lui dit : « C’est à toi d’y aller. » À quoi Xavier répondit tout joyeux : « Eh bien, me voici. » Plus tard, ils échangèrent des lettres, où l’on voit bien l’affection profonde qui s’y exprime ; or ces lettres mettaient bien un an pour atteindre leur destinataire. (En réalité, la dernière lettre d’Ignace à Xavier, lui ordonnant de revenir en Europe, fut envoyée après la mort de Xavier, mais avant que cette nouvelle n’atteigne Rome.) Voilà l’union des cœurs qu’Ignace attendait de ses hommes. Il insistait pour que les compagnons maintiennent leur union des cœurs par une correspondance assidue. Aussi les missionnaires jésuites ont-ils la palme du nombre de traces de leurs expériences dans des territoires lointains : ce sont de véritables trésors pour les chercheurs intéressés aux cultures qui n’ont pas laissé beaucoup de vestiges. Il suffit de donner un exemple. Les soixante-treize volumes [dans l’édition anglaise] des Relations jésuites, contenant les lettres annuelles envoyées en France par les jésuites de la mission du Canada entre 1632 et 1673, constituent une mine de renseignements que les chercheurs ont exploitée avec bonheur pour comprendre la vie des premiers habitants du Canada.
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Que faut-il mettre en place pour assurer pareille union des cœurs ? D’abord, les compagnons doivent être unis au Seigneur ; tout compte fait, ils sont d’abord et avant tout compagnons de Jésus. Deuxièmement, ils doivent engager entre eux des conversations sur leurs rêves, leurs désirs et leurs espoirs les plus profonds ; autrement dit, ils doivent se connaître à un niveau assez profond. Troisièmement, il faut qu’ils fassent passer les désirs des autres et le bien de la Compagnie entière avant leurs désirs propres d’un compagnonnage proche et durable. Quatrièmement, ils doivent se rappeler les uns aux autres leurs amis dans le Seigneur qui sont absents et communiquer avec eux. En d’autres termes, l’idéal des jésuites est de se rencontrer avec affection, et de se quitter avec regret, mais que ces départs soient pour un bien plus grand. Cet idéal n’est pas facile à mettre en pratique. D’une part, l’amitié peut facilement conduire les humains à vouloir rester ensemble. La collaboration peut être un facteur de succès dans l’apostolat, elle peut ainsi justifier qu’on laisse ensemble des collaborateurs et amis. Mais il arrive que deux membres d’un groupe perdent cette ouverture au bien plus grand qui doit caractériser les jésuites. En réfléchissant aux travaux apostoliques qu’ils pourraient mener à l’avenir, des compagnons pourraient couper à la racine toute hypothèse d’une entreprise qui en vienne à les séparer. Or, la spiritualité jésuite demande une aptitude à être « indifférents » (impartiaux) ; c’est-à-dire, comme une balance, de ne pas se laisser influencer par des attachements désordonnés, de sorte qu’on puisse discerner ce qui contribue « à la gloire de Dieu toujours plus grande ». D’autre part, on attend des jésuites qu’ils soient prêts à partir ailleurs ; ainsi arrive-t-il qu’ils restent en retrait, qu’ils évitent de s’engager dans une amitié profonde, afin d’éviter la peine de la séparation. Les hommes qui craignent cette peine peuvent maintenir à l’égard de leurs compagnons une certaine distance émotionnelle ; ils prêtent alors le flanc à la critique selon laquelle ils se rencontreraient sans affection et se quitteraient sans regret. Un autre facteur décourage aussi la proximité émotionnelle et affective, ce sont les grandes communautés : du moins si elles découragent les conversations profondes et
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personnelles. Par exemple dans les noviciats des États-unis avant le concile Vatican II, les novices recevaient comme consigne d’éviter les « amitiés particulières ». Le maître des novices aurait fait une remarque aux frères qui passaient trop de temps avec d’autres en toute amitié ; et le cas échéant, il aurait ordonné à deux ou trois novices de ne plus se parler pendant un certain temps. En Allemagne, durant la même période, on interdisait aux novices jésuites de s’appeler par leurs prénoms et de se tutoyer, sans doute parce que les jésuites devaient avoir entre eux des contacts formels, et s’abstenir des échanges intimes. Une telle formation a pu conduire à des relations plutôt superficielles, et c’est ce qui souvent s’est produit. Dans la plus grande partie du XIXe et du XXe siècle, la Compagnie décourageait les conversations entre jésuites sur l’expérience personnelle de Dieu. En fait, on minimisait les conversations au niveau des sentiments, car ceux-ci étaient « irrationnels ». Résultat, on évitait les conversations du genre de celles qui avaient précisément conduit les premiers compagnons à devenir « des amis dans le Seigneur ». En bien des endroits, les récréations 15 étaient prises en commun ; toute la communauté était assise dans une grande salle, et la parole était publique. Dans ces circonstances, les conversations pouvaient stimuler les discussions sur des sujets intéressants, mais on se gardait bien d’ouvrir le tiroir du vécu personnel. On tendait souvent à parler de sujets terre à terre : on parlait de la pluie et du beau temps, du sport, on se plaignait des étudiants 16. Autrement dit, il y a eu des moments dans l’histoire de la Compagnie où l’on a perdu la tension créative ou le sain équilibre entre le vrai compagnonnage et l’engagement apostolique. Les amitiés en général présentent des risques, elles ne se développent pas sans difficultés, et souvent elles sont complexes, voire embrouillées. Au fond, l’amitié est une sorte de confiance entre deux personnes qui les conduit à une transparence mutuelle ; et cela prend du
15. Détentes communautaires dans les maisons jésuites. 16. Les « scolastiques » jésuites ou les étudiants des universités.
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temps. Il y a des jésuites qui ont fait le choix de ne pas en prendre le risque. Dans un ordre engagé dans l’activité apostolique, l’action peut parfois tenir lieu d’amitié. Le travail au bénéfice des autres requiert toutes vos énergies, de sorte que vous n’avez pas de temps pour des amitiés intimes avec des compagnons jésuites. Et de fait, pour justifier qu’il n’a pas de temps pour des relations d’intimité, il arrive qu’un jésuite invoque la finalité apostolique de la Compagnie de Jésus. Nous avons entendu des compagnons argumenter en ce sens : « Regardez Xavier. Il a vécu seul la plus grande partie de sa vie apostolique ; il n’avait pas de temps pour les amitiés. » Comme pour la question de la prière cependant, ce que cet argument oublie, c’est que Xavier aimait ses compagnons avec tendresse ; l’activité apostolique l’arrachait à des hommes dont il vénérait l’amitié et avec lesquels il avait passé de longues heures en confidence. Il ne fuyait pas l’amitié en se réfugiant dans le travail, comme certains jésuites semblent l’avoir fait. Après le concile Vatican II, la Compagnie de Jésus a dû prendre la question de la vie communautaire à bras le corps. Car elle posait problème. Les jésuites n’avaient pas appris comment communiquer entre eux au plan des questions profondes de leurs vies. Beaucoup furent choqués par le départ d’hommes qu’ils considéraient comme des amis, mais avec lesquels ils n’avaient pas eu d’échanges — ou si peu — à propos des combats qui les avaient conduits à quitter la Compagnie. Les jésuites devaient redécouvrir comment être des amis dans le Seigneur. Ce fut un processus difficile et compliqué, mais il en valait la peine. En approfondissant le sens de la vie communautaire, les jésuites doivent tenir la tension créative entre un lien d’affection profonde avec leurs compagnons et le désir d’être disponibles pour ceux qui ont besoin de leurs services. Si cette tension est présente, alors les jésuites seront de véritables « amis dans le Seigneur ». Encore une fois nous pouvons nous référer à l’amitié qui se développa entre deux saints : Alphonse Rodriguez et Pierre Claver. Tant que Pierre était à Majorque, ils se rencontraient chaque jour et engageaient une conversation spirituelle qui les aida à bâtir leur amitié ; mais cela n’empêcha pas Alphonse d’encourager Pierre à se porter volontaire pour la mission en Amérique du Sud. De même, en Angleterre
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« AMIS DANS LE SEIFGNEUR »
durant la persécution des catholiques au temps de la reine Élisabeth, les jésuites étaient engagés auprès des catholiques dans des activités souterraines qui présentaient de vrais dangers ; et ils s’efforçaient de se rencontrer chaque mois, au péril de leurs vies, pour parler de leurs expériences. C’est un autre exemple de la manière dont le lien d’amour entre des jésuites était cimenté par une conversation régulière et profonde ; il témoigne en même temps de l’amour qui rendit ces hommes capables de continuer des ministères dont l’issue bien souvent fut une mort cruelle. De nos jours, les jésuites sont engagés dans une nouvelle forme de compagnonnage — celle qui s’efforce de former une sorte de communauté avec les laïcs et les religieux avec qui ils travaillent. C’est encore une entreprise inexplorée et difficile pour les jésuites, mais elle vient de leurs convictions profondes, et elle est encouragée par les lignes directrices des dernières Congrégations générales : de chercher à travailler ensemble sur un pied d’égalité et en harmonie dans les institutions dont les jésuites jusqu’il y a trente ans assuraient le contrôle. La XXXIVe Congrégation générale dit en se sens : « La Compagnie de Jésus reconnaît comme une grâce pour notre temps et un espoir pour l’avenir que les laïcs “prennent une part active, consciente et responsable dans la mission de l’Église en ce moment crucial de l’histoire”. Nous cherchons à répondre à cette grâce en nous offrant nous-mêmes au service de la pleine mise en œuvre de cette mission des laïcs, et nous nous engageons en ce sens à coopérer avec eux dans leur mission. » De mêmes tensions seront présentes dans ce compagnonnage, espérons pour le bien de toutes les personnes concernées. *
« Être libre intérieurement »
La tension entre l’obéissance et l’apprentissage par l’expérience Le chapitre précédent nous a montré l’obéissance comme l’un des moyens que mentionnent les Constitutions pour maintenir la Compagnie dans l’unité. Dans sa célèbre lettre de 1553 aux jésuites du Portugal sur l’obéissance, Ignace dit que l’obéissance devrait être pour la Compagnie de Jésus sa caractéristique propre, qui la distingue des autres ordres religieux dans l’Église. Une telle obéissance « consiste à adopter comme présupposé et comme conviction, comme nous le faisons quand il s’agit de questions de foi, que chaque ordre reçu des Supérieurs est vraiment une manifestation de Dieu notre Seigneur et une expression de Sa sainte volonté. On est conduit alors à faire aveuglément ce qui est ordonné, sans chercher à en savoir tous les motifs ; c’est là tout l’élan et la promptitude d’une personne désirant obéir 17. » Dans les Constitutions, Ignace ira jusqu’à dire que les jésuites devraient avoir le désir d’obéir même lorsqu’ils « ne voient rien d’autre
17. Cf. Ignace de Loyola, lettre [3304] aux compagnons du Portugal, 26 mars 1553, sur l’obéissance ; Écrits (éd. Giuliani), p. 840-841.
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qu’un signe de la volonté du Supérieur, sans aucun ordre exprès » (547). Dans les Exercices spirituels, il présente les « Règles à garder en vue pour avoir le sens vrai qui doit être le nôtre dans l’Église militante » (352 et suivants). La treizième règle dit ceci : « Pour toucher juste en tout, nous devons toujours tenir ceci : ce que moi je vois blanc, croire que c’est noir si l’Église hiérarchique en décide ainsi » (365). En lisant des exhortations de cette sorte, on peut se demander s’il y a une place dans la spiritualité jésuite pour l’apprentissage par l’expérience, c’est-à-dire pour le discernement personnel des esprits. En fait, dans la majeure partie du XXe siècle, il n’y a pas eu de place pour cela dans la vie jésuite. Les Supérieurs donnaient des ordres, les sujets obéissaient. Ceux-ci pouvaient avoir regimbé, mais ils ne se demandaient pas si tout tournait rond dans cette obéissance aveugle. Selon nous, il y a dans la spiritualité jésuite une tension créative entre l’obéissance et le discernement des esprits. Nous devons examiner cette tension, en tenant compte de ces indications vigoureuses à propos de l’obéissance. Ignace vivait dans une société qui était hiérarchique dans les domaines civil et religieux. Pour lui, cet ordre hiérarchique était donné par Dieu. Il avait été soldat, et il était habitué à la hiérarchie militaire. Qu’il ait eu des opinions fermes sur l’obéissance aux autorités Supérieures, ne va pas nous surprendre. Pour mémoire, à Jérusalem ce n’est que lorsque le Provincial des Franciscains l’a menacé d’excommunication s’il restait, qu’il en a conclu que Dieu ne voulait pas qu’il reste dans les lieux saints. Et ce malgré la ferme conviction qui avait été la sienne jusque là, à savoir que Dieu voulait qu’il passe sa vie à aider les âmes dans le pays où le Seigneur avait vécu. Ce qui est surprenant, c’est qu’Ignace ait aussi tant souligné l’importance du discernement personnel et de l’apprentissage par l’expérience, et qu’il se soit pourtant lancé dans des actions qui semblaient aller à l’encontre de sa propre conception de l’obéissance. Pour Ignace, la Compagnie de Jésus était appelée par Dieu à s’engager dans des aventures apostoliques de manière si mobile qu’elle devait être exempte du devoir de chanter la Liturgie des heures chaque jour en commun, comme c’est l’habitude dans les ordres religieux. Il
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« ÊTRE LIBRE INTÉRIEUREMENT »
lutta pour obtenir cette exemption, même quand les autorités 18 voulaient que la Compagnie récite l’office divin en chœur. Par-dessus le marché, il ne voulait pas que les jésuites deviennent évêques, d’abord parce qu’il y avait si peu de jésuites en ce temps-là, ensuite pour couper court à l’ambition des jésuites. Il semble que le pape ait voulu nommer évêque l’un ou l’autre des premiers compagnons ; Ignace n’y était pas favorable, bien sûr rien n’empêchait le pape d’insister à plusieurs reprises : mais même alors, Ignace ne considéra pas ce souhait du pape comme exprimant sans conteste un ordre de Dieu. Il demanda à tous les jésuites présents à Rome de prier ardemment, d’offrir des messes et d’écrire à des personnages influents, laïcs et cardinaux, pour leur demander d’intercéder afin d’infléchir l’opinion du pape. Nous avons déjà décrit sa manière d’agir quand le pape voulait faire cardinal François de Borgia. Il est clair que sa pratique de l’obéissance est bien plus nuancée que ce qu’il en semble d’après les textes cités plus haut. Dans son propre itinéraire spirituel, Ignace a souvent dû s’appuyer sur ses expériences personnelles et sur le discernement de ces expériences, plutôt que sur une autorité extérieure. À Manrèse, en proie aux scrupules, il trouva peu d’aide auprès de ses confesseurs ; il devint finalement libre à l’égard de ces scrupules quand il discerna qu’ils ne venaient pas de Dieu, mais qu’ils étaient une tentation. Ce fut le cas dans le domaine alimentaire : après le discernement de ses scrupules, il eut une vision qui le convainquit de cesser son abstinence totale de viande. Quand son confesseur lui demanda de considérer si cela ne constituait pas une tentation, il observa : « Mais lui, tout bien considéré, n’eut jamais de doute à ce sujet 19. » Dans son autobiographie, Ignace décrit plusieurs de ses expériences mystiques. Pour la dernière d’entre elles, l’expérience du Cardoner 20, il en a dit qu’il avait apprit plus en cet instant précis que dans tout le reste de sa vie et du-
18. Le pape Jules III et sa Curie. 19. Le récit du pèlerin, 27. (Cf. Écrits, p. 1033.) 20. Le Cardoner est une rivière qui passe près de Manrèse. Cette vision est décrite au no 30 du Récit du pèlerin (cf. Écrits, p. 1035).
