Avant le musée... à quoi servaient les tableaux ?

Page 1

Avant le musée

ISBN 9782351251690

18€

Avant le musée… à quoi servaient les tableaux ?


Du musée comme refuge. L’artisan et les dévots : émouvoir et apprendre. Renaissances et naissance de l’art. Avènement de l’artiste et crise de l’image. L’instauration du tableau et sa prolifération. Grand public et critique d’art. Entre la bohème et le musée. Avant d'être au musée, à quoi servaient les tableaux ? Orientation bibliographique.

«  Aucune œuvre n’a été peinte pour être dans ce musée, ni dans aucun musée.»

08 20 32 52 62 80 90 100 106


Du musée comme refuge. L’artisan et les dévots : émouvoir et apprendre. Renaissances et naissance de l’art. Avènement de l’artiste et crise de l’image. L’instauration du tableau et sa prolifération. Grand public et critique d’art. Entre la bohème et le musée. Avant d'être au musée, à quoi servaient les tableaux ? Orientation bibliographique.

«  Aucune œuvre n’a été peinte pour être dans ce musée, ni dans aucun musée.»

08 20 32 52 62 80 90 100 106


Du musée comme refuge.

Les questions les plus simples sont souvent les plus diaboliques. Parmi celles posées aux conser‑ vateurs de musées figure celle‑ci : « Comment choisit‑on les œuvres à présenter et comment les accroche‑t‑on ? » Il en est une autre, qui lui est liée, à laquelle ce texte va tenter de répondre : « Avant d’être dans un musée, pour quoi ces peintures ont‑elles été faites ? » Cet ouvrage est parti d’un double constat. D’une part, aucune œuvre du musée des Beaux‑ Arts de Strasbourg (mais la situation vaut pour la majorité des musées de ce type) n’a été peinte pour être dans ce musée, ni dans aucun autre musée d’ailleurs. D’autre part, les visiteurs (même les plus connaisseurs…) ignorent la plupart du temps la fonction ou le contexte d’origine des œuvres exposées, qui conditionnèrent pourtant le choix du sujet. Notre propos ne sera donc pas de nous intéresser au style ni à l’historique des œuvres de leur création à leur entrée dans un musée. Cette présence sur les murs d’un musée est en elle‑même une métamorphose de l’œuvre. Parfois, l’œuvre exposée a d’ailleurs été modifiée physiquement. Ainsi, le musée peut montrer des membra disjecta : des éléments de polyptyques dépe‑ cés sont devenus des tableaux à part entière, des compositions ont été découpées pour ne garder que les « bons morceaux » (par exemple, une belle et simple nature morte), un revers est montré de manière autonome. Le musée de Strasbourg pos‑ sède ainsi deux peintures de Cima da Conegliano

8

montrant les saints Roch et Sébastien ; celles‑ci encadraient à l’origine un panneau central représentant sainte Catherine (fig. 2). Bien des peintures étaient conçues pour être expo‑ sées en pendant : le tableau qui répond à celui exposé dans un musée se trouve bien souvent aujourd’hui à des milliers de kilomètres, quand il n’est pas perdu. Un des acquis les plus specta‑ culaires des historiens de l’art dans le domaine de la peinture italienne des xive et xve siècles a été de reconstituer, grâce à la mémoire et par la pho‑ tographie, des retables dont les éléments et frag‑ ments sont dispersés dans les musées et collections du monde entier. (fig. 1 et 3)

Bien plus, le tableau exposé dans un musée est devenu soit un objet esthétique, soit un docu‑ ment historique. Il ne provoque plus guère de réac‑ tions violentes, même si le syndrome de Stendhal existe et que la vision d’une ou de plusieurs œuvres peut émouvoir le spectateur aux larmes, voire le mettre dans un état d’hystérie. Le musée a comme neutralisé la fonction d’origine, qui, bien souvent, nous le verrons, n’était pas esthétique. Notre his‑ toire nous rappelle pourtant que l’œuvre d’art a sou‑ vent été un enjeu majeur. Que l’on songe aux ico‑ noclasmes, dont les exemples célèbres demeurent les bûchers florentins voulus en 1497‑1498 par Jérôme Savonarole, les destructions méthodiques de la Réforme protestante et de la Révolution fran‑ çaise, l’anéantissement programmé de l’« art dégé‑ néré » par le régime nazi. Les puritanismes aussi

9


Du musée comme refuge.

