Dernière danse. L'imaginaire macabre dans les arts graphiques

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Dernière danse  L’imaginaire macabre dans les arts graphiques

L’image de la Mort a hanté toutes les époques. Du Moyen Âge à nos jours, elle s’est glissée dans l’imaginaire des artistes, souvent sous l’apparence d’une silhouette squelettique, avec pour devise : Memento mori. Toujours présente pour rappeler que la vie a une fin, elle tend aux hommes un miroir au reflet funeste, celui de leur condition passagère sur terre. Selon les périodes historiques, elle a incarné, si l’on peut dire, les barbaries de la guerre en même temps que les idéaux d’égalité et de paix, ainsi que des figures plus ordinaires. Séductrice et amante, elle a aussi été représentée maligne et grimaçante, inventant des stratagèmes diaboliques pour serrer les hommes dans son étreinte. Mais la plupart du temps elle apparaît dansante, prise dans une ronde sans fin. Et c’est cette danse, celle de la vie mêlée à la mort, qui a trouvé dans les arts graphiques un écho particulier. Si Holbein est à l’origine d’une telle tradition iconographique, des artistes comme Beham, Aldegrever, Brentel, Van der Heyden, Bresdin, Doré, Rethel, Klinger, Sattler, Masereel, Grosz, Dix, Heartfield jusqu’aux illustrateurs contemporains Ungerer, Winshluss et Tanxxx, ont nourri le genre des danses macabres de leur vision renouvelée. Ce catalogue présente un ensemble remarquable de leurs productions, conservées dans les collections des Musées de la Ville de Strasbourg et d’autres d’institutions françaises et allemandes. Il éclaire en outre la longue histoire de l’imaginaire macabre par des contributions de spécialistes et d’historiens de l’art.

Dernière danse

L’imaginaire macabre dans les arts graphiques 32 €

isbn 978 2 35125 138 6




nse

Dernière danse L’imaginaire macabre dans les arts graphiques Galerie Heitz, palais Rohan du 21 mai au 29 août 2016


nse

Dernière danse L’imaginaire macabre dans les arts graphiques Galerie Heitz, palais Rohan du 21 mai au 29 août 2016


Essais 27

Le macabre dans les arts graphiques du domaine germanique (XVe siècle–XVIIe siècle) Frank Muller

41

« Ceci tuera cela » ? À propos de la vitalité de la danse macabre contemporaine Philippe Kaenel

57

Un imaginaire strasbourgeois ? Le retour en grâce du thème macabre dans l’illustration strasbourgeoise au tournant du XXe siècle Florian Siffer

69

Le réveil des morts. Le genre macabre et les arts graphiques dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres Franck Knoery

Corpus 82 92 98 104 110 118 124 132 138 146 156 160 170 176 182 186

Holbein et sa postérité Jean Geiler et le macabre à Strasbourg La Mort dans les Fables de La Fontaine La jeune fille et la Mort La Mort au détour du chemin Derniers instants : la fin annoncée La danse des morts Parodies et détournements Le fantastique L’inspiratrice funeste Allégories de la guerre Catastrophes et fléaux « Debout les morts » ! Le spectre du fascisme Rigor Mortis Tous à la fosse ! ou les faux-rejetons du macabre aujourd’hui

Bibliographie Appendices 198 Liste des œuvres exposées 200

Joseph Sattler Der Wurmstich (La Piqûre de ver), planche du portfolio Ein moderner Todtentanz (Une danse macabre moderne), Berlin, J. A. Stargardt, 1894 Photogravure

Les détails des œuvres reproduites dans la séquence d’introduction sont, dans leur ordre d’apparition Johann Theodor de Bry La Jeune Fille et la Mort, 1596

Alfred Rethel Der Tod als Erwürger. Erster Auftritt der Cholera auf einem Maskenball in Paris 1831 (La Mort comme étrangleur. Première apparition du choléra lors d’un bal masqué à Paris en 1831), Dresde, H. Bürkner, 1851

Michael Wohlgemuth Sans titre (La Danse des squelettes), illustration pour Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg, Nuremberg, A. Koberger, 1493

Rodolphe Bresdin Comédie de la Mort, 1854

23


Essais 27

Le macabre dans les arts graphiques du domaine germanique (XVe siècle–XVIIe siècle) Frank Muller

41

« Ceci tuera cela » ? À propos de la vitalité de la danse macabre contemporaine Philippe Kaenel

57

Un imaginaire strasbourgeois ? Le retour en grâce du thème macabre dans l’illustration strasbourgeoise au tournant du XXe siècle Florian Siffer

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Le réveil des morts. Le genre macabre et les arts graphiques dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres Franck Knoery

