Paradis virtuel ou enfer.net ?

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Giovanni Cucci

Paradis virtuel ou enfer.net ? Depuis qu’il a été introduit, le Web, comme chaque grande invention, n’a pas cessé de susciter l’enthousiasme. Mais des dérives comportementales inquiétantes sont apparues qui provoquent le débat. Le Web n’est en effet pas seulement un outil ordinaire, mais un véritable « univers », parallèle et parfois même alternatif au monde « réel ». Il est fondamental de posséder des « filtres » adéquats pour se protéger du flux des stimuli reçus, afin de continuer à vivre de façon saine. En leur absence, la dépendance devient une cage dont il est impossible de sortir, au point d’empêcher des relations psychologiques et interpersonnelles épanouies et même les activités essentielles de la vie physique (manger, boire, se reposer), parfois jusqu’à entraîner la mort. D’où l’importance d’une approche respectueuse de sa complexité, de ses grandes et fascinantes possibilités, mais aussi des risques potentiels pour les addictes. L’expérience sur le terrain, la réflexion et les compétences partagées permettent d’utiliser au mieux ce nouvel instrument, tel qu’il en est apparu à chaque âge de la vie. Comment vivre Internet sans en devenir esclave ? Tel est l’objectif de ce livre, qui donne aussi des pistes pour l’éducation.

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Collection « Béthanie »

Paradis virtuel ou enfer.net?

Photo de couverture : © Blend Images. fotolia.com

ISBN 978-2-87356-739-2 Prix TTC : 12,00 €

Paradis virtuel ou enfer.net?

Risques et possibilités de la révolution digitale

Giovanni Cucci

Giovanni Cucci, jésuite italien, docteur en philosophie, et licencié en psychologie enseigne la philosophie et la psychologie à l’Institut Aloisianum de Padoue et à l’Université pontificale grégorienne de Rome. Il collabore également à la revue La Civiltà Cattolica.

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Giovanni Cucci

Paradis virtuel ou enfer.net ? Risques et possibilités de la révolution digitale

Traduit de l’italien par Ivan Murovec

« Béthanie »

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Du même auteur : Abitare lo spazio dellà fragilità. Oltre la cultura dell’ homo infirmus, Ancora, Milan, 2014. En collaboration avec Hans Zollner, Chiesa e pedofilia. Une ferita aperta, Ancora, Milan, 2015.

Avec nos remerciements particuliers à Marie Gevers pour sa relecture attentive. Pour l’édition originale italienne intitulée : Paradiso virtuale o infer.net? Rischi e opportunità della rivoluzione digitale ©  2014, Ancora (Milan) & La Civiltà Cattolica (Rome). Directeur de collection : Charles Delhez, s.j.

©  2016, Éditions jésuites Belgique : 7, rue Blondeau • B-5000 Namur France : 14, rue d’Assas • F-75006 Paris email : info@editionsjesuites.com http://www.editionsjesuites.com Dépôt légal : D.2016, 4323.32 ISBN : 978-2-87356-739-2 Imprimé en Belgique

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Introduction

Qu’est-ce la dépendance  ? 1

Est-ce vraiment anormal de « dépendre » ? Qu’est-ce la dépendance ? Ce terme n’a pas seulement un sens négatif : il exprime en effet le besoin essentiel et nécessaire de tout homme d’être en relation avec quelque chose qui lui permette de vivre. Être dépendant équivaut à admettre ne pas être autosuffisant. Tout être vivant est structurellement dépendant, s’il ne veut pas mourir ; il est impossible d’échapper à cette condition. Néanmoins, il y a différentes formes de dépendance : certaines sont saines, d’autres sont nuisibles. Il est essentiel de saisir cette différence. Une dépendance est saine lorsqu’elle favorise le développement personnel : par exemple, l’alimentation, l’eau, l’activité physique et le sommeil, qui maintiennent la personne en bonne santé ; ou la culture, les loisirs, les relations, à commencer par les parents, qui nous ont mis au monde, et les amitiés, qui enrichissent notre dimension intérieure, en rendant la vie plus belle 5