Les questions les plus simples sont souvent les plus diaboliques. Parmi celles posées aux conser‑ vateurs de musées figure celle‑ci : « Comment choisit‑on les œuvres à présenter et comment les accroche‑t‑on ? » Il en est une autre, qui lui est liée, à laquelle ce texte va tenter de répondre : « Avant d’être dans un musée, pour quoi ces peintures ont‑elles été faites ? » Cet ouvrage est parti d’un double constat. D’une part, aucune œuvre du musée des Beaux‑ Arts de Strasbourg (mais la situation vaut pour la majorité des musées de ce type) n’a été peinte pour être dans ce musée, ni dans aucun autre musée d’ailleurs. D’autre part, les visiteurs (même les plus connaisseurs…) ignorent la plupart du temps la fonction ou le contexte d’origine des œuvres exposées, qui conditionnèrent pourtant le choix du sujet. Notre propos ne sera donc pas de nous intéresser au style ni à l’historique des œuvres de leur création à leur entrée dans un musée. Cette présence sur les murs d’un musée est en elle‑même une métamorphose de l’œuvre. Parfois, l’œuvre exposée a d’ailleurs été modifiée physiquement. Ainsi, le musée peut montrer des membra disjecta : des éléments de polyptyques dépe‑ cés sont devenus des tableaux à part entière, des compositions ont été découpées pour ne garder que les « bons morceaux » (par exemple, une belle et simple nature morte), un revers est montré de manière autonome. Le musée de Strasbourg pos‑ sède ainsi deux peintures de Cima da Conegliano

8

montrant les saints Roch et Sébastien ; celles‑ci encadraient à l’origine un panneau central représentant sainte Catherine (fig. 2). Bien des peintures étaient conçues pour être expo‑ sées en pendant : le tableau qui répond à celui exposé dans un musée se trouve bien souvent aujourd’hui à des milliers de kilomètres, quand il n’est pas perdu. Un des acquis les plus specta‑ culaires des historiens de l’art dans le domaine de la peinture italienne des xive et xve siècles a été de reconstituer, grâce à la mémoire et par la pho‑ tographie, des retables dont les éléments et frag‑ ments sont dispersés dans les musées et collections du monde entier. (fig. 1 et 3)

Bien plus, le tableau exposé dans un musée est devenu soit un objet esthétique, soit un docu‑ ment historique. Il ne provoque plus guère de réac‑ tions violentes, même si le syndrome de Stendhal existe et que la vision d’une ou de plusieurs œuvres peut émouvoir le spectateur aux larmes, voire le mettre dans un état d’hystérie. Le musée a comme neutralisé la fonction d’origine, qui, bien souvent, nous le verrons, n’était pas esthétique. Notre his‑ toire nous rappelle pourtant que l’œuvre d’art a sou‑ vent été un enjeu majeur. Que l’on songe aux ico‑ noclasmes, dont les exemples célèbres demeurent les bûchers florentins voulus en 1497‑1498 par Jérôme Savonarole, les destructions méthodiques de la Réforme protestante et de la Révolution fran‑ çaise, l’anéantissement programmé de l’« art dégé‑ néré » par le régime nazi. Les puritanismes aussi

9


fig. 1

Cima da Conegliano fut chargé de peindre un retable pour l’église San Rocco à Mestre, près de Venise. Il réalisa un triptyque, qui fut vendu au XVIIIe siècle, avant d’être démembré au XIXe. La Wallace Collection en conserve la partie centrale ; les panneaux latéraux se trouvent à Strasbourg. Les deux saints masculins étaient invoqués contre la peste. On peut s’étonner aujourd’hui que le corps d’éphèbe de saint Sébastien ait été conçu pour être vu dans une église.

fig. 2

12

fig. 3

Fig. 1 et 3 Cima da Conegliano, Saint Roch et Saint Sébastien, vers 1502, huile sur bois, 116,5 × 47 cm chaque, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts Fig. 2 Cima da Conegliano, Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1502, huile sur bois, 152,2 × 77,8 cm, Londres, Wallace Collection