Corpus 82 92 98 104 110 118 124 132 138 146 156 160 170 176 182 186

Holbein et sa postérité Jean Geiler et le macabre à Strasbourg La Mort dans les Fables de La Fontaine La jeune fille et la Mort La Mort au détour du chemin Derniers instants : la fin annoncée La danse des morts Parodies et détournements Le fantastique L’inspiratrice funeste Allégories de la guerre Catastrophes et fléaux « Debout les morts » ! Le spectre du fascisme Rigor Mortis Tous à la fosse ! ou les faux-rejetons du macabre aujourd’hui

Bibliographie Appendices 198 Liste des œuvres exposées 200

Joseph Sattler Der Wurmstich (La Piqûre de ver), planche du portfolio Ein moderner Todtentanz (Une danse macabre moderne), Berlin, J. A. Stargardt, 1894 Photogravure

Les détails des œuvres reproduites dans la séquence d’introduction sont, dans leur ordre d’apparition Johann Theodor de Bry La Jeune Fille et la Mort, 1596

Alfred Rethel Der Tod als Erwürger. Erster Auftritt der Cholera auf einem Maskenball in Paris 1831 (La Mort comme étrangleur. Première apparition du choléra lors d’un bal masqué à Paris en 1831), Dresde, H. Bürkner, 1851

Michael Wohlgemuth Sans titre (La Danse des squelettes), illustration pour Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg, Nuremberg, A. Koberger, 1493

Rodolphe Bresdin Comédie de la Mort, 1854

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« Sourire, comme si la mort nous chatouillait de sa faux » Heinrich Heine

i Anonyme, dit Maître du Livre de raison ou Maître du cabinet d’Amsterdam Le Jeune Homme et la Mort, 1485-1490 Pointe sèche, 14 × 8,6 cm Amsterdam, Rijksmuseum

Memento mori À parcourir catalogues et ouvrages spécialisés, on ne peut que s’étonner du nombre imposant d’images qui illustrent ce sujet dans le domaine germanique pendant la période considérée ; encore ne sera-t-il fait allusion à des œuvres picturales, fresques ou tableaux, que dans la mesure où elles éclairent le sujet, dessins et gravures étant parfois des esquisses ou des copies de peintures. Disons d’emblée que dans ce domaine du macabre, Albrecht Dürer et son entourage ont été à la fois les plus prolifiques et les plus inventifs, même s’il faut faire également une place aux illustrations strasbourgeoises de la fin du xve et du début du xvie siècle. A priori, à l’origine, les danses macabres servaient de memento mori, c’est-à-dire que le spectateur, ayant devant les yeux l’inéluctabilité de la mort, quels que soient son âge, son sexe ou son statut, devait faire le bilan de sa vie pour espérer être sauvé de la damnation, d’où les images de prédicateurs en chaire 1 ou les représentations de la Chute qui ouvraient ou clôturaient le cycle, et 1 Dans les régions passées à la Réforme, qui était souvent un les textes d’accompagnement, qui précisaient les ce prédicateur, dominicain, a été remplacé par un pasteur. choses. De même, de nombreux tableaux ou gra- Mais sa fonction reste la même. vures visualisent cette idée, en opposant un ou des personnages dans l’éclat de leur jeunesse et leur devenir, autrement dit l’équation Beauté / Vie menacée par la Mort imminente. Un des premiers exemples graphiques en est la gravure sur cuivre du Maître du Livre de raison 2, actif dans le Rhin moyen, qui montre un jeune 2 Sur cet artiste, voir J. P. Filedt Kok (éd.), dandy souriant et un peu méprisant et un « reveLivelier than Life, the Master of the Amsterdam nant », personnage aux yeux tristes, qui a conservé Cabinet or the Housebook Master (ca. 1470-1500), cat. exp. Amsterdam, encore des chairs et des cheveux et qui semble Rijksprentenkabinet / Rijksmuseum, 1985. faire la leçon au jeune insouciant (vers 1485-1490) [fig. i]. Dans la même veine, les Musées de Strasbourg conservent l’impressionnant revers d’un tableau de la fin du xve siècle conservé dans un musée américain : un jeune couple élégant d’un côté, deux horribles cadavres soumis aux attaques d’animaux répugnants de l’autre 3, ainsi que des panneaux de polyptique de 3 À défaut des vers de terre (« Tu seras Hans Memling, toujours dans cette thématique la proie des vers » est une phrase que l’on souvent), difficiles à visualiser, du « Vous serez ce que nous sommes. » La très retrouve les animaux « immondes » sont ancienne légende orientale des trois vifs et des généralement des crapauds et surtout des animaux chtoniens par excellence trois morts, également représentée par le Maître serpents, et qui, dans un contexte chrétien, rappellent du Livre de raison, est une variante de ce thème : le péché originel, censé être à l’origine mortel de l’humanité. trois rois chevauchant rencontrent trois spectres de l’état 4 Voir J. P. Filedt Kok (éd.), op. cit., couronnés et, effrayés, comprennent que ce sera p. 152-153. leur destinée 4. D’origine sans doute plus populaire, la danse des morts sortant de leurs tombes à minuit et pouvant entraîner les vivants qui se seraient aventurés dans le cimetière a trouvé une représentation emblématique dans la Chronique de Nuremberg, de Hartmann Schedel, parue chez Koberger en 1493 et illustrée par le maître de Dürer, Michael Wohlgemuth, et son atelier [p. 125]. Même si les anatomies sont encore problématiques, il y a là un dynamisme et une tridimensionnalité assez remarquables ; on notera aussi, à gauche, le curieux détail des deux linceuls qui se confondent, celui du « musicien » représente la Mort elle-même, qui mène la danse et celui du squelette qui se lève de sa tombe en tendant le bras, comme s’il était entraîné malgré lui. Peut-être peut-on y voir une allusion à la 29