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et intéressante, aussi bien pour nous que pour les autres ; ou encore les personnes qui nous sont chères et qui nous permettent de développer et d’exprimer le meilleur de nous-mêmes, en construisant des relations stables et profondes. Des expériences fondamentales de la vie, comme l’amour, l’altruisme, le dévouement, sont également liées à la dépendance, et c’est à travers celle-ci que l’on peut vivre les expériences les plus significatives et les plus satisfaisantes. Mais comme tout élément de la réalité, la dépendance présente aussi un aspect négatif : dépendre, ça signifie être fragile, inapte, demandeur. Il est parfois très facile de chercher des compensations à ce vide. Mais au lieu d’éliminer le problème, celles-ci l’aggravent, en éteignant peu à peu la volonté de vivre. La dépendance devient nuisible, maladive et même pathologique si elle empêche le développement de la personne, appauvrit son existence, atrophie ses possibilités et fait courir un sérieux risque à sa santé2. Du point de vue psycho-dynamique, si la dépendance saine permet de s’ouvrir, de sortir de soi, d’oser, de mettre en jeu ses capacités, en s’enrichissant soi-même et les autres, la dépendance nuisible conduit plutôt la personne à se replier sur elle-même et à faire de son moi le centre de tout, à s’éloigner du monde et des autres, jusqu’à se détruire. Toute découverte et innovation technologique présente aussi, en même temps que des avantages et de nouvelles possibilités, des pertes et des inconvénients, de type culturel, social et physique. Cette dualité est propre à toute nouvelle situation et doit être prise en considération, analysée de façon critique, pour pouvoir gérer de façon responsable les possibilités présentes et vivre mieux. La première réaction devant la nouveauté est toujours un mélange de terreur et d’enthousiasme, d’investissements divers, surtout affectifs et imaginaires, comme des peurs ancestrales. Mais avec le temps, on constate qu’aucune des deux attitudes ne 6

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introduction

convient, car leur validité est complexe, en tant qu’expression de notre monde intérieur : en se trouvant face à la réalité, l’homme exprime ses désirs, de même que ses limites. Dès lors, il est nécessaire d’adopter une distance critique (même au sens temporel) et de relire ce qui est en train de se passer en ayant à l’esprit les défis connus et interprétés, afin de les gérer au mieux et de prendre conscience des possibilités et des risques qui se présentent. Par conséquent, le thème de la dépendance est essentiellement anthropologique et culturel. Il n’est pas seulement question de devenir un habitué ou de se méfier d’un instrument technique, d’une substance, d’un projet social, mais de lire la signification symbolique extrêmement variée qui se cache derrière ceux-ci : « Quand on parle de “nouvelles dépendances”, on se réfère à un phénomène très complexe qui met en cause de nombreux aspects de la sphère individuelle. Au niveau comportemental, une dépendance se manifeste dans la recherche et dans la répétition d’un comportement donné ; parallèlement, au niveau psychologique, le sujet est totalement absorbé par l’objet de sa propre dépendance, au point de ne plus pouvoir se passer de cet objet et de négliger tout le reste, des liens affectifs aux relations professionnelles. Les conséquences négatives qui découlent de cette situation se répercutent sur tout le fonctionnement de la vie de l’individu, en provoquant un état de souffrance générale, qui s’étend même à son milieu de vie3. » L’analyse des multiples aspects de la révolution digitale représente donc un travail difficile, varié et exigeant, mais qui ne peut être négligé.

