Divine Miséricorde

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Cal Christoph Schönborn – Cal Philippe Barbarin Tugdual Derville – Mgr André-Mutien Léonard Mgr Guy Bagnard – Cal Francis Arinze Cal Malcolm Ranjith

Le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, « La miséricorde divine ». Le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, « Les relations entre chrétiens et musulmans à Lyon ». Tugdual Derville, délégué général de l’Alliance pour les Droits de la Vie, « La soif de miséricorde dans les sociétés traversées par les atteintes à la vie ». Monseigneur Léonard, évêque de Namur, « Le cœur de Jésus, source de la miséricorde ». Monseigneur Bagnard, évêque de Belley-Ars, « La miséricorde et le ministère du prêtre ». Le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, « La sainte liturgie chante la Divine Miséricorde ». Le cardinal Ranjith, préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements, « La miséricorde dans la mission de l’Église ».

ISBN 978-2-87356-412-4 Prix TTC : 10,00 €

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Divine miséricorde

« Allumez l’étincelle de la miséricorde de Dieu. Soyez témoins de la miséricorde. » Cette parole prophétique de Jean-Paul II fait référence au message que sœur Faustine a reçu de Jésus : la confiance totale en Dieu et l’attitude miséricordieuse envers le prochain. La miséricorde est en effet au cœur de la foi chrétienne. Pareille vérité méritait bien un congrès. Celui-ci — le premier Congrès apostolique mondial de la Miséricorde — s’est tenu à Rome du 2 au 6 avril 2008. Pour les quatre mille participants, originaires de plus de deux cents pays, cette rencontre fut une expérience d’Église très forte. Le but était tout simplement de faire connaître le message de la Divine Miséricorde afin de l’accueillir au plus profond du cœur et de le porter joyeusement dans les différents milieux de vie.

COLLOQUIUM

1er Congrès apostolique mondial

ivine miséricorde

© Couverture : Isabelle de Senilhes

COLLOQUIUM

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Rome – du 2 au 6 avril 2008

Cal Christoph Schönborn Cal Philippe Barbarin Tugdual Derville Mgr André-Mutien Léonard Mgr Guy Bagnard Cal Francis Arinze Cal Malcolm Ranjith

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ivine miséricorde

Rome – du 2 au 6 avril 2008



Divine Miséricorde 1er Congrès apostolique mondial tenu du 2 au 6 avril 2008 à Rome (Italie)


Les éditions Fidélité tiennent à remercier chaleureusement les pères JeanMarie Faux et Jean De Ridder pour leur contribution à cet ouvrage.

© Éditions Fidélité • 7, rue Blondeau • 5000 Namur • Belgique info@fidelite.be • www.fidelite.be ISBN : 978-2-87356-412-4 Dépôt légal : D/2008/4323/25 Maquette et mise en page : Isabelle de Senilhes (couverture) Jean-Marie Schwartz (intérieur)


Introduction

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l’étincelle de la miséricorde de Dieu. Soyez témoins de la miséricorde. » Cette parole prophétique de Jean-Paul II fait référence au message que sœur Marie-Faustine Kolawska (1905 – 1938) a reçu de Jésus et qu’elle nous transmet : la confiance totale en Dieu et l’attitude miséricordieuse envers le prochain. La miséricorde est en effet au cœur de la foi chrétienne. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Luc 6, 36), demande le Christ. Dieu est Amour et l’amour est miséricorde. Tout au long de l’Évangile, Jésus, Visage humain de Dieu, la vit en paroles et en actes. Tout enfant de Dieu est appelé à accueillir la grâce de la miséricorde divine et à entrer dans ce mouvement du cœur qui évangélise les relations et répand la paix, ce bien si précieux. Pareille vérité, centrale pour le chrétien, méritait bien un congrès. Celui-ci — le premier Congrès apostolique mondial de la Miséricorde — s’est tenu à Rome du 1er au 6 avril 2008, soit trois ans après la mort du pape Jean-Paul II. Il était organisé par l’archevêque de Vienne, le cardinal Christoph Schönborn. Pour les quatre mille participants, originaires de plus de deux cents pays, cette rencontre fut une expérience d’Église très forte au rythme de la prière, des conférences et témoignages, de célébrations eucharistiques et de rencontres festives. Le but était tout simplement de faire connaître le message de la Divine Miséricorde afin de l’accueillir au plus proLLUMEZ

Introduction

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fond du cœur et de le porter joyeusement dans les différents milieux de vie. La Miséricorde divine, centre de la foi chrétienne, était importante pour le pape Jean-Paul II, a rappelé le cardinal Christoph Schönborn dans son introduction. Le cardinal Philippe Barbarin a, pour sa part, fondé son approche à partir du récit d’un pèlerinage à Tibhirine effectué en compagnie de musulmans lyonnais. Monsieur Tugdual Derville, fort de son expérience auprès des mères confrontées à l’avortement, s’est attaché à montrer combien l’annonce de la Miséricorde est une priorité en matière d’évangélisation. Monseigneur AndréMutien Léonard a longuement évoqué le Cœur de Jésus, source de toute miséricorde. Partant de l’expérience du Curé d’Ars, Monseigneur Guy Bagnard a pu développer son lien avec le ministère du prêtre. Le cardinal Francis Arinze, quant à lui, a pointé les nombreux moments qui, dans la liturgie, chantent la divine miséricorde. Enfin, le cardinal Malcolm Ranjith a décrit toute l’importance de la miséricorde dans la mission de l’Église. Donnons le dernier mot de cette introduction à sœur Faustine qui, dans une prière, s’adresse à Dieu et lui demande, avec des mots simples et concrets, les trois degrés de la miséricorde : l’action, la parole et la prière. L’éditeur Je désire me transformer tout entière en Ta miséricorde et être ainsi un vivant reflet de Toi, ô Seigneur ; que le plus grand des attributs divins, Ton insondable miséricorde, passe par mon âme et mon cour sur le prochain. Aide-moi, Seigneur, pour que mes yeux soient miséricordieux, pour que je ne soupçonne jamais ni ne juge d’après les apparences extérieures, mais que je discerne la beauté dans l’âme de mon prochain et que je lui vienne en aide.

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Introduction


Aide-moi, Seigneur, pour que mon oreille soit miséricordieuse, afin que je me penche sur les besoinsde mon prochain et ne reste pas indifférente à ses douleurs ni à ses plaintes. Aide-moi, Seigneur, pour que ma langue soit miséricordieuse, afin que je ne dise jamais de mal de mon prochain, mais que j’aie pour chacun un mot de consolation et de pardon. Aide-moi Seigneur, pour que mes mains soient miséricordieuses et remplies de bonnes actions, afin que je sache faire du bien à mon prochain et prendre sur moi les tâches les plus lourdes et les plus déplaisantes. Aide-moi, Seigneur, pour que mes pieds soient miséricordieux, pour me hâter au secours-de mon prochain, en dominant ma propre fatigue et ma lassitude. Mon véritable repos est de rendre service à mon prochain. Aide-moi, Seigneur, pour que mon cour soit miséricordieux, afin que je ressente toutes les souffrances de mon prochain. Je ne refuserai mon cour à personne. Je fréquenterai sincèrement même ceux qui, je le sais, vont abuser de ma bonté, et moi, je m’enfermerai dans le Cœur très miséricordieux de Jésus. Je tairai mes propres souffrances. Que Ta miséricorde repose en moi, ô mon Seigneur. C’est toi qui m’ordonnes de m’exercer aux trois degrés de la miséricorde ; le premier : l’acte miséricordieux — quel qu’il soit ; le second : la parole miséricordieuse — si je ne puis aider par l’action, j’aiderai par la parole ; le troisième — c’est la prière. Si je ne peux témoigner la miséricorde ni par l’action, ni par la parole, je le pourrai toujours par la prière. J’envoie ma prière même là où je ne puis aller physiquement. Ô mon Jésus, transforme-moi en Toi, car Tu peux tout. Sœur Faustine, Petit journal, § 163



Conférence d’ouverture du 1er Congrès apostolique mondial sur la Divine Miséricorde d Cardinal Christoph Schönborn

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MINENCES, Excellences, chers participants à ce premier Congrès

sur la Divine Miséricorde ! « Misericordias Domini in aeternum cantabo », « Tes miséricordes, Seigneur, je veux les chanter éternellement » (Ps 89, 2). Vraiment, nous pouvons louer aujourd’hui, en ce troisième anniversaire du dies natalis (« de la naissance au ciel ») du Serviteur de Dieu le pape Jean-Paul II, la miséricorde du Seigneur. Avec le Saint-Père, le pape Benoît, nous tournons nos regards vers cette fenêtre du troisième étage du Palais apostolique, la fenêtre du pape, et nous nous souvenons du 2 avril 2005. C’était le soir qui précède le dimanche in albis, la veille de la fête de la Miséricorde. Et, vraiment, tout le monde avait les yeux tournés vers cette fenêtre, sachant que le pape allait mourir. La maladie du pape se prolongeait. Il n’était plus en état de célébrer en personne les offices de la Semaine Sainte. Beaucoup de personnes gardent, indélébile, le souvenir de l’apparition du pape à la fenêtre pour la bénédiction Urbi et Orbi : il voulait adresser un salut pascal à la foule rassemblée sur la place Saint-Pierre et devant les télévisions. Il ne pouvait plus Cardinal Christoph Schönborn

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parler. Seulement un geste de bénédiction, sans paroles, et ce visage souffrant, inoubliable, du pape bien-aimé. Ce fut son dernier salut, sa dernière apparition à la fenêtre. Le vendredi 1er avril, j’eus la joie de célébrer l’eucharistie avec plusieurs cardinaux et évêques dans la salle de la dernière Cène, à Jérusalem. Au début de la Sainte Messe arriva la nouvelle que le pape était en fin de vie et qu’il pouvait partir d’un moment à l’autre. C’était très émouvant de prier pour le Saint-Père et de célébrer l’eucharistie justement dans la salle de la dernière Cène, à Jérusalem. Vers la fin de la Sainte Messe arriva la nouvelle que le Saint-Père était de nouveau un peu mieux. Ma première pensée fut : que le Seigneur le prenne avec lui le dimanche de la Miséricorde. Ce serait, pour ainsi dire, la juste date de mort pour le pape Jean-Paul II.

I. Le Serviteur de Dieu Jean-Paul II, le pape de la miséricorde Nous savons comment se sont déroulés les événements. Je pense que le cardinal Dziwisz est le témoin le plus autorisé de ces heures ; ainsi que le cardinal Ruini, lui aussi présent. À huit heures du soir, le samedi 2 avril où, selon la liturgie, se situe déjà le dimanche (en effet, le dimanche, liturgiquement parlant, commence avec les vêpres du samedi soir, appelées à juste titre « Premières vêpres du dimanche »), le secrétaire du SaintPère célébra une fois encore la Sainte Messe près du lit du pape. C’était déjà la messe du dimanche de la Miséricorde. Pour la dernière fois, le Saint-Père reçut la communion sous la forme de quelques gouttes du Sang précieux du Christ, et, à 21 h 37, il s’en alla vers la Maison du Père miséricordieux. C’est ainsi que son chemin terrestre prit fin le jour du « Dimanche de la Miséricorde », fête qu’il avait instituée l’année du jubilé, en 2000. En effet, le dimanche in albis de l’an 2000, il avait donné cette nouvelle dénomination au dimanche de l’octave de 8

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Pâques et procédé à la canonisation de sœur Maria Kowalska, la première sainte du nouveau millénaire. Il est difficile, voire impossible, de ne pas voir dans cette coïncidence un « signe du ciel ». Dieu n’a-t-il pas mis ainsi en quelque sorte « sa signature » sur tout un programme de vie que le pape Jean-Paul II a défini, de manière tout à fait explicite, comme sa mission ? En 1997, à Lagiewnicki, où a vécu et où est enterrée sœur Faustina, il déclarait : « Le message de la Divine Miséricorde a, en un certain sens, formé l’image de mon pontificat. » Je vous invite donc à considérer ensemble le chemin que le pape Jean-Paul II a parcouru avec ce mystère, comment il l’a expérimenté, vécu, pesé, et comment il l’a transmis à nous tous. À l’occasion de sa dernière visite en Pologne — c’était l’adieu à son pays, en 2002 — le pape a consacré la nouvelle basilique de Lagiewnicki, le sanctuaire de la Divine Miséricorde. Je voudrais citer quelques phrases de cette prédication qui, pour moi, représente comme une sorte de mandat pour l’Église, pour sa patrie polonaise, mais aussi pour l’Église mondiale. C’était comme une demande intime du pape et, au fond, une demande de Jésus à notre temps. Je confesse que les paroles prononcées par le pape Jean-Paul II représentent pour moi une charge, quasi une mission. Ce 17 août 2002, à Lagniewnicki, il déclara : « Comme le monde d’aujourd’hui a besoin de la miséricorde de Dieu ! Dans tous les continents, du fond de la souffrance humaine, s’élève l’invocation de la miséricorde. Là où dominent la haine et la soif de vengeance, là où la guerre engendre la douleur et la mort des innocents, là est nécessaire la grâce de la miséricorde, pour apaiser les esprits et les cœurs, et pour faire advenir la paix. Là où manquent le respect pour la vie et la dignité de l’homme, l’amour miséricordieux de Dieu est nécessaire, car à sa lumière apparaît l’inexprimable valeur de tout être humain. Nous avons besoin de la miséricorde pour que toute injustice dans le monde trouve son terme dans la splendeur de la vérité. » Cardinal Christoph Schönborn

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Vinrent ensuite ces paroles solennelles qui représentent vraiment une sorte de testament de ce grand pape : « C’est pourquoi aujourd’hui, dans ce sanctuaire, je veux solennellement confier le monde à la Divine Miséricorde. Je le fais avec le désir ardent que le message de l’amour miséricordieux de Dieu, proclamé ici par l’intermédiaire de sœur Faustina, rejoigne tous les habitants de la terre et remplisse leur cœur d’espérance. Que ce message se répande de ce lieu dans toute notre patrie bien-aimée et dans le monde. Que s’accomplisse la ferme promesse du Seigneur Jésus : « D’ici sortira l’étincelle qui préparera le monde à ma dernière venue. Nous devons allumer cette étincelle de la grâce de Dieu et transmettre au monde ce feu de la miséricorde. C’est dans la miséricorde de Dieu que le monde trouvera la paix et l’homme le bonheur ! Je vous confie cette tâche, très chers frères et sœurs. Soyez témoins de la miséricorde ! » Je pense que ces paroles du grand pape, léguées comme un testament en Pologne à l’occasion de son dernier voyage, à la veille de son retour, sont comme une directive à toute l’Église pour notre temps. Elles sont aussi, d’une certaine manière, les « marraines de baptême » de ce Congrès. Nous voulons recevoir comme une mission son appel : « Soyez témoins de la miséricorde. » Ensuite s’est produit quelque chose de tout à fait émouvant : à la fin de la célébration eucharistique, le Saint-Père raconta, tout à fait spontanément, quelques souvenirs personnels. Dans ces quelques phrases apparaissait comment le thème de la divine miséricorde était profondément ancré dans sa vie, comment il était, pour ainsi dire, l’agrafe qui la tient ensemble. Dès le commencement de son difficile chemin vers le sacerdoce, on rencontre le message de la divine miséricorde et celui-ci fut le sceau de l’heure de sa mort. Je cite ce qu’il a dit ce 17 août 2002 : « À la fin de cette célébration, je désire 10

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vous confier que beaucoup de mes souvenirs personnels sont liés à ce lieu, à Lagiewnicki, un faubourg de Cracovie. Je venais ici surtout pendant l’occupation nazie, quand je travaillais dans l’usine voisine, Solvay. Je me souviens encore aujourd’hui de la rue qui va de Borek Falecki à Debniki. Je la parcourais tous les jours en allant travailler, selon les diverses pauses, avec des galoches de bois. Qui aurait cru que cet homme en sabots aurait un jour consacré la basilique de la Divine Miséricorde, à Lagiewnicki, de Cracovie ? » En 1942, Karol Wojtila était entré au « séminaire secret », fondé par le cardinal Sapieha, le courageux archevêque de Cracovie. Un compagnon de séminaire, Andreas Deskur, aujourd’hui cardinal de curie en fauteuil roulant, gravement malade, avait attiré son attention sur le message de la Divine Miséricorde d’une certaine sœur Faustina Kowalska, née en 1905 et décédée à trente-trois ans, en 1938. Donc, depuis ce moment, il connaissait cette simple sœur, devant le monastère de laquelle il passait chaque jour pour aller à son travail, travail forcé dans une usine chimique. Il avait entendu parler des messages qu’elle recevait de Jésus et qui sont fidèlement rapportés dans son journal. Karol Wojtila, comme évêque auxiliaire de Cracovie, puis comme archevêque et cardinal, s’est beaucoup dépensé pour la béatification de sœur Faustina. Il dut surmonter quelques résistances, car le Saint Office, comme s’appelait alors l’actuelle Congrégation pour la Doctrine de la Foi à Rome, formulait de sérieuses réserves sur les écrits de sœur Faustina. Par la suite, il apparut que cette méfiance était due à des traductions erronées ou équivoques. Finalement, comme pape, Jean-Paul II a pu béatifier sœur Faustina en 1993 et la canoniser en 2000. Il a souligné à maintes reprises comment le thème de la miséricorde a été central dans sa vie. Mais, dans les messages de sœur Faustina qui, au fond, ne disent rien d’autre que ce que dit l’Évangile, il a surtout vu une réponse à l’ampleur Cardinal Christoph Schönborn

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indescriptible prise par le mal au XXe siècle et dont il fut luimême, dans sa vie, le témoin direct : les horreurs du nationalsocialisme, les souffrances incroyables de la population polonaise pendant l’occupation nazie et le communisme qui lui succéda. Jetant un regard en arrière sur ces années douloureuses, il disait en 1997 : « Le message de la Divine Miséricorde m’a toujours été très cher et proche. C’est comme si l’histoire l’avait inscrit dans la tragique expérience de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ces années difficiles, ce fut un soutien tout particulier et une source inépuisable d’espérance, non seulement pour les habitants de Cracovie, mais pour toute la nation polonaise. Ce fut aussi mon expérience personnelle que j’ai emportée avec moi sur le Siège de Pierre et qui, en un certain sens, a formé l’image de mon pontificat. » Nous nous posons naturellement la question : le pape Jean-Paul II voulait-il promouvoir ainsi une forme particulière de dévotion ? Vous connaissez tous l’image de Jésus miséricordieux de Lagiewnicki de Cracovie, avec les rayons qui sortent de lui, vous connaissez la petite couronne de la Divine Miséricorde, l’heure de la Miséricorde. Le pape a certainement apprécié ces formes de dévotion, mais il les a plutôt rarement thématisées. Par contre, il trouvait dans les paroles, les messages que sœur Faustina recevait de Jésus et qu’elle transmettait dans un langage tout à fait simple, la réponse aux grandes questions, aux grands défis de notre temps. Le pape Jean-Paul II a réfléchi, pendant toute sa vie, à la lumière de ces messages, sur le mystère inépuisable de la Divine Miséricorde. Ce mystère a modelé son ministère de prêtre, d’évêque, de pape et a touché, à travers sa personne, un nombre infini d’êtres humains dans le monde entier. Il fut en vérité un « témoin » unique de la Miséricorde. Avant d’aborder le thème de la Miséricorde dans son contenu, je voudrais faire une brève observation sur les « révéla12

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tions privées ». Quelle valeur ont-elles ? Dans quelle mesure nous engagent-elles ? Écoutons ce que dit à ce propos le Catéchisme de l’Église catholique : « Tout au long des siècles, il y a eu des révélations appelées “privées”, dont certaines ont été reconnues par l’autorité de l’Église. Elles ne font toutefois pas partie du dépôt de la foi. Leur rôle n’est pas d’améliorer ou de compléter la Révélation définitive du Christ, mais d’aider à la vivre plus pleinement dans une période historique déterminée. Guidé par le Magistère de l’Église, le sens des fidèles sait discerner et accueillir ce qui, dans ces révélations, constitue un appel authentique du Christ et de ses saints à l’Église » (no 67). Les « révélations privées » reçues par sœur Faustina aident certainement à vivre plus pleinement la Révélation du Christ « dans une époque déterminée ». Et il y a aussi en elles, sans aucun doute, « un appel authentique du Christ adressé à l’Église ». Et justement aujourd’hui, en ce troisième anniversaire de la mort du grand pape de la Miséricorde, nous qui sommes venus de toutes les parties de la terre à ce Congrès, nous désirons nous efforcer ensemble d’écouter et d’accueillir cet appel du Christ à l’Église d’aujourd’hui. Que le Christ luimême nous aide à saisir plus profondément son désir, si souvent recommandé au cœur de sainte Faustina : que tous les hommes connaissent sa Miséricorde, en fassent l’expérience et la vivent personnellement.