« Sourire, comme si la mort nous chatouillait de sa faux » Heinrich Heine

i Anonyme, dit Maître du Livre de raison ou Maître du cabinet d’Amsterdam Le Jeune Homme et la Mort, 1485-1490 Pointe sèche, 14 × 8,6 cm Amsterdam, Rijksmuseum

Memento mori À parcourir catalogues et ouvrages spécialisés, on ne peut que s’étonner du nombre imposant d’images qui illustrent ce sujet dans le domaine germanique pendant la période considérée ; encore ne sera-t-il fait allusion à des œuvres picturales, fresques ou tableaux, que dans la mesure où elles éclairent le sujet, dessins et gravures étant parfois des esquisses ou des copies de peintures. Disons d’emblée que dans ce domaine du macabre, Albrecht Dürer et son entourage ont été à la fois les plus prolifiques et les plus inventifs, même s’il faut faire également une place aux illustrations strasbourgeoises de la fin du xve et du début du xvie siècle. A priori, à l’origine, les danses macabres servaient de memento mori, c’est-à-dire que le spectateur, ayant devant les yeux l’inéluctabilité de la mort, quels que soient son âge, son sexe ou son statut, devait faire le bilan de sa vie pour espérer être sauvé de la damnation, d’où les images de prédicateurs en chaire 1 ou les représentations de la Chute qui ouvraient ou clôturaient le cycle, et 1 Dans les régions passées à la Réforme, qui était souvent un les textes d’accompagnement, qui précisaient les ce prédicateur, dominicain, a été remplacé par un pasteur. choses. De même, de nombreux tableaux ou gra- Mais sa fonction reste la même. vures visualisent cette idée, en opposant un ou des personnages dans l’éclat de leur jeunesse et leur devenir, autrement dit l’équation Beauté / Vie menacée par la Mort imminente. Un des premiers exemples graphiques en est la gravure sur cuivre du Maître du Livre de raison 2, actif dans le Rhin moyen, qui montre un jeune 2 Sur cet artiste, voir J. P. Filedt Kok (éd.), dandy souriant et un peu méprisant et un « reveLivelier than Life, the Master of the Amsterdam nant », personnage aux yeux tristes, qui a conservé Cabinet or the Housebook Master (ca. 1470-1500), cat. exp. Amsterdam, encore des chairs et des cheveux et qui semble Rijksprentenkabinet / Rijksmuseum, 1985. faire la leçon au jeune insouciant (vers 1485-1490) [fig. i]. Dans la même veine, les Musées de Strasbourg conservent l’impressionnant revers d’un tableau de la fin du xve siècle conservé dans un musée américain : un jeune couple élégant d’un côté, deux horribles cadavres soumis aux attaques d’animaux répugnants de l’autre 3, ainsi que des panneaux de polyptique de 3 À défaut des vers de terre (« Tu seras Hans Memling, toujours dans cette thématique la proie des vers » est une phrase que l’on souvent), difficiles à visualiser, du « Vous serez ce que nous sommes. » La très retrouve les animaux « immondes » sont ancienne légende orientale des trois vifs et des généralement des crapauds et surtout des animaux chtoniens par excellence trois morts, également représentée par le Maître serpents, et qui, dans un contexte chrétien, rappellent du Livre de raison, est une variante de ce thème : le péché originel, censé être à l’origine mortel de l’humanité. trois rois chevauchant rencontrent trois spectres de l’état 4 Voir J. P. Filedt Kok (éd.), op. cit., couronnés et, effrayés, comprennent que ce sera p. 152-153. leur destinée 4. D’origine sans doute plus populaire, la danse des morts sortant de leurs tombes à minuit et pouvant entraîner les vivants qui se seraient aventurés dans le cimetière a trouvé une représentation emblématique dans la Chronique de Nuremberg, de Hartmann Schedel, parue chez Koberger en 1493 et illustrée par le maître de Dürer, Michael Wohlgemuth, et son atelier [p. 125]. Même si les anatomies sont encore problématiques, il y a là un dynamisme et une tridimensionnalité assez remarquables ; on notera aussi, à gauche, le curieux détail des deux linceuls qui se confondent, celui du « musicien » représente la Mort elle-même, qui mène la danse et celui du squelette qui se lève de sa tombe en tendant le bras, comme s’il était entraîné malgré lui. Peut-être peut-on y voir une allusion à la 29