La difficulté de déchiffrer les nouvelles dépendances La complexité d’un panorama nouveau et toujours plus évolutif offert par les nouvelles technologies et de son impact sur la manière de vivre et de communiquer apparaît dès le moment 7

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où l’on cherche à donner un nom et une description de ce qu’on appelle les « nouvelles dépendances » du point de vue de la santé mentale. Les psychologues et les psychiatres rencontrent pas mal de difficultés rien que pour classer symptômes, comportements et habitudes liés au nouveau phénomène qu’est l’Internet. Pour cette raison, la nouvelle édition, très controversée, du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM 5), sortie aux USA au printemps 2013 et à laquelle ont travaillé plus de 600 psychiatres, pour un coût avoisinant les 25 millions de dollars, n’y fait aucune allusion, alors qu’elle mentionne une très grande variété de catégories de diagnostics possibles, anciennes ou nouvelles (plus de 400). Les auteurs n’ont aucun scrupule à analyser des phénomènes beaucoup moins alarmants, tel le syndrome de la dépression après un deuil et l’abstinence au café. Mais, lorsqu’il s’agit d’interpréter le monde toujours plus complexe et varié d’Internet (ou d’introduire la même distinction, notée plus haut à propos du mode de vie, entre dépendances saines ou nuisibles), les chercheurs semblent plutôt confus et perplexes. Une enquête réalisée par une équipe internationale a cherché à faire la synthèse du travail accompli dans ce domaine sur une période de dix ans (Internet Addiction : Metasynthesis of 1996-2006), sans trouver suffisamment de critères communs pour aboutir à une évaluation de type « scientifique ». Même dans le monde universitaire, on n’a pas réussi à faire mieux. Les expériences effectuées ont conduit à des résultats controversés : « Le cas emblématique concerne l’Internet Paradox, réalisé par la Carnegie Mellon University de Pittsburg pour décrire les caractéristiques relationnelles des utilisateurs d’Internet. La première version de la recherche, datant de 1998, établit une connexion entre l’utilisation de la Toile et l’aggravation en peu de temps des rapports face-to-face, avec une augmentation des cas de dépression et de sentiment d’abandon. Mais la même analyse répétée en 2002 et visant à établir l’effet d’Internet sur 8

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introduction

les relations sociales à long terme révèle que celui qui surfe sur le Web et qui fréquente les réseaux sociaux est plus engagé dans les cercles, les associations, les lieux de rencontres de l’endroit où il vit. La seule continuité entre les deux versions de l’étude concerne la tendance des internautes à une plus grande mobilité : ils changent souvent de ville4. » Les experts sont divisés non seulement sur la possibilité de parler de dépendance, mais avant tout sur l’importance même du phénomène en question, dont on ne trouve aucune analogie avec aucune des découvertes précédentes. Les termes employés jusqu’à présent pour classer les inventions du passé (instrument, technique, machine) ne semblent pas convenir pour Internet, parce que celui-ci donne plutôt l’impression de constituer un « monde », un univers vivant. Si c’est le cas, on ne devrait pas parler de « dépendance », car cela reviendrait à dire qu’on est dépendant de la vie. Pourtant, les témoignages de vie, individuels mais concrets, mettent en évidence d’autres types de retour d’information (feed back), comme on peut lire par exemple sur le blog de cette journaliste : « J’ai changé mon avatar sur Twitter : il n’y a plus de femme voilée, mais la femme de profil avec une cigarette aux lèvres. Je l’ai choisi pour la cigarette ainsi que pour la netteté de l’image en blanc et noir. Je suis une dépendante à la cigarette : si j’ai fini un paquet et si je n’en ai pas d’autre chez moi, j’entre en crise, je deviens nerveuse, angoissée. C’est pourquoi, je ne comprends pas la difficulté qu’il y a à définir la dépendance : c’est tellement évident. Mais il me semble bien que ce soit plus difficile de la définir lorsqu’il s’agit de “dépendance à Internet5”. » Les données disponibles à propos des dérives possibles de l’utilisation d’Internet révèlent sans aucun doute un phénomène qui ne doit pas être pris à la légère. Il est indéniable qu’avec le temps on a enregistré une augmentation considérable du nombre de personnes qui ont tendance à se retirer de la vie réelle, pour 9