2. La Miséricorde de Dieu, centre de la foi chrétienne J’aimerais maintenant m’interroger avec vous sur les points les plus importants de la doctrine de la Miséricorde de Dieu. Je m’intéresserai d’abord à la Miséricorde de Dieu dans l’Ancien Testament. Ensuite, je porterai mon regard sur Jésus, qui est la Miséricorde de Dieu en personne. Enfin, je donnerai quelques indications sur la manière dont nous pouvons Cardinal Christoph Schönborn

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nous-mêmes vivre plus profondément le mystère de la Miséricorde. La miséricorde de Dieu, cœur de l’Ancien Testament Malheureusement persiste encore l’idée fausse que le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu de colère, et le Dieu du Nouveau Testament un Dieu bienveillant. La réalité est tout autre. L’Ancien Testament est une grande école de la Miséricorde de Dieu. Dieu se révèle à Moïse comme un « Dieu de tendresse et de miséricorde, lent à la colère et plein d’amour et de fidélité » (Ex 43, 6 ; Catéchisme de l’Église catholique, no 210). Sa colère est comme la nôtre. Sa colère est seulement le revers de son amour passionné. Sa colère est l’expression de sa sollicitude. Ce n’est pas lui qui a besoin de son peuple, mais son peuple qui a besoin de lui. C’est quand son peuple s’éloigne de lui qu’il tombe dans le malheur et la misère. « Parce que mon peuple m’a abandonné, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes craquelées, qui ne gardent pas l’eau » (Jr 2, 13). L’amour de Dieu pour son peuple est d’une fidélité inimaginable. Mais il est aussi véridique. Sa miséricorde se manifeste en premier lieu dans le fait qu’elle dévoile la vérité. Y a-t-il une religion dans laquelle soient mises à nu et châtiées, avec une critique aussi inexorable, impitoyable, toutes les erreurs de la communauté ? Les erreurs sont dénoncées sans ménagements, toute faute est appelée par son nom. À tous, depuis le roi jusqu’aux personnes les plus simples, sont reprochés leurs manquements — apparemment sans pitié. Mais c’est justement en cela que se manifeste la Miséricorde de Dieu. Celle-ci ne peut exister sans la vérité. Elle ne peut guérir que si elle formule le diagnostic de façon parfaitement claire et honnête. L’Ancien Testament révèle la grandiose Miséricorde de Dieu pour les péchés de son peuple. Mais les péchés ne sont ni minimisés ni banalisés. Le Christ portera ce point jusqu’à son achèvement : sa miséricorde n’existe jamais sans la vérité. Les hypocrites ne trouvent pas pitié 14

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parce qu’ils se comportent comme s’ils n’avaient pas besoin de pardon. La miséricorde ne peut « fonctionner » que là où les péchés sont appelés par leur nom. Mais, en même temps, il ne nous est possible de fixer le regard sur notre propre misère, de voir et reconnaître nos péchés que dans la rencontre de la Miséricorde divine. Avouer sa faute en face d’un juge impitoyable serait, en un certain sens, un suicide. C’est seulement en face de Dieu qui hait le péché, mais aime le pécheur qu’il est possible de reconnaître et de confesser son péché. Comme un enfant qui a fait des siennes, le pécheur peut courir vers Dieu et se jeter dans ses bras miséricordieux. C’est seulement la confiance en Dieu, en Jésus (« Jezu, ufam tobie », « Jésus, j’ai confiance en toi ») qui donne vraiment la force de se repentir de ses péchés par amour de Dieu. On reproche volontiers à la Bible et au christianisme de parler continuellement du péché. Et c’est vrai : notre liturgie parle beaucoup du péché. Mais cela ne dépend-il pas aussi du fait que nous avons confiance dans la miséricorde de Dieu ? Comme nous croyons et sommes sûrs que Dieu est infiniment miséricordieux, nous n’avons pas besoin de cacher nos péchés, de nier nos erreurs, de proclamer continuellement notre innocence. C’est seulement ainsi que nous pouvons comprendre pourquoi les grands saints se considéraient comme de grands pécheurs. À la lumière de la Miséricorde de Dieu, ils voyaient à quel point ils étaient encore pécheurs et comme était profonde leur misère. Je citerai pour conclure un texte surprenant de sœur Faustina qui éclaire la question : « L’Ancien Testament est vraiment la grande histoire d’amour de Dieu avec son peuple, l’école de la miséricorde. Mais c’est seulement en Jésus Christ que se révèle l’entière mesure de la Miséricorde de Dieu. Il est la Miséricorde de Dieu “en personne”. »

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Jésus, « l’Incarnation » de la Miséricorde de Dieu Jésus lui-même nous fournit la meilleure preuve que le Dieu de l’Ancien Testament est le Dieu de miséricorde. Comme « formule brève » de chemin vers la sainteté, il dit simplement ceci : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36). Vivre la miséricorde signifie donc être parfaits « comme votre Père Céleste est parfait » (Mt 5, 48). Mais comment notre Père céleste est-il miséricordieux ? Le savons-nous ? Comment pouvons-nous l’apprendre ? Comment la Miséricorde de Dieu peut-elle nous entrer pour ainsi dire « dans le sang » pour que nous la reconnaissions spontanément, de l’intime du cœur, que nous la portions en nous et que nous l’aimions ? Comment pouvons-nous, nous pauvres pécheurs, refléter la perfection de Dieu précisément dans sa miséricorde ? En vue de cela, il a préparé son peuple tout au long de l’Ancien Testament. Et, « quand est venue la plénitude des temps, il a envoyé son Fils » (Ga 4, 4). Maintenant, nous pouvons voir, en forme humaine, la Miséricorde de Dieu. Et nous pouvons apprendre, en communion avec Jésus, la miséricorde de son Père. En vivant en communion avec Jésus, nous pouvons le suivre, devenir ses disciples. Il peut nous montrer la miséricorde de son cœur. Bien plus, il peut l’imprimer en nous, nous former selon son cœur. Telle est la voie nouvelle que le Père nous a ouverte. Comment pourrions-nous connaître autrement la Miséricorde de Dieu si nous ne pouvions la contempler dans le visage humain de Jésus ? La miséricorde de Jésus est donc notre voie pour devenir semblables à Dieu. Aussi devons-nous le prier de nous montrer sa miséricorde. Je prierai finalement Sœur Faustina de nous donner sa parole, qui peut ici nous aider. Souvent, dans l’Évangile, nous voyons Jésus saisi par la miséricorde. Je rapporte seulement ici trois exemples : la veuve de Naïn (Lc 7, 11-15). Son fils unique est mort. On le porte hors de la ville. Jésus rencontre le cortège funèbre. Quand Jésus vit la veuve, « il fut pris de compassion », 16

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littéralement « il fut pris aux entrailles ». Une autre fois, c’est la rencontre et la prière désolée d’un lépreux qui émeuvent profondément Jésus (Mc 1, 41 ss.). Une autre fois encore, ce sont deux aveugles, qui, par leur misère, suscitent la profonde compassion de Jésus (Mt 20, 34). La miséricorde à vivre par chacun Qu’est-ce que la miséricorde ? Est-ce une réaction spontanée, naturelle, à la misère du prochain ? Ou plutôt Jésus n’a-t-il pas apporté du ciel sur la terre, avec sa Miséricorde, une réalité nouvelle ? Certains, aujourd’hui, cherchent à faire passer l’euthanasie pour de la miséricorde. N’est-il pas cruel de permettre qu’un malade se torde de douleur jusqu’à la mort ? N’est-il pas miséricordieux d’abréger sa souffrance ? Cela donne à penser que les promoteurs de l’euthanasie doivent, pour ainsi dire, « embellir » le meurtre du malade pour pouvoir le défendre. Comme chrétiens, nous devons chercher à appeler les choses par leur nom, les mettre sous la lumière de la vérité. Un ami, médecin, m’a confié comment il se comporte à l’égard des demandes d’euthanasie. Quand des personnes viennent lui dire : « Docteur, notre grand-mère souffre tant, vous ne pourriez pas abréger sa souffrance, vous savez, avec une petite piqûre… ? » Il répond : « Mais tuez-la vous-mêmes, votre grandmère ! » En un mot, tout est clair : l’euthanasie est un homicide, même si elle se cache sous le manteau de la miséricorde. La miséricorde est une attitude fondamentale de l’être humain. Ce n’est pas par hasard que nous assimilons le manque de miséricorde avec le manque d’humanité. Celui qui, confronté à la douleur, com-patit avec celui qui souffre, se comporte en être humain. Celui qui joue avec la douleur se comporte de manière inhumaine. En ce sens, la Miséricorde de Jésus a des traits simplement humains. À l’école de Jésus, nous apprenons les simples vertus humaines. Nous devons donc être miséricordieux pour être vraiment humains. Cardinal Christoph Schönborn

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Quelque chose proteste en moi : je ne peux tout de même pas être miséricordieux envers tous. Et puis, la miséricorde n’est-elle pas comme un « regard jeté du haut vers le bas » ? N’avons-nous pas plutôt besoin de justice que de miséricorde ? Dans ma jeunesse — j’appartiens à la génération dite des soixante-huitards — c’était le grand thème : changer les structures, ne pas se contenter de saupoudrer, çà et là, un peu de compassion. C’était la tentation du marxisme : devoir changer radicalement la société. En ce temps-là, on pensait que les œuvres de miséricorde ne servaient qu’à cimenter les structures injustes. La question est en effet brûlante : Jésus a-t-il véritablement changé le monde ? Pourquoi la guerre, la famine, la souffrance continuent-elles ? Jésus a-t-il seulement éliminé la misère dans son temps ? Il a aidé quelques personnes individuelles, mais à quoi cela a-t-il servi ? Jésus lui-même a déjà souligné, de manière provocante, à Nazareth, sa patrie, que déjà avant lui les prophètes n’avaient guéri que quelques personnes et que la même chose arrivait avec lui (cf. Lc 4, 27). Nous connaissons ce dilemme : à quoi sert la miséricorde dans des cas particuliers, pour tous les autres qui se trouvent dans la même situation ? Devons-nous dès lors renoncer à la miséricorde, vu qu’elle ne résout pas tout ? Jésus a répondu à cette question par la parabole de la miséricorde du bon samaritain. « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho et il tomba aux mains de brigands… » Un docteur de la loi avait demandé : « Qui est mon prochain ? » précisément à cause de cette difficulté : je ne peux pas aimer tout le monde ! Mais il ne s’agit pas de cela. La miséricorde n’est pas un vague sentiment « d’amour universel ». Elle est concrète. Dans le récit de Jésus, un prêtre et un lévite passent par là. Ils voient cet homme à moitié mort, dépouillé de tout et ils passent outre. Ils avaient des motifs raisonnables pour cela : peur peut-être d’être à leur tour agressés. Les brigands pouvaient encore être dans le voisinage. Le samaritain agit de manière humaine : il 18

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est pris d’une profonde compassion. Il fait ce que la situation requiert. Il interrompt tout son programme de voyage, ses engagements et ses rendez-vous et s’occupe du blessé. « Qui de ceux-ci, à ton avis, a été le prochain de l’homme qui était tombé entre les mains des brigands ? » La réponse est inévitable : « Celui qui a eu compassion de lui » (Cf. Lc 10, 25-37). La miséricorde est concrète. Elle ne concerne pas en quelque sorte un peu tout le monde, mais celui qui, ici et maintenant, a besoin de mon aide. Nous avons tous besoin d’aide, nous avons tous besoin de miséricorde. Oui, certainement. Mais le savons-nous ? Ne croyons-nous pas souvent n’avoir besoin d’aucune aide, à plus forte raison, d’aucune miséricorde ? Ceci m’est devenu particulièrement clair dans mon travail avec les personnes dépendantes, en particulier avec les alcooliques. Ceux-ci sont souvent persuadés qu’ils n’ont besoin d’aucune aide. « Je m’en tire tout seul ! » Mais ils n’y arrivent pas. Ils se trompent et essaient de tromper les autres. Ils croient pouvoir le cacher. Ils sont conscients de leur dépendance, mais ils continuent à croire qu’ils vont s’en tirer tout seuls. Comment la miséricorde pourrait-elle « fonctionner » ici si la conscience de sa misère manque ? Nous entendrons ici, à travers le témoignage de sœur Faustina, des indications précieuses sur la manière dont le Seigneur peut ouvrir une brèche dans le mur de la dépendance. La dépendance est pour moi un exemple pour nous tous qui ne nous confions pas encore assez dans la Miséricorde de Jésus. Jésus sait de quelle miséricorde nous avons besoin. Nous, souvent, nous ne le savons pas encore, ou encore trop peu. Le message de Jésus sur la Miséricorde de son Père fut refusé de diverses manières. Pourquoi ? La Bible a une seule réponse à cela : à cause de la dureté de cœur. Chaque jour, nous commençons l’Office des Heures de l’Église par le Psaume 95 : « VeCardinal Christoph Schönborn

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nez, acclamons le Seigneur… » Et, chaque jour, je suis touché par un verset de ce psaume : « Aujourd’hui écoutez sa voix. N’endurcissez pas votre cœur, comme à Meriba, comme au jour de Massa dans le désert » (Ps 95, 8). L’endurcissement du cœur est le contraire de la miséricorde. Combien nous devons prier pour que notre cœur ne devienne pas dur, endurci, un cœur de pierre ! Il ne doit pas s’émousser, devenir insensible ! C’est justement là le premier péché de l’homme à l’égard de Dieu, mais aussi à l’égard du prochain. L’endurcissement du cœur sépare de Dieu et il est la perte de notre humanité. Notre endurcissement de cœur est cause de tant de douleur entre les êtres humains. C’est aussi la cause de la mort de Jésus. C’est cet endurcissement qui l’a mis en croix, qui l’a crucifié ! Seul l’amour de Dieu qui va jusqu’à la croix peut ouvrir une brèche dans nos cœurs endurcis. Il a montré son amour pour nous en donnant sa vie pour ses ennemis. C’est seulement cet excès de miséricorde envers ceux qui l’ont tué qui peut ouvrir les cœurs. La miséricorde commence à atteindre la pleine mesure du Christ là où elle rencontre la dureté de cœur. C’est seulement la miséricorde, apparemment impuissante, qui peut faire fondre les cœurs pétrifiés. C’est ce qu’a expérimenté le bon larron à la droite de la croix, et c’est pour cela qu’il est le premier en paradis : « En vérité je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43). C’est ce qu’ont expérimenté depuis lors tous ceux qui ont rencontré l’Amour crucifié du Seigneur. Devant la croix, nous comprenons que la Miséricorde de Dieu n’est pas la conséquence, mais la cause de notre miséricorde. Ce n’est pas nous qui avons « fait changer d’humeur » Dieu pour qu’il ne soit plus irrité contre nous, mais miséricordieux à notre égard. Sa Miséricorde précède la nôtre et la rend possible. C’est pourquoi nous voulons et nous pouvons « louer sa Miséricorde éternellement ».

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Chers frères et sœurs, je devrais terminer ici ma contribution. Cependant je dois encore tenir une promesse. À deux reprises, j’ai fait allusion à sainte Faustina, à des témoignages de son journal que j’ai promis de citer. Je dois lui laisser le dernier mot, à elle, la grande sainte de la Miséricorde. Elle, la simple sœur, doit être pour nous, pour les prochains jours de ce Congrès, une puissante protectrice, celle qui nous montre le chemin. Le premier texte a été écrit le 10 octobre 1937 (Diaire, no 1318), à peine un an avant sa mort. « Ô mon Jésus, en signe de reconnaissance pour tant de grâces, je t’offre mon âme et mon corps, mon intelligence et ma volonté et tous les sentiments de mon cœur. Par mes vœux, je me suis donnée tout entière à toi, je n’ai plus rien à pouvoir t’offrir. Jésus me dit : “Ma fille, tu ne m’as pas offert ce qui effectivement est à toi.” Je me concentrai en moimême et me rendis compte que j’aimais Dieu avec toutes les forces de mon âme et, ne réussissant pas à découvrir ce que je n’avais pas donné au Seigneur, je lui demandai : “ Jésus, disle moi et je te le donne immédiatement avec toute la générosité de mon.” Jésus me dit aimablement : “Ma fille, donnemoi ta misère, c’est la seule chose que tu as en propre.” À ce moment, un rayon de lumière éclaira mon âme et je connus l’abîme de ma misère. En ce même instant, je me serrai contre le cœur très sacré de Jésus avec tant de confiance que, si j’avais eu sur la conscience les péchés de tous les damnés, je n’aurais pas douté de la Divine Miséricorde, mais, avec le cœur réduit en poussière, je me serais jetée dans l’abîme de ta Miséricorde. Je crois, Jésus, que tu ne m’aurais pas rejetée mais que tu m’aurais absoute par la main d’un de tes représentants. » « Donne-moi ta misère, la seule chose que tu as en propre. » Tout le reste, nous l’avons reçu en don de Dieu, le corps et l’âme, la vie et les talents, les grâces et les vertus. Seule notre Cardinal Christoph Schönborn

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misère nous appartient en propre ! Quelle invitation à avoir une pleine et entière confiance ! Aussi et surtout dans notre misère ! Avant de citer le deuxième texte, bien connu de beaucoup d’entre vous, je voudrais encore ajouter une phrase que Jésus dit à sœur Faustina et dont elle prit note, ce même 10 octobre 1937 : « À trois heures de l’après-midi, implore ma Miséricorde, spécialement pour les pécheurs et, fût-ce pour un court moment, immerge-toi dans ma Passion, particulièrement dans mon Abandon au moment de la mort. C’est une heure de grande miséricorde pour le monde entier… à ce moment, je ne refuserai rien à l’âme qui me prie par ma Passion » (Diaire, no 1320). C’est pourquoi, en ces jours de Congrès, nous voulons prier de manière toute particulière « à l’heure de la miséricorde ». Et, finalement, laissons le dernier mot à sœur Faustina. Il s’agit de sa grande prière, dans laquelle elle demande à Jésus de la « former » tout entière dans sa Miséricorde, d’imprimer si profondément dans son cœur sa Miséricorde pour que celle-ci détermine intimement tout son être. Que cette prière soit un peu « le centre du cœur » de tout le Congrès. « Je désire me transformer tout entière dans ta Miséricorde et être ton reflet vivant, Seigneur. Que le plus grand attribut de Dieu, son incommensurable Miséricorde, atteigne mon prochain à travers mon cœur et mon âme. » Aide-moi, Seigneur, fais que mes yeux soient miséricordieux, en sorte que je ne nourrisse pas de soupçons et que je ne juge pas d’après les apparences extérieures, mais que je sache découvrir ce qu’il y a de beau dans l’âme du prochain et ce qui peut l’aider. » Aide-moi à faire en sorte que mes oreilles soient miséricordieuses, que je sois attentive aux besoins de mon pro-

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chain, que mes oreilles ne soient pas indifférentes à ses douleurs et à ses plaintes. » Aide-moi, Seigneur, fais que ma langue soit miséricordieuse et qu’elle ne parle jamais défavorablement du prochain, mais qu’elle ait pour chacun une parole de réconfort et de pardon. » Aide-moi, Seigneur, fais que mes mains soient miséricordieuses et pleines de bonnes actions, que je sache uniquement faire du bien au prochain et prendre sur moi les travaux les plus pesants et les plus pénibles. » Aide-moi, Seigneur, fais que mes pieds soient miséricordieux et que j’accoure toujours pour venir en aide, en dominant mon indolence et ma paresse. Mon véritable repos est dans ma disponibilité envers le prochain. » Aide-moi, mon Dieu, fais que mon cœur soit miséricordieux, de sorte que je participe à toutes les souffrances de mon prochain. À aucun je ne refuserai mon cœur. Je me comporterai sincèrement, même avec ceux dont je sais qu’ils abuseront de ma bonté, tandis que je me réfugierai dans le cœur très miséricordieux de Jésus. Je ne parlerai pas de mes souffrances. Abrite-moi dans ta Miséricorde, ô mon Seigneur… » Ô mon Jésus, transforme-moi en Toi, car tu peux tout faire. Amen » (Diaire de sainte Maria Faustina Kowalska, no 163).

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Un témoignage sur les relations entre chrétiens et musulmans à Lyon d Cardinal Philippe Barbarin

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de la miséricorde, dont les racines bibliques sont profondes, a donné lieu à un riche enseignement théologique dans la tradition chrétienne. Personnellement, je trouve qu’il mérite d’être remis à l’honneur aujourd’hui, dans notre Église. Je le dis avec une insistance particulière pour l’Église de France où ce mot, malheureusement, a reçu des connotations mièvres et condescendantes, de sorte qu’on l’évite dans le langage théologique et même dans les traductions liturgiques. Ainsi, par exemple, le mot grec eleos revient deux fois dans le Benedictus (Luc 1, 72 et 78) et dans le Magnificat (v. 50 et 54) que nous chantons chaque matin et chaque soir, mais, à l’inverse des traductions espagnole, allemande ou italienne, qui n’hésitent pas à le rendre par « miséricorde », la traduction française l’esquive, et lui préfère le mot « amour ». Cette redécouverte de la miséricorde est d’autant plus importante que c’est un thème majeur dans notre dialogue avec les autres religions, en particulier avec le judaïsme et l’islam. Les juifs, en effet, savent qu’ils ont été choisis par Dieu, en vue de l’accomplissement d’une mission : être des serviteurs de la miséricorde de Dieu parmi toutes les nations. Les raisons de E THÈME

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ce choix ne viennent pas de qualités qui les distingueraient des autres nations ; elle demeurent pour toujours dans le secret de Dieu. Mais ce choix donne au peuple juif une place à part et lui impose une grande exigence spirituelle. Pour nous, chrétiens, qui héritons de la mission confiée au peuple saint, lorsque, par le baptême qui fait de nous les membres du corps du Christ, nous recevons l’israelitica dignitas, nous avons à poursuivre l’œuvre du Bon Samaritain qui s’est penché sur l’humanité laissée sur le bord de la route, à l’état de cadavre. Par son ministère et toute sa vie, Jésus, le Fils Bien-Aimé, en qui le Père a mis tout son amour (cf. Mt 3, 17), nous révèle le mystère d’un amour « tenu caché depuis les siècles en Dieu » (Ep 3, 9). Chez les musulmans, il est frappant de voir que, parmi les quatre-vingt-dix-neuf noms divins, ceux qui sont le plus utilisés sont justement « le Très Miséricordieux » (Ar-Rahman) et « le Tout miséricordieux » (Ar-Rahim), toujours liés à celui d’Allah. Ces deux noms reviennent chacun deux fois dans la première sourate du Coran (la Fatiha) que le musulman répète dix-sept fois chaque jour, au cours de ses cinq prières quotidiennes.

Une expérience lyonnaise Le témoignage que je vais maintenant vous livrer est celui d’une expérience qu’il m’est donné de vivre à Lyon avec la communauté musulmane. Elle a connu son point culminant lors d’un voyage en Algérie, et particulièrement au monastère de Tibhirine, en février 2007. Mais, avant d’en venir au récit de ce « pèlerinage », je voudrais présenter quelques aspects du dialogue et de l’amitié que nous vivons depuis plusieurs années. Le thème de la miséricorde y tient une grande place et sans doute en est-il même la source. Dès sa première visite à l’archevêché, lorsqu’il est venu se présenter comme nouveau président du Conseil régional du 26

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culte musulman (CRCM), le professeur Azzedine Gaci m’a parlé de sa foi et de son amour de Dieu avec tellement de droiture et de simplicité que cela m’a encouragé à lui poser une question très difficile que je n’avais encore jamais osé soumettre à un responsable musulman. Chaque année, parmi les quatre-vingts ou cent adultes de mon diocèse qui écrivent pour demander le baptême, il y a environ une dizaine de musulmans. Souvent, une jeune fille ou une jeune femme me confie que son père ou son frère lui a dit qu’il la tuerait, si elle se faisait baptiser. Certes, c’est toujours une souffrance dans une famille lorsqu’un de nos proches décide de changer de religion (chez les juifs et les chrétiens aussi), mais de là à le menacer de mort, il y a de la marge ! À cela, il m’a répondu que c’était inadmissible, et que le cheminement spirituel de chacun devait absolument être respecté. Je lui ai alors fait remarquer que c’était écrit dans le Coran, et il m’a expliqué que ces menaces et ces violences venaient d’une interprétation erronée du texte. Je lui ai dit qu’il est difficile pour l’archevêque de Lyon d’inviter des musulmans à désobéir à la lettre du Coran, et lui ai demandé s’il expliquait cela lui-même à ses communautés. Et il m’a assuré qu’il le faisait. Azzedine Gaci m’a plusieurs fois exprimé son accord profond sur les prises de position de l’Église concernant le respect de la vie, les nouvelles biotechnologies. « À chaque fois que je lis un texte de vous sur ces questions, m’a-t-il confié, je peux dire que je le signerais sans hésiter, moi aussi. » Il admire la clarté de notre doctrine sur le début et la fin de la vie, sur la fidélité, les questions de la sexualité, de la bioéthique… et il a voulu savoir si les couples catholiques se conforment à l’enseignement de l’Église au sujet de la contraception. Peu de temps après, il m’a invité à l’inauguration de la mosquée Othmane, à Villeurbanne, dont il est le président. Plusieurs ministres et responsables politiques et religieux étaient là, et c’est lui, Azzedine Gaci, qui a commencé la longue série des discours. Après avoir accueilli tous les invités, il a souhaité Cardinal Philippe Barbarin

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s’adresser surtout aux membres de sa communauté. « Mes frères musulmans, leur a-t-il dit, pourquoi parlons-nous toujours de nos prières et du jeûne du Ramadan, au lieu de témoigner que le cœur de notre foi, c’est l’amour de Dieu ? Regardez les chrétiens, dès qu’ils ouvrent la bouche, on voit à quel point ils aiment Jésus. Je voudrais dire à mes frères musulmans que, lorsque nous parlons de notre foi, il faut que l’on sente d’abord l’amour de Dieu qui nous habite. » Une année, au début du ramadan, il a envoyé un message électronique à ses amis où il ne disait pas un mot du jeûne. Ce mois, nous expliquait-il, est consacré à la miséricorde. Nous prions pour demander le pardon de nos péchés et pour obtenir que tous les hommes soient purifiés. Je propose à ceux qui le désirent de s’unir à notre démarche spirituelle par la prière suivante : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Et comme je lui faisais remarquer que ce sont des paroles de Jésus dans le Notre Père, il m’a répondu : « Oui, je sais bien, mais c’est la plus belle prière pour le pardon que je connaisse ! » Lors d’une de ses visites à l’archevêché, alors que nous étions déjà devenus plus familiers l’un de l’autre et, disons-le simplement, vraiment amis, Azzedine m’a interrogé sur la Trinité : « C’est un sujet sur lequel j’aimerais vous entendre, car les musulmans disent parfois que les chrétiens sont incohérents de professer leur foi en un Dieu unique, alors qu’ils parlent des trois personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais moi, je vous connais, Monseigneur, et je sais bien que votre foi n’est pas incohérente. Expliquez-moi la Trinité, s’il vous plaît. » Je lui ai répondu que ce complément d’objet direct allait mal avec le verbe « expliquer », puis je me suis lancé… comme j’ai pu ! Si nous disons que nous croyons « en un seul Dieu », c’est que telle est bien notre foi, et nous souhaitons être respectés dans notre Credo : il n’y a qu’un seul Dieu. Mais la puissance de ce Père « tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » n’est pas celle de Jupiter, ni celle d’un bloc de béton. Le message 28