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rant toutes ses études. Plus tard, quand Ignace, devenu Supérieur général, décidait de l’organisation de la Compagnie, il « expliquait » souvent ses raisons en se référant à son expérience au Cardoner. Apprendre par l’expérience était pour lui d’une importance cruciale. Durant ses études en Espagne, Ignace fut l’objet de soupçons de la part de personnes en charge d’autorité. À plus d’une reprise, il leur soumit ses écrits pour qu’ils les jugent — c’étaient les notes rudimentaires qui allaient devenir les Exercices spirituels ; et il se trouva fort frustré de ce que, malgré l’absence d’hérésie dans ces textes, on lui interdise de parler de la différence entre péché mortel et péché véniel avant d’avoir étudié davantage. Les études n’allaient pas, lui semblait-il, le forcer à modifier sa manière de faire ou de penser. Il y a dans la vie spirituelle personnelle d’Ignace une tension créative entre l’obéissance et l’apprentissage par l’expérience. Cette tension créative peut s’éclairer si nous décrivons la manière de gouverner de notre fondateur, ou du moins celle qu’il aurait aimé adopter pour gouverner. André Ravier écrit que selon Ignace il y a : « Trois préalables à la lecture d’un signe de Dieu qui aboutisse à une décision authentiquement spirituelle : avoir autorité ou responsabilité pour prendre la décision ou y participer — prier Dieu de donner sa lumière — être libre intérieurement de toute préférence, de toute passion personnelle 21. » Le père Ravier en vient ensuite à distinguer cinq phases pour arriver à une bonne décision, s’agissant d’un Supérieur. D’abord, que le Supérieur et ses conseillers tâchent de rassembler autant d’informations que possible sur le sujet à propos duquel il va falloir se décider. En deuxième lieu, qu’ils examinent les avantages et les inconvénients des options possibles. En troisième lieu, que tous prient pour obtenir
21. André Ravier, s.j., Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, coll. « Christus Histoire » no 36, Paris, Desclée De Brouwer et Bellarmin, 1974, p. 370.
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la liberté intérieure, — c’est-à-dire « se rendent indifférents », comme dit le Principe et Fondement des Exercices spirituels, — et qu’ils demandent la lumière du Saint-Esprit. Quatrièmement, après que les conseillers aient donné leurs avis, le Supérieur donnera son opinion et ensuite pèsera le sujet une fois de plus devant Dieu ; peu importe ce que pense la majorité des conseillers, le Supérieur doit décider devant Dieu et devant sa propre conscience. En cinquième lieu, une fois la décision prise, le Supérieur doit à nouveau l’offrir à Dieu dans la prière, et lui demander de confirmer cette décision. « La décision prise ainsi devient alors pour Ignace volonté de Dieu. Sauf indication contraire évidente, il la réalise coûte que coûte 22. » Ignace développe cette méthodologie dans la section des Constitutions où il traite du renvoi des novices. Pour avoir une idée de la manière de gouverner d’Ignace, il est bon de citer l’entièreté de ce passage. Le lecteur notera qu’en ce moment où pourrait prévaloir une dureté sévère, Ignace enseigne au contraire un grand souci de la personne. On peut supposer que le novice ait donné d’amples motifs pour être renvoyé. Avec ceux qu’il faudra renvoyer, il conviendra d’employer la manière qui donne davantage satisfaction, en présence de Dieu, tant à celui qui renvoie qu’à celui qui est renvoyé et aux autres personnes de la maison et de l’extérieur. En ce qui concerne celui qui renvoie, pour les raisons indiquées plus haut, on observera trois choses. La première chose : prier et demander que l’on prie dans la maison à cette intention (bien qu’on ne sache pas quel est celui pour qui l’on prie), afin que le Seigneur veuille bien faire connaître sa très sainte volonté dans le cas dont il s’agit. La deuxième chose : en conférer avec une ou plusieurs personnes de la maison, qui lui paraissent plus indiquées pour cette affaire, et écouter leur sentiment. La troisième chose : se dépouillant de tout attachement et gardant devant les yeux la plus grande gloire de Dieu et tenant compte du bien
22. Idem, p. 371.
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commun, et, dans la mesure du possible, du bien de l’individu, peser les raisons dans l’un et l’autre sens et décider s’il doit renvoyer ou non. En ce qui concerne celui qui est renvoyé, on observera de même trois choses. La première, d’un point de vue extérieur : qu’il quitte la maison, dans la mesure du possible, sans honte ou ignominie, et emporte avec lui tout ce qui lui appartient. La deuxième, d’un point de vue intérieur : le Supérieur veillera à le renvoyer ayant gardé autant que possible amour et bienveillance envers la maison et aussi consolé qu’il se pourra dans le Seigneur. La troisième, du point de vue de sa situation personnelle : le Supérieur s’efforcera de l’orienter pour qu’il s’engage dans la vie qui conviendra pour servir Dieu, dans la vie religieuse ou en dehors de celle-ci, selon ce qui paraîtra devoir être plus conforme à la volonté divine. Enfin il veillera à l’aider par des conseils, des prières, et par toute autre chose qu’inspirera la charité. Pour la satisfaction des autres, de la maison et de l’extérieur, on devra également observer deux choses. La première : veiller, autant que cela sera possible, à ce que personne ne garde l’esprit troublé par le renvoi en en donnant la raison, autant que cela suffira à ceux pour qui ce serait nécessaire et en s’abstenant, autant que ce sera possible, de dire les défauts qui ne devraient pas être rendus publics, bien que certains aient été découverts chez celui qui est renvoyé. La deuxième : ne pas rester avec de mauvaises dispositions envers celui qui a été renvoyé, et, autant que faire se peut, ne pas penser de mal de lui. Mais plutôt, qu’ils aient compassion de lui, l’aiment dans le Christ et le recommandent dans leurs prières à la divine Majesté, pour qu’elle daigne le diriger et lui accorder sa miséricorde (218-229). La pratique de l’obéissance dans le gouvernement de la Compagnie, ne doit donc pas être autoritaire ou arbitraire, c’est trop clair. Bien plus, Ignace veut que les Supérieurs agissent avec amour, même quand ils doivent poser des actes qui feront de la peine à d’autres. L’obéissance jésuite doit aussi se situer dans le contexte du compte de conscience, qui est un trait caractéristique de la spiritua-
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lité jésuite. Les Constitutions stipulent qu’une fois par an au minimum (plus souvent si nécessaire) chaque jésuite ouvre son cœur à son Supérieur provincial. Il lui est demandé de mettre toute sa confiance dans les Supérieurs et de « ne rien leur cacher de leur vie extérieure ou intérieure [de sorte que] les Supérieurs […] puissent mieux les diriger dans la voie du salut et de la perfection » (551). Le but de cette ouverture de conscience est apostolique. Ignace voulait que les Supérieurs sachent qui étaient réellement leurs hommes, de manière à pouvoir leur confier la mission qui convienne. Parmi les choses qu’on attend qu’un jésuite révèle dans ce compte de conscience, il y a les désirs apostoliques, les faiblesses et les tentations auxquelles ils sont sujets, leurs forces, leur santé etc. Le Supérieur doit connaître ses hommes de manière à pouvoir prendre les bonnes décisions apostoliques et pouvoir les utiliser au mieux. En sachant tout de son homme, le Supérieur court moins le risque de le mettre à une tâche qui pourrait lui nuire, ou nuire à ceux avec qui il devra travailler. Mais il peut aussi apprendre de cet homme quelque chose de la volonté de Dieu. En fait, d’après le Mémorial de Gonçalves da Câmara, Ignace déployait tous les efforts possibles pour connaître les désirs et les inclinations des hommes fervents et humbles, désireux qu’il était de suivre leurs inclinations lorsqu’il allait leur assigner une mission 23. En d’autres termes, Ignace s’attendait aussi à ce que la volonté de Dieu se manifeste à travers l’expérience des hommes eux-mêmes. L’idée « d’obéissance aveugle » doit être comprise à la lumière de la manière dont Ignace considérait le processus de décision des Supérieurs et des compagnons. Le Supérieur n’a pas de pipe-line d’accès direct à Dieu. En chaque situation donnée, tous doivent travailler ensemble pour découvrir les meilleurs moyens d’agir. Outre le compte de conscience, les Constitutions expriment un autre aspect caractéristique de l’obéissance et du discernement jésuite : le principe d’adaptation. Souvent, après avoir détaillé comment agir, le texte dit que ces prescriptions doivent être adaptées aux « circons-
23. André Ravier, op. cit., p. 351.
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tances de temps, de lieu, de personnes, et à d’autres facteurs semblables » (cf. 351). Ignace réalise qu’il ne pourra prévoir toutes les circonstances qui pourront demander des ajustements dans la manière d’agir. Il attend des jésuites qu’ils usent de leur intelligence dans leur manière d’appliquer la loi, et qu’ils fassent preuve de discernement même dans les matières réglées par les normes des Constitutions ou qui font l’objet d’un ordre d’un Supérieur. L’obéissance requiert des jésuites qu’ils soient des hommes de prière et d’abnégation, des hommes qui en tout ce qu’ils font recherchent sincèrement la volonté de Dieu. Elle requiert aussi qu’ils soient des hommes capables de discerner dans leur expérience le bon grain de l’ivraie grâce à la pratique assidue de l’examen de conscience, deux fois par jour, et grâce à l’application des Règles pour le discernement des esprits. On n’attend pas d’eux qu’ils soient des automates sans esprit ni volonté propre ; mais bien qu’ils soient des hommes qui croient effectivement que Dieu communique directement avec eux, comme avec les Supérieurs et avec tout le monde. Les jésuites doivent aussi être des hommes assez humbles pour reconnaître leur propre faillibilité, et donc qui ne portent pas aux nues leur propre discernement au point de ne plus pouvoir supporter de contradiction. Ce qu’Ignace écrivait à François de Borgia dans l’affaire de son chapeau de cardinal, devrait marquer tout jésuite ; après avoir fait de son mieux pour mettre en œuvre ce qu’il a discerné, il doit laisser le reste à Dieu. Lors du dialogue sincère et ouvert entre le Supérieur et le compagnon, les jésuites attendent de découvrir comment s’accorder aux intentions de Dieu en ce monde. Nous sommes très loin de la caricature de l’obéissance jésuite telle qu’on la rencontre encore parfois. Il est de l’essence de la vie jésuite, de vivre dans la tension créative entre l’obéissance et le discernement personnel, sachant que dans cette tension créative ils vont se trouver accordés aux intentions de Dieu. Bien sûr, il peut arriver que cette tension connaisse des relâchements. Au siècle dernier, on a parfois peu prêté attention aux implications du compte de conscience dans la vie jésuite. Les compagnons voyaient leur Provincial une fois par an, mais ces rencontres étaient souvent sommaires. Les Provinciaux, la plupart du temps, étaient
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moins intéressés par l’univers intérieur de l’esprit et du cœur du compagnon que par les aspects extérieurs de sa vie, comme son efficacité dans l’accomplissement de sa tâche. Les compagnons étaient déjà contents de s’en tirer sans réprimande. Rarement les nominations étaient discutées avec les compagnons avant d’être décidées. En fait, la plupart apprenaient par l’affichage un jour d’été ce qu’ils allaient devoir faire durant l’année académique suivante. On comprend que ces comptes de conscience vécus pour la forme aient posé question, et que le dernier quart du XXe siècle ait vu redécouvrir le caractère central du compte de conscience dans l’obéissance jésuite. Les Provinces, spécialement aux États-unis, se composaient d’un grand nombre d’hommes. La pression du nombre rendait pratiquement impossible pour un Provincial — l’eût-il voulu — d’entendre le compte de conscience à la manière dont Ignace le voyait. En fait, quand après le concile Vatican II le compte de conscience fut remis en vigueur comme point central de l’obéissance jésuite, des Provinciaux de provinces plus grandes se sont fait aider par des Vice-provinciaux qui pouvaient entendre le compte de conscience. De plus, au long du XIXe et du XXe siècle, la théologie et la vie dans l’Église catholique ne valorisaient pas l’expérience comme un lieu où trouver la volonté de Dieu ou même Sa présence ; on découvrait la volonté de Dieu en écoutant les autorités. C’était l’atmosphère générale de l’obéissance jésuite. Le discernement personnel n’y jouait presque aucun rôle. La tension peut encore perdre de sa force et de sa créativité dans la spiritualité jésuite si les Supérieurs perdent, même à leurs propres yeux, leur crédibilité en tant que sources pour trouver Dieu en toutes choses. Cela peut se produire si les Supérieurs eux-mêmes perdent confiance en leur autorité et, par exemple, s’ils laissent prévaloir l’opinion majoritaire de leurs conseillers alors qu’ils savent de par les comptes de conscience que cette opinion majoritaire sera intenable. Cela peut aussi se produire si les Supérieurs cèdent tout le pouvoir de décision aux personnes. Finalement, cela peut se produire s’ils sont perçus comme des hommes qui ne prennent pas au sérieux la prière et le discernement des esprits. Du côté des jésuites qui ne sont pas Supérieurs, la tension peut perdre de sa force créative s’ils ne font pas confiance
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en leurs Supérieurs et ne leur parlent pas en toute honnêteté dans le compte de conscience. La même perte d’énergie peut se produire s’ils ne sont pas libres de leurs attachements désordonnés à leurs désirs propres quant à une mission particulière ou à un endroit précis. Comme nous l’avons déjà noté, la spiritualité jésuite se développe sur base d’une tension entre l’obéissance aux Supérieurs et le discernement personnel des esprits. Dans cette tension les jésuites par essence espèrent découvrir la volonté de Dieu, et être accordés aux intentions de Dieu en ce monde. Illustrons cette tension par un exemple, et voyons comment cette tension s’est résolue. Le père Robert Drinan, s.j. avait discerné un appel à être candidat au Congrès dans un district du Massachusetts. Il reçut la permission de son Provincial, et gagna les élections. Il a servi au Congrès durant dix ans, de 1970 à 1980, suscitant parmi beaucoup de catholiques d’intenses émotions pour et contre. En 1980, le père Arrupe, Supérieur général, lui donna l’ordre de ne plus se présenter aux élections, et Drinan donna une conférence de presse pour annoncer qu’à la demande de ses Supérieurs, il n’allait pas chercher à être réélu. Dans ses remarques, il disait : « Je suis prêtre et jésuite, c’est mon honneur et ma fierté. Comme croyant, je dois croire qu’un travail m’attend, qui est d’une certaine manière plus important que celui qu’on me demande de quitter. J’entreprends ce nouveau pèlerinage avec peine et dans la prière. » Il partit pour une brillante carrière d’écrivain et de professeur à la Faculté de droit 24 de Georgetown ; il ne fit montre d’aucune amertume, même si l’ordre du père Arrupe fut difficile à avaler. *