célèbre série la Mort en funeste inspiratrice des révolutionnaires, les poussant à la révolte afin de les mener au chaos. L’intérêt pour le macabre semble s’estomper auprès des illustrateurs à Strasbourg autour de 1870, au moment du rattachement à l’Empire allemand, mais va connaître un spectaculaire retour en grâce, une fois de plus porté par un intérêt réaffirmé pour la tradition populaire et littéraire locale. L’apport de Georges Spetz À la fin du xixe siècle, le long travail de collecte de traditions orales opéré par les frères Stoeber est remis au goût du jour et versifié par Georges Spetz, peintre, compositeur, écrivain et poète. Proche du cercle de Saint-Léonard, il publie un ouvrage de référence, les Légendes d’Alsace. La publication est répartie en 9 Georges Spetz, Légendes d’Alsace, Revue alsacienne illustrée, 1905 deux temps, une première série éditée en 1905 et la Strasbourg, et 1910. 9 seconde en 1910  . Pour accompagner le projet, Georges Spetz s’entoure d’illustrateurs talentueux, Charles Spindler, Léo Schnug, Joseph Sattler ou encore Victor Prouvé. Dans ces ouvrages aujourd’hui recherchés par les amateurs d’alsatiques, la place accordée à l’occulte et au macabre est saisissante. On trouve dans la première série un poème intitulé La Peste de Guebwiller, illustré par Léo Schnug. Le texte évoque une épidémie de peste en 1348 et raconte l’histoire déchirante d’un jeune couple dont la femme meurt et revient rendre visite à son mari après son trépas. Dans la seconde série, éditée en 1910, c’est l’histoire du Secours des morts que l’on reconnaît, déjà vue chez Auguste Stoeber. Joseph Sattler se charge d’illustrer cette légende, avec des dessins dans des tonalités froides et monochromes [fig. ii].

ii Joseph Sattler Le Secours des morts, s. d. Illustration pour Georges Spetz, Légendes d’Alsace, Strasbourg, Revue alsacienne illustrée, 1910 Strasbourg, bibliothèque des Musées

Portraits croisés de Léo Schnug et Joseph Sattler Passée sous autorité allemande après 1870, la ville de Strasbourg se voit immergée dans le contexte culturel de l’Empire germanique. Durant le règne de Guillaume II, le Moyen Âge fut considéré comme le véritable âge d’or de la culture germanique. À travers tous les champs artistiques, les citations néogothiques fleurissent. Le domaine de l’illustration ne déroge pas à cette tendance de fond. Léo Schnug et Joseph Sattler, deux artistes strasbourgeois, furent en leur temps particulièrement réceptifs à l’iconographie macabre. Parmi les nombreux points communs entre les parcours de ces deux artistes, il convient d’insister en préambule sur le poids déterminant de leurs passages, à deux moments 10 Actuelle Akademie der Bildende Kunst. 11 Matricule 4443, année 1883, distincts, à la Kunstakademie de Munich 10. Antikenklasse. 11 Joseph Sattler y fut inscrit en 1883  , tandis 12 Matricule 1840, 11 mai 1898, que Léo Schnug intégra cette école en mai 1898 12. Naturklasse. À cette époque, Rudolf von Seitz et Wilhelm von Diez, tous deux 13 Le premier y fut professeur de peinture professeurs, étaient des plus ouverts à une esthéentre 1888 et 1910, tandis que le second tique nouvelle renvoyant à l’idéal chevaleresque et à y exerça les fonctions de professeur de peinture d’histoire entre 1872 et 1907. une réinterprétation du Moyen Âge 13. Pour von Seitz, voir par exemple le catalogue     Avant sa formation munichoise, Léo Schnug de vente Hermann Historica, « Geschichtliche und militärhistorische figura parmi la première génération d’élèves de la objekte », 4 mai 2007, lot 2200. Concernant Kunstgewerbeschule de Strasbourg, dans l’atelier von Diez, voir l’affiche de la Kunstgewerbe Austellung, 1888. Strasbourg, musée d’Art d’Anton Seder. Le professeur Seder avait à cette moderne et contemporain, inv. 77.978.0.198. époque initié un système d’enseignement novateur, qui passait par l’étude de la nature combinée avec l’apprentissage de styles historiques 14. 61