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essentiel de la Bible est que « Dieu est Amour » (1 Jn 4, 8). Or, le propre de l’amour, c’est de se donner et d’être fécond. Nous contemplons l’éternel échange de cet amour en Dieu. Et nous appelons « Père », Dieu qui se donne ; il est la « source de toute divinité ». Le Fils est Dieu qui se reçoit tout entier du Père, et l’Esprit Saint est la circulation de cet amour entre le Père et le Fils, leur « communion d’amour ». Pauvres mots, pour dire le trésor de la foi chrétienne ! J’ai eu le sentiment d’être écouté en profondeur ; mon interlocuteur voulait percevoir la logique interne de la foi chrétienne. Son seul commentaire a été : « Je savais bien que ce serait très beau ! » À la fin de l’année 2006, il est allé faire le pèlerinage de La Mecque. C’est un événement spirituel majeur dans la vie d’un musulman, qui fait de lui un hadj. Peu de temps avant son départ, il m’a appelé pour se recommander à ma prière, afin que Dieu lui permette de vivre un bon pèlerinage. Et il est vrai que, dans les semaines suivantes, il revenait souvent dans ma prière. Je demandais au Seigneur de lui accorder tous les dons qui lui sont utiles pour progresser dans l’amour de Dieu et le service de ses frères. À son retour, il m’a déclaré qu’il avait aussi souvent prié pour moi durant ce pèlerinage. Récemment, j’ai dû subir une intervention chirurgicale, et il m’a envoyé plusieurs messages de compassion avant et après l’opération : « Guérissez vite, et complètement. C’est important pour les catholiques, mais aussi pour nous, les musulmans, que vous reveniez en pleine forme. » Parallèlement, comme il me partageait quelques épreuves personnelles qui l’affectent beaucoup et le découragent de poursuivre sa responsabilité dans la communauté musulmane de notre Région Rhône – Alpes, je lui ai parlé de la même façon : « Ne vous laissez pas aller au découragement, poursuivez votre mission. C’est très important pour les musulmans, mais aussi pour nous, les catholiques ! »

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Le pèlerinage à Tibhirine Venons-en maintenant à l’aventure exceptionnelle qu’il nous a été donné de vivre l’an dernier, en Algérie. En visionnant un jour une cassette sur le monastère cistercien de Tibhirine, Azzedine Gaci a été très touché par le témoignage du frère Luc, le plus ancien de la communauté, un médecin qui soignait gratuitement tous les gens de la région. Il est venu me trouver et m’a dit : « Cet homme avait donné sa vie à l’Algérie et il l’a offerte en sacrifice. L’enlèvement, l’assassinat des sept moines de Tibhirine est une monstruosité. Accepteriez-vous d’y aller avec moi pour prier et demander à Dieu son pardon ? » J’ai demandé à monsieur Gaci pour qui nous allions prier. Il m’a répondu : « Pas pour les moines ; eux, ils sont certainement déjà au paradis. Mais nous irons demander à Dieu sa miséricorde pour les assassins, car ces événements se sont passés il y a à peine plus de dix ans, et ces hommes sont sans doute encore vivants. Il faut obtenir de Dieu qu’Il leur fasse miséricorde et qu’Il change leurs cœurs. » Les choses étant ainsi présentées, j’ai répondu : « Si vous partez demain, je vous accompagne. » Nous avons alors constitué deux délégations — une musulmane et une catholique — de huit personnes chacune, et organisé le voyage avec l’aide du gouvernement et de l’Église d’Algérie. Il s’est déroulé du 17 au 21 février 2007. Une dizaine de journalistes nous accompagnaient, de sorte que nous formions un groupe varié et amical d’un peu plus de vingt-cinq personnes, mais la majorité d’entre nous avons vécu ces journées comme un vrai pèlerinage. L’implication du gouvernement algérien a donné à notre déplacement une dimension officielle. Les Walis (« préfets ») des villes traversées, l’université Émir Abd el Kader de Constantine, l’ambassadeur de France, le président des Oulémas et celui du Haut Conseil islamique, le ministre des Affaires religieuses lui-même nous ont reçus avec beaucoup d’égards, mais cela n’a pas empêché de garder à cette démarche sa dimension 30

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fraternelle et spirituelle. Monseigneur Gabriel Piroird, évêque de Constantine, était là pour nous attendre à l’aéroport d’Annaba et nous a accompagnés jusqu’à notre départ de Constantine, puis monseigneur Teissier, archevêque d’Alger, a pris le relais dès notre arrivée dans la capitale, et jusqu’à la fin du séjour. Les temps forts ont été les rencontres avec les communautés chrétiennes de Constantine et d’Alger, l’évocation de saint Augustin à Annaba — où j’ai lu devant tous le début des Confessions, merveilleuse hymne à la grandeur de Dieu —, un temps de prière devant la tombe de l’émir Abd el Kader, à Alger, dans plusieurs mosquées et lieux historiques de l’islam, et surtout le sommet du voyage, à Tibhirine. Les conversations quittaient rapidement le terrain protocolaire pour aller au cœur de la foi. Ainsi, le docteur Bouabdellah Ghlamellah, ministre des Affaires religieuses, n’a pas craint de se lancer dans un témoignage personnel sur l’importance de la prière et la façon dont il la vit. Il nous a indiqué qu’il devait en grande partie son chemin spirituel à son maître, le cheik Abderrahmane Chibane, président de l’Association des Oulémas. Celui-ci venait de nous accueillir à Mohammadia avec délicatesse et grande attention, et de nous expliquer la place et l’autorité des Oulémas dans la communauté musulmane d’Algérie. Le président du Haut Conseil islamique, le professeur Cheik Bouamrane, docteur en philosophie, nous avait présenté sa conception du dialogue interreligieux en des termes comparables à ceux utilisés par le père Yves Congar, il y a soixante-dix ans, pour parler du dialogue œcuménique : il ne faut porter aucun jugement sur la religion d’autrui avant de l’avoir écouté expliquer lui-même, de l’intérieur, sa foi et ses pratiques. Il me semble que c’est dans cet esprit que se développent nos rencontres en région lyonnaise. Chaque année, le recteur de la Grande Mosquée de Lyon, monsieur Kamel Kabtane, organise, durant le mois du ramadan, des conférences à trois voix pour comparer les conceptions juive, chrétienne et musulmane Cardinal Philippe Barbarin

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de la Révélation, de la prière, du prophétisme, du jeûne… Tout cela n’empêche pas les questions et remarques critiques, qui conduisent à un vrai dialogue, dont le critère ultime me semble être celui de la miséricorde. Lorsque j’ai dit, par exemple, à l’un des jeunes imams qui participaient au voyage que nous étions choqués par l’aspect démonstratif du jeûne ou de la prière dans l’islam (avec les horaires publiés ou le chant du muezzin), alors que Jésus nous enseigne de pratiquer tout cela « dans le secret » (Mt 6, 2-18), il m’a expliqué comment le Coran insiste aussi sur le secret, mais que la dimension visible et communautaire aide à la pratique intérieure, j’ai trouvé cela pertinent, notamment à propos du jeûne qui, sous prétexte de rester secret, risque quasiment de disparaître dans la pratique des catholiques aujourd’hui. Il m’a dit que le Coran reprenait la phrase de Jésus à propos de l’aumône (« Que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite », Mt 6, 3), mais il a ajouté : « Pourtant, on nous apprend aussi qu’il faut donner aux mendiants, car que serait notre société, a-t-il ajouté, si l’on ne voyait jamais personne s’arrêter près d’un pauvre dans la rue, lui parler et lui faire un don ? » Ces réflexions, qui m’ont semblé fines et justes, ont inspiré mon homélie, au soir même de notre retour, le mercredi des Cendres, dans la primatiale Saint-Jean. Nous sommes partis d’Alger un matin sous escorte, en direction de Tibhirine, et, avant d’atteindre le monastère, nous nous sommes arrêtés à proximité du lieu où douze Croates avaient été assassinés quelques mois auparavant, puis à l’endroit où les têtes des moines ont été retrouvées suspendues aux branches d’un arbre, dans des sacs en plastique. D’un commun accord, nous avions décidé de ne pas nous exprimer dans les médias ce matin-là, et, en arrivant, nous nous sommes immédiatement rendus sur les tombes. Monseigneur Teissier et le père Jean-Marie Lassausse, qui vit sur place trois jours par semaine, nous ont présenté les lieux et leur histoire. Un passage du Coran a été lu, puis le récit du lavement des pieds en Jean 13, un texte du frère 32

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Christophe et un autre du frère Christian, le prieur assassiné. Le silence, un rayon de soleil dans le froid, un chant d’oiseau nous ont préparés à la double prière de la Fatiha et du Notre Père. Comme je m’attardais près de la tombe du frère Christophe, Azzedine s’est approché de moi et m’a attiré vers celle du frère Luc, en me disant : « C’est lui, le vrai initiateur de ce voyage. » Nous avons ensuite visité le monastère et, dans la salle de communauté, j’ai donné aux membres de la délégation musulmane un Nouveau Testament, comme Azzedine Gaci nous avait offert, au début du voyage, une nouvelle édition du Coran à laquelle il avait collaboré. J’ai remis aussi à chaque musulman la Lettre des Martyrs de Lyon, en expliquant que les Lyonnais, il y a plus de dix-huit siècles, n’avaient pas non plus bien accueilli les chrétiens, qui venaient alors d’Asie mineure. Puis, j’ai annoncé que nous allions célébrer la Messe dans la chapelle des moines, et qu’une petite collation était préparée pour ceux qui ne souhaitaient pas y assister. À ce moment-là, Azzedine Gaci a dit qu’il voulait y assister et plusieurs membres de la délégation musulmane l’ont suivi. Le père Christian Delorme ne parvenait pas à maîtriser son émotion en lisant l’Évangile. En guise d’homélie, j’ai lu celle que Christian de Chergé avait donnée en ce lieu pour son dernier Jeudi saint. Outre les échanges constants entre les membres de nos deux délégations durant les trajets et les repas, il y a eu des prises de parole plus officielles et surtout, le dernier jour, au retour de Tibhirine, une rencontre ouverte au public à la Bibliothèque nationale, à Alger, qui a rassemblé plus de trois cents personnes. Animée par le responsable des lieux, elle a commencé par trois brefs exposés de monseigneur Teissier, d’Azzedine Gaci et de moi-même sur le même sujet : comment voyez-vous l’avenir des relations islamo-chrétiennes ? Puis, lorsque la parole a été donnée à la salle, quelqu’un a exprimé sa difficulté à accorder la même confiance au pape Cardinal Philippe Barbarin

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Benoît XVI qu’à Jean-Paul II, après le discours de Ratisbonne. J’ai répondu que ni monseigneur Teissier ni moi-même n’avions parlé personnellement de cela avec le Saint-Père, et que le seul qui avait eu cette chance dans la salle était monsieur Mustapha Chérif, l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur. Celui-ci a évoqué l’entretien qu’il a eu en tête à tête avec le Saint-Père pendant plus de trente minutes et il a témoigné avec clarté du désir de Benoît XVI de poursuivre le dialogue islamo-chrétien, dans la ligne du concile Vatican II, et à la suite de Jean-Paul II. Une autre personne a reproché à Azzedine Gaci de trop parler de l’amour et ne pas assez faire droit à la loi islamique. À cela, il a répondu avec force qu’il pratiquait attentivement la loi, précisément parce qu’elle provient de la miséricorde d’un Dieu qui nous appelle à aimer. « L’islam est une religion du cœur », répète-t-il souvent. Ensemble, nous avons essayé d’exprimer les acquis de l’amitié entre musulmans et chrétiens à Lyon, et de voir quel peut être son avenir. Depuis plus de cinquante ans, des prêtres lyonnais, comme le père Henri Lemasne, se sont lancés dans cette aventure et ont traversé les heures tumultueuses de la guerre d’Algérie. Dès les années septante, mon prédécesseur, le cardinal Renard, s’est engagé en faveur de la construction d’une grande mosquée. Les responsables des communautés entretiennent des relations suivies et n’hésitent pas à se rendre visite pour des occasions significatives. Beaucoup d’initiatives se prennent dans les quartiers, en ville et en banlieue. Ce voyage a eu beaucoup d’échos. Les uns et les autres, nous sommes souvent invités à donner une conférence ou un témoignage. Une rencontre de prêtres et d’imams a eu lieu en novembre dernier, durant une journée entière. Notre dialogue en est venu maintenant à des sujets essentiels, sur lesquels nous sommes heureux de travailler, entre nous et en présence de nos communautés : la foi, la miséricorde, l’aumône, le pèlerinage, le combat spirituel…, sans oublier de nombreux points 34

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de morale. Il faut encore nous interroger et nous écouter sur monothéisme et Trinité, obéissance et soumission, sur le prophétisme, les conversions… pour nous « entre-connaître », comme aime à répéter monsieur Gaci, qui reprend souvent ce beau verbe utilisé par le Coran. Ce travail n’est jamais déconnecté du monde dans lequel nous vivons et où nous avons mission d’être des semeurs d’amour et de paix. Récemment, par une déclaration interreligieuse sur le mariage, nous avons donné avec nos frères juifs un témoignage commun sur un grand problème de société, mais d’autres défis majeurs nous attendent, comme la bioéthique, l’euthanasie… Tout cela a été vécu dans une amitié émerveillée qui nous remplit d’espérance. On voit bien que la notion de tolérance, utilisée sans cesse à propos du dialogue interreligieux, n’a plus grand sens ; il faut passer de la tolérance à l’estime mutuelle, et, si le Seigneur nous en fait la grâce, à l’admiration. Dans le verbe tolérer, on n’entend aucune nuance d’amour : on tolère celui qu’on n’aime pas beaucoup, mais avec lequel on est obligé de composer. Pour le progrès du dialogue interreligieux et du cheminement spirituel de chacun, il faut bien davantage : à savoir une confiance profonde, un intérêt qui vienne à la fois de l’intelligence et du cœur, un regard de contemplation et d’admiration. Qu’on se souvienne du choc intérieur ressenti par Charles de Foucauld lorsqu’il a vu la ferveur des musulmans, à Fès. Il a soudain mesuré ce qu’il avait perdu en s’éloignant de la foi, et ce fut le début de son retour vers le Christ. Quand Azzedine Gaci parle de l’amour des chrétiens pour Jésus, quand je le vois vivre sa foi, il est clair que nous sommes sur le registre de l’admiration, mêlée d’un brin d’envie ou de confusion…, sentiments qui gênent celui qui en est l’origine, car il a vivement conscience de n’en être pas digne, de n’être pas à la hauteur de ce que Dieu lui demande. On me permettra d’évoquer encore un petit épisode de notre séjour algérien. À Annaba, le dimanche matin, nous avions un rendez-vous assez matinal pour le petit déjeuner, Cardinal Philippe Barbarin

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en prévision d’une journée chargée. Les chrétiens se saluaient amicalement dans la salle à manger, se demandant gentiment les uns aux autres des nouvelles de cette courte nuit. Puis les musulmans nous ont rejoints ; ils arrivaient ensemble de la Mosquée, où ils s’étaient retrouvés, sans se donner le mot la veille au soir. L’appel à la prière avait suffi à les rassembler pour commencer la journée sous le regard de Dieu. L’idée n’était pas venue aux catholiques de se réunir pour chanter les Laudes, et pourtant, c’était le « Jour du Seigneur » ! Deux mois après le retour d’Algérie, nos délégations se sont retrouvées à l’archevêché pour une soirée amicale de bilan. Chacun a partagé l’écho que ce voyage avait rencontré autour de lui, mais plusieurs ont su dire qu’ils ne priaient plus de la même façon depuis ce grand moment. Qu’est-ce qui a changé pour celui-ci, dans sa manière de dire la fatiha ? Comment les frères musulmans surviennentils maintenant dans l’oraison ou la prière d’intercession des catholiques ? C’est le mystère de Dieu, vivant dans le cœur de ses enfants. Il reste que la vérité de tout le chemin parcouru ne sera reconnue par les autres et ne se vérifiera que si elle débouche sur des réalisations concrètes. C’est la charité en actes qui sera le sceau de l’authenticité de ces échanges. Pourquoi, musulmans et chrétiens, ne nous lancerions-nous pas, en y associant nos frères juifs, dans l’ouverture d’un centre de soins pour les sidéens ou autres « blessés de la vie », au cœur d’un pays pauvre qui n’a pas assez de moyens pour s’occuper d’eux ? Alors, ce que nous vivons dans nos cœurs et nos intelligences à travers toutes ces rencontres deviendrait un témoignage pour le monde. Cette démarche commune et désintéressée, quand et comment allons-nous en prendre l’initiative ? Ces jours derniers, nous avons reçu, à l’occasion de Pâques, le message suivant d’Azzedine Gaci : « Je vous souhaite une joyeuse fête de Pâques. Jacques m’a bien expliqué 36

Témoignage sur les relations entre chrétiens et musulmans


l’importance de cet événement pour tous les chrétiens. Le dialogue interreligieux traverse actuellement des moments très difficiles […] Mais nous n’avons pas d’autre choix que de continuer sur la voie que nous avons tracée ensemble, et qui nous mènera vers un monde où nous pourrons vivre justement, tranquillement et paisiblement ensemble. » Ma conviction est que seule une attitude intérieure humble, où chacun sera attentif à demeurer personnellement réceptif à tous les dons que Dieu veut lui faire, nous permettra d’être de vrais serviteurs de Sa miséricorde, des serviteurs de la joie dans le cœur des hommes.

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La soif de miséricorde dans les sociétés traversées par les atteintes à la vie d Tugdual Derville

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’EST une grande joie autant qu’un honneur de m’exprimer devant vous aujourd’hui en tant que laïc, chrétien engagé au service de la vie dans son pays. Nous sentons tous qu’il reste encore beaucoup à découvrir et à partager du trésor de la Miséricorde, et je tenterai d’y contribuer à partir de mon expérience nourrie par la Parole. J’évoquerai d’abord les souffrances morales provoquées par les atteintes délibérées à la vie et spécialement l’avortement (I). Je continuerai en explicitant les soifs que ces blessures font naître (II). Tout cela conduit à considérer l’annonce de la Miséricorde une priorité en matière d’évangélisation (III).

I. Les souffrances morales provoquées par les atteintes à la vie Nos cœurs se penchent avec Dieu sur les misères du peuple Quand j’essaie de saisir la nature de notre vocation chrétienne dans nos sociétés actuelles, je repense souvent à celle de Moïse. Choqué par la servitude de son peuple, Moïse avait 39


d’abord réagi par la violence, allant jusqu’à tuer un Égyptien qui maltraitait l’un des siens, avant de fuir au désert. C’est là, au Buisson ardent, que la parole de Dieu l’appelle. Cette parole rejoint son propre regard : « J’ai vu la misère de mon peuple » (Ex 3, 7). Ce que Moïse avait vu, ce qu’il avait tenté de régler avec maladresse et brutalité, Dieu le voit, lui, parfaitement. Il l’appelle à agir, à négocier (« Je t’envoie auprès de Pharaon »). Il lui donne les clés de cette démarche : un bâton, un compagnon… Il souligne aussi le sens spirituel et communautaire de cette vocation de libération de ses frères : « Vous me célébrerez sur cette montagne » (Ex 3, 12) Tout cela part d’un cœur à cœur brûlant entre l’homme et Dieu penchés ensemble sur la misère du peuple. Miséricorde déjà ! Le Saint-Père parle dans son encyclique Dieu est amour du « programme du bon Samaritain » : « un cœur qui voit ». Or, que voyons-nous ? Dieu merci, pas tout. Nous ne pourrions le supporter. Chacun d’entre nous, là où il vit, est appelé à voir les misères qui touchent et appellent son cœur. Et c’est quand nos cœurs s’empierrent que nos regards s’en détournent. Chacun passe à côté de ceux qu’il ne veut pas voir. Nous en faisons tous l’expérience, amère comme un reniement. Permettezmoi cependant de vous confier un sentiment de solitude qui, parfois, nous étreint. Il étreint, je pense, beaucoup de membres de mouvements engagés au service de la vie. C’est aussi la solitude que peut ressentir toute personne qui essaie de répondre à des urgences sociales, humanitaires ou spirituelles. Nous avons parfois l’impression, comme dans un cauchemar, d’être les seuls à voir ce que nous voyons, à prendre conscience de l’ampleur d’un drame. C’est vrai pour la famine, la misère matérielle, la maltraitance et toute forme d’injustice. C’est vrai pour les atteintes à la vie et leurs conséquences. Nous écoutons, rencontrons et soutenons, au sein de l’Alliance pour les droits de la vie, de nombreuses personnes confrontées aux épreuves de la vie : fractures familiales, deuils anténataux et postnataux, drames du handicap, de la solitude 40

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ou de la fin de vie. J’insisterai ici sur la question de l’avortement, même si nous pourrions aisément transposer ces réflexions à d’autres atteintes délibérées à la vie ou à la dignité humaine comme l’euthanasie, le passage à l’acte suicidaire, la prostitution… Le cri silencieux de celles qui pleurent leurs enfants avortés D’un certain côté — avec l’angle réducteur imposé par les limites de ma nature humaine — je peux dire en parlant de la France de 2008 : « Je vois une grande misère écraser mon peuple ! » Derrière les statistiques froides, je commence à mesurer, avec effroi, ce que signifie le fait que près de quarante pour cent des Françaises — d’après les chiffres officiels de l’Institut national d’études démographiques — y subissent l’avortement au moins une fois dans leur vie féconde. Les confidences qu’un certain nombre d’entre elles nous ont faites (mais aussi des hommes, ou des frères et sœurs de ceux qui ne sont pas nés, ou encore des soignants impliqués dans ces actes) aident à mieux mesurer la profondeur de cette peine. J’ai entendu des phrases terribles, souvent les mêmes : « Je suis morte avec mon avortement » ; « Je ne mérite pas d’être mère » ; « J’ai commis un crime abominable ». Ces cris de désespoir, accompagnés de larmes, expriment la peine de mères endeuillées qui n’osent se voir mères, et qui sont souvent emprisonnées dans un sentiment de culpabilité, comme poursuivies par un geste qui les a meurtries, parfois ancrées dans un sentiment de mort. Je ne vous lirai qu’un seul des centaines de témoignages que nous avons reçus ces derniers temps : « Merci pour votre réponse, cela me fait du bien d’être comprise. J’essaie maintenant de faire bonne figure, mes enfants m’ont trop vue pleurer et mon mari aussi. Mais, à l’intérieur de moi, c’est extrêmement difficile, tout est prêt à remonter à la surface à tout moment. Ce bébé, c’était un rêve, Tugdual Derville

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le plus beau, le plus magnifique, le plus précieux. C’est moi qui l’ai détruit, et tué mon bébé, ce petit être qui était en moi et que je devais protéger. Les choses ne seront plus jamais les mêmes, quelque chose en moi est mort avec mon enfant, un petit bout de moi a disparu avec lui. J’ai vendu mon âme au diable, il me torturera toute ma vie, jour après jour, mois après mois, année après année. À moi d’apprendre à vivre avec ça. La vie doit continuer, il faut faire face. » Beaucoup de femmes souffrent longtemps en silence parce qu’elles ne croient pas qu’il est possible d’être consolée de l’avortement. Elles se croient maudites. Il faut préciser que ces expressions souffrantes émanent de personnes qui ont des convictions spirituelles de toutes sortes, chrétiennes ou pas, croyantes ou pas. Il ne s’agit pas — comme le prétendent certaines personnes — des avatars d’une culture judéo-chrétienne qui culpabiliserait les femmes. Il faut certes préciser que toutes les femmes n’expriment pas les souffrances que je rapporte, et que toutes ne les éprouvent pas non plus. Mais beaucoup commencent à les dire. Cela n’a rien de marginal. Je suis souvent émerveillé par l’humilité de ces cœurs brisés, par la sincérité de leur démarche, et la beauté de leur âme habitée d’une attente mystérieuse. Mais quelle est donc la soif profonde de cette personne qui, superficiellement, « ne veut pas être consolée », qui n’arrive pas — dira-t-elle souvent — à se pardonner à elle -même, ni même « à revivre » après avoir subi un acte de mort ? C’est une soif de consolation, de pardon et de vie. C’est une soif de Miséricorde.