24. Law School.
« Une obéissance spéciale »
La tension entre le centre et la périphérie dans l’Église Au chapitre 2, nous avons vu que les premiers compagnons avaient décidé de se mettre à la disposition du pape si par malheur ils ne pouvaient pas faire le voyage à Jérusalem. Lorsqu’ils formèrent un ordre religieux, ils ajoutèrent aux trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance un quatrième vœu : une promesse « d’obéissance spéciale au Souverain Pontife en ce qui regarde les missions ». Ce vœu a valu aux jésuites le sobriquet « d’armée du pape », expression qui n’est pas particulièrement appropriée. Nous l’avons vu, les premiers compagnons ont introduit ce vœu afin de se rendre plus disponibles pour les missions en quelque endroit du monde sans être biaisés par leurs appartenances nationales ou ethniques. Lors de la fondation de la Compagnie, le quatrième vœu a suscité des controverses : des cardinaux arguaient que le vœu était superflu parce que tous les catholiques sont tenus d’obéir au pape. Mais Ignace était inflexible, il considérait ce vœu comme l’un des piliers essentiels sur lesquels la Compagnie tenait debout. La pratique de ce vœu a été une source de tensions et de controverses tout au long de l’histoire de la Compagnie. Le quatrième vœu a entraîné la Compagnie dans des controverses, d’abord parce que le pape en ce temps-là régnait sur les États pontificaux, et était ainsi souvent en guerre avec d’autres pays, y compris des pays catholiques comme l’Espagne et la France. Les jésuites qui travaillaient dans ces pays se trouvaient déchirés entre plusieurs loyautés, et on les accusait de se mettre du côté de nations ennemies.
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Un pape, Paul IV, se méfiait des Espagnols et fit la guerre à l’Espagne ; il soupçonnait les Jésuites, non seulement à cause de malentendus avec Ignace du temps où ils se trouvaient tous deux à Venise, mais aussi parce que beaucoup de jésuites, surtout parmi les Supérieurs, étaient Espagnols. En second lieu, la Curie du pape et les papes eux-mêmes avaient besoin de se réformer, et ils étaient considérés comme tels ; il se vivait à la Curie un népotisme rampant, et les papes n’étaient pas à l’abri de la vénalité et parfois même, de la méconduite sexuelle. Ignace et les premiers jésuites étaient conscients de ce besoin de réforme, mais ils ont œuvré de l’intérieur de l’Église, défendant les prérogatives du pape ; cette position induisit des désaffections parmi les réformateurs catholiques. Le troisième aspect de la question vise un point plus crucial : les missions des jésuites aux frontières. Mettre en œuvre ces missions aux frontières conduisait les jésuites à prendre des décisions que le pape et la Curie allaient parfois trouver insupportables quand ils allaient en entendre parler. Comme nous l’avons expliqué au chapitre précédent, l’obéissance jésuite n’est pas facile à comprendre ; et les jésuites qui usent de prudence pour faire des choix apostoliques dans des pays lointains, s’exposent à être accusés de désobéissance. Un cas célèbre dans l’histoire est la querelle des rites chinois. Après une mûre réflexion sur la culture chinoise et ce que vivaient les chrétiens d’origine chinoise, les jésuites de Chine en vinrent à conclure que certaines manières dont les Chinois honoraient Confucius et leurs ancêtres n’étaient pas de l’idolâtrie, et pouvaient dès lors être pratiquées par des catholiques convertis. Tous ne partageaient pas cette ligne pastorale, et les jésuites eurent sur ce point de farouches adversaires ; ceux-ci finirent par convaincre le pape Clément XI de condamner la pratique jésuite des rites chinois (c’était en 1704). Son successeur Innocent XIII accusa les jésuites d’avoir désobéi à son décret : il adressa au Supérieur général de vifs reproches, disant qu’il n’avait pas fait assez afin de mettre en œuvre l’interdiction des rites chinois ; plus tard, il reconnut implicitement que ce n’avait pas été le cas, car il révoqua les sanctions qu’il avait voulu imposer.
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En quatrième lieu, le vœu d’obéissance au pape pourrait être interprété au sens où les jésuites seraient obligés de soutenir le pape, quel que soit le problème dont il s’agit. Certains jésuites ont argumenté en ce sens, et accusaient les autres de désobéir ou du moins de faire erreur. Examinons pas à pas ce sujet épineux. Comment comprendre la conception jésuite du quatrième vœu ? Commençons par entendre ce que saint Ignace lui-même a écrit sur ce sujet. Ouvrons les Constitutions, plus précisément « l’examen général », document conçu pour être présenté à ceux qui sont en première probation 25. Ignace y décrit ce vœu comme celui du compagnon qui promet « d’aller partout où Sa Sainteté voudra l’envoyer, chez les fidèles ou les infidèles, sans alléguer d’excuse et sans demander aucune provision de route, pour des choses qui concernent le culte divin et le bien de la religion chrétienne » (7). Dans la cinquième partie des Constitutions, après la description de la formule du vœu nous trouvons une note qui stipule : « Toute l’intention de ce quatrième vœu d’obéir au pape portait et porte sur les missions. Et c’est ainsi qu’il faut entendre les Lettres apostoliques où l’on parle de cette obéissance, en tout ce que commande le Souverain Pontife et en quelque lieu qu’il envoie, etc. » (529). Il est clair que le vœu vise la mission et la mobilité. Ignace voulait que les jésuites soient prêts à aller partout où le pape souhaitait les envoyer, en partant de l’idée selon laquelle le Pontife a la vision la plus universelle. Lorsqu’Ignace envoya Xavier aux Indes, et deux autres des premiers compagnons — Salmerón et Broët — en une mission très dangereuse en Irlande en passant par l’Écosse, il suivait l’intention de ce vœu d’obéissance au pape pour les missions. Pour Ignace, le vœu ne voulait pas dire que les jésuites devaient accepter tout ce que le pape souhaitait. Cela apparaît très clairement quand on voit comment Ignace résista aux papes qui voulaient nom-
25. Il s’agit de ceux qui font une première connaissance avec la Compagnie. La première probation est parfois appelée « pré-noviciat ». Le noviciat est la deuxième probation. Et la troisième probation (« Troisième An ») se déroule tout à la fin de la formation, habituellement après l’ordination sacerdotale et quelques mois ou quelques années de vie apostolique (voir p. 34).
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mer des jésuites évêques, ou même cardinal dans le cas de François de Borgia ; nous avons vu cela au chapitre précédent : Ignace a mis en œuvre toutes les démarches possibles pour éviter que le pape fasse cela. Il n’y a guère de doute cependant que, depuis le début, les jésuites penchaient du côté de ce qui allait être connu au XIXe siècle comme l’ultramontanisme : la tendance à défendre la papauté et les droits du pape contre toute atteinte à son autorité religieuse ou séculière, qu’elle vienne du dedans de l’Église ou du dehors. Après tout, ils avaient voué leur vie à la papauté et ils utilisaient les bulles pontificales comme protection quand ils allaient au feu. Par exemple, du temps d’Ignace luimême, la Compagnie eut des problèmes en France, nation toujours jalouse de ses prérogatives comme « fille aînée de l’Église ». En 1554, l’évêque de Paris et la Faculté de théologie de Paris condamnèrent les Jésuites en des termes on ne peut plus clairs : « Cette Compagnie se présente comme un danger pour la foi, trublion pour la paix dans l’Église, fossoyeur de la vie monastique : elle est destinée à être cause de dégâts plutôt que d’édification 26. » Ignace lui a bien sûr répondu, et il n’était pas à court d’argument : il disait que mettre en question le droit du Saint-Siège d’accorder des privilèges aux ordres religieux en matière de pastorale était « contraire à la foi » (ibid., 427). La tendance à trop accentuer les prérogatives de la papauté revint à la charge lorsque Diego Laínez succéda à Ignace comme Supérieur général : il plaidait au concile de Trente que la juridiction d’un évêque ne recevait pas sa légitimité de sa charge, mais de la papauté. Ignace, de son vivant, avait partagé cette position ; mais le Concile ne l’entendait pas de cette oreille. En même temps, Laínez avec d’autres jésuites travaillait énergiquement à la réforme de la Curie papale. En 1556, Paul IV appela Laínez lui-même pour l’aider à venir à bout du scandale de la simonie à la
26. John O’Malley, s.j., Les premiers jésuites, p. 410 (p. 289 de l’édition anglaise). Citant Henri Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France des origines à la suppression (1528-1762), 5 vol., Paris, Alphonse Picard et Fils, 1910-1925), 1, p. 210.