13


fig. 1

Cima da Conegliano fut chargé de peindre un retable pour l’église San Rocco à Mestre, près de Venise. Il réalisa un triptyque, qui fut vendu au XVIIIe siècle, avant d’être démembré au XIXe. La Wallace Collection en conserve la partie centrale ; les panneaux latéraux se trouvent à Strasbourg. Les deux saints masculins étaient invoqués contre la peste. On peut s’étonner aujourd’hui que le corps d’éphèbe de saint Sébastien ait été conçu pour être vu dans une église.

fig. 2

12

fig. 3

Fig. 1 et 3 Cima da Conegliano, Saint Roch et Saint Sébastien, vers 1502, huile sur bois, 116,5 × 47 cm chaque, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts Fig. 2 Cima da Conegliano, Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1502, huile sur bois, 152,2 × 77,8 cm, Londres, Wallace Collection

13


des hommes armés. De même, les petites filles devraient être élevées dans la contemplation des onze mille vierges, discourant, luttant et priant. J’aimerais qu’elles vissent Agnès avec l’agneau gras, Cécile couronnée de roses, Élisabeth et la profusion de ses roses, Catherine sur la roue et d’autres figures qui leur inspireraient, avec le lait de leur mère, l’amour de la virginité, le désir du Christ, la haine du péché, le dégoût de la vanité ». On considère que la vue de certains tableaux pen‑ dant la petite enfance a d’importantes vertus péda‑ gogiques. De même, des tableaux pris comme sup‑ ports de prières et de dévotions participent, selon les mentalités d’alors, à la guérison. On connaît les saints intercesseurs, tels Roch et Sébastien, qui pro‑ tègent de la peste. Le retable réalisé par Matthias Grünewald pour l’abbaye hospice d’Issenheim « servait » ceux qui soignaient les malades, dont les ravages physiques sont fortement dépeints. La contemplation de certaines peintures aidait à la « bonne mort », y compris des prisonniers flo‑ rentins qui voyaient avant leur exécution une Déploration du Christ par Fra Angelico. Le pouvoir de l’image thaumaturgique (« magique ») se laisse rapprocher d’œuvres profanes qui damnent pour la postérité. Ces images infamantes n’étaient‑elles que symboliques dans les mentalités ? Il est impor‑ tant de se rappeler, au moins pour les débuts de la peinture européenne, la charge non esthétique

des images religieuses. Une chronique rapporte à propos d’un retable que, le 8 juin 1311 à Sienne, « le jour de son transfert à la cathédrale, on ferma les boutiques ; l’évêque demanda un grand et pieux cortège du clergé, prêtres et moines, avec une procession solennelle comprenant les Neuf, tous les magistrats de la ville et toute la population ; l’un près de l’autre, tous les notables se trouvaient auprès du panneau, un flambeau allumé à la main, derrière eux les femmes et les enfants, dans le plus grand recueillement. Ils accompagnèrent le tableau jusqu’à la cathédrale en contournant la place, selon l’usage ; toutes les cloches son‑ naient pour célébrer pieusement un aussi noble ouvrage ». Si le transport de la Maestà de Duccio suscita une telle liesse populaire, c’est du fait de la dévotion envers la Vierge, de considérations stratégiques (protéger Sienne des traîtres et de ses ennemis), du coût de l’ouvrage, de la splendeur de l’œuvre, et non pour honorer son auteur, même si celui‑ci est cité.

fig. 7

Les maîtres‑autels des églises sont parfois de véritables monuments architecturés, dans lesquels des tableaux viennent s’insérer ; les plus spectaculaires utilisent des matériaux précieux, tels que des marbres colorés ou de l’or. Dans l’église Saint‑Paul‑Saint‑Louis à Paris, le tableau du registre inférieur changeait même au cours de l’année. Pour mieux se représenter la façon dont l’œuvre était perçue, on n’aura garde d’oublier la liturgie, l’éclairage, la musique et l’encens.