II. La soif de miséricorde que font naître ces blessures Montrer de la bienveillance S’il fallait résumer d’un seul mot l’attitude qui nous paraît la plus ajustée à ces situations douloureuse, je choisirais prio42

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ritairement celui de « bienveillance ». Maurice Zundel évoque quant à lui, dans son livre Notre Dame de la Sagesse, qui date de 1950, celui un peu suranné de « bonté » : « L’engrenage de la misère dans lequel l’homme est broyé […] cette faillite de la vie » est « exorcisée », explique-t-il quand « un éclair de bonté révèle, dans un visage humain, le sens moral de l’univers ». La morale et la bonté. Voilà deux mots que l’antichristianisme veut croire incompatibles alors qu’ils sont reliés dans la Miséricorde. Permettez-moi de lire plus longuement le passage de Zundel qui précède cette citation, en soulignant certaines expressions. Car ce texte est, à mes yeux, un magnifique outil de formation à l’écoute pour un chrétien qui veut trouver une « juste distance » à l’autre dans une rencontre telle que nous en expérimentons. « C’est dans le respect infini que vous témoignerez à son mystère que l’homme reconnaîtra, à la fois, la grandeur de son âme et Celui qui la peut seul combler : Dieu qu’il pressent déjà, sans pouvoir le nommer, dans la liberté absolue que lui laisse votre regard. En l’acte de foi que vous faites à tout ce qu’il peut devenir au-delà de tout ce qu’il peut être actuellement ; en l’hommage que vous rendez à tout ce que la grâce divine peut accomplir en lui ; en votre volonté d’accepter son être et de souscrire au caractère unique de l’équilibre qu’il est appelé à réaliser ; en votre refus de le juger et d’intervenir en sa conscience à moins que lui-même ne vous y fasse entrer ; en cette réserve enfin, en cette adhésion silencieuse à tout l’inexprimable, en cet agenouillement de votre âme devant la sienne, l’homme sent s’ouvrir devant lui les espaces infinis où il respire l’air de sa vraie patrie. Il peut être lui-même, il laisse tomber son masque, il vous montre le visage de sa nativité. » Nous sommes donc invités à l’émerveillement devant la beauté de la personne qui se confie dans toute sa pauvreté. Voici que s’agenouille notre âme, tout naturellement. « Moi non plus je ne te condamne pas, va et ne pèche plus » dit Jésus. Tugdual Derville

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Pour témoigner de la Miséricorde, nous ne pouvons nous situer que sur la fragile ligne de crête où s’embrassent amour et vérité. C’est ainsi qu’on ne trahit ni la morale ni la bonté. La femme adultère, la Samaritaine ou encore Marie-Madeleine ont été chacune rejointes sur cette ligne, par un regard pudique, tendre et bienveillant du Seigneur. Il nous montre que la Miséricorde ne signifie en rien une caution du péché, bien au contraire. « Tu dis vrai, car tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari » (Jn 4, 17-18). C’est une énigme pour nous de constater que pareille phrase est source de conversion, non seulement pour cette femme, dont Jésus pointe la gravité de la vie sexuelle, mais encore pour des milliers d’autres Samaritains qu’elle ameutera. Comment une parole aussi incisive — presque insultante dans le contexte d’alors — peut-elle ouvrir à la joie ? Ayant appris que le ton de la voix et la qualité du regard constituent quatre-vingts pour cent de l’impact d’une communication, j’ose conclure que la Miséricorde, fleuve d’eau vive, s’entendait, se voyait, jaillissait dans cette rencontre, audelà des mots. La Miséricorde est un passeur de vérité. Vaincre le contresens qui défie la Miséricorde Pourtant, un terrible mensonge — je parlerai de « contresens satanique » — englue nos sociétés dans une culpabilité mortifère. Le vers de Victor Hugo : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », me semble décrire dramatiquement ce qui arrive — ce qui nous arrive parfois — lorsque nous imaginons le regard de Dieu comme celui d’un rapace féroce poursuivant sa fragile proie. Comme il est douloureux pour nous tous d’entendre qu’on décrit l’Église comme une marâtre liberticide et castratrice qui n’aurait de cesse que de traquer, juger et punir les pécheurs ! Mais comme c’est surtout douloureux pour les pécheurs qui se croient condamnés ou maudits, alors que Dieu leur tend les bras !

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Le fils prodigue, au moment où il se retourne vers son père, sort vainqueur d’un combat spirituel contre ce mensonge. Le même bras de fer oppose, dans nos sociétés, la désespérance à la Miséricorde. L’Église affirme naturellement que les atteintes délibérées à la vie constituent des fautes d’une particulière gravité, ce que les consciences savent d’ailleurs si elles ne sont pas anesthésiées. Le développement accéléré des atteintes à la vie dans le contexte des familles ou des institutions de santé rend donc prioritaires l’annonce et de l’accueil de la Miséricorde. C’est une urgence vitale, spirituelle et même humanitaire. Combien de fois avons-nous entendu une personne souffrant à la suite d’un avortement nous dire : « Ma vie est foutue » ! Une femme nous a même expliqué un jour : « Je suis chrétienne et j’ai avorté, donc Dieu ne peut pas me pardonner. » Un Dieu qui ne pourrait pas pardonner ! Inversion radicale du message de l’Évangile et de la notion de puissance de Dieu ! Même si je me réjouis souvent de l’amoncellement de Miséricorde qui est déjà venue étancher ma propre soif de pardon, je ne suis pas certain d’échapper à un tel égarement. L’ignorance de la Miséricorde empoisonne nos sociétés paganisées, avec la même violence que le déni du respect de la vie. « Voici venir des jours où j’enverrai la faim dans le pays, non pas une faim de pain, non pas une soif d’eau, mais d’entendre la parole de Dieu. On ira titubant d’une mer à l’autre mer, du nord au levant, on errera pour chercher la parole de Dieu et on ne la trouvera pas ! », Cette parole du prophète Amos (8, 11-12) me revient souvent quand je reçois des personnes qui se traînent aujourd’hui, sans repères naturels, ignorant de plus la religion de la Vie et de la Miséricorde qu’est le christianisme. Des épreuves injustes se multiplient quand des conditionnements sociaux ont conduit à ignorer la loi de l’interdit du meurtre pourtant inscrite dans tout cœur. Les familles en sont blessées et fracturées. Et, quand la Miséricorde est méconnue, ces épreuves s’enkystent, s’aggravent et se répètent. Tugdual Derville

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À ceux qui errent ainsi, comment présenter la loi de vie qui refuse le meurtre ? L’erreur serait de la considérer comme un sac à dos d’interdits, lourds fardeaux à transmettre, avec le sentiment de faire porter aux gens des jougs qui les entravent et nuisent à leur épanouissement. En réalité, l’interdit du meurtre, c’est un commandement qui libère. Le respect de la vie, expliquait Jean-Paul II, est même la condition du bonheur (Évangile de la Vie, no 6). Quant à la capacité de pardonner et d’accueillir le pardon, c’est le secret — trop bien gardé — de l’amour. Ceux qui l’ignorent sont souvent écrasés sous le poids du ressentiment et de culpabilité. Répondre au besoin de consolation sauve la vie « Consolez, consolez mon peuple ! » (Is 40, 1) Le pécheur a besoin de consolation. Le premier congrès de l’Alliance pour les droits de la vie, qui se tint le samedi 2 avril 2005 à Paris, avait comme thème « L’urgence de la consolation ». Ce soir-là, nous avons tous appris le rappel à Dieu du pape de la Miséricorde. Pourquoi est-il urgent de consoler ? Seule une culture de la Miséricorde est en mesure de stopper l’engrenage dans lequel les « structures de péché » broient les êtres humains. Jean-Paul II, dans l’Évangile de la vie, exprime d’ailleurs magnifiquement ce qu’il nomme : « Le mystère paradoxal de la justice miséricordieuse de Dieu », en commentant, justement, le tout premier meurtre familial, un fratricide. La peur de Dieu (à ne pas confondre avec la sainte crainte que sa grandeur nous inspire) est mortifère. C’est bien d’un signe de vie et de protection qu’est marqué Caïn, le premier meurtrier qui fuyait dans le déni. Si nos sociétés savaient combien grands sont ouverts les bras du Père, quelles réjouissances accompagnent au Ciel la repentance d’un pécheur, surtout d’un « grand pécheur » comme aurait dit le saint Curé d’Ars, et, à propos de l’avortement, que « rien n’est perdu » selon encore l’expression de Jean-Paul II dans l’Évangile de la vie (art. 99), ces blessures deviendraient 46

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des sources de consolation. C’est de cette consolation que tant de personnes meurent de soif après n’avoir pas été à la hauteur de leurs vocations respectives : hommes « protecteurs de la vie », femmes, « sentinelles de l’invisible », soignants, « gardiens de la vie », responsables politiques chargés d’établir des lois qui défendent la vie. Lorsqu’une femme nous confie : « J’ai commis un crime abominable ! », il faudrait être capable de le lui reformuler fidèlement avec la douceur de Dieu : « Vous avez commis un crime abominable ? » Il est inutile de nier la gravité de l’acte qu’elle confesse. Ceux qui le font, fuyant, effarés par ce qui est dit, peuvent blesser celui (ou celle) qui a besoin d’être entendu en vérité. Inutile non plus d’en rajouter. Notre bienveillance doit être absolue. Mais attention aussi au vocabulaire mensonger qui, croyant rassurer, anesthésie les consciences et risque de les enfermer dans l’angoisse de la fatalité. Faire croire à une femme que son avortement était inéluctable, c’est le meilleur moyen de l’écraser. Même des personnalités favorables à un « droit à l’avortement » commencent à reconnaître que des femmes ont besoin de demander pardon après un tel acte. Je pense à Stéphane Clerget, psychiatre et récent auteur de Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Le tabou des grossesses interrompues (Fayard 2007). Même si cette idée de pardon sans véritable repentance, ni même regret, a quelque chose d’incomplet, elle est un signe. Seuls le don et l’accueil de la Miséricorde permettent d’éviter qu’un sentiment de culpabilité n’étouffe la personne au point qu’elle n’arrive plus à se différencier de son acte. Une personne qui s’identifie à un acte grave qu’elle a commis fait de cet acte un « boulet parasitaire » dévalorisant qui peut l’entrainer vers la mort psychique, spirituelle, affective ou physique. « Je suis une mère meurtrière ! » C’est cette prison de la fatalité qui explique souvent la répétition des avortements. L’annonce de la Miséricorde est essentielle et urgente pour prévenir la rechute. La Miséricorde permet de dissocier l’acte Tugdual Derville

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de la personne : « Comme est loin l’orient de l’occident, il éloigne de nous nos péchés » (Ps 103). La Miséricorde permet de reconnaître puis récuser le péché, pour s’en libérer. Panser les blessures spirituelles causées par les atteintes à la vie La blessure de la vie — je l’ai constaté en écoutant des femmes ayant avorté — est bien souvent une blessure spirituelle. Paradoxalement, la conscience naturelle qu’il y a eu une grave injustice introduit souvent la question de Dieu dans les vies ainsi tourmentées. L’homme sent qu’il ne peut pas complètement tuer autrui car, dans toute vie humaine, il y a une réalité immortelle sur laquelle un autre n’a pas de prise. Satan non plus d’ailleurs. Un tabernacle intime a cependant été profané. Une femme que j’ai accompagnée m’a ainsi expliqué que son avortement, par la conscience d’une grave transgression à une loi sacrée, avait été à l’origine de sa conversion. C’est vers Dieu qu’elle s’était tournée, même si elle ne s’est pas vraiment sentie prise au sérieux par le prêtre qui, le premier, avait accueilli sa confession. La conscience spirituelle de la faute peut malheureusement s’accompagner de contresens religieux aux conséquences dramatiques : « Je faisais des cauchemars : mon enfant m’accueillait en enfer pour me reprocher mon acte », m’a raconté une personne non-chrétienne. Il m’arrive parfois de dire à une femme qui pleure son avortement et s’en culpabilise : « N’êtes-vous pas une maman endeuillée ? » C’est en tout cas comme cela que je la regarde. Je m’y sens conforté par la façon dont Jean-Paul II, dans l’article 99 de l’Évangile de la vie, s’adresse directement aux femmes ayant vécu l’avortement : « Ne vous laissez pas aller au découragement […]. Sachez plutôt comprendre ce qui s’est passé et interprétez-le en vérité. Si vous ne l’avez pas encore fait, ouvrez-vous avec humilité et avec confiance au repentir : le Père de toute Miséricorde vous attend pour vous offrir son pardon et sa paix dans le sacrement de la réconciliation. » (Il y aurait beaucoup à dire sur 48

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l’importance d’une vraie liturgie du pardon dont ont besoin celles qui demandent le sacrement de la réconciliation, et sur les démarches concrètes qui peuvent compléter ce geste humble et courageux). Plus tôt dans l’encyclique, Jean-Paul II avait décrit avec beaucoup de réalisme les conditionnements qui ont pu atténuer la responsabilité de ces femmes. Et, plus loin, il leur dit avec délicatesse une formule qui nous remplit d’espérance : « Vous vous rendrez compte que rien n’est perdu et vous pourrez aussi demander pardon à votre enfant qui vit désormais dans le Seigneur. » Rien n’est perdu ! Ni pour la mère ni pour l’enfant. En Dieu, le lien d’amour maternel et filial qu’on croyait anéanti est restauré. Voilà l’œuvre de la limite divine absolue fixée au mal, que ces femmes croyaient souvent définitif, irréparable, irréversible. « Mort, où est ta victoire ? » C’est ce que je me dis quand, après avoir parcouru un chemin de Miséricorde, des femmes ayant subi l’avortement s’engagent dans nos services d’aide aux femmes enceintes en difficulté ou ayant déjà avorté. Accéder à la vérité par la Miséricorde Sans doute avons-nous parfois été contre-témoins de la Miséricorde en stigmatisant les pécheurs, en portant sur eux un regard de jugement, en leur lançant finalement la première pierre, jusqu’à les écraser. J’ai récemment demandé son avis sur ce point à un ami, pasteur protestant partageant les mêmes convictions et le même engagement pour le respect de toute vie humaine : il faisait le même constat. Au contact des personnes qui ont l’expérience de l’avortement, nous avons acquis une plus grande conscience de la nécessité d’accompagner d’une grande délicatesse toute parole publique ou pastorale sur le respect de la vie. La violence du sentiment de culpabilité qui explose parfois lorsqu’une personne réalise en elle-même le mal qu’elle a pu faire, nous incite à ne pas différer l’annonce de la Miséricorde. Des vérités peuvent être cruelles si elles ne sont pas Tugdual Derville

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accompagnées de la douceur de la consolation. Que serionsnous devenus sans le « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » du Crucifié ? Il m’est arrivé plusieurs fois, en témoignant en public des souffrances des femmes à propos de l’avortement, de recevoir aussitôt la confidence d’hommes que mes paroles avaient, disaient-ils en sanglotant, « transpercés ». Ils réalisaient parfois, dans la grâce de ces larmes, que leur propre existence, depuis l’acte qu’ils avaient fait subir à une amie, s’était effondrée, sans possibilité de construire une vie de couple stable et d’envisager la paternité. Lorsque l’on réveille pareille blessure, le recours à la Miséricorde est vital, comme un pansement à l’âme. Je précise qu’il est souvent nécessaire d’inciter les personnes à ne pas se juger aussi sévèrement qu’elles seraient tentées de le faire, et même à éviter une forme de masochisme qui les conduirait à rester dans les tombeaux de leur culpabilité. Il ne faut pas s’étonner qu’on entende si souvent : « Je n’arrive pas à me le pardonner ». L’éclipse du sens de Dieu laisse l’homme désemparé devant sa faiblesse, dans une impasse, car seul Dieu est tout-puissant en pardon. Le plein accueil de ce pardon nécessite de faire, selon la formule du serment judiciaire, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Et, pour cela, il nous appartient d’aider les personnes souffrant d’une atteinte à la vie à faire la part des choses en revisitant leur histoire (cf. Évangile de la vie, no 99). On découvrira souvent que, dans ce qui leur semble une mare de boue, des pépites d’or — je veux dire d’amour — demeurent présentes. Cette femme, qui se rendait à cent pour cent responsable de l’avortement, reconnaît finalement que personne ne l’a aidée, qu’elle était fragilisée sur divers plans, qu’elle a même tenté de résister aux pressions de ceux qui voyaient l’avortement comme la solution obligée et même — ce n’est pas rare — que le début de sa grossesse a été marqué par une joie ou un émerveillement, avant que les soucis du monde ne les étouffent. On découvre aussi beaucoup d’igno50

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rance. « Je ne savais-pas », confie un homme qui aurait volontiers sacrifié sa vie pour son enfant déjà né, mais ne se pensait pas vraiment père quand sa compagne était enceinte.

III. La Miséricorde nous invite à renouveler l’évangélisation Voir les atteintes à la vie comme des appels à l’évangélisation Comment les chrétiens voient-ils aujourd’hui les atteintes à la vie qui sont devenues quantitativement si répandues dans nos sociétés ? Je crains que, trop souvent, nous ne regardions pas cette réalité de la bonne façon. On la situe trop souvent au niveau des seuls principes ou de la seule image de l’Église. Nous sommes en colère parce qu’un principe de justice est bafoué. Nous sommes tristes parce que le message de l’Église n’est pas écouté, voire dénigré. Cette colère et cette tristesse sont légitimes : les lois légitimant les atteintes à la vie sont scandaleuses et nous désirons que l’Église soit honorée. Mais attention à ne pas « désincarner notre regard » en faisant de la défense de la vie une idéologie. Attention à ne pas oublier que c’est le Christ qui est offensé, et non pas nous. Même si nous sommes choqués que des innocents soient victimes, n’oublions pas que les pécheurs sont les plus à plaindre. Regardons ce qui se passe dans leurs corps et leurs cœurs : c’est une misère physique, affective, morale et spirituelle ; ce sont des consciences souffrantes, blessées ou anesthésiées. Des chrétiens qui ne voient l’interdit du meurtre que comme un dogme révélé sans le considérer comme une évidence naturelle sont vite fragilisés dans le débat contradictoire ou à l’épreuve des faits. D’autres renoncent à leurs convictions, et finissent par critiquer l’Église dans ses prises de position en faveur de la vie, au lieu de s’en faire les avocats comme le leur demandait Jean-Paul II dans son exhortation du début du millénaire, à propos de ce qui rend l’Église impopulaire. Tugdual Derville

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N’oublions donc pas, surtout, que le mobile de toute parole de l’Église demeure l’amour. Puisque, dans toute atteinte à la vie, il y a faute ou péché, et grave atteinte à la justice, c’est d’abord l’amour du pécheur qui doit nous mobiliser. Pour lui les bras de l’Église sont grands ouverts comme ceux du Christ en Croix. Les nôtres doivent en témoigner. Je reviens donc au regard posé sur les atteintes à la vie. Et si nous arrêtions de les considérer comme des obstacles à l’évangélisation ou des insultes à la parole de l’Église ? Pourquoi ne pas déceler en eux des appels pressants à l’évangélisation, à la libération, à la Miséricorde ? Si c’est aux malades et aux pécheurs que nous sommes envoyés, l’avortement devient logiquement un motif et un lieu prioritaires d’évangélisation. Pardon de plaider pour ma paroisse, mais si nous prenons conscience que des millions de personnes de tous âges vivent, dans nos sociétés, avec l’avortement sur la conscience, nous découvrons que se dessine là un axe majeur de la nouvelle évangélisation, par la Miséricorde. Annoncer cette Miséricorde dont nous avons soif pour nous-mêmes L’écueil de la violence menace ceux qui découvrent des injustices. Comme Moïse avant sa fuite ou saint Pierre avant son reniement, il menace les chrétiens de nos pays. Si l’interdit du meurtre, inscrit dans les consciences par la loi naturelle, a été confirmé à un meurtrier par les tables de la loi, ce n’est certainement pas anodin. Que la mission du premier pape ait été confirmée par le pardon d’un triple reniement ne l’est pas non plus. De même que les plus âgés quittent le cercle sacrificiel qui menaçait la femme adultère, de même un zeste de mémoire intérieure me conduit à ne pas juger ceux qui commettent l’injustice quelle qu’elle soit. Qui suis-je pour les juger ? Il me semble que la spiritualité de la Miséricorde nous invite ainsi à des appauvrissements successifs, à mesure que nous découvrons l’étendue de nos misères, de celles que nous 52

La soif de miséricorde


cachons si bien aux autres que nous finissons par les voiler à nos propres yeux. Ne sommes-nous pas tous misérables, capables du pire avant de « gémir sous le poids de nos péchés » ? N’est-ce pas à ce moment-là que nous nous laissons le mieux traverser par la plus pure lumière ? « Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis. » (Lc 23, 43) Avec la Miséricorde, nous annonçons donc ce qui nous fait vivre, ce dont nous avons soif pour nous -mêmes. Que demande Jésus, dans le dénuement de la crèche ou en implorant « J’ai soif ! » (Jn 19, 28) sur sa croix, si ce n’est que nous lui apportions nos misères pour que sa Miséricorde, jaillissant en eau et sang d’un cœur transpercé, les transforme en victoire absolue contre le mal ? Bien sûr, il faut se garder du misérabilisme comme du dolorisme. La petite Thérèse nous montre la voie, elle qui avait aussi eu son bon larron : c’est celle de la confiance. Vous connaissez sa profession de foi dans la Miséricorde : « Moi si j’avais commis tous les crimes possibles, je garderais toujours la même confiance, car je sais bien que cette multitude d’offenses n’est qu’une goutte d’eau dans un brasier ardent. » Le besoin dans nos pays de Missionnaires de Miséricorde Comme Moïse qui se sentait piètre négociateur quand il fut envoyé à la rencontre de Pharaon, ce qui permit à Dieu de prendre place dans sa bouche, la bienheureuse Mère Teresa se sentait la plus indigne des religieuses lorsqu’elle reçut du Seigneur son appel dans l’appel. « Conduis-moi aux taudis des pauvres. Viens, sois ma lanterne. Je ne puis y aller seul. Ils ne me connaissent pas et, de ce fait, ne me désirent pas. » […] « Arrache-les des serres du Malin. Si tu savais combien de ces tout-petits pèchent chaque jour… ! » (José Luis GonzalezBalado, Bienheureuse Teresa de Calcutta, Médiaspaul, 2003) Et voilà qu’elle nous révèle, ensuite, en parlant des pays occidentaux qu’on dit « riches » : « Vos pays sont plus pauvres encore que l’Inde, car la mère est meurtrière » et aussi, sans se Tugdual Derville

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départir de sa douceur : « La plus grande menace pour la paix, c’est l’avortement ! » Un constat que nous vérifions très concrètement par son impact destructeur sur les couples et sur la famille. Qu’en conclure ? De même que ceux qui vivent dans la misère matérielle ont besoin de missionnaires de la charité, témoins d’un Christ de tendresse et de pardon, de même, je pense que nos pays riches, écrasés par ignorance de Dieu et par la misère morale des atteintes intimes à la vie, ont un besoin urgent de nouveaux témoins de la vie, missionnaires de la Miséricorde.