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Curie. Dans une note, le successeur d’Ignace déplora que l’Église catholique était en train de perdre le Nord de l’Europe ; et il rendit responsables de cette perte les péchés, les erreurs et les scandales de la papauté. Oui Laínez a défendu les prérogatives du pape, mais cela ne l’empêcha pas d’adresser au pape un réquisitoire vigoureux contre la papauté ; or Paul IV n’était pas si bien disposé que cela envers la Compagnie. Au long de leur histoire, les Jésuites ont compté parmi ceux qui défendaient la papauté alors que son autorité religieuse était battue en brèche ; pourtant les relations des Jésuites avec les papes forment une matière pleine de nuances et de contrastes. En 1773, le pape Clément XIV supprima la Compagnie de Jésus. C’était le point final honteux de toute une cabale, qui vit d’abord l’exil forcé de tous les jésuites hors du Portugal et de ses territoires, puis de France, et enfin de l’Espagne et de ses territoires. Ces mêmes pays avaient exercé une pression si intense sur le pape que finalement celui-ci avait cédé. Beaucoup de raisons avaient nourri l’inimitié contre les Jésuites, à commencer par leurs propres péchés et leurs faiblesses. Giulio Cordara, un jésuite ami proche du Père général Lorenzo Ricci et de beaucoup de cardinaux, écrivait à son frère un mémoire sur la suppression de la Compagnie. Vers la fin du livre, il mentionne l’orgueil des jésuites comme le motif pour lequel Dieu a pu vouloir cette suppression ; cet orgueil transparaît dans la manière dont les jésuites formaient leurs novices. Cependant il montre clairement que tous, des cours royales et impériales jusqu’au roi du Portugal en passant par les Bourbons, tous nourrissaient à l’égard des jésuites une haine profonde pour de nombreuses raisons. Parmi ces raisons, il en émerge une : les Jésuites étaient de loyaux défenseurs du pape à une époque où ces pays s’efforçaient d’affirmer leurs prérogatives propres contre l’autorité pontificale. Qui plus est, les jésuites étaient les confesseurs des monarques en ces pays, et donc — dans l’imagination populaire —, ils étaient liés à leurs politiques. Rappelez-vous les mots d’Ignace à Diego Mirón quand il demanda à être confesseur à la cour d’Espagne : Ignace lui dit que son désir d’aider les âmes l’entraînerait à devoir faire passer au second plan sa propre sécurité. En fin de compte, ce travail apostolique
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entraîna la Compagnie elle-même dans un grand danger ; non seulement parce que la proximité du pouvoir engendre l’arrogance, mais aussi parce qu’on peut être associé aux politiques de ceux qui sont au pouvoir et ainsi perdre beaucoup lorsque ces politiques deviennent impopulaires. Donc cette spiritualité de tensions peut compromettre l’existence même de l’Ordre. Cela se vérifie non seulement quand des jésuites font en sorte de réfréner ces tensions, quand les uns penchent d’un côté de cette tension et les autres de l’autre : c’est vrai aussi quand les tensions se déchaînent, parce qu’alors les jésuites peuvent se retrouver en plein milieu de la tourmente dans des conflits politiques et religieux violents. Les jésuites, pour la plupart, ont réagi à leur suppression de façon admirable et avec un grand courage. Ils ont obéi à l’ordre du pape sans quitter l’Église. Lorenzo Ricci, Supérieur général à l’époque, fut mis en prison au château Saint-Ange, la prison papale, et il y subit des traitements cruels. Juste avant de mourir dans cette prison, il fut finalement autorisé à recevoir la communion. Comme le prêtre tenait l’hostie, Ricci lut une déclaration dans laquelle il affirmait qu’il allait bientôt paraître devant Dieu, que sachant cela il déclarait que la Compagnie n’était pour rien dans sa suppression, et que lui subissait la prison sans avoir rien fait pour la mériter. La plupart des jésuites prêtres sont devenus prêtres diocésains, et beaucoup ont maintenu des liens entre eux durant des années. Cette obéissance à l’ordre du pape fit subir aux jésuites une pression très forte ; on le voit dans la manière dont les jésuites en Prusse et en Russie réagirent lorsque les gouvernants de ces pays refusèrent de promulguer dans leurs territoires le décret papal de suppression. Les Provinciaux jésuites se trouvaient dans un dilemme et demandèrent l’éclairage de Rome : les Jésuites pouvaient-ils subsister quelque part, alors que l’obéissance les rendaient attentifs à la volonté du pape de les supprimer ? En Prusse, la question fut résolue lorsque le roi Frédéric et le Vatican en vinrent à une résolution diplomatique en vertu de laquelle la Compagnie y serait dissoute. En Russie, par contre, la grande Catherine refusa inflexiblement d’autoriser que l’on promulgue le décret de suppression ; et ce, en dépit de l’insistance des Provinciaux qui soulignaient le problème de
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conscience que signifiait pour les jésuites leur existence prolongée : était-elle conforme à leur vœu d’obéissance ? Quant à elle, la tsarine ne voulait en aucun cas perdre ces excellents maîtres d’écoles. Le Provincial en appela au pape, Pie VI : il lui expliqua la difficulté de la situation pour les jésuites là-bas, et il lui demanda de faire savoir que leur existence n’était pas contraire à sa volonté. Le pape répondit d’abord oralement, et son propos fut délibérément assez énigmatique ou ambivalent pour que la Compagnie puisse en toute bonne conscience continuer à exister en la personne des jésuites présents en Russie et de ceux qui les avaient rejoints. Puis finalement, le pape approuva explicitement le statut de la Compagnie en Russie. La Compagnie subsista et connut même un développement dans les pays gouvernés par Catherine. Restaurée en 1814, la Compagnie de Jésus accueillit à nouveau ceux de ses membres qui étaient toujours en vie. Assez vite, un grand nombre de nouvelles recrues y entrèrent et il fallut les former. La formation de ces nouveaux compagnons tendit à se focaliser sur un seul pôle des tensions que nous avons discutées dans ce livre. Par exemple, on soulignait l’obéissance, mais on négligeait le discernement personnel des esprits. Et l’interprétation du quatrième vœu tendait à souligner la loyauté complète envers le pape. Au XIXe siècle et au début du XXe, la papauté était l’alliée des monarchies européennes en déclin, contre les vagues montantes du nationalisme et de la démocratie. La Compagnie restaurée se trouva donc fortement liée au pape et à ces monarchies. Dans l’Europe séculière, cela voulait dire que les jésuites étaient souvent alignés à « droite », et s’opposaient à la « gauche ». Dans l’Église, le pape fut pris dans des combats pour garder le contrôle politique des États pontificaux contre les forces qui s’étaient fixé pour but d’unifier l’Italie sous un seul gouvernement séculier. Les jésuites pesèrent de tout leur poids pour défendre les prérogatives du pape. En outre, les papes engageaient une bataille de plus en plus amère pour centraliser l’autorité dans l’Église. Au concile Vatican I, Pie IX, aidé entre autres des Jésuites, avait en vue de définir l’infaillibilité pontificale comme un dogme. Pour comprendre quelques-uns des troubles qui ont secoué la dernière partie du XXe siècle, il est important de gar-
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der à l’esprit que la Compagnie de Jésus était considérée comme le rempart de la papauté, et, dans certains cas, celui des gouvernements qui tentaient désespérément de se défendre contre les forces de démocratisation et de collectivisation. En même temps, au début du XXe siècle, des jésuites étaient engagés dans des aventures apostoliques qui leur firent prendre le contrepied de l’orthodoxie la plus répandue ; certains posèrent problème non seulement à la Curie vaticane, mais aussi aux Supérieurs généraux. En France, comme en d’autres pays, des centres d’analyse sociale en vinrent à mettre en question l’ordre établi, qui aliénait la classe ouvrière. Des jésuites aux États-unis s’impliquèrent dans le travail syndical et dans des écoles pour les classes laborieuses. Au début du XXe siècle, des jésuites furent impliqués dans la controverse moderniste ; quelquesuns d’entre eux furent déclarés hérétiques et quittèrent l’Église. Les jésuites n’ont jamais été un groupe monolithique qui véhiculait à l’unanimité une pensée unique. Voilà tout l’arrière-fond qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre la spiritualité jésuite. Il peut être utile aussi de regarder quelques moments cruciaux des relations entre les papes et les Jésuites depuis le concile Vatican II. Quelques jésuites jouèrent un rôle clé au Concile. En France un Henri de Lubac, en Allemagne un Karl Rahner et aux États-Unis, un John Courtney Murray : voilà autant de théologiens qui furent appelés comme experts pour aider à la rédaction des documents préparatoires du Concile. Ces trois jésuites avaient vu leurs écrits théologiques devenir la cible de soupçons dans les années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale. Avec d’autres, ils faisaient partie de ces éclaireurs dont la théologie avait préparé le terrain aux percées du Concile ; tout cela, en dépit de l’atmosphère de soupçon et de peur qui marquait l’Église catholique à la suite de la crise moderniste du début du XXe siècle. Le Concile invitait les instituts religieux à procéder à un renouveau à la lumière de leurs charismes originaires et des besoins des temps modernes, il leur demandait d’ouvrir leurs portes aux questions qui commençaient à faire face aux modes de penser vénérables et aux manières de faire séculaires dans l’Église. Les années qui suivirent le Concile ont vu se produire comme un raz-de-
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marée culturel et religieux, et l’Église fut déchirée par les conflits entre ceux qui accueillaient les changements et ceux qui les trouvaient insupportables. Ceux d’entre nous qui ont vécu cette époque n’ont peut-être pas eu conscience de l’ampleur de ce tumulte ; il ne fait aucun doute que cette tornade fut sur bien des plans comparable aux changements que vécut l’Église au temps de la Réforme et de ses contrecoups. Ce qui était déconcertant dans ces changements récents, c’est qu’ils venaient de l’intérieur de l’Église elle-même, et non pas de quelque force extérieure ou hostile, comme au temps de la Réforme. Les Jésuites furent pris dans ce raz-de-marée. En peu de temps, l’image de la Compagnie de Jésus changea de manière assez radicale ; à tel point que certains se demandaient si c’était encore la même Compagnie de Jésus. Dans sa XXXIe (1965-1966) puis sa XXXIIe Congrégation générale (1975), la Compagnie s’efforça de mettre en œuvre ce que le Concile avait demandé à tous les instituts religieux. Ces Congrégations générales, spécialement la XXXIIe, furent une source de tensions dans la Compagnie et entraînèrent des désaccords sérieux entre la Compagnie et les papes. Une question névralgique poussa le pape Paul VI à intervenir personnellement dans la procédure de la XXXIIe Congrégation générale : c’était la question de savoir qui serait admis à prononcer les quatre vœux de jésuite profès. Dans les discussions entre jésuites de par le monde avant la Congrégation, un consensus avait émergé selon lequel il était temps d’abolir les restrictions en ce qui concerne les qualités requises pour être « profès » ; il fallait, semblait-il pour beaucoup, admettre à la profession finale des hommes qui n’étaient pas prêtres, c’est-à-dire des Frères jésuites pleinement formés. Le pape n’était pas heureux de cette tournure des événements, et le fit savoir au Supérieur général le père Arrupe lors d’un entretien privé. Mais le père Arrupe et les délégués avaient en mémoire le nombre incalculable de postulats 27 qui étaient arrivés depuis les réunions officielles des provinces
27. Postulats : thèmes proposés par les jésuites du monde entier et qui forment pour l’essentiel l’agenda des débats d’une Congrégation générale.
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jusqu’à la Congrégation ; aussi pensaient-ils qu’ils devaient au moins discuter la question. Ils estimaient aussi qu’ils étaient libres de procéder de la sorte dans l’esprit de l’obéissance jésuite, qui permet de faire au Supérieur une due représentation 28 quand on a des raisons de poser des questions concernant un ordre. Ils procédèrent à la discussion et à un vote indicatif. Quand le pape Paul VI apprit cela, il en fut fort irrité et fit savoir aux membres de la Congrégation qu’ils avaient agi à l’encontre de sa volonté. Cette intervention affecta profondément les délégués : avoir été perçus comme désobéissants, après coup certains délégués évoquèrent cela comme un traumatisme. Qu’ils aient vécu les choses ainsi, indique à quel niveau de profondeur le quatrième vœu était gravé dans leur conscience. Bien entendu, en jésuites obéissants, à la Congrégation ils laissèrent la question de côté. Paul VI eut comme successeur Jean-Paul Ier, qui n’a vécu qu’un mois après son élection. Il avait préparé un exposé pour une rencontre avec les Jésuites : il y faisait part de ses doutes à propos de certaines activités des jésuites, il se disait préoccupé par la direction que la Compagnie avait prise. Son successeur Jean-Paul II nourrissait les mêmes doutes. Or, le père Pedro Arrupe commençait à prendre de l’âge, et sa santé donnait des signes de faiblesse. Aussi, avec le consentement de ses consulteurs et des Provinciaux de toute la Compagnie, en 1980, il décida de proposer au pape sa démission comme Supérieur général. Le pape Jean-Paul II lui dit qu’il voulait prendre un peu de temps pour y réfléchir. Or, peu après, le pape fut victime d’une tentative d’assassinat, et ne donna pas de réponse au père Arrupe. En août 1981, à son retour d’Asie, le père Arrupe subit une attaque vasculaire cérébrale.
28. La représentation a ici un sens fort : c’est la démarche par laquelle un Compagnon (ici, la Congrégation générale) fait connaître à son Supérieur une intuition qui est contredite par celle que le Supérieur lui a indiquée comme la direction à suivre ; s’il a déjà pu donner son sentiment auparavant, le Compagnon donne un nouvel éclairage à ce qu’il a déjà dit, il apporte un motif inaperçu jusque-là, il « présente à nouveau » ce qui lui semble la volonté de Dieu à laquelle lui-même et le Supérieur doivent se conformer. C’est en quelque sorte, pour le Compagnon, « avoir l’avant-dernier mot », car il est entendu que la décision du Supérieur requerra l’adhésion du Compagnon.