célèbre série la Mort en funeste inspiratrice des révolutionnaires, les poussant à la révolte afin de les mener au chaos. L’intérêt pour le macabre semble s’estomper auprès des illustrateurs à Strasbourg autour de 1870, au moment du rattachement à l’Empire allemand, mais va connaître un spectaculaire retour en grâce, une fois de plus porté par un intérêt réaffirmé pour la tradition populaire et littéraire locale. L’apport de Georges Spetz À la fin du xixe siècle, le long travail de collecte de traditions orales opéré par les frères Stoeber est remis au goût du jour et versifié par Georges Spetz, peintre, compositeur, écrivain et poète. Proche du cercle de Saint-Léonard, il publie un ouvrage de référence, les Légendes d’Alsace. La publication est répartie en 9 Georges Spetz, Légendes d’Alsace, Revue alsacienne illustrée, 1905 deux temps, une première série éditée en 1905 et la Strasbourg, et 1910. 9 seconde en 1910  . Pour accompagner le projet, Georges Spetz s’entoure d’illustrateurs talentueux, Charles Spindler, Léo Schnug, Joseph Sattler ou encore Victor Prouvé. Dans ces ouvrages aujourd’hui recherchés par les amateurs d’alsatiques, la place accordée à l’occulte et au macabre est saisissante. On trouve dans la première série un poème intitulé La Peste de Guebwiller, illustré par Léo Schnug. Le texte évoque une épidémie de peste en 1348 et raconte l’histoire déchirante d’un jeune couple dont la femme meurt et revient rendre visite à son mari après son trépas. Dans la seconde série, éditée en 1910, c’est l’histoire du Secours des morts que l’on reconnaît, déjà vue chez Auguste Stoeber. Joseph Sattler se charge d’illustrer cette légende, avec des dessins dans des tonalités froides et monochromes [fig. ii].

ii Joseph Sattler Le Secours des morts, s. d. Illustration pour Georges Spetz, Légendes d’Alsace, Strasbourg, Revue alsacienne illustrée, 1910 Strasbourg, bibliothèque des Musées

Portraits croisés de Léo Schnug et Joseph Sattler Passée sous autorité allemande après 1870, la ville de Strasbourg se voit immergée dans le contexte culturel de l’Empire germanique. Durant le règne de Guillaume II, le Moyen Âge fut considéré comme le véritable âge d’or de la culture germanique. À travers tous les champs artistiques, les citations néogothiques fleurissent. Le domaine de l’illustration ne déroge pas à cette tendance de fond. Léo Schnug et Joseph Sattler, deux artistes strasbourgeois, furent en leur temps particulièrement réceptifs à l’iconographie macabre. Parmi les nombreux points communs entre les parcours de ces deux artistes, il convient d’insister en préambule sur le poids déterminant de leurs passages, à deux moments 10 Actuelle Akademie der Bildende Kunst. 11 Matricule 4443, année 1883, distincts, à la Kunstakademie de Munich 10. Antikenklasse. 11 Joseph Sattler y fut inscrit en 1883  , tandis 12 Matricule 1840, 11 mai 1898, que Léo Schnug intégra cette école en mai 1898 12. Naturklasse. À cette époque, Rudolf von Seitz et Wilhelm von Diez, tous deux 13 Le premier y fut professeur de peinture professeurs, étaient des plus ouverts à une esthéentre 1888 et 1910, tandis que le second tique nouvelle renvoyant à l’idéal chevaleresque et à y exerça les fonctions de professeur de peinture d’histoire entre 1872 et 1907. une réinterprétation du Moyen Âge 13. Pour von Seitz, voir par exemple le catalogue     Avant sa formation munichoise, Léo Schnug de vente Hermann Historica, « Geschichtliche und militärhistorische figura parmi la première génération d’élèves de la objekte », 4 mai 2007, lot 2200. Concernant Kunstgewerbeschule de Strasbourg, dans l’atelier von Diez, voir l’affiche de la Kunstgewerbe Austellung, 1888. Strasbourg, musée d’Art d’Anton Seder. Le professeur Seder avait à cette moderne et contemporain, inv. 77.978.0.198. époque initié un système d’enseignement novateur, qui passait par l’étude de la nature combinée avec l’apprentissage de styles historiques 14. 61


ii Hans Holbein le Jeune Seize planches de la série « Totentanz », 1530 Gravures sur bois