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Le Cœur de Jésus, Source de la Miséricorde d Monseigneur André-Mutien Léonard, Évêque de Namur (Belgique)

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savons avec une certitude presque totale que Jésus est mort crucifié le 7 avril de l’an 30, selon notre calendrier grégorien actuel. En effet, Jean note dans son évangile que le samedi qui suivait était non seulement, bien sûr, le jour du sabbat, mais également le jour de la Pâque, coïncidant, en Israël, avec la pleine lune de printemps. Une simple table astronomique nous apprend qu’en l’an 30, effectivement, la pleine lune s’est produite le samedi 8 avril. Cette petite précision amène Jean à nous raconter un événement cruel. Comme il fallait descendre de la croix les corps des trois crucifiés avant que ne commence la célébration du sabbat et de la Pâque, on envoya des soldats pour briser à coups de maillet les jambes des crucifiés afin que, ne pouvant plus s’appuyer sur leurs pieds, ils meurent rapidement étouffés. L’évangéliste note que, arrivés à Jésus, ils constatèrent qu’il était déjà mort. Mais, pour s’assurer du fait, un soldat, de sa lance, perça le côté de Jésus jusqu’au cœur, et il en sortit, comme il est normal, du sang et de l’eau. L’évangéliste insiste sur ce fait avec une solennité particulière : « Celui qui a vu rend témoignage — son témoignage OUS

Monseigneur André-Mutien Léonard

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est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai — pour que vous aussi vous croyiez. » (Jn 19, 35) Deux choses ont particulièrement impressionné l’évangéliste quand, des décennies plus tard, il rapporte l’événement. Tout d’abord, il se souvient de plusieurs textes de l’Écriture et de quelques épisodes rapportés antérieurement dans son évangile. Je note au passage que les peintres et les sculpteurs qui ont représenté Jésus en croix, après sa mort, avaient, eux aussi, la même connaissance des Écritures. En effet, vous vous êtes peut-être parfois demandé pourquoi toutes les représentations du Christ mort sur la croix placent à droite la blessure du côté, alors que le cœur est situé à gauche. Tous suggèrent que la lance est entrée par le côté droit pour atteindre finalement le cœur. Ils l’ont fait parce que, comme l’évangéliste, ils se souvenaient du beau texte du prophète Ézéchiel (Ez 47, 19.12), situé à l’époque où Ézéchiel se trouve avec les déportés d’Israël en Mésopotamie, dans l’Irak actuel. Dans une vision, le prophète exilé voit le temple de Jérusalem et il observe que, du côté droit du temple, un mince filet d’eau se met à couler, mais qui, au fur et à mesure que le prophète se déplace dans sa vision, grossit et s’amplifie, lui montant d’abord jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux reins et, finalement, devient un fleuve impétueux dans lequel il ne pourrait se maintenir qu’en nageant. Et, à son grand étonnement, le prophète voit que, sur les deux berges du fleuve, les arbres poussent (aussi vite que dans l’Étoile mystérieuse de Tintin et Milou !) et portent du fruit chaque mois avant que le fleuve ne se jette dans la Mer Morte dont il assainit les eaux. Jean se souvient de ce texte, ainsi que de l’épisode qu’il rapporte au chapitre deuxième de son évangile (Jn 2, 18-22), lorsque Jésus chasse les marchands du temple. Comme les chefs religieux lui demandent un signe justifiant une telle initiative, Jésus leur répond : « Détruisez ce temple et en trois jours, je le relèverai. » Or, le temple venait tout juste d’être restauré par Hérode, il avait fallu quarante-six ans pour cet 56

Le Cœur de Jésus, Source de la Miséricorde


énorme travail. On objecte donc à Jésus : « Il a fallu quarantesix ans pour bâtir ce temple et toi, en trois jours, tu le relèveras ? » Mais, note l’évangéliste qui n’a compris la chose que bien plus tard, « il parlait du temple de son corps », faisant ainsi allusion à sa résurrection au troisième jour. En effet, Jean, à l’époque où il écrit son évangile, a compris, tout comme Paul dans sa lettre aux Colossiens, que Jésus est désormais le véritable temple où habite corporellement la plénitude de la divinité. C’est la première raison pour laquelle l’évangéliste est si impressionné par cette scène. Il comprend que ce mince filet d’eau et de sang qui coule du côté droit de Jésus est destiné à la même fécondité que la source menue qu’Ézéchiel avait contemplée dans sa vision. Nous ne sommes qu’au soir du vendredi saint, mais un jour viendra où cette modeste source, celle de l’Esprit Saint, celle de l’eau du baptême et du sang de l’eucharistie, deviendra un fleuve puissant semant la vie sur son passage. Jean y est d’autant plus porté qu’il se souvient également des paroles de Jésus à la Samaritaine (Jn 4, 13-14) : « Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai sera en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle. » Il se remémore également le cri poussé par Jésus le dernier jour de la fête des Tentes, qui était consacré à un rituel de l’eau. Il note (Jn 7, 37-39) qu’en ce jour solennel, Jésus, debout, s’écrie dans le temple : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi ! » et l’évangéliste, citant l’Écriture, commente : « de son sein couleront des fleuves d’eau vive. » et il poursuit son commentaire, à la lumière de ce qu’il a compris bien plus tard : « Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui. » La conviction qui habite Jean est que ce mince filet d’eau et de sang est appelé à devenir un fleuve immense destiné à guérir le cœur humain et à assainir le monde entier. Nous retrouvons d’ailleurs ce fleuve dans son Apocalypse, au chapitre 22 (Ap 22, 1-5), quand Jean contemple dans le ciel le trône sur lequel siègent le Père et l’Agneau immolé, mais debout, le Christ cruMonseigneur André-Mutien Léonard

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cifié et ressuscité, et voit jaillir de ce trône un fleuve, celui de l’Esprit Saint qui procède du Père et du Fils : « puis l’Ange me montra le fleuve de Vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau. » Pour décrire ce fleuve, l’auteur de l’Apocalypse s’inspire du livre de la Genèse (Gn 2, 10 -14) décrivant le fleuve à quatre bras qui parcourait le Paradis terrestre, mais qu’il retrouve maintenant dans le Paradis céleste. Et pour évoquer la fécondité de ce fleuve, l’Apocalypse reprend littéralement les termes du prophète Ézéchiel : « Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de Vie qui fructifient douze fois, une fois par mois ; et leurs feuilles peuvent guérir les païens. » Après avoir parcouru toutes ces réminiscences, nous comprenons mieux pourquoi l’évangéliste rapporte avec tant de solennité l’épisode, banal sur le plan physiologique, du corps de Jésus transpercé par la lance. Mais il est une autre raison pour laquelle Jean est profondément bouleversé en se remémorant cet épisode. L’ultime blessure infligée au corps de Jésus après tant d’autres évoquées par le récit de la Passion et dont le Suaire de Turin est une frappante illustration, cette ultime blessure est en quelque sorte gratuite puisque Jésus est déjà mort. Tout est déjà accompli. Ce qui touche le cœur de Jean, c’est que cette dernière blessure devient le lieu même d’où coule une source intarissable de vie, de renouveau, de miséricorde et de transfiguration. Cette douce vengeance émeut profondément l’évangéliste. Il comprend que, désormais, ce seront les blessures mêmes infligées à l’Amour de Dieu fait chair et crucifié qui deviendront source de pardon, pourvu qu’il y ait dans notre cœur une brèche, aussi minime soit-elle, correspondant à la blessure du cœur du Christ. Et c’est pourquoi l’évangéliste, au terme de sa contemplation du cœur transpercé par la lance, citant le prophète Zacharie, écrit : « Ils contempleront celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19, 37). Désormais, quiconque lèvera les yeux, dans la foi, vers la plaie du cœur du Christ pourra y découvrir à la fois le sérieux de son péché et la source du pardon qui le 58

Le Cœur de Jésus, Source de la Miséricorde


régénère. C’est comme si le Seigneur lui disait : « Tu es battu d’avance ! Même tes péchés, si tu les confies à mon cœur, deviendront une occasion de transfiguration ! Ma miséricorde sera toujours plus forte que tes misères… » Tout à l’heure, en entendant le témoignage d’une personne accueillant les femmes qui ont pratiqué l’avortement ou qui y ont été contraintes, j’ai été très touché et cela m’a rappelé l’expérience bouleversante que je vis régulièrement lorsque, dans mon diocèse, nous accueillons, dans une même célébration, les femmes qui ont perdu un enfant par fausse couche et celles qui ont vécu le drame de l’avortement. Dans ce dernier cas surtout, le cœur du Christ comme source de la miséricorde, devient une source d’espérance pour ces femmes, à qui Jésus seul peut dire : « Ma fille, il est vrai que, pour des raisons que tu connais, tu n’as pas permis à cet enfant de naître, mais il n’a pas été anéanti pour autant. Si tu places ton espérance en moi, si tu viens t’abreuver à la source de la miséricorde, même cet événement tragique de ta vie pourra devenir une occasion de gratitude. Car, quand tu arriveras sur l’autre versant de cette vie, cet enfant auquel tu n’as pas donné le jour ici-bas sera le premier à t’accueillir, en t’appelant de ton vrai nom : « maman » et tu pourras enfin pleinement l’accueillir pour ce qu’il était dès le début, ton enfant ». Qui d’autre pourrait ouvrir au cœur humain blessé une telle espérance ? Qui donc, sinon le cœur transpercé dont les blessures même deviennent source de guérison ? Pour conclure, je voudrais évoquer le beau texte de Jean de la Croix où celui-ci évoque la source dont je vous ai parlé. Il le fait dans un poème qu’il a composé quand il était emprisonné à Tolède, dans une forteresse donnant sur le Tage. De sa cellule, il pouvait entendre le murmure de l’eau du fleuve. C’est ce qui lui a inspiré le poème qui commence par ces mots : « Je sais une source qui jaillit et s’écoule, mais c’est au profond de la nuit. » Dans les strophes qui suivent, il évoque cette source à trois courants, qui est la source éternelle de la Trinité, mais qui, par l’incarnation, est venue couler aussi Monseigneur André-Mutien Léonard

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en ce monde et qui a finalement jailli du côté du Christ transpercé sur la croix. Il termine en soulignant comment cette source éternelle nous est présente, quand nous le voulons, dans cette Eucharistie, dont il était privé en sa cellule, mais qu’il contemplait dans la mémoire priante de son cœur : « Cette source éternelle est toute rassemblée En notre pain vivant pour nous donner la vie, Mais c’est au profond de la nuit. Cette source d’eau vive, objet de mes désirs, En ce vrai pain de vie je la vois, la contemple, Mais c’est au profond de la nuit. » Qu’il est donc grand notre bonheur de pouvoir rencontrer, dans l’Eucharistie, célébrée ou adorée, le cœur du Christ, source de la miséricorde !

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La Miséricorde et le ministère du prêtre d Père Guy Bagnard, Évêque de Belley-Ars

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de parcourir quelques pages d’Évangile pour s’apercevoir dans quelle proximité Jésus a vécu avec les malades. Lépreux, boiteux, paralysés, aveugles, sourds-muets, tous viennent à Lui et Le supplient de les guérir. Ce n’est pourtant aucune de ces maladies que désignaient les célèbres paroles de Jésus : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. » Le contexte où ont été prononcées ces paroles nous apprend que Jésus prenait alors son repas dans la maison de Matthieu qu’il venait d’appeler à sa suite. Autour de la table se tenait un grand nombre de publicains réputés pour leur malhonnêteté dans l’exercice de leur profession : la collecte des impôts. C’étaient des pécheurs publics, désignés du doigt par l’opinion ! À l’adresse des pharisiens qui condamnaient ces fréquentations douteuses, Jésus répond avec les paroles du prophète Osée : « C’est la miséricorde que je veux et non les sacrifices » (Mt 9, 12). À côté des maladies du corps, Jésus souligne la présence des maladies de l’âme. Leur guérison ne peut être obtenue que par la miséricorde. C’est pour en purifier les hommes qu’il est venu en ce monde. Bien mieux, les maladies du corps avaient L SUFFIT

Monseigneur Guy Bagnard

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moins de conséquences dramatiques sur la destinée humaine que les maladies invisibles de l’âme : « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir, sur la terre, de pardonner les péchés, alors, lève-toi, dit Jésus au paralysé, prends ta civière et rentre chez toi » (Mt 9, 6). Jésus indiquait que son pouvoir de guérison sur les corps annonçait un pouvoir plus fondamental sur les âmes. Celui qui a reçu l’ordination prolonge l’action du Christ. Parce qu’il a donné ses lèvres, ses mains, son intelligence et son cœur au Christ, pour continuer son œuvre de guérison, il est amené à accorder une place de choix au ministère de la miséricorde. Jean-Marie Vianney demeure, dans l’histoire de l’Église, le témoin privilégié de ce ministère. Dans l’exercice de sa charge de curé, au fil des années, le temps passé au confessionnal a démesurément grandi. On estime qu’il s’y tenait entre treize et dix-huit heures par jour, par tous les temps, aussi bien dans la chaleur que dans le froid. Au cours des vingt-cinq dernières années de sa vie, il ne faisait plus que cela. « Rarement un pasteur a été à ce point conscient de ses responsabilités, dévoré par le désir d’arracher ses fidèles à leur péché ou à leur tiédeur. » (Jean-Paul II, Lettre aux prêtres pour le Jeudi saint 1986). À regarder Jean-Marie Vianney, dans l’exercice de cette pastorale de la miséricorde, un fait mérite d’être souligné. Il avait perçu l’immense effort qui est requis du pécheur pour venir chercher le pardon. Reconnaître sa maladie est déjà une épreuve. Mais entreprendre de s’en libérer en est une autre bien plus lourde encore. Le mouvement naturel est de remettre à plus tard. Mille raisons surgissent pour repousser au lendemain. Le fils de la parabole a attendu le tout dernier moment, d’être littéralement affamé, pour se décider enfin à reprendre le chemin du retour. Le Curé d’Ars, qui avait une profonde connaissance du cœur humain, eut un jour une drôle d’idée. Au risque de sur62

La Miséricorde et le ministère du prêtre


prendre son entourage et de soulever des incompréhensions, il entreprit rien moins que de faire percer une porte dans la façade de l’église paroissiale, légèrement sur le côté ; c’était une porte si étroite, si discrète, qu’aujourd’hui encore, on ne la remarque pas. En la poussant, on tombait au pied d’un confessionnal, placé là tout exprès. C’était le cinquième confessionnal qu’il avait installé dans son église. Les quatre autres étaient situés plus haut dans la nef ou derrière l’autel. L’avantage de ce nouveau dispositif permettait de venir se confesser totalement incognito ! C’était là que ceux qu’il appelait les grands pécheurs pouvaient s’ouvrir à la miséricorde. Insigne délicatesse de ce curé qui ressentait en lui-même ce qu’il en coûtait de revenir dans une église où l’on n’avait peut-être pas mis les pieds depuis trente, quarante ou cinquante ans. Ainsi, la grâce de la Miséricorde était mise à la portée du plus grand nombre. À elle seule, cette invention en dit long sur l’amour des pécheurs qui habitait le cœur de Jean-Marie Vianney, à l’image du père de la parabole qui attend sur le seuil et regarde l’horizon s’il voit revenir le fils. Jean-Marie Vianney avait l’habitude de dire : « Ce n’est pas le pécheur qui revient vers Dieu pour lui demander pardon ; mais c’est Dieu lui-même qui court après le pécheur et qui le fait revenir à lui » (Nodet, p. 133). C’est vers ceux qui semblaient les plus éloignés que le cœur du prêtre allait d’emblée en priorité. Dans ce confessionnal, disait-il, j’ai pu prendre les âmes au vol ! Il inscrivait dans les faits l’amour de Dieu pour les pécheurs. Si la miséricorde est le remède le plus sûr pour guérir les maladies de l’âme, il devient indispensable de l’approcher d’aussi près que possible de celui qui en a besoin ! L’intense désir de l’offrir aux pécheurs a fait trouver au Curé d’Ars les moyens de la donner. Sa renommée comme confesseur est liée sans aucun doute à sa sainteté personnelle. Il n’était pas rare d’entendre les habitants d’Ars raisonner ainsi, comme s’exprimait l’un d’entre Monseigneur Guy Bagnard

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eux : « Nous ne valons pas mieux que les autres, mais nous aurions trop de honte à nous livrer à de semblables désordres si près d’un saint » (Monnin, t. 1, p. 220). Mais, outre le rayonnement de sa sainteté, d’autres facteurs intervenaient. L’un d’entre eux semble avoir joué un rôle non négligeable. Le Curé d’Ars lisait dans les cœurs ; il avait comme l’intuition des consciences. Il est évidemment difficile de savoir ce qui se passait exactement dans le confessionnal entre le curé et les pénitents. Il faut donc avancer avec prudence sur ce terrain. Mais beaucoup de témoignages recueillis au cours du procès de canonisation révèlent que ceux qui venaient s’agenouiller près du curé se sentaient mis brutalement face à face avec leur vie. Fréquemment, le curé découvrait lui-même au pénitent l’une ou l’autre de ses fautes. L’abbé Alfred Monnin, un de ses premiers biographes, cite, par exemple, le cas de cet homme de mauvaise vie qui, atteint d’infirmités, vint à Ars espérant obtenir la guérison. Sur les conseils de quelques amis, il accepte de se confesser. Jean-Marie Vianney l’écoute en silence, puis lui demande : « Est-ce tout ? — Oui, répond l’homme. — Mais, réplique le Curé, vous n’avez pas dit que tel jour, à tel endroit, vous avez commis une très grave faute. » Et le Curé se met à lui faire l’histoire de sa vie, mieux qu’il ne l’aurait faite lui-même. Des cas de ce genre sont nombreux. Jean-Marie Vianney posait souvent la question rituelle : « Depuis quand date votre dernière confession ? » Il arrivait que le pénitent ne se souvienne de rien ! Alors, il n’était pas rare que le Curé réponde luimême : « Cela fait vingt-huit ans, mon ami, et vous n’avez pas été communier à la suite de cette confession. » L’acuité du regard du confesseur opérait un choc puissant sur le pénitent. Celui-ci faisait une expérience semblable à celle de la Samaritaine de l’Évangile. Elle avait entendu Jésus lui dire qu’elle n’avait pas de mari et Jésus lui avait découvert sa propre vie. Quelques instants après, elle s’adressait alors aux gens de son village, avec une émotion à peine voilée : » 64

La Miséricorde et le ministère du prêtre


Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ! » Le pénitent d’Ars n’avait pas le sentiment d’être accusé ou condamné, mais celui d’être regardé par Dieu lui-même dans l’intimité de sa vie. Toute résistance, toute défense alors s’évanouissaient. Il s’ouvrait à la Lumière, sans chercher d’excuse, sans recourir à des échappatoires, sans se justifier. Il se trouvait soudainement devant Dieu. Et Dieu venait le chercher dans les situations très concrètes de son existence ; c’était là qu’il était rejoint et sauvé ! Sous cette lumière, il était reconduit à la vérité existentielle de son être et c’est pourquoi la grâce du sacrement opérait en profondeur à l’intime de l’âme. Il ressortait du confessionnal régénéré. Dieu était passé. Il avait agi ! Le pénitent avait fait l’expérience que Dieu l’aimait tel qu’il était. Un des premiers effets de la miséricorde est de ne plus se dissimuler à soi-même et d’accepter que Dieu puisse nous regarder en vérité. C’est dans cette expérience de la lumière qui nous pénètre que l’on mesure l’immense bonté de Dieu et que l’on puise l’élan de repartir et de fortifier la décision de changer de vie ! Ainsi, dans l’exercice de ce ministère, Jean-Marie Vianney montrait que la Miséricorde de Dieu ne diminuait en rien l’exigence de Vérité et l’effort coûteux qui lui est lié. Il alliait les deux dans le profond équilibre que lui communiquait sa sainteté. La miséricorde, il savait en parler comme nul autre : « Que Dieu est bon, disait-il, son bon Cœur est un océan de miséricorde. Ainsi, quelque grands pécheurs que nous puissions être, ne désespérons jamais de notre salut. Il est si facile de se sauver ! » « Nos fautes sont comme des grains de sable à côté des miséricordes de Dieu. » « Qu’est-ce que nos péchés, si nous les comparons à la miséricorde de Dieu ! C’est une graine de navette devant une montagne. » « Dieu court après l’homme et le fait revenir » (Abbé Toccanier, Procès de canonisation).

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À ceux qui, pourtant, se complaisaient à parler de ses sévérités, il faut rappeler le jugement tout simple, mais combien vrai d’un vieux paysan d’Ars qui avait connu Jean-Marie Vianney dès son arrivée : « Il prêchait surtout sur l’amour de Dieu, sur la présence de Notre Seigneur dans l’Eucharistie, sur l’habitation du Saint-Esprit dans notre âme. Et quand il parlait sur le péché, alors il pleurait. » Jean-Marie Vianney avait appris à se dégager de l’esprit jansénisant dont il avait été marqué dans sa jeunesse et durant les premières années de son ministère au contact de l’abbé Balley, à Écully. Il expliquait dans ses catéchèses : « Les jansénistes ont bien encore les sacrements, mais ils ne servent de rien, car ils pensent qu’il faut être trop parfait pour les recevoir. L’Église ne désire que notre salut ; voilà pourquoi elle nous fait un précepte de recevoir les sacrements » (Monnin, p. 327). Mais, pour autant, la Miséricorde n’est pas une vertu doucereuse, qui se contenterait de bénir et d’absoudre, en laissant croire qu’il n’y a guère de différence entre le bien et le mal, et qu’en conclusion, comme le dit la chanson, « on ira tous au paradis ». JeanMarie Vianney avait un sens aigu de la gravité du péché ; cette conscience était, chez lui, la conséquence d’une réalité majeure dans sa vie spirituelle : il vivait en continuelle union avec Dieu. « Il m’a avoué un jour, dit le frère Athanase, qu’il perdait rarement le souvenir de la présence de Dieu. » Et l’abbé Toccanier résume ainsi le climat de sa vie intérieure : « Dieu, rien que Dieu, Dieu partout, Dieu en tout, toute la vie du Curé d’Ars est là ! » Ainsi, tout ce qui détournait de Dieu, tout ce qui l’offensait, le faisait souffrir. S’il avait l’amour du pécheur, il avait en même temps l’horreur du péché. Aussi mesurait-il sa responsabilité de curé, une responsabilité qui souvent le tourmentait : «Ah, si j’avais su ce que c’était qu’un prêtre, au lieu d’aller au séminaire, je me serais bien vite sauvé à la Trappe » (Monnin, t. 2, p. 275). Il percevait les effets destructeurs du péché dans les cœurs avec une sorte d’angoisse :«Le péché 66

La Miséricorde et le ministère du prêtre


obscurcit la foi dans les âmes comme les brouillards épais obscurcissent le soleil à nos yeux : nous voyons bien qu’il fait jour, mais nous ne pouvons distinguer le soleil » (Nodet p. 147). « Oh ! Jésus, donnez-nous une sainte horreur de nos péchés. Faites passer dans nos cœurs une goutte de cette amertume dont le vôtre fut inondé. Si nous ne pouvons effacer nos péchés par l’effusion de notre sang, faites du moins que nous puissions les pleurer » (Nodet, p. 143). Jean-Marie Vianney percevait le caractère dramatique de toute existence humaine, car l’homme y jouait son éternité ! Il avait « une vision pathétique du salut » (Jean-Paul II, Ars 1986). Cette conviction était si ancrée en lui qu’elle a imprimé à sa vie spirituelle une orientation dont les traits les plus spectaculaires étaient la pratique d’une ascèse rigoureuse. Ses pénitences étaient impressionnantes par leur ampleur et leur fréquence. Certains y ont vu une recherche pathologique de la souffrance. Elles étaient bien plutôt l’expression d’une vérité profonde : la volonté de se sanctifier soimême pour sanctifier les autres ! Renoncer à soi-même, fûtce dans la recherche d’un bien-être légitime, était chez lui une manière d’ouvrir plus largement à Dieu les portes de sa vie. Il disait : « Il n’y a qu’une manière de se donner à Dieu dans l’exercice du renoncement et du sacrifice : c’est de se donner tout entier, sans rien garder pour soi. Le peu que l’on garde n’est bon qu’à embarrasser et à faire souffrir… Je pense souvent que je voudrais bien pouvoir me perdre et ne plus me retrouver qu’en Dieu » (Monnin, t. 2, p. 631). « Se donner tout entier » était inscrit au cœur de son ministère. Il insistait particulièrement sur le renoncement à sa volonté propre : « Nous n’avons en propre que notre volonté ; c’est la seule chose que nous puissions tirer de notre fond pour en faire hommage au Bon Dieu. Aussi, assure-t-on qu’un seul acte de renoncement à la volonté Lui est plus agréable que trente jours de jeûne » (Monnin, t. 2, p. 645). Et il n’hé sitait pas à donner des exemples très concrets : « On se prive Monseigneur Guy Bagnard

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d’une visite qui fait plaisir, on remplit une œuvre de charité qui ennuie, on se couche deux minutes plus tard, on se lève deux minutes plus tôt ; lorsque deux choses se présentent à faire, on donne la préférence à celle qui nous plaît le moins » (Monnin, t. 2, p. 646). Cette abnégation n’avait rien d’un repliement sur soi, ni d’une sorte d’auto-mutilation ; Jean-Marie Vianney y voyait le chemin par lequel Dieu prenait possession de sa vie ; elle l’engageait dans la sequela Christi, Lui, le Sauveur, qui, dans son amour du Père, avait accepté de s’abaisser. Ce renoncement n’avait rien de destructeur ; il était vivifiant parce que l’amour l’inspirait. Engagé sur cette voie du radicalisme évangélique, il pouvait intercéder pour son peuple en toute confiance et dans une grande authenticité intérieure. Ainsi, en arrivant à Ars, il n’avait eu qu’un cri, au pied du ta bernacle : « Mon Dieu, convertissez ma paroisse, et je suis prêt à souffrir tout ce que vous voudrez, tout le reste de ma vie. » En engageant toute sa personne dans sa demande, il s’associait à l’action de Dieu qui, seule, pouvait convertir le cœur de ses paroissiens. Il se montrait pleinement solidaire avec eux. Et c’est bien ce qui l’a beaucoup affecté dans les dernières années de son ministère : il n’avait plus le temps de s’occuper d’eux. Et c’est dans ce même esprit qu’il supportait les heures interminables de confession. Ce qu’il souffrait au confessionnal était offert pour la conversion de ceux qui venaient recevoir le pardon. Certaines de ses confidences permettent d’entrevoir les épreuves qu’il a rencontrées : « Je sèche d’ennui sur cette pauvre terre, disait-il à un confrère très proche ; mon âme est triste jusqu’à la mort. Mes oreilles n’entendent que des choses pénibles et qui me navrent le cœur. Je ne peux plus y tenir. Dites-moi, serait-ce un grand péché que de désobéir à mon Évêque en partant d’ici discrètement ? » (Monnin, t. 2, p. 271).