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Conformément aux Constitutions, il nomma l’un de ses assistants Vicaire général, c’était le père Vincent O’Keefe. Mais le 6 octobre 1981, le pape Jean-Paul II nomma un délégué personnel, le père Paolo Dezza s.j., pour diriger la Compagnie. Cela montre à quel point il se méfiait des Jésuites. Il prévoyait même que cette intervention pourrait durer un certain temps ; en effet, il nomma le père Provincial du Japon, Giuseppe Pittau, représentant et successeur du père Dezza si ce dernier venait à être empêché. Cette intervention fut un choc pour la Compagnie. La manière dont les jésuites réagirent est révélatrice de leur spiritualité et de leur compréhension du quatrième vœu. Certains jésuites applaudirent l’intervention du pape. Certains même dirent qu’ils espéraient que le père Dezza allait révoquer toutes les nominations du père Arrupe et changer tous les Provinciaux de l’époque. Mais la grande majorité fut consternée, et se demanda ce que la Compagnie avait fait pour mériter une pareille humiliation publique. Une lettre fut écrite à toute la Compagnie pour donner une clarification : le père Arrupe et ses assistants attendaient obéissance et respect pour la décision du pape, qu’il fallait voir comme la volonté de Dieu en ce moment de notre histoire. À notre connaissance, pas un seul jésuite ne quitta la Compagnie ou l’Église à la suite de ce choc. Les réactions des jésuites allèrent de l’affliction à la colère en passant par la tristesse et la stupéfaction ; mais aucun ne fit une déclaration publique attaquant l’action du pape. Quelques jésuites allemands, parmi lesquels Karl Rahner, écrivirent au pape une lettre exprimant respectueusement qu’ils ne comprenaient pas son action mais lui obéiraient. Les Provinciaux des États-unis écrivirent une lettre similaire. Étonnamment, le gouvernement ordinaire de la Compagnie se poursuivit sous le régime du père Dezza sans changement d’orientation. Le père Dezza convoqua une réunion des Provinciaux du monde entier ; le pape y donna une allocution plutôt chaleureuse, il fit savoir qu’il y aurait bientôt une Congrégation générale qui allait élire un nouveau Supérieur général. Cela s’est réalisé en septembre 1983. Contrairement à ce que d’aucuns imaginaient, le pape n’est pas intervenu — comme cela s’est vu au moins une fois dans l’histoire —, pour indiquer son choix du nouveau Supérieur général. Au premier
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tour, l’élection désigna le père Peter-Hans Kolvenbach, un jésuite hollandais qui avait travaillé des années au Moyen-Orient. Lors de cette Congrégation, le père Pedro Arrupe fut salué très chaleureusement par les délégués ; le pape Jean-Paul II lui-même fit son éloge et prit acte avec satisfaction de la manière dont la Compagnie avait réagi à son intervention. Les années depuis 1983 ont vu se produire dans les relations entre la Compagnie et le pape un retour à la normalité. Cela ne veut pas dire que tout se déroule sans anicroche. Ce sont des temps difficiles dans l’Église ; tous nous cherchons notre chemin dans la tourmente de la post-modernité. Des professeurs d’universités jésuites ont vu leurs écrits théologiques subir un feu nourri. Par exemple en 1999, la Congrégation vaticane pour la Doctrine de la foi a commencé une enquête à propos du père Jacques Dupuis, un professeur réputé de l’Université grégorienne de Rome ; son livre Vers une théologie chrétienne du pluralisme des religions tentait d’élaborer une compréhension théologique de la manière dont le salut atteint ceux qui appartiennent à des religions non chrétiennes. Le Père Dupuis fut interdit d’enseignement pendant deux ans, la durée de son procès. Pour ce jésuite âgé, c’était une période très angoissante, d’être accusé de dévier de la foi catholique. En 2001, on lui retira sa charge d’enseignement. Ceci dit, les jésuites peuvent encore dire respectueusement la vérité comme ils la voient, même au pape lui-même. On l’a vu quand à la suite de cette enquête, un éditorial franc et ouvert parut dans America, l’hebdomadaire d’opinion édité par les Jésuites des États-Unis ; le numéro du 9 avril 2001 se terminait par le paragraphe suivant : « Les méthodes inquisitoriales de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sont démodées et ne respectent pas les droits de l’homme. Elles devraient être abandonnées sans retard. Car en fondant l’Église, le Seigneur lui a donné le Saint-Esprit qui ne cesse de lui venir en aide ; dès lors il y a dans la communauté catholique assez d’intelligence pour trouver de meilleures manières de sauvegarder la foi. Le pape Jean-Paul II a courageusement pré-
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senté ses excuses pour la manière dont l’Église a traité Galilée. Et il a demandé pardon pour d’autres péchés des chrétiens. Mais la confession devrait être accompagnée d’un ferme propos de ne pas recommencer. » Les jésuites sont fondamentalement obéissants au pape, mais en même temps ils ne sont pas des marionnettes incapables de réfléchir. Ils savent que l’Esprit de Dieu parle dans le Peuple de Dieu tout entier et à travers lui ; et ils pensent que les institutions de l’Église, hiérarchie, religieux et laïcs, doivent être attentifs à cette voix. La spiritualité jésuite s’avère à nouveau marquée d’une tension créative. *
« En vue de la fin pour laquelle nous avons été créés »
Des tensions créatives dans l’usage des biens de ce monde Dans les Constitutions, Ignace écrit à propos de la pauvreté : « La pauvreté, en tant que mur solide de la vie religieuse, doit être aimée et conservée dans sa pureté, autant qu’il sera possible avec la grâce divine. » De manière à protéger ce rempart, Ignace demande que tous ceux qui prononcent les vœux de profès « promettent de ne faire aucune innovation dans les Constitutions en ce qui concerne la pauvreté à moins que, d’une certaine manière, ils ne jugent dans le Seigneur devoir la rendre plus stricte, en raison des circonstances » (553). Quand il rédigeait les Constitutions, Ignace s’est battu avec la question de la pauvreté. Il semble qu’il ait toujours tenu un journal spirituel ; mais la seule partie qu’il en reste couvre la période qui va de février 1544 à février 1545, soit la période durant laquelle Ignace élaborait sa décision sur le point de savoir si les églises de la Compagnie pourraient ne pas recevoir de revenu fixe et ne vivre que d’aumônes. Ignace réfléchissait à ces questions la mort dans l’âme, parce qu’il se sentait poussé à changer quelque chose qui avait fait l’objet d’un consensus unanime entre les premiers compagnons : il était sur le point de décider que les églises pourraient avoir des revenus fixes, de manière à ce que ces églises soient viables. Le Journal spirituel d’Ignace est un document extraordinaire, il révèle une vie spirituelle intense marquée par des visions intérieures de la Trinité et des larmes de grande consolation. De ces expériences mystiques, il conclut que la
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Compagnie ne devait pas avoir de revenus fixes, même pour les églises. La Compagnie vivrait d’aumônes, et les jésuites n’accepteraient ni salaire ni aucune autre rémunération pour leurs ministères. La gratuité des ministères serait la norme pour toute la Compagnie. Quiconque a fréquenté une école jésuite ou s’est adressé à une église jésuite pour une messe de funérailles, pourra s’étonner de ce qui s’est passé depuis ce moment fondateur où Ignace rédigea les Constitutions. Les jésuites font payer les cours qu’ils donnent, ils demandent des honoraires pour certaines messes, ils reçoivent des salaires. Ontils donc renié la pauvreté de leurs documents fondateurs ? Une brèche s’est-elle introduite dans le rempart de leur Institut religieux ? Ces questions font l’objet de ce chapitre. Les premiers jésuites se glorifiaient de la gratuité de leurs ministères ; vivre d’aumônes leur donnait de grandes consolations. Cette manière de vivre la pauvreté leur gagna l’estime de ceux pour qui ils exerçaient leur ministère. On les considérait comme différents de beaucoup d’autres prêtres qui semblaient utiliser leur titre sacerdotal pour augmenter leurs revenus. Dans les années qui suivirent la fondation de la Compagnie, les jésuites avaient peu de maisons stables ; et c’étaient des maisons professes, qui ne pouvaient vivre que d’aumônes. Mais bientôt le succès de leur ministère amena de jeunes hommes à vouloir entrer dans la Compagnie. Beaucoup parmi ces recrues avaient besoin d’une formation, de faire des études ; le meilleur moyen pour cela semblait de bâtir des écoles et d’en confier la direction aux jésuites eux-mêmes. En outre, comme nous l’avons vu au chapitre 2, le vice-roi de Sicile demanda aux jésuites de commencer une école à Messine pour des étudiants laïcs, ce qui entraîna la Compagnie à fonder plusieurs écoles comme cela déjà du temps d’Ignace. À Rome même, Ignace fonda le Collège romain, qui allait devenir l’Université grégorienne. Comme pour tous les ministères jésuites, l’accès à ces écoles allait être gratuit ; mais cela signifiait qu’ils devaient recevoir une dotation. Pour les besoins de la cause, Ignace et les jésuites se mirent à chercher de l’argent. Un des grands soucis d’Ignace, en fait, était la situation financière du Collège romain : son existence même était sans cesse menacée, jusqu’à ce que le pape Gré-
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goire XIII le dote d’une fondation. Il fallait rechercher des fonds pour permettre aux collèges de vivre et pour assurer la formation des jeunes jésuites : mais dès l’époque d’Ignace, cela posait la question de savoir comment rester pauvres tout en se démenant pour trouver l’argent nécessaire afin d’assurer leur subsistance. Depuis le tout début de la Compagnie, ce besoin d’argent mit les jésuites en contact avec de riches mécènes, dont la vie — du moins chez certains — était tout sauf exemplaire. Des personnes ferventes étaient scandalisées de voir les jésuites fréquenter des gens de moralité douteuse. Par exemple, l’évêque d’un des diocèses d’Espagne avait une maîtresse et six enfants. Un jésuite commença à le convertir et l’évêque donna aux Jésuites la maison de sa maîtresse, sans cependant renoncer tout à fait à son péché. Alors les murmures : « Les jésuites ont choisi Baal en même temps que l’Arche de Dieu. » Mais Ignace était ferme, il écrivit au prélat pour le remercier de sa générosité. Des jésuites aussi, semble-t-il, furent scandalisés par les contacts qu’ils devaient prendre en ce sens. À l’un d’entre eux, Ignace écrivit : « Si l’on considère aussi votre philosophie spirituelle en soi, elle n’a l’air ni très solide, ni très vraie. Utiliser des moyens ou des industries humaines, mettre à profit les faveurs des hommes ou s’en servir pour des fins bonnes et agréables à notre Seigneur, serait fléchir le genou devant Baal. Au contraire, celui qui ne croit pas bon de se servir de ces moyens ni de dépenser entre autres le talent que Dieu lui donne, sous prétexte que c’est faire un alliage impur et corrompu entre ces moyens et les moyens supérieurs de la grâce, celui-là n’a pas bien appris à ordonner toutes choses à la gloire de Dieu et ne sait pas tirer parti de tout en toutes choses pour la fin dernière de l’honneur et de la gloire de Dieu 29. »
29. Ignace de Loyola, lettre [776] à Jean Alvarez, 18 juillet 1549, Écrits (éd. Giuliani), p. 743.
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Cette mise au point nous rappelle la lettre d’Ignace à Diego Mirón ; Diego hésitait à devenir le confesseur de la cour du roi d’Espagne, car cela mettait son âme en danger. Les affaires d’argent tenaillaient Ignace au plus haut point. Nous pouvons en avoir une idée en lisant ce post-scriptum à une lettre qu’il écrivit à Alphonse Roman, le Recteur des jésuites de Saragosse, en Espagne. Cette lettre illustre très bien la manière de penser d’Ignace : « Permettez-moi de réfléchir avec vous aux questions financières, car elles sont une priorité de premier plan. Comme j’ai sur les épaules le fardeau de plus de cent soixante bouches à nourrir, sans compter l’entretien des bâtiments, il est vrai que les lettres qui m’apportent le plus de réconfort sont les lettres de crédit : elles m’encouragent bien plus que celles qui simplement me parlent des collèges. Ainsi je m’applique à obtenir ces lettres pour le bien des collèges — d’abord et avant tout de par la sainte obéissance, qui m’a mis en cette affaire comme en d’autres semblables. Que le Christ notre Seigneur agrée toute cette activité ! Mais même si l’obéissance n’était pas là pour me faire voir que tout ce travail est très important, il me suffirait de considérer à quel point l’apostolat de l’éducation est grand et précieux au service de Dieu, pour établir avec certitude que cette occupation est d’une grande nécessité 30. » Ignace n’avait pas de scrupule à demander de l’argent, même à des hommes dont la vie n’était pas recommandable ; en effet, il était persuadé que Dieu appelait la Compagnie à s’engager dans l’apostolat de l’éducation, et que ce travail était très fructueux.
30. Ignace de Loyola, lettre [5256] au père Alphonse Roman, 14 mars 1555 (Monumenta Ignatiana, Epistolae et Instructiones, Madrid, Gabriel Lopez del Horno, 1919, VIII, p. 552 ; non publiée en français ; traduction anglaise dans Ignatius of Loyola, Personal Writings, p. 266 ).
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Notre fondateur était aussi préoccupé par la santé de ses hommes à Rome. Dans cette ville, l’air était malsain ; aussi saint Ignace acheta-t-il une maison de campagne hors de Rome, pour permettre aux jésuites de sortir de la ville et de respirer le bon air. Et les tout derniers mots des Constitutions parlent du devoir de veiller à la santé des jésuites : « Pour cela, il faut aussi veiller à ce que les maisons et les collèges soient situés en des lieux où l’air est pur et salubre, et non pas dans ceux qui sont contraires à la santé » (827). Pour Ignace, la pauvreté se mesure aux besoins de l’apostolat ; elle n’est pas une fin en soi. Les jésuites embrassent la pauvreté comme un moyen d’aider les âmes. Ils essaient de suivre l’exemple du Principe et Fondement des Exercices spirituels : « L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme, et les autres choses sur la face de la Terre, sont créées pour l’homme, et pour l’aider dans la poursuite de la fin pour laquelle il est créé. » D’où il suit que l’homme doit user de ces choses dans la mesure où elles l’aident pour sa fin et qu’il doit s’en dégager dans la mesure où elles sont, pour lui, un obstacle à cette fin. Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre et ne lui est pas défendu ; de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le déshonneur, une vie longue qu’une vie courte et de même pour tout le reste, mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés » (23). Tant que les jésuites ont les yeux tournés vers Dieu et les besoins du peuple de Dieu, ils peuvent discerner l’usage des choses de ce monde. Mais s’ils perdent ce point focal, ils peuvent se perdre et se corrompre, comme l’a montré l’exemple d’Antoine Lavalette que nous
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avons présenté au chapitre 1. Même les yeux fixés sur Dieu et sur l’intérêt de l’Église, ils doivent se méfier du « mauvais ange », qui sait « prendre la forme d’un « ange de lumière » » (Exercices spirituels, 332). Dans ce cas-ci, ils pourraient facilement être séduits par des raisonnements trompeurs qui les inciteraient à se permettre toute sorte de luxe comme étant nécessaires à l’apostolat. Mais Ignace leur dirait de rester dans la tension, d’essayer de discerner comment utiliser l’argent et les biens matériels pour le bien des âmes, et de ne pas recourir à la pauvreté radicale pour échapper à la tension. Mais nous devons encore répondre à la question de savoir si la Compagnie de Jésus a dévié des intentions de ses fondateurs en matière de pauvreté. Après le rétablissement de la Compagnie en 1814, la Compagnie fit face à une tâche impressionnante : reprendre à frais nouveaux toutes ses entreprises apostoliques. La plupart de ses anciennes écoles étaient irrémédiablement perdues. Dans beaucoup de pays d’Europe et d’Amérique du Sud, on trouve de splendides bâtiments publics qui étaient à l’origine des collèges jésuites. Ceux-ci ont été repris par les gouvernements quand la Compagnie a été supprimée, et ne lui furent pas rendus à son rétablissement. Trouver des donateurs qui puissent assurer la fondation et la dotation complète de ces nouvelles écoles, fut une entreprise presque impossible. Il fallait se résoudre à demander une participation aux frais de l’enseignement. En outre, pour soutenir leurs œuvres sur place comme à l’étranger, les jésuites estimèrent qu’ils devaient demander des honoraires de messes. Ils en appelèrent aux papes pour être dispensés de leur vœu de gratuité du ministère de l’éducation ; cette dispense fut accordée et continuellement renouvelée durant plus d’un siècle. Cependant, ce besoin d’une dispense dérangeait les Jésuites. Ils s’interrogeaient sur cette pratique : était-elle compatible avec le vœu des profès de ne pas assouplir la pauvreté ? Et ils se demandaient comment une Congrégation générale pouvait entamer un débat en la matière, dès lors que le vœu interdit de participer à une discussion qui altère la pauvreté si ce n’est pour la rendre plus stricte. La XXXIe Congrégation générale (1965-1966) s’attaqua à ce problème épineux en interprétant le vœu comme ceci : « Innover en matière de pauvreté, c’est admettre un
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relâchement qui autorise des revenus ou possessions quelconques pour l’usage personnel ou pour la sacristie ou pour la « fabrique », ou pour quelque autre destination, hors le cas des collèges et des maisons de probation. Ainsi, ceux qui ont fait profession solennelle n’ont pas, en vertu de ce vœu, d’autre obligation que celle de ne pas admettre de revenus fixes au bénéfice des maisons professes et des résidences indépendantes » (XXXIe C.G., Décret 18 sur la pauvreté, no 14). Au temps de cette Congrégation, la plupart des jésuites vivaient et travaillaient dans les collèges, et étaient donc exempts de la pauvreté stricte demandée par les Constitutions. Les collèges jésuites et les communautés jésuites y attachées étaient chaque fois une seule entité ; c’est-à-dire, tous les revenus versés pour le collège arrivaient dans la caisse commune de l’entité composée de l’école et de la communauté jésuite, et on les utilisait pour l’entretien des jésuites comme pour l’école elle-même. Les jésuites ne recevaient pas de salaire pour leur travail. On maintenait les droits d’inscription aussi bas que possible, juste ce qui était nécessaire pour le maintien et la croissance du collège et de la communauté. À certaines périodes tout allait bien, l’école et la communauté se portaient bien ; mais à d’autres périodes plus difficiles, les Supérieurs s’inquiétaient de savoir d’où viendrait l’argent pour payer la prochaine facture. Néanmoins, les bâtiments des universités jésuites construits avant les années 1970 furent payés grâce à la sueur des jésuites qui travaillaient dans ces universités. Leurs revenus n’enrichissaient pas la communauté elle-même, mais étaient utilisés pour développer les institutions. À partir de la fin des années 1960 a commencé aux États-Unis, d’abord dans les universités puis dans les collèges, un processus tout à fait légal qui consistait à distinguer la communauté jésuite de l’entité qu’était l’institution 31. Avec le temps, la plupart des collèges jésuites sont devenus des entités séparées de celles que constituaient les communautés jésuites, et cela par des contrats définissant les obligations des uns et des autres. Les jésuites furent alors mis sur la liste des sala-