24

Fig. 7 Simon Vouet, Élévation du maître‑autel de l’église Saint‑Paul‑Saint‑Louis, gravure d’Edme Moreau, 1643, eau‑forte et burin, 60,1 × 34,9 cm, Paris, musée Carnavalet

25


des hommes armés. De même, les petites filles devraient être élevées dans la contemplation des onze mille vierges, discourant, luttant et priant. J’aimerais qu’elles vissent Agnès avec l’agneau gras, Cécile couronnée de roses, Élisabeth et la profusion de ses roses, Catherine sur la roue et d’autres figures qui leur inspireraient, avec le lait de leur mère, l’amour de la virginité, le désir du Christ, la haine du péché, le dégoût de la vanité ». On considère que la vue de certains tableaux pen‑ dant la petite enfance a d’importantes vertus péda‑ gogiques. De même, des tableaux pris comme sup‑ ports de prières et de dévotions participent, selon les mentalités d’alors, à la guérison. On connaît les saints intercesseurs, tels Roch et Sébastien, qui pro‑ tègent de la peste. Le retable réalisé par Matthias Grünewald pour l’abbaye hospice d’Issenheim « servait » ceux qui soignaient les malades, dont les ravages physiques sont fortement dépeints. La contemplation de certaines peintures aidait à la « bonne mort », y compris des prisonniers flo‑ rentins qui voyaient avant leur exécution une Déploration du Christ par Fra Angelico. Le pouvoir de l’image thaumaturgique (« magique ») se laisse rapprocher d’œuvres profanes qui damnent pour la postérité. Ces images infamantes n’étaient‑elles que symboliques dans les mentalités ? Il est impor‑ tant de se rappeler, au moins pour les débuts de la peinture européenne, la charge non esthétique

des images religieuses. Une chronique rapporte à propos d’un retable que, le 8 juin 1311 à Sienne, « le jour de son transfert à la cathédrale, on ferma les boutiques ; l’évêque demanda un grand et pieux cortège du clergé, prêtres et moines, avec une procession solennelle comprenant les Neuf, tous les magistrats de la ville et toute la population ; l’un près de l’autre, tous les notables se trouvaient auprès du panneau, un flambeau allumé à la main, derrière eux les femmes et les enfants, dans le plus grand recueillement. Ils accompagnèrent le tableau jusqu’à la cathédrale en contournant la place, selon l’usage ; toutes les cloches son‑ naient pour célébrer pieusement un aussi noble ouvrage ». Si le transport de la Maestà de Duccio suscita une telle liesse populaire, c’est du fait de la dévotion envers la Vierge, de considérations stratégiques (protéger Sienne des traîtres et de ses ennemis), du coût de l’ouvrage, de la splendeur de l’œuvre, et non pour honorer son auteur, même si celui‑ci est cité.

fig. 7

Les maîtres‑autels des églises sont parfois de véritables monuments architecturés, dans lesquels des tableaux viennent s’insérer ; les plus spectaculaires utilisent des matériaux précieux, tels que des marbres colorés ou de l’or. Dans l’église Saint‑Paul‑Saint‑Louis à Paris, le tableau du registre inférieur changeait même au cours de l’année. Pour mieux se représenter la façon dont l’œuvre était perçue, on n’aura garde d’oublier la liturgie, l’éclairage, la musique et l’encens.

24

Fig. 7 Simon Vouet, Élévation du maître‑autel de l’église Saint‑Paul‑Saint‑Louis, gravure d’Edme Moreau, 1643, eau‑forte et burin, 60,1 × 34,9 cm, Paris, musée Carnavalet

25


30

31


30

31


Renaissances et naissance de l’art.

32

À partir de leur réapparition dans la peinture occi‑ dentale, les sujets sacrés n’ont plus cessé d’être traités. Chaque époque y a projeté ses dogmes et ses propres préoccupations. La fonction sacrée originelle de la peinture et les chefs‑d’œuvre auxquels elle a donné lieu au fil du temps ont continué à être à l’œuvre inconsciemment dans la peinture, même après que l’art religieux a perdu de son importance, voire jusqu’à nos jours, que ce soit pour en garder l’impact ou au contraire le réfuter.

La naissance du portrait autonome L’apparition du profane dans la peinture, jusque‑là uniquement religieuse, représente évidemment un événement fondamental. En Italie comme dans les Flandres, au xve siècle, sont exécutés des portraits, des peintures mythologiques, allégoriques ou célébrant des pouvoirs autres que ceux de l’Église. Pour résumer, le portrait apparaît d’abord dans les œuvres religieuses, avec les figures de donateurs, et l’exemple antique en légitime son autonomie. Peint vers 1350, le portrait du roi Jean II le Bon (Paris, musée du Louvre) est réputé être le premier portrait indépendant de la peinture européenne ; il témoigne que ce répertoire est devenu possible en peinture, du moins pour les souverains, person‑ nages désignés comme tels par le divin. Les dona‑ teurs, qui apparaissaient dans les retables en tant que spectateurs d’une scène religieuse (que ce soit la Passion du Christ ou au sein des Conversations

sacrées), deviennent à leur tour sujets de tableaux. La fonction de commémoration, de survie après la mort physique, est indissociable du portrait, que celui‑ci soit pris sur le vif ou posthume, réaliste ou idéalisé.