84

Der Kardinal (Le Cardinal) Die Kaiserin (L’Impératrice) Die Königin (La Reine) Der Bischof (L’Évêque) Der Herzog (Le Duc) Der Abt (L’Abbé) Die Äbtissin (L’Abbesse) Der Edelmann (Le Noble)

Die Gräfin (La Comtesse) Die Edelfrau (La Noble) Die Herzogin (La Duchesse) Der Krämer (L’Épicier) Der Ackermann (Le Laboureur) Das junge Kind (Le Jeune Enfant) Das Jüngste Gericht (Le Jugement dernier) Die Wappen des Todes (Les Armes de la Mort)

Holbein et sa postérité

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ii Hans Holbein le Jeune Seize planches de la série « Totentanz », 1530 Gravures sur bois

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Der Kardinal (Le Cardinal) Die Kaiserin (L’Impératrice) Die Königin (La Reine) Der Bischof (L’Évêque) Der Herzog (Le Duc) Der Abt (L’Abbé) Die Äbtissin (L’Abbesse) Der Edelmann (Le Noble)

Die Gräfin (La Comtesse) Die Edelfrau (La Noble) Die Herzogin (La Duchesse) Der Krämer (L’Épicier) Der Ackermann (Le Laboureur) Das junge Kind (Le Jeune Enfant) Das Jüngste Gericht (Le Jugement dernier) Die Wappen des Todes (Les Armes de la Mort)

Holbein et sa postérité

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La Mort dans les Fables de La Fontaine En 1668 paraît le premier recueil des Fables choisies de Jean de La Fontaine, qui transpose la tradition satyrique antique en une forme de récit humoristique. Outre les vices et les vertus, l’auteur y traite de la condition mortelle de l’homme. Dans La Mort et le Bûcheron comme dans La Mort et le Malheureux, on retrouve la même trame : harassés par leurs peines et leurs misères, les deux protagonistes finissent par faire appel à la Mort mais se ravisent, saisis d’effroi, quand celle-ci se présente à eux. Une vie, même miséreuse, vaut mieux que la mort. Telle est la morale de l’histoire. Dans La Mort et le Mourant, un vieillard prie la Mort de lui accorder un délai pour achever de régler ses affaires. Celle-ci lui répond que sa santé déclinante et son grand âge annonçaient depuis longtemps sa venue et qu’il avait eu tout le temps de se préparer à l’issue fatale. Au fil des siècles, nombre d’illustrateurs ont mis en image les fables de La Fontaine, leurs représentations se concentrant sur les moments clés du récit, comme celui où le bûcheron demande à la Mort de l’aider à porter son fagot. Un illustrateur anonyme du xviiie siècle a résumé la fable grâce à la gestuelle des personnages [fig. ii a]. Tous deux désignent le volumineux fagot qui les sépare, telle une barrière. Le même illustrateur a utilisé sa maîtrise des jeux d’ombre et de lumière pour mettre en scène La Mort et le Malheureux [fig. ii b]. La Mort se présente à la porte d’une misérable hutte, un flambeau allumé à la main. Épouvanté, le malheureux qui s’est avancé vers la visiteuse détourne la tête et cherche à la repousser des deux mains. Son attitude est l’illustration parfaite de son revirement, du moment où la volonté de survivre supplante le désir de mourir. Parmi les gravures d’Étienne Fessard illustrant l’édition des Fables de 1765, celle de La Mort et le Bûcheron est chargée de pathos [fig. III]. La Mort figurée avec des ailes descend du ciel en brandissant sa faux, les plis de sa tunique accentuant encore l’impression de mouvement. Le bûcheron se tourne vers elle en désignant le fagot posé à terre. Les personnages se détachent sur un ciel où s’accumulent les nuages aux contours tourmentés évoquant l’entrée de l’au-delà. Placée avant la fable, cette planche en pleine page est complétée par une vignette qui couronne le titre. On y voit la suite de l’action. Ayant négligemment jeté sa faux à terre, la Mort aide le bûcheron à hisser sa lourde charge sur son dos. À l’arrière-plan, le ciel ennuagé a cédé la place à un paysage terrestre végétal rempli d’arbres et de buissons.