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La Miséricorde et le ministère du prêtre


« Mon Dieu, que le temps me dure avec les pécheurs ! Quand serai-je avec les saints ! On offense tant le Bon Dieu qu’on serait tenté de demander la fin du monde. Quand on pense, ajoutait-il en pleurant à chaudes larmes, quand on pense à l’ingratitude de l’homme envers le Bon Dieu, on est tenté de s’en aller de l’autre côté des mers pour ne pas la voir » (Monnin, t. 2, p. 273-74). Le sens qu’il donnait à ses mortifications apparaissait clairement quand il proposait une pénitence à ceux qui venaient d’être absous. « Je sais, dit l’abbé Toccanier, qu’il ne donnait aux pénitents que des pénitences proportionnées à leur faiblesse, c’est-à-dire, en général, très faibles et qu’il s’appliquait à y suppléer par des pénitences personnelles. » Un jour que l’un d’entre eux exprimait sa surprise devant la légèreté de ce que le Curé d’Ars lui indiquait, celui-ci lui répondit : « Allez, allez, mon ami, je ferai le reste. » Le frère Athanase ajoute : « Le Saint Curé m’a dit une fois : “Un pénitent me demanda pourquoi je pleurais en entendant sa confession — je pleure, ai-je répondu, parce que vous ne pleurez pas !” » Au contact des pécheurs, disent ses biographes, il était « un trésor de tendresse et de miséricorde ». On sait que le temps passé au confessionnal recouvrait la plus grande partie de ses journées, mais le climat de miséricorde s’étendait, lui, à la totalité de son existence. C’était sa vie entière qui était devenue miséricorde. Et c’est pourquoi il soulignait le danger qui guettait le curé dans sa responsabilité : « Ce qui est un grand malheur, pour nous autres curés, c’est que l’âme s’engourdit. Au commencement, on était touché de l’état de ceux qui n’aimaient pas Dieu ; après on dit : en voilà qui font bien leur devoir, tant mieux ! En voici qui s’éloignent des sacrements, tant pis ! Et l’on n’en fait ni plus ni moins. » Avec le temps, en effet, l’indifférence peut l’emporter sur la passion de transmettre les bienfaits de la miséricorde. On finit par se résigner ! La préoccupation de gagner des âmes au Christ peut même s’évanouir. Chez le Curé d’Ars, Monseigneur Guy Bagnard

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la passion pour ce ministère était si profonde qu’il disait : « Je resterai jusqu’à la fin du monde ! » Quelques heures avant de mourir, il confessait encore ! Laissez-moi terminer avec ces mots de Jean-Paul II qui était si proche du saint Curé d’Ars. C’est en ces termes qu’il s’adressait aux prêtres, lors du Jeudi saint 1986, l’année où il se rendit à Ars : « Le ministère de la réconciliation reste sans doute le plus difficile et le plus délicat, le plus fatigant et le plus exigeant — surtout lorsque les prêtres sont en petit nombre. Il suppose aussi, chez le confesseur, de grandes qualités humaines, par-dessus tout une vie spirituelle intense et sincère ; il est nécessaire que le prêtre recoure pour lui-même régulièrement à ce sacrement. Soyez-en toujours convaincus, chers frères prêtres : ce ministère de la miséricorde est l’un des plus beaux et des plus consolants. Il vous permet d’éclairer les consciences, de leur apporter le pardon et de leur redonner vigueur au nom du Seigneur Jésus, d’être pour elles médecin et conseiller spirituel ; il demeure « la manifestation irremplaçable et le test du ministère sacerdotal » (Lettre aux prêtres pour le Jeudi saint 1986).

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La sainte liturgie chante la Miséricorde divine d Cardinal Francis Arinze

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consolant et profond de la miséricorde divine imprègne toute la liturgie de l’Église. Page après page, la sainte liturgie chante les merveilles de l’amour divin qui se manifeste surtout en miséricorde. Nous pouvons toujours dire que l’histoire du salut de l’humanité est l’histoire de la manifestation de la miséricorde aimante de Dieu. C’est pourquoi j’ai accepté avec plaisir l’invitation des organisateurs de ce Congrès de vous proposer quelques réflexions sur la miséricorde divine dans la sainte liturgie. La miséricorde divine se révèle à nous essentiellement dans la célébration de la sainte liturgie. Le mystère pascal, au centre de la célébration de la semaine sainte, en est l’apex, le sommet le plus élevé. La croix y occupe une place clé. Les sacrements sont les célébrations liturgiques majeures par lesquelles la miséricorde de Dieu nous atteint. Il nous conviendra de mettre en lumière les textes liturgiques du dimanche de la miséricorde. La messe votive de la miséricorde divine n’est pas encore très connue et doit être sujet de réflexion. Une considération sur la façon dont la miséricorde divine se manifeste à travers la liturgie des Heures nous aidera à mieux E MYSTÈRE

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découvrir comment la sainte liturgie chante la miséricorde de Dieu.

1. L’histoire du Salut, l’histoire de la Miséricorde aimante de Dieu Toute l’histoire du salut est remplie de manifestations de la miséricorde et de l’amour de Dieu. Après le péché originel, quand l’homme eut désobéi à Dieu et perdu son amitié, Dieu ne l’a pas abandonné au pouvoir de la mort. Il n’a cessé d’aider l’humanité à le chercher et à le trouver. À maintes reprises il lui a offert une alliance et, par les prophètes, lui a appris à espérer le salut (voir Missel romain, Prière eucharistique IV). Par exemple, Dieu a appelé Moïse à faire sortir son peuple d’Égypte et à traverser le désert. Il a entendu la prière d’intercession de Moïse et accepté de marcher au milieu d’un peuple infidèle. Le Seigneur passa devant Moïse et proclama : « Le Seigneur, le Seigneur, un Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté » (Ex 34, 5-6). Dieu a tant aimé le monde que, lorsque les temps furent accomplis, « il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). « Dieu est riche en miséricorde », dit saint Paul aux Éphésiens, « à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts à cause de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ » (Ep 2, 14-5). Jésus a fait de la miséricorde l’un des thèmes principaux de sa prédication, manifestée surtout dans les paraboles du fils prodigue, du bon samaritain, de la brebis égarée, de la drachme perdue et même du serviteur impitoyable (cf. Lc 15, 11-32, 10, 3037 ; Mt 18, 12-14 ; Lc 15, 3-10 ; Mt 18, 23-35 ; voir aussi Dives in Misericordia, 3). 72

La sainte liturgie chante la Miséricorde divine


Le serviteur de Dieu, le pape Jean-Paul II, fut un grand apôtre de la Miséricorde divine. Au début de son pontificat, en 1980, il a donné à l’Église et au monde l’encyclique Dives in Misericordia. Il a béatifié et canonisé sœur Faustina Kowalska, l’âme choisie par le Christ pour propager la dévotion à ce grand mystère. Pendant l’année du grand Jubilé 2000, le pape Jean-Paul a établi une nouvelle paroisse à Rome avec le nom évocateur de Dieu le Père miséricordieux, pour condenser en quelques mots la signification de cet évènement spirituel extraordinaire. Faisant référence au pape Jean-Paul II lors du dimanche de la miséricorde, le 15 avril 2007, Benoît XVI l’a admirablement résumé : « Dans le mot « miséricorde”, il a reconnu le mystère tout entier de la Rédemption, résumé et interprété à nouveau pour notre époque » (Homélie du 15 avril 2007 parue dans l’Osservatore Romano, 17 et 18 avril 2007, p. 10). Dans la même homélie, le pape Benoît dit que c’est la miséricorde qui met un frein au mal. Dans la miséricorde, la nature si particulière à Dieu est exprimée — sa sainteté, la puissance de la vérité et de l’amour. Telle est la miséricorde divine que nous avons maintenant la grâce et la joie d’admirer et d’adorer, comme le chante et le proclame la sainte liturgie.

2. La Miséricorde divine nous parvient par la liturgie C’est surtout par la sainte liturgie que nous entrons en contact avec la miséricorde divine. Jésus Christ, la manifestation de l’amour salvateur et miséricordieux de Dieu pour toute l’humanité, l’unique et seul médiateur entre Dieu et l’humanité (voir 1 Tim 2, 5), a accompli l’œuvre de notre rédemption. Il a parfaitement rendu gloire à Dieu. Il a fondé l’Église et lui a confié la prédication de son Évangile et la célébration de ses mystères du salut. Jésus a ainsi envoyé son Église pour Cardinal Francis Arinze

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réaliser l’œuvre du salut par le sacrifice et les sacrements, autour desquels la vie liturgique tout entière se déroule. (cf. Sacrosanctum Concilium, 6). Jésus est toujours présent dans son Église, principalement dans ses célébrations liturgiques. Il est présent dans l’assemblée liturgique en prière. Il est présent dans la parole de Dieu proclamée par la liturgie. Il est présent dans les sacrements par son pouvoir. Il est présent dans le sacrifice de la messe, non seulement dans la personne du prêtre célébrant, mais surtout sous les espèces eucharistiques. Dans la sainte liturgie, par conséquent, un culte public complet est rendu par le corps mystique du Christ, c’est-à-dire par la tête et ses membres (cf. SC, 7). La liturgie est le canal principal par lequel nous recevons la miséricorde et la grâce de Dieu. « À partir de la liturgie, par conséquent, la grâce est infusée en nous ; et la sanctification des hommes en Christ et la glorification de Dieu, vers lesquelles toutes les activités de l’Église sont orientées comme vers leur but, se réalisent avec puissance » (SC, 10). C’est dans la liturgie que Dieu nous nourrit de sa parole, de son pardon, de sa miséricorde et de sa vie. Ceci deviendra plus clair lorsque nous considérerons par la suite chacun des sacrements. En 1980, le pape Jean-Paul II a attiré l’attention sur la vocation de l’Église à proclamer la miséricorde divine surtout par la liturgie : « L’Église vit une vie authentique lorsqu’elle professe et proclame la miséricorde — l’attribut le plus surprenant du Créateur et du Rédempteur — et lorsqu’elle conduit aux sources de la miséricorde du Sauveur, dont elle est le garant et le dispensateur. La méditation constante de la parole de Dieu et, par-dessus tout, la participation consciente et mûre à l’Eucharistie et au sacrement de pénitence ou réconciliation ont, dans ce domaine, une grande importance. C’est pourquoi l’Église professe et proclame la conversion. La conversion à Dieu consiste toujours à découvrir sa miséricorde, c’est-à-dire à découvrir que l’amour est patient et bienveillant » (Dives in Misericordia, 13). 74

La sainte liturgie chante la Miséricorde divine


3. Le mystère pascal, la croix et la Miséricorde divine Dans la sainte liturgie, chaque temps est sacré. Tout temps appartient à Dieu dans son entièreté. Mais la semaine pendant laquelle l’Église célèbre l’évènement central de notre rédemption est particulièrement sacrée. Nous l’appelons la Semaine Sainte. C’est la semaine pendant laquelle l’Église célèbre le mystère pascal de la bienheureuse passion du Christ, sa mort, sa résurrection d’entre les morts et son ascension glorieuse, par quoi « en mourant, il a détruit notre mort ; en ressuscitant, il nous a rendu la vie » (Missel romain, l Préface pascale I). Ceci est le sommet de la manifestation de l’amour et de la miséricorde de Dieu. « Du côté du Christ, alors qu’il dormait du sommeil de la mort sur la croix, est issu le merveilleux sacrement qui est l’Église entière » (SC, 5). La Nouvelle Alliance est scellée dans le sang du Christ. Par le baptême, nous entrons dans le mystère de la miséricorde de Dieu. Nous la célébrons dans les sacrements, en particulier dans la sainte eucharistie. Nous chantons et louons la miséricorde aimante de Dieu dans la Liturgie des heures, ou les prières de l’Église pour les différentes heures de la journée. Ceci explique pourquoi le crucifix occupe une place centrale dans nos églises, sur nos autels et dans d’autres assemblées ecclésiales. De la Croix du Seigneur découlent les sacrements du mystère pascal (cf. Catéchisme de l’Église catholique, no 1182). Jésus souffrant et mourant sur la Croix est une manifestation visible et puissante de la miséricorde aimante de Dieu pour toute l’humanité. Dieu « n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous » (Rm 8, 32). Le pape Jean-Paul II exalte la Croix et la miséricorde de Dieu : « Croire au Fils crucifié veut dire « voir le Père » (cf. Jn 14, 9), et signifie croire que l’amour est présent dans le monde et que cet amour est plus puissant que n’importe quel genre de mal dans lequel des individus, l’humanité ou le monde sont plongés. Croire en cet amour c’est croire en la Cardinal Francis Arinze

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miséricorde. Car la miséricorde est une dimension indispensable de l’amour » (Dives in Misericordia, 7). Le pape Benoît XVI nous dit, dans sa première lettre encyclique, à quelle profondeur et jusqu’où sont allés l’amour et la miséricorde de Dieu : « En Jésus Christ, c’est Dieu lui-même qui part à la recherche de la “brebis perdue”… Sa mort sur la Croix est le point culminant de ce retournement de Dieu contre luimême, dans lequel il se livre lui-même pour élever l’homme et le sauver. Ceci est l’amour dans sa forme la plus radicale » (Deus Caritas est, no 12). Il est très significatif que l’allocution que le pape JeanPaul II se préparait à donner le 3 avril 2005, dimanche de la miséricorde divine, se concentre sur ce mystère de l’amour du Dieu qui pardonne, réconcilie et offre l’espérance. La providence divine a rappelé le pape à elle la nuit précédente. L’allocution, presque un testament, a été publiée dans l’Osservatore Romano du 4 avril 2005. Le pape Benoît XVI l’a exaltée lors de sa visite pastorale à la paroisse de « Dieu, Père miséricordieux”, le 26 mars 2006. Voici ses paroles mémorables : « À l’humanité, qui parfois semble perdue et dominée par la puissance du mal, de l’égoïsme et de la peur, le Seigneur ressuscité offre comme don son amour qui pardonne, réconcilie et ouvre l’esprit à l’espérance. C’est l’amour qui convertit les cœurs et donne la paix. Comme le monde a besoin de comprendre et d’accueillir la miséricorde divine ! » C’est cette miséricorde divine que la sainte liturgie célèbre. Et le sommet de ces célébrations, c’est la Semaine Sainte, quand le mystère pascal de la souffrance, de la mort, de la résurrection et de l’ascension du Christ occupe la place centrale.

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4. La Miséricorde divine et les sacrements Bien que, dans ces réflexions, mention ait déjà été faite des sacrements comme dons du Dieu de miséricorde, il est maintenant nécessaire de mettre l’accent sur chacun d’entre eux. Ils sont sacrements de rédemption (cf. Missel romain, Messe votive de la miséricorde divine, Prière sur les offrandes). Ce sont les canaux principaux par lesquels nous parviennent les grâces obtenues pour nous par notre Rédempteur. Et ce sont des sacrements de foi parce que, non seulement, ils présupposent la foi, mais aussi parce que, par des paroles et par des objets, ils nourrissent, renforcent et expriment la foi. (cf. Sacrosanctum Concilium, 59 ; CEC, no 1123). Le baptême plonge les croyants dans le mystère pascal du Christ : ils meurent avec le Christ, sont ensevelis avec lui, et ressuscitent avec lui. Ils reçoivent l’esprit d’adoption comme enfants de Dieu par lequel ils crient « Abba, Père ! » Ils sont aussi incorporés dans l’Église comme membres et reçoivent la capacité de prendre part au culte chrétien. Saint Pierre leur parle de leur dignité et de la miséricorde que Dieu leur a montrée : « Vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis, pour que vous proclamiez les hauts faits de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (1 P 2, 9). Dans la confirmation, les chrétiens reçoivent le Saint-Esprit comme la plénitude du Baptême et en parachèvement de leur grâce baptismale. Ils deviennent plus parfaitement liés à l’Église et sont enrichis d’une force spéciale du Saint-Esprit. Comme véritables témoins du Christ, ils sont plus étroitement liés à répandre et à défendre la foi en paroles et en actes (cf. Lumen Gentium, 11 ; CEC, no 1285).

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Le sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, est l’offrande du Christ, corps et âme, à Dieu le Père en adoration, action de grâce, propitiation et supplication pour obtenir miséricorde et grâce. « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance versé pour la multitude, pour le pardon des péchés » (Mt 26, 28), nous dit Jésus. Que Jésus nous nourrisse de son corps et de son sang, et demeure avec nous dans le tabernacle, ce sont là des manifestations admirables de son amour et de sa miséricorde. Le sacrement de pénitence nous apporte le pardon et la miséricorde de Dieu pour les offenses commises envers lui. Les pécheurs sont à la fois réconciliés avec l’Église qu’ils ont blessée par leurs péchés et qui, par la charité, l’exemple et la prière, recherche leur conversion (cf. Lumen Gentium, 11). Jésus déjà a déclaré : « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17 ; cf. 1 Tim 1, 15). « Il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit » (Lc 15, 7 ; cf. 7, 11-32). C’est son inspiration. Jésus a choqué les autorités religieuses d’Israël en identifiant sa conduite miséricordieuse envers les pécheurs avec l’attitude de Dieu envers eux (cf. CEC, no 589). La parabole du fils prodigue, qui pourrait mieux s’intituler celle du père miséricordieux, montre le processus de la conversion et du repentir et la profondeur de la miséricorde et de l’amour de Dieu (cf. CEC, no 1439). Saint Augustin affirme « que la justification des pécheurs surpasse en justice la création des anges, en ceci qu’elle témoigne d’une plus grande miséricorde (cf. saint Augustin, in Jo. Ev. 72, 3 : PL 35, 1823 ; CEC, no 1994). Évidemment, le sacrement de pénitence demande conversion et repentir comme condition pour la miséricorde de Dieu : « Si nous disons : “Nous n’avons pas de péché”, nous nous égarons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, fidèle et juste comme il est, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité » (1 Jn 1, 8-9). 78

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Par le sacrement de l’onction des malades, l’Église confie les malades au Seigneur Jésus souffrant et glorifié et les exhorte à s’associer à la passion et à la mort du Christ. Les fidèles consacrés par le sacrement de l’ordre sont désignés pour administrer au peuple de Dieu, par la parole et par les sacrements, l’amour et la miséricorde de Dieu. Par le sacrement du mariage, les époux chrétiens reçoivent la grâce de s’aider mutuellement à atteindre la sainteté et à éduquer leurs enfants dans la crainte de Dieu. Ainsi, chacun des sept sacrements est, de façon propre, un puissant moyen de participer à l’œuvre du salut, à l’amour et à la miséricorde de Dieu, et à l’appel à être parfait comme notre Père céleste est parfait (cf. Mt 5, 48).

5. La liturgie du dimanche de la Miséricorde divine Il nous faut maintenant centrer notre réflexion sur les textes liturgiques du second dimanche de Pâques ou dimanche de la miséricorde divine. C’est à la cérémonie de canonisation de sainte Faustina Kowalska, le 30 avril 2000, que le pape Jean-Paul II a déclaré que le deuxième dimanche de Pâques porterait désormais le nom de « dimanche de la Miséricorde divine ». Théologiquement, il est significatif que ce dimanche soit la conclusion de l’octave de Pâques. Ainsi est mis en lumière le lien étroit entre le mystère pascal de la rédemption et la fête de la Miséricorde divine. La neuvaine de préparation pour le dimanche de la miséricorde divine débute le Vendredi saint. Ceci est éloquent. Nous adorons le Dieu miséricordieux qui a envoyé son Fils nous sauver par la Croix. Le pape Jean-Paul II n’a pas créé de nouveaux textes liturgiques pour la Messe du dimanche de la Miséricorde. ProviCardinal Francis Arinze

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dentiellement, la réforme des textes du Missel, en 1962, à la suite du concile du Vatican II, nous avait déjà fourni des prières et des lectures qui nous parlent du mystère de la Miséricorde de Dieu. La collecte du jour prie Dieu, dont la miséricorde est éternelle et qui ranime la foi des fidèles par les célébrations pascales, d’augmenter la grâce qu’il leur a donnée, pour qu’ils puissent toujours mieux comprendre quel baptême les a purifiés, quel Esprit les a fait renaître et par quel sang ils sont rachetés. Les concepts principaux sont clairs : la miséricorde, la grâce, la purification baptismale, la régénération et la rédemption. Les premières lectures, pour le cycle de trois ans, parlent de la communauté de l’Église primitive où les fidèles vivaient ensemble, possédaient tout en commun, priaient ensemble et jouissaient d’une grande estime. Les deuxièmes lectures mentionnent les thèmes suivants : saint Pierre nous dit que, dans sa grande miséricorde, Dieu nous a fait renaître grâce à la résurrection de Jésus Christ et saint Jean souligne la foi en Jésus, Christ et Fils de Dieu ressuscité des morts et vivant pour toujours. L’Évangile pour chacune des années A, B et C est identique. C’est le grand récit de Jésus apparaissant aux Apôtres, leur montrant ses mains et son côté percés, qui sont les signes de son amour et de sa miséricorde, insufflant sur eux le SaintEsprit et leur donnant pouvoir de pardonner les péchés. Le sacrement de pénitence est un acte fort et émouvant de la miséricorde de Dieu. Le récit de l’Évangile se poursuit avec notre Sauveur bien-aimé apparaissant à nouveau une semaine plus tard, en présence de Thomas, et invitant le disciple qui doutait à mettre son doigt et même sa main dans son côté, dans son cœur blessé. C’est le cœur d’où sainte Faustina vit deux rayons lumineux jaillir vers le monde sous forme de sang et d’eau. Dans son commentaire lors de la canonisation de sainte Faustina, le pape Jean-Paul II a dit : « Notre pensée rejoint le témoignage de l’évangéliste Jean, qui 80

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nous dit que, lorsqu’un soldat au Calvaire a percé de sa lance le côté du Christ, il en sortit du sang et de l’eau (cf. Jn 19, 34). Et si le sang rappelle le sacrifice de la croix et le don de l’Eucharistie, l’eau, dans le langage symbolique de Jean, rappelle non seulement le baptême, mais aussi le don du Saint-Esprit. (cf. Jn 3, 5 ; 4, 14 ; 7, 37-39). Du cœur du Christ crucifié, la miséricorde divine atteint tout le peuple (Homélie le 30 avril 2000, no 2, l’Osservatore Romano, 2-3 mai 2000, p. 6). Le pape poursuit en disant que Jésus est l’amour et la miséricorde personnifiés et que la miséricorde est un autre nom de l’amour, en particulier de l’amour qui se penche sur les besoins de l’être aimé, l’amour qui pardonne. La prière sur les offrandes supplie Dieu de recevoir nos dons et de nous conduire à la vie éternelle par la confession de son nom et par le renouvellement de nos vœux de baptême. La prière après la communion demande que Dieu accorde que la réception du sacrement pascal ne cesse jamais d’agir en nous. Ces réflexions nous permettent d’apprécier la richesse des textes liturgiques du dimanche de la miséricorde divine.