La multiplication des usages profanes L’Antiquité, de nouveau méditée, rappelle que Cicéron assignait trois fonctions à la rhétorique : docere, delectare, movere (instruire, plaire, émou‑ voir). La peinture peut donc en faire de même et quitter la sphère uniquement sacrée. À côté d’objets de luxe, les tableaux commencent à avoir une fonction décorative. Ainsi, dans la Florence du xve siècle, les peintures ayant un usage domes‑ tique sont des Vierges à l’Enfant, intégrées dans des cassone (grands et précieux coffres de range‑ ment) ou dans des spalliere (décors de lambris), et des portraits. On trouve aussi de la peinture sur le desco da parto, plateau d’accouchée offert à une époque où les accouchements entraînaient fré‑ quemment le décès des enfants et des mères. Les plus riches commandent des peintures pour leurs villas. À la même époque, dans les Flandres, on trouve également à la fois des peintures pour les édifices religieux et des tableaux destinés au cadre domestique ; ceux‑ci sont des objets précieux, enca‑ drés, et donc manipulables (plus qu’accrochés). Plusieurs triptyques de Jérôme Bosch, de dimen‑ sions conséquentes, aux sujets élaborés et aux mul‑ tiples figures, parfois obscènes, ont suscité bien des

33


Renaissances et naissance de l’art.

32

À partir de leur réapparition dans la peinture occi‑ dentale, les sujets sacrés n’ont plus cessé d’être traités. Chaque époque y a projeté ses dogmes et ses propres préoccupations. La fonction sacrée originelle de la peinture et les chefs‑d’œuvre auxquels elle a donné lieu au fil du temps ont continué à être à l’œuvre inconsciemment dans la peinture, même après que l’art religieux a perdu de son importance, voire jusqu’à nos jours, que ce soit pour en garder l’impact ou au contraire le réfuter.

La naissance du portrait autonome L’apparition du profane dans la peinture, jusque‑là uniquement religieuse, représente évidemment un événement fondamental. En Italie comme dans les Flandres, au xve siècle, sont exécutés des portraits, des peintures mythologiques, allégoriques ou célébrant des pouvoirs autres que ceux de l’Église. Pour résumer, le portrait apparaît d’abord dans les œuvres religieuses, avec les figures de donateurs, et l’exemple antique en légitime son autonomie. Peint vers 1350, le portrait du roi Jean II le Bon (Paris, musée du Louvre) est réputé être le premier portrait indépendant de la peinture européenne ; il témoigne que ce répertoire est devenu possible en peinture, du moins pour les souverains, person‑ nages désignés comme tels par le divin. Les dona‑ teurs, qui apparaissaient dans les retables en tant que spectateurs d’une scène religieuse (que ce soit la Passion du Christ ou au sein des Conversations

sacrées), deviennent à leur tour sujets de tableaux. La fonction de commémoration, de survie après la mort physique, est indissociable du portrait, que celui‑ci soit pris sur le vif ou posthume, réaliste ou idéalisé.

La multiplication des usages profanes L’Antiquité, de nouveau méditée, rappelle que Cicéron assignait trois fonctions à la rhétorique : docere, delectare, movere (instruire, plaire, émou‑ voir). La peinture peut donc en faire de même et quitter la sphère uniquement sacrée. À côté d’objets de luxe, les tableaux commencent à avoir une fonction décorative. Ainsi, dans la Florence du xve siècle, les peintures ayant un usage domes‑ tique sont des Vierges à l’Enfant, intégrées dans des cassone (grands et précieux coffres de range‑ ment) ou dans des spalliere (décors de lambris), et des portraits. On trouve aussi de la peinture sur le desco da parto, plateau d’accouchée offert à une époque où les accouchements entraînaient fré‑ quemment le décès des enfants et des mères. Les plus riches commandent des peintures pour leurs villas. À la même époque, dans les Flandres, on trouve également à la fois des peintures pour les édifices religieux et des tableaux destinés au cadre domestique ; ceux‑ci sont des objets précieux, enca‑ drés, et donc manipulables (plus qu’accrochés). Plusieurs triptyques de Jérôme Bosch, de dimen‑ sions conséquentes, aux sujets élaborés et aux mul‑ tiples figures, parfois obscènes, ont suscité bien des