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trouver avec Internet un « monde » alternatif au monde physique. Celui-ci leur apparaît peu satisfaisant et parsemé d’obstacles difficiles à gérer. D’où la tendance à voir dans Internet une voie vers l’évasion : « En trois ans — explique Federico Tonioni, responsable du cabinet de consultation pour les dépendances à Internet au centre Policlinico Gemelli de Rome —, nous avons reçu plus de 550 personnes. Il s’agit de 20 % d’adultes et de 80 % de jeunes. Les adultes se trouvent dans des contextes peu interactifs et reproduisent des dépendances bien connues envers le sexe ou les jeux du hasard, que la Toile ne fait qu’amplifier. » Chez les jeunes, la situation est différente. Ils ont entre onze et vingt-trois ans ; ils sont intelligents et timides. « Ils vivent des relations privées de corps — explique Tonioni. Sur le chat ou dans les jeux en ligne, tu ne peux ni frapper, ni embrasser pour de bon. L’écran est un bouclier protecteur6. » Le petit écran peut cependant devenir une prison quand on considère que l’image de la personne peut être la personne réelle, et que les fantasmes que l’on nourrit à son propos sont considérés comme équivalents à une relation réelle : dans ce cas, Internet devient un moyen d’évasion pour compenser les peurs et le sentiment d’indignité. De l’Est asiatique (où la diffusion d’Internet occupe une des premières places au monde7), nous parviennent les données les plus inquiétantes, ce qui confirme à quel point il est fondamental de posséder des « filtres » adéquats pour se protéger du flux des stimuli reçus, afin de continuer à vivre de façon saine : les limites sont indispensables pour l’apparition de la vie ainsi que pour son développement8. En leur absence, la dépendance devient une cage dont il est impossible de sortir, au point d’empêcher les activités essentielles de la vie physique (manger, boire, se reposer) et de mourir d’inanition. C’est ce que montrent les nouvelles de plus en plus fréquentes semblables à celles-ci :

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« Un Sud-Coréen dépendant au jeu vidéo meurt après avoir joué pendant 86 heures consécutives. » « Dans le Nord de la Chine, un homme de vingt-six ans en surcharge pondérale meurt après une séance de jeu ininterrompue pendant toute la durée du Nouvel An chinois. » « Dans la province de Guangzhou, dans le Sud de la Chine, un homme de trente ans meurt après avoir joué en ligne, semble-t-il, de façon ininterrompue pendant trois jours9. » Or, il s’agit de chiffres qui vont croître toujours davantage parmi les joueurs connectés : « En Corée, on a ouvert plus de quarante agences de consultation pour la dépendance au jeu, dont on a enregistré des milliers de cas chaque année […]. En 2006, on compte 2,4 % de Sud-Coréens entre neuf et trenteneuf ans qui sont dépendants aux jeux vidéos, tandis que les cas limites atteignent les 10,2 % […]. Dans une étude publiée en 2006, les chercheurs de l’Université de Standford ont enregistré 13,7 % d’adultes interviewés ayant admis avoir des difficultés à se retrouver sans Internet pendant plusieurs jours de suite. Selon cette même étude, 8,2 % ont déclaré utiliser Internet pour fuir les problèmes et pour retrouver la bonne humeur10. » Mais le monde du Web n’est pas un vaccin contre la souffrance, il en procure même une d’un autre type, non moins dévastatrice (comme en témoignent les cas de suicides pour boulimie d’activités en ligne). Sans aboutir à ces extrêmes, l’utilisation fréquente des modalités apparemment plus inoffensives peut pénaliser tout autant : « Une recherche intéressante menée par Gloria Mark, de l’université californienne d’Irvine, apporte des conclusions surprenantes : chaque employé américain (mais le phénomène doit aussi valoir pour les autres travailleurs de la planète) réussit à se concentrer de façon continue sur un projet pendant environ onze minutes, avant d’être interrompu parce que quelqu’un lui demande de passer à autre chose. Ce laps de temps se raccourcit 11