6. La messe votive de la Miséricorde divine Cette messe votive a été ajoutée pour la première fois au Missel romain lors de la troisième édition typique, publiée en 2002, pages 1158-1159. Elle a été approuvée le 1er septembre, 1994, par la Congrégation du culte divin et de la discipline des sacrements, selon les directives du pape Jean-Paul II, et envoyée aux conférences épiscopales le 24 octobre, 1994. Le décret d’approbation (Prot. 1769/94/L) note que, de nos jours, la sensibilité spirituelle du peuple chrétien envers la miséricorde de Dieu et ses merveilles s’est énormément développée et que le culte de la miséricorde divine est aujourCardinal Francis Arinze

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d’hui fort répandu. Sans nul doute, la lettre encyclique du pape Jean-Paul II, Dives in Misericordia, publiée en 1980, y a grandement contribué. Dans cette lettre encyclique, le pape exalte la miséricorde divine par de solides considérations. Cette miséricorde atteint son point culminant dans le mystère pascal du Christ qui est désormais rendu perpétuellement présent dans l’Église lors de la célébration eucharistique. Le décret dit, en terminant, que par la directive explicite du pape Jean-Paul II, le missel romain contient désormais cette référence explicite à la miséricorde de Dieu. Il prie pour que Dieu puisse accorder que la louange et l’amour envers la miséricorde divine grandissent chaque jour et produisent des fruits abondants en attendant que nous glorifiions éternellement cette miséricorde qui est éternelle (Décret publié dans Notitiae 30 (1994), p. 529-534). Les traductions du Missel romain de 2002 dans les langues locales du monde entier sont en cours. Voici quelques commentaires sur cette messe votive de la Miséricorde divine. L’antienne de l’introït cite Jérémie 31, 3 et 1 Jn 2, 2. Dieu nous a aimés d’un amour éternel. Il a envoyé son Fils unique comme propitiation pour nos péchés, et pas seulement pour les nôtres, mais également pour les péchés du monde entier. Le répons cite le Psaume 88, 2 : « Je chanterai toujours les bontés du Seigneur. Ma bouche fera connaître ta loyauté pour des siècles. » Dans la collecte, l’Église prie Dieu dont les miséricordes sont innombrables et les trésors de bonté infinis, de consolider avec amour la foi du peuple qui lui est consacré. Ceci aidera les fidèles à mieux comprendre par quel amour ils ont été créés, par quel sang ils ont été sauvés et par quel Esprit ils ont été régénérés. Nous découvrons ici que ces concepts admirables s’expriment dans la collecte du dimanche de la miséricorde. Les lectures indiquées sont 1 P 1, 3-9 comme première lecture (« Dans sa grande miséricorde, il nous a fait renaître… ») ; 82

La sainte liturgie chante la Miséricorde divine


le Psaume 117 est utilisé comme psaume responsorial ; et l’Évangile mentionné est celui de Mt 20, 25-28 (« Le Fils de l’Homme est venu donner sa vie en rançon pour la multitude… ») ou de Jn 15, 9-14 (« Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime… »). Il est aussi précisé que les lectures peuvent être prises dans la messe votive du Très Précieux Sang de Jésus ou dans celle du SacréCœur de Jésus. La prière sur les offrandes supplie Dieu d’accepter avec bonté nos offrandes et de les changer en sacrement de rédemption, en mémorial de la mort et de la résurrection de son Fils, pour que, par la puissance de ce sacrifice, mettant toujours notre confiance dans le Christ, nous puissions arriver à la vie éternelle. L’antienne de la communion chante le Psaume 102, 17 : « La miséricorde du Seigneur est depuis toujours et pour toujours sur ceux qui le craignent ». Le répons rappelle le passage de l’Évangile représenté par l’image bien connue de la divine miséricorde : « Un des soldats, d’un coup de lance, le frappa au côté et aussitôt il en sortit de l’eau et du sang » (Jn 19, 34). La prière de postcommunion souligne la dimension de notre propre apport de miséricorde à notre prochain. Elle prie le Dieu miséricordieux d’accorder que, lorsque nous sommes nourris du Corps et du Sang de son Fils, nous puissions puiser avec confiance à la fontaine de miséricorde et nous montrer de plus en plus miséricordieux envers nos frères et envers nos sœurs. Cela rappelle ce que le pape Jean-Paul II écrivait en 1980 : « Le Christ, en révélant l’amour-miséricorde de Dieu, demandait en même temps à ses auditeurs qu’ils puissent eux aussi être guidés dans leur vie par l’amour et la miséricorde » (Dives in Misericordia, 3). Dans ces textes, les prêtres découvriront des richesses pour la méditation et les homélies et une conviction plus profonde qu’ils ne doivent pas priver leur communauté chrétienne de cette messe votive. Cardinal Francis Arinze

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7. La Miséricorde divine dans la liturgie des Heures Concluons nos réflexions par une indication sur la manière dont le thème de la miséricorde divine est présent dans la liturgie des heures. Les temps liturgiques majeurs de l’Avent et du Carême soulignent la miséricorde de Dieu comme le montrent les prières et les textes choisis d’Écriture Sainte. Pendant le temps de l’Avent, le Prophète Isaïe est souvent lu. Il nous fait découvrir le Sauveur promis comme étant si bienveillant et miséricordieux que le prophète dit de lui : « Il ne brisera pas le roseau ployé, et n’éteindra pas la mèche qui s’étiole » (Is 42, 3). Le Carême nous parle du Dieu miséricordieux qui fait sortir son peuple du pays de l’esclavage et marche avec lui en dépit de ses infidélités répétées — un Dieu qui aime et pardonne. Les Psaumes occupent une place importante dans l’office divin. Ils parlent avec abondance de confiance en ce Dieu qui pardonne. Ils s’adressent constamment à lui pour obtenir d’être délivrés de leurs ennemis et soutenus dans les persécutions. Nombreux sont les psaumes qui chantent les bontés et l’amour de Dieu (cf. spécialement les psaumes 88, 117, 135). La miséricorde de Dieu décrite dans les cantiques évangéliques de Zacharie et de la bienheureuse Vierge Marie que l’Église chante tous les jours dans les prières du matin et du soir est digne d’une mention spéciale. Dans le Benedictus, Zacharie loue Dieu qui a visité et sauvé son peuple pour accomplir la miséricorde promise à leurs patriarches. Jean le Baptiste doit marcher devant, à la face du Seigneur. Grâce à la tendresse et à l’amour de notre Dieu, l’astre d’en haut vient nous visiter. Dans le Magnificat, la Vierge de Nazareth loue Dieu dont la miséricorde est d’âge en âge sur ceux qui le craignent. Dieu a aidé son serviteur Israël en souvenir de sa miséricorde, de la promesse faite à Abraham et à sa race à jamais. On pourrait en effet parcourir l’office divin tout entier dans le but d’y découvrir les nombreuses références à la Misé84

La sainte liturgie chante la Miséricorde divine


ricorde divine. Et les découvertes seraient très enrichissantes. Il n’y a pas de doute que la sainte liturgie chante l’amour du Dieu qui est miséricorde. Que la bienheureuse Vierge Marie, Mère de Miséricorde, nous obtienne la grâce de chanter, aimer et vivre les richesses de la miséricorde divine comme exprimées dans la liturgie de l’Église.

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La Miséricorde dans la mission de l’Église d Cardinal Malcolm Ranjith, Archevêque secrétaire de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements

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les événements du 11 septembre [2001, NDE] et en raison du climat de conflit ethnique croissant au Sri Lanka, la Commission épiscopale Justice et Paix organisa, en août 2002, un colloque interreligieux dans le but de stimuler dans les différents groupes ethniques et religieux une volonté de paix plus active. Lors d’une table ronde avec plusieurs dirigeants religieux, la conviction se fit jour que le véritable défi pour la paix était à proprement parler l’égoïsme, dans ses manifestations individuelles et sociales. Et si cet égoïsme assumait une dimension religieuse, il devenait un problème quasiment insoluble. Il était dès lors nécessaire d’insister sur les valeurs suprêmes capables de dépasser tout égoïsme. À cet effet, les vertus du pardon et de la miséricorde apparaissaient particulièrement importantes. La Justice ne suffisait pas comme base pour une solution des problèmes, il fallait aller bien au-delà. Cela me rappela alors les paroles du pape JeanPaul II, de vénérable mémoire : « … la justice par elle seule ne suffit pas… et même, elle peut conduire à sa propre négation et à son propre anéantissement, si elle ne s’ouvre pas à cette PRÈS

Cardinal Malcolm Ranjith

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force plus profonde qu’est l’amour » (Dives in Misericordia, 12). Dans ma patrie, où depuis des décennies sévit une guerre civile, violente et absurde, aucune des religions, et spécialement le bouddhisme, la religion des deux tiers de la population, n’a réussi à stimuler chez ses adhérents une volonté de trouver des compromis, pourtant nécessaires pour une solution digne et non violente du conflit. Dans un colloque amical entre Son Éminence le cardinal Christoph Schönborn, en visite chez nous, et le responsable du temple bouddhiste le plus important de mon diocèse, on avait parlé de la nécessité de rendre plus dynamique le dialogue entre les religions sur les enseignements qui pourraient aider tout le monde à contribuer positivement à la vraie concorde et à la paix. Et cet illustre moine nous surprit en faisant tout particulièrement référence au discours sur la montagne et aux enseignements de Jésus sur la miséricorde (Mt 5, 5 et 43-44). Je voudrais ainsi commencer ma réflexion sur l’importance, aujourd’hui, de la proclamation de la Miséricorde divine par l’Église et tout d’abord remercier les organisateurs de ce Congrès pour l’invitation qui m’a été faite de partager quelques points de réflexion sur ce thème, en particulier dans son aspect inter-religieux. S’adressant à la foule réunie pour l’Angelus, le dimanche 16 septembre 2007, à Castel Gandolfo, le pape Benoît XVI disait : « De notre temps, l’humanité a besoin que soit proclamée et témoignée avec force la miséricorde de Dieu… la vraie religion consiste à entrer en harmonie avec ce cœur “riche en miséricorde”, qui nous demande d’aimer tous les humains, même ceux qui sont loin et les ennemis, imitant le Père céleste qui respecte la liberté de chacun et attire à lui avec la force invincible de sa fidélité. C’est la voie que Jésus montre à ceux qui veulent être ses disciples : “Ne jugez pas… ne condamnez pas… pardonnez et il vous sera pardonné, donnez et il vous sera donné… soyez miséricordieux comme 88

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votre Père est miséricordieux” (Lc 6, 36-38). Dans ces paroles nous trouvons des indications très concrètes pour notre comportement quotidien de croyants » (Angelus, dimanche 16 septembre 2007 à Castel Gandolfo). Dans un monde qui désormais tend à dévaluer les valeurs religieuses et spirituelles, qui considère la vie humaine davantage en termes d’avoir que d’être et qui, se laissant guider par un humanisme exagéré, cherche à exclure Dieu de la vie humaine, le danger de l’égoïsme et du rejet de la dignité et de la noblesse humaines, ainsi que de la vocation de l’être humain à la transcendance, grandit d’une manière effrayante. Dans une telle situation, on ne doit pas s’étonner du phénomène croissant du fondamentalisme dans certains secteurs de la population, provoqué par la peur de l’ébranlement, de la désintégration et de l’affaiblissement de la conception de vie traditionnelle. D’un côté, un certain esprit de rejet rationaliste des vérités de foi religieuse, quelquefois aussi des comportements offensifs au nom de la liberté de pensée, ou la tentative de reléguer la religion dans la sphère strictement privée sans aucun effet sur la vie publique et, de l’autre côté, une conception de la religiosité liée au pouvoir, à la peur de soumettre ses propres vérités à l’examen de la raison et des interprétations littérales des Saintes Écritures sans aucun effort de contextualisation, tout cela a créé et crée des tensions entre les religions et les sociétés humaines en général. C’est ainsi qu’au lieu de réduire les tensions existantes, la religion devient cause de conflit. C’est pourquoi l’on peut noter que le conflit ne naît pas seulement de causes économiques, politiques ou sociales, mais aussi de causes religieuses. Et que la foi dans la miséricorde de Dieu et sa pratique héroïque pourraient nous aider. Il faut surmonter ces obstacles au vrai progrès et à la concorde pour vaincre la rechute dans le pessimisme qui afflige aujourd’hui l’humanité. Si la religion, l’unique vrai boulevard de la liberté et de la noblesse de la vie humaine, ne nous guide pas, alors notre exisCardinal Malcolm Ranjith

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tence devient incroyablement pauvre et notre religiosité est une hypocrisie. En fait, il n’est pas surprenant qu’on parle, dans les temps modernes, de la « mort de Dieu » ou d’un monde sans foi. Parce que l’homme qui rejette Dieu ou n’a pas compris son grand amour salvifique envers toute la création, n’est pas capable pour sa part d’aimer et d’être miséricordieux. Le pape Jean-Paul II disait : « La mentalité contemporaine, peut-être plus que l’homme du passé, semble s’opposer au Dieu de miséricorde et tend aussi à éliminer de la vie et à écarter du cœur humain l’idée même de la miséricorde. Le mot et le concept de miséricorde semblent mettre l’homme d’aujourd’hui mal à l’aise, lui qui, grâce à l’énorme développement de la science et de la technique, jamais connu auparavant dans l’histoire, est devenu le maître et a soumis et dominé la terre. Cette domination sur la terre, entendue quelquefois de façon unilatérale et superficielles, semble ne pas laisser de place à la miséricorde » (Dives in Misericordia, 2). Même si la situation générale est bien celle-là, toutes les grandes religions, et d’une manière particulièrement unique, les enseignements de Jésus, comme Fils unique du Père, nous engagent et nous invitent à créer un monde guidé par des valeurs suprêmement nobles et transcendantes. Je voudrais faire ici un bref excursus sur les enseignements de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’islam en la matière.

La miséricorde dans l’hindouisme Dans l’hindouisme, le péché est essentiellement un résultat de l’ignorance qui tient prisonnière cette étincelle de l’essence divine qu’est le « Je » de la personne dans la corporéité de l’existence terrestre, ne lui permettant pas d’aller à la rencontre du grand « Tu » qui est Dieu et de sa divine infinitude. Dans toute chose créée, et surtout dans la personne humaine, il y a 90

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un principe de lien avec Dieu (Atman) ; mais celui-ci est entouré et emprisonné dans la succession infinie des naissances (samsara) et reste ainsi jusqu’à ce qu’elle arrive à la vraie connaissance et identité avec Dieu (Brahman). L’homme, ayant en lui ce principe éternel, n’est pas de soi condamné à la perdition, mais tend naturellement à s’identifier, comprendre et entrer en pleine communion avec Dieu par le moyen de la foi (sraddha), de la sagesse (gnana), de la dévotion et de la fidélité (bhakti). Cette communion est conçue comme une rédemption (Moksha). Dieu désire cette communion et, en diverses circonstances de la vie, il nous prédispose à accepter son invitation ; mais, en fin de compte, c’est l’homme qui doit décider. Dieu, dans sa manifestation comme Amour (vishnu) vient à la rencontre de l’homme, mais c’est à l’homme et à son karma de décider de sa propre rédemption finale. Sarvepalli Radhakrishnan, dans son livre The Heart of Hindusthan, écrit : « La loi du Karma nous dit comment celui qui viole la loi divine devrait souffrir à cause de cette violation, bien qu’il existe en tout moment la possibilité de se repentir et de s’améliorer » (New Delhi, Rupa, 2002). En outre, chacun doit porter le poids de ses propres péchés et il n’est pas acceptable que ceux qui ont péché soient sauvés par un sacrifice d’autrui. Radhakrishnan affirme : « L’Hindou n’est pas disposé à introduire dans la nature de Dieu un tel élément de totale irrationalité » (ibid., p. 97). Il ajoute encore : « Il n’y a pas apparemment de grandes différences entre l’hindouisme et le christianisme sur la nature et les moyens du salut, si l’on ne s’arrête pas à la doctrine de la réconciliation, par laquelle Dieu se réconcilie le monde dans le Christ » (ibid., p. 89). En bref, l’hindouisme, même quand il parle de la volonté salvifique de Dieu envers l’homme, n’accepte pas le concept de don fait de soi-même par Dieu en sacrifice d’expiation. L’accent est mis davantage sur la coresponsabilité personnelle de l’homme pour le salut. Substantiellement, c’est l’homme qui se sauve. Pour les chrétiens, au contraire, Dieu est amour qui s’offre luiCardinal Malcolm Ranjith

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même en sacrifice pour sauver l’homme. C’est une vision vraiment élevée et touchante, cette « manière de Dieu de se tourner contre lui-même dans laquelle il se donne » ; dont le pape Benoît parle dans Deus Caritas est (no 12).

La miséricorde dans le bouddhisme Comme l’on sait, le bouddhisme est un système de pensée religieuse avec une conception sapientielle de la vie. Né dans le Nord-Ouest de l’Inde au Ve siècle av. J.-C., le prince Siddhartha Gautama, angoissé de ce qu’il voyait autour de lui, ne trouvant pas dans l’hindouisme d’alors une réponse adéquate, laissa son royaume et sa famille et, choisissant une vie d’ascèse, chercha une réponse aux graves questions qui travaillaient son esprit. Pour lui, la souffrance et la décadence constituaient un défi et il fallait trouver le « pourquoi » de cette situation et le « comment » on pourrait s’en libérer. Après quelques années de réflexion et d’écoute, un soir, assis sous l’arbre sacré Bodhi, il reçut l’illumination qui lui révéla la réponse à ces questions et qu’il prêcha pour la première fois sur les rives du fleuve Neranjara à Buddha-Gaya. Il expliqua l’existence humaine et le « salut » en termes de quatre nobles vérités. L’existence signifie la non permanence, l’imperfection, le transitoire et la souffrance (Dukkha) ; la raison de cette « souffrance » est le désir (Tanha) qui travaille les êtres vivants. Il est toutefois possible de se libérer de ce désir (Nirodha) et la voie (Magga) de cette libération est la pratique des huit vertus (Ariya-Atthangika-Magga). À noter que ce qui est à la base de ces vérités qu’expose Bouddha, c’est sa conviction absolue de la non existence de Dieu et de l’âme (anatta), croyances pourtant tellement centrales pour l’Hindouisme de son temps. Pour Bouddha, tout être vivant est seulement l’agrégat de cinq composantes qui sont : la corporéité, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience. Cet 92

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agrégat se dissout et se reforme selon le bien et le mal que chacun commet dans le cycle du devenir continuel sans fin. Il n’y a pas, comme l’affirmait l’hindouisme, une âme, quelque chose d’éternel et spirituel qui transmigre ou cherche l’intégration dans l’essence divine. Le maître Buddhagosha explique : « Il y a seulement la souffrance, mais pas de souffrant ; les actes, mais pas d’auteur » (Visuddhimaga, Pali Textes Society, p. 513). Le « salut » pour le bouddhisme est donc cette paix qui consiste à ne plus être dans ce cycle de non-permanence. Comme dit un auteur moderne : « Que serait la vérité absolue ? Selon le bouddhisme, la vérité absolue est qu’il n’y a rien d’absolu, que tout est relatif, conditionné, transitoire et qu’il n’y a pas de substance absolue, immuable, éternelle comme l’ego, l’âme ou Atman, que ce soit en dedans ou audehors » (Walpola Rahuma, What the Buddha taught, Gordon Fraser, Londres, 1959, p. 39). En outre, pour le bouddhisme, le « salut » n’est pas quelque chose qui est offert en dehors de notre propre vie, mais c’est cet état de totale paix et non-existence (Nirvana) auquel on arrive en surmontant, par la pratique des huit vertus, l’expérience de la souffrance et de la non-permanence. Comme dit le même auteur : « Selon le bouddhisme, la position de l’homme est suprême. L’homme est l’unique maître de soimême et il n’y a pas d’être ou de pouvoir supérieur qui soit le Juge de son destin. “Chacun est le refuge de soi-même ; qui d’autre peut lui offrir un refuge ?” dit Bouddha » (ibid., p. 1). On peut donc dire en résumé que, selon l’enseignement de Bouddha, personne d’autre que la personne elle-même ne peut être responsable de son salut. Chacun est à soi-même son seul rédempteur. Le concept de compassion (Karuna) existe certes dans la pensée bouddhiste. Mais celle-ci, ainsi que l’amour (metta) et le fait de se réjouir du succès des autres (muditha), font partie de ces vertus qui aident à chercher le « salut » ou la sortie de cette vallée de l’existence transitoire. « En vérité, qui pratique ces vertus — comme dit Bouddha — Cardinal Malcolm Ranjith

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ne retourne pas dans le sein » (Mette Sutta, Suttatnipata, 1, 8), c’est-à-dire il ne naît pas à nouveau. Ainsi, comme il n’a pas une foi en Dieu ni en l’existence d’un principe quelconque de permanence comme l’âme et qu’il considère le « salut » plutôt comme le résultat d’un effort personnel, pour le bouddhisme, la miséricorde ou, mieux, la compassion, comme la pratique des autres vertus morales, fait partie de cet effort individuel en vue du « salut ». Celui-ci ne provient pas de la bonté salvifique de quelque divinité et n’est pas accordé en vertu du sacrifice d’un autre. Chacun se sauve lui-même et ne peut être sauveur des autres. Cette conception, comme on le voit, est fondée sur une idée plutôt individuelle du « salut » ; athée, elle ne laisse pas de place à l’idée de Miséricorde divine.