31. Ce processus s’est très vite répandu partout dans le monde.
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riés, même si leurs salaires ne leur étaient pas versés à eux personnellement, mais à la communauté. À la fin de chaque année fiscale, la communauté jésuite faisait un don significatif à l’école à partir des surplus qui lui restaient, une fois couverts les frais de la communauté. Certaines communautés accumulèrent des fonds considérables qui furent investis pour le bien de la communauté et pour des buts apostoliques, spécialement pour le collège. Les questions de pauvreté continuèrent à tracasser la Compagnie, non seulement en ce qui concerne le style de vie de certaines communautés ; mais aussi en ce qui concerne la façon dont les collèges, fondés à l’origine pour répondre aux besoins des enfants d’immigrants catholiques, pouvaient rester au service des pauvres. En 1974-1975 eut lieu la XXXIIe Congrégation générale, qui engagea la Compagnie à travailler pour la justice comme une dimension constitutive de la promotion de la foi (décret 4). Cette Congrégation proposa une solution à la question délicate de la pauvreté institutionnelle : elle demanda de distinguer les communautés jésuites des œuvres apostoliques auxquelles elles étaient liées. Les institutions pouvaient être dotées de fondations et recevoir des revenus. Mais les communautés jésuites étaient traitées selon le régime des « maisons professes » de l’origine ; et comme telles, les communautés ne pouvaient pas avoir de revenus stables provenant d’un capital. Cela veut dire que les communautés jésuites ne peuvent pas investir leurs surplus de manière à s’assurer un revenu pour l’année ou les années à venir. Chaque communauté doit distribuer ses surplus à la fin de l’année fiscale. La Congrégation permet aux communautés de garder un certain montant de leurs surplus pour faire face à des imprévus, jusqu’à concurrence du budget de l’année à venir. Pas à pas, durant les années qui suivirent la Congrégation, ces orientations ont été mises en œuvre. Aux États-unis, les Provinciaux jésuites décidèrent que les communautés ne pourraient pas garder en réserve plus de vingt-cinq pour cent de leur budget annuel. Outre cette disposition structurelle, le décret 4 de la Congrégation générale donnait comme orientation vigoureuse la solidarité avec les pauvres, dont le sort critique était dû
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aux structures sociales injustes. Pour rencontrer les exigences de cette orientation apostolique, la Compagnie avait besoin de réformer sa propre pratique de la pauvreté. « Les compagnons de Jésus ne pourront entendre « le cri des pauvres » s’ils n’ont pas une expérience personnelle plus réelle de la misère et de l’angoisse des pauvres. […] Nos communautés n’auront ni sens ni valeur de signe à notre époque, si une véritable communication d’elles-mêmes et de leurs ressources ne signale clairement qu’elles sont des communautés d’amour et de partage 32 » (Décret 12 sur la pauvreté, 5). Ainsi la Congrégation prit-elle la décision suivante : « Le niveau de vie de nos communautés ne doit pas dépasser celui d’une famille de condition modeste dont les membres salariés sont obligés de travailler assidûment pour la faire vivre » (Décret 12, 7). Les jésuites se sont beaucoup battus avec les implications de ces décrets, et ce jusqu’aujourd’hui. Il n’est pas facile de vivre dans les tensions qu’induit la pauvreté jésuite. Mais nous l’avons fait, parfois de manière héroïque. À la XXXIIe Congrégation générale, le père Pedro Arrupe, alors Supérieur général, prit la parole peu avant que soit voté le décret 4 sur la foi qui opère la justice ; il parla de ses conséquences sur la Compagnie dans son ensemble et sur les jésuites comme personnes. Non seulement la Compagnie devait se préparer à perdre quelques-uns de ses anciens et anciennes élèves ainsi que de ses bienfaiteurs influents ; bien plus, certains jésuites allaient risquer leur vie. Les événements ont confirmé cela. Quand les jésuites ont commencé à parler de la justice, ils perdirent bel et bien quelques-uns de leurs amis riches et influents. Rien que ces trente dernières années, plus de quarante jésuites ont été assassinés en raison de leur engagement pour la justice en faveur des pauvres. Le Salvador en a donné maints exemples. En 1977, Rutilio Grande, jésuite, fut assassiné alors qu’il allait dire la messe ; ce meurtre semble avoir catalysé la conversion de l’archevêque de San Salvador,
32. Ce partage « de ce que nous sommes et de ce que nous avons » est la voie par laquelle peut apparaître de manière lumineuse que la Compagnie est une communauté de charité et d’engagement (concern) des compagnons de Jésus entre eux comme aussi à l’égard de toute personne.
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Mgr Oscar Romero, son ami, qui allait devenir le champion de la cause des pauvres dans ce pays. En même temps, les jésuites de l’Université d’Amérique Centrale (UCA) au Salvador commencèrent à enseigner et à mener des recherches aux côtés des pauvres. Des familles puissantes et riches cessèrent de les soutenir. En 1990, une unité de l’Armée assassina sauvagement six jésuites professeurs à l’UCA, ainsi que leur femme de ménage et sa fille. Les jésuites ont payé le prix de leur engagement pour la foi qui opère la justice. Aucun jésuite, à ma connaissance, n’a dit que la Compagnie devait renoncer à cet engagement en raison des dangers qu’il lui faisait encourir. En fait, immédiatement après le meurtre, des jésuites se portèrent volontaires et prirent la place des six confrères assassinés. Et la dernière Congrégation, la XXXIVe 33, a confirmé à nouveau l’engagement de la XXXIIe. *
33. Depuis l’édition anglaise a eu lieu la XXXVe Congrégation générale, qui elle aussi a confirmé l’option apostolique pour la foi et la justice, en y ajoutant le dialogue avec la culture et avec les autres religions (champs apostoliques déjà remis en lumière par la XXXIVe Congrégation générale).
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Des tensions créatives dans la pratique de la chasteté « Ce qui concerne le vœu de chasteté ne demande pas d’interprétation, car on voit clairement combien elle doit être parfaitement gardée, en s’efforçant d’imiter la pureté angélique par la pureté du corps et de notre esprit. Cela étant supposé, on parlera de la sainte obéissance » (Constitutions 547.) De voir ce vœu ainsi expédié a troublé plus d’un jésuite, du moins dans les temps modernes, et a inspiré bien des taquineries. Même quand on considère que les anges sont mentionnés parce que dans la Bible ils sont dépeints comme les messagers de Dieu dont le seul but est d’aider les âmes et qui n’abusent pas de l’intimité qu’ils ont avec ceux vers qui ils sont envoyés, ces mots frappent les lecteurs modernes comme étant peu à même d’aider à vivre le vœu de chasteté. En fait, les Congrégations générales récentes ont estimé qu’il était bien approprié de parler de ce vœu avec une certaine ampleur. Comprendre la spiritualité jésuite demande de dire quelque chose de la manière dont les jésuites s’efforcent de vivre ce vœu. Avant sa conversion, Ignace semble avoir été sexuellement actif. Dans son autobiographie il raconte sa vision de Marie tenant l’Enfant Jésus, vision qui lui donnait « une consolation extraordinaire. Il en garda une telle nausée de toute sa vie passée, spécialement des choses de la chair, qu’il lui semblait qu’on avait effacé de son âme toutes les images qui jusque-là y étaient gravées. Ainsi, de ce jour jusqu’au mois d’août 1553 où ces choses sont écrites, jamais plus il ne leur donna le moindre consentement » (Le récit du pèlerin, 10). Nous notons qu’Ignace
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ne dit pas qu’il fut libéré des désirs sexuels, mais seulement qu’il n’y a pas succombé. Bien plus, cette grâce ne l’a pas conduit à éviter les femmes. Tout au long de sa vie, il a gardé des relations proches avec des femmes. Il rendait le service de la direction spirituelle à des femmes comme à des hommes. Quelques femmes furent ses bienfaitrices, et l’ont aidé, hébergé, durant ses années de pèlerinage ; et une fois devenu Supérieur général, il correspondait assez fréquemment avec elles. Certaines d’entre elles étaient pour Ignace de grandes amies, comme sa correspondance en témoigne. Quoi qu’on fasse dire à ces lignes des Constitutions, il est clair que pour Ignace la pratique du vœu de chasteté ne signifiait pas que cesserait l’attraction sexuelle, pas plus qu’elle n’exigeait d’observer à l’égard des femmes un éloignement physique. Nous avons noté plus haut l’une des polarités décrites par John O’Malley : les jésuites partageaient les préjugés culturels de leur temps à l’égard des femmes, mais ils exerçaient leur ministère envers les femmes de la même manière qu’ils l’exerçaient envers les hommes. O’Malley note que les femmes plus que les hommes se confiaient aux jésuites pour la confession de leurs péchés. Ce ministère a pu les conduire à des ennuis, comme cela s’est produit à Venise et ailleurs. En 1551, à Venise, un ami des jésuites essaya d’obtenir du Supérieur des jésuites qu’il leur interdise d’entendre tant de confessions de femmes, car cela nuisait à leur réputation. Le Recteur refusa, pour le motif que cela faisait partie de leur vocation. Il s’en référa à Ignace pour cette affaire, et Ignace approuva sa décision. Avec le temps, les jésuites veillèrent davantage à leur réputation et firent de la prudence une priorité. Néanmoins, à Rome pas plus tard qu’en 1561, les jésuites entendaient les confessions de femmes malades à domicile, et continuaient à entendre au moins autant de confessions de femmes que d’hommes dans leurs églises. Le ministère des jésuites les conduisait à des situations qui pouvaient prêter à confusion. Les premiers jésuites ne vivaient pas très souvent dans des maisons établies ; ils étaient en route, et devaient trouver abri où ils pouvaient. Cela impliquait d’aller dans des auberges, qui avaient souvent mauvaise réputation ; ils allaient aussi dans les maisons d’hommes ou de femmes fortunés. S’ils voulaient vivre leur vœu de chasteté inté-
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gralement, c’était à partir d’un noyau de convictions intérieures plus qu’à l’aide de soutiens extérieurs. La clôture 34, par exemple, ne faisait à l’origine pas partie de leur expérience ; ils n’avaient pas de maisons où les laïcs hommes et femmes étaient interdits d’entrer. Bien plus, le type de ministère dans lequel ils étaient engagés les conduisait à une proximité à l’égard des femmes et des hommes. Ils parlaient le langage du cœur quand ils donnaient la direction spirituelle et des conseils en confession. Il n’y a pas de conversation spirituelle qui en reste seulement au « niveau spirituel ». Quand une personne parle à une autre de son expérience de la prière, de ses péchés ou de ses tentations, elle s’engage dans une conversation d’une grande intimité. Cette intimité peut éveiller entre les deux personnes des sentiments associés à l’amitié profonde et à l’attirance sexuelle. La psychologie moderne nous a enseigné que ces conversations intimes, comme le counseling ou la psychothérapie, font émerger des sentiments et des émotions associées aux personnes qui ont marqué le psychisme dans le passé. Les personnes qui demandent conseil, peuvent par exemple projeter sur leur conseiller des sentiments associés à la figure de leurs parents ou d’autres figures d’autorité importantes pour elles. Ils peuvent croire que leur conseiller est secrètement amoureux d’elles, ou qu’il les juge négativement sans rime ni raison. Dans la pratique psychanalytique, ces réactions s’appellent « transferts ». Mais les conseillers apprennent que leur propre passé peut être sollicité par leurs clients. Ils peuvent réagir négativement à certains d’entre eux parce qu’ils leur rappellent des figures qui ont mal agi avec eux ; ils peuvent éprouver une attirance érotique ou sexuelle pour des clients qui leur rappellent des amours de leur passé. Ces réactions sont appelées « contre-transferts ». Les jésuites qui s’engagent dans ce ministère doivent bien se connaître et s’ouvrir à quelqu’un comme un superviseur ou un accompagnateur spirituel à propos de leurs réactions. Les premiers jésuites, et après eux les jésuites qui sont dans le mi-