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encore plus, descendant à trois minutes, à cause d’e-mail, texto ou appels téléphoniques11. » Même le simple fait de passer d’un message à l’autre réduit de façon significative la capacité d’attention, surtout lorsqu’on mène des activités de type créatif, comme le montre une recherche du British Institute of Psychiatry financée par la société informatique Hewlett Packard et menée par le docteur Glenn Wilson sur un échantillon de 1 100 personnes. Ces cas font apparaître une baisse du niveau de quotient intellectuel : jusqu’à dix points inférieur à la moyenne, un taux plus que double par rapport aux fumeurs de marijuana. En pratique, cela équivaut à passer un jour et demi sans se reposer. À cela, il faut ajouter le fait que les stimuli reçus par le cerveau lors de ces activités présentent de fortes ressemblances avec la prise de substances stupéfiantes : « Les psychiatres de l’université de Harvard, Edward Hallowell et John Ratey, ont fait état de personnes sujettes à des pics de dopamine lorsqu’elles sont exposées à la sensation d’être connectées à d’autres personnes à travers les médias digitaux, avec des schémas de comportements semblables à ceux de patients cliniques présentant des états de dépendance à l’égard de substances stupéfiantes12. » Mais certaines de ces données ont été aussitôt contestées, surtout en ce qui concerne la rigueur et la méthode avec lesquelles elles ont été obtenues, au point qu’elles ne sont plus apparues dans aucune publication de caractère scientifique13. Pour le moment, il n’est donc pas possible de trouver des preuves irréfutables d’une dangerosité de l’utilisation continue du Web, comme cela a d’ailleurs été le cas pour d’autres types de recherches sur les dépendances (par exemple, le tabagisme, pour lequel il a fallu des décennies avant d’arriver à des décisions publiques, en reconnaissant la nocivité du produit). Toutefois, malgré la diversité des lectures possibles du phénomène, au niveau thérapeutique, la dépendance à l’égard d’Internet est entrée depuis longtemps dans la liste des nouveaux troubles, au 12

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point qu’à partir de 2006, on a équipé des cliniques spécialisées pour soigner ceux qui, de plus en plus nombreux, s’en trouvent affectés.

Internet comme miroir du monde physique En étudiant les dépendances, on a souvent observé le parallélisme entre les deux mondes, le réel et le virtuel, dans la mesure où ceux qui tombent le plus facilement dans les pièges de la Toile sont aussi ceux qui dans la vie non connectée présentent des problèmes de dépendance envers des substances, connaissent des difficultés relationnelles, souffrent de troubles d’humeur au point de rechercher dans Internet un moyen d’évasion ou de soulagement émotionnel14. Au niveau psychologique, il y a un paramètre fondamental pour parler d’une dépendance à l’égard d’Internet : observer si la personne tend à négliger les relations de la vie réelle, à manquer de centres d’intérêt, à perdre le goût de vivre. L’usage lui-même de l’ordinateur tend à se fixer sur une seule modalité de navigation en ligne, par exemple le chat, le jeu de hasard, les jeux vidéo, les sites pornographiques. Et plus l’approche tend à devenir unilatérale, plus il est probable que l’on trouve des indices précis d’une utilisation pathologique d’Internet15. L’isolement autiste d’un nombre impressionnant d’adolescents japonais — un phénomène que l’on désigne par un terme spécifique : kikikomori (littéralement, « être à part, s’isoler ») — semble être dû à l’incapacité de contrôler le stress d’une société très exigeante, qui demande toujours le maximum, qui ne tolère ni fragilité, ni échecs (le Japon présente le pourcentage le plus élevé au monde en ce qui concerne les suicides chez les adolescents pour des raisons scolaires)16. Tout cela conduit un nombre de plus en plus grand d’adolescents et de jeunes gens — qui perdent inexorablement du terrain dans la réalité de la course au 13