33


fig. 13

fig. 12

Les cheminées étaient un des ornements principaux des châteaux et des hôtels particuliers français de la première moitié du XVIIe siècle ; elles constituaient de véritables morceaux d’architecture. Le tableau de Vouet (le feu de la cheminée faisant écho à l’incendie de Sodome) était destiné à un tel cadre, sans que l’on sache précisément lequel ; il est donc ici évoqué au moyen d’un recueil de modèles de cheminées contemporain.

Fig. 12 Simon Vouet, Loth et ses filles, 1633, huile sur toile, 160 × 130 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts

40

Fig. 13 Planche 10 du Livre d’architecture d’autels et de cheminées. De l’invention et dessin de I. Barbet, gravé à l’eau-forte par A. Bosse, Paris, 1633, Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (le tableau de Simon Vouet remplace une représentation de paysage qui figure dans la gravure originale).

41


fig. 13

fig. 12

Les cheminées étaient un des ornements principaux des châteaux et des hôtels particuliers français de la première moitié du XVIIe siècle ; elles constituaient de véritables morceaux d’architecture. Le tableau de Vouet (le feu de la cheminée faisant écho à l’incendie de Sodome) était destiné à un tel cadre, sans que l’on sache précisément lequel ; il est donc ici évoqué au moyen d’un recueil de modèles de cheminées contemporain.

Fig. 12 Simon Vouet, Loth et ses filles, 1633, huile sur toile, 160 × 130 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts

40

Fig. 13 Planche 10 du Livre d’architecture d’autels et de cheminées. De l’invention et dessin de I. Barbet, gravé à l’eau-forte par A. Bosse, Paris, 1633, Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (le tableau de Simon Vouet remplace une représentation de paysage qui figure dans la gravure originale).

41


fig. 14a

fig. 14b

La destination d’origine de ce tableau ayant pour sujet la Tempérance n’est pas connue avec certitude, mais son format implique une fonction décorative. Les armes au revers (fig. 14b) sont celles d’Anne d’Autriche, qui assura la régence lors de la jeunesse de son fils, Louis XIV. Ces éléments permettent d’y voir très probablement le fragment d’un placard (ou d’une armoire) des appartements, sans doute parisiens, de la reine.

42

Fig. 14a et 14b Michel Dorigny, Angelots au puits. Allégorie de la Tempérance, « et son revers », vers 1645, huile sur bois, 48 × 58 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts

43


fig. 14a

fig. 14b

La destination d’origine de ce tableau ayant pour sujet la Tempérance n’est pas connue avec certitude, mais son format implique une fonction décorative. Les armes au revers (fig. 14b) sont celles d’Anne d’Autriche, qui assura la régence lors de la jeunesse de son fils, Louis XIV. Ces éléments permettent d’y voir très probablement le fragment d’un placard (ou d’une armoire) des appartements, sans doute parisiens, de la reine.

42

Fig. 14a et 14b Michel Dorigny, Angelots au puits. Allégorie de la Tempérance, « et son revers », vers 1645, huile sur bois, 48 × 58 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts

43


fig. 29

Ces deux tableaux avaient à l’origine une fonction purement pratique. Ils permettaient de fixer de la manière la plus scrupuleuse possible les traits du modèle. L’un des deux fut envoyé de Paris à Rome pour permettre à un sculpteur, probablement le Bernin, d’exécuter un buste en marbre de Richelieu. L’autre fut conservé par Champaigne, peintre flamand établi à Paris. Aucun n’était donc destiné à être vu par le cardinal.

fig. 28

74

Fig. 28 Philippe huile sur toile, Fig. 29 Philippe huile sur toile,

de Champaigne, Portrait du cardinal de Richelieu, 1642, 59 × 46 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts de Champaigne (et atelier), Triple portrait du cardinal de Richelieu, vers 1643, 58,7 × 72,8 cm, Londres, National Gallery