34. Clôture : espace dans les maisons religieuses réservé aux membres de la communauté.
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nistère de la conversation spirituelle, doivent avoir fait l’expérience à la fois du « transfert » et du « contre-transfert », même s’ils ne savent pas les nommer comme tels. Ignace lui-même exerçait une attirance puissante non seulement sur les femmes, mais aussi sur les hommes. Une partie de cette attirance a dû être connotée sexuellement, même si elle n’a jamais été reconnue comme telle. Le psychanalyste jésuite William Meissner remarque l’attachement d’Ignace envers sa bellesœur Madeleine, qui s’était occupée de lui durant sa convalescence. Ignace devenu Supérieur général dit à un novice qu’une image de la Vierge Marie dans son livre de prières lui rappelait tant la beauté de Madeleine qu’il devait le couvrir, de manière à ce que son intense affection pour elle ne s’enflamme pas à nouveau. En dépit de telles émotions puissantes et des prudences que leur conseillaient leurs amis pour leur réputation, ni Ignace ni les premiers compagnons n’évitèrent le ministère de la conversation intime qu’impliquaient à la fois le ministère de donner les Exercices et celui d’entendre les confessions. Ils n’évitèrent pas non plus les amitiés proches avec des hommes et des femmes qui n’étaient pas des compagnons jésuites. Il est demandé aux jésuites de vivre avec créativité dans la tension entre, d’une part, la fidélité à la chasteté qu’ils ont professée publiquement dans le célibat et, d’autre part, l’engagement dans des ministères qui suscitent facilement des impulsions émotionnelles et érotiques. Comment les jésuites font-ils en sorte de mener une vie intègre ? D’abord, ils font les Exercices spirituels en entier, d’abord comme novices, puis au Troisième an ; à ces moments-là, le jésuite se trouve appelé à être compagnon de Jésus et à vivre dans le célibat comme le fit Jésus. L’amour de Jésus et le désir de l’imiter en toutes choses sont les motifs de la chasteté jésuite. C’est le cœur de la question : cette conviction d’être personnellement appelé par Jésus à la chasteté dans le célibat en raison du ministère et pour être libres de servir les autres. En second lieu, les jésuites ont une formation longue et exigeante, dans laquelle ils doivent être ouverts non seulement à leur directeur spirituel, mais aussi à leurs Supérieurs. Quand les novices font les Exercices spirituels, ils apprennent comment parler de ces questions de cœur avec le maître des novices. Dans les Constitutions, Ignace note
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que le maître des novices doit être un homme en qui les novices doivent pouvoir mettre leur affection et leur confiance, et il ajoute : « On les avertira qu’ils ne doivent cacher aucune tentation, sans la découvrir à celui-ci [le maître des novices], ou à leur confesseur, ou au Supérieur, bien plus qu’ils soient très heureux que leur âme leur soit entièrement connue. Et ils ne découvriront pas seulement leurs défauts, mais encore les pénitences ou les mortifications et les dévotions et toutes leurs vertus, souhaitant avec une pure volonté être dirigés par eux partout où ils auraient dévié de la voie droite, ne voulant pas être conduits par leur propre sentiment si celui-ci n’est pas en accord avec le jugement de ceux qui tiennent pour eux la place du Christ notre Seigneur » (263). Depuis les premiers pas de leur longue formation, les jésuites sont instamment invités à apprendre l’importance de s’ouvrir à leurs directeurs spirituels et à leurs Supérieurs en toute honnêteté. Plus loin dans les Constitutions, Ignace écrit à tous les jésuites : « Ainsi agiront-ils en toute chose dans un esprit de charité, si bien qu’ils ne leur cacheront rien de leur vie extérieure ou intérieure ; bien plutôt, ils doivent désirer que les Supérieurs aient connaissance de tout pour qu’ils puissent mieux les diriger dans la voie du salut et de la perfection » (551). Comme nous l’avons noté précédemment, cette ouverture dans le compte de conscience a pour but d’aider le Supérieur quand il décide de l’affectation apostolique de ses hommes. S’il les connaît intimement, il sera mieux à même de leur donner un travail qui réponde à leurs aptitudes, en ce compris leur capacité de mener à bien le ministère intime de la conversation spirituelle en étant là vraiment au service des autres sans outrepasser les limites professionnelles — pour utiliser la terminologie moderne. En outre, le jésuite lui-même apprend qu’être ouvert et honnête envers d’autres jésuites est la meilleure manière de s’engager dans le ministère en toute droiture.
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Voilà l’idéal. La réalité bien sûr n’y correspond pas toujours. Il arrive que l’on manque à cet idéal parce qu’on évite les tensions qu’implique la vie du vœu de chasteté. Le climat culturel d’une bonne partie des XIXe et XXe siècles se focalisait sur les dangers de toute rencontre de proximité avec le sexe opposé ; ainsi, beaucoup de jésuites ont vécu dans la crainte de tenir avec d’autres une conversation spirituelle intime, sauf dans des circonstances très bien cadrées. Comme la Compagnie grandissait en nombre, il devenait de plus en plus difficile pour les Supérieurs d’avoir une connaissance intime de leurs hommes. Nous avons déjà noté cette difficulté liée au grand nombre de compagnons sous la juridiction d’un Provincial : durant la plus grande partie du siècle passé, la Compagnie était loin de vivre le compte de conscience de manière ouverte et honnête. Quant à la direction spirituelle, elle consistait la plupart du temps dans la confession des péchés et la discussion de problèmes, et pas en une conversation sur les mouvements qui se produisent dans le cœur. La loi des grands nombres fit que la Compagnie, comme la plupart des autres instituts religieux, a maintenu sa structure religieuse en s’appuyant sur un système de discipline excessive plutôt que sur l’intériorité spirituelle. Même entre jésuites, la proximité dans les relations étaient découragée (voir chapitre 5). Ce climat engendra la crainte de la proximité émotionnelle, et les jésuites pourtant pleinement engagés dans le monde n’apprenaient pas à vivre avec la tension créative du vœu de chasteté vécu pleinement. Ce climat a produit des hommes apparemment dépourvus de tout lien émotionnel envers quiconque. La caricature de les voir « se rencontrer sans affection et se quitter sans regret » était pertinente dans une certaine mesure. Certains jésuites semblaient ne vivre que de logique et de règle. Quand le concile Vatican II et le pape Jean XXIII ouvrirent les fenêtres de l’Église sur monde moderne, beaucoup de jésuites, comme beaucoup de religieux, n’étaient pas préparés aux bouleversements émotionnels qui ont souvent accompagné les libertés nouvelles. Le Concile coïncidait avec la révolution sexuelle : la manière de penser, d’agir et de se représenter la sexualité connaissait des changements ra-
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dicaux. Dans ce climat de mutation culturelle, il n’est pas exagéré de dire que beaucoup de jésuites ont dû passer par les turbulences d’une adolescence attardée pour parvenir à la maturité dans le domaine de la chasteté. Après tout, la majorité d’entre eux était entrés comme adolescents et ont grandi dans un environnement cloîtré, exclusivement masculin et marqué par une discipline de fer. Erik Erikson parle d’un « moratoire dans le développement » pour désigner cette période où un jeune attend que survienne un événement pour passer à l’étape suivante de sa vie psychique. Pour les jésuites qui, au temps du concile Vatican II, étaient dans la trentaine ou au début de la quarantaine, la période depuis leur entrée jusqu’à ce moment ressemblait à ce type de moratoire. Beaucoup n’avaient pas fait la crise qui mène à l’âge adulte, et leur personnalité n’avait pas pleinement accédé à la maturité psychologique. C’était une période de trouble et de vertige ; beaucoup décidèrent qu’ils ne pouvaient pas vivre heureux et généreux dans le célibat, ils quittèrent la Compagnie et se marièrent. D’autres restèrent mais souvent au prix de rudes combats lorsqu’ils découvrirent combien la vocation jésuite est difficile quand on la vit jusqu’au bout. Dans l’immédiat après-Concile, le père Arrupe, Supérieur général, se sentit poussé à écrire une lettre aux Supérieurs majeurs pour leur demander de s’assurer que les jésuites réalisaient bien qu’il n’y avait pas de place pour la « troisième voie » dans la manière de vivre le vœu de chasteté. Selon cette « troisième voie », le vœu de chasteté signifiait ne pas se marier, mais sans exclure l’exercice de l’activité sexuelle dans une relation amoureuse. Que le père Arrupe ait écrit cette lettre montre que des jésuites tenaient cette position, ou se demandaient si elle n’était pas compatible avec le vœu de chasteté. Il y a eu des cas, nous devons bien l’admettre, où des jésuites violèrent leur vœu de chasteté et semblaient ne pas réaliser que leur comportement était inacceptable. Les XXXIe et XXXIIe Congrégations générales, ainsi que plus récemment la XXXIVe qui approuva les Normes complémentaires jointes aux Constitutions, ont estimé nécessaire de développer quelque peu ce que signifie la chasteté jésuite, pour restaurer ou consolider la tension créative qui doit être au cœur de la vie jésuite du vœu de chasteté. Rien qu’à la lecture des Normes complémentaires
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qui introduisent le sujet de la chasteté, nous pouvons voir à quel point notre culture diffère de celle d’Ignace. Ces Normes disent aujourd’hui : « Par le vœu de chasteté nous nous consacrons au Seigneur et à son service par un amour absolument unique qui exclut le mariage et toute autre relation humaine exclusive, ainsi que l’expression génitale et le plaisir de la sexualité. Le vœu entraîne donc l’obligation d’une continence totale dans le célibat pour le Royaume des cieux. En suivant le conseil de la chasteté évangélique, nous aspirons à approfondir notre familiarité avec Dieu, notre configuration au Christ, notre compagnonnage avec nos frères jésuites, notre service du prochain quel qu’il soit, en même temps qu’à faire grandir notre maturité personnelle et notre capacité d’aimer » (144). La Compagnie se devait, c’est clair, d’expliciter ce qu’implique le vœu dans ce climat culturel différent. D’avoir retrouvé le compte de conscience et la direction spirituelle qui requièrent ouverture sur ce que vit chacun, a été pour les Jésuites d’un grand secours dans le retour fécond à la tension créative. La Compagnie a réappris à nouveau combien précieuse est la complète ouverture et la transparence à l’égard des Supérieurs et des accompagnateurs spirituels ; aussi les jésuites ont-ils pu faire leurs les exigences d’une vie chaste, tout en étant activement engagés dans le travail apostolique qui suppose de travailler et de nouer des amitiés avec des collègues hommes et femmes, ainsi que des contacts de proximité avec ceux pour qui ils exercent leur ministère. La redécouverte de l’authentique spiritualité jésuite des tensions vient à un moment providentiel de notre histoire. La question de l’orientation sexuelle est apparue comme un sujet important dans la vie de la chasteté jésuite au cours des années récentes, spécialement aux États-Unis et dans certaines parties de l’Europe. La plupart de ceux qui ont réfléchi à la question seraient proba-
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blement d’accord pour dire qu’il y a eu de tout temps dans les instituts religieux des hommes et des femmes dont les attirances sexuelles étaient orientées surtout vers leur propre sexe. Mais cela n’a jamais été reconnu. On supposait que tous ceux qui entraient dans la vie religieuse étaient de tendance hétérosexuelle. Au cours de la formation, la communauté était bien séparée de tout contact avec l’autre sexe ; il était bien connu que de jeunes hommes ou femmes pouvaient être attirés par l’un ou l’autre membre de leur propre communauté, mais cela était considéré comme une aberration qui allait déteindre quand ils ou elles allaient entrer dans la vraie vie et déménager de la formation vers le travail apostolique. Dans les noviciats jésuites, nous l’avons vu, les novices étaient mis en garde contre les « amitiés particulières », et on leur interdisait de se toucher, même dans les jeux. Mais on supposait que tous les hommes avaient une orientation hétérosexuelle. Résultat : la plupart du temps, ceux qui prenaient conscience d’une attirance vers le même sexe gardaient là-dessus le secret, et souvent ils se considéraient comme étant dans l’aberration et même le péché en raison de cette orientation. Pour comprendre la façon dont les jésuites d’orientation homosexuelle ressentaient leur place dans la Compagnie, relevons un incident. Un jour, un Provincial prenait la parole devant une assemblée de jésuites de sa Province, et il observa que la Compagnie de Jésus se composait d’hommes conservateurs et libéraux, républicains, démocrates et indépendants, d’orientation hétérosexuelle ou homosexuelle, et que tous nous devions apprendre à vivre ensemble comme des frères et à nous aimer les uns les autres. Après l’exposé, l’un de ceux dont l’orientation est homosexuelle s’approcha du Provincial pour le remercier et pour lui dire que c’était la première fois qu’un jésuite en charge d’autorité reconnaissait que cette orientation existait dans la Compagnie. Les vingt ou trente dernières années ont vu encore une autre révolution sexuelle, à savoir la progression du mouvement des gays et lesbiennes, qui voulaient surmonter les discriminations et les injustices dont ils étaient victimes. Les congrégations religieuses n’ont pas été épargnées par les effets de ce mouvement. Les jésuites d’orientation homosexuelle ont de moins en moins tenu caché à leurs Supé-