La miséricorde selon l’islam Dans le cas de l’islam, qui se fonde sur la foi absolue en un Dieu unique, à la question « qui est Dieu ? » est donnée la réponse : « Il est Dieu, il n’y a pas d’autre Dieu que lui, qui connaît l’invisible et le visible, le clément, le Miséricordieux » (Sourate 9, 22). Dans le vocabulaire islamique, ar-Rahman et alRaheem sont des noms de Dieu. Le Coran dit : « Invoquez-le comme Allah, ou invoquez-le comme Rahman [miséricordieux], quel que soit le nom que vous lui donnez, tous les noms les plus beaux lui appartiennent » (Sourate 17, 110). Dans la prière la plus habituelle des musulmans, on dit ceci : « Au nom de Dieu, le Seigneur de la création, le clément et le miséricordieux — louange soit à Dieu, le Seigneur de la création — le clément et le miséricordieux » (Sourate 1, 1-3). Sa miséricorde est sans limites — votre Seigneur est d’une immense miséricorde » (Sourate 6, 147). Pour le Coran, en outre, la vie elle-même et la création tout entière sont le signe de cette miséricorde (cf. Sourate 30, 50). Les musulmans doi94

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vent reconnaître le prophète Mohammed comme signe de cette miséricorde de Dieu (cf. Sourate 21, 107) et le Coran voit aussi Jésus comme « un acte de clémence » pour les hommes (cf. Sourate 19, 21). Le Coran lui-même est un signe de la miséricorde divine (cf. Sourate 7, 203-204). Dieu est miséricordieux pour les hommes. Le Coran affirme, en citant les paroles de Job : « Le malheur, il est vrai, m’a frappé, mais toi, entre tous les cléments, tu es le plus clément » (Sourate 21, 83). Ou encore : « Le Seigneur est plein de pitié pour les hommes, malgré leur iniquité » (Sourate 13, 6). En plusieurs endroits, le Coran appelle Dieu « celui qui pardonne » (Sourate 39, 53 et 24, 22). Si quelqu’un se repent et demande pardon à Dieu, Dieu sera indulgent : « Qui a fait du mal, et s’est fait ainsi tort à lui-même et ensuite demande pardon à Dieu, trouvera Dieu indulgent et plein de pitié » (Sourate 4, 111). Pour cette raison, les hommes doivent à leur tour être miséricordieux les uns pour les autres. La pratique de cet attribut de Dieu rend la personne aimable et la qualifie à recevoir le pardon du Seigneur pour ses propres péchés (cf. Sourate 3, 134-135). L’amour pratiqué envers les autres devient la vraie mesure avec laquelle Dieu accordera sa propre miséricorde. Et encore : « À ceux qui croient et qui font le bien, Dieu accordera son amour miséricordieux » (Sourate 19, 96). La question devient plus compliquée quand on considère la justice divine en relation avec sa miséricorde. Dieu est juste comme il est clément. C’est pourquoi tout acte de désobéissance à sa volonté sera puni parce que Dieu exige de nous une vie morale en accord avec sa justice. Dieu dit : « Avec mon châtiment, je châtie qui je veux » (Sourate 7, 156). « Qui fait une mauvaise action n’en est pas puni en proportion, mais ceux qui font une bonne action, hommes et femmes, et qui sont croyants, entreront dans le jardin et là seront comblés de biens au-delà de toute mesure » (Sourate 40, 40). La miséricorde est accueillie seulement par qui se repent de son péché ou qui vit selon la loi divine : « Ma miséricorde embrasse toute chose. Je l’accorderai à ceux qui me Cardinal Malcolm Ranjith

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craignent, qui paient la dîme et à ceux qui croient dans nos signes » (Sourate 7, 156). Comme on le voit, la conception islamique de la miséricorde de Dieu ne peut être que la conclusion logique de la distinction monophysite essentielle entre la nature divine et la nature humaine. Dieu est miséricordieux, oui, mais sa Miséricorde est plutôt un acte de générosité envers l’être humain. Dieu ne peut pas et n’a pas besoin de devenir homme, qui est sa créature, pour se montrer miséricordieux à son égard. Il y a une distinction ontologique insurmontable entre Dieu et l’homme. Que Dieu ait envoyé son Fils unique pour mourir sur la croix pour nous sauver est par conséquent une proposition blasphématoire et impossible (cf. Sourate 4, 171 ; 5, 75). Jésus n’est pas Fils de Dieu (cf. Sourate 9, 30) ou, pire encore, Dieu (cf. Sourate 5, 17). Dans cette vision, le concept d’une incarnation de Dieu dans la réalité humaine comme manifestation de sa nature profondément miséricordieuse et le don qu’il fait de lui-même pour sauver l’homme, est totalement impossible et inacceptable.

L’Ancien Testament Les racines de la foi chrétienne dans la miséricorde divine sont déjà présentes dans l’Ancien Testament. Le Seigneur s’y révèle à Israël non tellement comme un Dieu de Justice que comme un Dieu de miséricorde. Dans le livre de l’Exode, Dieu se définit lui-même : « Je suis le Seigneur, le Seigneur, Dieu miséricordieux (raheem) et plein de pitié (chanum), lent à la colère et riche en grâce (hesed) et en fidélité (emet), qui conserve sa faveur pour mille générations, qui pardonne la faute, la transgression et le péché » (Ex 34, 6-7). La racine de cette grande miséricorde du Seigneur envers son peuple est son amour de prédilection pour leurs Pères : « Le Seigneur s’est lié à vous et vous a choisis non parce que vous êtes les plus nombreux de tous les peuples — vous êtes 96

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en fait le plus petit de tous les peuples — mais parce que le Seigneur vous aime et qu’il a voulu être fidèle au serment qu’il a fait à vos pères » (Dt 7, 7-8). En un autre endroit, la Sainte Bible définit ce choix comme une acquisition (cf. Ex 15, 6 ; Ps 74, 2). Il est leur Dieu et ils sont son peuple (cf. Ex 6, 7 ; Lev 26, 12 ; Dt 27, 9). En outre, son rapport avec Israël devient quelque chose de si intime que Dieu devient un Dieu jaloux (cf. Ex 20, 5 ; Dt 4, 24 ; Gn 24, 19). Un rapport tout particulier qui fait d’Israël l’objet spécial de son amour miséricordieux. Il ne peut pas ne pas être miséricordieux envers Israël, son fils, et il ne peut exercer sur lui la vengeance. « Ephraïm n’est-il pas pour moi un fils très cher, mon enfant de prédilection ? En effet, après l’avoir menacé, je me souviens de lui plus fortement encore. Mes entrailles se nouent pour lui, j’éprouve pour lui une profonde tendresse » (Jr 31, 20) La même chose en Isaïe 49, 15. Par ailleurs, ce rapport tellement intime entre Dieu et le peuple d’Israël est décrit par les prophètes, et surtout par Ézéchiel, comme un rapport d’époux à épouse (cf. Ez 16). En ce sens, le chapitre 16 d’Ézéchiel est pour moi un joyau. Dieu aime Israël et lui a toujours été fidèle ; mais Israël, malgré tout, continue à le trahir, en se prostituant avec les peuples voisins. Pourtant, Dieu ne peut l’oublier, parce qu’il l’a aimé depuis le début : c’est un mari qui pardonne (16, 63). Sa miséricorde marque toute l’existence d’Israël. Celle-ci est la preuve tangible de la miséricorde de Dieu envers l’humanité entière, l’instrument par lequel son infinie Miséricorde entre dans l’histoire et s’incarne. En d’autres termes, Israël est le peuple de la miséricorde de Dieu. Comme disait le pape Jean-Paul II, « la miséricorde n’appartient pas seulement au concept de Dieu, mais elle caractérise la vie de tout le peuple d’Israël et de tous ses fils et ses filles : elle est le contenu de l’intimité avec leur Seigneur, le contenu de leur dialogue avec lui » (Dives in Misericordia, 4). La beauté de cette expérience d’Israël ne consiste pas seuleCardinal Malcolm Ranjith

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ment dans le fait que les Israélites percevaient la grande prédilection de Dieu à leur égard, mais aussi dans l’assurance qu’il était leur Dieu — « Nous sommes à lui ; son peuple et le troupeau de son pâturage… le Seigneur est bon, éternelle est sa miséricorde, sa fidélité pour toutes les générations » (Ps 100, 3-5). Ce rapport spécial d’appartenance était tellement ancré en Dieu qu’Israël concevait Dieu comme « Dieu de pitié, plein de compassion, lent à la colère et plein d’amour, Dieu fidèle » (Ps 86, 15). Sa miséricorde en effet était illimitée, autant que le ciel est distant de la terre (cf. Ps 103, 11-14). La foi d’Israël naissait proprement de l’expérience de cette certitude de la miséricorde de Dieu. Israël était libéré de la peur. Cette filiation assurait à Israël une aide constante, quand il se trouvait au milieu d’épreuves (cf. Ex 34, 9 ; Is 49, 14-15). Même quand il était justement puni pour ses fautes, Israël ne se sentait pas abandonné : « Pendant un court moment je t’ai abandonné, mais je te reprendrai avec un immense amour. En un moment de colère, je t’ai caché pour un peu de temps mon visage ; mais, dans un amour éternel, j’ai eu pitié de toi » (Is 54, 7-8). La même chose vaut pour chaque pécheur dans son rapport avec le Seigneur. Le Seigneur réclame la fidélité et il punira certes celui qui désobéit, mais encore plus grande sera sa miséricorde envers celui qui revient à lui. Le prophète Ezéchiel, dans un oracle du Seigneur, proclame : « Je ne souhaite pas la mort de l’impie, mais qu’il se détourne de sa conduite et qu’il vive » (Ez 33, 11). Il est important aussi de souligner que, comme Dieu lui-même est miséricordieux, tous doivent être miséricordieux les uns pour les autres. Cette pratique en effet n’est pas seulement un signe d’authenticité, mais aussi la mesure avec laquelle chacun recevra la miséricorde de Dieu. « Si quelqu’un garde de la colère envers un autre, comment osera-t-il demander sa guérison au Seigneur ? Il n’a pas de miséricorde pour l’homme son semblable et il ose prier pour ses péchés. Lui qui est seulement chair, garde de la rancœur ; 98

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qui pardonnera ses péchés ? » (Sir 28, 3-5). Même si la justice exige la punition, le Seigneur veut la miséricorde plus que le sacrifice (cf. Os 6, 6). La tradition de l’Ancien Testament, comme on le voit, insiste sur l’insertion continuelle de la volonté salvifique du Seigneur dans l’histoire humaine et cela au milieu d’Israël, preuve tangible de son amour miséricordieux. Même si la foi d’Israël était strictement monothéiste, la réalité humaine n’était pas vue comme détachée de Dieu. Dieu et le monde ne sont pas des pôles opposés et séparés. La vérité est que Dieu n’a jamais voulu laisser l’homme soumis au péché, à l’esclavage et à la perdition ; mais, dans sa grande miséricorde et par le moyen du peuple élu, il est entré définitivement dans la réalité humaine et dans le monde pour les sauver. Les premiers mots de l’épître aux Hébreux indiquent cette volonté salvifique qui s’adresse aux hommes par le moyen des prophètes, en un premier moment, puis « en ces jours qui sont les derniers… par le moyen du Fils qu’il a constitué héritier de toutes choses » (He 1, 1-2).

Jésus, la manifestation parfaite de la Divine Miséricorde Pour l’Église, c’est proprement Jésus, le Fils de Dieu, qui révèle d’une manière bouleversante cet amour miséricordieux pour l’humanité. Et cela, non seulement par le moyen de son Incarnation comme Verbe fait chair, mais aussi à travers sa vie terrestre et surtout à travers sa mort sur la croix et sa résurrection. Ce ne sont plus les patriarches et les prophètes d’Israël mais lui, le Dieu fait homme, qui devient le signe et la réalisation efficace, c’est-à-dire le sacrement de l’amour miséricordieux de Dieu. Comme nous le lisons dans Dives in Misericordia (no 2) : « Dans le Christ et par le Christ, Dieu devient particulièrement visible dans sa miséricorde… Le Christ confère à toute la tradition vétérotestamentaire de la miséricorde une signiCardinal Malcolm Ranjith

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fication définitive. Non seulement il parle d’elle et l’explique par des comparaisons et des paraboles ; mais, surtout il l’incarne lui-même et la personnifie. » Dans son enseignement, précisément à travers les paraboles et les exhortations, Jésus, avant toutes choses, invite les siens à reconnaître Dieu, non comme un justicier, mais comme le Père, nom plein d’affection avec lequel il l’appelait de préférence. En outre, dans les paraboles du fils prodigue (Lc 15, 11-32), de la brebis perdue (Lc 15, 4-7 et de la drachme retrouvée (Lc 15, 8-10), Jésus parle à plusieurs reprises de la nature intensément miséricordieuse de Dieu. Sa miséricorde pour qui souffre les plaies du péché et de la mort est si grande qu’il n’abandonne pas un seul instant le pénitent, mais court à sa rencontre, lui pardonne avec amour et fête son retour en passant outre à toute norme ou exigence de justice. Dans sa vie publique, Jésus lui-même est devenu la manifestation concrète de cette compassion de Dieu. Comme le rapporte l’évangile de Matthieu, « voyant les foules, il fut saisi de compassion, parce qu’elles étaient lasses et prostrées comme des brebis sans pasteur » (Mt 9, 27). Le mot grec splanchnizomai, au passif chez les Synoptiques comme dans la Septante, inclut l’idée d’un sentiment qui vient des entrailles, du plus intime. Ses miracles sont souvent présentés comme des initiatives provoquées par la compassion (Lc 7, 13 ; Mc 1, 41 ; Mt 20, 34) et par la miséricorde (Mc 5, 19 ; Mt 8, 28-34 ; 9, 28 ; Mt 14, 13-21 ; 15, 32-38 ; Mt 9, 27). La compassion de Jésus pour qui souffre des conséquences du péché est bien attestée dans les Évangiles. Ses paroles : « Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Mt 9, 13) et celles qu’il adresse à la femme adultère (Jn 10, 10-11) révèlent cette attitude. Finalement, la mort et la résurrection sont les moments où Jésus porte à son accomplissement sa mission de devenir ce visage miséricordieux de Dieu annoncé par les prophètes — le visage rendu visible aux hommes. Le pape Jean-Paul II a dit : « La croix du Christ sur laquelle le Fils consubstantiel au 100

La Miséricorde dans la mission de l’Église


Père rend pleine justice à Dieu est aussi une révélation radicale de la miséricorde… la croix est le moment où la divinité s’abaisse le plus profondément vers l’homme et vers ce que l’homme appelle son destin malheureux » (DM 8). Dans la résurrection de Jésus, la miséricorde de Dieu atteint le sommet de son dynamisme rénovateur — tout est rétabli et créé de nouveau — les cieux nouveaux et la terre nouvelle » (2 P 3, 13). Cet amour miséricordieux de Dieu nous invite à nous laisser prendre par son dynamisme intérieur ; par le moyen de notre conversion (la métanoia) et de la vie baptismale, nous sommes insérés dans le mystère de la rédemption accomplie par la mort et la résurrection de Jésus. La vocation chrétienne, en ce sens, jaillit de la miséricorde, comme le pensait St Paul qui se définissait lui-même comme quelqu’un qui a obtenu miséricorde du Seigneur » (1 Co 7, 25). C’est aussi une vocation qui réalise la miséricorde du Seigneur partout où elle va : « Soyez bienveillants les uns pour les autres, miséricordieux, vous pardonnant mutuellement comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. Devenez imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés et marchez dans l’amour, comme le Christ vous a aimés et s’est donné pour nous, en s’offrant au Père en sacrifice de suave odeur » (Ep 4, 42 – 5, 1). Appelés à la miséricorde C’est pourquoi Jésus voit la miséricorde comme une exigence absolue de notre vocation, exigence de refléter intensément les valeurs suprêmes de la nature divine : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux » (Lc 6, 36). Toutefois, l’appel n’est pas seulement d’être miséricordieux comme le Père (en suivant son exemple) mais d’être miséricordieux parce que le Père est en lui-même la miséricorde. Dans l’Évangile de Matthieu, le terme employé est « parfaits ». « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Luc semble présenter la perfection de Cardinal Malcolm Ranjith

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Dieu en termes de miséricorde. Les trois paraboles du Bon Samaritain (Lc 10, 25-37), du riche et de Lazare (Lc 16, 19-31) et du créditeur miséricordieux (Mt 18, 23-35) montrent comment on peut être miséricordieux et plein de compassion à l’égard des autres, surtout de ceux qui nous ont offensés. La dernière parabole est en effet une réponse à la question de Pierre : « Seigneur, combien de fois devrai-je pardonner à mon frère s’il pèche contre moi ? Jusqu’à sept fois ? » (Mt 18, 21). Il est intéressant de noter les paroles de conclusion de Jésus dans cette parabole : « C’est ainsi que mon Père céleste fera à votre égard si vous ne pardonnez pas de tout cœur à votre frère » (v. 35). En outre, dans la prière du « Notre Père », Jésus a voulu insérer cette condition pour toute demande de pardon (cf. Mt 6, 12). La miséricorde et le pardon sont pour Jésus les principales valeurs d’une vie authentique de disciple. C’est pourquoi il rejette la loi du talion — œil pour œil, dent pour dent (Ex 21, 24) — et insiste : « … mais je vous dis de ne pas vous opposer au méchant ; mais, si quelqu’un te donne un soufflet sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre… aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs » (Mt 5, 38-48). Ce ne sont pas des paroles vides, mais vécues par Jésus et dont il a témoigné jusqu’à la fin. Son sacrifice suprême sur la croix est la preuve d’une nouvelle liberté et un témoignage bouleversant de l’amour miséricordieux de Dieu, qui nous attire à lui et nous change en nous rendant capables d’être une page vivante sur laquelle est écrit le message de la miséricorde de Dieu, message que tous peuvent lire. Un tel message ne sera jamais rationnel, mais heurtera les critères de sagesse et de justice des philosophes ; car, comme l’écrit saint Paul, « nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Co 1, 23-24). Mission et miséricorde Aujourd’hui, le monde est travaillé par l’égoïsme et par une confusion entre le bien et le mal. Tout semble obscurci, 102

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même si les rayons de lumière ne manquent pas. La spirale de la violence, fondée en certains cas sur des principes soidisant religieux, s’accroît dans des proportions effrayantes ; l’égoïsme humain repousse tant de personnes aux marges de la société. Les vertus morales se voient opposées de fausses interprétations de la liberté humaine qui entraînent de multiples types d’esclavage moderne. L’esprit de vengeance et l’application de la loi du talion comme principe de vie et la recherche mise au service de la création de moyens de destruction de masse, tout cela tourmente la vie humaine. Nous pouvons définir tout cela comme des parties de la « culture de mort » qui prévaut dans le temps moderne. Le résultat est un chaos moral où les vertus les plus nobles de la vie et les convictions religieuses sont abandonnées. Dans cette situation, la mission spécifique de l’Église est de présenter avec zèle apostolique sa foi en Jésus, manifestation suprême de la miséricorde de Dieu et nouvelle opportunité pour l’humanité de se libérer de l’esclavage du péché et de la mort. Le pape Jean-Paul II écrivait : « L’Église doit considérer comme l’un de ses principaux devoirs — en toute étape de son histoire et spécialement à l’époque contemporaine — celui de proclamer et d’introduire dans la vie le mystère de la miséricorde, révélé dans son degré suprême en Jésus Christ » (DM 14), convaincue que « ce mystère, non seulement pour l’Église elle-même comme communauté des croyants, mais aussi en un certain sens pour tous les hommes, est source d’une vie autre que celle que l’être humain livré aux forces dominantes de la triple concupiscence opérant en lui est en mesure de construire » (ibid.). La preuve éclatante de l’amour miséricordieux de Dieu envers l’humanité est celle qui est manifestée par l’Incarnation et par la Rédemption opérée par Jésus sur la croix. Ce grand sacrifice d’amour qui passe outre à l’essentielle fragilité humaine et à ses manifestations de désobéissance à l’égard du Seigneur, comme dit le pape Benoît XVI dans son encyclique Deus Caritas est, est l’amour Cardinal Malcolm Ranjith

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dans sa forme la plus radicale (cf. no 12). La radicalité de ce choix de Dieu consiste proprement dans sa préférence, à l’égard de l’être humain, pour l’amour plutôt que pour la justice, parce qu’il est Père : c’est ainsi que Jésus nous l’a présenté. Le Père ne désire pas la mort du pécheur, mais seulement son salut (cf. Ez 33, 11). C’est justement pour rendre visible et opératoire cette radicalité de l’amour miséricordieux, que le Verbe s’est soumis au drame du rejet et de la mort. Dieu amour, abandonné sur la croix, sacrifice parfait d’expiation pour les péchés de l’homme, est ainsi devenu la voie la plus efficace et parfaite du salut. Comme nous l’avons noté, pour les autres visions monothéistes et spécialement pour le judaïsme et l’islam, un tel acte d’amour qui comporte une mort aussi bouleversante, généreuse et dramatique de Dieu ne serait même pas imaginable. Mais c’est justement ainsi que Jésus s’est révélé, Dieu amour mort sur la croix pour nous donner la vie. Sa prière sur la croix — Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font (Lc 23, 34) — démontre la profondeur de ce choix radical. C’est proprement ici que nous découvrons le caractère unique et l’efficacité du Christ. C’est un trésor de la révélation divine qui doit être compris, vécu et partagé avec ce monde qui aspire tellement à une vraie libération de la plaie de l’égoïsme et de la haine. Je crois que c’est justement ici que la foi de l’Église, plus que quelque autre vision, peut convaincre le monde de la nécessité de se laisser absorber par la miséricorde divine révélée dans le Christ. Le pape Jean-Paul II affirmait : « Il faut que l’Église de notre temps prenne une conscience plus profonde et particulière de la nécessité de rendre témoignage à la miséricorde de Dieu dans toute sa mission, sur les traces de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance et surtout de Jésus lui-même… en la professant d’abord comme vérité de foi salvifique, nécessaire à une vie en cohérence avec la foi, puis en cherchant à l’introduire et à l’incarner 104

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dans la vie de ses fidèles et aussi, autant que possible, dans celle de tous les hommes de bonne volonté » (DM 12). Sur ce chemin, en premier lieu, l’Église et tous les élus de Dieu sont appelés à se laisser saisir par cet amour miséricordieux de Dieu, renaissant dans le Christ à une vie nouvelle et sainte, libérée des plaies du péché et de tout sens d’orgueil et d’idolâtrie de l’ego. En second lieu, les chrétiens sont appelés à devenir eux-mêmes témoins héroïques (martyrs) de la radicalité de sa Miséricorde et à devenir missionnaires et annonciateurs de la miséricorde dans le monde, en offrant à tous les hommes la possibilité de participer à la « civilisation de l’amour » que le Christ a rendue possible à travers sa vie, sa mort et sa résurrection. L’Eucharistie, qui est la manifestation sacramentelle continue de l’amour de Dieu dans le Christ, vivifie l’Église pour qu’elle revive et célèbre cette immolation de Dieu par amour, ce don total qu’il fait de lui-même aux hommes. Elle est encore la présence perpétuelle et rassurante de Dieu au monde et à l’Église ; ce Dieu-avec-nous (Emmanuel) qui veut être au milieu de nos insécurités et de nos peurs en nous offrant sa paix : « Courage, c’est moi, n’ayez pas peur » (Mt 14, 27).

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Achevé d’imprimer le 16 novembre 2008 sur les presses de l’imprimerie Bietlot, à 6060 Gilly (Belgique).



Cal Christoph Schönborn – Cal Philippe Barbarin Tugdual Derville – Mgr André-Mutien Léonard Mgr Guy Bagnard – Cal Francis Arinze Cal Malcolm Ranjith

Le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, « La miséricorde divine ». Le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, « Les relations entre chrétiens et musulmans à Lyon ». Tugdual Derville, délégué général de l’Alliance pour les Droits de la Vie, « La soif de miséricorde dans les sociétés traversées par les atteintes à la vie ». Monseigneur Léonard, évêque de Namur, « Le cœur de Jésus, source de la miséricorde ». Monseigneur Bagnard, évêque de Belley-Ars, « La miséricorde et le ministère du prêtre ». Le cardinal Arinze, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, « La sainte liturgie chante la Divine Miséricorde ». Le cardinal Ranjith, préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des sacrements, « La miséricorde dans la mission de l’Église ».

ISBN 978-2-87356-412-4 Prix TTC : 10,00 €

9 782873 564124

Divine miséricorde

« Allumez l’étincelle de la miséricorde de Dieu. Soyez témoins de la miséricorde. » Cette parole prophétique de Jean-Paul II fait référence au message que sœur Faustine a reçu de Jésus : la confiance totale en Dieu et l’attitude miséricordieuse envers le prochain. La miséricorde est en effet au cœur de la foi chrétienne. Pareille vérité méritait bien un congrès. Celui-ci — le premier Congrès apostolique mondial de la Miséricorde — s’est tenu à Rome du 2 au 6 avril 2008. Pour les quatre mille participants, originaires de plus de deux cents pays, cette rencontre fut une expérience d’Église très forte. Le but était tout simplement de faire connaître le message de la Divine Miséricorde afin de l’accueillir au plus profond du cœur et de le porter joyeusement dans les différents milieux de vie.

COLLOQUIUM

1er Congrès apostolique mondial

ivine miséricorde

© Couverture : Isabelle de Senilhes

COLLOQUIUM

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Rome – du 2 au 6 avril 2008

Cal Christoph Schönborn Cal Philippe Barbarin Tugdual Derville Mgr André-Mutien Léonard Mgr Guy Bagnard Cal Francis Arinze Cal Malcolm Ranjith

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ivine miséricorde

Rome – du 2 au 6 avril 2008


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