75


fig. 29

Ces deux tableaux avaient à l’origine une fonction purement pratique. Ils permettaient de fixer de la manière la plus scrupuleuse possible les traits du modèle. L’un des deux fut envoyé de Paris à Rome pour permettre à un sculpteur, probablement le Bernin, d’exécuter un buste en marbre de Richelieu. L’autre fut conservé par Champaigne, peintre flamand établi à Paris. Aucun n’était donc destiné à être vu par le cardinal.

fig. 28

74

Fig. 28 Philippe huile sur toile, Fig. 29 Philippe huile sur toile,

de Champaigne, Portrait du cardinal de Richelieu, 1642, 59 × 46 cm, Strasbourg, musée des Beaux‑Arts de Champaigne (et atelier), Triple portrait du cardinal de Richelieu, vers 1643, 58,7 × 72,8 cm, Londres, National Gallery

75


Entre la bohème et le musée.

Malgré ses chefs‑d’œuvre, le xixe siècle occupera peu de place dans ce survol des fonctions de la peinture, car, à l’instar du Siècle des lumières, il n’a quasiment vu apparaître aucune nouvelle fonction. Les artistes continuent à peindre des tableaux de chevalet, des œuvres pour des édifices religieux ou des décors. Il y a toujours des mécènes, voire des esthètes (ainsi de la figure de Des Esseintes dans À rebours de Joris‑Karl Huysmans). Les poids respectifs du critique et du marchand d’art s’af‑ firment de plus en plus. Par exemple, l’audacieux marchand Ambroise Vollard envoie le jeune fauve André Derain à Londres en 1906 et 1907 pour qu’il en peigne des vues, comme l’avait fait Claude Monet, dont les toiles avaient été montrées avec succès par la galerie Durand‑Ruel deux ans aupa‑ ravant. Les styles et les avant‑gardes se sont coulés dans ces formes définies. Bien entendu, ils les ont transformées esthétiquement, et un décor peint par Odilon Redon ou par un nabi se laisse peu comparer avec les décors des siècles passés ; il n’en demeure pas moins que la fonction est immuable. On s’attache parfois à une fonction spectaculaire, et assumée comme telle, de la peinture. On peint des panoramas à l’échelle une, et des tableaux de John Martin (tel son Pandemonium au Louvre ; fig. 36) puis certaines grandes « machines » des peintres « pompiers » anticipent, par leur volonté de reconstitution plus ou moins scrupuleuse du décor, les péplums hollywoodiens. On crée des expositions temporaires payantes ; les immenses tableaux de Gustave Doré ont été conçus dans cette optique.

90

La césure du romantisme Toutefois, pour l’essentiel, les fonctions restent les mêmes. Delacroix continue à peindre des décors, des œuvres religieuses, des tableaux de cheva‑ let, des portraits, quelques paysages et natures mortes. Comme Rubens qu’il admire, il peint des esquisses pour préparer ses œuvres les plus ambi‑ tieuses, lesquelles sont, à côté des décors, desti‑ nées à être montrées aux Salons. Elles y suscitent parfois de violentes critiques (surtout durant ses fougueuses années juvéniles) mais trouvent tout autant, avec Charles Baudelaire notamment, de farouches défenseurs. Parallèlement aux inno‑ vations plastiques, la critique politique, présente dans Le Radeau de la Méduse (Paris, musée du Louvre) exposé par son ami Géricault au Salon de 1819, peut expliquer les débats qui jalonne‑ ront aussi la carrière de Courbet, dont les choix politiques sont mêlés à ses partis pris esthétiques. Mais comme pour leurs contemporains (Camille Corot) et cadets (les impressionnistes), leur pro‑ duction s’inscrit dans les fonctions connues avant eux de la peinture. Bien évidemment, établir ce fait ne diminue en rien la qualité de la peinture du xixe siècle, qui s’attache au contraire à révo‑ lutionner les styles et les messages (y compris personnels ou politiques) plus qu’à renouveler ses modes opératoires. Ces permanences ne sau‑ raient cacher le bouleversement fondamental de cette période : avec le romantisme, l’artiste affirme définitivement sa personnalité (ses sentiments, ses opinions, sa psyché), et c’est elle qui est le plus sou‑ vent mise au premier plan. Pour simplifier : avant

91


Entre la bohème et le musée.