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rieurs et à leurs compagnons qui ils étaient. En outre, comme une étude sur les séminaires et les maisons religieuses vient de le montrer, la proportion d’hommes homosexuels dans les séminaires et les instituts religieux semble plus forte que dans l’ensemble de la population. Les jésuites d’orientation homosexuelle ont dû apprendre à se faire confiance mutuellement comme des hommes qui veulent vivre pleinement avec les tensions que le vœu jésuite de chasteté implique indépendamment de l’orientation sexuelle. Il n’a pas toujours été facile de parvenir à ce niveau de confiance. Mais nous y sommes arrivés et nous y arrivons au moment même où nous écrivons ces pages ; et la Compagnie de Jésus s’en retrouve plus riche et plus efficace dans son travail apostolique. *
Conclusion
« Trouver Dieu en toutes choses »
C
brève étude de la spiritualité jésuite a suivi une ligne de force : cette spiritualité ne peut être comprise sans les tensions créatives qui remplissent d’énergie ses adeptes. Au cœur de ces tensions créatives, cependant, est une réalité : c’est l’expérience de la foi au Dieu un et trine, qui bien sûr transcende tout le créé, mais qui est néanmoins éminemment actif dans ce monde pour mener à bien son œuvre, son plan et son projet, et qui en même temps veut que des hommes et des femmes coopèrent à ce projet. La source des tensions inhérentes à la spiritualité jésuite se trouve en Dieu à la fois transcendant et immanent. En ce sens, le père Peter-Hans Kolvenbach, ancien Supérieur général des Jésuites, écrivait : ETTE
« Ignace a peut-être été le premier de l’histoire de la spiritualité chrétienne à voir la Trinité comme « Dieu à l’œuvre », comme le Dieu au travail qui continue à remplir l’univers et à susciter de manière active en toutes choses sa vie pour le salut de l’humanité. Si le moine contemple en esprit, Ignace travaille en esprit, adhérant de tout son cœur au dessein de la Trinité, s’offrant en synergie avec la Trinité, afin que son travail s’accomplisse pour la gloire de la Trinité. Ainsi, l’attrait trinitaire de la dévotion d’Ignace désire entraîner l’humanité tout entière. Sa dévotion cherche Dieu seul, mais non pour lui
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seulement : bien plutôt, c’est pour tous ses frères et sœurs, afin que les choses créées, non mauvaises en soi, mais souvent détournées par l’homme de leur source et origine, retournent avec nous à leur sens divin 35. » Les jésuites, orchestrés par Ignace, trouvent le Dieu trine transcendant toujours à l’œuvre dans le monde ; et ils s’efforcent, avec l’aide de Dieu, de travailler avec lui. Donc, quand ils sont fidèles à leur spiritualité, ils s’efforcent de trouver Dieu en toutes choses, dans leur prière, dans leur activité apostolique, même dans leurs jeux ; et en même temps, ils tentent de garder à l’esprit que Dieu est toujours plus grand que tout cela. C’est l’histoire de saint Jean Berchmans, un étudiant jésuite qui mourut avant d’être ordonné prêtre. Un jour qu’il jouait au billard, on lui demanda ce qu’il ferait si d’aventure il devait mourir quelques minutes plus tard. On dit qu’il a répondu : « Je continuerais à jouer au billard. » Voilà quelqu’un qui est pénétré de spiritualité jésuite : on voit bien à quel point il pouvait trouver Dieu en toutes choses. Quand le père Kolvenbach évoque Dieu à l’œuvre, nous pouvons nous rappeler la « Contemplation pour obtenir l’amour », l’exercice final des Exercices spirituels, considéré comme leur sommet ou leur pierre angulaire. Dans cet exercice, Ignace demande à la personne de contempler quatre points : tout ce que Dieu a fait pour moi, comment Dieu habite dans toute sa création et en moi, comment Dieu travaille et œuvre pour moi, comment toutes les choses bonnes descendent d’en haut. Le premier et le troisième point de la Contemplation sont spécialement pertinents pour éclairer la thèse du père Kolvenbach : Le premier point est de me remettre en mémoire les bienfaits reçus : ceux de la création, de la rédemption et les dons particuliers, pesant avec beaucoup d’émotion tout ce que Dieu notre Seigneur a fait pour moi et tout ce qu’il m’a donné de ce qu’il a, et « enfin » que 35. Peter-Hans Kolvenbach, s.j., « L’expérience du Christ chez Ignace de Loyola », dans Revue de spiritualité ignatienne, Rome, Conseil ignatien de spiritualité, no 86, XXVIII, III/1997, p. 30 ; en anglais « The Road from La Storta », p. 23-24.
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le Seigneur désire se donner lui-même à moi… (Exercices spirituels 234). Le troisième point. Considérer comment Dieu travaille et œuvre pour moi dans toutes les choses créées sur la face de la terre, « c’est-àdire qu’il se comporte à la manière de quelqu’un qui travaille », par exemple, dans les cieux, les éléments, les plantes, les fruits, les troupeaux, etc. leur donnant d’être, de se conserver, de croître, de sentir, etc. (Exercices spirituels 236). Ceux qui entrent dans cet exercice vont contempler comment Dieu se donne lui-même et comment Dieu travaille en toutes choses. C’est-à-dire qu’ils veulent faire l’expérience de Dieu comme Celui qui ne cesse de donner et d’œuvrer en tout temps et en toutes choses. Le jésuite fait cet exercice au moins deux fois dans sa vie, et c’est le sommet des Exercices spirituels de trente jours ; le jésuite s’efforce alors de vivre en ce monde comme quelqu’un qui reçoit tant de dons, et qui est appelé à travailler à l’unisson avec Dieu qui le premier est Celui qui travaille. D’où l’importance de l’examen de conscience, que le jésuite est appelé à faire au moins deux fois par jour. Nous considérons l’examen de conscience dans son analogie avec le moment de réflexion suggéré par Ignace après chaque exercice dans la retraite. Durant les Exercices, on réfléchit à l’exercice de prière qui vient de s’achever, pour voir comment il s’est passé, pour noter les consolations et les désolations, pour discerner quels mouvements étaient de Dieu et lesquels non. De cette manière, on s’ajuste à Dieu et à sa manière de nous conduire, et on peut repérer comment on s’écarte de la direction de Dieu. Quand un jésuite fait l’examen de conscience, par exemple un jour aux environs de midi, il considère le temps depuis son lever comme semblable à un temps de prière des Exercices : durant ce temps, — il le croit — Dieu a été actif dans sa vie parce que Dieu est toujours actif dans ce monde. Maintenant il se demande s’il a fait l’expérience de Dieu en action, c’est-à-dire si — comme les disciples sur le chemin d’Emmaüs — son cœur était brûlant sans qu’il en ait été pleinement conscient, et s’il était uni à l’œuvre de Dieu ou non. En amorçant ce type de réflexion sur le temps, le jésuite espère devenir davantage un contemplatif dans l’action, à savoir, quelqu’un qui
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trouve très exactement Dieu en toutes choses, dans la prière, le travail, la détente… Les jésuites veulent être des hommes heureux et créatifs qui vivent avec les tensions inhérentes à leur spiritualité. Ils se voient comme appelés à être compagnons de Jésus à la manière même dont les apôtres y furent appelés. La XXXIIe Congrégation générale demandait : « Qu’est-ce qu’être Jésuite ? C’est se savoir, bien que pécheur, appelé à être un compagnon de Jésus comme le fut Ignace, Ignace qui implora de la Vierge Marie de « le mettre avec son Fils » et qui vit alors le père lui-même demander à Jésus, portant sa croix, de prendre ce pèlerin en sa compagnie 36. » « Qu’est-ce qu’être, aujourd’hui, Compagnon de Jésus ? C’est s’engager sous l’étendard de la croix dans la lutte décisive de notre époque, qui est la lutte pour la foi et la lutte pour la justice qu’elle implique » (Décret 2, « Jésuites aujourd’hui : une réponse aux postulats demandant une description de l’identité du Jésuite aujourd’hui », 1-2). Les jésuites veulent être fidèles à cette définition. Ils croient — d’une foi qui est une expérience — que le Dieu trine à l’œuvre dans le monde les a choisis comme ses collaborateurs dans ce monde. Aussi se trouvent-ils pris dans les tensions que nous avons esquissées dans ce livre. Ils s’efforcent de travailler comme si tout dépendait de Dieu, mais ils utilisent aussi leurs dons, ainsi que tout moyen possible qui leur semble adapté pour atteindre leurs buts. Pour les uns, les jésuites passeront pour des rêveurs qui épuisent leurs talents et leurs efforts dans une cause perdue. Pour les autres, ils apparaîtront comme des néo-païens avec qui souvent ils vivent et travaillent. D’autres, enfin,
36. Ignace de Loyola, Le récit du pèlerin, 96 (Écrits, p. 1069).
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les verront comme une menace, au point qu’ils deviendront l’ennemi à attaquer ou même à abattre. Quand les jésuites vivent dans les tensions créatives de leur spiritualité, ils posent problème tout comme Jésus, leur Seigneur, qui les a appelés à être ses compagnons. *
Ouvrages cités Thomas H. CLANCY, s.j., « Saint Ignatius as Fund-Raiser », dans Studies in the Spirituality of Jesuits, 25/1, janvier 1993. Giulio Cesare CORDARA, s.j., On the Suppression of the Society of Jesus. A Contemporary Account, traduit par John P. Murphy, s.j., Chicago, Loyola Press, 1999. Documents de la XXXIe et de la XXXIIe Congrégation générale de la Compagnie de Jésus, 75017 Paris, 7 rue Beudant, Province de France de la Compagnie de Jésus éd. ; certains documents sont accessibles via Internet www.sjweb.info ou www.jesuites.com (rechercher « documents »). Peter Hans KOLVENBACH, s.j., The Road from La Storta, Saint Louis, Institute of Jesuit Sources, 2000. M.D. William W. MEISSNER, s.j., Ignatius of Loyola. The Psychology of a Saint, New Haven et Londres, Yale University Press, 1992. Traduction française par Édouard Boné, s.j., Ignace de Loyola. La psychologie d’un saint, Bruxelles, Lessius, 2001 John O’MALLEY, s.j., The First Jesuits, Cambridge (Massachussets) et Londres, Harvard University Press, 1993 ; traduction française par Édouard Boné, s.j., Les premiers jésuites. 1540–1565, coll. « Christus Essais » n° 88, Paris, Desclée De Brouwer et Bellarmin, 1999, 624 p. André RAVIER, s.j., Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, coll. « Christus Histoire » no 36, Paris, Desclée De Brouwer et Bellarmin, 1974. Ignace dE LOYOLA (Saint), Écrits, coll. « Christus » (no 76, Textes, sous la direction de Maurice Giuliani, s.j., Paris, Desclée De Brouwer et Bellarmin, 1991 (contient les Exercices spirituels, les Constitutions de la Compagnie de Jésus, le Journal spirituel, un choix de lettres et le Récit [du Pèlerin], son autobiographie).
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Pour aller plus loin Ignace de LOYOLA, Écrits, Paris, Desclée De Brouwer, coll. « Christus » no 76. Simon DECLOUX, La voie ignatienne, Paris, Desclée De Brouwer, 1983. Candido DE DALMASES, Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites, Paris, Centurion, 1984. Ignacio TELLECHEA, Ignace de Loyola, Pèlerin de l’Absolu, Paris, Nouvelle Cité, 1990. Actualité d’Ignace de Loyola, « Christus » Hors-série no 149, 1991. Thomas GREEN, Art et Pratique du discernement spirituel, Paris, Desclée De Brouwer, 1991. André RAVIER, Ignace de Loyola et l’art de la décision, Paris, Bayard, 1998. Pierre CEYRAC, Pèlerin des frontières (Entretiens avec P. de Sinéty), Paris, Cerf, 1998. François VARILLON, Joie de vivre, joie de croire, Paris, Bayard, 2000. Dominique BERTRAND, Le discernement en politique. Avec Ignace de Loyola, Paris, Cerf, 2007. *
Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
« Aider les âmes ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 « En Lui seul » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 « Un travail fécond » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 « Amis dans le Seigneur » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 « Être libre intérieurement » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 « Une obéissance spéciale » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 « En vue de la finpour laquelle nous avons été créés » . . . . . . . . . . 83 « Un unique amour ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Conclusion. « Trouver Dieu en toutes choses ». . . . . . . . . . . . . . . 103 *
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Achevé d’imprimer le 21 mai 2010 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique)
La Compagnie de Jésus a joué un rôle significatif dans la vie d’un grand nombre de personnes, de communautés et de cultures. Elle continue à exercer une grande influence. Quelle est la source de sa vitalité ? Pourquoi évoque-telle encore loyauté sans faille ou féroce opposition ? « Je ne peux imaginer meilleure introduction à la spiritualité jésuite : en peu de mots, mais qui disent l’essentiel, ce livre présente les dons et les grâces des Jésuites » (Ron Hansen et Gerard Manley Hopkins, s.j., professeurs à l’université Santa Clara). « Contemplatifs dans l’action plaira aux lecteurs simplement curieux ou intrigués par “ces fameux Jésuites”. Et aux jésuites qui le sont depuis longtemps comme moi, cet ouvrage rappellera ce qui fait notre identité : découvrir et communiquer la vie avec plus de générosité que nous ne l’avions prévu » (William J. O’Malley, s.j., écrivain, professeur à l’université Fordham).
Les auteurs William A. Barry, jésuite, est docteur en psychologie clinique de l’Université du Michigan. Il est auteur ou coauteur d’une quinzaine de livres sur la prière et la spiritualité jésuite. Robert G. Doherty, jésuite également, est titulaire d’un doctorat en Écritures. Il est professeur de Nouveau Testament. Ils sont tous deux codirecteurs du programme de Troisième an pour les jésuites américains. ISBN 978-2-87356-463-6 Prix TTC : 11,95 €
9 782873 564636
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