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Les Fables de La Fontaine ont aussi inspiré deux des plus grands dessinateurs français du xixe siècle : Jean Ignace Isidore Gérard, dit Grandville, et Gustave Doré. Les volumes illustrés par Grandville furent édités à Paris de 1838 à 1840. Ceux mis en images par Gustave Doré parurent en 1866 et 1867, dans le cadre d’un projet de bibliothèque universelle illustrée qui ne fut jamais mené à terme. Il suffit de comparer les représentations de La Mort et le Bûcheron pour voir à quel point les interprétations divergent d’un artiste à l’autre. Grandville souligne avant tout l’humour noir de la fable. Accroupi, le bûcheron est en train de constituer son fagot à partir de bois ramassé au sol. Il se retrouve face à un squelette costumé comme un dandy, avec une étole, un chapeau à plume et des chaussures à boucles [fig. V]. Gustave Doré, en revanche, donne un tour dramatique à sa mise en scène. La Grande Faucheuse est figurée à contre‑jour tel un spectre, dans une clairière à l’arrièreplan. À l’avant de la composition, le bûcheron désespère de soulever son énorme fagot [fig. I]. La dramatisation est aussi manifeste dans la vignette ornant le titre de La Mort et le Mourant [fig. iv]. C’est avec des gestes expressifs que ce dernier cherche à repousser sa macabre visiteuse drapée dans un linceul. B. M.

I Gustave Doré Paul Jonnard (graveur) La Mort et le Bûcheron, défet de l’édition des Fables de La Fontaine, Paris, L. Hachette, 1868 Gravure sur bois de bout

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La Mort dans les Fables de La Fontaine En 1668 paraît le premier recueil des Fables choisies de Jean de La Fontaine, qui transpose la tradition satyrique antique en une forme de récit humoristique. Outre les vices et les vertus, l’auteur y traite de la condition mortelle de l’homme. Dans La Mort et le Bûcheron comme dans La Mort et le Malheureux, on retrouve la même trame : harassés par leurs peines et leurs misères, les deux protagonistes finissent par faire appel à la Mort mais se ravisent, saisis d’effroi, quand celle-ci se présente à eux. Une vie, même miséreuse, vaut mieux que la mort. Telle est la morale de l’histoire. Dans La Mort et le Mourant, un vieillard prie la Mort de lui accorder un délai pour achever de régler ses affaires. Celle-ci lui répond que sa santé déclinante et son grand âge annonçaient depuis longtemps sa venue et qu’il avait eu tout le temps de se préparer à l’issue fatale. Au fil des siècles, nombre d’illustrateurs ont mis en image les fables de La Fontaine, leurs représentations se concentrant sur les moments clés du récit, comme celui où le bûcheron demande à la Mort de l’aider à porter son fagot. Un illustrateur anonyme du xviiie siècle a résumé la fable grâce à la gestuelle des personnages [fig. ii a]. Tous deux désignent le volumineux fagot qui les sépare, telle une barrière. Le même illustrateur a utilisé sa maîtrise des jeux d’ombre et de lumière pour mettre en scène La Mort et le Malheureux [fig. ii b]. La Mort se présente à la porte d’une misérable hutte, un flambeau allumé à la main. Épouvanté, le malheureux qui s’est avancé vers la visiteuse détourne la tête et cherche à la repousser des deux mains. Son attitude est l’illustration parfaite de son revirement, du moment où la volonté de survivre supplante le désir de mourir. Parmi les gravures d’Étienne Fessard illustrant l’édition des Fables de 1765, celle de La Mort et le Bûcheron est chargée de pathos [fig. III]. La Mort figurée avec des ailes descend du ciel en brandissant sa faux, les plis de sa tunique accentuant encore l’impression de mouvement. Le bûcheron se tourne vers elle en désignant le fagot posé à terre. Les personnages se détachent sur un ciel où s’accumulent les nuages aux contours tourmentés évoquant l’entrée de l’au-delà. Placée avant la fable, cette planche en pleine page est complétée par une vignette qui couronne le titre. On y voit la suite de l’action. Ayant négligemment jeté sa faux à terre, la Mort aide le bûcheron à hisser sa lourde charge sur son dos. À l’arrière-plan, le ciel ennuagé a cédé la place à un paysage terrestre végétal rempli d’arbres et de buissons.