Malgré ses chefs‑d’œuvre, le xixe siècle occupera peu de place dans ce survol des fonctions de la peinture, car, à l’instar du Siècle des lumières, il n’a quasiment vu apparaître aucune nouvelle fonction. Les artistes continuent à peindre des tableaux de chevalet, des œuvres pour des édifices religieux ou des décors. Il y a toujours des mécènes, voire des esthètes (ainsi de la figure de Des Esseintes dans À rebours de Joris‑Karl Huysmans). Les poids respectifs du critique et du marchand d’art s’af‑ firment de plus en plus. Par exemple, l’audacieux marchand Ambroise Vollard envoie le jeune fauve André Derain à Londres en 1906 et 1907 pour qu’il en peigne des vues, comme l’avait fait Claude Monet, dont les toiles avaient été montrées avec succès par la galerie Durand‑Ruel deux ans aupa‑ ravant. Les styles et les avant‑gardes se sont coulés dans ces formes définies. Bien entendu, ils les ont transformées esthétiquement, et un décor peint par Odilon Redon ou par un nabi se laisse peu comparer avec les décors des siècles passés ; il n’en demeure pas moins que la fonction est immuable. On s’attache parfois à une fonction spectaculaire, et assumée comme telle, de la peinture. On peint des panoramas à l’échelle une, et des tableaux de John Martin (tel son Pandemonium au Louvre ; fig. 36) puis certaines grandes « machines » des peintres « pompiers » anticipent, par leur volonté de reconstitution plus ou moins scrupuleuse du décor, les péplums hollywoodiens. On crée des expositions temporaires payantes ; les immenses tableaux de Gustave Doré ont été conçus dans cette optique.

90

La césure du romantisme Toutefois, pour l’essentiel, les fonctions restent les mêmes. Delacroix continue à peindre des décors, des œuvres religieuses, des tableaux de cheva‑ let, des portraits, quelques paysages et natures mortes. Comme Rubens qu’il admire, il peint des esquisses pour préparer ses œuvres les plus ambi‑ tieuses, lesquelles sont, à côté des décors, desti‑ nées à être montrées aux Salons. Elles y suscitent parfois de violentes critiques (surtout durant ses fougueuses années juvéniles) mais trouvent tout autant, avec Charles Baudelaire notamment, de farouches défenseurs. Parallèlement aux inno‑ vations plastiques, la critique politique, présente dans Le Radeau de la Méduse (Paris, musée du Louvre) exposé par son ami Géricault au Salon de 1819, peut expliquer les débats qui jalonne‑ ront aussi la carrière de Courbet, dont les choix politiques sont mêlés à ses partis pris esthétiques. Mais comme pour leurs contemporains (Camille Corot) et cadets (les impressionnistes), leur pro‑ duction s’inscrit dans les fonctions connues avant eux de la peinture. Bien évidemment, établir ce fait ne diminue en rien la qualité de la peinture du xixe siècle, qui s’attache au contraire à révo‑ lutionner les styles et les messages (y compris personnels ou politiques) plus qu’à renouveler ses modes opératoires. Ces permanences ne sau‑ raient cacher le bouleversement fondamental de cette période : avec le romantisme, l’artiste affirme définitivement sa personnalité (ses sentiments, ses opinions, sa psyché), et c’est elle qui est le plus sou‑ vent mise au premier plan. Pour simplifier : avant

91


Les questions les plus simples sont souvent les plus diaboliques. Parmi celles posées aux conservateurs de musées figure celle-ci : « Avant d’être dans un musée, pour quoi ces peintures ont-elles été faites ? » Cet ouvrage est parti d’un double constat. D’une part, aucune œuvre du musée des Beaux-Arts de Strasbourg (mais la situation vaut pour la majorité des musées de ce type) n’a été peinte pour être dans ce musée, ni dans aucun autre musée d’ailleurs. D’autre part, les visiteurs (même les plus connaisseurs…) ignorent la plupart du temps la fonction ou le contexte d’origine des œuvres exposées, qui conditionnèrent pourtant le choix du sujet. Notre propos ne sera donc pas de nous intéresser au style ni à l’historique des tableaux de leur création à leur entrée dans un musée, mais de les aborder sous un angle inhabituel, qui modifie profondément leur perception et leur lecture : à l’époque de leur création, pour qui ces œuvres ont-elles été peintes, par qui et dans quel contexte étaient-elles vues, ou, plus prosaïquement et loin des considérations esthétiques, à quoi servaient-elles ?

ISBN 9782351251690

18€


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.