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plus fort — à chercher refuge dans leur chambre, menant une vie d’ascète, impersonnelle, pour fuir la compétition et le conflit : le seul contact avec le monde se résume à l’écran de l’ordinateur. L’étude de cette thématique révèle une autre constante, qui évolue en parallèle avec la vie réelle : l’étrange dynamique de la douleur et de la souffrance qui caractérise l’essence de notre condition humaine. En effet, plus on tente d’y échapper, et plus elles se montrent envahissantes, au point de jouer le rôle de maîtres de maison. Mais le plus étrange, c’est que tout en accumulant souffrances sur souffrances, on recherche et on visite avec insistance les sites en ligne. On a affaire ici à une variante du binôme « délit/châtiment », que Dostoïevski a exploré de façon magistrale ; il semble que la douleur exprime une façon complexe de se punir et en même temps (peut-être à cause de cela, précisément) de remédier en quelque sorte à la condition d’indignité et de frustration dans laquelle on est tombé. Il s’avère donc nécessaire d’explorer la dimension symbolique et culturelle de ces nouvelles « cages » de l’esprit, afin de pouvoir trouver la « clé » permettant d’en ouvrir la porte. Plusieurs comportements peuvent être rangés dans cette catégorie : la porno-dépendance sur Internet est également reconnue par celui qui s’y trouve assujetti comme une manière de se punir, de se faire du mal, pour une attirance perçue comme privée de tout attrait, en particulier sexuel (l’impuissance physique est même une des conséquences pour celui qui cède à ce vice). Quelque chose de semblable se produit également dans le monde réel, comme l’atteste cette étrange tendance (également en expansion chez les jeunes) à s’infliger des incisions sur le corps, à tracer des tatouages et à se faire des piercings, ou bien à se livrer sans retenue à des comportements à haut risque, tant pour eux que pour les autres. Ces fameuses « hécatombes du samedi soir » et rave-parties, aux dires de certains survivants, entrent dans une sorte de mécanisme d’autopunition inconsciente, pour fuir 14

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une condition de vie considérée comme négative. Dans de tels cas, la souffrance devient une tentative désespérée de se sentir vivant, d’échapper à une angoisse plus voilée, mais aussi plus dévastatrice que la douleur physique : cela a pour fonction de faire sortir d’une condition d’apathie chronique, de vide existentiel, en conduisant à une forme paradoxale de soulagement. Le parcours de la dépendance à l’égard du virtuel présente finalement les mêmes caractéristiques que les autres dépendances (à la nourriture, à la drogue, au sexe, au jeu), où la recherche du plaisir devient de plus en plus une idée fixe et, devant la diminution des résultats obtenus, la personne en vient à devoir recourir à des « doses » toujours plus massives. Et même si les résultats ne sont plus ceux que l’on espérait, le temps et les énergies investis n’en sont pas moins importants. Le mécanisme propre à la dépendance semble consister en ce que les scientifiques appellent « renforcement d’attentes », c’est-à-dire la dynamique de manque et de punition, qui se trouve à la base des comportements déviants (dont les dépendances constituent une sous-catégorie) et qui conduit à consacrer à ceux-ci toujours plus de temps, de ressources, d’énergies, jusqu’à s’autodétruire. C’est comme si une partie de soi cherchait le plaisir et que l’autre la désapprouvait. La dépendance devient alors une forme d’automatisme dont on a l’impression d’avoir perdu le contrôle. Tout en offrant d’immenses possibilités, à plusieurs niveaux — informations, données, rapidité de contact, développement des relations —, Internet reproduit les problématiques propres au monde sans Internet (solitude, pornographie, violence, vols, espionnages, virus), mais à une échelle qualitativement différente. C’est pourquoi, comme l’admet encore Tonioni, la thérapie évolue dans la même direction que celle des problèmes rencontrés dans d’autres domaines. Précisons que le problème ne réside pas dans l’instrument, mais dans les personnes qui s’en servent : « Nous examinons leur trouble affectif, relationnel. Il n’y a pas de 15

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thérapie avec un délai déterminé. Celui qui guérit commence à sortir avec une fille, à pratiquer un sport — conclut Tonioni —, mais nous ne disons jamais d’éteindre l’ordinateur17. » Alors, que faut-il penser ? Internet propose-t-il une histoire déjà, connue, ou bien est-ce une véritable nouveauté ? Et dans le cas d’une éventuelle dépendance, exige-t-il des attentions de type différent ?