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Les Fables de La Fontaine ont aussi inspiré deux des plus grands dessinateurs français du xixe siècle : Jean Ignace Isidore Gérard, dit Grandville, et Gustave Doré. Les volumes illustrés par Grandville furent édités à Paris de 1838 à 1840. Ceux mis en images par Gustave Doré parurent en 1866 et 1867, dans le cadre d’un projet de bibliothèque universelle illustrée qui ne fut jamais mené à terme. Il suffit de comparer les représentations de La Mort et le Bûcheron pour voir à quel point les interprétations divergent d’un artiste à l’autre. Grandville souligne avant tout l’humour noir de la fable. Accroupi, le bûcheron est en train de constituer son fagot à partir de bois ramassé au sol. Il se retrouve face à un squelette costumé comme un dandy, avec une étole, un chapeau à plume et des chaussures à boucles [fig. V]. Gustave Doré, en revanche, donne un tour dramatique à sa mise en scène. La Grande Faucheuse est figurée à contre‑jour tel un spectre, dans une clairière à l’arrièreplan. À l’avant de la composition, le bûcheron désespère de soulever son énorme fagot [fig. I]. La dramatisation est aussi manifeste dans la vignette ornant le titre de La Mort et le Mourant [fig. iv]. C’est avec des gestes expressifs que ce dernier cherche à repousser sa macabre visiteuse drapée dans un linceul. B. M.

I Gustave Doré Paul Jonnard (graveur) La Mort et le Bûcheron, défet de l’édition des Fables de La Fontaine, Paris, L. Hachette, 1868 Gravure sur bois de bout

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iii Emil Possner Der Krieg (La Guerre), vers 1918 Lithographie

iv Joseph Sattler Die Grenze (La Frontière), 1915 Crayon, lavis de gouache et aquarelle sur papier vélin

Allégories de la guerre

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iii Emil Possner Der Krieg (La Guerre), vers 1918 Lithographie

iv Joseph Sattler Die Grenze (La Frontière), 1915 Crayon, lavis de gouache et aquarelle sur papier vélin

Allégories de la guerre

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i Tomi Ungerer Ritter Kreuz erste Klasse, croix de guerre, etc. vétéran, dessin pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Lavis d’encre de Chine et rehauts de gouache blanche

ii Tomi Ungerer Hommage à Posada, dessin inédit pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Dessin à l’encre de Chine et encre sépia iii Tomi Ungerer Rapt, dessin pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Plume, encre de Chine et encre sépia sur papier calque

Rigor Mortis

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i Tomi Ungerer Ritter Kreuz erste Klasse, croix de guerre, etc. vétéran, dessin pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Lavis d’encre de Chine et rehauts de gouache blanche

ii Tomi Ungerer Hommage à Posada, dessin inédit pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Dessin à l’encre de Chine et encre sépia iii Tomi Ungerer Rapt, dessin pour le livre Rigor Mortis, vers 1981-1982 Plume, encre de Chine et encre sépia sur papier calque

Rigor Mortis

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i Marcel Ruijters Totentanz, Forcalquier, Les Branquignoles, 2012 Leporello avec sérigraphie en couleurs

Tous à la fosse !

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i Marcel Ruijters Totentanz, Forcalquier, Les Branquignoles, 2012 Leporello avec sérigraphie en couleurs

Tous à la fosse !

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Dernière danse  L’imaginaire macabre dans les arts graphiques

L’image de la Mort a hanté toutes les époques. Du Moyen Âge à nos jours, elle s’est glissée dans l’imaginaire des artistes, souvent sous l’apparence d’une silhouette squelettique, avec pour devise : Memento mori. Toujours présente pour rappeler que la vie a une fin, elle tend aux hommes un miroir au reflet funeste, celui de leur condition passagère sur terre. Selon les périodes historiques, elle a incarné, si l’on peut dire, les barbaries de la guerre en même temps que les idéaux d’égalité et de paix, ainsi que des figures plus ordinaires. Séductrice et amante, elle a aussi été représentée maligne et grimaçante, inventant des stratagèmes diaboliques pour serrer les hommes dans son étreinte. Mais la plupart du temps elle apparaît dansante, prise dans une ronde sans fin. Et c’est cette danse, celle de la vie mêlée à la mort, qui a trouvé dans les arts graphiques un écho particulier. Si Holbein est à l’origine d’une telle tradition iconographique, des artistes comme Beham, Aldegrever, Brentel, Van der Heyden, Bresdin, Doré, Rethel, Klinger, Sattler, Masereel, Grosz, Dix, Heartfield jusqu’aux illustrateurs contemporains Ungerer, Winshluss et Tanxxx, ont nourri le genre des danses macabres de leur vision renouvelée. Ce catalogue présente un ensemble remarquable de leurs productions, conservées dans les collections des Musées de la Ville de Strasbourg et d’autres d’institutions françaises et allemandes. Il éclaire en outre la longue histoire de l’imaginaire macabre par des contributions de spécialistes et d’historiens de l’art.

Dernière danse

L’imaginaire macabre dans les arts graphiques 32 €

isbn 978 2 35125 138 6


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