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Chapitre i

Le défi de la nouveauté. Un vieux problème toujours d’actualité

La technologie nous rend-elle plus ou moins humains ? Toute innovation fait peur au début, mais elle peut aussi imprimer des accélérations exponentielles à la pensée. L’histoire est pleine d’exemples de ce type, différents dans leurs causes circonstancielles, mais très semblables par les façons de procéder et par les sentiments suscités. Un cas significatif a été l’apparition en Italie du célèbre Hymne à Satan de Giosuè Carducci (1863), qui puise son inspiration dans la vague émotive suscitée par la grande invention de l’époque, le train. Pour le poète, cela inaugure une nouvelle ère ; sa puissance réduit en poussière les résidus de la superstition et de la religion, pour manifester le triomphe de la science et de la technique, tout en garantissant prospérité et bien-être pour tous18. Et pourtant, quelques années plus tard, dans un autre poème, Alla stazione una mattina d’autunno (1873), il changera d’opinion, en reconnaissant des aspects inquiétants : le train n’y apparaît plus comme « beau et horrible ». Il devient plutôt un « monstre » impie, triste et lugubre, réduit à 17

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En lecture partielle‌


Table des matières

Introduction. Qu’est-ce la dépendance ?................................. 5 Est-ce vraiment anormal de « dépendre » ?................................. 5 La difficulté de déchiffrer les nouvelles dépendances.....................7 Internet comme miroir du monde physique...............................13 Chapitre I. Le défi de la nouveauté. Un vieux problème toujours d’actualité............................................................................. 17 La technologie nous rend-elle plus ou moins humains ?.............. 17 La révolution du Web............................................................. 19 Le temps passé sur le Web........................................................26 Chapitre II. Les multiples visages du digital : paradis virtuel ou enfer.net ?............................................................................... 29 L’ambiguïté du Web............................................................... 29 Révélations sur soi et confidentialité : un binôme indispensable.. 32 La violence sur Internet............................................................35 L’actualité des anciennes vertus................................................40

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Chapitre III. Les relations sur Internet. Toujours connectés ou toujours seuls ?...................................................................... 45 Qualité et quantité s’excluent. Même dans le Web....................46 Peut-on nouer une relation affective avec une machine ?........... 48 Les consultations en ligne........................................................ 52 Une aide pour sortir de la prison : des attaches faibles............... 57 Chapitre IV. Le Web comme point de non-retour. Comment le vivre sans en devenir esclave.............................................. 61 Web et vie. Un problème sapiential......................................... 61 L’ancienne leçon de la sagesse : la conscience............................. 63 L’attention au corps : la méditation.........................................67 L’actualité permanente de la vie spirituelle...............................70 Le piège de l’occupation multitâche.......................................... 72 Qu’est-ce que nous voulons ?.................................................... 75 Chapitre V. Quelques pistes pour l’éducation.......................79 La mindfulness appliquée au travail intellectuel......................79 La mindfulness comme thérapie de la dépendance................... 84 Stratégies contre la violence en ligne......................................... 85 Le côté éducatif de la conscience............................................... 91 Le besoin d’éducateurs compétents............................................ 93 Conclusion. Être libre signifie « décrocher »..........................97 Internet, c’est la vie ?............................................................... 98 Un thème ancien et toujours d’actualité................................. 100 Notes...................................................................................105

1 Achevé d’imprimer le 21 septembre 2016 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).

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Giovanni Cucci, jésuite italien, docteur en philosophie, et licencié en psychologie enseigne la philosophie et la psychologie à l’Institut Aloisianum de Padoue et à l’Université pontificale grégorienne de Rome. Il collabore également à la revue La Civiltà Cattolica.

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